Notes
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[1]
« De l’Esprit Géométrique », Œuvres, t. III, Paris, Desclée de Brouwer, 1991, p. 390 ; toutes nos références à la correspondance et aux différents opuscules de Pascal seront faites dans l’édition de Jean Mesnard, Desclée de Brouwer, 1963-1991.
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[2]
Toutes nos références aux Pensées seront faites dans l’édition de Philippe Sellier, Paris, Garnier- Flammarion, 1991.
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[3]
« D’où l’on voit que les [objets] et [les principes] sont dans une extrême clarté naturelle qui convainc la raison plus puissamment que le discours » (« De l’Esprit Géométrique », op. cit., p. 403).
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[4]
Sur les rapports entre le langage de la science et le langage littéraire chez Pascal, voir l’article de J. Mesnard, « Langage littéraire et philosophie au XVIIe siècle », Le Langage littéraire : de la rhétorique à la littérature, Tübingen, Gunter Narr, 1991, p. 241-264.
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[5]
« De l’Esprit Géométrique », op. cit., p. 417.
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[6]
Ibid., p. 415-416.
-
[7]
Dans sa polémique avec Goibaut du Bois, Arnauld reprendra cette distinction mais en la déplaçant : les vérités qui n’intéressent point sont les vérités géométriques, auxquelles s’opposent alors les vérités de la foi : « Ce qui fait que les géomètres n’ont pas besoin d’éloquence, cela vient de la qualité des choses qu’ils traitent, qui d’une part sont très évidentes, et de l’autre ne nous intéressent point » (Réflexions sur l’éloquence des prédicateurs [1695], éd. T. Carr, Genève, Droz, 1992, p. 189).
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[8]
Dans la même ligne, Bossuet écrit en 1666 un Sermon sur la haine des hommes contre la vérité.
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[9]
Nous retrouvons cette même indifférence dans la XIe Provinciale : « [...] L’amour qu’ils ont pour la vie leur fait concevoir favorablement tout ce qui contribue à la conserver, et l’indifférence qu’ils ont pour la vérité fait que non seulement ils ne prennent aucune part à sa défense, mais qu’ils voient même avec peine qu’on s’efforce de détruire le mensonge. » (Les Provinciales, éd. Gérard Ferreyrolles, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 1992, p. 203).
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[10]
Augustin, De Doctrina christiana, lib. IV, chap. 2, § 3.
-
[11]
Ibid., lib. IV, chap. 29, § 38.
-
[12]
Sur le rapport de filiation de la rhétorique d’Augustin à celle de Cicéron, voir l’article d’A. Michel « Saint Augustin et la rhétorique pascalienne : la raison et la beauté dans l’Apologie de la religion chrétienne », XVIIe siècle, no 135, avril-juin 1982, p. 136 et sq.
-
[13]
Pour l’analyse du sublime chrétien, voir les pages que M. Fumaroli consacre à ce sujet dans l’Âge de l’éloquence, rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’âge classique [1re éd., Droz, 1980], Albin Michel, 1994, p. 70 et sq.
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[14]
L’auteur des Provinciales enjoint ses interlocuteurs à examiner « le déplaisir secret et souvent caché à nous-mêmes que le malheureux fond qui est en nous ne manque jamais d’exciter contre ceux qui s’opposent au relâchement des mœurs » (XIe Provinciale, op. cit., p. 202).
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[15]
“ De l’Esprit Géométrique », op. cit., p. 416.
-
[16]
On retrouve la même affirmation chez La Rochefoucauld, dans la maxime 8 : « Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours. Elles sont comme un art de la nature dont les règles sont infaillibles ; et l’homme le plus simple qui a de la passion persuade mieux que le plus éloquent qui n’en a point. » (Maximes, éd. J. Lafond, Paris, Imprimerie Nationale, 1998, p. 60).
-
[17]
Contrairement à la théorie des passions que propose Aristote au livre II de sa Rhétorique où il décrit avec minutie le fonctionnement de chacune d’entre elles sous l’effet de la rhétorique manipulatrice.
-
[18]
Nous rejoignons ici les conclusions de Testsuya Skiokawa dans son article « Persuasion et conversion », Destins et enjeux du XVIIe siècle, Paris, PUF, 1985, p. 316. Voir aussi plus récemment l’article de Martine Pécharman : « La vérité, de la logique à l’anthropologie », Pascal. Qu’est-ce que la vérité ?, Paris, PUF, 2000, p. 1-12.
-
[19]
Lettre à Gilberte Périer, op. cit., t. II, p. 582.
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[20]
Voir aussi l’argument dans le fragment du pari : « Mais apprenez au moins que votre impuissance à croire, puisque la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez, vient de vos passions » (fr. 680).
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[21]
C’est essentiellement à celle-ci que s’attachera Bernard Lamy pour définir le rôle de la rhétorique : « Lorsqu’on propose des choses contraires aux inclinations de ceux à qui l’on parle, l’adresse est nécessaire [...] il faut faire en sorte qu’ils n’aperçoivent point la vérité dont on les veut persuader qu’après qu’elle sera maîtresse de leur cœur » (La Rhétorique ou l’art de parler, éd. C. Noille-Clauzade, Paris, Champion, 1998, p. 335).
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[22]
Sur la comparaison entre la rhétorique des Provinciales et celle des Pensées, et notamment sur l’aspect moins agressif de la seconde par rapport à la première, voir l’article de Ph. Sellier, « Dieu parle bien de Dieu », Méthodes de Pascal, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, juin 1976, Paris, PUF, 1979, p. 376.
-
[23]
« De l’Esprit Géométrique », op. cit., p. 415.
-
[24]
Ibid., p. 416.
-
[25]
Ibid., p. 428.
-
[26]
Ou encore : « La manière d’écrire d’Épictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie, est la plus d’usage, qui s’insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire et se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie » (fr. 618).
-
[27]
On retrouve bien ici certains critères distinctifs mentionnés par M. Fumaroli : « Le vrai critère de la différence entre rhétoriques borroméennes et rhétoriques jésuites, c’est le primat que les premières accordent à l’intériorité, et le primat que les secondes accordent à l’art, prolongement de la nature » (« De l’Esprit Géométrique », op. cit., p. 147, note 210).
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[28]
« Il faut acquérir une créance plus facile, qui est celle de l’habitude qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les choses et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe tout naturellement. » (fr. 661). À rapprocher de l’affirmation du Discours : « C’est bien plus la coutume ou l’exemple qui nous persuadent qu’aucune connaissance certaine. » (Descartes, Discours de la Méthode, Œuvres complètes, éd. Adam Tannery, 1965, t. VI, p. 66).
