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Article de revue

Comptes rendus

Pages 161 à 179

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L’argent des villages du XIIIe au XVIIIe siècle, Actes du Colloque d’Angers (30-31 octobre 1998) édités par Antoine Follain, Bibliothèque d’histoire rurale, no 4, Association d’histoire des sociétés rurales, Rennes, 2000, 438 p.

1Avec L’argent des villages du XIIIe au XVIIIe siècle, on est aux antipodes des « animaux farouches » de La Bruyère, on n’observe pas les ravages de la misère et de la faim sur des corps sociaux destructurés par les crises mais, au contraire, les formes les plus quotidiennes d’organisation collective des ruraux, la gestion au jour le jour de minuscules ressources communautaires, les tentatives modestes et pas toujours fructueuses de défense et de maintien d’une autonomie minimale de ces cellules de base du monde paysan que sont les communautés d’habitants et les paroisses.

2L’ouvrage est novateur et utile à bien des égards. D’abord parce que l’observation et l’intérêt pour cet argent villageois sont relativement récents chez les historiens mais aussi parce que, rassemblant une douzaine de regards différents répartis sur une longue durée et un espace assez vaste, il fournit non pas une synthèse mais une palette d’interrogations et de visions diversifiées qui ne peuvent que faire progresser la réflexion. Le XVIIe siècle y occupe une place de choix puisque plus de la moitié des communications en traite en tout ou partie, et cela tient sans doute à la fois au développement de l’écrit, aux exigences d’un pouvoir monarchique plus présent, aux difficultés croissantes des communautés rurales dans certaines régions et... à la meilleure conservation des archives. L’espace géographique privilégie l’ouest et le nord du royaume et l’on peut seulement regretter l’absence totale des provinces de l’Est (où pourtant les structures communautaires sont importantes) et la faible représentation des régions méditerranéennes.

3Le long rapport introductif d’Antoine Follain, rappelant le cadre d’observation que le colloque s’était défini, met utilement en perspective les problématiques et les difficultés de cette étude des finances villageoises. Difficulté des sources disparates selon les époques et les régions, difficulté des définitions et des délimitations entre la communauté d’habitants et la paroisse, difficulté de la synthèse à l’échelle du royaume entre des provinces que tout oppose parfois, sont ainsi soulignées. A. Follain s’interroge aussi sur les perspectives de recherches, autour du lien entre civil et religieux, de l’impact de la conjoncture économique, de la source des revenus communaux, de la mesure de la richesse des communautés, du rôle d’institutions englobantes comme la seigneurie ou l’Église ou de la personnalité, des origines et des statuts des gestionnaires paysans.

4Autour de tous ces thèmes, les communications brodent un tableau varié – peut-être quelque peu impressionniste ou lacunaire, mais un colloque, aussi riche soit-il, a-t-il pour vocation d’embrasser la totalité d’un champ de recherche ou ne doit-il pas plutôt suggérer des ouvertures nouvelles et des décentrages jusqu’alors insoupçonnés ? – et, dans l’ensemble, fort stimulant. On y détaille le quotidien des menues dépenses des communautés, depuis les plus modestes réparations jusqu’aux salaires de quelques « employés » en passant surtout par la gestion des affaires fiscales et des dépenses militaires imposées aux villageois. On y relève l’extraordinaire diversité géographique entre les misérables revenus des communautés auvergnates et les petites fortunes amassées à Saint-Thégonnec par exemple et qui permettront l’érection de somptueux enclos paroissiaux. On y constate aussi combien cet argent des villages que l’historien a longtemps négligé ou affecté de ne pas voir, intéresse au premier chef les pouvoirs et les puissants. La monarchie s’en préoccupe bien évidemment – et c’est ce qui surprend le moins –, mais le regard des seigneurs, des cours souveraines comme les Parlements, ou de l’Église par l’intermédiaire des évêques, est tout aussi attentif. Dans tous les cas, il s’agit d’essayer de contrôler ou, au moins, de connaître la circulation et l’usage de ces maigres revenus, de les encadrer, de les orienter ou de les moraliser quand il s’agit de l’Église, et de s’assurer qu’ils permettent bien la décence du service divin.

5Derrière la multiplicité des enjeux, la variété des approches, on sent bien qu’il y a là un vrai sujet d’étude qui ne peut qu’éclairer notre connaissance du fonctionnement quotidien de la société du XVIIe siècle, qui ne s’arrête pas à ces questions d’argent et qui n’intéressera pas que les seuls historiens.

6Philippe JARNOUX.

Christophe Blanquie, Les Présidiaux de Richelieu. Justice et vénalité (1630-1642), Paris, Éd. Christian, 2000. Un vol. 16 × 24 cm de 324 p.

7La modestie apparente du sujet de ce livre ne doit pas dissimuler son intérêt capital pour qui veut comprendre le fonctionnement de la monarchie d’Ancien Régime et la manière dont, sous un grand ministériat, le pouvoir royal affermit son autorité. L’enquête part de l’année 1630, au cours de laquelle la Journée des Dupes consolide la prééminence de Richelieu. Elle décrit les deux vagues présidiales qui augmentent considérablement le nombre des présidiaux créés par Henri II : la première se produit de la fin de 1634 à celle de 1636 et la seconde en 1638 et 1639. En tout, 36 présidiaux sont créés ; mais le nombre des édits de création et des traités correspondants qui ont servi de base au travail de C. Blanquie est légèrement supérieur (respectivement 38 et 37), car certaines créations ont été révoquées. Leur répartition géographique fait apparaître la volonté d’assurer un maillage régulier du royaume ; les vides de la Bourgogne et de la Provence sont dus à la résistance des parlements. Si la coïncidence de ces deux vagues avec les moments les plus durs de la conjoncture guerrière suggère une explication par les besoins financiers, l’auteur montre que celle-ci est insuffisante. Non seulement les créations répondent à une demande instante des villes, où les bourgeois et même les nobles (tentés par les charges de sénéchaux souvent créées en même temps) aspirent à acheter des offices, mais elles reflètent la volonté royale d’associer de nouvelles recrues à la construction de l’État et au pacte monarchique. La vénalité n’est pas un expédient, mais un instrument de gouvernement. En outre, l’érection de présidiaux, qui revient à augmenter la dignité et la compétence d’un bailliage ou d’une sénéchaussée en lui adjoignant des conseillers (au moins sept) qui jugeront souverainement les affaires n’excédant pas 250 livres et avec appel celles qui sont comprises entre 250 livres et 500 livres (mais, dans ce deuxième cas, il y a exécution provisionnelle des sentences), instaure pour les justiciables un circuit court qui échappe à la tutelle des parlements. D’où les résistances de ces derniers, dont la colère est attisée par le fait que le Conseil du roi se tourne de plus en plus vers le Grand Conseil, cour de tutelle des présidiaux depuis 1574, pour enregistrer les édits de création, et vers les intendants pour recevoir les nouveaux officiers. Le pouvoir royal, en augmentant le nombre des présidiaux, multiplie ces circuits courts ; il accroît donc ce que C. Blanquie appelle le pluralisme juridique. Mieux, il en joue délibérément : il mise sur le bloc présidiaux/intendants/Grand Conseil contre la chaîne judiciaire qui aboutit aux parlements. Il redécoupe également l’espace selon des critères économiques en calculant le ressort des nouvelles cours en fonction des épices que pourront percevoir les nouveaux officiers.

8Un des apports importants du livre est l’étude des modifications des équilibres sociaux occasionnées par l’installation des fonctions présidiales, modifications saisies grâce à l’analyse des actes d’opposition qu’elle suscite. Remarquable aussi est la description précise des techniques administratives et des montages financiers mis en œuvre par la création d’un présidial. L’intermédiaire est toujours un traitant, qui se charge de vendre les nouvelles charges ; ses interlocuteurs sont le trésorier de l’Épargne et celui des Parties casuelles. C. Blanquie montre que ce dernier n’est nullement marginalisé par rapport à son collègue de l’Épargne ; il démontre aussi à quel point traitants et trésoriers partagent la même connaissance intime des mécanismes financiers et administratifs.

9C’est le Conseil qui reste le maître du jeu. On trouve dans l’ouvrage de fascinantes analyses de son mode d’action ; ses accès d’autorité ne font jamais disparaître l’ouverture à la négociation. Le tir croisé de ses arrêts, de ceux des cours souveraines et des divers actes d’opposition traduit un intense marchandage, qui prend en compte les intérêts des opposants et le coût politique de chaque décision : un présidial ne réussit que si les adhésions suscitées sont assez fortes. Christophe Blanquie surestime sans doute la cohérence et le volontarisme politique du Conseil (qui, en fait, est lui-même un champ de forces antagonistes, comme le montre l’épisode rappelé p. 237) ; c’est plutôt son pragmatisme qui apparaît, son habileté à saisir l’occasion. Il utilise et accroît la diversité des voies judiciaires existantes (les présidiaux, malgré le caractère dérisoire des 250 livres auxquelles est limitée leur souveraineté, et le Grand Conseil), met à profit les divisions, avance des pions pour tester les réactions, quitte à reculer si celles-ci sont trop violentes. Toutefois, on sent bien, derrière ce mélange de préoccupations financières, d’habileté manœuvrière et de souci de l’autorité royale, une continuité d’action qui porte sans doute la marque de Richelieu.

