Notes
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[1]
Sur cet ouvrage, voir A. Viala, Les Institutions de la vie littéraire en France au XVIIe siècle, Lille, ART, 1985.
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[2]
Jacques Rancière, Le Partage sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.
-
[3]
Delphine Denis, La Muse galante, Paris, Champion, 1997 ; Conversations galantes, Paris, Champion, 1999.
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[4]
Nathalie Grande, Stratégies de romancières, de Clélie à La Princesse de Clèves, Paris, Champion, 1999.
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[5]
Alain Genétiot, Poétique des genres mondains, Paris, Champion, 1997.
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[6]
Nathalie Grande, op. cit., IIIe partie.
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[7]
Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
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[8]
Michèle Rosellini, « La Praelectio », Langue française, 21, 1998.
1Il est usuel de considérer que le premier roman moderne est La Princesse de Clèves. Or celle-ci n’était pas en son temps désignée comme un roman, mais comme une « nouvelle galante ». Je me propose donc aujourd’hui d’explorer ce qu’étaient ce genre de la « nouvelle galante » et sa place dans l’histoire du genre romanesque. Pour cela, j’ai entrepris de lire « autour de La Princesse de Clèves » un certain nombre de ces récits. Le corpus est immense et excède les possibilités d’une communication – il excède aussi, je crois bien, les possibilités d’un seul lecteur. Il me fallait donc en prélever un échantillon. Il se trouve que, dans ces lectures de vagabondage, un détail s’est imposé à mon attention. Il y a eu, avant et après La Princesse de Clèves, des récits qui lui ressemblent et en particulier l’un de ses protagonistes, le duc de Nemours, correspond à des personnages qui jouent un rôle important dans d’autres de ces nouvelles galantes. Dès lors, un corpus se dessinait, qui répondrait de deux façons à la fois au sujet qui nous réunit : d’une part, l’ « invention » peut s’entendre comme la façon dont les œuvres sont créées par imitation les unes des autres ; d’autre part, le duc de Nemours étant un personnage historique, elle peut s’entendre comme la façon dont le réel est transposé dans la fiction. Si l’on ajoute l’interrogation que j’ai dite sur le rôle de La Princesse de Clèves dans l’apparition des modèles romanesques modernes, cela fait même trois façons d’entendre le mot « invention ». Pour pouvoir entrer un peu dans le détail de l’analyse, mon corpus ne comprendra cependant que peu de textes. Trois textes principalement : La Princesse de Clèves elle-même, une nouvelle de Madeleine de Scudéry, intitulée Célinte, qui date de 1661, une nouvelle de Courtilz de Sandras qui s’intitule Les Apparences trompeuses ou les amours du duc de Nemours et de la marquise de Poyanne, et qui a été publiée, posthume, en 1715. Comme les trois mousquetaires – on verra pourquoi je les évoque – allaient par quatre, mes trois romans seront quatre eux aussi : il s’y ajoutera en effet un autre récit de Mlle de Scudéry, La Promenade de Versailles, qui date de 1669. Voilà donc le (tout) petit canton de la création romanesque de l’âge classique que j’entreprends de parcourir ici.
2Mais le « roman », on le sait, est un genre mal défini à l’âge classique ; si mal défini que le P. Jacob, dans ses Bibliographiae se demandait s’il fallait le ranger sous la catégorie « histoire » ou sous la catégorie « poésie » [1]. C’est aussi un genre sujet à débats et polémiques, telles que celle qui opposa Boileau, qui le condamne dans son Art poétique, et Desmarets de Saint-Sorlin, qui au contraire le soutient. Comme ce genre est infiniment plastique, s’attacher à le considérer selon des « lois », en un temps où justement il n’en avait pas, ou si peu, serait vain. Aussi je crois plus utile de le regarder du point de vue de ce que j’appellerai ses « régimes » d’écriture. J’entends par là le mode dominant de relation qu’il propose au lecteur ; c’est-à-dire, en d’autres termes, ce qu’on peut discerner du projet de l’auteur. M’inspirant de l’ouvrage récent de Jacques Rancière [2], Le Partage du sensible, je distinguerai ainsi, pour l’époque qui nous intéresse, un régime qui se caractérise par la prépondérance de l’axiologique, ce que Rancière appelle le mode éthique ; c’est-à-dire une écriture où la fiction porte un message d’ordre moral qui en constituerait la finalité dernière, au moins avouée. On peut désigner le régime d’écriture correspondant comme un régime « prescriptif ». C’est, pour recourir à deux exemples célèbres, celui du Télémaque de Fénelon, ou encore celui que revendique sur le mode ironique la Préface de l’éditeur dans Les Liaisons dangereuses. Un autre régime se caractérise comme dominé par la représentation donnée pour elle-même. Il confère la place essentielle au figuratif ; dans la classification de Rancière, il correspond au mode qu’il appelle poétique. On peut caractériser ce régime comme « descriptif ». Mon hypothèse sera que les rôles respectifs de ces deux régimes d’écriture sont en situation mouvante à ce moment de l’histoire, et que leur évolution a une signification importante dans l’invention du roman. J’entends : dans l’invention des modèles du roman moderne (si la chose est pertinente) mais aussi dans les modalités mêmes de l’inventio romanesque. Je termine là ce protocole notionnel déjà trop long, mais non sans avoir rendu hommage à des travaux, encore en partie inédits, de Michèle Rosellini sur les modalités de la lecture, qui m’ont donné sinon les concepts du moins l’idée de tenter de définir ces concepts.