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[29]
Nous retrouvons les analyses de J. Mesnard dans « Vraies et fausses beautés », La Culture au XVIIe siècle, Paris, PUF, 1992, p. 210-235. À propos du style évangélique comme paradigme de la simplicité, voir aussi le fragment 658 qui mentionne « Le style de l’Évangile [...] admirable en tant de manières » et « cette modestie des historiens évangéliques ».
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[30]
Nous retrouvons les mêmes caractéristiques dans la préface du Traité de l’Amour de Dieu : « J’ai seulement pensé à représenter simplement et naïvement, sans art et plus encore sans fard, l’histoire de la naissance, du progrès, de la décadence, des opérations, propriétés, avantages et excellences de l’amour divin » (François de Sales, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1969, p. 338-339). Sur les rapports entre le sublime chrétien et la simplicité, voir également le chapitre « Le sublime et le simple » de Sophie Hache, La Langue du Ciel, Paris, Champion, 2000 ; quant à l’expression même de style naturel et à son enjeu dans la seconde moitié du XVIIe siècle, nous renvoyons à l’article de G. Molinié, « Le style naturel », Littératures classiques, no 17, 1992, p. 199-204.
-
[31]
Discours de la Méthode, op. cit., p. 7. Descartes ici n’est pas si loin d’Augustin, lui qui affirmait déjà que la connaissance du sujet pouvait mieux aider à convaincre que l’apprentissage des règles ; si Augustin a christianisé Cicéron, ici c’est Descartes qui a déchristianisé Augustin.
-
[32]
On peut noter ici que contrairement à La Rochefoucauld, c’est ici la clarté des idées, et non la force éloquente des passions, qui convainc mieux que tout orateur.
-
[33]
Regulae directionem ingenii, op. cit., t. X, p. 362.
-
[34]
Nous rejoignons les conclusions de M. Ch. Perelman, affirmant que le critère d’évidence ne pouvait que finir par disqualifier la rhétorique ; voir son chapitre « Logique et Philosophie », Rhétorique et Philosophie, Paris, PUF, 1952. Reste pourtant le délicat problème de la transmission d’une évidence : « J’éprouverai en la Dioptrique si je suis capable d’expliquer mes conceptions, et de persuader aux autres une vérité après que je me la suis persuadée. » (Lettre à Mersenne du 25.XI.1630, Correspondance, op. cit., t. I, p. 182). Cf. à ce sujet l’article d’H. Gouhier, « La résistance au vrai et le problème cartésien d’une philosophie sans rhétorique », Retorica e barocco, Atti del III Congresso Internazionale di Studi Umanistici, Roma, 1955, p. 85-97.
-
[35]
Notre propos ici n’est pas de considérer la rhétorique du discours cartésien mais la position de Descartes par rapport à la rhétorique. Quant à savoir si celui-ci, en réclamant une argumentation par la preuve et par l’exemple, relève lui-même d’une certaine rhétorique, voir l’article de John Lyons, « Rhétorique du discours cartésien », Cahiers de Littérature du XVIIe siècle, Toulouse, 1986, no 8, p. 125.147.
-
[36]
Sur un tel clivage, on peut aussi reconnaître celui qu’instaure Marc Fumaroli entre rhétorique jésuite et rhétorique gallicane, dans L’Âge de l’éloquence, p. 632 sq.
-
[37]
« De l’Esprit Géométrique », op. cit., p. 403.
-
[38]
Discours de la Méthode, op. cit., p. 18.
-
[39]
Lettre à Charlotte de Roannez, op. cit., t. III, p. 1035-1036.
-
[40]
« De l’Esprit Géométrique », op. cit., p. 413.
1La plupart des œuvres de Blaise Pascal, notamment l’opuscule De l’Esprit géométrique, les Provinciales ou les Pensées témoignent du souci non de rechercher la vérité, mais de transmettre celle-ci à d’autres ou de la défendre. On peut le vérifier dès l’introduction de l’opuscule, dans laquelle Pascal distingue très clairement trois objectifs :
On peut avoir trois principaux objets dans l’étude de la vérité : l’un, de la découvrir quand on la cherche ; l’autre, de la démontrer quand on la possède ; le dernier, de la discerner d’avec le faux quand on l’examine. Je ne parle point du premier ; je traite particulièrement du second, et il enferme le troisième. [1]
2Ces objectifs sont repris aussi bien dans les Lettres des Provinciales que dans les fragments des Pensées : polémique et apologétique déclinent ainsi sur un mode différent – défensif ou offensif – une visée identique.
3Dès lors la question rhétorique ne peut être qu’au cœur des préoccupations pascaliennes. Ce n’est pas tant à une analyse de celle-ci que nous nous attacherons ici qu’à un examen de son statut à l’intérieur de l’apologie. Deux fragments des Pensées formulent, effectivement, à son encontre un jugement sinon contradictoire, du moins problématique :
En montrant la vérité, on la fait croire. (fr. 430)
La vérité est si obscurcie en ce temps, et le mensonge si établi, qu’à moins que d’aimer la vérité, on ne saurait la connaître. (fr. 617) [2]
4L’adhésion de l’interlocuteur de Pascal à la vérité provient-elle essentiellement d’un art de persuader prenant en considération les dispositions psychologiques concrètes de ce dernier pour parvenir à ses fins ? ou trouve-t-elle principalement sa source dans l’efficace même de la vérité, dont l’évidence « convainc la raison plus puissamment que le discours » [3] ? Telle est l’alternative que pose toute réflexion sur le statut de la rhétorique dans l’apologie.
D’UNE PASSION À L’AUTRE
5Dans la seconde partie de son opuscule, Pascal avait cherché à définir un art de persuader, conçu sur la même structure que celle de l’esprit géométrique, puisque reprenant les trois étapes fondamentales du raisonnement géométrique : les définitions, les axiomes et les démonstrations [4]. Mais, distinguant dans ce dernier art d’agréer et art de convaincre, il n’avait formulé les règles que du second, les principes du premier ne se trouvant ni « fermes ni stables » mais « divers en tous les hommes et variables dans chaque particulier » [5]. Or, s’il paraissait périlleux dans l’opuscule de définir ce qui plaît à l’homme, il semble plus aisé à l’auteur des Pensées de circonscrire ce qui déplaît. En effet, parmi les quatre situations possibles, répertoriées dans l’Art de persuader : celle où les vérités « se tirent par une conséquence nécessaire des principes communs et des vérités avouées », celle où les vérités « ont une union étroite avec les objets de notre satisfaction », celle où les vérités « ont une liaison tout ensemble, et avec les vérités avouées et avec les désirs du cœur », enfin celle où les vérités « qu’on veut faire croire sont bien établies sur des vérités connues, mais qui sont en même temps contraires aux plaisirs qui nous touchent le plus » [6], l’apologie n’en retient qu’une seule : celle où la vérité que l’on veut prouver déplaît. Tel n’est pas seulement le cas de la vérité de la religion chrétienne, présentée dès l’ouverture des Pensées comme objet et de crainte et de haine :
Les hommes ont mépris pour la religion, ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. (fr. 42)
6mais également de la vérité en général :
[L’homme] ne veut donc pas qu’on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres. Et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur. (fr. 743)
7La distinction pertinente n’est donc pas ici celle des ordres mais plutôt celle qui sépare les vérités purement théoriques, de celles qui ont un rapport avec la vie concrète de l’homme. Le fragment 799 reproduit, en effet, au sein même des vérités de la religion chrétienne une telle séparation :
Il est indifférent au cœur de l’homme de croire trois ou quatre personnes en la Trinité, mais non pas, etc. Et de là vient qu’ils s’échauffent pour soutenir l’un et non pas l’autre. Il est bon de faire l’un, mais il ne faut pas laisser l’autre. Le même Dieu qui nous a dit, etc.
