Notes
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[1]
Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998.
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[2]
François Azouvi, Descartes et la France. Histoire d’une passion nationale, Paris, Fayard, 2002, p. 69-125. Le modèle de l’esprit permet la survie de Descartes à un moment où sa philosophie est presque totalement abandonnée : les mêmes hommes qui la considèrent comme dépassée confèrent à son auteur la consécration académique, mais en ne voyant en lui que l’initiateur d’un mouvement d’arrachement au passé.
-
[3]
Gabriel Gaillard, Mélanges académiques, poétiques, littéraires, philologiques, critiques et historiques, Paris, Agasse, 1806, t. I, p. 47-48.
-
[4]
Mélanges, t. I, p. 130-132. Cet éloge fut couronné par l’Académie de Rouen en 1768.
-
[5]
Éloge de René Descartes dans Œuvres philosophiques de Descartes, éd. V. Cousin, Paris, Levrault, 1824-1826, t. I, p. 20. La reprise de l’éloge de Thomas dans l’édition Cousin lui a assuré une célébrité plus durable qu’à ses autres succès dans le genre épidictique.
-
[6]
Essai sur les éloges, ou Histoire de la Littérature et de l’Éloquence, appliquées à ce genre d’Ouvrages dans Œuvres de M. Thomas, nouv. éd., Amsterdam-Paris, Moutard, 1773, t. I, p. 279.
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[7]
Œuvres, op. cit., t. I, p. 280. De même que Turenne, Condé et même Louvois sont interchangeables, Descartes est ici remplacé par Bacon dans le rôle de fondateur, substitution fréquente au XVIIIe siècle ; sur ce point, je me permets de renvoyer à Dinah Ribard, Raconter vivre penser. Histoires de philosophes, 1650-1766, Paris, Vrin-EHESS, 2003, p. 327-392.
-
[8]
Œuvres, op. cit., t. II, p. 296-297.
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[9]
Je parle ici d’historiens des idées pour les distinguer des historiens de la philosophie, dont l’affaire est plutôt la reconstitution interne de la pensée de Descartes (en l’occurrence), éventuellement son rapport à d’autres philosophies.
-
[10]
Revue d’histoire littéraire de la France, 1894, p. 397-411.
-
[11]
« Le héros cornélien et le “généreux” selon Descartes », art. cité, p. 397.
-
[12]
« Le héros cornélien et le “généreux” selon Descartes », art. cité, p. 410-411. Plus loin, p. 411, Lanson substitue la formule « état moral et physique du public qui est à la fois le modèle et le juge » au terme de « race ».
-
[13]
Ernst Cassirer, Descartes, Corneille, Christine de Suède, trad. M. Francès et P. Schreker, rééd. Paris, Vrin, 1997, p. 7.
-
[14]
Ibid. : « C’est dans la conception et la représentation de ce rapport que Descartes et Corneille se rencontrent. Là, et non dans les conditions purement extérieures de leur entourage, est la source spirituelle d’où découle la création de l’un et de l’autre ».
-
[15]
Paul Bénichou, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1948 ; rééd. 1988, p. 33.
-
[16]
Ibid., p. 11.
-
[17]
Ibid., p. 28-29.
-
[18]
Comme Bénichou l’indique dès la première phrase de l’introduction de Morales du Grand Siècle, p. 9 : « Le présent essai a eu pour origine le désir de retrouver quelques-uns des rapports qui ont pu unir, au cours d’un siècle fameux, les conditions sociales de la vie et ses conditions morales ». Un peu plus loin, il formule en quelques mots ce qui le rapproche et ce qui le distingue de Cassirer et de Lanson dans sa pratique du parallèle : « Nous avons vu surtout dans la littérature le creuset où notre expérience directe de la vie et de la société s’élabore déjà philosophiquement, mais sans rien perdre encore de sa force immédiate » (p. 13).