3Si La Princesse de Clèves est, je suppose, assez présente à l’esprit de chacun ici pour que je me dispense d’y faire de longues références, il me faudra en faire d’assez longues, en revanche, aux textes de mon corpus, que je suppose, eux, mal connus.
4Le premier, Célinte, se présente, dans le texte même, comme une « nouvelle ». Pour autant, il occupe plus de 130 pages en typographie assez dense, et nous le considérerions bien avec nos habitudes d’aujourd’hui comme un « roman ». Ces changements dans la matérialité même des textes suggèrent, je crois, que le format même du roman est instable dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Le cas de Madeleine de Scudéry est assez exemplaire à cet égard, puisque Célinte constitue une bifurcation dans sa manière, sinon dans sa carrière. En ce qui concerne Madeleine de Scudéry, nous disposons de travaux assez nombreux, dont certains récents et remarquables, comme ceux de Delphine Denis [3] et de Nathalie Grande [4] – et un colloque se prépare pour l’année qui vient, qui devrait donner une moisson de connaissances nouvelles. Je vous renvoie à ces travaux, et j’en retiens l’idée que ce récit vient en effet, chez Scudéry, après les volumes immenses du Cyrus et de la Clélie, et alors même que ces romans-fleuves ont eu du succès. L’exploration d’une nouvelle voie correspond donc chez elle à un projet d’auteur, non à une contrainte éditoriale ou commerciale. Si l’écrivain est en quête de la sensibilité de ses lecteurs potentiels, c’est peut-être là l’indice d’un changement de sensibilité qui s’amorce, et non pas un changement déjà avéré.
5Les romans longs étaient construits, surtout la Clélie, sur un pseudo-support historique (les guerres civiles qui instaurèrent la République à Rome), mais reposaient en fait sur un tissu de conversations – que l’auteur réutilisera comme telles dans les années 1680, en en publiant certaines séparément. Ces conversations lestent le récit d’une part énorme d’un genre relevant du dialogue d’idées, et traitent de questions de morale sociale et amoureuse, où elles définissent l’éthique et l’esthétique galantes. Aussi peut-on bien ranger ce type de roman dans le régime « prescriptif ». C’est d’ailleurs celui que revendique explicitement une autre romancière, dans la continuité de Scudéry, Mme de Villedieu, qui dans la Préface des Annales galantes dit que la finalité de ses livres est d’apprendre aux jeunes gens la « belle galanterie ». Preuve a contrario de l’importance de ce régime « prescriptif » : Furetière, qui combat les galants, en fait explicitement la critique dans son Roman bourgeois.