10Après lui, la revanche des parlements se manifeste dès 1645 ; une partie de son œuvre se défait. Mais l’essentiel perdure. Louis XIV reprendra la politique de création des présidiaux. Christophe Blanquie conteste même qu’il y ait eu une crise de l’institution au XVIIIe siècle. L’ébranlement viendra de la volonté de rationalisation : l’édit d’août 1777, qui renforce en apparence les présidiaux, met fin en réalité au pluralisme juridique, ce pluralisme que Richelieu avait su utiliser avec tant de rouerie au profit de l’autorité monarchique mais qui apparaît désormais incompatible avec l’esprit des Lumières.

11Ce livre est, on le voit, une véritable thèse, qui, malgré quelques affirmations sans doute un peu trop catégoriques, éclaire admirablement les rouages monarchiques.

12Arlette JOUANNA.

Christophe Blanquie, Justice et finance sous l’Ancien Régime. La vénalité présidiale, Paris, L’Harmattan, 2001. Un vol. 13,5 × 21,5 cm de 335 p.

13Auteur d’un beau livre, Les Présidiaux de Richelieu (Paris, Éd. Christian, 2000), Christophe Blanquie élargit ici son propos et donne une analyse stimulante du rôle de la vénalité présidiale dans la construction monarchique. Il brise encore quelques lances contre l’idée reçue selon laquelle les présidiaux ne seraient qu’un échelon intermédiaire entre les sénéchaussées et les bailliages, d’une part, et les parlements, de l’autre : dans ce que l’on appelle le premier cas de l’édit fondateur de 1552 (objet du litige n’excédant pas 250 livres), les présidiaux sont souverains et offrent un circuit court qui échappe à la tutelle des parlements ; dans le deuxième cas de l’édit (objet compris entre 250 et 500 livres), l’appel au parlement est possible, bien que non suspensif ; mais, argumente Christophe Blanquie, puisque les plaideurs peuvent porter leur affaire directement au présidial sans passer par une châtellenie ou une prévôté, il n’y a pas insertion d’un degré supplémentaire de juridiction. Le qualificatif d’ « intermédiaire » n’est valable que géographiquement, puisqu’un présidial peut englober plusieurs bailliages ou sénéchaussées. Il est greffé sur l’une d’entre ces cours avec laquelle il forme une « institution siamoise », dont les membres jugent sénéchalement ou présidialement selon la nature des affaires. D’autres idées reçues sont combattues par Christophe Blanquie : celle d’un immobilisme des présidiaux après les grandes vagues de création sous le ministériat de Richelieu, ou encore celle d’une déclin qui les frapperait au XVIIIe siècle. Même s’il y a une diminution du nombre de leurs officiers dans la première moitié de ce siècle et un recrutement moins élevé, leur vitalité persiste ; ils ne seront véritablement atteints que par la réforme de 1777, qui, tout en revalorisant les seuils, rétablit l’appel pour le premier chef de l’édit, supprimant ainsi leur souveraineté, et par l’ordonnance de mai 1788, qui crée les grands bailliages.

14Christophe Blanquie donne une analyse du fonctionnement concret des tribunaux, du rôle de chacun de leurs membres, de leurs rapports entre eux comme avec les sénéchaussées et bailliages ou avec la maréchaussée ; il s’attarde plus longuement sur deux exemples précis, l’un dans le ressort du Parlement de Paris, le bailliage présidial du Mans, l’autre dans la France méridionale, la sénéchaussée présidiale de Toulouse. Il en vient à poser la question essentielle du sens de la diversité dans la France d’Ancien Régime, souvent présentée comme un signe d’irrationalité ou d’archaïsme. Les règlements, c’est-à-dire les accords passés entre les officiers pour apaiser les différends survenus entre eux, accords homologués par le Grand Conseil, les parlements ou le Conseil du roi, lui offrent un matériau de choix. Non seulement ils fournissent une multitude de cas concrets et souvent savoureux, mais ils permettent d’évaluer les stratégies pour préserver l’équilibre du corps. Ils révèlent une série d’ajustements : accommodation de la norme (suggérée par l’édit de création d’un office ou par les arrêts subséquents) aux conditions locales et à leur évolution ; infléchissement de la dignité de la charge en fonction de la qualité personnelle de son détenteur ; modification de la perception de l’office par suite de ce processus ; finalement transformation de la lecture qu’en fait le Conseil lui-même. Dans ce jeu mouvant de la règle et de son adaptation aux hommes et aux contextes, on découvre à la fois diversité et cohérence ; on aperçoit, du côté des officiers, comment ils construisent leur statut – Christophe Blanquie parle de lego – en composant des associations originales d’attributions, de dignités et de préséances ; du côté du pouvoir royal, on décèle un grand pragmatisme, une faculté étonnante de gérer la variété des cas. Ces constatations ont des conséquences importantes pour l’interprétation à donner de l’évolution monarchique : il n’y a pas « construction consciente et volontaire de l’unité du royaume », dont l’office aurait été l’instrument et les officiers les artisans, mais arbitrage réaliste et prise en charge de la diversité ; au fil du temps, les magistrats finissent par perdre de vue l’origine royale – et, au-delà, divine – d’une justice qu’ils n’exercent en principe que par délégation, et ne cherchent plus d’autre légitimité qu’en elle-même. Christophe Blanquie voit dans cette autonomisation de l’ordre officier une « laïcisation » de la justice, qui finira par placer le souverain « presque à la marge du système », dans une situation de faiblesse.

15Cette manière de replacer la vénalité dans la dynamique sociale qu’elle autorise et d’en éclairer les enjeux politiques renouvelle profondément l’histoire institutionnelle. L’ouvrage apporte des informations précieuses sur le milieu des officiers moyens, objet actuellement de l’attention des historiens. Des pages neuves sont écrites sur le cérémonial et les préséances, avec en particulier une analyse des rapports entre l’honneur et l’argent. Le travail de Christophe Blanquie n’est qu’une étape, annonce-t-il dans sa préface ; tout en attendant avec impatience l’ouverture des chantiers annoncés, on ne peut que saluer son caractère capital pour la compréhension de la nature de la monarchie d’Ancien Régime.

16Arlette JOUANNA.

Le Roi dans la ville. Anthologie des entrées royales dans les villes françaises de province (1615-1660), textes introduits et annotés par Marie-France Wagner et Daniel Vaillancourt, Paris, Champion, coll. « Sources classiques », no 33, 2001. Un vol. 14 × 22 cm de 334 p.

17Après un recueil, paru en 2001 aux Éditions Champion dans la collection « Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance » (no 24), dirigé par l’un des auteurs du livre dont il est question ici, Marie-France Wagner, et par Claire Le Brun-Gouanvic, réunissant différentes études – Les arts du spectacle dans la ville –, l’ouvrage proposé s’intéresse plus particulièrement à l’un d’entre eux, présenté alors dans ce précédent recueil sous sa forme officielle, d’une part, et à travers son travestissement parodique et partisan, d’autre part : la grande cérémonie normative et fastueuse de l’Entrée royale.

18Sujet familier aux coordonnateurs de ce livre, à l’initiative notamment d’un colloque sur ce thème dont les actes ont été publiés dans le no 212 de la revue XVIIe siècle, il est abordé ici à partir des textes dont se nourrit une partie de l’historiographie et de la critique contemporaine de cet objet complexe. Il ne s’agit cependant pas de donner, de manière brute, ces documents, mais bien, comme le suggère le sous-titre, d’en accompagner la découverte en proposant une anthologie commentée et problématique d’un certain nombre d’extraits de ces derniers.

19Le grand cérémonial de l’Entrée royale, pétri de réminiscences antiques et d’inventions renaissantes, s’étant émancipé des formes simples qui accompagnaient le droit de gîte médiéval du roi, connaît sous le règne de Louis XIII ses manifestations spectaculaires les plus abouties avant de disparaître avec son successeur. La magnificence monarchique se recentre alors en effet autour de Versailles, et les statues équestres du Roi-Soleil qui surgissent au cœur des capitales provinciales rappellent les anciennes chevauchées triomphantes de son père à travers les cités de son royaume et portent le souvenir des théâtres de carton et de stuc dressés à l’occasion du séjour royal. Comme l’écrivent avec force les auteurs dans l’introduction : « L’âge classique met un terme définitif à une économie du pouvoir fondé sur un spectacle qui permet à encore trop de voix de résonner » (p. 11).

20C’est donc dans le riche corpus des livres d’entrée durant l’âge d’or de cette cérémonie royale – de 1615 à 1660 et limité encore aux seules villes de province à l’exclusion des entrées parisiennes aux problématiques bien spécifiques – que les auteurs ont déterminé les thématiques essentielles sur lesquelles repose la dynamique du recueil. Généralement anonymes, ces relations dressent le spectacle double d’une royauté triomphante et d’une urbanité majestueuse : la première savourant la démonstration de sa puissance, la seconde organisant la défense de ses privilèges. Si les origines sociales de leurs concepteurs sont, de manière générale, relativement modestes, les distinguant ainsi des auteurs prestigieux de la période précédente, ils partagent cependant avec eux le même souci de l’exaltation urbaine et de la mise en scène érudite du dialogue engagé entre la monarchie et la ville. Parmi eux, les jésuites se singularisent plus particulièrement, faisant du récit de l’Entrée une mise en pratique de leurs ambitions intellectuelles et politiques qui comprennent « le recours à un style de discours baroque, la volonté encyclopédique et didactique d’utiliser le fonds gréco-latin et une conception particulière de l’espace politique » (p. 14). Mais c’est à une écriture aux antipodes du style jésuite et qui se caractérise par un souci « discursif journalistique », à l’opposé, donc, de l’amplification rhétorique et de l’hypertrophie stylistique des maîtres des collèges, que les auteurs font l’honneur d’une édition intégrale : celle de l’Entrée de Louis XIII à Troyes en 1629. Cependant, au-delà de ces différentes formelles, ces deux approches participent à la même transfiguration de la ville à travers l’événement qu’elle abrite et le récit qu’elle suscite où se déploie un savoir polymorphique et à travers lequel le personnel municipal met en scène sa propre gloire, cachant souvent derrière celle-ci l’amenuisement réel des pouvoirs consulaires et niant l’environnement martial et inquiétant qui entoure tout aussi fréquemment l’événement.