1Le parallèle ou, plus fréquent et moins formel, le rapprochement de deux auteurs de la même époque est une opération dont les historiens de la littérature sont coutumiers : ils pensent ainsi, en lisant à la fois ensemble et de près des textes produits dans le passé par des auteurs différents, toucher quelque chose comme les plis familiers d’une culture vivante. Et de fait il s’agit bien, pour ceux qui se livrent à l’exercice, de parvenir à saisir quelque chose de plus que l’influence d’un auteur sur un autre ou que la référence des œuvres à d’identiques réalités : l’appartenance commune à un monde qui propose et impose ses lieux, ses langages, ses objets à regarder et leurs différents usages. L’opération a donc pour effet, de manière économique puisqu’elle n’exige aucune définition conceptuelle de ce qui est ainsi mis au jour, de dégager ce qu’on pourrait appeler l’identité d’une époque, ce qui en faisait la substance en tant que milieu de vie. Cette substance est censée pouvoir être extraite de ce qui est par là même produit – à savoir, les rapports que les hommes qui écrivent entretiennent avec leur propre temps, l’orientation particulière, pour ainsi dire, des regards qu’ils jettent sur le monde auquel ils appartiennent, parce qu’ils lui appartiennent – ce qui fait d’eux des informateurs sans obliger à conférer un caractère documentaire à leurs écrits.
2À travers le cas du parallèle entre Corneille et Descartes, vieille lune des études littéraires qui présente l’intérêt, en associant un philosophe et un dramaturge, de transgresser des catégories disciplinaires apparemment bien établies, les pages qui suivent visent à montrer que des effets de connaissance différents sont pourtant produits selon ce qu’on regarde les auteurs regarder. L’opération peut ouvrir l’histoire littéraire sur autre chose qu’elle-même ou, au contraire, la refermer sur ses objets habituels : la substance de l’époque considérée en est ainsi constituée plus ou moins richement.
L’ESPRIT DE CORNEILLE
3L’histoire du parallèle entre Corneille et Descartes commence en dehors de l’histoire littéraire, avec le « culte des grands hommes » étudié par Jean-Claude Bonnet [1]. Le philosophe et le dramaturge jouent en effet un rôle particulier dans la galerie de ces grands hommes : les éloges du XVIIIe siècle vantent en eux non des observateurs, mais des créateurs de leur époque. C’est même précisément leur action qui, aux yeux des auteurs de ces éloges, définit cette époque comme époque. La chose est connue pour Descartes. À la fin de son éloge du philosophe, couronné par l’Académie française en 1765 en même temps que celui, plus célèbre, de Thomas, Gaillard rassemble ainsi toute une série de motifs qu’on pourrait croire caractéristiques du mécanisme de réduction de la pensée de Descartes à un « esprit » (de doute, de méthode, d’audace, etc.) et à une série d’effets de cet esprit sur son temps [2] :
[...] c’est lui a détruit le règne des mots, qui a fait rentrer la raison dans ses droits, qui l’a établie juge souverain des choses sur le rapport de l’évidence ; c’est lui qui est le créateur, sinon de la vraie philosophie, du moins de la vraie manière de philosopher [...] Eh ! qui peut dire jusqu’où s’est étendue cette heureuse influence ? [...] Il s’est fait dans les esprits une révolution générale : la raison et la méthode ont pénétré dans tous les genres ; c’est depuis Descartes que les ouvrages sont bien faits, que les objets y sont présentés dans l’ordre qui leur convient le mieux, dans le jour qui les embellit ; que l’érudition est sobre, que le bel-esprit est décent, que le style est précieux, que le génie est sage, que le goût est pur, que tous les arts peignent la nature et se rapprochent de la vérité ; c’est cet amour du simple et du vrai, dont Descartes a donné l’exemple, qui a préparé ce siècle admirable de Louis XIV ; c’est cet ascendant qu’il a su rendre à la raison, qui nous a valu le siècle philosophique de Louis XV [...]