Et ainsi, qui ne croit que l’un et non pas l’autre, ne le croit pas parce que Dieu l’a dit, mais parce que sa convoitise ne le dénie point et qu’il est bien aise d’y consentir et d’avoir ainsi sans peine un témoignage de sa conscience qui lui...
8Les vérités sur la Trinité rejoignent par là les vérités géométriques, étant les unes et les autres « indifférentes au cœur de l’homme » [7]. En revanche, vis-à-vis de la vérité sur lui-même, qui le touche donc au plus près, Pascal mentionne bien une « haine mortelle » [8] :
Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle des passions qu’il soit possible de s’imaginer : car il conçoit une haine mortelle de cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. (fr. 743)
9Les Pensées décrivent une attitude de l’homme face à la vérité, qui va de l’éloignement : « Rien ne lui montre la vérité » (fr. 78), à l’insensibilité : « D’être insensible à mépriser les choses intéressantes et devenir insensible au point qui nous intéresse le plus » (fr. 2), pour aboutir le plus souvent à l’hostilité. Le fr. 208, qui envisage explicitement le cas de ceux qui n’aiment pas la vérité, y voit même l’origine de leurs erreurs [9] :
Ceux qui n’aiment pas la vérité prennent le prétexte de la contestation et de la multitude de ceux qui la nient, et ainsi leur erreur ne vient que de ce qu’ils n’aiment pas la vérité ou la charité. Et ainsi ils n’en sont pas excusés.
10L’auteur des Pensées affronte ainsi une situation rhétorique particulièrement délicate : celle de persuader de ce qui déplaît. Délicate, mais pas nouvelle car ayant été bien souvent le fait des auteurs chrétiens en général, et des apologistes en particulier. On connaît le plaidoyer d’Augustin au livre IV du De Doctrina christiana :
Qui oserait dire que les défenseurs de la vérité dussent la laisser désarmée contre le mensonge, de manière que les maîtres de l’erreur eussent le talent [...] de rendre l’auditeur docile, attentif et bien disposé, et que les docteurs de la vérité ne l’eussent pas ? [10]
11Pour définir ce talent, cet art de bien parler, il reprend la théorie cicéronienne des trois styles : simple, modéré et sublime, mais christianise pour ainsi dire ce dernier afin de l’adapter à une telle situation. En effet, si pour Cicéron, le style sublime devait occasionner la victoire dans la joute oratoire et permettre de pratiquer efficacement l’exhortation, il devient essentiellement, pour Augustin, le moyen de briser l’endurcissement des cœurs :
Parfois sur une seule et même question, on parle en style simple si on l’enseigne, en style tempéré si on la proclame, en style sublime si on presse l’esprit qui en est détourné à se tourner vers elle. [11]
12Le fond commun réside sans doute dans l’efficace de ce style : l’un mentionne la « victoire » et l’autre la « pression » [12]. C’est que le sublime chrétien vise à rappeler aux pécheurs une vérité qu’ils ont oubliée et reniée [13]. La rhétorique est bien l’une des armes à employer dans ce combat pour faire triompher la vérité, elle qui permet de disposer ses auditeurs et d’armer cette dernière.
13Cependant, si Pascal reprend lui aussi la métaphore militaire du combat dans les Pensées, il la déplace : cette lutte ne se donne plus dans un forum extérieur mais intérieur, celui du for interne précisément. Le combat livré n’est plus entre deux causes, comme dans le cas des rhéteurs antiques, ni même entre deux vis-à-vis, l’orateur et son public, ou encore entre deux individus comme dans Les Provinciales [14], mais bien, au sein de l’interlocuteur lui-même entre la vérité, d’une part, et la volupté, d’autre part. Formalisé dans l’opuscule, ce combat s’instaure entre vérité et volupté :
C’est alors qu’il se fait un balancement douteux entre la vérité et la volupté, et que la connaissance de l’une et le sentiment de l’autre fait un combat dont le succès est bien incertain. [15]
14Repris de façon constante dans l’apologie, il se place alors entre amour-propre et vérité :
Il y a différents degrés dans cette aversion pour la vérité ; mais on peut dire qu’elle est dans tous en quelque degré, parce qu’elle est inséparable de l’amour propre. (fr. 743)
15Une telle hostilité vis-à-vis de la vérité n’a qu’une source possible pour Pascal : la concupiscence, la convoitise, qui voit en elle un ennemi, autrement dit la corruption originelle de l’homme. Certes, la raison peut bien chercher à maîtriser les passions mais son pouvoir demeure limité :
Elle accuse la bassesse et l’injustice des passions, et trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent. (fr. 29)
16Il s’agit de mettre en place une rhétorique qui fasse plus que troubler, qui persuade véritablement, très exactement comme le font les passions. En effet, dans les Pensées, c’est le terme qu’utilise Pascal pour décrire leur emprise [16]. Ne donnons qu’un exemple :
L’orgueil persuade la présomption. (fr. 384)
17D’une certaine manière, Pascal développe ici une rhétorique anti-aristotélicienne puisque visant non pas à jouer du mécanisme des passions mais tout au contraire à les neutraliser [17].