21Après l’édition intégrale du texte relatif à l’entrée de Louis XIII à Troyes, dû à un relationniste anonyme et considéré par les auteurs comme un modèle générique respectant, d’une part, « tous les éléments rituels de l’événement » (p. 17) et témoignant, d’autre part, d’une modalité particulière de celui-ci, liée à l’histoire de la ville et à ses enjeux contemporains, plusieurs extraits d’autres récits d’entrée permettent de préciser les caractères originaux et les traits majeurs de cette grande cérémonie. Dans cette perspective, une bibliographie, deux index, un inventaire précis des récits des entrées de Louis XIII et de Louis XIV prolongent la vocation de ce recueil à constituer un instrument de travail critique et pratique. Dans la partie spécifiquement anthologique, établie à partir des relations d’Aix, d’Arles, d’Avignon, de Lyon et de Toulouse, les auteurs suivent une approche tripartite de la cérémonie autour du livre, de la ville et des architectures, diffractant l’événement en moments, lieux et constructions exemplaires. Dans cette perspective, la dimension littéraire de l’Entrée est d’abord mise en avant à travers les problématiques suscitées par une écriture qui s’éloigne de la réalité de son sujet en le transcrivant. Un second temps de cette analyse générique suit les métamorphoses des villes – après celles, donc, de l’Entrée même par le texte qui l’énonce – qui se campent fièrement dans les figures des grandes cités antiques. Cette partie est prolongée par l’inventaire des hommes qui composent le cortège royal et les processions qui l’accompagnent. Enfin, le dernier temps de cette anthologie met l’accent sur les ornements monumentaux déclinés à travers les formes génériques de l’arc de triomphe, de la colonne, de la fontaine et de la statue, en autant de figures particulières nécessitant toute l’érudition du relationniste quant au décryptage de leur sens et de leur intention.

22Au terme de cette démarche, les auteurs entendaient satisfaire le souhait exprimé par Bernard Guenée d’une approche pluridisciplinaire des entrées royales. L’ouvrage proposé témoigne que ce vœu a été accompli.

23Yann LIGNEREUX.

Joëlle Garcia, Les représentations gravées du cardinal Mazarin au XVIIe siècle, préface d’Yves-Marie Bercé, Paris, Klincksieck, Corpus iconographique de l’histoire du livre, 2000. Un vol. 20,5 × 25 cm de 138 p.

24Alors que, sous l’effet retardé de Mai 68, l’histoire de la propagande avait surtout privilégié les mazarinades, à l’aube de l’année Mazarin (2002, IVe centenaire de sa naissance) l’ouvrage de Joëlle Garcia, abrégé d’un diplôme de l’École des Chartes soutenu en 1995, a le mérite de réajuster les perspectives. Après avoir placé le corpus dans un contexte d’ensemble : histoire de la gravure et de ses conditions de diffusion, orientations et motifs de la propagande du Cardinal, l’auteur propose un remaniement du catalogue raisonné de son travail original, réparti chronologiquement en cinq étapes, chacune introduite par une brève synthèse : « Avant la Fronde » analyse l’influence des modèles créés pour Richelieu ; « Face à la Fronde », une campagne de dérision ; « Après la Fronde », la reprise de créations antérieures et le souci de répondre aux libelles, la mise en relief du rôle de conseiller royal et de ministre des victoires ; « La paix des Pyrénées », l’exploitation de motifs mythologiques majeurs tels Hercule et Atlas ; « Après sa mort », pompes funèbres et recueils encomiastiques. Suivent une chronologie précisant les événements ayant donné lieu à gravures, une bibliographie récente succincte, un index des noms.

25En réduisant sa thèse, l’auteur a retenu nombre de pièces inconnues mais n’a pas exclu les morceaux célèbres et elle a eu raison, proposant ainsi un panorama équilibré. On regrettera cependant que les liens avec Rome, fondamentaux pour notre personnage, aient été négligés au profit de Richelieu dans le chapitre portant sur la période antérieure à la Fronde. Le frontispice de thèse d’Antoine de Stainville (1648), par Karl Audran sur un projet douteusement attribué à Pietro da Cortona, illustrant le culte de la Sagesse divine, cher aux Barberini, n’a pas été repris (voir notre article : « Fascis cum sideribus II : Les devises du cardinal Mazarin », à paraître). Par ailleurs, pour les pièces reproduites partout, comme le no 37, « Mazarin dans sa galerie », inventé par Chauveau, gravé par Nanteuil, on aurait souhaité un examen plus approfondi : les peintures de la voûte ont été modifiées de façon à introduire la symbolique armoriale du dédicataire. S’il fallait adresser une critique à l’auteur, ce serait parfois son indifférence aux détails qui peuvent jouer un rôle non négligeable dans des compositions symboliques complexes. Il arrive que certaines devises soient lues approximativement : au no 7, Terret ac innocua est stellis quae cingitur hasta est traduit par « La hache effraie mais elle est inoffensive pour les étoiles », oubliant cingitur, au no 45, le couple de Louis XIV et de Marie-Thérèse s’épousant sous le chapeau cardinalice est accompagné du mot Praestat sub isto nubere flammeo, non Sub isto nubere flammeo. Au no 47, le corps de la devise de droite ne représente pas « un rocher dressé sur un paysage désolé » mais sur une mer en fureur, image stoïcienne favorite de Mazarin et d’Anne d’Autriche. La thèse originale est un beau travail sur les fonds parisiens, dont nous remercions l’auteur de nous avoir autorisé à la consulter. Peut-être faudrait-il apporter une très légère retouche à l’épithète « exhaustif » employée par Yves-Marie Bercé (p. 9), le portrait présent dans la Pallas purpurata du P. Hannibal Adamus SJ (Rome, 1659) manquant au catalogue. Mais ce sont là des corrections accessoires. Le livre de Joëlle Garcia intéressera les historiens, les historiens d’art, et aussi ceux de la littérature tant son sujet est indissociable du genre encomiastique, auquel elle ne manque pas de se référer.

26Yvan LOSKOUTOFF.

Alidor ou l’indifférent. Pastorale, publié par François Lasserre, Edizioni dell’Orso, préface de Daniela dalla Valle, 2001. Un vol. 17 × 24 cm de 292 p.

27Cette édition d’une pastorale dramatique anonyme est la version remaniée d’un mémoire de maîtrise de François Lasserre, par ailleurs auteur de travaux sur Corneille (Corneille de 1638 à 1642 : la crise technique d’ « Horace », « Cinna » et « Polyeucte », Seattle, PFSCL, 1990) et le théâtre des années 1630 (La Comédie des comédiens et le Discours à Cliton, avec l’étude de son attribution à Gougenot, Tübingen, G. Narr, 2000). Elle présente trois parties distinctes : le texte de la pastorale comprenant un argument, une liste des « entreparleurs » et cinq actes développés en quelque 1 880 vers alexandrins ; une étude divisée entre l’ « examen » de la pièce et une tentative d’attribution à Corneille, à l’évidence le cœur du projet éditorial ; enfin, une transcription du manuscrit MS 2784 de la National Library of Scotland, unique source de ce texte entré dans la bibliothèque en 1927 après une acquisition probable, en 1923 au plus tard, par George Neilson dont le nom figure en capitales sur la page de garde du manuscrit. François Lasserre rappelle que la découverte d’Alidor appartient à Elisabeth Frazer, auteur, en 1946, dans The Modern Language Review, d’un article intitulé « Alidor, an unknow early work by Pierre Corneille » (1946, vol. 41, p. 144-154). Et s’il dit se « désolidariser » des excès interprétatifs de Mlle Frazer qui a prétendu faire de Corneille l’auteur des œuvres de Molière, de Charles Sorel, de Jacques de Lorens et enfin du gazetier Charles Robinet, pas moins, il reprend à son compte l’attribution d’Alidor à Corneille et développe à cet effet une argumentation très clairement orientée par la certitude de son résultat.