. On peut avoir été plus loin que Descartes, mais c’est dans la route qu’il a tracée [...]. Voilà ce que le temps ne saurait lui enlever, voilà ce que son siècle voulut lui contester, parce qu’il faut, pour l’épreuve du génie comme pour celle de la vertu, que les contemporains soient injustes ; voilà enfin ce qui lui mérite aujourd’hui l’hommage de l’Académie [...]. [3]
4Qu’il s’agisse là de lieux communs du discours sur Descartes – et non pas en général sur tous les auteurs du XVIIe siècle – suggère que la réapparition de ces formules, presque à l’identique, dans la péroraison de l’éloge de Corneille par le même Gaillard n’est pas qu’une simple facilité d’écrivain spécialisé réutilisant des phrases qui ont fait son succès. Il ne faut donc pas négliger ce que leur usage a d’étonnant, s’agissant d’un auteur de théâtre. La comparaison avec Descartes, du reste, est explicite :
5[Corneille] fit pour la vertu ce que Descartes fit pour la raison. Ces deux hommes, si semblables à tant d’égards, tous deux simples, grands, vertueux, amis de la retraite, faits pour éclairer le monde et pour le fuir, sont sans doute les deux têtes françaises, peut-être les deux têtes humaines qui ont le plus pensé. [...]
6Descartes pensait avec le sang-froid de la sagesse, Corneille avec la chaleur du génie : les pensées d’un grand poète se tournent presque toujours en sentiments, et s’impriment plus fortement dans l’âme. Ces pensées fécondes, ces sentiments actifs, germaient et fructifiaient : la jeunesse s’en nourrissait, Corneille formait l’esprit général [...] doutons-nous que les Colbert et les Louvois aient trouvé dans Corneille des leçons de politique, et tous les grands hommes des leçons d’héroïsme ? Doutons-nous que cet esprit de décence, ce goût de la vertu, cette énergie de l’âme toujours soumise au devoir, cet amour de l’ordre, cette obéissance éclairée des peuples, ce zèle vigilant des ministres, cette majesté paternelle du plus imposant des monarques, enfin cette tendance universelle vers le grand, le beau et le juste, aient été en partie l’ouvrage de Corneille ? Doutons-nous que ces sentiments aient pu former le siècle miraculeux de Louis XIV ? que ces pensées aient pu préparer de loin le siècle philosophique de Louis XV ? [4]
7Plus que réemploi de formules, il y a ici réemploi de la valeur conférée à l’écriture épidictique de Gaillard par sa victoire dans le concours-événement de 1765, que le nom de Descartes rappelle allusivement. Mais ce réemploi permet aussi de situer l’éloge au niveau élevé où le philosophe et le dramaturge se ressemblent, non par ce qu’ils ont écrit, mais par ce qu’ils ont fait : délivrer une forme d’enseignement aux hommes de leur temps. Et parce que cet enseignement est conçu comme hors cadre, diffus, distinct de la transmission de contenus de savoir puisqu’il porte plutôt sur une psychologie (et une morale) de l’activité intellectuelle, un rôle est en même temps conféré à l’auteur d’éloges, celui de le relayer en en donnant en quelque sorte la théorie. L’enjeu est moins de défendre des positions d’ordre pédagogique ou même idéologique que de produire par l’écriture un magistère qui n’est pas adossé à une fonction institutionnellement définie.