18La nécessité d’une rhétorique dans les Pensées apparaît d’ordre théologique étant donné que celle-ci peut s’analyser comme une conséquence directe de la faute originelle [18]. En cherchant à dompter la volupté, l’art de persuader entend, de fait, substituer à la délectation de la concupiscence, l’attrait de la vérité. Nous retrouvons ici une optique chère à la spiritualité de Port-Royal : il convient de se servir « du lieu même où nous sommes tombés pour nous relever de notre chute » [19]. Venant prendre appui sur ce qui avait causé la chute, le désordre des passions, l’apologiste réintroduit une passion éteinte : le désir de vérité, et rétablit la situation originelle de l’homme. Dans l’apologie, l’art de persuader relève dès lors de l’économie de la rédemption. Avant d’armer la vérité, il convient de maîtriser les passions. Tel sera le premier rôle de la rhétorique pascalienne [20] :
Je voudrais donc porter l’homme à désirer de trouver [la vérité] et à être prêt et dégagé des passions pour la suivre où il la trouvera, sachant combien sa connaissance s’est obscurcie par les passions. (fr. 151)
19À la facette négative, celle de dégager les passions [21], se superpose une facette positive, « porter l’homme à désirer », autrement dit réorienter le désir de l’homme, ce qui sépare définitivement la rhétorique polémique des Provinciales, purement défensive, de la rhétorique apologétique des Pensées [22]. L’art de persuader ne saurait faire naître un tel désir : il se contente de le réactiver. Il n’est pas, en effet, produit par la rhétorique de l’orateur car il appartient à la catégorie « des désirs naturels et communs à tous les hommes, comme le désir d’être heureux, que personne ne peut pas ne pas avoir » [23] ; il en va bien de même du désir de vérité que Pascal associe dans l’apologie au désir de bonheur :
Nous souhaitons la vérité et ne trouvons en nous qu’incertitude. Nous recherchons le bonheur et ne trouvons que misère et mort. Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur et sommes incapables ni de certitude ni de bonheur. (fr. 20)
20Pourtant, celui-là est bien plus complexe. Le désir de bonheur, en effet, est univoque même s’il est variable dans son contenu ; en revanche, le désir de vérité s’accommode de la haine et de l’hostilité, la vérité suscitant un double mouvement passionnel inverse de répulsion et d’attraction. L’impuissance d’un tel désir a bien souvent été soulignée, son caractère incohérent, voire contradictoire, a moins retenu l’attention : pourtant, il s’agit d’un désir prêt à se transformer en haine. En effet, l’homme n’a pas seulement « une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme » (fr. 25), il possède également un désir de vérité irréfragable : « incapables de ne pas souhaiter la vérité ». C’est bien sur ce terrain – celui des passions – que se joue la première partie du combat, la rhétorique apologétique facilitant le passage du désir de volupté au désir de vérité et fournissant ainsi la meilleure justification à la réhabilitation des passions.
POUR UNE RHÉTORIQUE DU NATUREL
21Si l’apologie fournit une double finalité à l’art de persuader, il reste que c’est l’opuscule qui en a défini les règles :
Quoi que ce soit qu’on veuille persuader, il faut avoir égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connaître l’esprit et le cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime ; et ensuite remarquer, dans la chose dont il s’agit, quel rapport elle a avec les principes avoués, ou avec les objets délicieux par les charmes qu’on lui donne. [24]
22Une telle rhétorique requiert une mise en situation qui ne peut être que dialogique puisqu’elle suppose ainsi une double connaissance : celle de l’objet et celle de l’interlocuteur. Ce dernier point s’oppose alors de façon manifeste à une quelconque approche technique de l’art de persuader. La connaissance concrète de l’interlocuteur empêche toute généralisation préalable et, requérant de s’adapter à chaque individu, elle abolit toute visée systématique. Elle se définit en quelque sorte par un rapport à l’autre qui soit de l’ordre du vécu : l’accessibilité de son langage sera donc la règle d’or de ce nouvel art de persuader.
23Le modèle proposé s’inscrit en faux par rapport à une certaine rhétorique, conçue selon le schéma aristotélicien, celle des barbara et baralipton. D’où les dénis de Pascal, aussi bien dans l’opuscule,
et l’une des raisons principales qui éloignent autant ceux qui entrent dans les connaissances du véritable chemin qu’ils doivent suivre est l’imagination qu’on prend d’abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, hautes, élevées, sublimes. Cela perd tout, [25]
24que dans l’apologie :
La vraie éloquence se moque de l’éloquence. (fr. 671)
25Cependant l’art suppose bien une forme de généralisation mais qui s’opère non à partir des différents modes de persuasion possibles, mais à partir de celui à qui l’on s’adresse ; autrement dit, les principes d’une telle rhétorique s’appuient sur une connaissance de l’homme lui-même. Un modèle de référence s’impose alors : celui de l’honnêteté, qui régule le domaine moral aussi bien qu’esthétique. Celle-ci est, d’ailleurs, définie par Pascal comme « la règle » (fr. 503) ; elle s’oppose à la technicité déjà stigmatisée préalablement et s’identifie au naturel, garantissant ainsi son accessibilité. Seul l’honnête homme, en effet, fuyant tout excès, sait adopter un style naturel aux antipodes du style d’auteur [26] :
Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. (fr. 554)
26Ce naturel qui permet de reconnaître en l’auteur effectif un homme, et donc un autre soi-même, se trouve en cela éminemment persuasif :
Quand un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve dans soi-même la vérité de ce qu’on entend, laquelle on ne savait pas qu’elle y fût, de sorte qu’on est porté à aimer celui qui nous la fait sentir, car il ne nous a point fait montre de son bien, mais du nôtre. Et ainsi ce bien fait nous le rend aimable, outre que cette communauté d’intelligence que nous avons avec lui incline nécessairement le cœur à l’aimer. (fr. 536)
27Tel est l’ascendant que possède une rhétorique du naturel. Rappelant à tout instant que l’interlocuteur est un autre soi-même, elle souligne les traits communs, une « communauté d’intelligence », alors même qu’elle autorise une prise de position différente. Elle se caractérise ainsi par la clarté des termes retenus et par la maîtrise d’une fine psychologie [27].
28Pascal, ce faisant, ne récuse pas ici toute rhétorique mais une certaine rhétorique qui ne craint pas d’abuser d’artifices :
Toutes les fausses beautés que nous blâmons en Cicéron ont des admirateurs, et en grand nombre. (fr. 610)
29Reste qu’entre les fausses beautés de Cicéron et une force anonyme comme l’habitude qui persuade « sans violence, sans art et sans argument » [28], une vraie rhétorique peut trouver sa place, celle qui équivaut à la vraie éloquence :
Éloquence. Il faut de l’agréable et du réel, mais il faut que cet agréable soit lui-même pris du vrai. (fr. 547)
30À une rhétorique de l’ajout, de l’ornementation et de l’excès, Pascal propose de substituer une rhétorique de la simplicité, de la clarté, une rhétorique du naturel. Celle-ci trouve un fondement théologique dans le Nouveau Testament, et concrètement dans le langage évangélique. La logique de l’Incarnation suppose un Dieu qui a choisi de se rendre accessible [29] ; la finalité ici a déterminé le mode d’expression. Les qualités maîtresses de ce langage divin sont la clarté et la simplicité :
Jésus-Christ a dit les choses grandes si simplement qu’il semble qu’il ne les a pas pensées, et si nettement néanmoins qu’on voit bien ce qu’il en pensait. Cette clarté jointe à cette naïveté est admirable. (fr. 340)
31L’absence d’affectation se rapproche de l’essence du sublime, définie, dans le traité du pseudo-Longin, par la simplicité [30].
