Notes
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[1]
La Constitution, Introduction et commentaires par Guy Carcassonne, Seuil, Paris, « Essais », 1996, p. 49.
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[2]
Il en va de même dans la Déclaration universelle des droits de l'homme approuvée par l'Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948. Son article 21, § 3, se lit ainsi : « La volonté du peuple est le fondement de l'autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s'exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote. » On retrouve les mêmes dispositions, avec le même silence sur les partis, à l'article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, signé en 1966 dans le cadre des Nations unies, ainsi qu'à l'article 4 du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, adoptée en 1950 dans le cadre du Conseil de l'Europe.
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[3]
La Constitution de la RFA, adoptée en 1949, est la première qui mentionne les partis en Allemagne ; elle les protège davantage que les simples associations, tirant ainsi les leçons de la chute du régime de Weimar et du nazisme.
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[4]
On ne peut qualifier les guelfes et les gibelins de partis, faute notamment d'enceinte parlementaire pour leur affrontement.
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[5]
« Le bonheur est une idée neuve en Europe », dira Saint-Just.
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[6]
Comme le rappelle P. Rosanvallon dans Le peuple introuvable (« Folio Histoire », Gallimard, Paris, 2002, p. 229), l'Assemblée constituante a adopté le 30 septembre 1791, à la veille de sa séparation, un ultime décret qui met les partis hors la loi : « Nulle société, club, association de citoyens ne peuvent avoir, sous aucune forme, une existence politique. »
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[7]
Le plébiscite en faveur de Louis-Napoléon Bonaparte, le 21 décembre 1851, obtenu malgré son coup d'État du 2 décembre 1851, est resté dans la littérature politique comme une illustration privilégiée de l'aveuglement populaire – l'adhésion au « neveu » étant supposée avoir été fondée avant tout sur son lien de parenté avec l'empereur.
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[8]
N. Roussellier, « La contestation interne de la démocratie libérale : un système à transformer », in S. Berstein (dir.), La démocratie libérale, PUF, Paris, 1998, p. 600.
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[9]
Nous n'évoquerons pas ici la révolution d'octobre 1917 et la « solution » bolchévique, qui ne consiste pas à rétablir l'unité mais à abolir la différence c'est-à-dire la division de la société en classes.
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[10]
Cf. M. Ostrogorski, La démocratie et les partis politiques, Fayard, Paris, 1993 ; R. Michels, Les partis politiques, Flammarion, Paris, 1971. La première édition du livre d'Ostrogorski date de 1903 (1912 pour l'édition définitive), et précède donc le livre de Robert Michels (1911), plus connu du grand public mais qui doit beaucoup à Ostrogorski, lequel a également influencé Max Weber. Il faut insister sur le fait qu'on doit à Alexis de Tocqueville la première étude décisive sur le rôle des partis en démocratie, mais en dehors de l'Europe : on la trouve au tome premier de son livre sur La démocratie en Amérique, paru en 1835.
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[11]
Cette remarque ne vaut pas seulement pour la Belgique. Pierre Rosanvallon, tout au long de son livre sur Le peuple introuvable, insiste sur le fait que trois enjeux créent ou révèlent des différences structurelles au sein des démocraties européennes au 19e et au 20e siècles, différences qui empêchent de penser la société comme une totalité uniforme ou une simple collection d'individus : ces vecteurs de différenciation sont, d'après lui, la classe sociale, la religion et la question de la nation et des minorités, ce qui correspond (dans le désordre) aux trois grands clivages belges.
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[12]
On qualifie d'unionisme l'union des deux grandes oppositions, libérale et catholique, au régime hollandais. Cette union se poursuit au début de l'indépendance de la Belgique, en particulier entre 1830 et 1840 ; elle prend notamment la forme de gouvernements associant les deux tendances. Le dernier gouvernement de ce type date de 1855.
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[13]
Cette autonomie des deux formations sociales-chrétiennes anticipe d'une trentaine d'années la scission du PSC-CVP en 1968, qui fait suite à l'affaire de Louvain : le clivage centre/ périphérie prend déjà un tour communautaire.
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[14]
Ce pluralisme se traduit notamment par la liberté de vote accordée aux parlementaires MR sur de grands dossiers éthiques tels que la dépénalisation conditionnelle de l'euthanasie, le mariage entre personnes de même sexe ou le droit d'adoption pour les couples homosexuels.
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[15]
Suite à la condamnation pour racisme par la cour d'appel de Gand, le 21 avril 2004, de trois ASBL participant au financement du Vlaams Blok.
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[16]
La première étant nettement plus marquée à droite et la seconde à gauche, ce qui les situe aux deux bords du clivage possédants/travailleurs.
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[17]
La scission du Parti socialiste belge (PSB – BSP), qui a pris le relais du POB en 1945, s'est opérée en 1978.
-
[18]
Un pilier est un ensemble de structures qui ont une idéologie commune (pilier chrétien, pilier socialiste...) et qui veillent à son influence dans l'organisation de la société ; il peut se composer d'un syndicat, d'une mutualité, d'un parti, d'organisations d'éducation permanente, d'associations professionnelles, d'écoles, etc.
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[19]
D'une part, la position « interclassiste » du Parti catholique et de ses héritiers ne satisfera jamais complètement son aile progressiste, qui tentera à diverses reprises de se structurer pour accroître son influence ; d'autre part, des formations plus ou moins éphémères tenteront de rassembler le monde progressiste chrétien sous une bannière autonome. On peut citer, sur le premier versant, la Ligue démocratique belge : fondée en 1891 et dirigée par des parlementaires catholiques, elle comporte une aile favorable à l'autonomie des organisations ouvrières au sein du monde catholique. Sur le second versant, des formations politiques déposent des listes dans les années 1890. Du côté francophone, elles sont contraintes de rentrer dans le giron du Parti catholique sous les interventions de l'évêque de Liège et de la nonciature, les conservateurs du Parti catholique faisant pour leur part une place aux démocrates-chrétiens dans leur formation. Du côté flamand, le Christene Volkspartij, fondé notamment par l'abbé Daens, obtient des députés en 1894 puis entre 1900 à 1914 ; mais Daens fait l'objet de sanctions de la part de la hiérarchie de l'Église, le parti disparaissant sous cette pression et sous l'effet de la guerre. À l'échelle nationale, l'Union démocratique belge, qui rassemble des travaillistes chrétiens et non chrétiens, obtient des ministres après la Seconde Guerre mondiale, mais un seul élu en 1946, ce qui la fait disparaître. Du côté francophone, dans le contexte de la politique d'austérité budgétaire menée par la coalition sociale-chrétienne/libérale alors au pouvoir, le Mouvement ouvrier chrétien parraine la création en 1982 de Solidarité et participation (SEP), dont l'échec électoral en 1985 scelle le destin.
-
[20]
Traumatisme controversé, les constructions idéologiques faisant partie intégrante du processus décrit ici.
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[21]
On pointera la montée en puissance du capitalisme financier et de politiques de dérégulation et de libéralisation, qui suscitent l'opposition farouche d'une extrême gauche renaissante dans divers pays et, surtout, de mouvements alter-mondialistes. On peut également retenir d'âpres débats sur de grands instruments de politique économique jugés indispensables à la prospérité pour les uns, et vecteurs d'inégalités et de concurrence sauvage pour les autres (projet d'accord multilatéral sur les investissements (AMI) en 1998, contestation frontale de l'Organisation mondiale du commerce depuis 1999, lutte contre la proposition de directive Bolkestein sur les services et contre le projet de traité constitutionnel européen en 2004-2005, etc.).
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[22]
Cf. P. Wynants, « Du PSC au CDH (II), 1999- 2004 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 1895- 1896, 2005.
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[23]
Du moins en Belgique, alors qu'au début du 21e siècle une fracture plus profonde et nourrie de divers traumatismes hautement médiatisés semble se développer en France et aux Pays-Bas autour de toutes les questions relatives à l'immigration, qui mettent en jeu, selon certains, l'identité nationale elle-même.
-
[24]
Le Nouvel Observateur, 3 novembre 2005, p. 108.
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[25]
Les membres les plus connus de ce courant sont Pierre Rosanvallon et Bernard Manin ; on peut également citer Alain Bergounioux et Gérard Grunberg ainsi que, dans une perspective plus large, Claude Lefort et Marcel Gauchet. Notre dette personnelle va au chapitre consacré par Bernard Manin aux « Métamorphoses du gouvernement représentatif » dans ses Principes du gouvernement représentatif, ainsi qu'au chapitre sur « La démocratie des partis » dans le livre de Pierre Rosanvallon déjà cité, Le peuple introuvable.
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[26]
En Belgique, le suffrage capacitaire ne sera employé que pour l'élection des membres du Congrès national en 1830. Mais le suffrage censitaire a également pour effet d'accorder le droit de vote et d'éligibilité à la plupart des « capacités », compte tenu de leurs revenus, tandis que le régime du vote plural (établi en 1893, aboli en 1919) donne une voix supplémentaire aux diplômés.
-
[27]
La dépendance de l'élu à l'égard d'un éventuel parti est plus grande dans le cadre d'un scrutin de liste, tandis que son indépendance est mieux garantie par un scrutin uninominal d'arrondissement.
-
[28]
Même les intérêts de la circonscription qui a élu un parlementaire ne sont pas censés s'imposer à lui : comme le dit l'article 42 de la Constitution belge, « Les membres des deux Chambres représentent la Nation, et non uniquement ceux qui les ont élus. »
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[29]
Cf. l'article « Démocratie » dans l'Encyclopaedia universalis.
-
[30]
R. Michels, op. cit., p. 37.
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[31]
Le dernier gouvernement unioniste est installé en 1855 ; en 1857 s'ouvre une longue période de gouvernements libéraux homogènes ou catholiques homogènes.
-
[32]
P. Rosanvallon emploie cette expression pour désigner la démocratie des partis et d'autres facettes caractéristiques de la même période, directement liées au rôle central des partis (op. cit., p. 217 sq.).
-
[33]
P. Rosanvallon (op. cit.) insiste sur la participation des partis à la construction des identités collectives, rôle qu'ils ont sans doute davantage joué en France qu'en Belgique, où les autres corps intermédiaires entre l'État et les individus sont plus développés.
-
[34]
La première conception a partie liée avec l'octroi du droit de vote et d'éligibilité aux seules élites fortunées et instruites (elle était défendue, en France, par Constant, Guizot, Thiers, etc.), alors que la seconde suspend la démocratie à la souveraineté populaire et donc au suffrage universel. La pensée communiste, sous l'impulsion de Lénine, ira jusqu'à défendre l'idée que le Parti communiste ne représente pas le prolétariat : il est le prolétariat lui-même, le prolétariat actif, conscient de soi et efficace.
-
[35]
Y compris dans un pays comme la France, qui est bien moins républicain dans les faits qu'il ne le croit encore parfois.
-
[36]
En parlant ici de parlement et de gouvernement nous visons tous les niveaux de pouvoir, toutes les relations entre le législatif et l'exécutif, y compris au plan local.
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[37]
Sauf dans des situations de crise au sein de la majorité, qui peuvent conduire jusqu'à la chute du gouvernement, mais qui tiennent à des dissensions internes et non au rôle de contrôle politique joué par le parlement.
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[38]
Toutes les études confirment que malgré une réelle ouverture au niveau local, les postes de parlementaire restent concentrés, quant à eux, dans les mains de catégories bien définies : des hommes davantage que des femmes, des quadragénaires et des quinquagénaires davantage que des jeunes ou des plus âgés, des diplômés d'études supérieures et en particulier des juristes, enfin des personnes déjà détentrices d'une expérience politique et d'un mandat local. Parmi d'autres variables, cette primauté s'explique par la place conférée aux candidats sur les listes, et par les fonctions non électives que les partis confient aux plus diplômés (par exemple dans les cabinets ministériels), ce qui les dote d'une expérience utile. Cf. P. Delwit, B. Hellings, J.-B. Pilet et É. van Haute, « Le profil des candidats francophones aux élections fédérales du 18 mai 2003 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 1874-1875, 2005.
-
[39]
Ou, dans la littérature scientifique, de « partitocratie ».
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[40]
À l'exception de certaines formations extrémistes, qui de ce fait même se mettent en marge du système et rêvent de l'abolir : la démocratie des partis intègre des formations réformistes, quoi qu'il en soit de leur programme originel.
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[41]
À l'inverse, une série de succès dans une direction donnée permet d'envisager des étapes supplémentaires dans la même voie.
-
[42]
En particulier Richard S. Katz et Peter Mair, entre autres dans un article de modélisation très remarqué : « Changing models of party organization and party democracy : the emergence of the cartel party », Party Politics, vol. 1, n° 1, 1995.
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[43]
Selon une étude de la Katholieke Universiteit Leuven, les montants attribués sont passés de 634.000 euros en 1972 à plus de 48 millions d'euros en 2004.
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[44]
En termes de temps libre global, qu'il soit bien ou mal réparti entre les personnes.
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[45]
Il existe peut-être un lien entre ce déficit de confiance et l'engouement populaire, dans la même période, pour des personnages de roman, de cinéma, de bande dessinée, de vidéo..., dotés de pouvoirs surnaturels, d'une supériorité d'ordre mythologique, magique ou ésotérique – personnages dont certains ajoutent la vertu à la puissance.
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[46]
Cf. le livre de Bernard Lahire, L'homme pluriel.
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[47]
Habileté qui peut être acquise avec l'aide de spécialistes de la communication, dont le nombre explose littéralement au cours de la période.
-
[48]
Cf. B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, Paris, 1995, p. 288 sq.
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[49]
V. de Coorebyter, La citoyenneté, CRISP, Dossier n° 56, 2002.
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[50]
La consultation populaire se distingue du référendum par le fait que le résultat d'une consultation populaire, en droit, ne lie pas les autorités publiques : celles-ci peuvent ne pas suivre l'avis émis par la majorité des votants.
Première partie. Des démocraties sans partis ?
1Les liens entre la démocratie et les partis politiques demeurent étonnants. On ne connaît pas de réelle démocratie sans partis. On reconnaît, à l'inverse, un régime autoritaire dissimulé sous une apparence de démocratie au fait qu'il contrôle étroitement les partis, qu'il dissout ou interdit certains d'entre eux, ou qu'il impose l'existence d'un parti unique, réduisant ainsi à néant les prérogatives accordées à un éventuel parlement. Pourtant, si l'existence, la pluralité et la liberté des partis semblent désormais constituer une condition sine qua non de la démocratie, les Constitutions adoptées lors de la fondation des États démocratiques, en Europe comme en Amérique, n'accordaient aucune place aux partis, plusieurs de leurs dispositions montrant même qu'elles s'en défiaient. Les partis ont « longtemps erré dans une sorte de no man's land juridique [1] », encore accentué par le fait qu'ils ne relèvent généralement pas du droit des associations, ou de manière seulement partielle, n'étant que rarement constitués sous cette forme juridique qui permettrait trop aisément à l'État de s'immiscer dans leur fonctionnement.
2Les Constitutions actuelles des pays démocratiques reconnaissent davantage le rôle des partis, mais ces derniers y occupent toujours la portion congrue voire une place indirecte. Ils sont pratiquement cantonnés au rôle d'organisations qui concourent à la formation de la volonté politique du peuple (Constitution allemande, art. 21) ou à l'expression du suffrage (Constitution française, art. 4 ; Constitution italienne, art. 49), quand ils ne sont pas visés de manière seulement indirecte, à travers une disposition établissant le mode de scrutin, proportionnel ou majoritaire (Constitution belge, art. 62) [2]. Ils sont parfois étroitement encadrés, l'État pouvant contrôler le respect de certaines obligations des partis et décider de dissoudre un parti dans certaines conditions (Constitution allemande, art. 21) [3].
3Les Constitutions démocratiques, qui déterminent la manière dont les pouvoirs s'exercent, laissent ainsi entendre que les partis ont conquis un pouvoir et une influence de fait qui n'étaient pas concevables a priori et, peut-être, pas pleinement légitimes a posteriori. Si la Constitution française reconnaît les partis en son article 4, elle a été élaborée par le général de Gaulle pour sortir des errements de la IVe République dans laquelle il voyait le « régime exclusif des partis » ; l'élection du président de la République au suffrage universel (introduite en 1962) était par ailleurs destinée, dans son esprit, à doter l'État d'un chef « placé au-dessus des partis ». Aujourd'hui encore les partis ont mauvaise presse, et leur financement public est à la fois récent et, le plus souvent, consécutif à des scandales judiciaires qui ont contraint le monde politique à transformer ses pratiques, mais l'ont aussi amené à oser revendiquer le financement collectif de leur contribution à la démocratie.
4Le principal motif de l'absence des partis dans la conception originelle de la démocratie est d'ordre pratique, et doit être souligné d'emblée. Les premiers régimes démocratiques modernes, fondés au 18e ou au 19e siècle, se caractérisent par les droits et les libertés accordées aux parlements, mais n'accordent qu'un droit de vote et d'éligibilité extrêmement restrictif, qui ne profite qu'à une petite minorité de citoyens. Dans ce contexte, la sélection des candidats et les campagnes électorales sont d'une grande simplicité : sauf exception, les candidats appartiennent aux couches sociales supérieures, s'imposent par leur prestige et s'adressent sans difficulté à leurs électeurs, qui sont peu nombreux et appartiennent à peu de choses près au même monde, y compris au plan géographique (les élections s'organisent dans de très petites circonscriptions compte tenu des moyens de transport). Personne dès lors, à cette époque, n'imagine que l'on puisse avoir besoin d'organisations telles que les partis pour mettre les procédures électorales en œuvre, et notamment pour sélectionner des candidats, animer les campagnes et mobiliser les électeurs.
5Mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi aucune place n'était réservée aux partis dans la conception première de la démocratie, ni pourquoi une évidente défiance continue à entourer leur action. Ce double phénomène tient au fait que les embryons de partis auxquels on pouvait songer au départ étaient considérés, non comme des rouages de la démocratie, mais comme une menace pour son bon fonctionnement, et ce pour deux grands types de raisons.
Le mythe de l'unité
6Il peut paraître étrange, aujourd'hui, que l'on ait pu concevoir une démocratie sans partis, comme si une société pouvait ne pas connaître de divisions sociales et idéologiques assez fortes pour conduire à la concurrence des idéaux et des intérêts collectifs au travers d'organisations partisanes. Les conditions de naissance des démocraties contemporaines éclairent ce paradoxe. Les démocraties sont nées de la lente transformation des assemblées d'Ancien Régime, transformation sous-tendue par une volonté d'indépendance à l'égard du pouvoir royal ou par une résistance, à l'époque des monarchies absolutistes, à l'arbitraire royal. L'unité a ainsi constitué un mot d'ordre majeur pour les parlementaires dans leur lutte contre les excès de pouvoir de la couronne sous l'Ancien Régime : si elle n'a jamais été complète (certains ont choisi le camp du pouvoir royal au détriment des assemblées), l'unité a constitué une valeur forte, incessamment opposée à tous les ferments de division.
7Lorsque la monarchie absolue, la division de la société en ordres et les privilèges accordés au clergé et à l'aristocratie ont été contestés puis démantelés, c'est encore au nom de l'unité que la lutte a été menée : unité, cette fois, de la nation conçue comme un ensemble de citoyens libres et égaux, considérés indépendamment de leur naissance et de leur fonction, soumis à une autorité politique à laquelle ils ont consenti et dont les droits sont garantis par les lois votées par un parlement indépendant, constitué d'élus qui représentent la nation entière et non tel ordre, telle caste, telle partie de la société. Dans ce cadre, les minorités organisées que for maient les corporations de métiers, les ordres d'Ancien Régime ou les clubs et les factions que l'on avait vus à l'œuvre sous la Révolution française suscitaient la méfiance : il s'agissait forcément d'associations partielles défendant des intérêts ou des valeurs spécifiques. Les partis étaient donc vus comme autant de ferments de division, le Contrat social de Rousseau restant l'expression la plus fameuse de cette défiance.
Rousseau : de la volonté générale à la condamnation des partis
Par quelle procédure déterminer ce qui est utile ou pas à la société ? Seule la volonté générale peut en décider :« Ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre ; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède. »
Cette première approche relève encore de la tradition chrétienne du bien commun. Mais il existe aussi une définition plus fine de la volonté générale. Rousseau la définit et la met en œuvre en partant des hommes comme ils sont, c'est-à-dire des volontés particulières qui reflètent leurs intérêts particuliers ; c'est de l'anéantissement réciproque des volontés particulières que se dégage, par soustraction, la volonté générale :« ... la volonté générale peut seule diriger les forces de l'État selon la fin de son institution, qui est le bien commun ; car si l'opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l'établissement des sociétés, (...) c'est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée. »
Rousseau en tire une conséquence qui constitue une condamnation abrupte des démocraties contemporaines, c'est-à-dire de tout ce qui ressemble à des groupes de pression et à des partis :« Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt commun, l'autre regarde à l'intérêt privé, et ce n'est qu'une somme de volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s'entredétruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. »
Du Contrat social, livre I« ... quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l'État : on peut dire alors qu'il n'y a plus autant de votants que d'hommes, mais seulement autant que d'associations. Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin quand une de ces associations est si grande qu'elle l'emporte sur toutes les autres, vous n'avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors il n'y a plus de volonté générale, et l'avis qui l'emporte n'est qu'un avis particulier.
Il importe donc pour avoir bien l'énoncé de la volonté générale qu'il n'y ait pas de société partielle dans l'État, et que chaque Citoyen n'opine que d'après lui. »
8Comme l'a démontré Tocqueville dans L'Ancien Régime et la Révolution, la Révolution française – mais cela vaut aussi pour la constitution des États-nations au 19e et au 20e siècles – a prolongé la recherche d'unité qui avait dominé la politique des rois de France depuis Louis XI. Sous la monarchie comme sous la république et l'empire, la montée en puissance de l'État tend à faire triompher la loi sur les coutumes locales, la règle générale sur les particularismes régionaux, la nation sur les baronnies. Sous la monarchie déjà, l'unité était érigée en valeur politique dominante. Le roi la symbolisait par sa personne ; la foi religieuse, unifiée par la figure papale ou par la figure royale selon les cas, devait être commune à tout le royaume, fût-ce en combattant l'hérésie par la force ; la justice était rendue au nom de Dieu, dont la volonté ne peut varier. Claude Lefort a montré, dans L'invention démocratique, que la rupture provoquée par la démocratie n'est pas seulement d'avoir mis la liberté à la place du despotisme, ou l'égalité à la place de la hiérarchie, bref, d'avoir aboli une société d'ordres. La vraie rupture est d'avoir mis le multiple à la place de l'unité en vidant le lieu du pouvoir, en abolissant le mythe de l'incarnation du pouvoir dans un homme, le roi, dont l'unité individuelle était censée refléter l'unité organique de la société, la complémentarité harmonieuse entre ceux qui travaillent, ceux qui prient et ceux qui se battent. Mais ce remplacement de l'unité par la multiplicité, par le pluralisme et la différence, ne s'est opéré que de manière lente et progressive, et a rencontré de très fortes résistances. À la naissance des démocraties parlementaires l'unité restait un impératif fort, qui ne conférait ni place ni légitimité à des partis au sens actuel du terme, qui représentent par définition une diversité de valeurs, d'intérêts, de groupes, de conceptions de la société.
9Les deux plus anciens partis connus [4], à savoir le parti whig et le parti tory qui structureront la politique anglaise jusqu'au 19e siècle, tirent d'ailleurs leur nom de deux injures : celle désignant les insurgés catholiques irlandais pour les tories (partisans de la prérogative royale), celle désignant des presbytériens du sud-ouest de l'Écosse pour les whigs (défenseurs des droits du parlement). Si ces partis gagneront ensuite leurs lettres de noblesse, cette origine n'est pas due au hasard : elle reflète une méfiance à l'égard de toute division profonde qui menacerait l'unité du pays – division dont le terme même de parti (du latin pars, la partie, ou partes au pluriel, c'est-à-dire les « factions », terme péjoratif synonyme de « partis » au 18e siècle) porte témoignage et rappelle la menace.
10Les parlementaires agissent pour le bien de la nation, qui ne peut se monnayer en intérêts particuliers : le mythe fondateur de la démocratie, autant que sur l'idée de liberté, vit sur l'idée de bonheur collectif [5], sur la conviction que l'autorité politique peut et doit gouverner en visant le plus grand bonheur du plus grand nombre. À l'arbitraire royal, qui servait les intérêts du monarque et de sa famille, à la société d'ordres de l'Ancien Régime, qui privilégiait certaines castes et flattait l'égoïsme et l'esprit de rivalité, la démocratie doit substituer un pouvoir consenti et bienveillant (dépendant des électeurs pour se maintenir, donc contraint à la bienveillance) qui vise le « bien commun » (expression reprise à l'Antiquité et à la pensée chrétienne), la « volonté générale » (Rousseau et la Révolution française [6]) ou le « bien public » (notion issue de la doctrine juridique classique et du calvinisme). Le peuple, dans cette conception, représente un ensemble indifférencié d'individus appartenant à une même nation et donc supposés bénéficier également de ses bienfaits et vouloir également sa prospérité : seuls les étrangers constituent une enclave, un vecteur de division.
La peur du peuple
11Tout ce qui précède repose sur l'idée que l'unité nationale est une donnée de départ ou un idéal accessible, que la pluralité interne à un État (pluralité religieuse, sociale, idéologique, linguistique...) reste marginale et ne doit pas empêcher la recherche d'unité. La conception de la démocratie a cependant connu une forte inflexion sur ce point à partir du moment où l'on a jeté sur ce système politique, et surtout sur le peuple, un regard très différent, qui prend davantage acte des fractures qui traversent la société, mais qui s'efforce encore de les réduire, qui se refuse à les entériner et, plus que jamais, à admettre qu'elles puissent conduire à la création de partis politiques reflétant les principales composantes du corps social. Ce nouveau regard a suivi les chocs révolutionnaires du 18e et du 19e siècles, la naissance du prolétariat et les premières grèves et manifestations de masse, c'est-à-dire des phénomènes ressentis par beaucoup comme une violence organisée et proprement politique. Face à ces événements vécus comme autant de traumatismes, tout un courant de pensée en a conclu qu'il fallait tenir le peuple à l'écart du fonctionnement de la démocratie et se défier des partis : dans cette optique, les divergences collectives sont actées mais elles ne sont pas reconnues, et encore moins légitimées.
12Au 19e siècle, qui est le siècle par excellence de la démocratie parlementaire, la plupart des auteurs voient d'un très mauvais œil l'intrusion du peuple dans la vie électorale et, a fortiori, dans la vie parlementaire. Membres des élites lettrées, ils tiennent le peuple pour une masse ignorante, incapable de coopérer à l'élaboration des lois et à la préparation des décisions, prompte à se laisser emporter par la passion, l'allégeance irraisonnée à une cause ou à un homme [7], voire par la colère et la révolte. Les violences qui ont terni la Révolution française, et dont les révolutions de 1830 et de 1848 dans de nombreux pays européens font craindre le retour, perpétuent cette méfiance à l'égard du peuple et conduisent à voir un danger dans la création d'organisations stables et structurées qui prétendraient représenter les grandes sensibilités présentes dans la masse de la population. Même dans les milieux qui partagent la vision libérale de l'organisation des pouvoirs, c'est-à-dire la vision qui dote un parlement librement élu du pouvoir législatif et d'une mission de contrôle du gouvernement, on se méfie de l'expression politique pleine et directe du peuple : on continue à « privilégier la logique libérale selon laquelle la voix du peuple [doit] être à la fois endiguée et guidée [8] ».
13Alimentée également par le rationalisme, qui conduit à se méfier des passions et des préjugés imputés aux masses peu instruites, la représentation que l'on se fait alors du peuple exclut de la démocratie de larges parties de la population, au profit desquelles on prétend gouverner, mais sans s'inquiéter de suivre leur volonté puisqu'elle n'est pas bien informée – qu'il s'agisse des masses paysannes et ouvrières, pauvres et peu alphabétisées, des femmes, des enfants, des vagabonds, des chômeurs ou des mendiants, exclus du droit de suffrage... Seules les couches sociales susceptibles de former un corps politique actif étant concrètement prises en compte, ce corps politique ne semble pas traversé d'oppositions irréductibles qui devraient conduire à des coalitions fixes d'intérêts et de programme c'est-à-dire à des partis. Des fractions de population font parfois l'objet d'une représentation spécifique dans les démocraties parlementaires du 19e siècle, mais il s'agit, significativement, d'ordres, de corporations ou de territoires consacrés sous l'Ancien Régime.