6La structure de Célinte montre que le changement de manière ne fait pas disparaître le régime prescriptif, mais elle en relativise la place et le rôle. L’ouvrage commence en effet par une conversation. Six amis font une promenade au bois de Vincennes, et devisent de la curiosité et de ses méfaits. Cette première partie du livre occupe une trentaine de pages. La protagoniste, qui est Madeleine de Scudéry elle-même sous un nom d’emprunt, en vient à proposer la lecture d’une nouvelle qu’on lui a donnée « une heure avant qu’elle ne sorte de Paris », et qui est censée représenter des personnes vraies « sous des noms supposés ». Objet de curiosité donc. En symétrique de ce prologue, il y a à la fin un épilogue de quelques pages, où l’on admire la nouvelle qui vient d’être lue, et où l’un des devisants, pour punition d’avoir été peu loquace, se voit assigner la tâche de retranscrire et la conversation et la nouvelle. Quant à la nouvelle elle-même, elle repose sur une intrigue simple. Une belle jeune femme, Célinte, est aimée de deux hommes de grande qualité, mais n’aime aucun des deux, préférant en secret un troisième, qui est de moins haut rang. Qui, dans des troubles qui surviennent, est mis en prison. Mais son innocence est bien sûr enfin reconnue, ses qualités et son amour récompensés. Cette trame rudimentaire fait l’objet d’un récit dans le registre galant, avec des poèmes intercalés dans la prose et des délicatesses de sentiments. La curiosité est évidemment éveillée par les « noms supposés ». Le lecteur un peu averti n’a pas de mal à discerner dans le récit une description de la Fronde et de quelques-uns de ses protagonistes, en particulier Mme de Châtillon – Célinte –, le Prince de Condé et le duc de Nemours – ses deux soupirants malheureux. Voilà donc un Nemours qui apparaît. Non pas celui de La Princesse de Clèves, bien sûr, mais un Nemours tout de même, et beau, et blond, et galant comme le sera l’autre. Et voilà un arrière-plan historique illustre. Cependant le récit se détourne peu à peu de l’évocation de la Fronde, et se focalise sur Célinte et celui qu’elle aime. À ce moment, ce n’est plus tant Mme de Châtillon qui constitue le référent masqué de l’héroïne, que la romancière elle-même, et sous les traits de l’amant emprisonné, on peut discerner Pellisson, qui venait d’être embastillé dans l’affaire Fouquet. Il ne s’agit donc plus ni de donner des recommandations sur le vilain défaut qu’est la curiosité, ni de dévoiler les amours secrètes de frondeurs et frondeuses célèbres, mais de décrire la fidélité d’une amoureuse qui attend son amant avec confiance, sans céder à d’autres sollicitations. Dès lors, le prescriptif s’atténue, voire s’efface : l’auteur s’abstient de commenter explicitement les actions des frondeurs illustres, et plus encore de commenter les relations qui peuvent figurer les rapports avec Pellisson. Le descriptif l’emporte désormais.
7On voit les similitudes et différences avec La Princesse de Clèves. Je ne parlerai pas ici de « source », ni même de modèle. Il me semble cependant que les similitudes sont telles qu’on pourrait parler d’un « antécédent » de la nouvelle galante de Mme de Lafayette.
8Passons maintenant, si vous voulez bien accepter ce saut dans le temps par-dessus cinquante années, à la nouvelle, ou le petit roman – il est de même taille environ que le précédent – de Courtilz de Sandras intitulé Les Apparences trompeuses ou les amours du duc de Nemours et de la marquise de Poyanne. Cette fois il ne s’agit plus d’un antécédent de La Princesse de Clèves, mais d’une réécriture délibérée et assumée comme telle de ce récit à succès. Mais le lien avec Célinte mérite aussi d’être relevé. En effet, Les Apparences trompeuses ont pour cadre historique la Fronde. On y retrouve la rivalité entre Nemours et Condé, et la duchesse de Châtillon, dont ils se posent tous deux en soupirants. La marquise de Poyanne – il y a eu une dame de ce nom, mais bien peu connue et point du tout mêlée à de telles aventures, si bien que le romancier peut s’emparer du nom et inventer à loisir – apparaît un jour à la Cour, à l’occasion d’un bal. Nemours la remarque, et en devient amoureux sur-le-champ. Elle-même est peu à peu consciente que ce qu’elle ressent est de l’amour. Elle est mariée, à un homme qu’elle n’aime pas mais qu’elle respecte. Aussi avouera-t-elle son amour, mais elle ne cédera pas à Nemours. Le mari, dévoré de jalousie, va défier Nemours en duel. Celui-ci accepte, mais demande deux jours de délai. C’est qu’en fait il a un démêlé avec le duc de Beaufort, et qu’il doit se battre d’abord avec ce dernier. Ils se battent et Beaufort tue Nemours. Voici la fin du récit :
Cette nouvelle fut aussitôt répandue par Paris, et M. de Poyanne ne pouvant douter qu’elle ne fût vraie, se sentit une joie secrète de l’aller dire à sa femme qu’il avait laissée couchée lorsqu’il était sorti de chez lui pour aller chez son avocat. [...] L’affliction dans laquelle elle fut plongée à la nouvelle de la mort de son amant termina ses jours à un âge si peu avancé, que lorsqu’elle mourut, elle était encore aussi fraîche et tout aussi belle qu’elle l’avait jamais été dans le temps que chacun était dans l’admiration de sa beauté.