28Quelles raisons donc, hors la curiosité, d’ouvrir cette édition ? La perspective d’une histoire des textes, certes, mais d’abord, en vertu de ce projet d’attribution qui l’emporte sur la prudence de la découverte, l’histoire de ce que Michel Foucault a appelé la « fonction-auteur ». Le propos de François Lasserre vaut sans doute moins en effet pour l’idée qu’il soutient avec une certaine audace, à moins qu’il ne s’agisse de témérité, à peine modulée par quelques « je sais bien mais quand même », que pour les critères et les présupposés qu’il fait fonctionner en affrontant ainsi les gardiens du temple : unité d’un système dramaturgique dont Alidor témoignerait en tant que premier texte de Corneille, caractérisation psychologique des personnages propre à la cohésion d’un tel système, analyse des discours rattachés à une dramaturgie signifiante quoique postérieure, repérage de structures archaïques (importance numérique des monologues, absence de liaison entre les scènes) en même temps qu’identification du style d’un « premier » Corneille. Au final, cette argumentation construit l’imaginaire d’un auteur dans « l’enfance de l’art », construction d’autant mieux servie par Alidor que la pastorale est souvent présentée par les auteurs des années 1610-1620 comme un exercice de jeunesse, et que ses caractéristiques sont ici moins prégnantes que celles de la comédie. L’attribution à Corneille, plus qu’elle ne renverse les idées établies par l’histoire littéraire – ou par Corneille lui-même, assez soucieux de la constitution de son œuvre pour fixer, avec Mélite, ses débuts devant la postérité –, apporte une contribution très militante à la statue du grand homme. D’autant que si un « Appendice » qui ne figurait pas dans la première version de ce travail revient sur une possible attribution d’Alidor à Rotrou dont la Célimène a plus d’un point commun avec cette pastorale – notamment le travestissement et le règlement des conflits amoureux par un personnage unique –, ce n’est que pour imaginer que son auteur a eu accès à une copie d’Alidor. Dans la perspective qui est celle de François Lasserre, tout Rotrou regarde vers Corneille, et même La Célimène doit quelque chose à Mélite ! Rien d’étonnant si la reconstruction d’une carrière se soutient ici d’une téléologie du classicisme quelque peu archaïque dont les prémices sont cherchées notamment à travers l’effort de datation – autour de 1626-1628, ce qui fait d’Alidor un probable contemporain de La Sylvie de Jean Mairet – et mises en relief par ces « tournures préclassiques », « expressions à coloration préclassique » et autres appréciations qui participent pourtant de l’histoire littéraire la moins réfléchie.

29En l’état des choses, il est clair que rien ne permet l’attribution exacte et définitive d’Alidor à quelque main que ce soit, et que le problème de cette présentation tient dans le forçage d’une lecture pourtant attentive et soignée. Reste un texte dont l’intérêt est tout à fait certain, souligné par les annotations informées de F. Lasserre : par les échos qu’il offre avec La Place royale (représentée en 1633), avec La Célimène (1632) qui avait été, selon une remarque de Tristan datée de 1653, une pastorale, avant que Rotrou ne l’ait adaptée au goût comique des années 1630, moins sans doute avec L’Astrée dont elle s’écarte par une certaine affectation galante du dialogue, Alidor offre un exemple singulier de la flexibilité du modèle pastoral à l’intérieur des essais dramaturgiques propres aux années précédant la fixation des règles. Il est d’ailleurs intéressant que F. Lasserre identifie la IVe partie de L’Astrée comme source probable du discours féministe d’Alidor. Car elle appartient à un moment où le cadre pastoral est investi de savoirs et de formes nouveaux, hétérogènes à la culture d’un unique auteur, le nom de celui-ci dût-il servir de caution aux différentes réalisations de cet investissement collectif. Alidor n’a d’ailleurs pas non plus grand-chose à voir avec la tragi-comédie pastorale à l’italienne d’un Mairet. Mise en scène ordonnée par une bergère, Oronthe, la pièce organise une pure tromperie, sans aucun de ces moments « tragiques » propre au genre mixte théorisé par Giambattista Guarini à la fin du XVIe siècle et imité dans les milieux aristocratiques et italianisants des années 1620. Elle est l’occasion d’articuler le développement de réflexions galantes, féministes ou plaintives, mais toujours très informées sur les plaisirs et les ruses de la langue de l’amour, à l’une des destinations importantes de la pastorale – le mariage, traité ici avec la désinvolture d’une chute obligée. Ce n’est plus tout à fait la disputatio renaissante, et pas encore la mise en scène subtile, incarnée, des surprises de l’amour, mais c’est déjà l’intelligence du sentiment se cherchant à travers les vrais semblants du discours amoureux.

30Laurence GIAVARINI.

Jean de Rotrou, Théâtre complet, I : Bélisaire. Venceslas, édition dirigée par Georges Forestier, texte établi et présenté par Marianne Béthéry, Paris, Société des textes français modernes, 1998. Un vol. 12 × 18 cm de 412 p. Jean de Rotrou, Théâtre complet, II : Hercule mourant. Antigone. Iphigénie, textes établis et présentés pas Bénédicte Louvat, Dominique Moncond’huy et Alain Riffaud, Paris, Société des textes français modernes, 1999. Un vol. 12 × 18 cm de 539 p.

31Nous aurons enfin un Théâtre complet de Rotrou. Les deux premiers volumes en sont déjà parus, dont il sera question ici ; les autres s’échelonneront sur une quinzaine d’années, au bout desquelles nous pourrons reléguer aux archives, une grosse larme de gratitude à l’œil, Viollet-le-Duc et Slatkine. Quinze ans, c’est peu, quand on considère que le public de spécialistes et d’amateurs qui appelait de ses vœux cet exploit éditorial a au moins l’âge de la thèse de R. Jarry.

32Le premier volume réunit ce que les éditeurs appellent « les tragi-comédies historiques » de Rotrou ; le deuxième, ses « tragédies à sujet mythologique ». On a préféré ainsi à un ordre chronologique jugé trop incertain des groupements selon des critères essentiellement génériques, mais dont la relativité augmente avec la spécificité (il y aura des « comédies à l’italienne » et des « tragi-comédies de la route »), et dont on attend avec curiosité les rebondissements dans les volumes à venir. Il est permis de se demander si un ordre chronologique qui aurait avoué à chaque pas ses doutes et ses approximations, en procédant au besoin par « périodes », n’aurait quand même pas mieux fait l’affaire, d’autant plus que la question de la datation revient inévitablement lors de l’étude introductive de chaque pièce.

33Les textes de Rotrou sont reproduits pratiquement sans coquilles d’après leurs premières éditions, avec une orthographe et une ponctuation dont les principes sont clairs, judicieux et solidement argumentés. On aimerait les voir devenir la norme pour ce genre d’éditions. Non sans souhaiter aussi que des virgules proposées en note, ou d’autres interventions éditoriales, viennent faciliter la compréhension des passages, nombreux chez Rotrou, dont la ponctuation ancienne rend l’obscurité excessive.

34Les explications fournies en bas de page – grammaticales, prosodiques, interprétatives et parfois stylistiques – sont excellentes, mais à en juger par ce qui les appelle, leur absence dans au moins cinq ou six autres cas par pièce laisse perplexe. La perplexité grandit aux endroits où les éditeurs conservent ou corrigent des formes étranges ou fautives (Bélisaire, n. 13, 78, 93 ; Hercule, n. 139 ; Venceslas, n. 11, 57) sans donner les raisons de leur choix. Elle est à son comble lorsqu’ils préfèrent, toujours sans s’expliquer, un texte indéfendable aux points de suspension de Viollet-le-Duc (Iphigénie, v. 729-730), ou optent pour une correction qui fait rimer le même mot avec lui-même (Antigone, v. 855-856), alors que l’édition de 1640 offrait un texte impeccable, repris par Viollet-le-Duc et par Félix Hémon. Les allusions mythologiques sont expliquées sans enthousiasme ni trop d’exactitude : les bœufs de Géryon ne se nourrissaient pas de chair humaine (Hercule, n. 69), on a dû les prendre pour les chevaux de Diomède. Les rapprochements avec des passages en amont autres que ceux des sources reconnues, et avec des passages en aval sont convaincants et éclairants, mais on remarque là aussi, surtout dans la deuxième catégorie, quelques absences de taille. Synérèses et diérèses sont scrupuleusement signalées, sans qu’on sache trop toutefois par rapport à quelle norme. Nous ne percevons plus de synérèse dans « hier » (Venceslas, n. 9) – Corneille non plus d’ailleurs, contrairement à Racine – ni Littré encore de diérèse dans « persuasion » (Iphigénie, n. 96). Quant à « ar-mé-e », il ne relève pas du même domaine phonétique (Iphigénie, n. 144).

35Les difficultés d’ordre lexical sont aplanies, elles, de façon presque exhaustive par deux excellents glossaires, un à la fin de chaque volume. Les bibliographies qui accompagnent également chacune un volume sont complexes et fouillées, et réservent même aux spécialistes d’intéressantes découvertes. Mais elles souffrent elles aussi d’hésitations et d’omissions surprenantes. On n’y trouve aucun des deux Théâtre choisi que le XIXe siècle a ajoutés aux Œuvres de Viollet-le-Duc, ni une dizaine des quelque vingt-cinq ouvrages consacrés entièrement ou partiellement, au cours des deux derniers siècles, à Rotrou ou à certaines des pièces éditées ; le Bélisaire de L. Chassin a aussi peu à faire avec la pièce de Rotrou que les biographies modernes de Néron avec Britannicus, plusieurs œuvres en aval de Rotrou figurent parmi les « textes sources », l’entrée « Pierson » (sic) est fautive, et l’entrée « Stempliger » fantaisiste. Signalons enfin que le premier volume contient aussi deux annexes dont on ne saurait assez louer l’utilité. En mettant en regard de longs extraits des textes sources espagnols et leur équivalent chez Rotrou, elles font ressortir un portrait fascinant du dramaturge en tant que traducteur et adaptateur.