14Quant au problème de la légitimité du pouvoir démocratique dans un tel système de pensée qui exclut, de fait et de droit, l'intervention des masses populaires dans les choix politiques, il est souvent réglé par des considérations de psychologie sociale. Il est entendu, pour nombre d'auteurs, que le peuple n'a jamais choisi ses maîtres, mais s'y est toujours accoutumé tant qu'ils ne se comportaient pas en despotes, le consentement populaire étant d'abord une obligation puis prenant la forme, au fil du temps, d'un attachement au régime et à ses chefs.
La critique conjointe de la démocratie et des partis
15Lorsque le régime démocratique – dont on voit qu'il est loin d'avoir réuni l'accord de tous sur des principes aujourd'hui tenus pour évidents – entrera dans une crise profonde après la Première Guerre mondiale, les partis politiques seront dans l'œil du cyclone. S'ils avaient entre-temps imposé leur rôle dans la vie démocratique, la vaste critique des institutions qui conduira, parmi d'autres facteurs, à l'instauration de régimes autoritaires ou fascistes en Europe se focalisera sur les effets délétères des partis et conduira souvent à prôner leur disparition. Les partis seront ainsi considérés comme inséparables de la démocratie, mais pour être condamnés en même temps qu'elle et laisser la place à des régimes autoritaires.
16De 1918 à 1940 les partis sont accusés, comme les parlements, de ne pas représenter fidèlement la nation, de la diviser en camps rivaux qui ne s'ancrent pas dans de réelles divergences de vues ou d'intérêts, de se perdre dans des jeux d'opposition, de tactique, d'alliance..., qui se déroulent en vase clos et ignorent la situation et la volonté du « peuple réel », dont les parlementaires n'offrent qu'une image déformée et grimaçante sous la forme d'un « peuple légal ». Dans tous les cas, c'est la restauration de l'unité nationale qui est à l'ordre du jour, mais les tenants d'une solution autoritaire ne la confient pas à la démocratie : l'unité doit être rétablie, soit sous la férule d'un monarque doté de pouvoirs très étendus, soit par un chef non dynastique, soit par l'instauration ou la restauration d'un système corporatiste [9].
17Ce dernier s'inspire de la reconnaissance des ordres et des corporations de métiers sous l'Ancien Régime, et propose que les grands groupes d'intérêts « réels », les métiers, les syndicats, les « forces vives » (entreprises et classes moyennes) soient représentés comme tels. Le système de l'élection parlementaire, qui réserve le droit de suffrage aux individus, serait donc remplacé par des délégations des groupes mentionnés. L'unité nationale serait ainsi restaurée car ces groupes découvriraient, en dialoguant directement entre eux, qu'ils constituent les organes complémentaires et interdépendants d'une même nation et qu'ils peuvent s'accorder sur des décisions rencontrant les intérêts de tous. Dans cette vision organiciste comme dans les projets monarchistes ou autocratiques, les partis sont considérés comme des fauteurs de troubles qui opposent artificiellement les groupes et les citoyens entre eux dans le seul but de capter des portions de pouvoir. L'organicisme reconnaît des composantes très distinctes au sein de la société, mais conclut que leur unité reste possible et souhaitable pour autant qu'on sorte du cadre de la démocratie et du multipartisme.
Deuxième partie. Des clivages aux partis en Belgique
18Les premières études marquantes consacrées aux partis politiques dans l'Europe démocratique, dues à Moisei Ostrogorski et à Robert Michels [10], ont montré que les partis prendront de l'importance, et adopteront le type d'organisation qu'on leur connaît encore aujourd'hui, dans le cadre du suffrage universel. Selon cette approche, les partis sont nés afin de résoudre un problème pratique : comment, une fois que le suffrage devient universel, sélectionner des candidats dans tout le pays, les faire connaître de tous et mobiliser des électeurs appartenant à toutes les composantes de la société ?
19Cette fonction au départ inattendue a joué un rôle essentiel dans le développement des partis, au 19e et surtout au 20e siècle. Mais, malgré son importance, on ne peut y voir l'origine même des partis : la simple chronologie des événements en Belgique l'indique déjà, qui voit les trois principales formations naître respectivement en 1846 (Parti libéral), 1884 (Parti catholique) et 1885 (Parti ouvrier belge), alors que le suffrage universel (masculin et plural) n'est instauré qu'en 1893. La nature des partis belges est plus aisément saisissable si l'on tient compte des clivages qui traversent durablement la société, et qui agissent à un niveau que l'on peut qualifier d'infrastructurel : il s'agit de phénomènes déterminants à l'égard de la vie politique envisagée au sens étroit, étant entendu que le niveau infrastructurel ne se limite pas à la vie économique. Cette approche par les clivages est d'ailleurs reconnue, dans les milieux scientifiques, comme la meilleure clé d'explication de l'histoire politique et institutionnelle du pays. Elle rend compte des effets des principales évolutions (laïcisation, industrialisation, centralisation) à l'œuvre en Belgique à partir de la fin du 18e siècle, effets qui furent particulièrement importants en termes de structuration des partis.
La notion de clivage
20En science politique, le terme de clivage désigne une division profonde à l'intérieur d'une société, qui se traduit par des tensions persistantes et par la création de groupes et de partis opposés les uns aux autres sur l'objet du conflit.
21Stein Rokkan, qui a le mieux systématisé la méthode d'approche fondée sur les clivages et son application aux pays d'Europe occidentale, a montré que la période 1780- 1830 présente un double intérêt : elle voit se produire à la fois une révolution politique, avec la disparition des institutions d'Ancien Régime et la formation, à travers diverses expérimentations, d'un régime constitutionnel et représentatif moderne, et une révolution industrielle, qui entraînera des changements importants dans la vie économique et sociale.
Les quatre clivages classiques
- le clivage Église/État (aussi appelé clivage philosophique), qui oppose les défenseurs de la liberté et de la prééminence de l'Église aux tenants d'un État neutre et laïque, notamment quant à leur rôle respectif en matière d'enseignement, d'assistance et d'éthique ;
- le clivage possédants/travailleurs (aussi appelé clivage socio-économique), qui oppose les bénéficiaires de l'industrialisation et de la propriété privée des capitaux aux prolétaires et aux salariés ;
- le clivage industrie/agriculture ou ville/campagne, qui oppose les défenseurs des intérêts industriels et urbains aux défenseurs des intérêts agricoles et ruraux ;
- le clivage centre/périphérie (aussi appelé clivage communautaire en Belgique), qui oppose les tenants d'un État unitaire (voire centralisé), comme l'est l'État français, aux tenants d'une autonomie des régions périphériques, qui peut passer notamment par un cadre fédéral.
22En Belgique, le troisième des quatre clivages classiques n'a jamais pris une importance majeure, à la différence du dernier qui est à l'origine de la fédéralisation du pays et de ce qu'on appelle les problèmes communautaires, qui ont connu une grande acuité en raison notamment de la diversité des langues parlées par la population. Une brève présentation des trois clivages qui ont dominé l'histoire de Belgique jusqu'à aujourd'hui – même si le poids de l'un d'entre eux est désormais moindre – devrait faciliter la compréhension du processus de création des principaux partis politiques.
Les trois grands clivages de la société belge
- En 1830-1831, la Belgique indépendante a adopté une Constitution particulièrement démocratique pour l'époque, qui liquidait des résidus d'Ancien Régime. Cette révolution politique a entraîné un clivage Église/État. Au 19e siècle, des catholiques taxés de cléricalisme et des libéraux qualifiés d'anticléricaux se sont opposés au sujet du rôle de l'Église dans l'État et dans des secteurs importants de la vie sociale, comme l'enseignement et l'assistance. Le mouvement de désacralisation a conduit à une reconnaissance générale du caractère laïque de l'État, manifeste dans l'organisation des pouvoirs établie par la Constitution, qui ne réserve aucune place à l'Église dans le fonctionnement des institutions politiques. Mais cela n'a pas empêché des affrontements, d'intensité variable dans le temps, autour d'enjeux parmi lesquels l'enseignement fut l'un des plus importants. On peut aussi retenir, à la fin du 19e siècle, la querelle des inhumations, qui portait sur le droit de l'Église à imposer ou à interdire ses rites funéraires aux personnes qui se tenaient à l'écart de ses préceptes. Ces affrontements, caractéristiques de la seconde moitié du 19e siècle et qui ont contribué à bipolariser la vie politique (nous verrons comment en termes de partis), ont connu de vives résurgences au 20e siècle, particulièrement au moment de la guerre scolaire, entre 1950 et 1958. La conclusion du Pacte scolaire en 1958 a été suivie d'une phase de repli de tels enjeux, qui ne conduisent plus à des affrontements d'aussi grande ampleur. La tension demeure cependant latente, sur les mêmes enjeux, sur des questions similaires ou sur de nouvelles questions telles que la laïcisation du droit, c'est-à-dire son indépendance à l'égard de la tradition chrétienne ou catholique (facilitation du divorce, dépénalisation de l'avortement, etc.).
- La révolution industrielle a entraîné un clivage possédants/ travailleurs. Dans un univers où la relation de salariat se généralise et où l'entreprise privée prédomine, les conditions de travail et le niveau des salaires, entre autres, mettent les salariés et les propriétaires d'entreprises en position antagoniste. L'action du mouvement ouvrier, en ses diverses branches et au travers de multiples moyens de pression dont la grève et la manifestation de masse, a d'abord été strictement contrôlée ou sévèrement réprimée (notamment au cours de l'année 1886, au plus fort d'une situation de misère sociale). Sur la durée elle a cependant conduit à reconnaître la légitimité de l'intervention de l'État en matière économique et sociale, et à institutionnaliser des pratiques de négociation, de consultation et de concertation auxquelles les syndicats ou les mutuelles sont associés, face au monde patronal et aux classes moyennes (agriculteurs et indépendants). Si ce clivage a semblé perdre de son acuité à certaines époques, notamment dans la période de croissance des années 1950 et 1960, la mutation économique et la crise de l'emploi ouvertes dans les années 1970 ont rendu le consensus social beaucoup plus précaire, et ont conduit à des réformes ou à des résistances aux réformes très mal vécues par tel ou tel acteur central.
- La révolution politique a aussi entraîné un clivage centre/périphérie, auquel une attention particulière doit être accordée en Belgique. L'État belge, dont la création est relativement tardive et artificielle, n'est pas au même degré que les États voisins le point d'aboutissement d'un processus de formation nationale. En outre, il ne reconnaissait à l'origine aucune autre langue officielle que le français, alors que la grande majorité de la population parlait des dialectes flamands ou des dialectique romans : il s'est donc trouvé confronté, dès sa naissance, aux problèmes posés par la dualité des cultures et des langues et par la diversité du fait régional. La tension est en fait double : il y a d'une part une opposition entre francophones et néerlandophones sur des enjeux comme les problèmes d'emploi des langues et les rapports de force entre communautés, et d'autre part une opposition entre fédéralistes et unitaristes sur des enjeux comme la structure institutionnelle de l'État et les relations entre les divers niveaux de décision au sein de l'État. Le schéma institutionnel se compliquera par la suite, du fait de la priorité donnée du côté flamand à la création de communautés fondées sur la langue et la culture et de la priorité donnée en Wallonie à la création de régions fondées sur le territoire et l'économie.
24D'autres clivages ont traversé la société belge, sur des enjeux comme la politique étrangère par exemple ; mais aucun autre n'a eu la même permanence ni le même effet structurant sur le système des partis et des groupes [11]. L'hypothèse a cependant été lancée de la formation de nouveaux clivages, hypothèse qui ne fait pas encore l'unanimité mais que nous examinerons après avoir évoqué la formation des partis dans le cadre des trois clivages incontestés.
La création des partis
25On ne trouvera pas, en ce qui suit, une histoire des partis belges : l'objectif de ce développement sera simplement d'indiquer en quoi les principales formations politiques sont nées sous l'impulsion des clivages qui ont structuré, non seulement le paysage politique, mais aussi la société belge dans son ensemble.
Le clivage Église/État
26Le premier clivage, d'ordre philosophique, divisera d'abord les couches supérieures de la société : dès l'époque unioniste [12], les « cléricaux » et les « anticléricaux » s'opposent sur le rôle respectif de l'Église et de l'État. Cette question sera peu sensible au sein du monde paysan, qui restera longtemps très majoritairement catholique, mais elle divisera le monde ouvrier : suite à l'impulsion donnée par l'Église pour la création d'organisations ouvrières chrétiennes (sociétés de secours, mutuelles, syndicats...) destinées à combattre le double péril « rouge » et « laïque », le monde ouvrier sera majoritairement chrétien en Flandre alors qu'il sera majoritairement anticlérical en Wallonie. Le clivage Église/État atteindra aussi les classes et les couches moyennes (employés, indépendants, etc.), notamment par la généralisation de l'enseignement primaire puis secondaire, couplée à la création de réseaux d'enseignement public concurrençant l'enseignement privé catholique.
27En termes politiques, ce clivage a conduit à la création du premier parti qui s'inscrira durablement dans l'histoire, à savoir le Parti libéral. La première organisation politique de Belgique, l'Alliance libérale de Bruxelles créée en 1841, prend l'initiative de réunir en 1846 le congrès constitutif du Parti libéral, ou Confédération générale du libéralisme en Belgique. Un palier est ainsi franchi du fait que l'Alliance libérale de Bruxelles, qui ne possédait qu'une assise régionale, se fond dans une structure active dans l'ensemble du pays et réunissant des associations d'arrondissement comprenant elles-mêmes des comités de canton.
28S'il compte des catholiques et des protestants pratiquants dans ses rangs, le Parti libéral est anticlérical à l'origine et devient progressivement libre-penseur. L'évolution de sa politique scolaire témoigne de ce glissement, par la création d'un enseignement officiel puis par l'obligation faite à cet enseignement d'être philosophiquement neutre, et non anticlérical. Au point de vue économique et social, le parti défend le libéralisme économique (non-intervention de l'État, qui est cantonné dans un rôle de gendarme en la matière), sans avoir le monopole de ce positionnement sur le deuxième grand clivage : la bourgeoisie catholique se situe dans le même camp au 19e siècle.
29La création de partis socialistes puis du Parti ouvrier belge (1885) approfondira le clivage Église/État, ces formations adoptant une ligne très anticléricale fondée sur la conviction selon laquelle les forces politiques catholiques, l'Église et les organisations catholiques en général défendent une conception de l'ordre qui favorise les intérêts des possédants. Dès 1885 donc, deux partis importants se situent dans le camp anticlérical, avec une vision différente de l'étendue des missions à confier à l'État, mais une même volonté de le soustraire, en toutes ses composantes dont l'école, à ce qu'ils estiment être l'influence indue de l'Église. La décennie 1950, avec quatre années de gouvernement social-chrétien homogène (1950-1954) puis quatre années de gouvernement socialiste-libéral (1954-1958), sera le théâtre d'une guerre scolaire qui confirmera l'acuité des divergences entre partis autour du clivage philosophique.
30Le clivage Église/État inspirera également la création d'un véritable parti catholique. Celle-ci sera cependant tardive : au 19e siècle, les catholiques s'organisent surtout à l'échelle des arrondissements pour mener leurs campagnes électorales, et se divisent en catholiques libéraux, fidèles à l'esprit de la Constitution et à l'unionisme, et en ultramontains, partisans d'une religion d'État et d'une limitation des libertés individuelles. Ce manque de structure unifiée présente cependant l'avantage, pour les parlementaires catholiques, de pouvoir obtenir l'appui de groupes sans étiquette confessionnelle, tels que l'Antwerpse Meetingpartij, coalition anversoise de catholiques, de défenseurs de la langue flamande et d'antimilitaristes représentés au Parlement à partir de 1862, et les Nationaux-Indépendants, neutres modérés, victorieux à Bruxelles lors des élections législatives de 1884.
31Des congrès catholiques nationaux sont organisés à Malines en 1863,1864 et 1867, mais il s'agit là de rassemblements d'œuvres et d'organisations catholiques sans objectif politique clairement déclaré. Un véritable Parti catholique organisé n'apparaît qu'en 1884, lorsque les comités scolaires catholiques suscités par le clergé en période de guerre scolaire se transforment en sections locales du parti, dont le caractère confessionnel ne laisse aucun doute. Franchement libéral au plan socio-économique et conservateur en matière éthique, le Parti catholique ménage une place en son sein pour des organisations chrétiennes représentatives du monde ouvrier au fur et à mesure de leur développement, son positionnement sur le clivage socio-économique devenant « interclassiste » et son fonctionnement faisant une place à une tendance progressiste, la démocratie chrétienne. Entre les deux guerres mondiales, le parti se présente d'abord sous le nom d'Union catholique belge, dont la formation en 1921 vise à resserrer les liens entre le parti et le monde catholique. En 1936 se constitue le Bloc catholique, qui associe deux formations autonomes, l'une flamande et l'autre francophone [13].
32En 1945, le Bloc catholique fait place au PSC – CVP (Parti social-chrétien-Christelijke Volkspartij). Ce nouveau parti, théoriquement déconfessionnalisé, continuera cependant, comme ses héritiers francophone et néerlandophone devenus autonomes en 1968, à défendre des thèses et des intérêts conformes à l'ancrage confessionnel du Bloc catholique : défense de l'école privée, résistance à la facilitation du divorce, opposition à la dépénalisation de l'avortement (plus marquée cependant au CVP qu'au PSC), etc. Une véritable inflexion n'aura lieu qu'au début du 21e siècle, avec la transformation des deux partis issus de l'ancien PSC – CVP. Le parti issu du CVP, à savoir le CD & V (Christen-Democratisch en Vlaams, fondé en 2001), reste un parti à référence chrétienne (mais non exclusivement catholique), tandis que le CDH (Centre démocrate humaniste, fondé en 2002) a abandonné la référence chrétienne et revendique un pluralisme en la matière, son opposition unanime à la dépénalisation conditionnelle de l'euthanasie et au mariage entre personnes de même sexe étant présentée comme une réaction aux dérives du pouvoir médical et aux excès de l'individualisme, facteurs d'anomie. Comme nous le verrons, la neutralité du CDH sur le clivage philosophique s'accompagne d'une réflexion interne sur ce qui fait la spécificité de ce parti, qui serait désormais à chercher dans un positionnement « postmatérialiste » et donc dans un clivage d'apparition plus récente.
33Après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs partis créés sur la base du clivage centre/périphérie ont immédiatement ou rapidement revendiqué leur pluralisme et leur neutralité à l'égard du clivage Église/État, comme nous le verrons plus en détail dans un instant. Ce phénomène traduit un recul relatif de ce clivage au regard d'autres préoccupations, mais confirme aussi que ce clivage est, à ce moment, encore loin de s'effacer, puisque l'unité sur un autre enjeu ne peut être garantie que par la coexistence pacifique des différentes options philosophiques.
34Dans le même esprit, après les élections législatives de 1961, les deux grands partis – social-chrétien et socialiste – ayant formé ensemble un gouvernement d'inspiration travailliste, le Parti libéral fait place au Parti de la Liberté et du Progrès, ou PLP (en néerlandais, Partij voor Vrijheid en Vooruitgang, ou PVV). Le but du PLP est de rassembler, autour de l'ancien ministre Omer Vanaudenhove, tous les partisans du néo-libéralisme économique, qu'ils soient croyants ou incroyants. Le Parti libéral, nettement laïque, est ainsi remplacé par une organisation pluraliste au plan philosophique, à laquelle adhèrent certaines personnalités issues du Parti social-chrétien et de petits partis de droite. Comme le Parti réformateur libéral (PRL) plus tard, et l'actuel Mouvement réformateur (MR, dont le PRL est la principale composante), la neutralité de la formation libérale en matière philosophique s'accompagne dès ce moment d'une réaffirmation de sa position sur le deuxième grand clivage, d'ordre socio-économique. La scission des libéraux en deux partis en 1972, et la transformation du PVV en Vlaamse liberalen en democraten (VLD) en 1992, n'ont pas modifié cette réaffirmation du credo libéral au plan socio-économique, mais révèlent que le pluralisme philosophique est plus développé au MR [14] qu'au VLD, ce dernier conservant une ligne laïque nettement affirmée. Les partis socialistes, francophone et flamand, restent aussi des partis globalement laïques, mais après de nombreuses tentatives avortées le PS s'est ouvert à diverses personnalités chrétiennes et musulmanes au début du 21e siècle.
Le clivage possédants/travailleurs
35Le deuxième clivage divisera d'abord et surtout le monde non catholique, d'abord au sein du Parti libéral, puis par la création du Parti ouvrier belge en 1885, qui voit certains membres de l'aile progressiste de la formation libérale quitter le parti sur des enjeux de classe. Le monde catholique entendra pour sa part surmonter ce clivage en son sein, sans jamais y parvenir tout à fait. La position « interclassiste » du Parti catholique s'est accompagnée de la constitution de standen, système qui organise la représentation des grands types d'intérêts socio-économiques (monde patronal, salariés, classes moyennes, monde agricole...) au travers de différentes composantes du Bloc catholique, du PSC – CVP puis des deux partis sociaux-chrétiens créés en 1968. Tout se présente donc comme s'il n'était possible de surmonter ce clivage qu'en faisant une place aux deux séries d'acteurs qui s'affrontent autour de cette ligne de division. Les partis chrétiens successifs ont d'ailleurs connu de fortes tensions internes sur ces enjeux à des moments clés de leur participation au pouvoir, et notamment lors de renversements d'alliance qui les faisaient passer d'une coalition de centre-droit à une coalition de centre-gauche ou inversement.
36Dans un premier temps, les parlementaires de toute obédience représentent quasi exclusivement les classes aisées. Mais le clivage socio-économique divisera très vite le Parti libéral : la tendance doctrinaire, conservatrice et proche des intérêts patronaux, s'oppose rapidement à une tendance radicale, antérieure à 1840, qui rassemble également des libres-penseurs en matière philosophique, mais qui veut augmenter le nombre de détenteurs du droit de vote. Cette tendance combattra finalement, sous la houlette de Paul Janson, aux côtés des premiers socialistes et des catholiques sociaux pour l'instauration du suffrage universel. Mais l'existence de cette tendance progressiste au sein du Parti libéral ne pourra empêcher la formation du Parti ouvrier belge en 1885, qui se joue clairement autour du clivage possédants/travailleurs et donne au mouvement ouvrier une voix politique stable. Comme nous l'avons souligné, c'est dans la foulée de la création du POB et des dramatiques événements de 1886 que le Parti catholique, ne pouvant ignorer l'importance des affrontements autour de la question sociale, affirmera sa volonté de représenter les diverses classes sociales.
37À l'origine, le socialisme belge consiste en une doctrine révolutionnaire, anticapitaliste, anticléricale, antimonarchiste et antimilitariste. Cette doctrine allie la pensée des utopistes socialistes français de la première moitié du 19e siècle (Fourier, Proudhon...) à celle de Marx (qui séjourna quelque temps à Bruxelles et fut même vice-président de l'Association démocratique du libéral radical Jottrand). Après la création de l'Association internationale des travailleurs à Londres en 1864, diverses organisations ouvrières socialistes apparaissent en Belgique : organes de presse, coopératives et, en 1877, un Vlaamse Socialistische Partij et un Parti socialiste brabançon qui fusionnent en 1879 pour former le Parti socialiste belge. Le qualificatif de « socialiste » étant susceptible d'éloigner de nombreuses personnes (selon un des fondateurs du POB, Jean Volders), le Parti ouvrier belge est créé lors d'un congrès à Bruxelles en 1885. Le POB adhère à la Deuxième Internationale, fondée à Paris en 1889 en raison de l'échec de l'Association internationale des travailleurs. En 1893, le POB adopte sa déclaration de principe, la Charte de Quaregnon, peu de temps avant des élections décisives. Elle constitue encore, officiellement, le texte de base de l'actuel Parti socialiste au sud du pays.
38Au début du 20e siècle, un courant réformiste s'oppose à un courant révolutionnaire au sein du POB, notamment au sujet de la possibilité d'une coalition gouvernementale avec un parti bourgeois : le clivage possédants/travailleurs produit ainsi une division interne au parti qui représente le plus clairement les intérêts des travailleurs. La Révolution russe de 1917 provoque de nouvelles tensions dans les partis socialistes européens, qui conduiront à la création d'une Troisième Internationale en 1919 : les partis socialistes devront compter avec ceux qui soutiennent l'Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS), constituée en 1922, et qui y voient un modèle. En 1921, une fraction de gauche du POB menée par Joseph Jacquemotte donne naissance au Parti communiste (dénommé ensuite Parti communiste de Belgique). Présent au Parlement dès 1925, le Parti communiste y reste relativement marginal jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Ayant joué un grand rôle dans la Résistance, il participe de 1944 à 1947 à des gouvernements d'union nationale et atteint en 1946 un sommet électoral qui en fait le troisième parti de Belgique. Il décline à partir de 1949, et perd toute représentation parlementaire en 1985.
39Des partis de formation plus récente ont concurrencé le PCB sur sa gauche, accentuant ainsi la complexité du clivage socio-économique en actant des divergences politiques. D'une part, le courant maoïste a donné naissance à une formation politique dénommée d'abord Tout le pouvoir aux ouvriers (TPO, ou Amada en néerlandais), et ensuite Parti du travail de Belgique (PTB, ou PvdA). D'autre part, le courant trotskiste s'est cristallisé autour de la Ligue révolutionnaire des travailleurs (LRT), qui deviendra en 1984 le Parti ouvrier socialiste (POS).
40À l'autre bord du clivage possédants/travailleurs, des formations ultralibérales, généralement fugitives (et créées ou non à partir d'une dissidence libérale), s'inscriront à la droite du Parti libéral et de ses héritiers : on retiendra notamment l'Union démocratique pour le respect du travail (UDRT), qui a obtenu des parlementaires aux élections législatives de 1978 à 1985. Actuellement, différents partis de droite radicale ou d'extrême droite défendent un programme ultralibéral et antisyndical, confirmant ainsi la force structurante du clivage socio-économique à une époque où les trois familles politiques traditionnelles ont rapproché leurs positions sur ce terrain (de manière moins marquée dans le chef du VLD que du MR).
41Comme on le verra dans un instant, et de façon assez similaire à l'attitude adoptée en matière philosophique, la plupart des partis nés du clivage centre/périphérie après la Seconde Guerre mondiale se voudront « interclassistes » en matière socio-économique, cherchant ainsi à fédérer un maximum de membres et d'électeurs sur un autre enjeu en reconnaissant la légitimité des principales positions adoptées au sein du clivage possédants/travailleurs.
Le clivage centre/périphérie
42Le troisième clivage est souvent appelé clivage linguistique ou clivage communautaire, ce qui indique son originalité à savoir qu'il est surdéterminé : plusieurs facteurs expliquent son apparition et lui donnent sa complexité. Il faut d'abord y voir un classique clivage centre/périphérie, l'État belge se constituant en 1830 comme un État unitaire et très centralisé qui, en ne reconnaissant qu'une seule langue officielle, rejette les dialectes flamands, les dialectes romans et la langue allemande en dehors de l'organisation de l'État, donnant ainsi l'impression de conférer un statut secondaire aux populations qui parlent ces dialectes. La lutte du mouvement flamand pour la reconnaissance et l'usage du néerlandais comme langue officielle donnera à ce clivage un tour linguistique qui divisera progressivement le pays de manière binaire, jusqu'à déboucher sur la fixation de la frontière linguistique en 1962-1963 puis sur la scission de chacun des grands partis politiques en deux formations indépendantes, l'une francophone et l'autre flamande. La question originelle de la relation centre/périphérie ne disparaîtra cependant jamais, et connaîtra même un regain d'importance avec la fédéralisation du pays entamée dans les années 1960- 1970 : différents types de « périphéries » (communautés ou régions) verront leur autonomie reconnue, tandis que le clivage centre/périphérie trouvera une sorte de redoublement au sein du monde francophone, les régionalistes wallons s'opposant au primat accordé par d'autres francophones à la solidarité entre Wallonie et Bruxelles à travers la Communauté française.
43Si, dans le centre et le sud du pays, le français a progressivement pris le pas sur le dialecte flamand de Bruxelles et sur des dialectes romans (wallons, picards, gaumais) dans toutes les couches de la société, au nord du pays au contraire une réaction s'est rapidement dessinée en faveur d'une langue véhiculaire flamande : la naissance du mouvement flamand, qui sera constitué d'un grand nombre d'organisations, suit de peu la naissance de l'État lui-même. Plutôt libéral à l'origine, le mouvement flamand deviendra ensuite plus influent en milieu catholique que dans les milieux libéraux et socialistes.