9La similitude avec La Princesse de Clèves est flagrante, même si le cadre historique est différent et si le Nemours et la Cour dont il est ici question, comme dans Célinte, ne sont pas ceux du temps des Valois, mais ceux de la Fronde. Il semble donc que Courtilz de Sandras ait fait un montage entre La Princesse de Clèves, pour l’intrigue, et Célinte, pour les références historiques. Pour autant, il ne vise pas tant à décrire la guerre civile qu’à en utiliser le cadre connu du public – ou supposé tel – pour donner une allure historique à son récit. La Fronde est là pour l’illusion de vérité que ce référent procure.
10Courtilz de Sandras exhibe aussi des garanties de véracité historique d’une autre espèce. Par exemple, en présentant l’un des personnages, Gouville, il explique :
Cette maison, quoiqu’il y en ait maintenant un plus grand nombre dans la robe que dans l’épée, ne laisse pas d’être une des meilleures de la province [de Normandie]. Ils ne sont pas les seules gens de grande qualité qui se sont ainsi jetés dans la robe. Les Longueil, qui ont donné des gouverneurs à la Normandie et qui ont possédé encore d’autres emplois plus considérables dans l’épée, ont suivi leur exemple, ou peut-être le leur ont donné car je ne me vante pas de savoir lesquels des uns ou des autres y ont passé les premiers (p. 7).
11On notera la phrase finale, avec l’intervention directe, et ironique, du narrateur : elle contribue à l’illusion référentielle en ce qu’elle affiche une feinte modestie, qui pourrait être celle d’un historien avouant les lacunes de son information.
12On trouve aussi ailleurs des effets d’ironie qui participent des mêmes procédés d’illusion. Par exemple, lors de la scène du bal, Nemours danse avec une jeune fille et lui parle à l’oreille – pour lui demander qui est la marquise de Poyanne, qu’il vient d’apercevoir. Le narrateur commente ainsi :
La duchesse de Châtillon en aurait été jalouse sans doute, si ce n’est qu’elle [la jeune fille en question] avait une mère qui n’entendait point raillerie sur le chapitre des galants : elle leur donnait leur congé d’abord qu’ils en voulaient à sa fille et qu’elle voyait qu’ils n’étaient pas gens à l’épouser. Gouville avait trouvé le secret de se mettre bien avec elle, parce qu’il lui avait déclaré d’abord son intention ; et elle était bien aise de se défaire de sa fille, et même au plus tôt, parce qu’elle lui avait reconnu certaines inclinations qui lui faisaient croire que la garde n’en était pas trop bonne [...] (p. 5).
13Les galanteries de la Cour ne sont donc pas présentées sur le mode de la prétérition : « la garde qui n’est pas trop bonne » laisse à songer sur ce que peuvent être ces « certaines inclinations » de la fille. Mais en même temps, il n’y a pas de propos général dans les interventions du narrateur, ni de conversations sur ce qui convient aux bons usages des familles et des mariages. Nous sommes bien en présence d’un régime descriptif, dont la régie – pour employer un terme de Ph. Hamon – est assurée directement par le narrateur lui-même.