8Cet enjeu partagé explique la présence du rapprochement de Descartes avec Corneille dans l’autre éloge du philosophe couronné en 1765, celui de Thomas. À la mort de Descartes, écrit Thomas, l’envie, qui n’avait cessé de le poursuivre, « vit entre elle et lui un tombeau ; alors elle sourit un moment sur sa tombe, et courut dans Paris, où la renommée lui dénonçait Corneille et Turenne » [5]. La façon dont s’effectue ici la mise en rapport semblerait conduire à ranger Descartes et Corneille dans la galerie des grands hommes persécutés de tous les temps, sans lien particulier avec l’époque à laquelle ils ont vécu. Reste que pour Thomas, si ces deux-là ont connu les mêmes épreuves, c’est bien parce qu’ils ont été des grands hommes dans ce sens nouveau qu’il est en train, avec d’autres, d’élaborer et d’imposer : des grands hommes par leur action intellectuelle sur leur temps, par les dons moraux et spirituels qu’ils ont faits à l’humanité, par l’exemple de courage et d’audace dans la pensée et dans l’écriture qu’ils ont donné, et non par le pouvoir qu’ils détenaient ou les prouesses accomplies grâce à ce pouvoir. Turenne, comme ailleurs Condé – lui aussi fréquemment mis en parallèle avec Corneille dans les éloges du XVIIIe siècle –, est là pour mettre en valeur le coup de force constitué par l’inscription de l’héroïsme dans l’activité intellectuelle.
9Dans son Essai sur les éloges, Thomas situe plus explicitement Corneille parmi ceux dont l’action a donné le ton à leur époque, changé leur environnement au lieu d’en subir l’impact. « Presque tous les écrivains d’un pays et d’un siècle, poètes, orateurs, philosophes même », écrit-il, « sont entraînés et formés par ce qui les entoure [...]. Les mêmes objets leur communiquent les mêmes idées, et souvent la même manière de les peindre » [6]. Le rapport, cependant, s’inverse avec les véritables génies qui, eux, sont capables d’agir sur ces « objets » et le monde qu’ils constituent : « Tels dans leur siècle et dans leur pays ont été parmi les historiens Tacite, parmi les moralistes Montaigne, parmi les philosophes Bacon, parmi les poètes Corneille ; et à la fin du règne de Louis XIV, ce Fontenelle, dont le genre d’esprit qui n’était qu’à lui, a été si critiqué et si loué » [7]. Une double idée apparaît ici : celle de la hiérarchie entre deux catégories d’auteurs, et celle qui fonde cette différence sur la direction des forces liant un auteur à son temps. Ce qui signifie aussi qu’une époque est connaissable, d’une manière ou d’une autre, par ses écrivains, c’est-à-dire en fin de compte par « l’idée unique et primitive » qui constitue l’identité de chacun d’entre eux et qu’il s’agit de saisir pour écrire son éloge :
Méditez donc sur l’âme et le génie de celui que vous voulez louer [...] voyez ce qu’il a reçu de son siècle et ce qu’il y a ajouté [...]. Mais surtout démêlez, s’il est possible, quelle est l’idée unique et primitive qui a servi de base à toutes ses idées ; car presque tous les hommes extraordinaires [...] imitent la marche de la nature, et se font un principe unique et général dont toutes leurs idées ne sont que le développement. [8]
10Telle qu’elle est produite par une pratique spécialisée (l’écriture de l’éloge académique ou quasi académique, qui se nourrit de parallèles parce que l’élaboration de listes de grands noms interchangeables est constitutive de son fonctionnement), la substance de l’époque se produit nécessairement comme spirituelle ou morale – autrement dit, comme affaire de littérateurs capables de la recueillir chez les philosophes comme chez les dramaturges, les administrateurs ou les hommes de guerre, pour en donner la formule.