44Entre le pétitionnement populaire de 1840 et la Commission des griefs flamands de 1856, d'une part, et la Première Guerre mondiale d'autre part, le mouvement flamand réalise une partie de ses objectifs consistant à imposer l'usage du néerlandais en Flandre pour l'administration, l'enseignement, la justice et l'armée, ainsi qu'à obtenir pour cette langue un statut officiel national égal de celui du français.
45C'est pendant la Première Guerre mondiale, sur le front de l'Yser, où les soldats, en grande majorité d'expression néerlandaise, sont sous les ordres de supérieurs francophones, qu'apparaît le premier grand mouvement fédéraliste flamand, le Vlaamse Frontbeweging (1917). Simultanément, en Belgique occupée, les milieux activistes flamands acceptent de collaborer avec l'occupant allemand. Ces précédents expliquent la constitution d'un Frontpartij en 1919 : ce premier parti exclusivement flamand et fédéraliste obtient dès 1919 des sièges à la Chambre. Après sa défaite électorale de 1932, le Frontpartij fait place en 1933 au Vlaamsch Nationaal Verbond (VNV), mis sur pied par le « leider » Staf De Clercq. Devancé par Rex (d'extrême droite et à prédominance francophone) au Parlement de 1936 à 1939, le VNV parvient à conclure en 1936 des accords sur les principes fédéralistes et corporatistes, tant avec les rexistes flamands qu'avec le KVV, la composante flamande du Bloc catholique : dès les années 1930, plusieurs partis, d'audience certes modeste, se profilent nettement sur un des bords du clivage linguistique. En 1939, le VNV redevient le quatrième parti en importance au Parlement, mais il disparaît après la Libération en raison de sa politique de collaboration avec l'occupant allemand de 1940 à 1944.
46Le climat d'épuration de l'après-guerre entrave à ce moment la reconstitution d'un parti nationaliste flamand. Une dissidence catholique flamande se présente sans succès aux élections législatives de 1949 sous l'étiquette de Vlaamse Concentratie, et obtient un siège à la Chambre en 1954 sous l'étiquette de Christelijke Vlaamse Volksunie. En 1958, cette dissidence prend le nom de Volksunie : l'expression politique du mouvement flamand s'élargit et se déconfessionnalise, la Volksunie connaissant à la fois une forte prédominance catholique et des tendances anticléricales. Le profil de la Volksunie est également « transclivage » sur le plan socio-économique : ce parti favorable à un État dualiste flamand-wallon et à l'amnistie en faveur des Flamands ayant collaboré avec l'occupant réunit d'anciens éléments du VNV et une aile plus progressiste, en partie d'origine sociale-chrétienne. La Volksunie enregistre des succès électoraux jusqu'en 1968 et 1971, dates où elle est le troisième parti flamand. Elle connaît ensuite des résultats plus médiocres, jusqu'à sa disparation en 2001 sous la pression d'une aile radicale au plan institutionnel, qui rejette les lois spéciales adoptées la même année.
47Signe de l'acuité des enjeux linguistiques et institutionnels, la participation de la Volksunie aux accords d'Egmont-Stuyvenberg (1977-78) se solde par son plus grave échec électoral. De surcroît, outre une radicalisation des sociaux-chrétiens flamands (CVP) sur le terrain communautaire, les mêmes élections législatives de décembre 1978 voient apparaître le Vlaams Blok, cartel associant deux nouvelles formations hostiles aux accords (Vlaams-Nationale Partij et Vlaamse Volkspartij). Ce cartel se dissout ensuite, et l'une de ses composantes, le VNP, reprend l'appellation de Vlaams Blok, devenu aujourd'hui Vlaams Belang [15]. L'essor électoral du Vlaams Blok s'opère aux alentours de 1990, le parti mettant depuis lors davantage l'accent sur les problèmes de l'immigration et de la sécurité mais sans jamais renier son ultra-nationalisme flamand et sa volonté de séparatisme, incarnée dans son slogan België Barst (« Que la Belgique crève »).
48En tant que courant d'opinion, le fédéralisme a surgi dans les milieux francophones dès le début des années 1910 en réaction à l'évolution linguistique de la Flandre, et en raison d'une différence de majorité politique entre Flandre (catholique) et Wallonie (libérale-socialiste). D'où la Lettre au Roi (1912) du socialiste wallon Jules Destrée, dont on a retenu la formule fameuse : « Il n'y a pas de Belges... » La tendance fédéraliste wallonne, qui sera anti-bruxelloise jusqu'au début des années 1960, se renforce pendant l'entre-deux-guerres et trouve des relais politiques dans les partis existants, surtout au sein du Parti libéral (François Bovesse) et du POB (Georges Truffaut entre autres). Un projet de statut fédéral sera d'ailleurs déposé dès 1938 à la Chambre. Plusieurs mouvements wallons naissent pendant la guerre, tandis que la dynamique wallonne se renforce encore davantage après la Libération : constitution du mouvement clandestin Wallonie libre sous l'occupation, organisation du premier Congrès national wallon à Liège en 1945, etc. Après la Libération également, une frange croissante de l'opinion catholique wallonne soutient le mouvement fédéraliste Rénovation wallonne, issu du groupe de résistance Wallonie catholique. Un Mouvement libéral wallon sera également créé, témoignant de la prégnance du clivage centre/périphérie dans toutes les sensibilités politiques.
49Après la formation du gouvernement socialiste-libéral en 1954, le mouvement wallon se réjouit que tous les ministres wallons soient fédéralistes. Mais la guerre scolaire qui fait rage sous la législature 1954-58 renforce l'unité nationale des trois partis traditionnels, qui s'affrontent alors sur le clivage Église/État. Les grandes grèves de 1960-61, dirigées contre le projet de loi unique du gouvernement social-chrétien/libéral de Gaston Eyskens, déboucheront par contre sur la création du Mouvement populaire wallon : le leader wallon de la FGTB, André Renard, réclame des « réformes de structures » qui doivent permettre à la Wallonie de mener sa propre politique économique et sociale au lieu d'être dominée, comme elle l'est à ses yeux, par le monde flamand (l'aile flamande de la FGTB étant également incriminée pour sa tiédeur pendant les grèves).
50En 1964, le FDF est fondé à Bruxelles sous le nom de Front démocratique des Bruxellois de langue française, transformé ensuite en Front démocratique des Bruxellois francophones. Le FDF unit à ce moment des fédéralistes d'origine wallonne et des non-fédéralistes, unis pour défendre la liberté linguistique. Comme celle du Parti wallon dont nous parlerons dans un instant, la création du FDF est une réaction à des événements immédiats et à des tendances lourdes. Les événements immédiats sont la suppression du volet linguistique du recensement général de la population et la fixation de la frontière linguistique, mesures qui empêchent que des communes puissent encore passer du statut de communes flamandes à celui de communes bilingues. Les tendances lourdes sont la montée en puissance de la Flandre au plan économique, au moment où la Wallonie commence à régresser, et au plan politique, la majorité démographique flamande se traduisant dans les rapports de force politiques et menaçant Bruxelles, aux yeux du FDF, de flamandisation forcée.
51En 1965, deux députés sont élus sur des listes fédéralistes wallonnes. Ils se retrouveront au sein du Parti wallon, composé surtout de dissidents socialistes à l'origine. Le Parti wallon s'élargit ensuite à des libéraux et à des catholiques pour devenir le Rassemblement wallon (RW, fondé en 1968), formation initialement pluraliste au plan philosophique et socio-économique comme l'est le FDF. Les partis nés du clivage centre/périphérie adoptent ainsi, pour mieux mener leur combat prioritaire, un profil aussi rassembleur que possible sur les autres clivages qui structurent la société belge. Le RW conclura un accord électoral avec le FDF et connaîtra, comme lui, ses meilleurs résultats électoraux au début des années 1970. Des échecs électoraux et des divergences internes au plan socio-économique conduiront à la lente disparition du RW, tandis que le FDF conclura en 1993 un accord de fédération avec le PRL, avant de participer à la fondation du MR en 2002.
52La quasi-disparition de partis autonomes focalisés sur les enjeux linguistiques et institutionnels, tant au nord qu'au sud du pays, ne doit cependant pas tromper. D'une part, outre ceux déjà cités, de tels partis subsistent : l'éclatement de la Volksunie a donné naissance en 2001 à deux formations autonomistes, la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA) et Spirit [16], tandis que diverses formations se sont succédé ou se concurrencent, en Wallonie, qui plaident pour un séparatisme suivi d'un rattachement de la Wallonie à la France. D'autre part, les trois familles politiques traditionnelles ont toujours accueilli des membres très sensibles aux enjeux linguistiques et institutionnels, le mouvement flamand étant traditionnellement bien représenté au CVP (aujourd'hui CD & V) et le mouvement wallon au PS. Le CD & V est même, comme le VLD, un parti officiellement conféréraliste. Enfin, le fait que tous les partis traditionnels se soient scindés sur une base linguistique [17] atteste l'importance des différends qui opposent les deux grandes communautés, et renforce même ces différends de manière mécanique, chaque parti au sein d'une même famille de pensée s'adressant à un électorat spécifique, flamand ou francophone. Le troisième grand clivage belge, devenu un véritable clivage communautaire, est plus structurant que jamais au plan politique.
Les logiques communes
53Les relations entre les clivages et les partis restent controversées. Il n'existe pas d'accord unanime sur les conditions qui doivent être remplies pour que l'on puisse conclure à l'existence d'un clivage, ni sur ce qui, au juste, est clivé : la société, l'opinion, la vie politique, le système des partis...? La question est d'autant plus complexe en Belgique qu'on y connaît un système de piliers [18], d'organisations de la société civile gravitant plus ou moins autour de partis politiques : quels sont, dès lors, les rapports entre clivages et piliers ? Les piliers sont-ils les vrais responsables des clivages ? Ou les clivages sont-ils à l'origine des piliers, au point qu'il faudrait en conclure que tout clivage conduit à la création d'un pilier ?
54Tout ce qui précède montre que ce ne sont pas les partis qui sont à l'origine des clivages, mais les clivages qui sont à l'origine des partis. Plus précisément, la reconstitution historique des trois grands clivages qui ont structuré la société belge, ainsi que des partis qui en découlent, permet de formuler l'hypothèse qu'une même logique est à l'œuvre pour chacun des clivages, trois séquences successives, trois strates de structuration, s'observant dans tous les cas.
- Les clivages constituent la première strate, étant entendu qu'ils ne se réduisent pas à de simples divergences de vues sur des sujets quelconques. Pour qu'un véritable clivage apparaisse, il faut qu'un déséquilibre soit ressenti sur un enjeu de grande importance, qui touche concrètement la vie des personnes : l'opposition profonde que suppose un clivage découle du fait que les uns se satisfont d'une situation que les autres estiment subir et veulent dénoncer et transformer. Il n'existe pas de clivage sans qu'il y ait, à l'origine au moins, un rapport de force vécu comme inégal sur un enjeu donné, ce qui nourrit une opposition majeure entre les tenants de deux thèses initiales, l'une exigeant des changements profonds, l'autre favorable au statu quo.
- Le sentiment de déséquilibre et la volonté de changement provoquent la création de groupes de pression, d'organisations de toute nature (associations militantes, cercles intellectuels, mouvements d'entraide, organes de presse, initiatives de formation ou établissements d'enseignement...), qui formeront à terme et le cas échéant un pilier. La constitution d'un véritable pilier, avec ses composantes et ses interrelations caractéristiques, est néanmoins facultative : s'il n'existe pas de piliers qui ne soient nés d'un clivage, un clivage ne conduit pas nécessairement à la constitution de piliers autour des deux positions antagonistes de départ. Par contre, la structuration de la société civile, au moins à l'initiative de ceux qui cherchent à modifier le déséquilibre qu'ils estiment subir, apparaît bien comme l'indice majeur de l'existence d'un clivage. La fraction de la société qui se voit contestée peut, quant à elle, s'organiser plus modestement ou plus tardivement, bénéficiant par hypothèse d'un rapport de force plus favorable au départ ; mais elle sera toujours amenée à tenir compte de la contestation qui se structure et à lui répondre, au besoin en s'appuyant sur des organisations déjà existantes et qui lui conféraient précisément la puissance qui se voit contestée (congrégations, œuvres et écoles catholiques, ententes et coalitions d'intérêts patronaux, etc.).
- En raison de l'importance de l'enjeu, du sentiment d'injustice qui anime une partie de la société autour de cet enjeu et de la structuration de la société sur cet enjeu par le biais de multiples organisations, un clivage débouche naturellement sur la constitution de partis qui défendent l'une ou l'autre position. Le processus peut être plus ou moins long, mais il se caractérise par le fait que des partis sont créés à l'initiative d'organisations déjà constituées et actives autour du clivage considéré, et dont certaines décident de créer un instrument politique au profit de leur cause. En outre, et pour les mêmes motifs, un clivage sensibilise une partie au moins du corps électoral à l'enjeu dont il est porteur (au moins l'ensemble des personnes qui sont partie prenante des groupes qui se sont mobilisés autour de cet enjeu), dotant ainsi au moins un parti d'un capital électoral.
56Si cette reconstitution est exacte, il faut donc des situations d'inégalité abrupte – ou vécues comme telles –, un sentiment de menace sur des enjeux capitaux, pour qu'un clivage se constitue et s'installe dans la durée au travers de luttes elles-mêmes génératrices de structures organisées destinées à l'emporter dans la lutte. On peut ajouter l'hypothèse selon laquelle ces structures et les partis qui finissent par en émaner ne peuvent se former que s'il leur est possible de cibler des adversaires bien définis (l'Église, les athées, les patrons, les syndicats, les francophones, les Flamands, Bruxelles...), en les caricaturant au besoin.
57Ce sont donc d'abord les tendances qui se sentent dominées au sein de chaque clivage qui fondent un parti pour défendre leurs intérêts et leur vision, les partis du bord opposé se structurant plus tardivement. Sans rappeler tout ce qui précède, cette hypothèse paraît bien se dégager de l'histoire des trois grands clivages belges et de la naissance des partis qui en procèdent. Ces clivages ont en effet pour caractère commun de s'être développés dans le cadre de déséquilibres incontestables, qui ont suscité une réaction collective dans les couches de la société qui vivaient ces déséquilibres comme des injustices.
- À la naissance de l'État, l'Église catholique maîtrise beaucoup plus de leviers de pouvoir symbolique (quasi-monopole en matière d'enseignement, d'assistance et de rites funéraires ; culte financé à une hauteur sans égale...) que tout autre courant de pensée. Elle incarne sans conteste la religion de l'écrasante majorité de la population, au point que les premières tendances anticléricales se développeront en dehors d'elle comme en son sein (le fondateur de l'Université libre de Bruxelles, Théodore Verhaegen, était un catholique pratiquant). Si la Constitution est d'essence laïque, a-religieuse, l'exercice effectif des pouvoirs et des rapports de force au plan philosophique penche nettement en faveur du monde catholique en 1830-1831. Le Parti libéral, premier parti belge, naît dans une période où le monde catholique est à ce point puissant qu'il n'éprouve pas le besoin de former un véritable parti, alors que naissent des cercles anticléricaux et des associations de libre-pensée qui réagissent à ce qu'ils ressentent comme une domination et une menace pour leurs libertés. Plus précisément, la création du Parti libéral en 1846 s'opère au lendemain de la période 1833-1845 qui a vu l'adoption de nombreuses mesures favorables à l'enseignement catholique, dont l'obligation pour les écoles publiques d'organiser un cours de religion donné par des curés (1842), et le règlement d'ordre intérieur adopté par le ministre de Theux, qui place les écoles publiques sous la tutelle de l'Église. Réciproquement, la naissance progressive d'un parti catholique entre 1863 et 1884, entre autres via la fédération des cercles catholiques en 1868, s'inscrit dans une période de recul de l'influence catholique. De 1857 à 1870 et de 1878 à 1884, les gouvernements sont libéraux homogènes : le Parti catholique se structure progressivement au cours d'une période dominée par les libéraux, et qui voit en outre une aile progressiste du Parti libéral développer un anticléricalisme alimenté par les enjeux socio-économiques, l'Église et les parlementaires catholiques faisant figure d'alliés du patronat aux yeux de ces libéraux.
- Les classes fortunées, aristocratique et bourgeoise, détiennent le monopole du pouvoir politique dans la Belgique naissante au travers du droit de vote censitaire, principe électoral coulé dans la Constitution en 1831. Les mêmes catégories sociales détiennent le pouvoir économique, alors que l'industrialisation qui se développe rapidement au cours du 19e siècle débouche sur une paupérisation du monde du travail dont l'année 1886 reste l'emblème. La naissance du Parti ouvrier belge en 1885, à l'initiative d'organisations prolétariennes préexistantes, advient à un moment de grande misère ouvrière qui n'est prise en compte ni par le Parti catholique ni par l'aide droite du Parti libéral, qui étouffe les revendications en faveur du suffrage universel et de l'enseignement obligatoire et gratuit. Les autres partis prolétariens qui seront créés par la suite (communistes, trotskistes, maoïstes) estimeront tous que les rapports de force continuent à jouer en faveur du monde des entreprises, et auront pour point commun de dénoncer les coalitions entre le POB ou les partis socialistes et les partis « bourgeois », libéraux ou catholiques, coalitions dans lesquelles ils voient une trahison des intérêts du monde ouvrier au profit d'un réformisme social-démocrate. Enfin, la persistance d'une aile progressiste dans ou à la périphérie du Parti catholique puis de ses héritiers confirme que ce ne sont pas les partis qui imposent les clivages, mais les clivages qui s'imposent aux partis : en l'occurrence, les partis chrétiens successifs devront toujours accorder une place spécifique au monde ouvrier [19], avalisant ainsi malgré eux l'existence d'un clivage socio-économique.
- À la naissance du pays, le français est la seule langue officielle, notamment pour toute la vie administrative et judiciaire, et relègue les patois flamands dans les marges : le flamand est quasi exclu des centres de décision politiques (du niveau central au niveau communal), mais aussi des pôles de décision économiques, diplomatiques, etc. Il en va de même pour les patois romans parlés en Wallonie, tandis que la centralisation de l'État fait de la Flandre et de la Wallonie, par-delà les questions linguistiques, deux périphéries au regard du centre de pouvoir que constitue Bruxelles. Pour autant, et exception faite du Meetingpartij dans les années 1860, des partis nationalistes flamands n'apparaissent que dans les années 1920-1930, alors que les premières organisations du mouvement flamand sont nées dans les années 1840 : le clivage centre/périphérie illustre bien la succession de phases sur laquelle nous insistons. Le fait que le premier véritable parti nationaliste flamand soit le Frontpartij, créé en 1919 après le traumatisme subi par les soldats flamands pendant la guerre [20], confirme la part prise par les sentiments d'oppression dans l'approfondissement des clivages (le même sentiment a servi à justifier la collaboration d'activistes flamands avec l'occupant pendant la Première Guerre mondiale). Après la disqualification du mouvement flamand due à l'ampleur de la collaboration dans ses rangs pendant la Seconde Guerre mondiale, sa renaissance politique se fera par touches successives (Christelijke Vlaamse Volksunie en 1954, Volksunie en 1958), et connaîtra, significativement, un double rebond suite aux accords d'Egmont-Stuyvenberg : très mal vécu dans les rangs nationalistes, ce pacte radicalisera le CVP et la Volksunie tout en étant à l'origine du cartel Vlaams Blok en 1978, puis du parti du même nom. Quant au mouvement wallon, il naît dans les années 1890, soit plus de cinquante ans après le mouvement flamand : il doit son apparition à ce qui est perçu par certains comme un risque de mainmise flamande sur l'État. Malgré la création de quelques partis dans l'entre-deux-guerres, des partis exclusivement wallons n'obtiendront de représentation parlementaire que dans les années 1960, le plus important d'entre eux étant le Rassemblement wallon créé en 1968. Il y a donc un décalage d'environ septante ans entre la naissance du mouvement wallon et la percée de partis incarnant cette visée : il aura fallu, dans l'intervalle, la prise de conscience du décrochage économique wallon et l'attitude moins combative de la FGTB flamande lors des grandes grèves de 1960-1961 pour que le mouvement wallon déploie sa volonté d'autonomie régionale dans une Belgique qui lui paraît alors dominée par la Flandre. Nous avons vu, enfin, en quoi la naissance du FDF constitue une réponse à ce qui est perçu par les associations qui l'ont créé comme une double victoire flamande : la fixation de la frontière linguistique et la suppression du volet linguistique du recensement de la population. L'apparition plus récente de partis rattachistes ou réunionistes, favorables à la réunion de la Wallonie à la France, s'alimente pour sa part de la conviction que la Wallonie sera toujours minorisée dans le cadre belge, fût-il fédéral.
Date de naissance des principaux partis en lien avec les grands clivages
1846 : Parti libéral.
Aujourd'hui : Parti réformateur libéral (PRL, 1979, principale composante du MR, 2002) et Vlaamse liberalen en democraten (VLD, 1992).
1884 : Parti catholique.
Aujourd'hui : Centre démocrate humaniste (CDH, 2002) et Christen-Democratisch en Vlaams (CD & V, 2001).
1885 : Parti ouvrier belge.
Aujourd'hui : Parti socialiste (PS, 1978) et Socialistische Partij Anders – Sociaal progressief alternatief (SP. A, 2001).
1958 : Volksunie (disparue en 2001).
1964 : Front démocratique des Bruxellois de langue française, rebaptisé ensuite Front démocratique des Bruxellois francophones (FDF).
1968 : Rassemblement wallon (disparu).
1978 : Vlaams Blok.
Aujourd'hui : Vlaams Belang (VB, 2004).
1980 : ÉCOLO (Écologistes confédérés pour l'organisation de luttes originales).
1982 : Anders gaan leven (AGALEV).
Aujourd'hui : Groen ! (2003).
1985 : Front national
2001 : Nieuw-Vlaamse Alliantie
2001 : Spirit
Un modèle en perte de vitesse ?
59L'étude de la structuration de la société et de la vie politique en termes de clivages est plus controversée aujourd'hui qu'hier : elle aurait perdu de sa pertinence, en particulier en Belgique, cadre dans lequel nous continuons à situer le propos de cette deuxième partie.
60Nous verrons au terme de la partie suivante quels motifs de fond nourrissent ce sentiment, et appellent un système d'interprétation complémentaire. Il semble cependant utile, à ce stade, de maintenir une certaine prudence dans le diagnostic, l'impression que les clivages s'effacent ou ont disparu pouvant reposer sur des confusions de plans et de notions qui l'accentuent indûment.
61Une première remarque s'impose : le sentiment de perte de substance des clivages s'explique, entre autres, par une donnée majeure à savoir le triomphe des clivages. Du fait même des transformations dues aux revendications et aux contre-pouvoirs suscités par les différents clivages, la Belgique ne connaît plus de situations de déséquilibre aussi nettes qu'à la naissance du pays, ce qui enlève de leur âpreté à certains des grands clivages, et en particulier au clivage Église/État. Si ce dernier n'a pas disparu, il est incontestable qu'il ne nourrit plus de controverses d'aussi grande ampleur que par le passé, tantôt faute de réformes susceptibles de réveiller les oppositions (l'organisation de l'enseignement en réseaux par exemple est une situation globalement admise et stabilisée), tantôt faute d'opposition assez ample et farouche autour de réformes qui auraient suscité plus d'antagonismes par le passé (dépénalisation conditionnelle de l'euthanasie ou mariage entre personnes de même sexe par exemple). Cet état de fait ne doit cependant pas être généralisé. Le troisième clivage est au contraire plus décisif que jamais, tandis que le clivage socio-économique, qu'on a jugé affaibli ou dépassé après la chute des régimes communistes, a repris vigueur au tournant du 21e siècle et ne paraît certainement pas en perte de vitesse : il a plutôt pris des formes nouvelles [21].
62L'impression selon laquelle les clivages tendent à disparaître peut aussi découler d'une confusion entre clivage et pilier. Tous les observateurs s'accordent sur la perte d'influence des piliers dans la vie collective et la vie politique. Les piliers subissent un double déficit, d'affiliation (ou de fidélité dans et malgré l'affiliation), et de capacité de revendication au travers des partis, qui défendent moins systématiquement qu'auparavant les attentes les plus caractéristiques des organisations appartenant au pilier dans lequel ils s'inscrivent. Plusieurs partis ont même fait le choix de rompre toute identification avec un pilier déterminé : c'est surtout le cas, une fois encore, au plan philosophique. Mais, nous y avons insisté, on ne peut confondre les clivages avec les piliers, même s'il existe des relations entre eux. L'affaiblissement des piliers ne conduit pas forcément à la disparition des clivages, du moins si l'on admet que les piliers sont des conséquences des clivages et non l'inverse. Par contre, il semble que la constitution de piliers ait fait perdurer les positions les plus traditionnelles, historiquement constituées, au sein des différents clivages, et que cette défense de doctrines et de principes issus du passé les aient privés d'une part de leur influence au fur et à mesure que les marges de manœuvre politique se rétrécissaient, que l'état des forces et des situations acquises rendait certaines revendications inopérantes aux yeux des partis. À tort ou à raison, des réformes réclamées avec insistance et longtemps relayées par tel ou tel parti ont fini par paraître irréalistes et par devenir des motifs de distanciement entre les organisations qui continuaient à les défendre et les partis qui renonçaient à les inscrire à leur programme (on peut penser par exemple au projet d'école unique et pluraliste soutenu par le pilier laïque). Des phénomènes de cet ordre ont frappé diverses organisations, mais ils ne prouvent pas à eux seuls que les clivages sont en voie de disparition : ils démontrent que les clivages sont toujours en cours de recomposition et que clivages, piliers et partis ne doivent pas être confondus les uns avec les autres.
63Les positions adoptées par les partis doivent au demeurant s'analyser sur la durée, en laissant s'achever des tentatives de mordre sur un électorat concurrent en intégrant certaines de ses préoccupations. Il faut également s'abstenir de juger du positionnement d'un parti lorsqu'il est engagé dans une réflexion sur ses principes, processus dont l'issue n'est pas fixée d'avance. Sur un clivage donné, un même parti peut paraître s'approcher d'une position « centriste » à un moment et réoccuper une position « dure » à un autre moment, au prix le cas échéant d'une révision doctrinale qui constitue, à ses yeux, le moyen de tenir sa ligne originelle tout en s'adaptant à de nouvelles donnes.
64Il convient également de ne pas tirer de conclusions hâtives des prises de position liées à la conquête ou à l'exercice de responsabilités gouvernementales. Si les positions extrêmes, intransigeantes ou exclusives de différents partis sont mises en sourdine ou contrebalancées par des accents plus consensuels, cela peut tenir à une phase de séduction d'un électorat moins marqué ou à une phase de participation gouvernementale imposant aux partis, sur certains dossiers, d'endosser des solutions de compromis. Sur une durée plus longue, on observe que très peu de partis mutent véritablement : aucun n'adopte en tout cas, sur un clivage qui était constitutif pour lui, l'option globale inverse. Les propositions de loi et de décret déposées par les parlementaires sont éloquentes à cet égard, qui révèlent souvent une fidélité doctrinale plus grande que celle que leur parti peut maintenir dans un gouvernement de coalition.