14Or, comme on sait, dans La Princesse de Clèves, le narrateur intervient une fois, à la fin de l’incipit, en annonçant à la première personne qu’il va passer en revue les dames et seigneurs « les plus galants et les plus magnifiques de la cour » d’Henri II. Un fois et une seule : cet hapax, justement parce qu’il est un hapax, est remarquable et instaure un régime syntaxique de témoignage. Même si La Princesse de Clèves contient des conversations, encore qu’assez brèves, elle s’inscrit ainsi dans le régime descriptif. La prétendue position d’historien du narrateur lui permet, de la sorte, de se poser en peintre et de convertir ses commentaires en renfort de l’illusion référentielle. Il me paraît donc que l’essor de la nouvelle galante correspond à un essor du régime descriptif au détriment du prescriptif, et que le recours à l’histoire vaut, dans ce cadre, comme un moyen de légitimer la description. Ainsi, y aurait-il, des grands romans héroïques au genre nouveau, une différenciation par un changement de volume, du récit-fleuve au récit court, par un glissement de régime, du prescriptif au descriptif, en même temps qu’une différence dans la temporalité historique de référence : de l’histoire antique, de Cyrus ou de Clélie, on est passé à une histoire récente, proche ou quasi contemporaine. En apparence, cela interdit la fiction pure, puisque les personnages sont des personnes dont les faits et gestes – par exemple l’affrontement de Nemours et de Beaufort, et la mort de Nemours – sont connus et vérifiables. Le régime descriptif est ainsi le régime de la crédibilité. On peut l’opposer au cadre narratif pseudo-antique des romans héroïques, qui serait alors celui de la crédulité, postulée et acceptée par le lecteur.
15Et pourtant, il s’agit là d’œuvres qui relèvent du même courant esthétique, littéraire et mondain, la galanterie. On est donc conduit à se demander comment le même milieu et, dans le cas de Scudéry, le même auteur ont opéré ce glissement d’un régime à l’autre. Ce qui sera l’objet de ma seconde – donc dernière – partie.
16Il me paraît que trois perspectives interprétatives complémentaires doivent ici être convoquées. La première relève de la logique interne de l’esthétique galante. Celle-ci privilégie les jeux littéraires, donc les genres brefs – je renvoie ici aux travaux de D. Denis et d’A. Genétiot [5]. L’essor des récits brefs est concomitant avec l’essor d’une mondanité galante nouvelle. Après la Fronde, le milieu galant s’organise autour de salons plus littéraires et plus petits que celui de Mme de Rambouillet, où la conversation se mêle aux jeux d’écriture. Il y aurait ainsi ajustement des formes romanesques sur les modèles mondains. Dans une réunion de société comme la figure la promenade au bois de Vincennes au début de Célinte, on peut lire une nouvelle : il serait trop long, dans la pratique effective, et donc peu vraisemblable, dans la fiction, qu’on lût un roman en plusieurs tomes. Mais cette première interprétation reste partielle : la lecture est aussi affaire solitaire, et un roman long pourrait être justifié par d’autres pratiques. Il faut donc envisager d’autres interprétations.
17Une deuxième analyse pourrait rapporter les formes, donc les choix esthétiques, aux positions des auteurs. Auteurs en position assez faible dans la vie littéraire, ceux qui se tournent vers le roman, genre lui-même mal défini et mal légitimé, ont besoin de trouver des garants de légitimation. Sans quoi, leurs œuvres passent pour des divertissements d’un instant, sans vraie valeur. À cet égard, les trois auteurs que je viens d’évoquer sont bien tous trois en position sociale et institutionnelle faible. Pour Mlle de Scudéry et Mme de Lafayette, je renverrai cette fois au livre de Nathalie Grande [6]. Mlle de Scudéry est certes noble, mais de petite noblesse, et pauvre, et femme. Quelle qu’ait été sa notoriété, elle n’était pas en posture de revendiquer les grands genres, comme les hommes qui avaient l’instruction nécessaire pour cela, ni le dilettantisme aristocratique des moralistes écrivains amateurs comme La Rochefoucauld, ni l’intervention dans le débat d’idées comme les « savants » reconnus. Mme de Lafayette, pour être de noblesse mieux nantie, reste malgré tout une noble de second rang, et elle aussi est femme, donc en position culturelle dominée. Elle aussi a pratiqué le récit fictif et le récit en forme de mémoires historiques. Quant à Courtilz de Sandras, il est en quelque sorte leur symétrique masculin. L’histoire littéraire s’est souvent complue à le présenter comme un « aventurier ». Il était de petite noblesse, il a été militaire, officier quelques années, puis il s’est mêlé de divers moyens pour subsister, parce qu’il semble avoir été assez nécessiteux. Parmi ces moyens, il a été recruteur, pour des membres de sa famille qui étaient assez riches pour avoir leur propre compagnie dans l’armée. Il a été aussi homme de plume. Il a voyagé et séjourné en Hollande, pour y faire imprimer des livres, et pour en faire le commerce en faisant entrer clandestinement en France des livres interdits. Il a écrit et publié – mais jamais sous son nom – et a eu des succès. Ses ouvrages – selon l’étude de J. Lombard, 18 livres attestés – comportent des factums, des pamphlets et des romans. En particulier, il s’est fait une spécialité des mémoires apocryphes. Ses deux grands succès ont été les Mémoires de Monsieur le Comte de Rochefort, et les Mémoires de d’Artagnan. Deux ouvrages que nous connaissons tous, par l’usage qu’en a fait Alexandre Dumas pour bâtir ses Trois Mousquetaires : c’est Courtilz qui a inventé Rochefort, l’agent secret et l’homme de main de Richelieu, et d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis. Courtilz a aussi mêlé à ce pseudo-historique des ouvrages qui se prétendaient historiques. L’introduction de l’histoire, chez lui comme chez ses deux collègues féminines, donne un gage de crédibilité. Mais elle suppose, pour conserver cette crédibilité, qu’on ne délaye pas à l’excès le propos en conversations, et qu’on ne le noie pas dans des leçons de morale. Bref, qu’on raconte l’histoire, ou, comme le dit le dictionnaire de Furetière, qu’on la « décrive », et non qu’on la glose.