TROIS PARALLèLES : LANSON, CASSIRER, BéNICHOU
11Cette première élaboration du rapport de Corneille et Descartes à leur temps dans un ensemble d’écrits destinés à construire l’autorité – sinon le statut – des gens de lettres a contribué à faire de ce rapport, au XXe siècle, un objet pour les spécialistes des œuvres, historiens de la littérature ou des idées [9]. Historiens, ceux-ci visent à rejoindre l’époque à partir des auteurs, ou plus précisément, car c’est là leur territoire au sein de ce qui reste du passé, à partir de leurs textes. Or, considérés exclusivement comme les créateurs de deux œuvres à présent fort éloignées l’une de l’autre – et non, par exemple, comme deux individus ayant eu en commun la pratique quasi professionnelle de l’écriture de nouveautés en langue française pendant plusieurs décennies du milieu du XVIIe siècle –, Descartes et Corneille ne peuvent être rapprochés que via la production d’un Zeitgeist ou, plus exactement, afin de produire un Zeitgeist. Ou encore, pour employer un autre lexique, afin de produire ce qui n’est visible qu’à un spécialiste des textes du passé, du moins à ses propres yeux : les questionnements, les points de rupture et les lignes de faille d’une époque, ce qu’une société ignore d’elle-même.
12La critique faite par Cassirer au célèbre article de Lanson « Le héros cornélien et le “généreux” selon Descartes » [10] met bien en lumière les spécificités de cette trajectoire qui mène à l’histoire (c’est-à-dire à l’époque) à partir de l’histoire littéraire grâce au rapprochement de plusieurs auteurs. Lanson récusait l’idée d’influence comme incapable non seulement de rendre compte du phénomène qu’il analysait (un « même esprit » saisissable à travers les « expressions indépendantes » que sont la philosophie et la littérature), mais même de le faire apparaître dans toute sa force : « Le rapport entre le cartésianisme et la littérature apparaît plus étroit et plus sensible, quand on examine des écrivains contemporains de Descartes, dont les formes intellectuelles se sont nécessairement déterminées avant la publication de ses écrits, donc hors de son influence » [11]. Il proposait, pour expliquer les « ressemblances » entre les œuvres de l’un et de l’autre, l’hypothèse d’une « communauté d’observation » : « Le philosophe et le poète ont travaillé tous les deux sur le même modèle : l’homme que la société française présentait communément au début du XVIIe siècle. Une réalité qui, en eux-mêmes et hors d’eux-mêmes, commandait à leurs conceptions [...]. La race que les désordres et les périls du XVIe siècle ont formée, est une race robuste, intelligente, active [...]. Entre les appétits des sens et les idées de l’esprit, elle ne laisse aucune place aux pures émotions du cœur, aux molles rêveries de l’imagination ; elle vit de la vie physique et de la vie intellectuelle avec intensité : point du tout de la vie sentimentale [...]. Voulons-nous voir le type réalisé dans quelques individus ? Regardons Richelieu, Retz, Turenne, Bussy » [12]. Le grand homme n’est plus ici, comme dans les éloges du XVIIIe siècle, créateur de son époque ; mais ce qu’il en retire (et qu’il permet de percevoir lorsqu’il est rapproché d’autres grands contemporains) se révèle après analyse du même ordre qui avait été posé d’emblée, c’est-à-dire d’ordre spirituel et moral. Et c’est du même mouvement que la production littéraire d’un temps apparaît comme le creuset dans lequel le commentateur, s’il établit les liens qui conviennent, peut recueillir ce qu’il est apte à proposer comme les spécificités de ce temps.
13Mais la notion d’observation paraît à son tour – après celle d’influence – trop simple et trop empirique à Cassirer, à la recherche pour sa part d’un « lien purement idéal », d’une « harmonie préétablie » plutôt que d’un « influx physique » [13] entre deux auteurs caractérisés selon lui par leur effort pour s’élever vers la généralité psychologique et morale. Si elle peut expliquer des similitudes superficielles, l’analyse par l’environnement (même s’il s’agit d’un environnement psychologique comme chez Lanson) ne suffit pas, selon lui, à pénétrer la dynamique commune de l’œuvre de Corneille et de celle de Descartes. Il faut donc chercher une autre interprétation, que Cassirer trouve dans la nécessaire confrontation d’un philosophe et d’un dramaturge préoccupés par « la conception et la représentation » de ce qu’il définit, en néo-kantien, comme la question fondamentale de la modernité, celle de la « relation neuve [...] entre le sujet et l’objet, entre le moi et le monde, aux siècles de transition qui nous font passer du Moyen Âge à l’époque moderne » [14]. Est donc commune aux deux commentateurs, Lanson et Cassirer, la récusation de tout lien direct entre les œuvres de Corneille et Descartes, au profit d’une relation à une entité problématique, l’époque. Est commune également la volonté de définir cette entité en s’élevant à un haut degré de généralité, plus haut encore chez Cassirer que chez Lanson. Dans les deux cas enfin, cette définition n’est obtenue qu’en plaçant l’époque dans la lumière de la relation spirituelle établie entre Descartes et Corneille, c’est-à-dire grâce au travail du commentateur qui effectue le détour par Corneille s’il part de l’histoire des idées, et par Descartes s’il part des études littéraires, pour élaborer une histoire dépassant celle des œuvres tout en s’en tenant aux œuvres.