65Un phénomène récent conduit cependant, sans conteste, à réduire l'impact des clivages – mais on ne peut le généraliser à l'ensemble de la société. Les communautés et les régions prennent une importance toujours croissante, y compris dans les médias ; or les politiques qu'elles mènent, et les débats qui s'ensuivent, font peu de place à certains clivages traditionnels, et tendent même à unir les partis autour de préoccupations communes :
- compte tenu de ses compétences, un gouvernement régional mène une politique qui se heurtera rarement au clivage Église/État, tandis que parallèlement un gouvernement communautaire mène une politique qui se heurtera de façon assez discrète, surtout indirecte, au clivage possédants/travailleurs : l'observation de la vie politique en ses principaux pôles d'animation semble révéler ainsi un univers plus pacifié que par le passé ;
- le clivage communautaire ne s'est pas réduit depuis la consécration de ces entités fédérées, mais il se joue pour l'essentiel entre ces entités et donc entre les deux grands blocs de partis. Au sein même de chaque entité (à l'exception de la Région de Bruxelles-Capitale), et surtout de chaque grande communauté linguistique, ce clivage soude au contraire la plupart des partis autour d'un socle commun de principes et de revendications ;
- chaque entité fédérée est désormais responsable de son avenir, et rend des comptes à un électorat qui lui est propre sur des enjeux qui lui sont spécifiques : ce resserrement du champ des préoccupations favorise l'apparition de consensus sur des diagnostics et des perspectives de base, qu'il s'agisse de défis posés en matière d'enseignement, de fiscalité, de croissance économique, de maîtrise de l'urbanisation, etc. ;
- ce consensus – ou cette apparence de consensus – s'impose d'autant plus aisément lorsque les rapports de force sont, soit stabilisés, soit équilibrés au sein d'une même entité. On n'observe pas, dans les communautés et les régions, d'antagonismes globaux comme ceux que peut encore nourrir la confrontation, au niveau fédéral, entre la prééminence conservatrice voire chrétienne en Flandre et la prééminence progressiste voire laïque en Wallonie. A contrario, le niveau fédéral de pouvoir, où coexistent des partis des deux grandes communautés, ne fournit guère d'indices d'atténuation des clivages comme le font les régions et les communautés.
Le cas des libéraux montre également que le clivage confessionnel et le clivage socio-économique ne permettent pas de situer aisément tous les partis sur un axe gauche/droite. Entre 1954 et 1958, dans un contexte de guerre scolaire, le gouvernement socialiste-libéral est appelé « gouvernement des gauches », l'anticléricalisme des libéraux les situant sans équivoque à la gauche des sociaux-chrétiens ; on parle même, jusqu'en 1961, des « gauches libérales » pour désigner les groupes parlementaires libéraux. Le remplacement du Parti libéral par le PLP, en 1961, modifie la place des libéraux dans le jeu politique. En répudiant l'anticléricalisme, en s'ouvrant à des chrétiens et en refusant de s'inscrire dans le clivage Église/État, le PLP d'Omer Vanaudenhove cesse de se situer clairement à la gauche des sociaux-chrétiens selon ce critère. Mais, corrélativement, le PLP glisse à droite sur l'axe socio-économique, même s'il se déclare centriste : le Parti de la Liberté et du Progrès naît en réaction, entre autres, aux grandes grèves de l'hiver 1960-61 et à la constitution, en 1961, d'une coalition sociale-chrétienne/socialiste qu'il qualifie de travailliste et qu'il juge dominée par les deux grands syndicats. Le PLP, puis le PRL jusqu'à la mort de Jean Gol en 1995, seront d'autant plus aisément situés à la droite de l'échiquer politique qu'entre 1958 et 1999, ils ne gouverneront jamais avec les socialistes contre les sociaux-chrétiens. Pendant cette période, les majorités sociales-chrétiennes/libérales seront qualifiées de gouvernements de centre-droit, les libéraux étant supposés à droite des sociaux-chrétiens, par contraste avec les gouvernements dits de centre-gauche, c'est-à-dire les coalitions de sociaux-chrétiens et de socialistes.
Deux nouveaux clivages ?
67Le modèle d'analyse en termes de clivages est soumis aujourd'hui à une épreuve empirique : il doit pouvoir rendre compte de la montée en puissance de nouveaux enjeux et de partis auparavant inconnus, ou dont l'audience était confidentielle jusqu'aux années 1980. En termes de partis, le défi consiste à faire un sort, d'une part aux formations écologistes ou environnementalistes, et d'autre part aux formations de droite dure, d'extrême droite ou nationales-populistes (que nous regrouperons sous l'étiquette unique d'extrême droite). Dans la plupart des pays d'Europe de l'Ouest, ces partis captent une proportion non négligeable de l'électorat (voir graphiques pour la Belgique page suivante), alors même qu'ils se saisissent au plan politique d'enjeux auparavant inédits, quoiqu'ils n'en aient pas le monopole. Il reste donc à vérifier s'ils s'intègrent dans les clivages déjà existants, ou s'ils révèlent l'apparition de nouveaux clivages, ou encore s'ils mettent ce modèle d'analyse en défaut.
68On considère généralement que les partis écologistes ou d'extrême droite se dérobent aux clivages classiques, dont ils dénoncent souvent le manque de pertinence. S'agissant du clivage Église/État, ils sont généralement pluralistes en la matière (pour les partis écologistes), ou diversifiés ou ambigus (pour les partis d'extrême droite, qui couvrent tout l'arc des positions au travers d'une pluralité de partis, ou au travers d'une pluralité de tendances affichées au sein d'un même parti). Ils sont par ailleurs rétifs au clivage possédants /travailleurs : les partis écologistes y ont vu, à l'origine du moins, une question secondaire au regard d'un choix plus fondamental entre le productivisme et l'antiproductivisme, et ne se sont ralliés que lentement au camp progressiste ; quant aux partis d'extrême droite, ils affichent une grande méfiance à l'égard des syndicats et des travailleurs d'origine étrangère, mais se prétendent simultanément les meilleurs porte-parole du « peuple » ou des « petites gens ». Enfin, si certains partis d'extrême droite occupent une position très claire au sein du clivage centre/périphérie (ultra-régionalisme du Vlaams Belang en Flandre et de la Ligue du Nord en Italie par exemple), d'autres sont assez indifférents à ce clivage, tandis que les partis écologistes se sont constitués sur de tout autres choix et optent pour des formes de décentralisation d'inspiration autogestionnaire plutôt que fédéraliste au sens classique.
Chambre (1978-2003) – Régions (2004) Résultats du Vlaams Blok en Flandre et du Front national en Wallonie
Chambre (1978-2003) – Régions (2004) Résultats du Vlaams Blok en Flandre et du Front national en Wallonie
Chambre (1978-2003) – Régions (2004) Résultats d'Agalev en Flandre et d'Écolo en Wallonie
Chambre (1978-2003) – Régions (2004) Résultats d'Agalev en Flandre et d'Écolo en Wallonie
69Faut-il en déduire que ces partis révèlent de nouveaux clivages ? De nombreux spécialistes tendent à cette conclusion, distinguant selon les cas l'apparition d'un ou de deux nouveaux clivages.
- D'une part, un clivage matérialisme/postmatérialisme, dont les partis écologistes serviraient de révélateurs. On observe ainsi que l'évolution de la société donne une place toujours plus grande au secteur des services, tandis que le secteur industriel se diversifie et rend des notions telles que celles de classe ouvrière ou de salariat plus ou moins inopérantes, tant le monde salarié est éclaté en métiers, en couches et en statuts porteurs d'intérêts divergents. Par contre, l'instauration d'une société de consommation, la montée de nouvelles questions éthiques (notamment autour des biotechnologies : techniques de reproduction humaine, OGM, etc.) et la multiplication des enjeux environnementaux font surgir un nouvel axe de choix politiques. On peut situer sur cet axe, d'une part des partis qui s'adressent aux bénéficiaires des modes de production actuels – il s'agit, aux yeux des Verts en tout cas, des partis traditionnels, qu'ils soient d'inspiration chrétienne, libérale ou socialiste, partis qui viseraient essentiellement à augmenter et à répartir le bien-être matériel –, et d'autre part des partis qui luttent contre l'idéal de la consommation, la poursuite sans répit de la croissance économique et les problèmes d'environnement, de santé et de cadre de vie engendrés, selon eux, par le fonctionnement actuel de la société, soit autant d'enjeux immatériels ou postmatérialistes.
- D'autre part, un clivage identité/cosmopolitisme, dont les partis d'extrême droite serviraient de révélateurs. Ce clivage résulterait de phénomènes de migration et de transformations internes des sociétés avancées qui laminent les cultures régionales et les identités locales ; il découlerait aussi de la mondialisation de l'économie, qui tend à uniformiser les modes de vie, les comportements et les valeurs. Les échanges économiques et sociaux se font à une échelle toujours plus large et entraînent, dès lors, des mélanges de populations et de cultures auxquels les partis d'extrême droite entendent s'opposer afin de rétablir les droits des identités nationales ou régionales historiquement constituées. À l'autre bord de ce clivage, on trouverait la plupart des partis traditionnels mais aussi, plus spécifiquement, des partis qui se revendiquent du multiculturalisme, dont en premier lieu mais non exclusivement les écologistes.
71La naissance et l'évolution du Vlaams Blok (aujourd'hui Vlaams Belang) alimentent l'idée qu'il existerait aujourd'hui un clivage identité/cosmopolitisme. Ce parti est né en effet du clivage centre/périphérie, mais y a d'emblée occupé une position extrême qui donnait au nationalisme flamand un tour identitaire très marqué, farouchement opposé aux francophones et nostalgique d'une identité pangermanique qui voit ce parti rassembler des adeptes de la collaboration avec le nazisme et des racialistes « aryens » convaincus. Conformément au modèle en trois strates proposé ci-dessus, sa fondation comme parti s'est inscrite dans une protestation déjà ancienne contre ce qui était ressenti comme une oppression (« francophone » et « belgicaine » en l'occurrence), et a résulté de l'initiative d'organisations déjà constituées au sein de la société civile. En outre, le Vlaams Blok a mis dès les années 1980 la lutte contre l'immigration, le multiculturalisme et l'islam au centre de son discours politique : quelque jugement que l'on porte sur ce discours, il se veut une réaction à ce qui est présenté par le Vlaams Blok comme une menace pour l'identité flamande et européenne. Il en va de même, sur ce dernier point, de l'extrême droite francophone, dont le discours anti-étrangers constitue le fer de lance (les partis d'extrême droite francophone se caractérisant par ailleurs par une très grande instabilité politique, la principale formation, le Front national fondé en 1985, s'étant trouvé confrontée tout au long de son histoire à de multiples défections et dissidences).
72La création des partis écologistes belges se laisse également inscrire dans une analyse en termes de clivages. Des listes se réclamant du courant écologiste se présentent aux élections dès 1977 ; d'autres seront présentées en 1978 et en 1979. Leurs candidats sont actifs dans diverses associations environnementalistes, dont la section belge des Amis de la terre constituée en 1976. Le mouvement Écolo est créé en 1980 par des militants écologistes qui veulent se doter d'une structure permanente pour relayer leur combat au plan politique. Écolo entend porter les revendications écologistes, militer pour un mode autogestionnaire de régulation de la société, s'opposer au développement du nucléaire civil et militaire (en réaction entre autres à l'installation d'une base de missiles de l'OTAN à Florennes), et lutter contre ce qu'il estime être le productivisme et l'économicisme ambiants, auxquels il oppose une vision antiproductiviste et un positionnement alternatif (« ni gauche ni droite ») sur le plan socio-économique. Le parti écologiste flamand naît dans des conditions similaires. Agalev (aujourd'hui Groen !) est fondé à la veille des élections législatives de 1977, le nom du parti tirant son origine de la création, au début des années 1970, de l'association Anders Gaan Leven dans la province d'Anvers. C'est en mars 1982 que sera précisée la nature des relations avec ce mouvement de formation plus ancienne. Agalev et Écolo trouvent donc leur origine dans des milieux préoccupés de sauvegarde de l'environnement et de stratégies alternatives, leur structure partisane se précisant au terme d'un processus de clarification de leurs relations avec les groupes et les milieux qui ont constitué le terrain sur lequel ils se sont développés.
73Faut-il, dès lors, admettre un quatrième clivage, matérialisme/postmatérialisme, et un cinquième, identité/cosmopolitisme ? Le fait que des partis écologistes et d'extrême droite captent une fraction de l'électorat suffit-il à prouver l'existence de clivages correspondant aux lignes de force de l'un et l'autre types de partis ? Raisonner de la sorte risque de conduire à multiplier les clivages, et présente l'inconvénient d'aligner l'interprétation des forces qui traversent la société sur la manière dont certains partis conçoivent les priorités politiques.
74Les conditions de reconnaissance d'un clivage ne doivent pas être trop strictes, et il convient d'éviter tout conservatisme intellectuel consistant à juger les clivages contemporains moins structurants ou décisifs que les clivages plus anciens. Mais reconnaître l'existence de nouveaux clivages ne renforce pas forcément ce modèle explicatif : il s'affaiblit si on l'élargit à des fractures temporaires ou secondaires, ou à de simples oppositions sur un thème donné ; trop de clivages me les clivages, qui ne peuvent être trop nombreux s'ils doivent rester prégnants. Inversement, des conditions trop strictes de reconnaissance des clivages conduiraient à laisser des pans entiers de la société échapper à ce modèle : trop peu de clivages me aussi les clivages, qui deviendraient une clé d'explication partielle, en perte de puissance et datée, si elle ne pouvait s'appliquer qu'à des structurations nées au 19e siècle.
75Le débat n'est donc pas clos quant au clivage matérialisme/postmatérialisme : il lui manque peut-être de pouvoir recouvrir une série d'adversaires clairement identifiés sur le versant « matérialiste » du clivage, la plupart des partis politiques prétendant aujourd'hui intégrer les préoccupations environnementales et le bien-être immatériel dans leur programme. Une interprétation en termes de clivages ne peut cependant se focaliser sur les partis, dont nous avons vu qu'ils ne formaient que la dernière strate de constitution d'un clivage : des acteurs non politiques interviennent au préalable, sur des situations qui doivent, à tort ou à raison, être vécues comme un déséquilibre et une menace susceptibles de mobiliser durablement l'opinion et la société civile. Or les inquiétudes semblent bel et bien se multiplier sur des enjeux d'ordre immatériel, qui vont de l'environnement au bien-être animal en passant par la santé publique, les excès de l'individualisme ou l'incidence des biotechnologies et des technosciences sur les modes de vie, de comportement et de pensée. En outre, les groupes et les partis qui dénoncent ces risques estiment identifier des doctrines (le productivisme, le mythe du progrès, le matérialisme entendu comme primat de la consommation) et des acteurs qui, à leurs yeux, méconnaissent ces enjeux : entreprises n'ayant en vue que leur propre développement, organisations internationales vouées à la libéralisation des échanges commerciaux et à l'accroissement de la productivité, pays rétifs à la mise en balance de leur prospérité économique avec les conséquences environnementales de cette prospérité, syndicats et partis politiques soucieux avant tout de création de richesses et d'emplois... Enfin, les prises de position des groupes et des partis « postmatérialistes » sont elles-mêmes critiquées avec force par d'autres acteurs, politiques ou non, qui dénoncent les excès du principe de précaution, une peur irraisonnée (confinant selon certains à l'obscurantisme) des effets du progrès technique et scientifique, la primauté donnée à la préservation de l'ordre naturel au détriment des intérêts humains, les pertes d'emplois que peuvent engendrer des politiques de décroissance ou de régulation, l'inefficacité d'approches répressives ignorant les intérêts des entreprises et du consommateur, etc.
76Il appartient à chacun de décider si ces éléments suffisent à conclure, aujourd'hui, à l'existence d'un véritable clivage matérialisme/postmatérialisme, étant entendu qu'en tout état de cause reconnaître un clivage n'entraîne aucun choix en faveur d'un des deux grands types de positions qu'il recouvre. On soulignera simplement : 1) qu'il existe de nombreux dossiers sur lesquels des groupes et des partis s'affrontent autour d'une ligne de partage correspondant à l'opposition matérialisme/postmatérialisme, qui ne doit pas forcément être identifiée à la tension, plus restrictive, entre productivisme et antiproductivisme ; 2) que les partis écologistes n'ont pas le monopole des revendications « postmatérialistes », celles-ci pouvant s'observer dans d'autres partis selon les dossiers et constituant même, aujourd'hui, un élément central de la doctrine du CDH, qui a prétendu opérer dès sa fondation une rupture décisive avec l'ancien PSC sur ce point, le CDH se rangeant ainsi aux côtés des écologistes mais entendant défendre une vision non individualiste de la société et plus ouverte aux intérêts humains, ce qui le distingue à ses yeux des écologistes [22] ; 3) que les tensions observables sur ce type d'enjeux n'ont pas (encore ?) atteint l'acuité et la densité des grandes mobilisations entraînées par les clivages traditionnels à certains moments de l'histoire : c'est sur ce point que l'opposition matérialisme/postmatérialisme n'est peut-être pas à la hauteur de ce modèle d'interprétation, même s'il n'existe pas de « seuil de tension » précis permettant d'en décider avec certitude.
77Quoi qu'il en soit, ce dernier critère contraint à la plus grande prudence quant à un éventuel clivage identité/cosmopolitisme, enjeu autour duquel les mobilisations sont encore moins spectaculaires et binaires [23]. Sans faire aucun procès d'intention, on peut aussi se demander si l'on peut mettre ce conflit de valeurs sur le même plan que les clivages plus anciens sans endosser la manière dont l'extrême droite analyse l'évolution récente de la société européenne, réduite par ses soins à un gigantesque affrontement entre les tenants de l'identité et les vecteurs de dissolution de cette « identité ». On peut également remarquer, in fine, que la propagande des partis d'extrême droite ne se focalise pas seulement sur les identités, mais multiplie les prises de position dans un sens qu'on pourrait qualifier d'hypermatérialisme : antifiscalisme, ultralibéralisme économique mâtiné d'accents protectionnistes, attribution des allocations sociales aux seuls « autochtones », dénonciation des dépenses et des blocages engendrés par le monde associatif, les « droits-de-l'hommistes » et les syndicats, antiféminisme plus ou moins larvé, anti-environnementalisme résolu, etc. Au demeurant, sous la forme qu'elle prend au Vlaams Belang comme à la Ligue du Nord, la revendication d'autonomie correspond bien à cette définition du philosophe espagnol Fernando Savater : « Le nationalisme, c'est au fond la privatisation de l'État au profit d'un égoïsme régional [24]. » Enfin, sur toute une série de questions – celles qui viennent d'être évoquées, mais aussi celles tournant autour de la coexistence des cultures, du pluralisme des valeurs, de l'éthique... –, les partis d'extrême droite adoptent des thèses diamétralement opposées à celles des formations « postmatérialistes », et surtout écologistes, dont l'essor électoral se déploie au même moment. On peut donc émettre l'hypothèse que l'extrême droite ne révèle pas un cinquième clivage mais occupe une des extrémités du clivage matérialisme/postmatérialisme, qui serait le seul à pouvoir rejoindre les trois clivages déjà constitués.
Autres conditions de naissance des partis
78Si la notion de clivage reste la plus éclairante pour comprendre les conditions de naissance et de succès des partis, on ne peut en déduire que tout parti se crée au départ d'un clivage et en reste dépendant. Des partis plus ou moins éphémères et modestes renouvellent en permanence le paysage politique, qui restent en dehors de tout clivage au sens défini ici. Ce qui ne signifie pas, pour autant, que tout « petit parti » se situe en marge des clivages : il faut au moins distinguer entre les dissidences, les partis qui veulent surmonter certains clivages et les partis qui se veulent hors clivages.
79De nombreux partis se créent par dissidence à l'égard d'une grande formation, avec l'ambition d'incarner le « vrai » libéralisme, le « vrai » socialisme, le « véritable » esprit chrétien ou catholique, etc. La plupart du temps, ces dissidences rencontrent une faible audience électorale, finissent par réintégrer le parti d'origine, ou disparaissent après quelque temps. Mais certaines formations se sont maintenues et ont acquis de la puissance : l'exemple le plus net en est actuellement le Vlaams Belang. L'émergence de ces dissidences ne contredit pas le modèle des clivages, mais rappelle au contraire que ce sont les clivages qui font les partis et qui suscitent, au gré des circonstances, des formations plus radicales, ou en quête d'un positionnement renouvelé au sein d'un clivage déterminé.
80On observe régulièrement la création de partis qui entendent surmonter ou contourner un clivage déterminé, par exemple le clivage Église/État ou le clivage possédants/travailleurs, pour rassembler un maximum de personnes et de groupes autour d'un autre enjeu considéré comme plus important. La réussite de tels partis suggère (et accélère parfois) l'affaiblissement relatif des clivages qu'ils entendaient contourner ou dépasser, mais elle s'explique par l'importance accordée à un autre clivage ; quant à l'échec de tels partis, il s'explique dans certains cas par la difficulté de maintenir en bonne intelligence le pluralisme qui faisait leur spécificité.
81Nous avons affaire à un cas de figure tout à fait différent lorsqu'un parti se crée en marge de tous les clivages existants. De telles initiatives sont souvent – quoique pas nécessairement – prises par une majorité de personnes sans grand passé politique, qui entendent faire valoir de nouvelles questions ou de nouvelles pratiques. En règle générale, il s'agit de partis fondés sur un thème prioritaire voire exclusif, qu'on pourrait appeler des partis-concepts. Ce fut le cas des Anciens Combattants pendant l'entre-deux-guerres (deux députés en 1919, un député en 1921), de la Renaissance nationale et des Classes moyennes (chacun un député en 1919), du parti anversois, plutôt fantaisiste, des Technocrates (un député en 1939), de partis qui se sont présentés aux élections de 1961 en protestant, entre autres, contre la décolonisation du Congo (Rassemblement national et Parti social indépendant, un siège chacun), de la liste Rossem en 1991 (5 % des voix en Flandre), de Vivant, dont le programme se focalisait initialement sur l'idée d'allocation universelle (2 % des voix dans tout le pays en 1999), du Parti pour une nouvelle politique belge (PNPb) fondé par Pol Marchal après le choc de l'affaire Dutroux et la Marche blanche de 1996, etc. En tant qu'organisations collectives, de tels partis naissent toujours d'une question qui traverse une fraction au moins de la société, mais leur disparition rapide suggère que cette question n'avait pas l'importance que les fondateurs de ces formations lui accordaient, ou que ces partis ont échoué à transformer cette question en un projet politique jugé pertinent et attractif par les électeurs.
82La création de partis politiques est un processus incessant, mais qui prend sans doute d'autres formes aujourd'hui. On observe également que les passages de responsables politiques d'un parti à l'autre tendent à se multiplier, parfois en raison de la crise que subit telle ou telle formation, parfois pour d'autres motifs qui suggèrent que les identités partisanes sont moins fortes qu'auparavant. Enfin, le poids de personnalités atypiques et hautement médiatisées tend à s'accroître dans la plupart des partis, qu'il s'agisse de mandataires politiques chevronnés ou de personnes issues de la société civile voire du monde des entreprises. Ces phénomènes récents ne démentent pas la force structurante des clivages, mais ils ne se laissent pas intégrer dans ce modèle d'explication : ils semblent plutôt révélateurs d'une phase nouvelle quant au centre de gravité de la vie politique, au rôle des partis en démocratie et aux relations entre les élus et les électeurs, thèmes auxquels nous consacrerons la troisième partie de ce dossier.
Les partis selon Tocqueville
Les partis sont un mal inhérent aux gouvernements libres ; mais ils n'ont pas dans tous les temps le même caractère et les mêmes instincts.
Il arrive des époques où les nations se sentent tourmentées de maux si grands, que l'idée d'un changement total dans leur constitution politique se présente à leur pensée. Il y en a d'autres où le malaise est plus profond encore, et où l'état social lui-même est compromis. C'est le temps des grandes révolutions et des grands partis.
Entre ces siècles de désordres et de misères, il s'en rencontre d'autres où les sociétés se reposent et où la race humaine semble reprendre haleine. [...] Il arrive des époques où les changements qui s'opèrent dans la constitution politique et l'état social des peuples sont si lents et si insensibles, que les hommes pensent être arrivés à un état final ; l'esprit humain se croit alors fermement assis sur certaines bases et ne porte pas ses regards au-delà d'un certain horizon.
C'est le temps des intrigues et des petits partis. [...]
Les grands partis bouleversent la société, les petits l'agitent ; les uns la déchirent et les autres la dépravent ; les premiers la sauvent quelquefois en l'ébranlant, les seconds la troublent toujours sans profit. L'Amérique a eu de grands partis ; aujourd'hui ils n'existent plus : elle y a beaucoup gagné en bonheur, mais non en moralité. »
Troisième partie. De la démocratie parlementaire à la démocratie du public
83La démocratie n'est pas un système achevé, conçu une fois pour toutes et dont le fonctionnement s'inspirerait de lois immuables. Nous l'avons suggéré à plusieurs reprises, elle ne cesse au contraire d'évoluer et d'emprunter des directions qui n'avaient pas été prévues : la démocratie telle qu'elle se vit ne correspond que partiellement aux règles qu'on lui assigne ou à l'idéal qu'on lui prête. Comprendre la démocratie, et le rôle qu'y jouent les partis, impose donc un minimum de recul historique. Cela requiert aussi de choisir un niveau d'analyse, qui peut suivre au moins deux grandes options : soit se focaliser sur la vie politique au sens étroit, sur les acteurs qui font profession d'animer la démocratie et qui tiennent, pour l'essentiel, dans le triangle parlement/gouvernement/ partis ; soit s'efforcer d'éclairer l'enracinement de la vie politique dans des niveaux de réalité plus fondamentaux, infrastructurels au sens large du terme. C'est surtout la seconde option qui a été suivie dans la deuxième partie de ce dossier.
84Dans la troisième partie, nous donnerons un aperçu de l'évolution des démocraties contemporaines en nous attardant davantage sur le fonctionnement interne de la sphère politique. Nous emprunterons cette fois notre fil conducteur, non plus à la théorie des clivages, mais à un courant de pensée, très actif en France, qui s'efforce de comprendre les mutations récentes de la démocratie [25]. D'après ce modèle d'interprétation, on peut distinguer trois grandes phases dans l'histoire récente : la démocratie parlementaire (ou parlementarisme), la démocratie des partis et la démocratie du public.
85Chacune de ces phases se distingue des deux autres sur au moins trois aspects : le centre de gravité de la démocratie, le rôle des partis et la relation entre les électeurs et les élus. La dénomination des trois phases indique les changements quant au centre de gravité de la démocratie (non pas le lieu unique où elle se déploierait, mais le rouage interne le plus important de la vie politique) : ce point focal est passé des parlements aux partis, avant de se déplacer vers l'opinion publique telle qu'elle est à la fois relayée et façonnée par les médias et par les responsables politiques. La dénomination des trois phases montre également que le rôle des partis s'est développé de la première à la deuxième phase, et tend à décliner dans la troisième.
86Le fait de distinguer ces trois phases ne signifie pas que la plus récente a chaque fois balayé la précédente. Il subsiste, dans la phase actuelle, des traits importants de la démocratie parlementaire et de la démocratie des partis ; qualifier la situation du moment de « démocratie du public » revient à mettre l'accent sur ce qui fait sa nouveauté et sa spécificité, mais cela ne doit pas faire disparaître les éléments de continuité. La continuité joue d'ailleurs dans les deux sens, certains traits caractéristiques de la situation actuelle ayant déjà pu s'observer par le passé, mais sous une forme et dans un cadre différents. Pour toutes ces raisons, il serait impossible de situer avec précision les périodes auxquelles correspondent ces trois phases : les repères que l'on peut proposer sont forcément discutables, et servent avant tout à retenir un moment qui fasse office de révélateur. On peut ainsi se risquer à faire débuter, en Belgique, la démocratie parlementaire en 1830-1831, avec l'indépendance du pays, mais surtout avec une Constitution extrêmement libérale qui rénove les règles du jeu politique. L'avènement de la démocratie des partis peut être rapporté aux années 1918- 1919, au moment où cesse la longue période, ouverte en 1884, de gouvernements catholiques homogènes successifs, et où le suffrage universel cesse d'être contrebalancé par le vote plural. Enfin, le passage à la démocratie du public devient visible en 1991, année du « dimanche noir » électoral qui voit la brusque montée des partis d'extrême droite, le succès inattendu de la liste Rossem et une forte poussée écologiste, les partis les plus anciens reculant à peu près tous.