18Puisque je viens d’évoquer les trois mousquetaires qui étaient quatre, et l’art de « décrire » l’histoire, cela me conduit au quatrième titre de mon corpus, La Promenade de Versailles.
19Même structure, avec La Promenade de Versailles qu’avec les précédents. Cette « nouvelle » compte... 722 pages. Un narrateur relate, pour répondre à une demande amicale, la visite de Versailles qu’il a faite l’avant-veille, en compagnie d’une dame étrangère et très belle, et de sa suite. Et tout commence bien sûr par une conversation. Dont le sujet, cette fois, est... la description. Une des invitées dit qu’elle aime
les jardins, mais pour s’y promener effectivement et point du tout pour en voir de belles descriptions ; car lorsqu[’elle] en trouve dans les livres, et particulièrement dans les romans, elle les passe sans les lire.
20Occasion parfaite pour le bel esprit du groupe de lui expliquer l’intérêt des descriptions, qu’il définit comme « la première mémoire des beaux lieux », qu’il compare à la géographie comme description du monde, et qu’il soutient en citant Hérodote, et ses successeurs historiens descripteurs. Vient ensuite le récit des amours passées de la belle étrangère, récit qui occupe tout même 400 pages environ.
21Ce récit repose, bien sûr, sur les affres d’une jeune fille qui a deux soupirants. L’un est puissant, mais elle ne l’aime pas. L’autre est obligé de s’enfuir. Il part combattre les Turcs à Candie, il est fait prisonnier par des corsaires, elle est éplorée, mais fidèle, elle l’attend et le cherche. On revient alors au récit de la visite du parc de Versailles, ou plutôt à sa description ; et voici que dans une belle allée paraît un beau jeune homme qui n’est autre... que l’amant perdu et enlevé par les corsaires, qui s’est libéré et qui est venu en France. Même si les conversations sont bien présentes dans ce récit, on y voit une montée en puissance du régime descriptif, en particulier du régime descriptif affirmé et assumé comme tel. Il est revendiqué pour faire la peinture élogieuse du château et du parc de Versailles, ce qui revient à faire l’éloge du roi Louis XIV, de sa galanterie, de ses conquêtes guerrières, et des fêtes galantes qu’il donne pour célébrer ses victoires. Bref, à faire la chronique de l’histoire immédiate.
22La littérature galante apparaît là comme un moyen de l’éloge du roi, mais un moyen qui atteste que les plaisirs mêmes sont dus au roi, que donc prendre du plaisir est un moyen de faire ce qui est bien ; le régime descriptif – de personnes, de lieux et de faits, et même de conversations – se substitue ainsi au régime prescriptif, puisqu’il accomplit la prescription. Cependant, cette prescription a changé par rapport aux romans-fleuves héroïques remplis de conversations. Il ne s’agit plus de dire ce qui est de bon usage dans la belle société, mais de dire la gloire du roi ; le bon usage en apparaît alors comme une conséquence, puisque tout ce qui est bien vient du roi, qui en est non seulement le modèle, mais la source même. Dès lors, le code de lecture donné pour la description est extensif à l’ensemble du récit et de la fiction. Le passage d’une période de l’esthétique galante à l’autre, du roman long au récit court, aurait de la sorte sa raison dans le changement de régime narratif appelé par un changement de situation politique : le roi régnant en maître, l’histoire fictive se lit selon le sens que le règne du roi donne à l’histoire au présent.