14Le mouvement se retrouve chez Paul Bénichou : Corneille et Descartes, comme l’ « humanisme aristocratique » ou la « philosophie aristocratique » [15] dans son ensemble, se ressemblent par la réponse qu’ils donnent au débat du temps sur « l’excellence ou la médiocrité de la nature humaine » [16], sur la valeur du moi humain et de ses désirs. Or, si Corneille fait sonner dans ce débat la réponse de l’aristocratie, cela ne tient pas, selon Bénichou, à sa propre origine sociale, mais à son activité d’écrivain, c’est-à-dire son appartenance à « une catégorie supérieure parmi les badauds ou les domestiques » des grands : « Son théâtre lui donnait à lui-même, outre la gloire du poète, l’illusoire plaisir de s’identifier aux grands, et donnait aux grands le solide avantage de l’admiration publique » [17]. Cet avantage solide, cependant, est lui aussi fondé sur une illusion, puisque la « philosophie » de l’aristocratie, comme Morales du Grand Siècle l’explique un peu plus loin, ne reflète pas non plus sa position réelle. Pas de reflet direct d’une position de l’auteur, donc, pas d’imitation du réel non plus, mais une prise de position rendue possible par la proximité admirative d’un dépendant avec le spectacle de l’aristocratie, encore très présent dans la vie politique et sociale du temps. Ici, la fabrication d’un esprit du temps (ou de l’un des esprits du XVIIe siècle dont le conflit est exposé dans le livre) ne passe pas seulement par le rapprochement de deux œuvres si différentes, en particulier par leurs rattachements disciplinaires, qu’elles ne peuvent avoir en commun que des dispositions spirituelles, mais aussi par la prise en compte du statut, ou plutôt de l’absence de statut, de leurs producteurs – deux professionnels de l’écrit qui s’adressaient au même public. C’est cette ouverture sur le monde social où Corneille et Descartes menaient leurs activités [18] qui permet à Bénichou de proposer la formule de « philosophie aristocratique », à partir de laquelle il serait possible d’aller vers l’étude des moyens (scripturaux et autres) grâce auxquels les auteurs du XVIIe siècle se construisaient identité sociale et autorité.
15Éloges du XVIIIe siècle, histoire littéraire et histoire des idées du XXe siècle : ce sont là deux types différents d’écrits dans lesquels le parallèle entre deux auteurs, Descartes et Corneille, fabrique une époque ou de l’époque. Plus précisément, il est apparu que dans les deux cas, pour des raisons différentes qui n’ont pu être ici qu’effleurées, mais aussi parce que le premier détermine en partie le second, un discours littéraire sur les auteurs mis en rapport ou sur leurs œuvres – un discours de spécialiste d’une pratique littéraire du commentaire et également un discours non technique sur la philosophie – se produit lui-même comme lieu où se révèlent les questions d’une époque. Reste que ce ne sont pas toujours les mêmes questions qui sont ainsi mises au jour : Cassirer regarde Corneille et Descartes regarder, chacun en son genre, les rapports du moi et du monde ; Bénichou les regarde regarder l’aristocratie.