36Si l’on attendait d’une telle édition qu’elle fasse la synthèse de nos connaissances sur les pièces concernées, qu’elle formule les questions fondamentales qui se posent à leur endroit et qu’elle ébauche des réponses novatrices, on peut dire que cet objectif a été en très grande mesure atteint. De substantielles introductions accompagnent ces pièces, on y trouve d’excellentes mises en contexte, avec apport d’éléments aussi peu connus qu’importants, tels les documents concernant les relations de Rotrou avec la troupe de Bellerose (II, p. 166-169) ou la description que La Mesnardière donne de la caverne d’Antigone (II, p. 199-200) ou bien la lettre de Racan « touchant la poésie dramatique » (II, p. 163-166), des examens des sources exceptionnellement fouillés, des analyses dramaturgiques du meilleur aloi, et des perspectives d’interprétation dont il est à espérer qu’elles seront mises à profit par d’autres chercheurs. L’analyse des didascalies de Venceslas, ou des ressorts et des variations de la tension dramatique dans cette pièce, ou bien de la psychologie avec conversion baroque à la clé du héros éponyme, l’examen d’Hercule en tant que « pièce à grand spectacle », l’étude de la dynamique des sources d’Antigone, ou celle du spectaculaire baroque dans Iphigénie, ou encore l’inscription de cette pièce dans une « querelle des femmes » sont quelques-uns des aspects qui retiendront à coup sûr, dans ces « introductions », l’attention du lecteur curieux de l’avancement des recherches sur le théâtre des années 1630-1640. Nous faisons injustice à bien d’autres aspects en limitant à ceux-là notre énumération.

37Certaines thèses ou hypothèses restent certes discutables. Peut-on prendre l’agitation de Bélisaire pour de l’action ? La fréquence des monologues ou des apartés est-elle un trait générique vraiment pertinent ? Les auteurs qui reprennent des sujets antiques recourent-ils à l’amplification pour combler la lacune que laisse la disparition des chœurs ? Quelques statistiques sommaires permettent d’en douter. Par endroits, il y a plus grave. Au résumé qu’il propose d’Eudoxe, on peut se demander si Alain Riffaud connaît plus de cette pièce que la citation qu’il commente, et sur laquelle nous avons attiré ailleurs l’attention. S’il y a, en somme, une certaine inégalité, elle n’est que la rançon de l’abondance.

38Là où le bât blesse cruellement par contre, c’est du côté de la langue des éditeurs. Elle est truffée de part en part, le record revenant à l’ « Introduction » d’Iphigénie, de négligences insupportables, quand elles ne font pas rire, et qui tournent parfois en tics. C’est le moment ou jamais de s’alarmer pour l’avenir du français universitaire.

39Antoine SOARE.

Abbé d’Aubignac, La pratique du théâtre, Hélène Baby (éd.), Paris, Honoré Champion, coll. « Sources classiques », 2001. Un vol. 14 × 22 cm de 758 p.

40Texte majeur pour la constitution de la dramaturgie classique mais qui offre aussi et d’abord une réflexion sur le théâtre dans sa spécificité, La pratique du théâtre avait fait l’objet d’une seule édition moderne, établie par Pierre Martino en 1927. C’est grâce à elle que les historiens et les théoriciens du théâtre avaient pu découvrir un texte qui permettait d’éclairer bien des aspects de la création théâtrale du XVIIe siècle. Cette nouvelle édition, très attendue, franchit un pas supplémentaire dans la mise en circulation de l’ouvrage. Comme P. Martino, Hélène Baby a choisi de reproduire l’édition remaniée de façon manuscrite par l’abbé d’Aubignac – et dans laquelle sont notamment biffés les éloges dispensés à Corneille –, mais, en recourant à un double jeu de crochets, elle donne à lire simultanément les deux versions du texte – celle parue en 1657 et celle corrigée par son auteur autour de l’année 1663 – ; en traduisant la totalité des citations grecques, latines ou italiennes et en élucidant les abréviations qui ponctuent, de manière parfois obscure, les marginalia, elle donne toutefois à son édition une plus-value très remarquable, que vient renforcer, dans la partie centrale des « Observations » placées à la suite du texte, une étude des sources, avouées ou cachées, de l’ouvrage. L’influence de compilateurs tels que Boulenger (son De Theatro ludisque scenicis libri duo paraît en 1603) ou de deux théoriciens de premier plan comme Castelvetro et Scaliger est mise au jour et, avec elle, le rôle capital que les auteurs néo-latins et italiens ont joué dans la constitution de la doctrine classique.

41Cet admirable travail, auquel personne n’avait eu, jusque-là, le courage de s’atteler, est complété, dans l’Introduction et dans le reste des Observations, par une présentation de la carrière et de l’œuvre de D’Aubignac et par l’étude de deux aspects de l’ouvrage : les figures du destinataire et les principes critiques qui guident la démarche de l’abbé, d’une part ; la confrontation entre Corneille et d’Aubignac, qui permet d’éclairer la question de la vraisemblance, d’autre part. Délibérément choisies au sein d’un ensemble de notions et de problèmes qui ne sont pas abordés frontalement – pour les « diverses notions dramaturgiques rassemblées par d’Aubignac », H. Baby renvoie son lecteur à La dramaturgie classique en France de Jacques Scherer –, ces entrées donnent lieu à des pages lumineuses, concernant par exemple la figure du spectateur naïf, postulée par ce que H. Baby se refuse, probablement avec raison, à appeler le « système » de D’Aubignac en même temps que repoussée, les tensions autour de la convention, les flux et les reflux auxquels est soumise la composition de l’ouvrage et surtout les points de rencontre, niés par la tradition critique, entre Corneille et d’Aubignac. La confrontation avec les Discours et les Examens de Corneille fonde la contestation de l’ « imitation parfaite » analysée par G. Forestier et caractéristique, selon lui, de la conception de la représentation théâtrale propre à d’Aubignac et opposée notamment à celle de Corneille ; H. Baby lui substitue la notion d’ « illusion continue », d’une illusion qui ne vise pas la reproduction mimétique du réel mais la dissimulation de la convention.

42Vif et souvent convaincant, le commentaire pèche parfois par ses longueurs (c’est particulièrement sensible dans les développements dévolus au destinataire de La pratique du théâtre) ; on pourra également contester le choix d’étudier quelques aspects seulement du texte et de réserver l’analyse de la vraisemblance pour la fin du livre, où elle est, de surcroît, éclairée par Corneille ; on regrettera enfin que l’œuvre romanesque et théâtrale de l’abbé soit ici systématiquement dénigrée (l’œuvre de fiction fonctionne tout de même, aux yeux de son auteur, comme champ d’application de la réflexion théorique...). Ne boudons pas, cependant, notre plaisir : une telle édition témoigne de la vitalité des travaux sur la théorie dramatique initiés en France par G. Forestier et de leur pertinence. À quand une nouvelle édition de La Poétique de La Mesnardière ?

43Bénédicte LOUVAT-MOLOZAY.

Molière, Le Festin de pierre (Dom Juan), édition critique du texte d’Amsterdam (1683) par Joan DeJean, Genève, Droz, 1999. Un vol. 11,5 × 18 cm de 286 p. (« Textes littéraires français », 500).

44On connaît bien l’histoire du texte de Dom Juan qui, du vivant de Molière, ne fut joué qu’une seule fois tel qu’il avait été écrit, le 15 février 1665 ; censuré dès la deuxième représentation (scène du pauvre), retiré de l’affiche un mois plus tard, Le Festin de pierre ne fut plus jamais joué par Molière, qui n’édita pas sa comédie. En 1682, pour leur édition des Œuvres posthumes de M. de Molière, t. VII, La Grange et Vivot préparèrent un texte adouci par rapport à l’original (ils donnèrent aussi au Festin de pierre son titre de Dom Juan) ; mais la censure intervint quand même, de manière très exigeante, et obligea les éditeurs à substituer d’autres feuillets – des cartons, qu’il fallait coller sur les exemplaires imprimés – ou d’autres cahiers pour certains passages. Comme quelques exemplaires échappèrent aux corrections, nous avons le texte de 1682 non cartonné et le texte de 1682 cartonné ; il faut d’ailleurs préciser que toutes les modifications exigées par la censure ne furent pas effectuées sur les exemplaires et qu’on dispose donc d’exemplaires incomplètement et différemment censurés, en partie seulement cartonnés. Enfin, en 1683, paraît à Amsterdam un Festin de pierre dont on a tout lieu de penser qu’il représente l’état du texte le plus proche du Dom Juan joué en 1665, avant même les retouches de Molière et de ses éditeurs – avant l’autocensure et la censure. C’est dire l’intérêt de cet état du texte. « Les Grands Écrivains de la France » donnent le texte de 1682 non cartonné, avec les variantes ; Georges Couton, pour « La Pléiade », part de ce même état, mais insère à leur place les passages sacrifiés que fait connaître l’édition d’Amsterdam de 1683 – amalgame pratique pour le lecteur, mais qui ne correspond en fait à aucun texte réel.

45C’est justement ce que veut éviter Joan DeJean, qui publie intégralement Amsterdam, 1683, malgré ses fautes évidentes, et qui pense ainsi donner à lire un autre Dom Juan : « Rendu possible par le texte de 1683, le retour à une version de la pièce antérieure à l’intervention de la censure donne au lecteur moderne une vision neuve d’une œuvre qu’il pensait, à tort, déjà connaître » (p. 29).