23Et c’est là ce qui fait appel à une troisième catégorie d’analyse, celle qui renvoie à des modes de lecture. Je m’y attarderai donc un instant.
24La Princesse de Clèves a été un succès, mais aussi une source de polémiques, qui ont été analysées par H. Merlin notamment [7], et qui portaient sur l’interprétation des attitudes de Mme de Clèves : devait-elle ou non faire aveu de son amour à son mari ? On voit là les effets du régime descriptif : il n’y a pas de code interprétatif inscrit dans l’œuvre même, mais sollicitation de la capacité interprétative du lecteur. Mais les lecteurs de ce temps ne disposaient pas de repères sur les modes d’interprétation du roman, puisque le genre n’était pas reconnu et théorisé. Restait donc la possibilité d’investir dans sa lecture des modèles tirés de la lecture d’autres genres. Et comme le roman était, pour partie, rattaché à l’histoire, des modèles de lecture empruntés à la lecture de l’histoire. En un mot, il s’agissait d’opérer un transfert des codes de réception du récit vrai sur la fiction. Michèle Rosellini a montré que le modèle de lecture alors dominant était celui de la praelectio telle que la pratiquaient les jésuites, qui combinait plaisir de la curiosité et leçon morale [8]. Mais dans une démarche où la leçon morale pouvait n’être pas explicite dans le texte, il convenait d’apprendre à l’y discerner. Un tel mode de lecture était propice à la lecture de connivence des récits historico-galants. Tel me paraît en tout cas être le cas des lectures que les textes que je viens d’évoquer appellent. Certes les conversations évitaient les conclusions closes ; mais elles induisaient fortement des tendances de conclusions. Certes elles offraient des espaces de connivence. Mais il me semble que le roman galant bref affirme le triomphe de la connivence.
25Car l’esthétique galante suppose le jeu, notamment le jeu avec le langage. Elle est un art de se comprendre y compris à demi-mot. Le régime descriptif permet de laisser la connivence s’exercer, et le lecteur découvrir à travers la fiction les implications éthiques. Il relèverait donc davantage de ce que Rancière appelle l’espace où domine le poétique. L’essor du récit bref à référent historique attesté aurait donc pour fonction de répondre aux attentes d’une esthétique, de correspondre aux positions d’auteurs mal nantis sur le plan social, et enfin de satisfaire un lectorat plus mondain qui ne se prête plus au jeu des lectures longues. Faisant cela, il instaure une écriture qui peut user et ré-user des mêmes personnages, quitte à jouer sur la distance historique apparente, jusqu’à jouer de la connivence maximale quand il s’agit de personnages évoquant les figures historiques que les lecteurs peuvent connaître directement. Dès lors, c’est le jeu avec la référence qui devient déterminant, puisque le jeu est le principe même de la connivence.
26L’invention du roman de cette variante-là apparaît ainsi, du moins par hypothèse, comme l’instauration d’un espace de connivence approprié à un lectorat et un auctorat – si je puis dire : ce qui est après tout banal sans doute en littérature. J’ai seulement essayé ici de suggérer quel genre d’auctorat et de lectorat, dans ce cas historiquement curieux où un changement de régime d’écriture advient au sein d’une même esthétique et d’un même milieu, advient, si je puis dire, dans le glissement progressif d’une galanterie à l’autre.
Notes
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[1]
Sur cet ouvrage, voir A. Viala, Les Institutions de la vie littéraire en France au XVIIe siècle, Lille, ART, 1985.
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[2]
Jacques Rancière, Le Partage sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.
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[3]
Delphine Denis, La Muse galante, Paris, Champion, 1997 ; Conversations galantes, Paris, Champion, 1999.
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[4]
Nathalie Grande, Stratégies de romancières, de Clélie à La Princesse de Clèves, Paris, Champion, 1999.
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[5]
Alain Genétiot, Poétique des genres mondains, Paris, Champion, 1997.
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[6]
Nathalie Grande, op. cit., IIIe partie.
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[7]
Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
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[8]
Michèle Rosellini, « La Praelectio », Langue française, 21, 1998.