Notes
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[1]
Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998.
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[2]
François Azouvi, Descartes et la France. Histoire d’une passion nationale, Paris, Fayard, 2002, p. 69-125. Le modèle de l’esprit permet la survie de Descartes à un moment où sa philosophie est presque totalement abandonnée : les mêmes hommes qui la considèrent comme dépassée confèrent à son auteur la consécration académique, mais en ne voyant en lui que l’initiateur d’un mouvement d’arrachement au passé.
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[3]
Gabriel Gaillard, Mélanges académiques, poétiques, littéraires, philologiques, critiques et historiques, Paris, Agasse, 1806, t. I, p. 47-48.
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[4]
Mélanges, t. I, p. 130-132. Cet éloge fut couronné par l’Académie de Rouen en 1768.
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[5]
Éloge de René Descartes dans Œuvres philosophiques de Descartes, éd. V. Cousin, Paris, Levrault, 1824-1826, t. I, p. 20. La reprise de l’éloge de Thomas dans l’édition Cousin lui a assuré une célébrité plus durable qu’à ses autres succès dans le genre épidictique.
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[6]
Essai sur les éloges, ou Histoire de la Littérature et de l’Éloquence, appliquées à ce genre d’Ouvrages dans Œuvres de M. Thomas, nouv. éd., Amsterdam-Paris, Moutard, 1773, t. I, p. 279.
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[7]
Œuvres, op. cit., t. I, p. 280. De même que Turenne, Condé et même Louvois sont interchangeables, Descartes est ici remplacé par Bacon dans le rôle de fondateur, substitution fréquente au XVIIIe siècle ; sur ce point, je me permets de renvoyer à Dinah Ribard, Raconter vivre penser. Histoires de philosophes, 1650-1766, Paris, Vrin-EHESS, 2003, p. 327-392.
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[8]
Œuvres, op. cit., t. II, p. 296-297.
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[9]
Je parle ici d’historiens des idées pour les distinguer des historiens de la philosophie, dont l’affaire est plutôt la reconstitution interne de la pensée de Descartes (en l’occurrence), éventuellement son rapport à d’autres philosophies.
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[10]
Revue d’histoire littéraire de la France, 1894, p. 397-411.
-
[11]
« Le héros cornélien et le “généreux” selon Descartes », art. cité, p. 397.
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[12]
« Le héros cornélien et le “généreux” selon Descartes », art. cité, p. 410-411. Plus loin, p. 411, Lanson substitue la formule « état moral et physique du public qui est à la fois le modèle et le juge » au terme de « race ».
-
[13]
Ernst Cassirer, Descartes, Corneille, Christine de Suède, trad. M. Francès et P. Schreker, rééd. Paris, Vrin, 1997, p. 7.
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[14]
Ibid. : « C’est dans la conception et la représentation de ce rapport que Descartes et Corneille se rencontrent. Là, et non dans les conditions purement extérieures de leur entourage, est la source spirituelle d’où découle la création de l’un et de l’autre ».
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[15]
Paul Bénichou, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1948 ; rééd. 1988, p. 33.
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[16]
Ibid., p. 11.
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[17]
Ibid., p. 28-29.
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[18]
Comme Bénichou l’indique dès la première phrase de l’introduction de Morales du Grand Siècle, p. 9 : « Le présent essai a eu pour origine le désir de retrouver quelques-uns des rapports qui ont pu unir, au cours d’un siècle fameux, les conditions sociales de la vie et ses conditions morales ». Un peu plus loin, il formule en quelques mots ce qui le rapproche et ce qui le distingue de Cassirer et de Lanson dans sa pratique du parallèle : « Nous avons vu surtout dans la littérature le creuset où notre expérience directe de la vie et de la société s’élabore déjà philosophiquement, mais sans rien perdre encore de sa force immédiate » (p. 13).