La démocratie parlementaire
87La démocratie parlementaire est un régime dominé par les élites sociales, qui fondent leur supériorité sur plusieurs bases : la tradition, l'argent, l'instruction, le métier, la propriété des terres et des moyens de production... Qu'elles appartiennent à la noblesse ou à la bourgeoisie, ces élites forment ce qu'on appelle des notables, c'est-à-dire des personnalités reconnues dans leur cercle professionnel et social mais aussi, élément important en termes électoraux, dans la région ou la ville où elles habitent – les médias et les moyens de transport étant alors trop peu développés pour qu'une notabilité s'établisse, sauf cas exceptionnels, par-delà l'échelle locale. Ces notables sont des industriels, des banquiers, des propriétaires terriens, des aristocrates, des hauts fonctionnaires, des avocats, des magistrats, des officiers, des ecclésiastiques, des hommes de lettres, des enseignants... Dans tous les cas, ils se distinguent fortement de la grande masse de la population, peu instruite et vouée à des métiers manuels : seuls les notables ont le temps et les moyens, matériels et intellectuels, de s'impliquer en politique. La grande majorité de la population étant privée du droit de vote, et les élections s'organisant dans de petites circoncriptions, les électeurs choisissent souvent la personnalité la plus renommée ou la plus influente de la circonscription, élue pour son prestige social plus que pour ses idées ou pour celles du « parti » auquel on l'identifie éventuellement. L'élection des représentants politiques consiste dès lors, dans ce cadre, à choisir des personnes de confiance, sélectionnées pour leur mérite individuel et leur prestige : c'est la personne même du candidat qui suscite la confiance, et non ses liens avec un parti. Le notable connaît personnellement une partie de ses électeurs ; les motifs de son élection sont d'ordre social plus que politique au sens actuel du terme : le notable incarne les intérêts locaux et les intérêts de sa catégorie sociale, qui en régime censitaire sont ceux de l'électorat. L'influence de ces notables, surtout dans les élections locales, est telle que des élections peuvent se dérouler sans lutte, soit au sens strict (il n'y a pas plus de candidats que de sièges à pourvoir), soit au sens large (un des candidats est assuré de son élection). Ce sera un des enjeux du suffrage universel, mais aussi de l'instruction obligatoire et gratuite, que d'élargir la vie démocratique à l'ensemble de la population, comme le dira Gambetta dans un discours devenu classique qui, en 1872, annonce l'avènement d'une « génération nouvelle de la démocratie, un nouveau personnel politique, électoral, un nouveau personnel de suffrage universel ».
88Une partie de ces notables se distingue par le fait qu'elle tire son prestige, non de son appartenance à la noblesse ou au clergé, ni de sa puissance financière ou économique, mais de son niveau d'instruction. On appelle ce type de notables les capacités, terme qui désigne le monde des magistrats, des professions libérales, des enseignants, des journalistes, des ingénieurs, de tous ceux qui font profession de savoir ou de penser. Cette catégorie sociale bénéficiera dans différents pays – dont la France et, plus fugitivement, la Belgique – d'un droit de vote et d'éligibilité fondé sur le diplôme, les droits politiques étant par ailleurs attribués aux personnes disposant de revenus suffisants pour payer un niveau élevé d'impôt appelé le cens [26]. Inaugurant une tradition qui n'a pas véritablement pris fin, les « capacités », et en particulier les juristes, sont particulièrement nombreuses à siéger dans les parlements. Par leurs caractéristiques professionnelles, elles contribuent à forger l'image du parlement propre à cette période : une assemblée d'hommes libres, élus pour leurs mérites, entretenant un lien assez lâche avec ce qui leur tient lieu de parti, s'opposant entre eux sur des thèmes majeurs, mais qui élaborent la loi par une libre discussion entre égaux, dans une enceinte dévolue à cet effet et dont les procédures sont couronnées par l'acte solennel du vote, qui consacre la pleine et entière liberté de chacun. Chaque député en effet est supposé maître de son choix au moment d'adopter ou de rejeter un projet de loi ; son rôle n'est pas de suivre la doctrine ou la consigne d'un parti, mais de trancher en conscience et en raison. La formation de partis stables dotés d'un programme, loin d'être un apport, constitue plutôt une menace dans ce contexte : elle risque de rendre l'élu dépendant de son parti et soumis aux intérêts de ce dernier, alors que le parlementaire digne de ce nom doit contrôler tous les actes du pouvoir et rendre des comptes à ses électeurs et non à une formation politique [27].
89La liberté dont les représentants font ainsi usage a un coût : elle provoque un important décalage entre les décisions adoptées par les parlements et ce que la population, dans ses diverses composantes, peut souhaiter par elle-même. Le décalage est d'abord sociologique : le suffrage censitaire empêche la plupart des citoyens de participer aux élections, tandis que la présence écrasante des notables dans les lieux de décision achève de rendre les « représentants » très différents des « représentés ». En outre, la démocratie parlementaire interdit toute forme de mandat impératif, d'obligation pour les élus de défendre telle ou telle position fixée a priori [28] : un tel mandat impératif les priverait de leur liberté de discussion et de vote. Selon la belle formule de Georges Burdeau, « la représentation intervient comme un correctif de la démocratie [29] », comme une manière d'éviter que le peuple en personne fasse la loi. Les décisions adoptées peuvent dès lors s'opposer aux attentes de différentes composantes de la population, celle-ci devant laisser le parlement faire son travail sans pouvoir intervenir dans le processus de décision. L'opinion publique n'est pas muette, elle s'organise par la voie de journaux, d'associations, de groupes de pression, mais ceux-ci agissent de l'extérieur et ne sont pas proportionnellement représentés au sein du parlement, dont les lignes de fracture interne ne coïncident pas avec celles que connaît la société. Cet état de fait alimentera de vives critiques à l'égard de la démocratie, qui ne garantit en aucune façon la souveraineté du peuple : « Une fois le geste électoral accompli, le pouvoir des électeurs sur leurs élus prend fin [30]. »
90Cependant, la vision d'une vie politique centrée sur le libre jeu des discussions au parlement ne doit pas faire illusion. C'est alors un idéal très vivace et qui fait autorité, mais auquel la vie publique n'est pas entièrement soumise ; le gouvernement, en particulier, possède un pouvoir d'initiative et une autonomie qui contrebalancent la primauté du pouvoir législatif. Il reste que le travail parlementaire laisse bien d'importantes marges de décision aux représentants de la nation. À l'époque de la démocratie parlementaire, dans la plupart des cas, les partis ne sont pas en mesure d'imposer une stricte discipline de vote, et les relations entre le gouvernement, la majorité parlementaire qui est censée le soutenir et le reste du parlement sont plus complexes que les relations majorité/opposition que l'on connaît aujourd'hui. Les élus, dans leur travail parlementaire, font moins allégeance à un parti au sens strict du terme qu'à des courants, à des factions ou à des meneurs. Il en résulte d'ailleurs souvent une instabilité, aussi bien parlementaire que gouvernementale, qui nourrit une vive méfiance à l'égard de la démocratie et qui explique l'apparition de projets militant pour un retour à l'Ancien Régime ou pour un système garantissant davantage d'ordre. Des divisions internes aux partis, l'apparition de clans, des alliances de circonstance, des tactiques de renversement du gouvernement sans programme de rechange, de nombreuses recompositions ministérielles, des chutes anticipées de ce qu'on appelle alors le cabinet plutôt que le gouvernement, des partis peu structurés, mal organisés et sans prise sur le pays en dehors de l'enceinte parlementaire, donnent une sensation de désordre qui explique qu'une discipline partisane ait ensuite pu s'instaurer sans susciter de réelle opposition. Pour ne prendre que deux exemples, la IIIe République, en France (1875-1940), comme la République de Weimar, en Allemagne (1919-1933), ont fini par rendre la discipline de groupe plus attrayante que l'autonomie individuelle.
91En Belgique cependant, dès l'instauration d'un clivage profond entre cléricaux et anticléricaux, la discipline collective a encadré la liberté individuelle des parlementaires. Il n'existe pas encore, au milieu du 19e siècle, de partis au sens actuel du terme, c'est-à-dire des organisations permanentes qui dirigent la vie gouvernementale et parlementaire ; les partis sont alors des regroupements d'individus liés par des affinités d'opinion et de position, et non des structures dirigeantes porteuses d'une stratégie et d'un programme. Mais l'affrontement des catholiques et des libéraux nourrit une logique de blocs : ces deux partis occupent la quasi-totalité des sièges jusqu'à l'instauration du suffrage universel en 1893, et alternent au pouvoir par longues périodes au cours desquelles chaque parti dirige un gouvernement homogène [31], la Belgique constituant à l'époque un modèle de stabilité. L'entrée du POB dans le jeu politique sera dès lors considérée comme un facteur d'ouverture du système, un vecteur d'imprévisibilité : des alliances anticléricales peuvent se nouer entre le POB et le Parti libéral sur les questions liées au rôle de l'Église dans la société, tandis que sur les questions socio-économiques le Parti catholique est divisé entre une majorité de conservateurs et une frange plus proche du monde ouvrier, ce qui le conduit à dialoguer avec les libéraux comme, pour partie, avec le POB. Néanmoins, au fil du temps, l'entrée du POB dans le paysage politique renforcera la logique de partis, le développement des partis ouvriers ayant les mêmes conséquences dans la plupart des pays européens.
Démocratie parlementaire | |
Élection des représentants | – choix d'une personne connue par réputation – expression de liens locaux – primat des notables |
Marge d'indépendance des représentants | – députés généralement libres de leurs votes – primat des initiatives parlementaires |
Rapport à l'opinion publique | – non-coïncidence entre la population et sa
représentation électorale – la voix du peuple s'arrête aux portes du parlement |
Centre de gravité de la vie politique | – le parlement – les classes supérieures et les « capacités » |
Des partis de notables aux partis de masse
92À l'époque de la démocratie parlementaire, il n'existe que des partis de notables dont la force réside dans le soutien actif de personnalités influentes dont la carrière ne dépend pas du parti. Ces personnalités mettent au service de la vie politique – et de leur élection – leur autorité morale, leur habileté à organiser une campagne électorale, et leurs ressources financières, indispensables en période de campagne. Les partis de notables ne recrutent en effet pas d'adhérents payant une cotisation régulière, et leurs structures, souvent souples et assez floues, ne correspondent à une réalité vivante qu'en période électorale.
93Les partis ouvriers, qu'ils soient socialistes, communistes ou sociaux-démocrates, joueront un rôle décisif dans l'évolution conduisant à la démocratie des partis en s'organisant, dès l'origine, comme des partis de masse. L'ampleur des changements dont ils exigent la concrétisation (législation sociale, suffrage universel, enseignement obligatoire et gratuit...) requiert un combat long et difficile, donc une organisation rigoureuse et une mobilisation de masse. Le fait de recruter un grand nombre d'adhérents payant des cotisations relativement modestes leur donne une force à la fois morale (légitimité), politique (puissance électorale potentielle) et financière. L'égalité des conditions sociales, qui est plus grande dans le monde ouvrier que dans le monde rural, et la concentration croissante de la main-d'œuvre dans de grandes unités de production, facilitent l'émergence d'une idéologie commune et de priorités partagées, dotant les partis ouvriers de programmes tranchés – d'autant plus tranchés que les ennemis paraissent bien identifiés : les patrons, les banques, l'Église, et les partis qui se partagent la confiance de ces derniers. Les sociétés de secours mutuel, les syndicats et les autres types d'organisations ouvrières donnent aux partis prolétariens une assise électorale naturelle, des relais déjà constitués, des militants et des cadres locaux.
94Surtout à partir de 1919, moment où il cesse d'être contrebalancé par le vote plural, le suffrage universel masculin introduit en 1893 contraindra tous les partis à calquer leurs méthodes sur celles des partis à vocation populaire. L'élargissement du corps électoral rebat en effet les rapports de force et contraint chaque formation, pour rester dans la course, à encadrer tous les électeurs potentiels en s'organisant de manière stricte : sections locales, fédérations provinciales ou régionales, structures nationales coordonnant l'ensemble. Cette transformation des partis s'accélérera par vagues directement liées à la Première et à la Seconde Guerre mondiale, qui seront suivies d'autant d'élargissements du droit de vote : les couches populaires, les femmes et les jeunes ne pourront plus être privés de droits politiques alors que ces groupes ont joué un rôle crucial dans la défense et la vie de la nation pendant les conflits.
95En Belgique, l'adaptation des partis de cadres que sont le Parti libéral et le Parti catholique prendra des formes diverses et graduelles. Pendant longtemps, ce seront encore des notables plutôt que des militants qui attireront les voix libérales et catholiques.
96Le Parti catholique adopte dans une certaine mesure la mentalité d'un parti de masse grâce à la structuration de la société civile. La concurrence ouverte entre les organisations ouvrières socialistes et les organisations ouvrières catholiques systématise le quadrillage idéologique de la classe ouvrière, c'est-à-dire son intégration dans le jeu des partis par l'intermédiaire des associations et des syndicats. Les classes populaires entrent dans le débat politique au travers d'organisations de solidarité et de proximité qui canalisent le flux des idées et qui trouvent des relais dans les deux grands partis dont ces organisations contribuent à façonner le programme. Les organisations ouvrières qui partagent son idéologie permettent ainsi au Parti catholique de soutenir la concurrence du POB sur son propre terrain. En outre, la vigueur et la densité des structures catholiques de toute nature (paroisses, congrégations, écoles, ligues, œuvres de charité...), présentes de longue date dans les campagnes comme dans les villes, permettent de mobiliser l'ensemble de l'électorat d'obédience chrétienne. La transformation du Parti catholique en Union catholique belge en septembre 1921 aura d'ailleurs pour objectif de resserrer les liens entre le monde catholique et le parti qui y puise son vivier électoral et de nouveaux cadres. Alors que le Parti catholique a d'abord été dominé par les notables et par les francophones, les formations catholiques nationales s'ouvriront davantage aux Flamands : non seulement au monde ouvrier par le biais du syndicat et des mutuelles, mais aussi au monde agricole par l'intermédiaire du très puissant Boerenbond, ainsi qu'aux classes moyennes.
97Le Parti libéral, plus fidèle aux traditions du 19e siècle, s'adaptera à la nouvelle donne avec retard et en subira les conséquences au plan électoral. Son audience se réduit en effet de plus en plus à mesure que le droit de suffrage s'élargit à partir de 1893 : dans la première moitié du 20e siècle le Parti libéral est nettement distancé par les catholiques et par les socialistes. Cette évolution s'inverse de manière tardive, lors de la grande percée électorale du PLP en 1965, qui a des causes multiples : elle constitue une réaction au gouvernement « travailliste » Lefèvre-Spaak (1961-1965), elle marque la réussite d'une campagne électorale destinée à convaincre les catholiques qu'ils peuvent voter libéral sans renier leur foi, mais elle fait suite aussi à une intense campagne de recrutement destinée à affilier des chrétiens et à organiser le parti sur des bases modernes.
La démocratie des partis
98Les mécanismes qui ont permis la transformation des partis de cadres en partis de masse forment une des caractéristiques majeures de la démocratie des partis. Des procédures de même nature seront mises en place par toutes les formations : d'une manière ou d'une autre, des organisations locales systématisées et renforcées et des associations proches des partis s'efforcent de les faire connaître, de fidéliser les électeurs, de recruter des militants devenus indispensables en période électorale et, enjeu non accessoire, de faire contribuer les adhérents au financement des partis, dont le nouveau mode de fonctionnement requiert davantage de moyens. En Belgique, les partis nés après la Seconde Guerre mondiale, qui s'inscrivent pour l'essentiel dans le clivage centre/périphérie, intégreront également ce mode de fonctionnement typique de la démocratie des partis.
99La formation de partis de masse, élément clé de la démocratie des partis, suppose qu'il existe de grandes catégories de citoyens susceptibles de se reconnaître dans tel ou tel parti, de voter durablement pour lui, voire d'y adhérer, d'y militer ou d'en être un représentant. C'est la raison pour laquelle la démocratie des partis est aussi l'âge d'or des clivages c'est-à-dire des grands choix de société. Sous la pression des clivages, donc sur quelques enjeux susceptibles de toucher le plus grand nombre, les partis incarnent une des grandes options ouvertes sur ces différents enjeux, et rassemblent ainsi autour d'eux les catégories de citoyens (classes sociales, croyants ou incroyants...) qui se reconnaissent dans leurs options. Dans la mesure où les clivages portent sur des questions majeures qui structurent durablement la société civile, ils favorisent la fidélité des électeurs à leur parti, qui est une des caractéristiques de la période. Les résultats électoraux varient certes d'un scrutin à l'autre et dessinent des tendances longues, mais une part considérable de l'électorat reconduit son choix antérieur lors d'un nouveau scrutin. Cette fidélité traduit non seulement une conviction, mais aussi un sentiment d'appartenance collective auquel la structuration de la société civile, qui est alors en pleine croissance, contribue fortement. On vote pour le parti qui relaie le mieux les options de son syndicat, de sa mutuelle, de son Église ou de son monde philosophique, de sa sensibilité régionale, linguistique ou nationale ; le choix des mandataires politiques traduit l'appartenance, active ou plus diffuse, à un vaste tissu associatif, syndical, professionnel..., ainsi qu'à un réseau scolaire confessionnel ou non confessionnel. Dans les années 1960, une personne née et vivant dans un milieu catholique sensible au combat du mouvement flamand aura toutes les chances de voter, selon le poids qu'elle accorde à ces différentes appartenances, pour le CVP ou pour la Volksunie.
100Un phénomène caractéristique de la démocratie des partis, même s'il n'est pas indispensable à la formation de ce système, découle directement de cet état de fait : il s'agit de l'existence de partis indirects. Un parti direct ne compte que des membres s'affiliant individuellement et directement à lui, alors qu'un parti indirect a des effectifs fournis – exclusivement ou non – par l'adhésion collective de groupes sociaux apparentés. Dans ce dernier cas, le nombre de membres est très grand, mais seule une fraction de ceux-ci participe à la vie du parti, tandis que la liberté de manœuvre du parti est réduite en raison de sa dépendance à l'égard des groupes qui lui fournissent ses adhérents. La Belgique a connu deux partis indirects avant la Seconde Guerre mondiale. En 1921, l'Union catholique belge constitue un parti indirect à l'état pur, dont la structure se résume à un conseil général de coordination des quatre standen constitutifs du parti, qui ont seuls le pouvoir de recruter des membres individuels. Le POB, quant à lui, compte à la fois des membres individuels et des membres affiliés par le canal des syndicats, des mutualités et des coopératives socialistes, ceci rendant inévitables les cas d'affiliations multiples d'une même personne. Depuis la Libération, la Belgique ne compte plus que des partis à structure directe.
101Dans la démocratie des partis, sous l'effet des grands clivages, les formations politiques forment un système de positions et d'oppositions : elles se différencient les unes des autres sur les principaux enjeux, chaque position tirant son sens d'être antagoniste de celle adoptée par l'une ou l'autre formation concurrente. La démocratie des partis s'affranchit ainsi de l'idéal d'unité sur lequel nous avons ouvert notre propos : il est entendu que le corps électoral est traversé de divisions profondes et irréductibles, qu'il n'existe rien que l'on puisse tenir pour « la » volonté populaire. De même, si les lois doivent être élaborées de manière réfléchie, elles ne peuvent prétendre être « la voix de la raison », ni constituer des normes également légitimes aux yeux de tous. La démocratie des partis consacre le pluralisme de la société, qui ne se compose ni d'un peuple homogène, ni d'individus qui n'auraient rien de commun entre eux : le corps social se compose de groupes, d'ensembles d'individus unis par leur situation, leurs intérêts ou leurs valeurs, et qui se distinguent voire se défient des autres groupes, émanations d'autres situations, intérêts et valeurs. Entre le mythe très ancien de l'unité, et la crainte, vivace au 19e siècle, que la démocratie laisse les individus isolés devant un pouvoir désincarné, le système des partis représente une « démocratie d'équilibre [32] ». Les partis ne servent pas seulement à sélectionner des candidats et à permettre aux électeurs de manifester leur confiance dans une tendance déterminée : ils incarnent et parachèvent une identité sociale [33]. Idéalement au moins, on se reconnaît dans un parti comme on se reconnaît dans un syndicat, une organisation patronale, une Église ou un mouvement de défense des minorités : les militants « appartiennent » à leur parti et lui apportent une collaboration bénévole qui resserre les liens interpersonnels, notamment en période électorale.
102Dans ce cadre, le poids des notables tend à décliner au profit des représentants des partis et, surtout, des leaders qui personnifient ou dirigent les formations politiques. L'électeur choisit moins une personne de confiance qu'une option globale : il ne distingue pas d'abord des mérites individuels mais des doctrines. Le profil du personnel politique change d'ailleurs parallèlement à la modification des motivations de vote. Le rôle des notables locaux, dont l'influence dépendait des formes anciennes de prestige et d'autorité, décroît alors que l'on assiste à l'intégration de nouvelles figures : d'une part, des personnalités issues des couches moyennes ou populaires, choisies pour leur représentativité sociologique et leur engagement dans un combat emblématique pour le parti (à travers une association, un syndicat...) ; d'autre part, des individus dotés d'une solide expérience politique et d'une bonne connaissance des dossiers : des « professionnels de la politique » (par contraste avec le dilettantisme de nombreux notables imprégnés de culture classique), susceptibles d'être distingués par la grande presse et d'incarner le parti aux yeux de la population entière.
103La démocratie des partis voit aussi la discipline de vote s'instaurer ou se renforcer dans les assemblées. D'abord parce que ce sont désormais les représentants des partis et non des notables qui cherchent à être identifiés et reconnus, dans tout le pays, pour concourir aux élections avec des chances de succès : cela leur impose de se distinguer au maximum de leurs adversaires, donc de voter de manière disciplinée dans les assemblées. Ensuite parce que les partis, incarnant de grands choix idéologiques et collectifs sous-tendus par la structuration de la société civile, se présentent aux élections et le cas échéant au gouvernement avec des programmes précis et étoffés, élaborés en recueillant les exigences, les priorités et les suggestions des différents groupes d'intérêts et de valeurs dont ils sont proches. Adopté avant l'élection lors d'un congrès ad hoc, le programme inspire l'action du parti au gouvernement et le vote de ses élus au parlement : chaque représentant est supposé se reconnaître dans les grandes lignes du programme de son parti. Il doit aussi accepter une discipline de vote qui peut parfois aller à l'encontre de ses convictions, car il n'est plus un notable qui tient le parti sous sa dépendance à l'échelle locale, mais un élu parmi d'autres qui doit son élection, dans une large mesure, au fait d'avoir été présenté par une formation qui l'a fait bénéficier de son image, de son programme, de son organisation et de ses moyens financiers, les campagnes électorales et l'animation interne des partis étant de plus en plus professionnelles. La reconnaissance des groupes politiques au sein des parlements, qui s'opère surtout au 20e siècle, traduit et accélère ce mouvement : sauf exceptions (représentants de petits partis, transfuges, mandataires indépendants...), les parlementaires se rassemblent selon leur parti, désignent un chef de groupe et des orateurs qui représentent le groupe dans tel ou tel débat, travaillent de manière collective et incarnent le parti, ce qui les contraint à respecter la discipline du groupe.
104Cette discipline se développe d'autant plus que les gouvernements montent en puissance au détriment des parlements. Sous la démocratie des partis, l'État voit ses missions s'élargir, son budget augmenter, la complexité et la technicité de ses interventions s'accroître. Mieux dotés en moyens (cabinets ministériels, administration, experts...), composés des principales figures des partis, les gouvernements multiplient les initiatives – dont les projets de loi qu'ils élaborent avant de les déposer au parlement –, et invitent les parlementaires de leur bord à suivre leurs recommandations. Dans les pays qui connaissent des gouvernements homogènes ou des coalitions de droite ou de gauche, la discipline de vote s'instaure aisément puisqu'il existe une grande proximité entre le programme du gouvernement, inspiré par le ou les partis au pouvoir, et les options de la majorité parlementaire. Dans les pays qui connaissent des gouvernements de coalition, de nombreux arbitrages sont opérés au sein de l'exécutif et sous le contrôle des directions de parti, ou avant même la constitution du gouvernement, dans la phase de négociation et de rédaction du programme de l'exécutif, période au cours de laquelle les partis interviennent le plus ouvertement. Dans tous les cas, une fois les arbitrages advenus, les parlementaires sont quasi contraints d'adopter une ligne de conduite uniforme (soutien à la majorité ou opposition systématique) à l'égard du gouvernement : sans discipline de vote lors de l'adoption des lois, les représentants les plus radicaux de chaque parti feraient capoter les compromis préalablement négociés.
105Pour toutes ces raisons, l'élection elle-même change de signification, en tout cas à l'échelle nationale. Les résultats des élections s'interprètent désormais comme le reflet d'un choix idéologique en faveur de telle ou telle tendance, et comme la base pour la formation d'une majorité dotée d'un programme, alors qu'auparavant – surtout dans des pays moins clivés que la Belgique –, la constitution d'une majorité gouvernementale pouvait rester imprévisible et fragile une fois les résultats électoraux connus, de nombreuses combinaisons pouvant être testées en début ou en cours de législature. La notion de représentation change donc profondément de sens. Le 19e siècle a connu des débats intenses sur la nature de la représentation politique, une bonne part des théoriciens de la démocratie jugeant, à l'époque, qu'il s'agit d'une fonction, éventuellement professionnelle, de gestion collective, une facette de la division générale du travail. Dans ce cadre, l'élection sert à choisir, parmi les élites qui ont les capacités requises, ceux qui seront appelés à remplir cette fonction : seuls ces représentants peuvent élaborer la loi car ce sont des spécialistes des questions politiques, qui possèdent le loisir et les connaissances nécessaires pour se consacrer au difficile accouchement de législations sensées. L'avènement des partis de masse sous l'impulsion des partis ouvriers a fait triompher au contraire, sous la démocratie des partis, la conception actuellement dominante de la représentation, à savoir le droit des populations à voir leurs attentes reflétées dans la composition du corps législatif et exécutif. Dans ce cadre, l'élection permet d'incarner les aspirations populaires dans des personnes dont les compétences n'importent pas forcément et qui doivent, en tout cas, posséder une certaine proximité sociale avec les électeurs qu'elles représentent [34]. Même si cette proximité n'est que partielle, la légitimité des responsables politiques se fonde sur la coïncidence entre la population et sa représentation électorale : il y a au moins conformité entre les options des uns et des autres ; des partis d'idées coïncident avec des couches de population qui partagent les mêmes principes de base sur les grands enjeux. Le système de la démocratie représentative ne se fonde plus sur la supériorité des élites par rapport à la population – sur leur différence –, mais sur l'identité de vues qui les unit : idéalement, les partis incarnent les principaux segments de la population.
106Les partis n'ont d'ailleurs pas le monopole de ce mécanisme d'identification. La démocratie des partis accorde une large place aux corps intermédiaires de toute nature, et aux mécanismes de consultation et de concertation qui permettent aux groupes organisés de faire valoir leurs intérêts et leurs valeurs auprès des responsables politiques. La relation entre l'État et les citoyens, dirigée par le pouvoir exécutif, permet à de multiples groupes de faire valoir leurs attentes ou de participer directement aux décisions : commissions consultatives où ces groupes envoient des représentants, notamment sur une base professionnelle ; négociations collectives où les syndicats et le patronat confrontent leurs exigences et adoptent des accords sociaux qui auront des effets juridiques ; places réservées aux délégués des grands intérêts socio-économiques dans les organismes de gestion de la sécurité sociale et de nombreux organismes proches ; réformes législatives qui reconnaissent, protègent, financent ou donnent de l'autonomie à des tendances religieuses, des minorités territoriales ou des communautés linguistiques ; négociations directes entre le gouvernement et des syndicats de médecins, d'enseignants, etc. Nous l'avons noté dans la deuxième partie, les grands déséquilibres que les démocraties parlementaires connaissaient à leur naissance ont été atténués, parfois éradiqués, parfois même inversés : cela tient à l'action conjointe des corps intermédiaires et des partis qui ont relayé ou entendu leurs revendications, l'État décidant en dernier ressort, mais le plus souvent au terme d'un processus de dialogue ouvert sur la société civile [35]. La représentation politique se double ainsi d'une représentation non politique, l'une et l'autre étant traversées de fractures assez semblables qui traduisent les principales situations et sensibilités des citoyens. Parce qu'elle repose sur la reconnaissance des différences, sur un pluralisme de situations et de valeurs incarnées par des corps intermédiaires qui sont associés aux processus de décision, la démocratie des partis a pu apparaître comme un parachèvement du principe de représentation.
Démocratie parlementaire | Démocratie des partis | |
Élection des représentants | – choix d'une personne
connue par réputation – expression de liens locaux – primat des notables | – fidélité à un parti – expression d'une appartenance collective (classe, religion, monde associatif...) – primat des leaders et des représentants des partis – relative stabilité électorale |
Marge d'indépendance des représentants | – députés généralement libres
de leurs votes – primat des initiatives parlementaires | – discipline de vote dictée par
les partis et le jeu
majorité/opposition – primat des programmes de parti |
Rapport à l'opinion publique | – non-coïncidence entre la
population et sa
représentation électorale – la voix du peuple s'arrête aux portes du parlement | – coïncidence entre la
population et sa
représentation électorale – la voix du peuple s'exprime par les corps intermédiaires |
Centre de gravité de la vie politique | – le parlement – les classes supérieures et les « capacités » | – les partis, par le biais du
gouvernement – les lieux de concertation entre intérêts organisés |
Démocratie des partis ou particratie ?