32Cependant, définir l’art de persuader comme l’art d’un parler naturel ne laisse pas d’être paradoxal. C’est qu’à l’origine d’une telle conception, se trouve une véritable tension entre deux pôles contradictoires : d’un côté, l’exigence d’une rhétorique venant armer une vérité obscurcie, de l’autre, l’affirmation d’une clarté de la vérité qui « convainc plus puissamment que le discours ». Or, cette seconde affirmation nous semble se référer à un autre modèle stylistique à l’œuvre dans l’apologie : celui du langage philosophique, et concrètement celui du Discours de la méthode. Considérons la définition de l’éloquence que nous rapporte la seconde partie du Discours :
J’estimai fort l’éloquence et j’étais amoureux de la poésie ; mais je pensai que l’une et l’autre étaient des dons de l’esprit plutôt que des fruits de l’étude. Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu’ils proposent encore qu’ils ne parlassent que bas breton, et qu’ils n’eussent jamais appris de rhétorique. [31]
33Descartes supplante ainsi une rhétorique théorique, produit d’un savoir lourdement institutionnalisé, par une rhétorique vécue, fruit d’une persuasion tout intérieure [32] : d’où son refus continuel, tout au long du Discours, d’une terminologie technique au profit d’un langage clair et distinct. Mais cette persuasion intérieure provient elle-même d’une certitude : celle de se trouver devant des idées parfaitement claires et distinctes. En assimilant le douteux ou le vraisemblable au faux, Descartes renonce à toute vérité qui ne serait pas de cette nature. C’est bien ce qu’il affirme dans la seconde des Règles pour la direction de l’esprit :
Ainsi par cette règle, nous rejetons toutes les connaissances qui ne sont que probables et nous décidons qu’il ne faut donner son assentiment qu’à celles qui sont parfaitement connues et dont on ne peut douter. [33]
34Il ne s’intéresse dès lors qu’aux vérités évidentes. Or, on ne persuade pas de l’évident ; on ne le démontre pas non plus ; on ne peut que le montrer. Il existe un fondement métaphysique à cette présentation du langage de la pensée comme clair et distinct : c’est celui du critère d’évidence de la vérité. Ici point n’est besoin de rhétorique [34]. En généralisant la méthode géométrique à toute démonstration du vrai, et rejetant comme inutile l’art de persuader, Descartes a exclu la rhétorique du champ philosophique [35].
35Or, Pascal hérite manifestement de ce point de vue du langage de la philosophie comme langage naturel de la pensée, et donc d’une conception minimaliste de la rhétorique devant reproduire, peindre, cette pensée lorsqu’il la définit au fr. 481 :
L’éloquence est une peinture de la pensée. Et ainsi ceux qui, après avoir peint, ajoutent encore, font un tableau au lieu d’un portrait.
36Du portrait au tableau, c’est toute la distance qui sépare une rhétorique de l’artifice d’une rhétorique de la nature [36]. Cependant, si certains fragments de l’apologie développent une conception quelque peu restrictive de la rhétorique, d’autres mettent en place une véritable remise en cause de celle-ci :
En montrant la vérité, on la fait croire. (fr. 430)
37Pascal ne reprend-il pas ici le même critère d’évidence de la vérité se suffisant à elle-même ? Dans l’opuscule déjà, c’est bien la vérité qui convainc en raison de sa propre efficace, qui n’est autre que l’évidence.
Toutes ces vérités ne se peuvent démontrer, et cependant ce sont les fondements et les principes de la géométrie. Mais comme la cause qui les rend incapables de démonstration n’est pas leur obscurité mais au contraire leur extrême évidence, ce manque de preuve n’est pas un défaut, mais plutôt une perfection. D’où l’on voit que la géométrie ne peut définir les objets ni prouver les principes : mais par cette seule et avantageuse raison que les unes et les autres sont dans une extrême clarté naturelle, qui convainc la raison plus puissamment que le discours. [37]
38De même dans les Pensées, il est question d’une vérité qui convainc seule :
Il conçoit une haine mortelle de cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. (fr. 743)
39La vérité convainc alors même qu’elle ne plaît pas : dans ce combat réputé incertain, le surplus de clarté – l’évidence – a permis à la vérité d’emporter la victoire. C’est bien ce même critère que nous retrouvons dans le fragment 430. Certes, on peut voir dans ce dernier une référence à une vérité d’ordre géométrique, veritas index sui, selon la formule spinoziste, invitant à distinguer les ordres : à une vérité d’ordre géométrique qu’il suffit de montrer s’opposerait une vérité d’ordre métaphysique ou moral dont il faudrait convaincre. Mais il est remarquable de constater que si Pascal dans l’opuscule ne mentionne qu’un seul type de vérités, les vérités géométriques, certaines soit en raison de leur évidence soit en raison de leur démonstration, il n’en est pas de même dans les Pensées, où l’évidence de la vérité, sans distinction de nature, est opposée à la non-évidence de la justice.
En montrant la vérité, on la fait croire. Mais en montrant l’injustice des ministres, on ne la corrige pas. (fr. 430)
40L’injustice pour être corrigée ou la justice pour être reconnue a besoin d’un adjuvant, lequel ne peut être que la force :
La justice sans la force est impuissante [...]. La justice sans la force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants [...]. La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. (fr. 135)
41La justice ainsi n’est pas dotée d’une efficace si grande qu’elle ne puisse être contredite, ou plus encore suivie. Tel n’est pas le cas de la vérité, tout au moins dans ce fragment dans lequel Pascal souligne sa puissance propre : s’il existe un antagonisme permanent entre la violence et la vérité, comme nous le prouve le final de la XIIe Provinciale, il reste qu’il n’en est pas de même du couple force/vérité : cette dernière possède en elle-même une force de persuasion, la force peut être aux côtés de la vérité. Pascal n’hésite pas à affirmer à qui l’accuse d’hérésie :
Vous sentirez la force de la vérité, et vous lui céderez [...]. Je suis seul contre trente mille ? Point. Gardez, vous la Cour, vous l’imposture, moi la vérité. C’est toute ma force. Si je la perds, je suis perdu. Je ne manquerai pas d’accusateurs et de punisseurs. Mais j’ai la vérité, et nous verrons qui l’emportera. (fr. 796)
42La force ici n’est pas ajoutée, comme c’est le cas pour la justice : elle appartient à la vérité, laquelle peut désormais triompher seule.