46Avant de vérifier cette prétention, il convient d’abord de parler de l’édition elle-même. Le texte d’Amsterdam de 1683 est donc suivi au plus près. Les majuscules et la ponctuation sont généralement respectées ; la graphie est modernisée, sauf pour le patois paysan de l’acte II. D’après mes quelques sondages, il semble que ce texte de 1683 n’ait pas toujours été impeccablement transcrit : en I, 1, p. 55, l. 12, il faudrait lire : « ... un vrai Sardanapale, ferme l’oreille... » ; en I, 3, p. 74, la didascalie « après une petite réflexion » vient de 1682 ; en II, 3, p. 96, Pierrot dit, en 1683 : « Tu renies promesse » et, en 1682 : « Tu m’es promise » – et non l’inverse, comme il est imprimé. Vétilles ! L’annotation, quant à elle, ne brille ni par son abondance, ni par son originalité.

47L’édition de J. DeJean se veut édition critique. En fait, l’apparat critique est en quelque sorte scindé en deux : quelques variantes infrapaginales de l’édition française de 1682 (quand la variante de cette édition « présente une différence d’interprétation importante », nous est-il expliqué p. 45) et, en appendice, p. 183-253, le texte intégral de quelques scènes – celles qui ont été le plus rudement censurées (I, 1 ; I, 2 ; III, 1 ; III, 2 ; V, 2 ; V, 6) – selon l’édition cartonnée de 1682 et selon un exemplaire différemment censuré, les passages intéressant la censure étant soulignés. Pour les deux scènes censurées les plus célèbres, la scène du pauvre et la dernière scène de la comédie, est même fournie la version de Thomas Corneille, qui, on le sait, fit jouer en 1677 et imprimer en 1681 une adaptation en vers modifiée et édulcorée du Festin de Pierre ; il arrivait à cette version d’être encore jouée à Paris en 1942 ! Cette idée de l’appendice qui donne à lire côte à côte des scènes intégrales est bienvenue, même si un apparat critique systématique et unique reste préférable, en général ; en effet, le lecteur peut ainsi plus aisément, avec le contexte de la scène complète sous les yeux, réfléchir aux travail et aux intentions de la censure. Ajoutons que deux autres appendices donnent le texte de deux scènes du Pédant joué de Cyrano (pour le langage paysan) et les fameuses et bien connues Observations... du Sieur de Rochemont sur Le Festin de pierre, de 1665.

48Une introduction d’une quarantaine de pages ouvre le volume. J. DeJean refait évidemment l’histoire de la pièce depuis la première représentation du 15 février 1665 et l’histoire des pièces créées par les éditeurs successifs – selon une assez heureuse expression. Cette histoire est bien connue ; G. Couton en a donné une version très claire dans son édition de « La Pléiade » de 1971 (t. II, p. 3-8 et 1289-1291). J. DeJean insiste ici particulièrement sur le fait étrange que le texte de 1683, qui circulait en Europe, reste inconnu en France au XVIIIe siècle, et que, si les éditeurs du XIXe siècle prennent en compte ce texte, ils ne lui donnent pas la place qu’il mérite. Les comédiens suivent alors les éditeurs et montent des spectacles qui mélangent 1683 et des versions différemment censurées du Festin de pierre  le public montrant d’ailleurs toujours sa préférence pour la version de Thomas Corneille ! Le Festin de pierre de 1683 paraît donc bien un « chef-d’œuvre inconnu » qu’il fallait publier comme tel, puisque, avec lui, « nous sommes aussi près que possible du Festin de pierre que Molière met en scène en 1665 » (p. 40).

49Cette introduction lance aussi l’analyse sur la censure : où les censeurs sont-ils intervenus ? Pourquoi le travail de la censure s’est-il exercé à tel endroit ? Par exemple, selon J. DeJean, la scène du pauvre était inacceptable, non seulement à cause de la présence du blasphème, mais aussi parce qu’elle posait le blasphème comme préalable au gain financier. L’introduction reviendra une seconde fois au travail des censeurs qui, eux-mêmes, n’avaient peut-être pas toujours une idée claire de ce qui était inacceptable (ainsi, à la fin du siècle, le blasphème était en train de perdre sa gravité). La thèse réaffirmée de J. DeJean est que, pour les censeurs, c’est surtout l’idée de l’argent en soi qui pouvait constituer un problème (outre la scène du pauvre, voir les « Mes gages » finaux de Sganarelle). Elle affirme qu’au cœur de la pièce de Molière on trouve « une méditation sur la victoire possible d’un nouvel ordre économique » (p. 42), le dramaturge suggérant « que les êtres humains sont de plus en plus motivés, non par des considérations d’ordre moral, mais par des préoccupations matérielles » (p. 43). Et de conclure : « Pour la France du XVIIe siècle, le chef-d’œuvre de Molière reste impensable, non pas parce qu’il évoque la religion de manière désinvolte, mais au contraire parce qu’il prend beaucoup trop au sérieux la possibilité qu’il y ait déplacement du religieux vers l’économique » (p. 44). La thèse, intéressante, est discutable et mérite d’être discutée. On aurait surtout aimé qu’elle soit un peu étayée et développée, puisque c’est au fond la seule échappée herméneutique que contienne l’introduction. Quand on songe au nombre de grandes études, et récentes, consacrées au Dom Juan, le parti de limitation pris par J. DeJean déçoit passablement (de même que sa bibliographie, qui ne donne que les travaux directement utilisés dans l’introduction et ignore la totalité de la critique sur la comédie de Molière). Mais était-ce bien son but et sa tâche de fournir, dans l’introduction de son édition, une somme des interprétations du Dom Juan ?

50Le choix de l’édition d’Amsterdam comme texte de base nous fait-il vraiment lire un texte nouveau, un Dom Juan inconnu de nous ? Franchement, je ne le crois pas ; l’édition de Georges Couton nous avait déjà habitués aux audaces censurées de 1683, au demeurant repérées et connues. Mais J. DeJean nous invite effectivement à une « vision neuve » en nous donnant en continu le texte d’Amsterdam et en nous permettant de suivre à la trace le travail de la censure – en nous lançant même dans la traque des intentions et arrière-pensées des censeurs. Et il est toujours possible de rêver d’une édition plus ambitieuse du Dom Juan !

51Charles MAZOUER.

Liliane Picciola, Corneille et la dramaturgie espagnole, Biblio 17, no 128, Tübingen, Günter Narr Verlag, 2002. Un vol. 14,5 × 20,5 cm de 505 p. (ISBN : 3-8233-5540-6).

52Liliane Picciola, professeur à l’Université de Paris X - Nanterre, ouvre son dossier avec méthode et rigueur. Car étudier les rapports que le théâtre cornélien entretient avec la comedia espagnole du Siècle d’or suppose de la précision, un examen sans complaisance des critiques antérieures, et beaucoup de savoir.

53L. Picciola se méfie d’abord de quelques évidences qui risquent de cacher l’essentiel : si tout le monde sait que Corneille lit les Espagnols, qu’il avoue ses emprunts autant que sa fascination, et si l’on connaît son intérêt pour la diversité des comédies de Lope de Vega, la critique, jusqu’ici, n’en a tiré que fort peu de conséquences en matière de dramaturgie. Aussi, comme l’affirme légitimement Liliane Picciola dans son introduction, cette étude n’a rien de superflu. Certes, à l’orée du XXe siècle, Ernest Martinenche (La Comedia espagnole en France de Hardy à Racine, Paris, 1900 ; rééd. Slatkine reprints, 1970) a fait un relevé à peu près complet des emprunts affichés au fonds espagnol en s’attachant au fait que Corneille, en bon classique soucieux de clarté et de pureté, « simplifie » la diversité hispanique ; certes Marie-Odile Sweetser a observé, avec attention, Les conceptions dramatiques de Corneille (Droz, 1962) et La dramaturgie cornélienne (Droz, 1977) ; certes, depuis la soutenance de cette thèse en 1990, Georges Forestier s’est largement penché sur la fabrication dramatique de l’œuvre cornélienne dans son Essai de génétique théâtrale, Corneille à l’œuvre (Klincksieck, 1996). L. Picciola ne le nie pas, bien au contraire : elle revendique simplement sa place dans ce courant historique et formel, et entend tirer quelques conséquences majeures de son scrupuleux travail d’analyse. Ce qu’elle entreprend donc dans ce volume est de pénétrer le travail du dramaturge, d’en voir, à proprement parler, la manière – autrement dit, de présenter au lecteur une œuvre en mouvement, prise dans un constant effort de réduction, d’adaptation et de transformation.

54Corneille est un grand professionnel du théâtre, le premier des écrivains-dramaturges : il sait faire valoir ses droits et afficher ce qui le distingue de ses contemporains. C’est pourquoi, reconnaissant à quelques-uns de ses collègues une bonne connaissance de l’Espagne et des textes espagnols, il se veut le meilleur, le plus grand et le plus compétent lecteur, le parfait connaisseur. C’est grâce à lui, dit-il, qu’on parle enfin de Guillén de Castro en France ; c’est lui qui, au nom de l’Espagne, défend le principe des stances contre les réticences françaises ; c’est encore lui qui, accusé de trop vouloir plaire au peuple, comme un certain Lope de Vega, s’en remet, contre tous les Scudéry du monde, à la « satisfaction des spectateurs » ; et c’est enfin lui qui évite soigneusement de censurer l’immoralité qu’on prête aux Espagnols en défendant sa Chimène, si proche de la Ximena originale et tant condamnée lors de la querelle du Cid. Le théâtre espagnol est donc digne d’être imité, c’est-à-dire transposé, parce qu’il sait privilégier l’actio (dans tous les sens du terme, y compris l’action physique des comédiens), ménager la surprise, répartir les rôles, constituer un tableau de mœurs et faire apparaître un moment de vérité historique. Pour autant, Corneille entend montrer qu’il est capable de discernement en critiquant les trois actes de la comedia, l’habitude des a parte, ou une trop grande distance vis-à-vis de l’unité d’action (on sait que les unités de temps et de lieu ne sont pas nécessairement des priorités cornéliennes).