107Conformément à l'objectif de ce dossier, nous n'entrons pas ici dans les pratiques du monde politique : c'est la relation entre la démocratie comme « pouvoir du peuple » et les partis qui nous intéresse d'abord. À ce titre, la démocratie des partis apparaît comme un progrès considérable au regard de la démocratie parlementaire. Mais cette période, comme sa dénomination le suggère, est porteuse de ses propres travers : sans prétendre les traiter en profondeur, il faut au moins en esquisser quelques contours.
108Un premier aspect important concerne le contrôle politique que le parlement est censé exercer à l'égard du gouvernement [36]. Les procédures qui permettent de remplir cette fonction n'ont guère varié, et il est théoriquement possible pour tous les parlementaires de s'y investir sans restriction. Mais le soutien quasiment sans faille apporté au gouvernement par les représentants de la majorité [37], innovation typique de la démocratie des partis, fait perdre de son sens au contrôle parlementaire. Les mandataires qui détiennent la majorité des sièges et qui soutiennent le gouvernement n'exercent plus guère de contrôle à son égard, hormis dans des circonstances exceptionnelles : en temps ordinaire, ils se bornent à un contrôle bienveillant, à des interpellations qui peuvent être critiques mais qui n'ont pas pour objectif de mettre l'exécutif en difficulté. Alors qu'ils sont supposés être solidaires de leurs collègues dans leur mission de contrôle parlementaire, les représentants de la majorité le sont davantage, aux moments décisifs, du gouvernement. Différentes techniques leur permettent en effet de réduire l'impact du contrôle parlementaire : refus de recourir à telle ou telle procédure d'enquête ; dépôt d'une motion provoquant un vote majorité contre opposition qui clôt la discussion ; disqualification du harcèlement dont se rendraient coupables les partis d'opposition ; etc.
109Ces derniers peuvent effectivement se voir reprocher de pratiquer une opposition trop systématique, chaque décision du gouvernement amenant son lot de critiques. Mais par-delà ces excès, les représentants placés dans l'opposition exercent un contrôle en partie vidé de son sens (sauf, une fois encore, en cas de circonstances exceptionnelles) : les interpellations, les questions écrites, les demandes d'explication, les motions de méfiance, les commissions d'enquête parlementaire..., modifient rarement les rapports de force, le gouvernement se voyant confirmer la confiance par les partis de la majorité. Ces mécanismes solidement implantés dissuadent certains parlementaires, y compris dans l'opposition, d'exercer à plein leur pouvoir de contrôle, soit par défaitisme, soit par un calcul d'intérêt bien compris – un parti d'opposition pouvant rapidement se retrouver au pouvoir avec tel parti de la majorité et préférer dès lors le ménager pour « ne pas injurier l'avenir ». Le contrôle parlementaire connaît par contre un regain de vigueur lorsqu'un dossier délicat a été porté au jour en dehors de l'enceinte parlementaire, que ce soit par les médias, par des personnes privées ou par des groupes de pression, voire par des responsables politiques convaincus qu'ils obtiendront un meilleur écho hors du parlement. Le tableau brossé ici devrait certes comporter davantage de nuances, ne serait-ce qu'en tenant compte des coups d'éclat de tel ou tel franc-tireur qui use jusqu'au bout de son mandat d'élu et prend le risque, en jouant contre son camp parfois, de dénoncer un scandale ou d'empêcher l'adoption d'une décision qu'il juge néfaste. Mais la manière même dont on baptise ces « électrons libres », et le type de carrière qui leur est réservé après leur intervention (sauf s'ils bénéficient d'un fort soutien électoral personnel), montrent qu'ils n'inversent pas durablement la logique dominante.
110Le contrôle des partis sur leurs parlementaires, qui peut aller jusqu'à l'exclusion des récalcitrants, ne serait pas aussi efficace si la démocratie des partis ne présentait une autre caractéristique : la professionnalisation de la vie politique, la transformation des mandats électifs, en principe fragiles et désintéressés, en étapes d'une carrière qui peut conduire à occuper des postes très différents mais dépendant tous du parti auquel le mandataire appartient. La professionnalisation est d'abord inhérente à l'organisation de partis de masse, qui exige des structures stables et performantes. Elle accompagne aussi la montée en puissance du pouvoir exécutif, autour duquel gravitent de nombreux organes politiques et techniques dont les plus fameux, en Belgique, sont les cabinets ministériels. Elle trouve son accomplissement dans la vie parlementaire, qui n'est plus réservée à des élites sociales disposant d'autres sources importantes de revenus : elle s'ouvre plutôt aux personnes détentrices d'une expérience politique ou d'un diplôme [38] directement utile pour l'exercice du métier qu'est devenu la vie parlementaire.
111Contrairement à ce que l'on pourrait croire, la professionnalisation de la vie politique a contribué à la démocratiser : elle a permis d'intégrer durablement, sur base de leurs études ou d'une expérience de militantisme, des personnes issues de milieux modestes, qui n'auraient pu s'engager avec succès en politique à l'époque de la démocratie parlementaire. Mais, comme l'a montré Robert Michels, elle a aussi fermé un grand nombre de fonctions à la grande masse des militants de base, et, surtout, elle a débouché sur la constitution d'un monde doté de codes, de règles, de pratiques, de traditions propres. Cet univers est loin d'être fermé – nous verrons qu'il l'est aujourd'hui moins que jamais –, mais il a développé sous la démocratie des partis un mode de fonctionnement spécifique qui a conduit à parler, à son propos, de particratie [39]. Cela n'en fait ni une caste ni une classe comme on le dit parfois, mais cela entraîne des conséquences qui ont contribué au discrédit qui frappe les partis de plein fouet depuis quelques décennies.
112La conséquence la plus importante réside peut-être dans le resserrement du champ du possible, et dans le fait que les professionnels de la politique n'ont plus conscience de ce resserrement tant il imprègne toute leur action : c'est un présupposé implicite, une évidence inconsciente parce que partagée. Même en situation de majorité absolue et de gouvernement homogène, les partis prennent des décisions de compromis afin de diminuer le risque de provoquer des réactions hostiles, voire des désordres. Précisément parce qu'ils représentent des identités collectives fortes, des grands systèmes de valeurs opposés les uns aux autres et qui s'affrontent par la voie de professionnels de la représentation, les partis tiennent compte de la puissance de leurs adversaires, de la relativité de leurs propres arguments, des rapports de force électoraux, gouvernementaux et parlementaires, de la résistance ouverte ou larvée que des pans entiers de la société peuvent opposer à des velléités de transformation radicale, que ce soit au plan social, économique, écologique, institutionnel, éthique... Dans un système de partis professionnalisés, chaque formation, quel que soit son programme de départ [40], compte dans ses rangs un grand nombre de cadres qui ont intériorisé les règles du jeu politique et les contraintes externes qui pèsent sur ce jeu ou qu'ils choisissent de prendre en considération. La pratique du compromis et le souci du « réalisme » conduisent ainsi les professionnels de la politique à restreindre le champ de ce qu'ils jugent possible d'obtenir, de réaliser ou d'atteindre, ce qui réduit progressivement leurs ambitions [41] et, à terme, la cohérence et la netteté de leur programme, quand ce n'est pas leur identité qui est en jeu.
113C'est une des raisons pour lesquelles la démocratie des partis, qui peut apparaître comme une version accomplie du principe de représentation politique, a pu déboucher sur ce qu'on appelle la crise de la représentation. Alors qu'ils incarnaient, dans cette phase de l'évolution des démocraties, des visions idéologiques et des combats qui structuraient la société civile, la plupart des partis sont progressivement apparus trop timides et irrésolus au regard des attentes des catégories sociales et des groupes organisés dont ils étaient les porte-parole naturels. La coïncidence entre de grandes aspirations collectives et des formations politiques de masse, principe sous-jacent de la démocratie des partis, s'affaiblit ainsi d'elle-même. Nous verrons que cette coïncidence s'est aussi fissurée à mesure que les aspirations collectives se complexifiaient ou se transformaient, mais on ne peut sous-estimer le désenchantement démocratique dû à une longue tradition de compromis de toute nature. Pour nombre de citoyens, la souveraineté populaire qu'on leur prête solennellement en période électorale est encore interprétée comme un droit inconditionnel à voir leurs exigences se traduire en actes, ce qui engendre d'incessantes frustrations et un profond malentendu entre les électeurs et leurs élus.
Les partis de cartel utilisent l'État comme un réservoir de ressources dont ils tirent profit, non seulement pour assurer leur survie, mais aussi pour renforcer leur résistance face aux défis lancés par de nouvelles formations et par des mouvements contestataires. La première ressource est le financement public des partis, qui s'est généralisé en Europe alors qu'il était inconnu jusqu'il y a peu (il a débuté en Belgique en 1971 et n'a cessé de gagner en importance depuis [43]) : il profite surtout aux partis les plus puissants, leur permettant d'accroître leurs moyens alors même qu'ils perdent des adhérents. On peut aussi relever des règles électorales qui handicapent les petites formations et les partis naissants : seuil électoral et autres critères à remplir pour décrocher un premier siège ; modification de la taille des circonscriptions ou du mode de scrutin (proportionnel, majoritaire...) ; obligation de récolter un grand nombre de signatures pour faire valider les listes de candidats, etc. On note également des inégalités dans l'accès aux médias en période électorale, ainsi que dans l'accès à certains avantages accordés par les assemblées parlementaires (reconnaissance et représentation des groupes politiques par exemple). On peut enfin relever une inclination à restreindre l'indépendance ou les moyens des organes de contrôle juridique et financier, de manière à pouvoir plus aisément se soustraire à des normes de droit ou de saine gestion.
Selon la théorie de la cartellisation, les partis les mieux installés dans le jeu politique s'accordent ainsi – comme dans un cartel d'entreprises – pour instaurer des mécanismes dont ils tirent profit au détriment des concurrents. Ces ententes favorisées par la professionnalisation des partis, ceux-ci défendant collectivement leur sécurité, provoquent un changement profond dans la relation entre les partis et la société. Assurés d'un accès aux médias et d'un niveau électoral qui garantit leur financement, les partis cartellisés dépendent moins de leurs adhérents pour récolter des voix et des ressources financières ; les militants sont dès lors délaissés au profit d'un dialogue de plus en plus fermé entre les formations bien établies, leurs professionnels et leurs experts. Les partis cessent ainsi d'être des courroies de transmission entre la population et l'État : ils tendent à se confondre avec l'État et à s'éloigner de la société civile. À la limite, ce serait l'État – préalablement « privatisé » – qui pourrait devenir l'intermédiaire entre les partis et la société.
Selon certains observateurs, cette tendance s'accentuerait du fait que les partis perdent de leur capacité à représenter le corps électoral et à remplir les fonctions qui en découlent : articulation des intérêts, formulation des choix, mobilisation politique... Pour compenser ce déficit de légitimité, ils développeraient leur rôle gouvernemental, leur structuration interne, leur professionnalisme et leurs pratiques de communication. Cette stratégie à son tour accroîtrait la nécessité de disposer de ressources financières et d'une stabilité électorale, ce qui approfondirait la tendance à la cartellisation : les partis seraient pris dans une spirale tactique qui tranche avec la mobilisation originelle des partis de masse.
La crise de la représentation
114Pour tous les observateurs, les démocraties d'Europe de l'Ouest, et en leur sein les partis politiques, sont entrées vers la fin du 20e siècle dans une période de doute et de mutation, qu'on qualifie souvent de « crise de la représentation ». Les symptômes de cette crise étant bien connus, nous les rappelons succinctement :
- montée de l'absentéisme (ne pas se déplacer pour voter) et de l'abstentionnisme (voter blanc ou nul) lors des élections, y compris les scrutins majeurs ;
- succès électoraux de partis d'extrême droite ou nationaux-populistes, qui dénoncent violemment le système politique en place, en Flandre, en France, aux Pays-Bas, en Italie du Nord, en Autriche, au Danemark, en Norvège, en Suisse... ;
- résultats électoraux inattendus voire aberrants, qui profitent à des listes ou à des personnalités controversées : la liste Rossem aux élections législatives du 24 décembre 1991, Silvio Berlusconi en Italie, Jean-Marie Le Pen au premier tour de l'élection présidentielle française le 21 avril 2002, la Liste Pim Fortuyn (après l'assassinat de celui-ci) aux élections législatives de mai 2002 aux Pays-Bas... ;
- volatilité électorale de grande ampleur, une part considérable de l'électorat modifiant son choix d'une élection à l'autre, y compris sur un très court laps de temps ;
- diminution du nombre d'adhérents et de la militance au sein de la plupart des partis, alors que d'autres formes d'engagement (mouvements de contestation, action humanitaire...) montrent qu'il subsiste un potentiel d'implication ;
- perte de légitimité des partis, et à travers eux de la démocratie, le terme même de « politique » étant souvent connoté de manière négative ;
- diminution de l'intérêt pour la vie politique, accentuée par les médias qui réduisent toujours davantage le temps ou l'espace qu'ils y consacrent, tandis qu'on ne compte plus qu'un petit nombre de journaux d'opinion.
116On explique souvent la crise de la représentation en invoquant un « fossé » entre les électeurs et les élus. La métaphore du fossé doit pourtant être maniée avec prudence. Elle constitue de prime abord une explication purement verbale, comme la fameuse formule de Molière selon laquelle l'opium fait dormir parce qu'il a une vertu dormitive : dire que la crise de la représentation découle d'un fossé entre les représentants et les représentés, c'est simplement donner un autre nom à ce qu'il faut expliquer.
117La notion de fossé présente plus d'intérêt si on en précise le sens en pointant un déficit de représentativité des élus, l'apparition d'une inadéquation entre les représentants et les représentés. Ce diagnostic est plausible, et nous aurons l'occasion d'y revenir. Mais il peut avoir des significations très diverses, qu'il ne faut pas confondre. Nous venons d'évoquer l'une d'entre elles, qui constitue une explication seulement partielle et liée à un passé récent, mais qui a sa part de pertinence. Au regard de segments de la population restés fidèles à des principes collectivement constitués, nombre de partis paraissent avoir baissé leur garde ou renié des points saillants de leur programme, ce qui provoque un divorce avec des organisations de la société civile qui ont conservé leur ligne historique. Cela explique aussi la création récurrente de dissidences qui entendent opérer un retour aux sources, et le regain de vigueur de partis défendant des positions plus tranchées ou extrêmes.
118Le déficit de représentativité peut avoir un autre sens, sociologique et non plus idéologique. Il désigne alors l'écart qui se serait creusé entre la population et un monde politique partageant des traits singuliers qui en feraient un univers à part, « coupé du peuple et des réalités ». Différents éléments peuvent aller dans ce sens : surreprésentation des diplômés, des juristes et des professionnels de la politique dans les assemblées parlementaires ; relations serrées entre partis prenant la forme d'un « système » voire d'une cartellisation, ce qui amène les responsables politiques à entretenir davantage de relations entre eux qu'avec les citoyens ; rôle toujours accru des experts en toute matière, de l'économie à la communication en passant par les questions européennes, avec pour effet de voir les mandataires politiques s'appuyer sur des références et des termes mal connus du public, et perçus comme un langage d'initiés.
119En Belgique comme ailleurs, les responsables politiques semblent valider ce diagnostic. Ils s'efforcent en effet de combler le fossé sociologique qui les séparerait de la population, et ce en usant de divers moyens : un style plus direct, un langage s'efforçant à la simplicité, une mise en avant de leur vie privée, de leurs loisirs et de leur personnalité dans les médias ; de nouveaux modes de participation au sein des partis, auxquels nous reviendrons ; enfin, l'ouverture des listes électorales à des catégories jusqu'ici fort mal représentées, telles que les femmes, les jeunes, les personnes d'ascendance étrangère, mais aussi à de nouveaux venus en politique, qui ont accumulé un capital de notoriété ou de confiance dans des domaines de nature très variable.
120S'il existe bien une distance sociale entre le monde politique et la population, il n'est pas certain que cet écart explique la crise actuelle de la démocratie. On oulie en effet trop souvent que cet écart ne s'est pas accentué, mais n'a cessé au contraire de se réduire depuis l'avènement des démocraties parlementaires : il n'a jamais existé une convergence sociale aussi forte entre les citoyens et les gouvernants. Rappelons simplement, quant au point de départ de cette évolution en Belgique, que parmi les 200 élus du Congrès national qui ont élaboré la Constitution de 1831, on comptait d'après Henri Pirenne 45 nobles, 34 membres des États généraux du royaume des Pays-Bas, 38 avocats, 21 magistrats, 14 négociants, 13 ministres du culte catholique, 13 bourgmestres ou échevins, 3 professeurs d'université... À l'autre extrémité de la période, il faut souligner que jamais les électeurs n'ont été aussi instruits et aussi diplômés, aussi abondamment informés et aussi disponibles [44] pour s'intéresser à la politique qu'ils le sont aujourd'hui. Au regard de l'histoire, le malaise actuel ne peut pas être dû au fossé sociologique entre le peuple et ses représentants : il découlerait plus logiquement de la diminution du fossé, de l'effacement relatif des notables et de l'élévation du niveau d'instruction et d'information de la population, conduite dès lors à regarder le monde politique à l'aune de critères plus exigeants. La crise actuelle de la représentation pourrait tenir, en partie au moins, non au fait que les responsables politiques sont trop différents du peuple, mais au fait qu'ils ne sont plus assez différents. Leur supériorité en termes de statut social, d'instruction et de connaissances ne va plus de soi, alors que les leaders des formations de masse, sous la démocratie des partis, étaient en phase avec des aspirations collectives mais se distinguaient encore de la très grande majorité des électeurs par leur niveau d'instruction.
121Cette contre-hypothèse sociologique paraît d'autant plus crédible que, de leur propre aveu, les dirigeants politiques doutent de leur puissance et de leur efficacité, de leur capacité à décider du destin de la société : ils éprouvent des difficultés à démontrer leur maîtrise des événements, qui constitue une des bases de leur légitimité. Au plan socio-économique, après plusieurs décennies en sens inverse, les indicateurs montrent que les inégalités s'accroissent fortement, tandis que la confiance dans le progrès s'érode : une part grandissante de la population croit que ses enfants vivront moins bien qu'elle-même. Au plan politique, les citoyens ont pris conscience que de nombreuses décisions sont désormais élaborées à l'échelle internationale, au sein de l'Union européenne, de l'Organisation mondiale du commerce, de conférences thématiques sur le climat, la diversité culturelle, etc., c'est-à-dire dans des enceintes dans lesquelles les citoyens ne sont représentés que de manière très indirecte, et au sein desquelles leurs gouvernements respectifs ne pèsent pas toujours d'un poids décisif ou visible. De façon plus globale, le sentiment s'est répandu d'une impuissance à modifier les règles du jeu économique, ou à réguler de façon efficace ce qu'on appelle la mondialisation : cette impuissance nourrit des doutes sur les capacités de pilotage de la société par les responsables politiques ou, pire encore, sur leur volonté de remplir cette mission. Que cette image soit fondée ou non, face aux délocalisations d'entreprises, au maintien durable d'un chômage de masse, à la pression exercée par les actionnaires sur le fonctionnement des sociétés, à la multiplication des menaces écologiques de grande ampleur, aux flux migratoires non concertés..., de nombreux citoyens tendent à penser que le monde politique échoue à exercer son pouvoir, à faire preuve de la souveraineté que la population est censée lui avoir déléguée. Cette conclusion s'impose d'autant plus aisément lorsque les mandataires politiques invoquent eux-mêmes les contraintes du marché, l'obligation de se soumettre aux règles de la concurrence, la nécessité d'accroître la compétitivité des entreprises, l'impératif d'équilibre budgétaire ou le respect des critères de stabilité européens.
122Selon Marcel Gauchet, la démocratie aurait ainsi changé de sens : elle ne désignerait plus une capacité collective de gouverner la société, mais un ensemble de droits et de libertés individuelles. Ces libertés sont plus grandes que jamais à certains égards, surtout si l'on se focalise sur les libertés pratiques, celles du citoyen dans sa sphère privée et dans sa vie de consommateur. Mais cette liberté pratique bute sur un sentiment de fatalité : nombre de citoyens-électeurs ne se sentent plus maîtres de leur destin collectif, n'ont plus la sensation qu'ils peuvent décider de l'avenir de la société et confier à leurs représentants le soin de façonner l'environnement global qui encadre leur vie. Les libertés concrètes semblent tourner à vide au plan politique, ce qui nourrit un désenchantement voire un ressentiment à l'égard de la démocratie et des partis, souvent tenus pour responsables de cet état de fait [45]. Après le refus d'une majorité de Français et de Hollandais, en mai-juin 2005, d'approuver le projet de traité constitutionnel européen, on peut avancer l'hypothèse que le principe même de la représentation politique était en jeu, parmi d'autres facteurs, dans cette opposition. Le « non » aux référendums français et hollandais peut avoir constitué – entre autres – une façon de réaffirmer la souveraineté du peuple face à des dirigeants qui plaidaient majoritairement pour le « oui ». Dans la mesure où les mandataires politiques étaient dans leur rôle en prétendant savoir ce qui convenait à leur population, le refus qui leur a été opposé signifiait peut-être que le simple fait de prétendre parler au nom du peuple a choqué.
123Quoi qu'il en soit sur ce point, la crise de la représentation ne doit pas être rapportée aux seuls responsables politiques : si le lien entre les représentants et les représentés s'altère, la transformation s'opère a priori des deux côtés. Nous avons suggéré que la montée du niveau d'instruction et d'information joue un rôle dans ce phénomène, mais cela n'épuise pas l'analyse à mener du côté des représentés. Les dernières décennies du 20e siècle ont vu s'opérer une série d'autres changements qui conduisent à un même résultat : l'affaiblissement des identités collectives traditionnelles, le brouillage et la complexification des appartenances, l'instauration d'un état d'esprit individualiste qui rend les volontés populaires difficilement identifiables, y compris pour les citoyens eux-mêmes. La représentation entre en crise quand il n'est plus possible de dire ce qu'il faut représenter au juste.
124Cette mutation touche d'abord l'économie et, par conséquent, la division de la société en classes, en statuts et en univers professionnels. Les catégories socio-économiques sont à la fois plus nombreuses et moins homogènes, en raison d'une série de facteurs : explosion des services et des métiers de l'immatériel ou du virtuel ; développement d'un vaste secteur non marchand qui ne se confond pas avec la fonction publique ; chômage de masse ; recours accru au temps partiel ; diversification des conditions de travail et des modalités d'accès à la retraite... La reproduction des destins sociaux, si elle n'a pas cessé, perd en importance relative, tandis que les statuts professionnels sont moins nettement dessinés : une part croissante de la population ne peut plus se reconnaître sans réserve dans les grandes catégories classiques (agriculteurs, ouvriers, employés, cadres, patrons, fonctionnaires et professions libérales).
125Cet état de fait n'atténue pas le clivage possédants/travailleurs, nous l'avons vu, mais il rend son expression complexe et imprévisible. Les syndicats en font d'ailleurs parfois les frais, éprouvant comme les partis une certaine difficulté à représenter leur base, et se voyant périodiquement contournés ou débordés par d'autres formes de revendications (coordinations professionnelles, protestation alter-mondialiste, etc.). Le monde ouvrier ne représente plus qu'une minorité du monde du travail, et il est éclaté. Il se compose pour une part de travailleurs issus de l'immigration, qui ne s'inscrivent pas tous dans une histoire militante qui s'était d'abord écrite sans eux, et qui voient leurs enfants se heurter à un système scolaire insuffisamment adapté à leur parcours, l'école devenant un vecteur de relégation sociale autant que d'ascension. À une échelle plus large, le monde du salariat connaît des conditions de vie et de travail hétérogènes, alors que l'homogénéité des conditions sous-tendait son unité idéologique : horaires décalés, partiels ou coupés ; contrats à durée indéterminée, déterminée, d'intérim, d'insertion... ; dispersion des unités de production et des lieux de vie, ce qui affaiblit le sentiment de solidarité ; coexistence de travailleurs, de (pré) pensionnés et de chômeurs de plus ou moins longue durée, dont la situation et les aspirations divergent. Enfin, l'élévation du niveau de scolarité diversifie les destins individuels, tandis que l'économie de services et de la connaissance offre des conditions de rémunération et de travail extrêmement contrastées, ce qui contribue à faire varier les cultures professionnelles, les revendications sociales et les aspirations éthiques. Pour ne prendre qu'un seul exemple, transposable aux partis d'inspiration chrétienne, les « bourgeois bohêmes », individualistes urbains sensibles à la fois à l'humanisme, à l'écologie et à la solidarité, constituent pour les partis sociaux-démocrates un potentiel électoral très différent du monde ouvrier et de la fonction publique : comment, dès lors, un même parti peut-il représenter simultanément ces différentes catégories sociales ?
126Le bouleversement est également sensible en termes démographiques. Il n'est plus possible de diviser la société en quatre grandes tranches d'âge, à savoir les enfants, les jeunes, les adultes et les pensionnés, la troisième tranche se caractérisant par le fait qu'elle travaille. La distance entre les générations n'a jamais été aussi grande, avec l'apparition d'une strate de jeunes dotée de ses codes, de ses lieux de prédilection, de ses loisirs, de ses outils de communication, de ses moyens financiers et d'une culture propre, d'origine urbaine et qui accorde une grande importance au groupe des pairs. Au sein d'une même classe sociale, d'un même monde philosophique ou d'une même entité territoriale, l'écart peut être considérable entre cet univers et celui des plus âgés, ce qui brise la continuité idéologique entre générations. Mais ces deux groupes d'âge sont eux-mêmes très complexes en leur sein, la « jeunesse » se poursuivant à un âge de plus en plus avancé (recul de l'âge moyen du mariage et de la parentalité, maintien prolongé au domicile familial...), tandis que la « vieillesse » commence très tôt si on l'identifie au départ à la (pré) pension, mais se poursuit très tard si l'on prend l'espérance de vie comme point de référence. L'échec des partis politiques qui ont tenté de représenter spécifiquement le troisième âge montre la difficulté à définir de nouvelles identités collectives au travers des différences de générations, alors même que les générations se distancient fortement les unes des autres.
127La complexité est également de mise au plan des valeurs, et s'accompagne cette fois d'un affaiblissement – mais non de la disparition – d'un des grands clivages historiques, le clivage Église/État. La pratique religieuse usuelle liée au christianisme est en recul dans tous les pays d'Europe de l'Ouest, de même que l'influence des Églises implantées de longue date. Il subsiste un monde, une sociabilité et un système de valeurs d'origine religieuse, mais dont la capacité d'emprise sur la société et sur les fidèles est en déclin : la crise de la représentation frappe aussi les Églises traditionnelles. Parallèlement, les législations en matière éthique ont évolué dans un sens laïque ou individualiste (divorce, avortement, reproduction médicalement assistée, euthanasie, mariage entre personnes de même sexe, etc.), tandis que les modèles de vie sexuelle et familiale se sont multipliés, permettant dans divers milieux de se forger des destins « à la carte ».
128Nonobstant, alors que l'on croyait qu'une lame de fond, celle de la laïcisation ou de la sécularisation des valeurs, submergerait l'Europe, on assiste au contraire depuis une vingtaine d'années à un retour en force des références et des pratiques religieuses, que ce soit dans les marges des Églises établies, au sein des populations issues de l'immigration (de confession musulmane mais aussi évangélique), par ouverture à d'autres traditions (bouddhisme, soufisme, ésotérisme, New Age..., y compris dans des univers marqués par la laïcité), sous des formes syncrétiques, savantes ou populaires... Les partis politiques font donc face à des frontières brouillées : ils ne peuvent plus prétendre incarner l'un ou l'autre système de valeurs porté par des groupes bien définis. Il en va de même sur d'autres axes : les flux successifs de population issue de l'immigration compliquent les appartenances culturelles et idéologiques d'une fraction des couches populaires, mais aussi, de plus en plus, des couches moyennes ; la montée du féminisme et de l'égalité des sexes, par exemple, se heurte ainsi à d'autres normes. D'autre part, l'individualisme est contrebalancé par des pratiques nouvelles de solidarité, à l'échelle locale comme internationale, aussi bien par le biais de contacts interpersonnels que par le canal des médias de masse.