43Il existe donc une force de la vérité qui emporte l’adhésion. Celle-ci se révèle alors supérieure à la rhétorique, fût-ce celle du naturel, pouvant toujours s’allier à l’injustice, et retrouver son antique condamnation de sophistique :
Le moi est haïssable. Vous, Miton, le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela [...]. Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes [...]. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes. (fr. 494)
44Il s’agit bien ici de rendre aimable et de plaire, puisque Miton incarne l’idéal de l’honnête homme, mais cette rhétorique de l’honnête homme plaît aux injustes : il y a donc un art d’agréer qui s’associe à l’injustice. L’évidence de la vérité, elle, ne risque pas de subir de semblables compromissions.
45La place de l’art de persuader dans l’apologie se révèle donc particulièrement complexe : indispensable adjuvant à l’heure de maîtriser les passions, et de faire resurgir le désir de vérité, il trouve alors dans l’esthétique de l’honnêteté sa justification de rhétorique du naturel. Mais il doit composer avec une vérité dont l’évidence n’a pas perdu de son éclat et fonctionne, qui plus est, sous l’influence du modèle cartésien, comme efficace suprême de persuasion.
46Cependant, si Pascal et Descartes s’accordent pour définir la force persuasive de la vérité, reste que, pour le second, le principal obstacle à la perception de celle-ci est d’ordre intellectuel : il s’agit des préjugés dont il importe de se défaire. C’est l’objet du premier principe de la méthode qu’établit la seconde partie du Discours : « Ne jamais recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle (c’est-à-dire éviter la précipitation et la prévention) » [38], ou encore du titre de l’article 71 qui dans la première partie des Principes présente une collection d’erreurs : Que la première et principale cause de nos erreurs sont les préjugés de notre enfance. La plus grande difficulté pour Pascal est d’ordre moral : il s’agit du désordre des passions dont il convient de se dégager. Le combat s’instaure contre les jugements précipités et une certaine forme d’érudition pour l’un, contre la concupiscence pour l’autre ; l’un ressort de la philosophie et s’accommode donc de la disparition de la rhétorique, l’autre requiert une rhétorique plus proche de la nature que de l’art mais qui, en remplaçant une passion par une autre, se pose comme adjuvant indispensable à la démarche apologétique. D’accord sur l’objectif recherché, Descartes et Pascal diffèrent donc sur la modalité de la propédeutique : mise en place d’une rhétorique ou exigence philosophique parvenant l’une et l’autre à dégager les obstacles afin de percevoir la force de l’évidence du vrai.
LA VÉRITÉ VOILÉE
47Cependant, une rhétorique minimaliste venant s’effacer devant l’évidence du vrai ne suffit pas ; une rhétorique libératrice des passions désordonnées, venant raviver et amplifier le désir de vérité chez l’interlocuteur de Pascal non plus. Car, quand bien même celui-ci passerait de la répulsion à la bienveillance, voire au désir explicite de vérité, cette dernière « demeure parmi les opinions communes, sans différence à l’extérieur » (fr. 258). Telle est l’ultime difficulté à l’égard de l’adhésion au vrai dont l’apologiste se fasse l’écho. La vérité n’exhibe pas de signe extérieur, objectif, permettant de la reconnaître sans équivoque :
Plusieurs choses certaines sont contredites. Plusieurs fausses passent sans contradiction. Ni la contradiction n’est marque de fausseté ni l’incontradiction n’est marque de vérité. (fr. 208)
48D’inconnue, de non identifiable, elle peut alors devenir sujette à dispute : « Plusieurs choses certaines sont contredites », comme la justice, et à l’inverse de la force :
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. (fr. 135)
49Mais si elle est alors contestée, ce ne sont plus les passions humaines qui en sont cause, mais paradoxalement le dessein divin :
Ce n’est point ici le pays de la vérité. Elle erre inconnue parmi les hommes. Dieu l’a couverte d’un voile qui la laisse méconnaître à ceux qui n’entendent pas sa voix. (fr. 425)
50C’est Dieu qui a ici atténué en quelque sorte sa force de persuasion : l’évident, le distinct, appartient désormais au monde du clair-obscur. Au voile des passions désordonnées que l’apologétique avait tenté de supprimer, se superpose un second voile : celui dont Dieu lui-même recouvre la vérité.
51Certes l’image du voile n’est pas nouvelle chez Pascal : elle fait l’objet d’une lettre célèbre à Charlotte de Roannez mais elle ne désignait alors exclusivement que la seule vérité de Jésus-Christ :
Il est demeuré caché sous le voile de la nature qui nous le couvre jusques à l’Incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait paru, il s’est encore plus caché en se couvrant de l’humanité [...]. Et enfin [...], il a choisi d’y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espèces de l’Eucharistie. [39]
52Ce triple voile volontaire fonde toute l’apologétique du clair-obscur et du Deus absconditus. Or, nous retrouvons bien une semblable trilogie dans le fragment 258 mais déplacée : à celle de la nature/Incarnation/Eucharistie, qui faisait l’objet de sa lettre, Pascal a substitué celle de l’Incarnation/opinions/ Eucharistie :
Comme Jésus-Christ est demeuré inconnu parmi les hommes, ainsi sa vérité demeure parmi les opinions communes, sans différence à l’extérieur. Ainsi l’Eucharistie parmi le pain commun. (fr. 258)
53La vérité de Jésus-Christ est ainsi ramenée au rang des opinions communes : elle passe inaperçue, aucun signe distinctif ne venant signaler la présence du divin. C’est bien la même métaphore qui inspire le fragment 425, seulement Pascal la reprend pour l’appliquer à la vérité en général. Dès lors, la signification du voile – qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre – demeure identique. Le voile réactive cette double finalité du Dieu caché : punir les réprouvés, « un voile qui la fasse méconnaître à ceux qui n’entendent pas sa voix » (fr. 425), tout comme la contestation rappelait l’existence des méchants :
La contradiction a toujours été laissée pour aveugler les méchants (fr. 798),
54et réintroduire la liberté dans l’acte d’adhésion à la vérité.
55Dans l’opuscule De l’Art de persuader, Pascal nous expliquait précisément le mode de fonctionnement de la persuasion divine :
Je sais qu’il a voulu que [les vérités] entrent du cœur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement. [40]
56Il reprenait dans l’apologie :
Dieu veut plus disposer la volonté que l’esprit. [...] Abaisser la superbe. (fr. 266)
57C’est bien la même logique qui est à l’œuvre ici puisque l’obscurcissement permet l’exercice de la liberté, et par conséquent celui de la charité. En effet, le fragment 617 nous fournit le motif d’une telle façon d’agir :
La vérité est si obscurcie en ce temps et le mensonge si établi qu’à moins que d’aimer la vérité, on ne saurait la connaître.
58La vérité a été obscurcie pour que, devenue inaccessible par la seule intelligence, elle devienne objet du cœur.