55Pour L. Picciola, la référence espagnole, dénotée ou implicite, court dans l’œuvre cornélienne, dès les toutes premières pièces (donc avant Le Menteur) et semble s’amoindrir dans les années 1664. Et c’est après Médée, Rodogune, Héraclius, enfin après Attila, en 1667, que, ayant poursuivi sa réflexion sur la dramaturgie de la terreur et de l’horreur à partir du modèle espagnol et l’ayant mené au plus loin, Corneille abandonne la recherche de nouveaux mécanismes dramatiques dans le théâtre de la péninsule. C’est donc d’une période de plus de quarante ans qu’il est question ici, et il s’agit de bien plus que d’une affinité. Quarante ans en compagnie de Lope de Vega, de Guillén de Castro, de Calderón, de Tirso de Molina, mais aussi de Rojas Zorilla, non pour les appauvrir, les purifier et les réduire à de simples sources, mais pour les accueillir, les réinvestir, les transformer et y trouver aussi bien des thématiques que des éléments structurels et poétiques déterminants. C’est pourquoi L. Picciola ne se contente pas de confronter mécaniquement les modèles aux réécritures, elle suit plutôt l’écrivain dans son travail de découverte, d’accumulation et d’imprégnation, non de textes ponctuels mais de toute une culture théâtrale, religieuse, historique, des comedias de costumbres aux comedias de santos, des comedias d’honneur aux comedias « semi-philosophiques ». Rien ne vaut le pragmatisme lorsqu’on souhaite réussir une bonne enquête, parce qu’il permet d’abord de vérifier ou de controuver des idées reçues, et qu’il offre aussi, bien souvent, des solutions inespérées à des questions pendantes. Ainsi, en lisant ce que peut lire Corneille, tout simplement, L. Picciola montre que bien des recherches, des expérimentations et des originalités cornéliennes viennent tout droit de son intimité avec l’Espagne comme en témoignent les études de Théodore vierge et martyre et de Polyeucte.

56Alors, le plan chronologique s’impose, mimant la démarche de l’auteur de tragédie, toujours à l’affût de ce qui pourrait l’intéresser, lui, et séduire ses lecteurs et spectateurs. Une démarche où interfèrent les données espagnoles et les données italiennes, françaises, antiques, théoriques et pratiques parce que Corneille, comme le dit justement L. Picciola, n’a jamais écrit en fonction d’un seul pôle référentiel mais en fonction d’une dynamique de création, d’une nécessité d’appropriation et de transposition technique, poétique et axiologique. En fixant précisément le rapport entre Corneille et le comique espagnol, dans sa première partie, à partir de l’analyse des comédies urbaines aristocratiques de Lope, principalement, et d’un voyage dans l’illusion, le mensonge et le jeu structural, L. Picciola montre que les comédies de Corneille s’appuient sur leurs modèles pour aller peut-être un pas plus loin dans la figuration du théâtre par lui-même. S’approprier, c’est réfléchir et penser l’art et l’artifice. Dans un second temps, l’ouvrage élabore un minutieux travail de comparaison entre les Mocedades del Cid et la tragi-comédie de 1637 en déterminant, dans ce lieu de passage, comment le recours à l’histoire, chez Corneille, est affaire d’imitation créatrice fondée sur une dramaturgie complexe et bigarrée, et comment le héros guerrier s’inscrit à la fois dans l’histoire, le mythe et l’extrême contemporanéité. S’approprier, c’est savoir actualiser. Il devient ensuite nécessaire de mieux cerner le rapport entre l’histoire espagnole, l’histoire romaine et la modernité, telle que le figure Corneille par une fictionnalisation des héros modernes et antiques dans Don Sanche d’Aragon et Horace, elle-même informée par le romanesque, le chevaleresque et la vision de l’Antiquité de Lope et de Calderón. S’approprier, c’est figurer les distances. Enfin, dans sa dernière partie, L. Picciola rend fort bien compte du travail théorique et dramaturgique de Corneille face aux notions d’horreur et de terreur : comment renouveler la tragédie en recourant à l’horreur visuelle, à l’horreur morale ? Comment fonder une dramaturgie du paroxysme en reprenant la structure des comédies de saints pour figurer les martyrs ? Comment viser au sublime malgré les difficultés à représenter l’horreur, le martyre et la sainteté ? Et devant ces problèmes, surgit alors le doute, la forme tragique de la vérité suspecte, héritée en partie de Calderón, un doute philosophique, selon L. Picciola, en prise avec le « désabusement » qui semble ronger une pièce comme Héraclius. S’approprier, c’est mettre en doute.

57C’est dans ce dernier moment que l’auteur de Corneille et la dramaturgie espagnole touche au plus profond des relations qu’entretient Corneille avec la matière dramatique espagnole et qu’elle pénètre dans cette zone d’incertitude et de complexité, de retour structurel et de mise en question qui caractérise son théâtre. Pour tout cela, cet ouvrage paraît tout à fait nécessaire, utile, et propre à rendre à Corneille ce qui appartient à Calderón : une théâtralité complexe et réflexive.

58Christian BIET.

Patrick Dandrey, La Fontaine ou les métamorphoses d’Orphée, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard », no 240, 2000. Un vol. 12,5 × 18 cm de 112 p.

59Dans cet ouvrage destiné à un large public, Patrick Dandrey tente de saisir l’unité que cache la diversité de l’œuvre de La Fontaine. Pas de meilleure approche, pour ce faire, que de suivre la carrière et la vie du poète. Dans un premier chapitre, que l’auteur intitule avec bonheur « La Fontaine par mots et par vaux », nous redécouvrons les années de formation de cet « homme de Champagne », entre la province et Paris, entre le cloître et le cabaret, qui le préparent à cette « école du goût » qu’est l’entourage du surintendant Fouquet. Ce second chapitre permet de préciser, avec clarté et densité, la nature de l’esthétique galante qui nimbe Adonis, Le Songe de Vaux et les premiers Contes, et fait émerger l’esthétique classique du naturel et de la mesure. Dans le dernier chapitre, consacré au « bonheur des fables », Patrick Dandrey revient sur ce qu’il a montré ailleurs, la métamorphose de l’apologue ésopique en poème, le « gai savoir » de la leçon du « Pouvoir des Fables », utilisant ici pour fil conducteur leur diversité, à l’image de celle de l’ensemble de l’œuvre du poète. En contrepoint, la poursuite des Contes, qui relèvent d’une esthétique de la séduction des sens, et Psyché, synthèse de ses œuvres antérieures, servent à éclairer l’entreprise fabuliste. Rien là que l’auteur n’ait dit ailleurs, et autrement. Mais c’est précisément la qualité pédagogique de cet ouvrage qui en fait toute la valeur. Le texte de Patrick Dandrey est accompagné d’un choix de documents, répartis en deux ensembles : des jugements d’écrivains, et un choix de lectures critiques d’une fable que l’on croirait transparente, La Cigale et la Fourmi. À cette richesse documentaire s’ajoute la richesse iconographique, qui fait de ce livre un plaisir des yeux aussi bien que de l’esprit. Les portraits de quelques contemporains capitaux, les planches physiognomoniques de Le Brun, les frontispices des œuvres du poète, ornent ces pages et en agrémentent le texte. Mais s’arrêter là serait oublier que les œuvres commentées ici ont appelé dès l’origine l’illustration. Place est faite à certaines des plus fameuses : les dessins sensuels de Fragonard consacrés aux Contes, ou les gravures de Gustave Doré inspirées des Fables. La prise en compte de l’iconographie est ici partie prenante du discours critique. L’on verra ainsi dans les choix de Granville, de Moreau, de Chagall différents moyens de traduire le rapport que la fable établit entre les animaux et les hommes. Quel meilleur choix, pour inviter à lire La Fontaine, que de provoquer le plaisir par la complémentarité de la forme et du fond ?

60Charles-Olivier STIKER-METRAL.

Sous la direction d’Alain Mothu, Révolution scientifique et libertinage, Brepols, Belgium, 2000. Un vol. 24 × 15,5 cm de 312 p.

61Cet ouvrage collectif se présente comme une contribution à l’histoire des idées en ce qu’il a l’ambition de mettre en correspondance plusieurs domaines (science, philosophie, histoire, littérature) que chaque histoire disciplinaire a toujours tendance à vouloir traiter séparément, en oubliant les liens théoriques et les enjeux sociaux qui les unissent. Il réunit en effet treize communications, prononcées à Liège lors du XXe Congrès d’histoire des sciences en juillet 1997, qui portent sur les rapports de la science et du libertinage au XVIIe siècle. Ces rapports ne furent ni de complaisance parce que les scientifiques n’étaient pas tous libertins, comme le montre Isabelle Pantin dans son analyse complexe du rapport de Galilée à l’Église catholique qui remet au moins en discussion le mythe d’un Galilée libre-penseur dissimulé, ni d’indifférence, puisque certains d’entre eux partageaient les idées nouvelles, tels ces médecins Thomas Willis, Guillaume Lamy, évoqués par Ann Thomson, qui refusent de croire à l’immortalité de l’âme. C’est pourquoi l’analyse de leur conflictualité et/ou de leur complémentarité permet de mettre en perspective des polémiques qui dépassent de loin les questions théoriques pour mettre en jeu une vision globale de l’homme et de sa place dans l’univers. Sans volonté d’exhaustivité ou d’homogénéisation des approches qui aurait risqué de niveler la singularité de leur questionnement – aucune définition préalable de la « révolution scientifique » ou du « libertinage » n’a par exemple été imposée –, cet ouvrage propose donc des contributions variées aussi bien dans leurs thématiques que dans leurs thèses générales, comme autant de voies transversales propices à l’investigation des mutations du XVIIe siècle.