129On débat encore pour savoir si la dilution des appartenances est due à l'affaiblissement des grandes institutions d'encadrement idéologique, ou si cet affaiblissement résulte au contraire de la dilution. Quoi qu'il en soit, les organisations syndicales, les Églises, les universités et l'école, confessionnelle ou publique, ne jouent plus le rôle de reproduction des valeurs et des comportements qu'on leur avait connu, et sont contraintes de s'ouvrir à diverses sensibilités pour ne pas perdre de leur audience. L'école publique par exemple n'est plus, en Belgique et même en France, le point de passage obligé pour les enfants issus de familles de sensibilité anticléricale, de même que l'école privée n'est plus le choix quasi unique des familles catholiques. Les organisations volontaires ont connu la même évolution, accélérée par l'onde de choc de Mai 68 : qu'elles soient actives auprès de la jeunesse ou des adultes, nombre d'entre elles ont été créées d'emblée sous une forme pluraliste, ou ont dû s'ouvrir à des sensibilités qui leur étaient étrangères au départ. En Belgique, ces mutations se traduisent par le phénomène appelé « dépilarisation », qui voit les piliers perdre en influence et en cohérence idéologique tandis que les citoyens choisissent plus aisément une école, un syndicat, une mutuelle et une organisation de jeunesse relevant de piliers différents, la qualité des services rendus par l'institution primant sur son appartenance idéologique.
130Les familles, enfin, reflètent en leur sein ce mouvement d'individualisation des choix et d'enchevêtrement des identités. Qu'elles soient traditionnelles ou recomposées, elles sont souvent traversées par des héritages multiples, qu'elles transmettent aux jeunes générations sans toujours les imposer, en laissant au contraire s'ouvrir des possibilités de dialogue et d'autonomie. De nombreux individus sont devenus « pluriels [46] », font des choix peu prévisibles et non binaires, empruntent à diverses tendances et se reconnaissent plusieurs appartenances, parce qu'ils naissent et s'orientent dans des familles, des institutions et une société elles-mêmes plurielles, traversées de lignes de force qui ne sont plus aussi lisibles que par le passé – ce que Pierre Rosanvallon appelle un peuple introuvable. Ce constat va bien au-delà de la pluralité sociale que nous pointions en première partie à la suite de Claude Lefort : il ne s'agit pas seulement de dire que les démocraties contemporaines sont composites, riches de groupes plus ou moins antagonistes ou séparés, mais de constater qu'on ne sait plus toujours, aujourd'hui, de quels groupes au juste la société se compose. La représentation politique serait ainsi entrée en crise, parmi d'autres motifs, parce que la société qu'elle est censée représenter se dérobe à son regard.
La démocratie du public
131Au moment d'exposer ce que l'on entend par démocratie du public, il faut insister sur le fait que la logique caractéristique de la phase précédente n'a pas disparu : il subsiste aujourd'hui des traits majeurs de la démocratie des partis, mais inscrits dans une nouvelle donne. Celle-ci prend sa source dans les transformations politiques et sociales qui conduisent à la crise de la représentation, mais aussi dans un facteur que nous n'avons pas encore évoqué : l'irruption des médias de masse, et en particulier de la télévision, dans le jeu politique. Le rôle de la télévision est important dans l'émergence de la démocratie du public, au point que la dénomination de celle-ci en découle directement (certains parlent plutôt de « démocratie d'opinion », au vu de la place prise par les sondages dans la phase actuelle de la démocratie). Mais il serait simpliste de réduire la démocratie du public à une conséquence de l'emprise des médias : si nous avons insisté sur la crise de la représentation, c'est précisément parce qu'elle forme le contexte décisif dans lequel a émergé la troisième phase de l'évolution des démocraties européennes.
132Les mutations que nous venons de décrire modifient en effet l'attitude des électeurs. Plutôt que de choisir massivement un parti qui leur serait « naturel », qui correspondrait à leur trajectoire de vie ou au choix dominant dans leur milieu (libéral, catholique, flamand, libre-penseur...), les citoyens ne se reconnaissent plus guère dans une tendance prédéterminée : la coïncidence entre la population et sa représentation électorale est rompue, les partis n'incarnent plus des courants et des groupes clairement identifiés. Du même coup, les électeurs manifestent moins d'exclusives, de rejets automatiques, à l'égard des différents programmes et candidats. L'éventail de leurs choix potentiels se diversifie, l'hésitation devient fréquente, les options varient d'un scrutin à l'autre (variation qui se manifeste parfois en quelques minutes, lorsque plusieurs élections sont organisées le même jour), des décisions jusque-là inconcevables ne sont pas rares. Cette indétermination de l'électorat traduit notamment la perte d'influence du clivage Église/État : des choix auparavant interdits deviennent possibles, ce qui permet de modifier la hiérarchie des priorités, de changer de critère de choix (on peut ainsi faire primer, en Belgique, le clivage socio-économique ou le clivage communautaire sur le clivage philosophique). L'imprévisibilité de l'électorat reflète aussi l'apparition de nouveaux clivages ou de nouvelles questions qui concurrencent les anciens thèmes, surtout lorsque des partis, par exemple écologistes ou d'extrême droite, adoptent une position tranchée sur ces enjeux jusque-là inédits. La complexité des trajectoires et des appartenances, enfin, achève de placer de nombreux électeurs dans un état d'esprit proche de celui du consommateur qui se voit proposer des produits concurrents à un prix similaire : les programmes, les candidats et les slogans forment une véritable offre politique au sein de laquelle il faut opérer un choix. Tous les votes ne sont pas concevables pour chacun, mais les enquêtes montrent qu'une partie très significative de l'électorat hésite entre plusieurs directions, tandis que les refus a priori se font plus rares. Là où ils subsistent, ils expliquent d'ailleurs l'échec de certains partis auprès de certains publics : le vote en faveur de l'extrême droite est sensiblement moins fréquent dans les zones où les organisations ouvrières restent très présentes, comme dans les zones rurales où l'Église (catholique ou protestante selon les pays) continue à structurer les réseaux associatifs et de sociabilité.
133Faisant face à un électorat plus ouvert, les partis politiques nuancent et remanient leurs propositions. Parce qu'il leur faut tenir compte des évolutions que connaît la société, mais aussi parce que leurs cadres vivent ces évolutions pour leur propre compte, les partis ouvrent le jeu de trois manières au moins. D'une part, en adoptant une ligne doctrinale moins tranchée, moins exclusive, qui ne désigne plus aussi volontiers des adversaires ou des ennemis irréductibles. Des projets sont ainsi abandonnés (ou maintenus à titre d'emblèmes, mais sans qu'un réel combat soit mené à leur propos), des principes sont assouplis, des interdits sont levés, des éléments des programmes concurrents voire adverses sont repris ou adaptés. Il arrive même qu'un parti ou un dirigeant important semble renier son identité ou sa ligne historique, comme l'a fait en France Lionel Jospin, Premier ministre et ancien Premier secrétaire du PS, lors de la campagne présidentielle de 2002 : en déclarant que son programme présidentiel n'était pas un programme socialiste, il entendait faire preuve d'ouverture dès avant le premier tour de l'élection présidentielle, sa déclaration étant à ses yeux un gage d'enrichissement et non, comme l'électorat de gauche semble l'avoir perçue, un reniement. Dans une mesure variable d'une formation à l'autre, les programmes sont également remaniés par l'intégration de thèmes jusque-là inconnus, et sur lesquels les partis adoptent une position qui ne découle pas automatiquement de leur doctrine originelle : l'irruption de la question de la sécurité des biens et des personnes, par exemple, a fait et fait encore hésiter de nombreux partis sur la réponse à y apporter.
134D'autre part, les partis et les dirigeants politiques retravaillent leur communication de manière à ne pas prendre d'engagements trop précis qu'ils craindraient de ne pouvoir tenir. Ils prennent ainsi acte de leur impuissance relative, du caractère mouvant du cadre international dans lequel leur pays se situe, de leur dépendance aussi à l'égard d'accords passés sur la scène internationale et dont l'issue est imprévisible. Plutôt que de se lier les mains sur un programme détaillé, certains partis et certains dirigeants font valoir leur aptitude à gouverner en tant que telle, leur capacité à s'orienter et à décider dans un univers instable, leur culture de gouvernement ou leur force tranquille, sans préciser outre mesure leurs intentions : ils font appel à une relation de confiance qui se fonde sur des aptitudes et non, comme sous la démocratie des partis, sur un programme.
Contre le mythe d'un âge d'or
« [...] le système actuel croule [...]. Les vieux partis se désagrègent avec une rapidité de jour en jour croissante, ils ne peuvent plus retenir les éléments disparates réunis sous l'enseigne commune ; ils ont beau porter encore les vieux noms, s'affubler des traditions anciennes, ces noms et ces traditions ne réussissent même pas à masquer le manque d'idées et d'aspirations communes ; il est trop manifeste pour qu'on puisse donner le change. Les majorités compactes et stables ne sont qu'un souvenir historique. L'émiettement des partis est la règle ; les luttes intérieures, les schismes, les habiletés et les manœuvres destinées à les voiler, sont le fond même de leur existence. Les distinctions fondamentales de principes qui séparaient les partis se sont effacées dans la plupart des cas. La différence de leurs tempéraments, de leurs tendances et aspirations est si peu réelle que les uns et les autres ils s'approprient les articles de programme et les solutions de leurs adversaires – quand cela peut rapporter aux élections. [...] Partout, quoique à des degrés différents, les partis formés sur la base traditionnelle ont perdu la faculté d'accomplir la double fonction qui était leur raison d'être : unifier les nuances diverses de l'opinion, en faire un corps avec une âme, et assurer, en se faisant contrepoids les uns aux autres, le jeu régulier des forces politiques. »
135Enfin, les partis remodèlent leur offre politique en mettant de multiples personnalités en avant. On observe ici une sorte de retour à un trait caractéristique de la démocratie parlementaire, à savoir le fait que l'électeur choisit une personne de confiance davantage qu'une idéologie. Mais le choix d'un individu plutôt que d'un parti, d'une figure plutôt que d'un programme collectif, se développe dans des conditions différentes de celles qui prévalaient au 19e siècle. Ce n'est plus la notabilité qui importe, c'est-à-dire la supériorité sociale, scolaire ou professionnelle, mais la notoriété médiatique ; ce n'est plus le fait de présenter un profil rassurant qui compte, mais le fait d'être connu et reconnu, d'être célèbre (éventuellement dans un domaine sans rapport avec la politique), ou d'incarner un combat, un groupe, un symbole qui peut attirer une fraction de l'électorat.
136On appelle cette pratique le « star system » lorsque l'on se focalise sur les candidats issus du monde du sport, du spectacle, de la télévision..., c'est-à-dire des personnes dont le parcours ne semblait pas les destiner à la politique et dont l'irruption surprend. Mais le phénomène est plus large, et fait appel à d'autres ressorts que la célébrité. La personnalisation du choix électoral se fonde aussi sur ce que les candidats sont censés incarner, sur le groupe auquel on peut les identifier, sur la démarche qu'ils symbolisent, sur la proximité sociologique qu'ils présentent avec certaines fractions de l'électorat. Ces personnalités emblématiques peuvent donc être des responsables d'associations ou d'ONG, représenter un combat personnel pour les enfants ou les personnes handicapées, appartenir à tel ou tel groupe issu de l'immigration, être identifiées à la cause israélienne ou palestinienne, etc. Des personnalités de ce type sont toujours entrées en politique, et on ne peut réduire leur engagement au simple fait que des partis exploiteraient ce qu'elles sont censer incarner. Il reste qu'elles tendent à se multiplier sur les listes, dans les assemblées voire dans les gouvernements, et pas seulement parce que les médias permettent de les mettre en avant : leur rôle s'accroît dans une période où les partis ne se bornent plus à défendre de grandes options historiquement constituées, mais essaient de s'ouvrir à d'autres enjeux et d'autres publics, à de nouvelles appartenances qui peuvent l'emporter lorsque l'électeur doit faire son choix.
137Certains s'inquiètent d'ailleurs de la perte d'identité qui frapperait ainsi les partis : ceux-ci renonceraient à défendre leur ligne originelle et les groupes qui les soutiennent traditionnellement pour devenir des partis « attrape-tout » à l'américaine (partis catch all). Ils abandonneraient leur mission de représentation et d'encadrement des masses pour essayer d'attirer des figures connues et des électeurs flottants, n'hésitant pas à s'adresser à des communautés et à des sensibilités disparates dans le seul but d'obtenir un succès électoral global par addition de succès catégoriels. Cette tendance est nettement plus marquée dans certains partis, et il n'est pas sûr qu'elle soit électoralement payante sur le long terme. Le VLD, qui s'est ouvert au début du 21e siècle à de très nombreux transfuges venant d'horizons multiples, a alterné des résultats en hausse et en baisse aux scrutins législatifs de 2003 et de 2004, la baisse étant attribuée par certains au fait que le parti libéral flamand était devenu une « auberge espagnole », un agrégat de fortes personnalités sans ligne commune.
138Quoi qu'il en soit de cet exemple précis, l'instabilité électorale est sans doute à la fois une cause et une conséquence de la personnalisation des choix politiques. L'appel à une relation de confiance fondée sur l'aptitude à gouverner, ainsi que l'apport de personnalités emblématiques, doivent permettre de s'assurer un certain niveau électoral, mais avec des résultats très variables dans le temps en raison de la concurrence que se font les partis, des alternances de succès et d'échec que connaissent ces stratégies, de la faible fidélité des électeurs à certaines personnalités une fois élues, ou encore de la brièveté de l'un ou l'autre engagement spectaculaire en politique.
139La personnalisation de la vie politique possède un maximum d'impact lorsqu'un individu parvient à focaliser sur son nom un enjeu qui était resté jusque-là absent de la scène politique. Ce phénomène n'est pas nouveau, mais il semble se développer depuis les années 1980, et il joue un rôle majeur dans l'avènement de la démocratie du public. Il importe peu que son bénéficiaire soit une personne inconnue au départ, novice en politique, ou soit au contraire un mandataire connu et chevronné. L'élément décisif est de propulser simultanément un thème et une figure à l'avant-plan des médias, de connaître un écho important, de mordre sur l'opinion publique ou sur ceux qui façonnent cette opinion, et de contraindre les autres responsables politiques à se positionner sur le même enjeu. Il s'agit, en résumé, de devenir un leader d'opinion au travers des médias sur un thème resté politiquement inexploité jusque-là.
140Le premier avantage, pour le leader d'opinion qui forge ainsi sa réputation sur un enjeu nouveau, est d'imposer au moins momentanément la définition de cet enjeu, la manière de poser la question. Il ne s'agit pas seulement de faire franchir le seuil de politisation à un sujet qui demeurait dans l'ombre, d'inscrire une question dans le débat public, mais d'aborder un thème dans des termes qui donnent corps à la solution que l'on propose. Par exemple, le président du Front national français, Jean-Marie Le Pen, n'a pas seulement réussi dans les années 1980 à introduire l'immigration dans le débat politique : il a popularisé et rendu quasi naturelle l'expression de « problème de l'immigration », ce qui donnait du crédit au programme du FN, dont les « solutions » sont indissociables de cette façon d'aborder la question. On peut en dire de même d'autres dirigeants d'extrême droite ou nationaux-populistes (Pim Fortuyn aux Pays-Bas, Jörg Haider en Autriche, Umberto Bossi, le leader de la Ligue du Nord, en Italie...), étant entendu que le mécanisme décrit ici n'est aucunement l'apanage de ce courant politique.
141Le second avantage, pour celui qui use de ce mécanisme, est d'avoir une chance de rester associé aux yeux de l'opinion à une question importante ou jugée telle, susceptible de focaliser l'électorat : il peut s'agir de la sécurité urbaine et de l'intégration des étrangers, du port du foulard islamique, du destin des banlieues où se concentrent les immigrés dans certains pays, du devoir d'ingérence humanitaire, des ondes de choc de l'affaire Dutroux, du primat de l'éthique dans la diplomatie et les relations internationales, de la gratuité d'accès aux services publics (transports, écoles...), de nuisances sonores de grande ampleur autour d'un aéroport international, de l'identité nationale dans un contexte pluriculturel... Aucune liste de thèmes ne peut être établie a priori, la démocratie du public se caractérisant précisement par le fait que des enjeux non repris dans les programmes des partis peuvent occuper subitement le devant de la scène et faire pivoter une partie du débat politique autour d'eux, ou accroître fortement la popularité de ceux qui s'emparent de ces enjeux. Le mécanisme consiste à se saisir d'un phénomène nouveau ou à faire une proposition inattendue qui fasse écho dans l'opinion, et qui ne permette pas aux électeurs et aux concurrents d'y réagir sur la base des positions déjà acquises. Il n'est pas forcément nécessaire d'échapper aux clivages consacrés, mais si l'on s'inscrit dans une des grandes options ouvertes par un clivage, on n'associera son nom à une thématique qu'à condition de se singulariser par son attitude, et de posséder une habileté particulière dans la communication médiatique [47]. Le mécanisme visé ici consiste à prendre la population directement à témoin, sans se réclamer d'un parti ou se soumettre à sa doctine, en faisant valoir au contraire sa conviction personnelle, ses valeurs, son engagement, son obstination même.
142Dans certains cas, les propositions avancées peuvent rester assez vagues, tenir de la prospective ou de l'utopie : le style de la personnalité en jeu importe alors davantage que son argumentation, mais ce style doit se démarquer et être conforme au défi que la personne prétend relever (ainsi de Bernard Tapie et de Jack Lang en France au milieu des années 1980, sur le thème du redressement de la France par l'esprit de conquête ou par la culture, avec un hymne à la créativité et à l'audace pour dénominateur commun). Dans d'autres cas, la cristallisation d'une fraction de l'opinion peut découler de propositions soigneusement argumentées (Bernard Kouchner sur l'intervention humanitaire), ou encore d'une habileté à user d'un concept conforme à l'état d'esprit latent de l'opinion, non encore exploité par le monde politique, et qui peut éventuellement rester sans lendemain (ce fut le rôle de la « fracture sociale » dans la campagne présidentielle de Jacques Chirac en 1995). Il importe peu, également, que la personnalité qui perce fonde son propre parti pour se donner les moyens de ses ambitions, comme l'ont fait Silvio Berlusconi et Pim Fortuyn, ou reste au sein d'un parti établi. Dans ce dernier cas, elle devra soit composer avec l'appareil du parti et faire valoir sa popularité pour conserver son indépendance (au risque d'échouer si elle se met trop en marge de la ligne générale du parti), soit essayer de prendre la tête du parti pour lui faire opérer un virage conforme à la vision nouvelle que la personnalité en question entend défendre (c'est le pari réussi par Tony Blair et sa « troisième voie » au Royaume-Uni, et tenté par Nicolas Sarkozy en France, ce dernier essayant de faire triompher une vision libérale et sécuritaire d'inspiration américaine au travers d'un parti de tradition gaulliste).
143On aura remarqué que le succès des « percées » individuelles sur des thèmes nouveaux peut être plus ou moins durable : nous n'avons nommé que des personnalités marquantes de divers pays européens, mais ces pays, comme la Belgique, offrent aussi des exemples d'engouements médiatiques fugitifs. Les reflux et les échecs découlent soit du fait que le thème mis en avant est mal choisi, est incapable de séduire les électeurs parce qu'il ne répond pas à leurs préoccupations latentes, soit, le cas échéant, du fait que l'électorat résiste à ce qui lui apparaît comme une trahison au regard d'une position traditionnelle sur un clivage consacré. Reflux et échecs ne démentent donc pas l'existence du mécanisme décrit : ils démontrent au contraire l'indétermination de l'opinion publique, dont la réaction n'est pas prévisible car elle varie en fonction de la question posée, du thème mis en avant et de la personnalité qui s'en fait le champion. Les enjeux traités étant par hypothèse inédits, et souvent sans rapport immédiat avec les clivages constitués, les citoyens les appréhendent de manière imprévisible, leurs réactions se regroupant selon des frontières différentes d'une question à l'autre. Le principe sous-jacent à ce mécanisme contraste ainsi avec celui de la démocratie des partis [48] : l'électorat n'a pas d'attentes exclusives et fixées a priori, il réagit avant tout à l'offre qui lui est proposée ; lui-même découvre ses aspirations et ses préférences grâce aux initiatives prises par les responsables politiques qui proposent un principe de choix, un « pour ou contre », en exploitant un sujet nouveau. Par ailleurs, le nombre de tentatives, réussies ou non, confirme la place prise par ce mécanisme : la démocratie du public offre l'occasion, à travers les médias, de s'adresser aux citoyens sur des thèmes jusque-là absents, et, par le jeu des sondages d'opinion qui connaissent également un essor considérable au cours de la période, d'essayer de deviner le degré de succès dont pourrait bénéficier un thème défini.
144L'ensemble de ces nouvelles pratiques restitue une certaine marge de manœuvre aux dirigeants politiques, y compris aux parlementaires. Cette marge de manœuvre ne prend cependant guère la forme de la liberté de vote typique de la démocratie parlementaire : cette liberté reste fort encadrée par les partis, seules les questions éthiques, du fait de l'assouplissement du clivage Église/État, voyant un certain nombre de partis laisser leurs mandataires libres de voter selon leur conscience. La marge de manœuvre découle d'abord du fait que les programmes sont moins directement inspirés des doctrines constituées, sont moins tranchants et plus complexes, laissant davantage de possibilités de choix en cours de législature : les lignes dictées par le parti lui-même sont moins contraignantes, au grand dam d'ailleurs de certains groupes de pression. La marge de manœuvre est encore accrue lorsqu'un parti ou un candidat aux fonctions suprêmes laisse son programme dans l'ombre ou dans le flou, et « vend » exclusivement sa capacité à gouverner, ou un slogan vague et rassembleur : n'ayant pris aucun engagement trop précis, ce parti ou ce dirigeant peut prendre diverses options sans se renier. Enfin, et peut-être surtout, les différents mécanismes de personnalisation de l'offre politique permettent aux partis de jouer sur plusieurs leviers : d'une part sur l'ensemble des questions incarnées par les représentants emblématiques de causes et de communautés multiples ; d'autre part sur les thèmes novateurs que des leaders d'opinion peuvent tenter de cristalliser autour de leur personne. Il n'est pas rare, aujourd'hui, qu'un parti possède une image très variable auprès de diverses fractions de l'électorat : chaque fraction peut avoir été sensible à une thématique ou à une symbolique portée par une personne déterminée, sans bien se rendre compte qu'il s'agit là d'une simple facette d'un kaléidoscope, voire d'une préoccupation contradictoire de celles portées par d'autres membres du même parti.
145Nous avons vu que les partis tiennent compte de la structuration plus floue et plus complexe de la société pour mieux s'adresser aux citoyens-électeurs. Ceux-ci ne sont cependant pas cantonnés dans un registre réceptif ou réactif. Un autre trait majeur de la démocratie du public réside dans le rôle actif qui est conféré à la population et à l'opinion publique. Ce rôle prend diverses formes, qu'on peut regrouper en modes d'expression, en modes d'implication dans la vie des partis et en modes de participation à des processus de décision.
146Parmi les modes d'expression ouverts aux citoyens, les canaux les plus anciens, caractéristiques de la démocratie parlementaire ou de la démocratie des partis, n'ont pas disparu : pour ne prendre que deux exemples, le droit de pétition et le droit de manifestation restent entiers. Mais la place relative des canaux classiques est en recul, au profit de voies plus contemporaines d'expression dont les principales sont les sondages, les médias (de presse écrite mais surtout audiovisuels) et l'internet.
147Comme on le remarque d'emblée, chacune de ces voies d'expression est théoriquement indépendante de l'État et des partis politiques, et l'est pratiquement à des degrés divers. L'internet offre sans conteste la plus grande liberté, tandis que la télévision s'en méfie ; la presse est constitutionnellement libre en démocratie, mais sa dépendance à l'égard de propriétaires privés, de financements publics et de sources politiques d'information l'invite à certaines formes de retenue ou de silence ; certains sondages, enfin, sont directement commandés par les partis, ce qui ne signifie pas que leurs conclusions sont préétablies, mais qu'ils invitent les citoyens-électeurs à répondre à des questions qui intéressent d'abord leurs dirigeants. Dans l'ensemble cependant, par le biais des réponses apportées aux instituts de sondage, par le biais des émissions, des rubriques et des pages spéciales consacrées à la libre expression des citoyens dans les médias, par le biais, enfin, des sites, des blogs, des pétitions informatiques et des autres ressources d'internet, la partie de la population qui le souhaite a de multiples occasions de faire connaître ses attentes, ses exigences, ses plaintes et ses refus sur à peu près tout sujet.
148Il y a certes une forme de sélection de ces propos, surtout dans les sondages et les médias. Les citoyens répondent avant tout aux questions ou aux suggestions qui leur sont lancées, et leurs réponses peuvent être sévèrement filtrées dans divers cas ; ce n'est donc pas « l'opinion » qui parle par ce biais, mais un reflet sélectif des opinions en cours. Il reste que l'ensemble de ces canaux d'expression produit un double effet non négligeable. Le monde politique peut d'abord, dans la foulée de ce qui précède, prendre le pouls de l'opinion, la connaître dans les grandes lignes, suivre son évolution sur certains sujets, bref, exploiter cette connaissance pour définir ses propositions, infléchir ses programmes, décider d'exécuter tel ou tel projet en connaissance de cause. Ce premier effet est maximal lorsqu'il conduit des mandataires à découvrir littéralement une problématique par ce biais et à en faire un thème d'intervention et de décision. On aurait par contre tort d'en conclure que les partis et leurs responsables se soumettent sans trêve à l'état manifeste de l'opinion dans le but de la satisfaire et de s'assurer ainsi sa confiance électorale. Cette tentation existe, notamment sous l'emprise d'instituts de sondages qui bénéficient d'une attention considérable. Mais l'expérience montre, d'une part, que le bénéfice électoral escompté se transforme assez souvent en déficit, les citoyens n'attendant pas, quoi qu'ils en disent parfois, qu'on suive passivement leurs directives supposées ; d'autre part, que de nombreuses décisions sont prises qui vont à l'encontre de l'opinion majoritaire reflétée par les sondages, les médias et l'internet : l'abolition de la peine de mort dans la plupart des démocraties en constitue un exemple classique.
149Le second effet politique est plus discret mais peut-être plus important. Bénéficiant de multiples canaux d'expression, les citoyens peuvent avoir l'impression de manifester en permanence leurs choix et leurs souhaits. Or ceux-ci, nous l'avons vu, ne sont pas immédiatement et massivement pris en compte. Ils sont de toute façon trop contrastés, au sein même de la population, pour déboucher sur une issue bien définie, et ils sous-tendent au mieux des décisions différées et complexes, qui tiennent compte de critères pour partie inconnus du grand public. Mais l'expression de l'opinion publique a bien lieu, révélant ainsi de nouveaux décalages par rapport à la dynamique impulsée par le monde politique : on peut émettre l'hypothèse qu'une deuxième et même une troisième crise de la représentation en résultent.
150Ce qu'on peut appeler la deuxième crise tient au fait qu'il n'y a guère d'adéquation visible entre les résultats électoraux et ce qui se donne à déchiffrer dans les sondages, les médias et la sphère internet, du moins si l'on fait abstraction des sondages d'intentions de vote réalisés juste avant un scrutin, ou de circonstances particulières qui focalisent la population dans un sens défini. Mais même dans ce dernier cas, des surprises électorales majeures restent possibles : les élections de 1999 en attestent en Belgique, qui ont vu une poussée conjointe des écologistes et de l'extrême droite que les scandales des disparitions d'enfants et de la dioxine n'avaient pas permis de prévoir. Le peuple pourrait dès lors être aussi « introuvable » qu'auparavant, du fait même des multiples occasions qui lui sont données de se faire connaître : expression et élections ne se recouvrent pas.
151Ce qu'on peut appeler la troisième crise réside dans le fait que les citoyens comprennent moins que jamais pourquoi leur voix n'est pas entendue et suivie, puisqu'ils la font précisément entendre de façon quasi continue (ou voient leurs voisins et leurs pairs la faire entendre). Ayant l'illusion de s'exposer dans ces canaux d'expression, d'y formuler ses volontés, la population peut s'indigner d'autant plus facilement de voir ses représentants politiques n'en tenir que faiblement compte. La manière dont on fait croire que la simple communication est le vecteur décisif de la démocratie doit être pour quelque chose dans ce malentendu, du moins s'il existe bel et bien.