59Une rhétorique est donc à l’œuvre dans les Pensées, celle qui prépare à l’action de la grâce, c’est-à-dire à la persuasion divine, qui touche le cœur avant l’esprit :
Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien, qui est par principe et démonstration. Le cœur en a un autre. [...] Jésus-Christ, saint Paul ont l’ordre de la charité, non de l’esprit, car ils voulaient échauffer, non instruire. (fr. 329)
60En effet, le défenseur de la vérité reprend cet ordre et respecte la chronologie : du cœur à l’esprit. Or, en intégrant la vérité dans le troisième ordre, il évite un premier danger : celui de l’idolâtrie, définie dans les Pensées comme la fidélité à une vérité sans la charité :
On se fait une idole de la vérité même, car la vérité hors de la charité n’est pas Dieu et est son image et une idole qu’il ne faut point aimer ni adorer. Et encore moins faut-il aimer ou adorer son contraire, qui est le mensonge (fr. 755),
61mais surtout un second, qui lui est connexe : celui d’une adhésion à la vérité qui puisse se faire indépendamment de la charité.
62Ainsi légitimée, tant par sa cause que par son effet, la rhétorique de l’ordre du cœur parcourt toute l’apologie. Véritable propédeutique, sa limite n’est autre que ce qu’elle imite : la persuasion divine, l’intrusion de la grâce. Si elle dégage les passions et suscite le désir, elle ne touche cependant pas le cœur, privilège divin : « Dieu incline leur cœur à croire » (fr. 412). À la suite de l’apologiste, Dieu réveille le désir du vrai mais, ayant atténué l’évidence de la vérité en voilant son éclat persuasif, il restaure l’indispensable clair-obscur afin que l’on n’entre dans la vérité que par la seule charité. Là où l’apologiste ne pouvait que ressusciter un désir, Dieu suscite la charité, l’amour : on passe donc du désir de l’objet à sa possession.
63La rhétorique, une fois encore, se définit dans son rapport à la liberté : dénoncée par Platon comme un fallacieux pouvoir de domination, elle est réhabilitée par Aristote qui la place au service de la vérité. Dans l’apologie pascalienne, elle interfère avec le thème de la concupiscence originelle. En redonnant à la vérité toute sa force d’attirance, elle vient servir notre liberté entravée par les passions ; elle se conjugue avec celui d’une veritas index sui, limitant et précisant son propre domaine d’action ; enfin, elle s’affronte au jeu complexe d’un Dieu qui veut qu’on n’accède à la vérité que par la charité. Pascal propose ainsi une synthèse originale du rapport de l’homme à la vérité, qui réunifie les trois ordres : il permet d’abandonner définitivement l’opposition passions/vérité en introduisant comme puissant ressort rhétorique le désir même de vérité, manifestant ainsi l’appartenance de l’homme, de tout homme, à l’ordre des corps ; en maintenant cependant la force persuasive de l’évidence, il souligne la supériorité de l’ordre des esprits et rejoint alors Descartes ; mais il s’en sépare dès lors qu’il mentionne une intervention divine pour voiler l’éclat de la vérité, et conditionne l’adhésion au vrai à celle du troisième ordre. C’est bien la référence à chacun des trois ordres qui peut permettre une fois de plus de donner une compréhension totale du rapport de l’homme à la vérité.
Notes
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[1]
« De l’Esprit Géométrique », Œuvres, t. III, Paris, Desclée de Brouwer, 1991, p. 390 ; toutes nos références à la correspondance et aux différents opuscules de Pascal seront faites dans l’édition de Jean Mesnard, Desclée de Brouwer, 1963-1991.
-
[2]
Toutes nos références aux Pensées seront faites dans l’édition de Philippe Sellier, Paris, Garnier- Flammarion, 1991.
-
[3]
« D’où l’on voit que les [objets] et [les principes] sont dans une extrême clarté naturelle qui convainc la raison plus puissamment que le discours » (« De l’Esprit Géométrique », op. cit., p. 403).
-
[4]
Sur les rapports entre le langage de la science et le langage littéraire chez Pascal, voir l’article de J. Mesnard, « Langage littéraire et philosophie au XVIIe siècle », Le Langage littéraire : de la rhétorique à la littérature, Tübingen, Gunter Narr, 1991, p. 241-264.
-
[5]
« De l’Esprit Géométrique », op. cit., p. 417.
-
[6]
Ibid., p. 415-416.
-
[7]
Dans sa polémique avec Goibaut du Bois, Arnauld reprendra cette distinction mais en la déplaçant : les vérités qui n’intéressent point sont les vérités géométriques, auxquelles s’opposent alors les vérités de la foi : « Ce qui fait que les géomètres n’ont pas besoin d’éloquence, cela vient de la qualité des choses qu’ils traitent, qui d’une part sont très évidentes, et de l’autre ne nous intéressent point » (Réflexions sur l’éloquence des prédicateurs [1695], éd. T. Carr, Genève, Droz, 1992, p. 189).
-
[8]
Dans la même ligne, Bossuet écrit en 1666 un Sermon sur la haine des hommes contre la vérité.
-
[9]
Nous retrouvons cette même indifférence dans la XIe Provinciale : « [...] L’amour qu’ils ont pour la vie leur fait concevoir favorablement tout ce qui contribue à la conserver, et l’indifférence qu’ils ont pour la vérité fait que non seulement ils ne prennent aucune part à sa défense, mais qu’ils voient même avec peine qu’on s’efforce de détruire le mensonge. » (Les Provinciales, éd. Gérard Ferreyrolles, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 1992, p. 203).
-
[10]
Augustin, De Doctrina christiana, lib. IV, chap. 2, § 3.
-
[11]
Ibid., lib. IV, chap. 29, § 38.
-
[12]
Sur le rapport de filiation de la rhétorique d’Augustin à celle de Cicéron, voir l’article d’A. Michel « Saint Augustin et la rhétorique pascalienne : la raison et la beauté dans l’Apologie de la religion chrétienne », XVIIe siècle, no 135, avril-juin 1982, p. 136 et sq.
-
[13]
Pour l’analyse du sublime chrétien, voir les pages que M. Fumaroli consacre à ce sujet dans l’Âge de l’éloquence, rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’âge classique [1re éd., Droz, 1980], Albin Michel, 1994, p. 70 et sq.
-
[14]
L’auteur des Provinciales enjoint ses interlocuteurs à examiner « le déplaisir secret et souvent caché à nous-mêmes que le malheureux fond qui est en nous ne manque jamais d’exciter contre ceux qui s’opposent au relâchement des mœurs » (XIe Provinciale, op. cit., p. 202).
-
[15]
“ De l’Esprit Géométrique », op. cit., p. 416.