62Si certaines de ces contributions nous semblent peu convaincantes telle celle d’Armand Beaulieu présentant Mersenne comme « Un moine à l’esprit libre », ou pas assez distinctives telle celle de Richard H. Popkin qui oppose en amalgamant des auteurs très différents un scepticisme destructeur ( « d’Agrippa de Nettesheim à La Mothe Le Vayer » ) à un scepticisme plus heuristique (Sanches, Mersenne, Gassendi, Pascal), la plupart apportent un éclairage intéressant sur la collusion des sciences et de la libre-pensée. Antonella Del Prete montre à quel point elle inquiétait Mersenne qui s’efforça de lutter contre les implications antireligieuses de la science en dissociant, souvent artificiellement, les doctrines scientifiques et philosophiques de leur caractère antichrétien ; cette dissociation se manifeste par exemple lors de sa traduction dans le deuxième volume de L’impiété des déistes des premières pages du De l’infinito, universo et mondi de Giordano Bruno, dont il coupe certains passages ou dont il infléchit la tonalité en un sens scolastique. Vincent Jullien aurait sans doute conforté Mersenne dans ses craintes puisqu’il montre de son côté que la physique de Roberval exposée dans l’Aristarque (1641), caractérisée par un scepticisme empiriste adepte du vide, se passe très bien d’un Dieu créateur dont les attributs fonderaient la genèse et l’organisation du monde.

63Les mathématiques ne sont pas oubliées dans ce recueil et elles sont même l’objet d’une polémique indirecte et instructive. En effet, la position de Dominique Descotes, qui conclut, à partir d’une analyse précise des « Arguments mathématiques dans l’apologie de Pascal », que rarement les mathématiques furent utilisées comme argument anti-apologétique, le danger de l’athéisme venant presque exclusivement du scepticisme, destructeur à la fois des mathématiques et de la religion, est nuancée de manière intéressante par Alain Mothu qui montre à l’inverse, dans « Mathématiques et libertinisme », l’irruption dans les milieux libertins d’une « incrédulité mathématicienne » qui s’efforce d’invalider épistémologiquement les articles de foi.

64Si les implications libertines des sciences peuvent être synthétiquement contenues dans leurs théories, on trouve aussi des détournements littéraires de certaines théories scientifiques extraites de leur contexte. François de Graux se penche en ce sens avec beaucoup d’érudition sur la théorie de la génération spontanée dans le deuxième roman de Cyrano, les Estats et Empires du Soleil, qu’il interprète à la lumière de sa source antique (Diodore de Sicile, Lucrèce) reprise par nombre des philosophes du XVIIe siècle (Hobbes, De homine, 1658 ; Gassendi, Syntagma philosophicum, posthume, 1658). Il montre comment cette théorie est l’occasion pour Cyrano de divagations burlesques qui mettent au moins à mal toute pensée de la création divine. Dans le même sens d’une réappropriation littéraire et libertine des découvertes scientifiques, Alain Niderst envisage les ouvrages de vulgarisation scientifique de Fontenelle dont il examine par quels moyens ils laissent transparaître le libertinage de leur auteur.

65Enfin, deux autres sciences plus proches par nature de la religion sont examinées, en des sens qui démontent les préjugés qu’on pourrait avoir à leur égard : Didier Kahn révèle ainsi que dès le XVIe siècle l’alchimie et ses disciples à la suite de Paracelse, bien qu’elle participe à la célébration du divin, est dénoncée comme un ferment d’irréligion dans la mesure où elle substitue à intervention divine miraculeuse une explication par les causes naturelles, ce qui explique les virulentes critiques de Garasse et Mersenne à son égard au siècle suivant. La critique biblique, quant à elle, est examinée par Bertram Eugene Schwarzbach dans son double rapport à la révolution scientifique et au libertinage : s’il estime, contre la thèse développée par Margaret Jacob dans The Radical Enlightenment (1981), que les évolutions scientifiques ne furent pas à l’origine de son développement, il remarque que paradoxalement, bien que la critique biblique fut souvent regardée avec méfiance par les apologètes, elle servit assez peu aux (libres-)penseurs, hormis Hobbes ou Spinoza, pour appuyer une argumentation antireligieuse.

66L’évocation mimétiquement non exhaustive de ces différentes contributions, auxquelles il faudrait ajouter celle de Giovanni Ruocco sur le scepticisme de La Mothe Le Vayer, instructive en elle-même bien qu’elle n’évoque qu’indirectement la science de l’époque, permet alors de dessiner un portrait du libertin conforme à celui qu’on s’est refusé, par souci de liberté, d’imposer aux auteurs. Le libertin est cet esprit fort qui tend vers l’athéisme, le matérialisme, le naturalisme, dont on voit bien comment le refus du principe d’autorité, de la tradition comme préalable à la réflexion, en fait un des intervenants majeurs avec le scientifique moderne de la rationalité nouvelle qui s’efforce de se constituer au cours de l’âge classique.

67Sophie GOUVERNEUR.

Carole Martin, Imposture utopique et procès colonial. Denis Veiras - Robert Challe, Rookwood Press, Charlottesville, (États-Unis) [en France, Honoré Champion distr.], coll. « EMF Critiques », 2000. Un vol. 16 × 24 cm de 268 p. Préface de Frédéric Deloffre (ISBN : 1-886365-14-8).

68Le double corpus peut d’abord paraître audacieux : L’histoire des Sévarambes de Denis Veiras, publié en 1678, et le corpus des œuvres de Robert Challe : Le Journal de Voyage aux Indes orientales, 1690-1691, paru en 1721 ; La Continuation de Don Quichotte, 1702 ; Les Illustres Françaises, 1713 ; et Les Mémoires. Challe a-t-il lu Veiras ? Nous n’en avons aucune certitude. Mais ce choix se révèle légitime : Veiras et Challe appartiennent à la génération qui a connu le règne de Louis XIV dans toute sa splendeur, tout en ayant participé à la même « crise de conscience » critique de ce règne. La perspective de Carole Martin est bien « une » : elle veut montrer chez ces deux auteurs les interactions entre le genre romanesque et le genre de l’utopie. L’utopie de Veiras s’achève en roman ; le roman et les mémoires de Challe contiennent des « utopismes », ferment d’une nouvelle conception du contrat social. Les fictions de Veiras, installées dans le cadre d’un monde austral imaginaire, comme celles de Challe, à partir de son expérience de la Nouvelle France et de la France, préludent à une pensée pré-révolutionnaire.

69De même, il pouvait paraître risqué de séparer l’étude des deux corpus. La première partie étudie le texte de Veiras, L’Histoire des Sévarambes (la Genèse de l’État, le Prince, la Structure familiale, la Classification politique et la Subversion romanesque). La deuxième partie est consacrée aux Illustres Françaises de Challe (Le libertinage de théorie), et la troisième partie, Utopisme et libertinage, au Journal de voyage et aux Mémoires, de Challe également. Suivent des appendices, la bibliographie et un index. Mais un excellent et dense préambule de 7 pages, puis la forte cohérence de la problématique et de l’analyse, appuyées sur de fréquentes mises en parallèle des « imaginaires » des deux auteurs, imposent l’unité de pensée et couronnent l’entreprise de succès.

70Cette étude propose en effet une thèse et une hypothèse : l’utopie n’est pas à considérer comme un « nulle part », un « en dehors », selon le sens étymologique, mais doit se penser « en termes d’écart ». Cette perspective conduit à reconsidérer à la fois le libertinage, « l’écart en soi » et « la meilleure forme de gouvernement ». Si Carole Martin étudie un genre littéraire bien connu – l’utopie –, elle s’intéresse de fait à l’ « utopisme » en tant que « produit d’une diffusion des idées promues en Utopie », « la migration progressive de la pensée utopique hors des frontières reconnues du genre ». L’étude se construit donc comme celle des multiples interactions entre les deux genres, utopique et romanesque, associés à un troisième mode d’expression, le « polémique », et menant à une réflexion politique sur la société non pas idéale, mais « meilleure ». Les « imaginaires sociaux » des deux auteurs révèlent les déficiences sociales et construisent des projets sociaux, proches de ceux du libertinage. La réflexion menée par les deux auteurs sur les colonies, « lieux d’intégration de la différence », leur permet de prendre des distances face à leur société de hiérarchisation stable et centralisée et d’y substituer un « contrat démocratique reposant sur la mobilité et l’assimilation des différences ».

71Toute l’étude est admirablement écrite, d’un style à la fois rigoureux, dense et personnel. Cette pensée, brillante, originale, fine et solide, renouvelle l’étude de l’utopie, et de l’utopie narrative : et ce qui ne gâte rien, tout en éclairant le XVIIe siècle elle se révèle généreuse, précieuse pour mieux réfléchir au nécessaire utopisme de notre XXIe siècle.

72Michèle WEIL.

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