-
[16]
On retrouve la même affirmation chez La Rochefoucauld, dans la maxime 8 : « Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours. Elles sont comme un art de la nature dont les règles sont infaillibles ; et l’homme le plus simple qui a de la passion persuade mieux que le plus éloquent qui n’en a point. » (Maximes, éd. J. Lafond, Paris, Imprimerie Nationale, 1998, p. 60).
-
[17]
Contrairement à la théorie des passions que propose Aristote au livre II de sa Rhétorique où il décrit avec minutie le fonctionnement de chacune d’entre elles sous l’effet de la rhétorique manipulatrice.
-
[18]
Nous rejoignons ici les conclusions de Testsuya Skiokawa dans son article « Persuasion et conversion », Destins et enjeux du XVIIe siècle, Paris, PUF, 1985, p. 316. Voir aussi plus récemment l’article de Martine Pécharman : « La vérité, de la logique à l’anthropologie », Pascal. Qu’est-ce que la vérité ?, Paris, PUF, 2000, p. 1-12.
-
[19]
Lettre à Gilberte Périer, op. cit., t. II, p. 582.
-
[20]
Voir aussi l’argument dans le fragment du pari : « Mais apprenez au moins que votre impuissance à croire, puisque la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez, vient de vos passions » (fr. 680).
-
[21]
C’est essentiellement à celle-ci que s’attachera Bernard Lamy pour définir le rôle de la rhétorique : « Lorsqu’on propose des choses contraires aux inclinations de ceux à qui l’on parle, l’adresse est nécessaire [...] il faut faire en sorte qu’ils n’aperçoivent point la vérité dont on les veut persuader qu’après qu’elle sera maîtresse de leur cœur » (La Rhétorique ou l’art de parler, éd. C. Noille-Clauzade, Paris, Champion, 1998, p. 335).
-
[22]
Sur la comparaison entre la rhétorique des Provinciales et celle des Pensées, et notamment sur l’aspect moins agressif de la seconde par rapport à la première, voir l’article de Ph. Sellier, « Dieu parle bien de Dieu », Méthodes de Pascal, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, juin 1976, Paris, PUF, 1979, p. 376.
-
[23]
« De l’Esprit Géométrique », op. cit., p. 415.
-
[24]
Ibid., p. 416.
-
[25]
Ibid., p. 428.
-
[26]
Ou encore : « La manière d’écrire d’Épictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie, est la plus d’usage, qui s’insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire et se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie » (fr. 618).
-
[27]
On retrouve bien ici certains critères distinctifs mentionnés par M. Fumaroli : « Le vrai critère de la différence entre rhétoriques borroméennes et rhétoriques jésuites, c’est le primat que les premières accordent à l’intériorité, et le primat que les secondes accordent à l’art, prolongement de la nature » (« De l’Esprit Géométrique », op. cit., p. 147, note 210).
-
[28]
« Il faut acquérir une créance plus facile, qui est celle de l’habitude qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les choses et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe tout naturellement. » (fr. 661). À rapprocher de l’affirmation du Discours : « C’est bien plus la coutume ou l’exemple qui nous persuadent qu’aucune connaissance certaine. » (Descartes, Discours de la Méthode, Œuvres complètes, éd. Adam Tannery, 1965, t. VI, p. 66).
-
[29]
Nous retrouvons les analyses de J. Mesnard dans « Vraies et fausses beautés », La Culture au XVIIe siècle, Paris, PUF, 1992, p. 210-235. À propos du style évangélique comme paradigme de la simplicité, voir aussi le fragment 658 qui mentionne « Le style de l’Évangile [...] admirable en tant de manières » et « cette modestie des historiens évangéliques ».
-
[30]
Nous retrouvons les mêmes caractéristiques dans la préface du Traité de l’Amour de Dieu : « J’ai seulement pensé à représenter simplement et naïvement, sans art et plus encore sans fard, l’histoire de la naissance, du progrès, de la décadence, des opérations, propriétés, avantages et excellences de l’amour divin » (François de Sales, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1969, p. 338-339). Sur les rapports entre le sublime chrétien et la simplicité, voir également le chapitre « Le sublime et le simple » de Sophie Hache, La Langue du Ciel, Paris, Champion, 2000 ; quant à l’expression même de style naturel et à son enjeu dans la seconde moitié du XVIIe siècle, nous renvoyons à l’article de G. Molinié, « Le style naturel », Littératures classiques, no 17, 1992, p. 199-204.
-
[31]
Discours de la Méthode, op. cit., p. 7. Descartes ici n’est pas si loin d’Augustin, lui qui affirmait déjà que la connaissance du sujet pouvait mieux aider à convaincre que l’apprentissage des règles ; si Augustin a christianisé Cicéron, ici c’est Descartes qui a déchristianisé Augustin.
-
[32]
On peut noter ici que contrairement à La Rochefoucauld, c’est ici la clarté des idées, et non la force éloquente des passions, qui convainc mieux que tout orateur.
-
[33]
Regulae directionem ingenii, op. cit., t. X, p. 362.
-
[34]
Nous rejoignons les conclusions de M. Ch. Perelman, affirmant que le critère d’évidence ne pouvait que finir par disqualifier la rhétorique ; voir son chapitre « Logique et Philosophie », Rhétorique et Philosophie, Paris, PUF, 1952. Reste pourtant le délicat problème de la transmission d’une évidence : « J’éprouverai en la Dioptrique si je suis capable d’expliquer mes conceptions, et de persuader aux autres une vérité après que je me la suis persuadée. » (Lettre à Mersenne du 25.XI.1630, Correspondance, op. cit., t. I, p. 182). Cf. à ce sujet l’article d’H. Gouhier, « La résistance au vrai et le problème cartésien d’une philosophie sans rhétorique », Retorica e barocco, Atti del III Congresso Internazionale di Studi Umanistici, Roma, 1955, p. 85-97.
-
[35]
Notre propos ici n’est pas de considérer la rhétorique du discours cartésien mais la position de Descartes par rapport à la rhétorique. Quant à savoir si celui-ci, en réclamant une argumentation par la preuve et par l’exemple, relève lui-même d’une certaine rhétorique, voir l’article de John Lyons, « Rhétorique du discours cartésien », Cahiers de Littérature du XVIIe siècle, Toulouse, 1986, no 8, p. 125.147.
-
[36]
Sur un tel clivage, on peut aussi reconnaître celui qu’instaure Marc Fumaroli entre rhétorique jésuite et rhétorique gallicane, dans L’Âge de l’éloquence, p. 632 sq.
-
[37]
« De l’Esprit Géométrique », op. cit., p. 403.
-
[38]
Discours de la Méthode, op. cit., p. 18.
-
[39]
Lettre à Charlotte de Roannez, op. cit., t. III, p. 1035-1036.
-
[40]
« De l’Esprit Géométrique », op. cit., p. 413.