152Les citoyens et l'opinion publique peuvent également se faire entendre, aujourd'hui, par une implication accrue et renouvelée dans la vie des partis. Cela concerne d'abord le rôle des militants. Celui-ci semble connaître un recul proportionnel à leur nombre, mais la situation est plus complexe. Certes, dans la plupart des partis, les congrès, assemblées générales et autres enceintes largement ouvertes aux membres du parti n'exercent qu'exceptionnellement un véritable pouvoir de décision. Le plus souvent, le déroulement des assemblées est décidé par l'état-major du parti (présidence, bureau...), les débats et les arbitrages internes ont été menés en amont, les programmes électoraux sont présentés pour approbation mais ont déjà été discutés à tous les niveaux du parti avant d'être soumis à un vote en congrès. Ces « grands-messes », importantes pour renforcer les liens personnels et l'adhésion des militants, conduisent à une approbation massive de décisions déjà prises, quitte à permettre à une minorité interne de faire entendre un point de vue critique.
153Il y a cependant au moins deux exceptions à cette règle. Les congrès de participation, au cours desquels les partis demandent l'approbation de leurs membres (ou des délégués de fédération, d'arrondissement...) avant d'entrer dans une coalition gouvernementale, peuvent ne pas être de pure forme, ou connaître une issue incertaine. D'autre part, la plupart des partis ont adopté le système de l'élection de leur président(e) au suffrage universel des membres, qui détiennent ainsi un réel levier. Les candidatures dites de témoignage, déposées par des membres de base qui briguent la présidence du parti pour provoquer un débat, ont parfois plus d'effets internes que prévu, tandis que de véritables challengers pèsent d'un poids accru après un scrutin présidentiel s'ils font chuter le score obtenu par le candidat proposé par la direction du parti.
154La modification la plus importante, ces dernières années, dans les relations entre les partis et les citoyens est cependant ailleurs. On peut la résumer par le terme d'ouverture : ouverture aux idées et aux personnes. Nous l'avons vu, chaque parti n'est plus le lieu où se relaie de manière privilégiée une vision définie de la société. Les groupes de pression s'étant multipliés, les thèmes s'étant élargis et renouvelés, la population se composant de moins en moins de fidèles d'une idéologie bien typée, les partis politiques peuvent accueillir dans leurs rangs une part potentiellement considérable de la population : non plus seulement les citoyens qui se reconnaissent en eux mais, à la limite, tous les citoyens qui y voient au moins des interlocuteurs respectables et ouverts. En outre, les partis se sont adaptés à la nouvelle donne en multipliant les structures de dialogue à l'intention des non-membres, des non-affiliés : accueil de personnalités extérieures et du grand public lors des universités d'été, « états généraux », « ateliers », « journées », « rencontres » et autres occasions de débats thématiques ouverts à tous, etc. La participation de la population à la vie politique peut ainsi s'opérer à travers les partis sans s'enfermer dans les partis : il devient possible de peser de l'extérieur, en citoyen non affilié, quitte à courir le risque, soit d'être instrumentalisé par un parti, de se voir récupérer, soit de ne pas être instrumentalisé, de parler sans être entendu.
155Enfin, la démocratie contemporaine constitue bien une démocratie du public par le fait qu'elle développe différentes manières d'associer le citoyen aux processus de décision. Nous les évoquerons rapidement, un autre dossier leur consacrant une large place [49] : nous indiquerons simplement en quoi ils sont caractéristiques de la démocratie du public.
156On observe d'abord un renouveau de la démocratie directe, à travers le référendum et la consultation populaire [50]. Ces procédures qui consistent à faire trancher une question précise par les citoyens eux-mêmes restent assez marginales dans la plupart des pays, mais on en débat et on y recourt davantage qu'auparavant. Or, à des degrés divers, elles écartent de la décision proprement dite, non seulement les partis politiques, mais aussi les groupes structurés de toute nature, qui peuvent animer le débat et appeler à voter dans tel ou tel sens, mais doivent s'effacer au moment du vote. Ces procédures mettent par contre les citoyens au cœur de la décision : ils se prononcent au suffrage universel sans déléguer leur volonté à une formation politique ou à quelque organisation que ce soit. La démocratie directe répond ainsi à la crise de la représentation en faisant l'économie de la représentation ; elle prend acte de l'effacement des identités collectives en laissant s'exprimer les seules volontés individuelles.
157Il en va de même avec les nouvelles formes de participation. Le rôle de la participation avait déjà été reconnu sous la démocratie des partis, avec la multiplication de lieux de consultation et de concertation permettant aux représentants de groupes constitués de faire valoir leurs analyses et leurs revendications, la décision finale revenant aux responsables politiques. Ces formes très organisées de représentation non politique, passant par les syndicats, les associations, etc., subsistent sous la démocratie du public, mais celle-ci voit se déployer de nouvelles pratiques de participation qui rompent avec la logique antérieure. D'une part, des enceintes sont créées qui permettent à la population elle-même de se faire entendre : maisons de la citoyenneté, conseils communaux de jeunes, commissions du troisième âge, organes de consultation sur l'aménagement du territoire... D'autre part, des opérations de consultation sont menées à l'échelle d'une localité, d'une région ou d'un pays, qui invitent les citoyens à formuler leurs attentes et leurs propositions à l'occasion d'un projet de réforme piloté par les autorités publiques, l'avis de la population étant rendu par la voie de questionnaires, de débats, de forums électroniques... Dans les deux cas, la nouveauté est d'offrir la parole aux individus dans leur infinie diversité, sans exiger qu'ils soient représentatifs d'un groupe ou d'un collectif quelconque : c'est l'opinion publique comme telle, sans médiation, qui intéresse le monde politique, comme s'il se méfiait lui aussi des distorsions de la représentation.
158Il faut enfin redire que ces procédures de participation laissent toujours le dernier mot, la décision finale, aux représentants élus ou désignés, aux mandataires politiques : la participation complète la démocratie représentative, mais elle n'en modifie pas les règles fondamentales. Sous ses diverses formes, la participation a en commun avec les voies d'expression que sont les sondages, les médias et l'internet de permettre un dialogue, mais non d'annuler les rapports de pouvoir. Certains estiment même qu'elle renforce le pouvoir. Les responsables politiques restant libres d'adopter les décisions qu'ils avaient préparées, les tenants de la démocratie des partis jugent le système de la participation pervers dans la mesure où le monde politique dialogue avec des interlocuteurs en moyenne moins préparés et moins informés que les groupes de pression constitués, et de surcroît dénués de mandat et de représentativité collective, du moins lorsqu'il s'agit de simples citoyens et non de porte-parole d'associations diverses.
159Quoi qu'il en soit de la balance à opérer entre avantages et inconvénients, la démocratie du public ne doit donc pas tromper. Cette expression désigne une phase au cours de laquelle l'opinion publique devient le nouveau centre de gravité de la vie politique : elle fait l'objet d'une attention particulière et, à en croire certains dirigeants, elle guide en permanence leur action. Mais la population constitue bien, dans cette étape de la démocratie, un public dont les responsables politiques sondent, sollicitent et exploitent l'opinion pour essayer d'obtenir, in fine, son approbation : l'opinion publique n'est pas un acteur qui serait placé au point névralgique des processus de décision. La démocratie du public n'équivaut pas au pouvoir du public, alors que dans la démocratie parlementaire et la démocratie des partis, les centres de gravité de la vie politique sont aussi ses centres de décision.
Démocratie parlementaire | Démocratie des partis | Démocratie du public | |
Élection des représentants | – choix d'une personne
connue par réputation – expression de liens locaux – primat des notables | – fidélité à un parti – expression d'une appartenance collective (classe, religion, monde associatif...) – primat des leaders et des représentants des partis – relative stabilité électorale | – réaction à l'offre politique – choix d'une personne connue via les médias – choix fondés sur la confiance plus que sur les programmes – instabilité électorale |
Marge d'indépendance des représentants | – députés généralement
libres de leurs votes – primat des initiatives parlementaires | – discipline de vote dictée
par les partis et le jeu
majorité/opposition – primat des programmes de parti | – choix ouverts au sein de
programmes peu
marqués – prise en compte d'enjeux non prévus dans les programmes |
Rapport à l'opinion publique | – non-coïncidence entre la
population et sa
représentation électorale – la voix du peuple s'arrête aux portes du parlement | – coïncidence entre la
population et sa
représentation électorale – la voix du peuple s'exprime par les corps intermédiaires | – non-coïncidence entre la
population et sa
représentation électorale – la voix du peuple s'exprime via les sondages, les médias, l'internet |
Centre de gravité de la vie politique | – le parlement – les classes supérieures et les « capacités » | – les partis, par le biais du
gouvernement – les lieux de concertation entre intérêts organisés | – les leaders d'opinion – les citoyens, par la démocratie participative |
Conclusion
160Au terme de ce dossier, l'analyse en termes de clivages semble rester la meilleure clé de compréhension du système des partis. Dans la démocratie des partis, qui a dominé le 20e siècle et dont des traits importants subsistent, les partis sont avant tout le relais de grandes masses sociales aisément identifiables : par leur diversité même, ils attestent la division de la société en groupes définis par des situations et des valeurs qui les opposent les uns aux autres. L'apparition non programmée de partis politiques dans toutes les démocraties a ainsi déjoué les mythes fondateurs de ce régime, qui identifiaient le peuple, soit à une unité nationale transcendant les divisions internes, soit à un simple agrégat d'individus : les partis se sont au contraire constitués autour de plusieurs lignes de fracture structurant des identités collectives, dégagées pour la première fois par Stein Rokkan.
161Trois clivages produisent aujourd'hui encore des effets en Belgique : le clivage Église/État, dont l'impact s'atténue ; le clivage possédants/travailleurs, qui prend des formes renouvelées au début du 21e siècle ; le clivage centre/périphérie, qui est devenu un véritable clivage communautaire, plus prégnant que jamais. Les variations dans le degré d'intensité des clivages traduisent ce qui fait le cœur de cette notion, à savoir qu'un clivage découle d'un déséquilibre historiquement déterminé, susceptible de se transformer du fait même qu'il conduit une partie de la société à s'organiser pour y mettre fin.
162Depuis quelques décennies, des partis non traditionnels sont apparus ou ont gagné en audience, témoignant d'une phase nouvelle de l'évolution de la société. Il faut néanmoins se garder de confondre parti et clivage, comme si chaque organisation politique (qui peut être modeste ou éphémère) reflétait un véritable clivage. Un nouveau clivage semble pourtant bel et bien s'être formé, qui opposerait les préoccupations matérialistes aux enjeux postmatérialistes. Cette tension présente en tout cas l'intérêt, non seulement de rendre compte de l'essor des partis écologistes, mais aussi de faire ressortir le positionnement très matérialiste des partis d'extrême droite.
163Les clivages, qui reflètent des déséquilibres profondément enracinés, ont un impact sur le fonctionnement de la démocratie représentative : ils structurent de grandes options collectives, construites et relayées par des organisations de la société civile puis, en un second temps, par des partis qui se forgent ainsi une doctrine. La liberté des parlementaires, qui sont à l'origine des notables élus pour leur prestige social, a dès lors fait place à une dynamique politique fondée, non plus sur le contrôle du pouvoir exécutif par le pouvoir législatif, mais sur le jeu majorité/opposition et sur la discipline de vote imposée par les partis. La démocratie des partis a transformé le rôle des parlements parce qu'elle s'appuyait sur des équilibres électoraux assez stables traduisant l'insertion des individus, en amont des partis, dans un réseau très dense de corps intermédiaires – ecclésiaux, associatifs, syndicaux...– qui encadraient la vie quotidienne et façonnaient des appartenances tranchées.
164Ce système dans lequel la représentation politique se double d'une représentation non politique est entré en crise à la fin du 20e siècle, sans avoir disparu pour autant. La crise de la représentation n'a pas balayé la démocratie des partis, mais elle touche de plein fouet tous les lieux de production et de reproduction idéologique, de l'école aux institutions politiques en passant par les Églises traditionnelles et les syndicats. Face à une société composée d'une myriade de groupes aux contours mouvants, et qui invite les individus à se construire eux-mêmes une trajectoire non balisée, les partis éprouvent des difficultés à remplir leurs fonctions traditionnelles de stratification des choix politiques, d'expression des mondes idéologiques et de défense d'intérêts catégoriels prédéfinis. Il apparaît crûment aujourd'hui que les partis n'ont pas les moyens de créer des identités, mais seulement de cristalliser au plan politique des divisions latentes au sein de la société.
165Les appartenances instituées étant en recul – sans avoir disparu, ce qui complique encore la donne –, les partis jouent désormais la carte de la démocratie du public. En mettant, au moins officiellement, les citoyens au cœur du jeu politique, les partis tentent de renouer avec le peuple : ils s'ouvrent à de nouvelles personnalités et à de nouvelles idées, ils sondent l'opinion par de multiples moyens, ils invitent la population au dialogue par le biais des médias, ils encouragent l'implication personnelle de chacun dans la vie publique... Mais si les partis tentent ainsi de combler le « fossé » qui se serait creusé entre eux et la population, c'est dans une profonde ambivalence : les partis tentent de contourner les pièges de la représentation, non pour la remettre en cause dans son principe, mais pour surmonter la crise qui l'affecte. Même si les partis varient sur ce point, les tendances à la démocratie directe et à la participation de la population aux décisions sont contrebalancées, globalement et parfois dans un même parti, par une personnalisation accrue des campagnes électorales et de l'action gouvernementale, c'est-à-dire par une réaffirmation du principe de représentation. La démocratie n'en a pas fini avec sa tension originelle : elle fait toujours jouer la souveraineté populaire dans des mécanismes conçus pour la canaliser, et qui débouchent sur l'exercice d'un véritable pouvoir politique.
Glossaire
166Ancien Régime : ce terme désigne le régime politique et l'organisation de la société dans la France d'avant 1789 (il s'applique parfois à d'autres pays européens). L'Ancien Régime se caractérise notamment par la monarchie absolue, la société d'ordres (noblesse, clergé, tiers-état) et l'orientation conservatrice de la société.
167Clivage : division profonde à l'intérieur d'une société, qui se traduit par des tensions persistantes et par la création de groupes de pression puis de partis opposés les uns aux autres sur l'objet du conflit. On distingue, en Belgique, trois grands clivages, constitués au 19e siècle : Église/État (clivage philosophique), possédants/travailleurs (clivage socio-économique), centre/périphérie (clivage communautaire). Un quatrième clivage semble se former, le clivage matérialisme/postmatérialisme.
168Constitution : texte qui impose les normes fondamentales d'organisation des pouvoirs et qui reconnaît des droits et des libertés fondamentales. Les normes constitutionnelles sont de niveau supérieur aux normes législatives.
169Démocratie directe : ensemble de mécanismes par lesquels les citoyens prennent eux-mêmes des décisions politiques, sans passer par des représentants issus d'une élection. Le référendum et la consultation populaire sont deux mécanismes importants de la démocratie directe.
170Démocratie représentative : système dans lequel des représentants élus par la population élaborent et votent les lois, et dirigent le pays au travers du gouvernement. La même notion vaut au niveau des pouvoirs locaux.
171Mondialisation : développement intense des relations commerciales, technologiques, politiques et culturelles entre les pays et entre les individus, à l'échelle planétaire.
172Parti : groupement de citoyens qui influence la prise de décision politique au sein de l'État en rassemblant des personnes partageant des objectifs proches, en mobilisant les électeurs, en présentant des candidats sur les listes électorales, en regroupant les parlementaires et les ministres de leur bord autour d'un programme et de buts communs.
173Participation : ensemble de mécanismes par lesquels la population participe à l'élaboration des décisions politiques en étant consultée, en débattant, en proposant..., le dernier mot revenant à des représentants élus.
174Pilier : aux Pays-Bas et en Belgique, un pilier (zuil) est un ensemble d'organisations partageant une même position idéologique sur un clivage fondamental. Il se compose généralement d'un parti politique, d'un syndicat, d'une mutuelle, de mouvements de jeunes, etc. On distingue traditionnellement, en Belgique, le pilier chrétien, le pilier socialiste et le pilier libéral.
175 Pouvoir exécutif : pouvoir qui met les normes législatives (lois, décrets...) en application, et qui dispose des budgets et de l'administration nécessaires à cette tâche. Dans le cadre fédéral belge, il existe plusieurs pouvoirs exécutifs (gouvernement fédéral, gouvernements de communauté ou de région).
176Pouvoir législatif : pouvoir qui élabore et qui adopte, par vote, les normes législatives. Dans le cadre fédéral belge, il existe plusieurs pouvoirs législatifs (Chambres fédérales et parlements de communauté ou de région).
177Pluralisme : à l'échelle d'un pays ou d'une région, le pluralisme est le fait que la population se compose de groupes ayant des tendances idéologiques et des intérêts nettement différenciés, voire opposés. L'État, comme en Belgique, peut reconnaître et organiser le pluralisme en prenant des mesures protégeant les principales tendances idéologiques. Une organisation pluraliste est une organisation composée de personnes appartenant à différentes tendances idéologiques.
178Société civile : expression désignant aujourd'hui l'auto-organisation des citoyens indépendamment de l'État et des partis politiques, donc essentiellement au moyen de la vie associative.
Orientation bibliographique
- Berstein Serge (dir.), La démocratie libérale, PUF, Paris, 1998.
- Braud Philippe, Sociologie politique, LGDJ, Paris, 2002.
- Châtelet François, Duhamel Olivier et Pisier Évelyne (dir.), Dictionnaire des œuvres politiques, PUF, Paris, 1986.
- « Les clivages en politique », dossier coordonné par Yves Déloye et Julian Thomas Hottinger, Revue internationale de politique comparée, vol. 12, n° 1, 2005.
- La décision politique en Belgique, ouvrage collectif du CRISP sous la direction de Jean Meynaud, Jean Ladrière et François Perin, Armand Colin, Paris, 1965.
- Halévy Daniel, La fin des notables, « Pluriel », Hachette, Paris, 1995.
- Inglehart Ronald, The Silent Revolution. Changing Values and Political Styles among Western Publics, Princeton University Press, Princeton, 1997.
- Lahire Bernard, L'homme pluriel. Les ressorts de l'action, Nathan, Paris, 1998.
- Mabille Xavier, Histoire politique de la Belgique. Facteurs et acteurs de changement, CRISP, Bruxelles, 2000.
- Manin Bernard, Principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, Paris, 1995.
- Michels Robert, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Flammarion, Paris, 1971.
- Ostrogorski Moisei, La démocratie et les partis politiques, Fayard, Paris, 1993.
- Rosanvallon Pierre, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, « Folio Histoire », Gallimard, Paris, 2002.
- Seiler Daniel-Louis, Les partis politiques, Armand Colin, Paris, 1993.
- « Stein Rokkan », dossier coordonné par Daniel-Louis Seiler, Revue internationale de politique comparée, vol. 2, n° 1, 1995.
- Witte Els, Craeybeckx Jan et Meynen Alain, Politieke geschiedenis van België van 1830 tot heden, Standaard Uitgeverij, Anvers, 2005.
Notes
-
[1]
La Constitution, Introduction et commentaires par Guy Carcassonne, Seuil, Paris, « Essais », 1996, p. 49.
-
[2]
Il en va de même dans la Déclaration universelle des droits de l'homme approuvée par l'Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948. Son article 21, § 3, se lit ainsi : « La volonté du peuple est le fondement de l'autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s'exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote. » On retrouve les mêmes dispositions, avec le même silence sur les partis, à l'article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, signé en 1966 dans le cadre des Nations unies, ainsi qu'à l'article 4 du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, adoptée en 1950 dans le cadre du Conseil de l'Europe.
-
[3]
La Constitution de la RFA, adoptée en 1949, est la première qui mentionne les partis en Allemagne ; elle les protège davantage que les simples associations, tirant ainsi les leçons de la chute du régime de Weimar et du nazisme.
-
[4]
On ne peut qualifier les guelfes et les gibelins de partis, faute notamment d'enceinte parlementaire pour leur affrontement.
-
[5]
« Le bonheur est une idée neuve en Europe », dira Saint-Just.
-
[6]
Comme le rappelle P. Rosanvallon dans Le peuple introuvable (« Folio Histoire », Gallimard, Paris, 2002, p. 229), l'Assemblée constituante a adopté le 30 septembre 1791, à la veille de sa séparation, un ultime décret qui met les partis hors la loi : « Nulle société, club, association de citoyens ne peuvent avoir, sous aucune forme, une existence politique. »
-
[7]
Le plébiscite en faveur de Louis-Napoléon Bonaparte, le 21 décembre 1851, obtenu malgré son coup d'État du 2 décembre 1851, est resté dans la littérature politique comme une illustration privilégiée de l'aveuglement populaire – l'adhésion au « neveu » étant supposée avoir été fondée avant tout sur son lien de parenté avec l'empereur.
-
[8]
N. Roussellier, « La contestation interne de la démocratie libérale : un système à transformer », in S. Berstein (dir.), La démocratie libérale, PUF, Paris, 1998, p. 600.
-
[9]
Nous n'évoquerons pas ici la révolution d'octobre 1917 et la « solution » bolchévique, qui ne consiste pas à rétablir l'unité mais à abolir la différence c'est-à-dire la division de la société en classes.
-
[10]
Cf. M. Ostrogorski, La démocratie et les partis politiques, Fayard, Paris, 1993 ; R. Michels, Les partis politiques, Flammarion, Paris, 1971. La première édition du livre d'Ostrogorski date de 1903 (1912 pour l'édition définitive), et précède donc le livre de Robert Michels (1911), plus connu du grand public mais qui doit beaucoup à Ostrogorski, lequel a également influencé Max Weber. Il faut insister sur le fait qu'on doit à Alexis de Tocqueville la première étude décisive sur le rôle des partis en démocratie, mais en dehors de l'Europe : on la trouve au tome premier de son livre sur La démocratie en Amérique, paru en 1835.
-
[11]
Cette remarque ne vaut pas seulement pour la Belgique. Pierre Rosanvallon, tout au long de son livre sur Le peuple introuvable, insiste sur le fait que trois enjeux créent ou révèlent des différences structurelles au sein des démocraties européennes au 19e et au 20e siècles, différences qui empêchent de penser la société comme une totalité uniforme ou une simple collection d'individus : ces vecteurs de différenciation sont, d'après lui, la classe sociale, la religion et la question de la nation et des minorités, ce qui correspond (dans le désordre) aux trois grands clivages belges.
-
[12]
On qualifie d'unionisme l'union des deux grandes oppositions, libérale et catholique, au régime hollandais. Cette union se poursuit au début de l'indépendance de la Belgique, en particulier entre 1830 et 1840 ; elle prend notamment la forme de gouvernements associant les deux tendances. Le dernier gouvernement de ce type date de 1855.
-
[13]
Cette autonomie des deux formations sociales-chrétiennes anticipe d'une trentaine d'années la scission du PSC-CVP en 1968, qui fait suite à l'affaire de Louvain : le clivage centre/ périphérie prend déjà un tour communautaire.
-
[14]
Ce pluralisme se traduit notamment par la liberté de vote accordée aux parlementaires MR sur de grands dossiers éthiques tels que la dépénalisation conditionnelle de l'euthanasie, le mariage entre personnes de même sexe ou le droit d'adoption pour les couples homosexuels.
-
[15]
Suite à la condamnation pour racisme par la cour d'appel de Gand, le 21 avril 2004, de trois ASBL participant au financement du Vlaams Blok.
-
[16]
La première étant nettement plus marquée à droite et la seconde à gauche, ce qui les situe aux deux bords du clivage possédants/travailleurs.
-
[17]
La scission du Parti socialiste belge (PSB – BSP), qui a pris le relais du POB en 1945, s'est opérée en 1978.
-
[18]
Un pilier est un ensemble de structures qui ont une idéologie commune (pilier chrétien, pilier socialiste...) et qui veillent à son influence dans l'organisation de la société ; il peut se composer d'un syndicat, d'une mutualité, d'un parti, d'organisations d'éducation permanente, d'associations professionnelles, d'écoles, etc.
-
[19]
D'une part, la position « interclassiste » du Parti catholique et de ses héritiers ne satisfera jamais complètement son aile progressiste, qui tentera à diverses reprises de se structurer pour accroître son influence ; d'autre part, des formations plus ou moins éphémères tenteront de rassembler le monde progressiste chrétien sous une bannière autonome. On peut citer, sur le premier versant, la Ligue démocratique belge : fondée en 1891 et dirigée par des parlementaires catholiques, elle comporte une aile favorable à l'autonomie des organisations ouvrières au sein du monde catholique. Sur le second versant, des formations politiques déposent des listes dans les années 1890. Du côté francophone, elles sont contraintes de rentrer dans le giron du Parti catholique sous les interventions de l'évêque de Liège et de la nonciature, les conservateurs du Parti catholique faisant pour leur part une place aux démocrates-chrétiens dans leur formation. Du côté flamand, le Christene Volkspartij, fondé notamment par l'abbé Daens, obtient des députés en 1894 puis entre 1900 à 1914 ; mais Daens fait l'objet de sanctions de la part de la hiérarchie de l'Église, le parti disparaissant sous cette pression et sous l'effet de la guerre. À l'échelle nationale, l'Union démocratique belge, qui rassemble des travaillistes chrétiens et non chrétiens, obtient des ministres après la Seconde Guerre mondiale, mais un seul élu en 1946, ce qui la fait disparaître. Du côté francophone, dans le contexte de la politique d'austérité budgétaire menée par la coalition sociale-chrétienne/libérale alors au pouvoir, le Mouvement ouvrier chrétien parraine la création en 1982 de Solidarité et participation (SEP), dont l'échec électoral en 1985 scelle le destin.
-
[20]
Traumatisme controversé, les constructions idéologiques faisant partie intégrante du processus décrit ici.
-
[21]
On pointera la montée en puissance du capitalisme financier et de politiques de dérégulation et de libéralisation, qui suscitent l'opposition farouche d'une extrême gauche renaissante dans divers pays et, surtout, de mouvements alter-mondialistes. On peut également retenir d'âpres débats sur de grands instruments de politique économique jugés indispensables à la prospérité pour les uns, et vecteurs d'inégalités et de concurrence sauvage pour les autres (projet d'accord multilatéral sur les investissements (AMI) en 1998, contestation frontale de l'Organisation mondiale du commerce depuis 1999, lutte contre la proposition de directive Bolkestein sur les services et contre le projet de traité constitutionnel européen en 2004-2005, etc.).
-
[22]
Cf. P. Wynants, « Du PSC au CDH (II), 1999- 2004 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 1895- 1896, 2005.
-
[23]
Du moins en Belgique, alors qu'au début du 21e siècle une fracture plus profonde et nourrie de divers traumatismes hautement médiatisés semble se développer en France et aux Pays-Bas autour de toutes les questions relatives à l'immigration, qui mettent en jeu, selon certains, l'identité nationale elle-même.
-
[24]
Le Nouvel Observateur, 3 novembre 2005, p. 108.
-
[25]
Les membres les plus connus de ce courant sont Pierre Rosanvallon et Bernard Manin ; on peut également citer Alain Bergounioux et Gérard Grunberg ainsi que, dans une perspective plus large, Claude Lefort et Marcel Gauchet. Notre dette personnelle va au chapitre consacré par Bernard Manin aux « Métamorphoses du gouvernement représentatif » dans ses Principes du gouvernement représentatif, ainsi qu'au chapitre sur « La démocratie des partis » dans le livre de Pierre Rosanvallon déjà cité, Le peuple introuvable.
-
[26]
En Belgique, le suffrage capacitaire ne sera employé que pour l'élection des membres du Congrès national en 1830. Mais le suffrage censitaire a également pour effet d'accorder le droit de vote et d'éligibilité à la plupart des « capacités », compte tenu de leurs revenus, tandis que le régime du vote plural (établi en 1893, aboli en 1919) donne une voix supplémentaire aux diplômés.
-
[27]
La dépendance de l'élu à l'égard d'un éventuel parti est plus grande dans le cadre d'un scrutin de liste, tandis que son indépendance est mieux garantie par un scrutin uninominal d'arrondissement.
-
[28]
Même les intérêts de la circonscription qui a élu un parlementaire ne sont pas censés s'imposer à lui : comme le dit l'article 42 de la Constitution belge, « Les membres des deux Chambres représentent la Nation, et non uniquement ceux qui les ont élus. »
-
[29]
Cf. l'article « Démocratie » dans l'Encyclopaedia universalis.
-
[30]
R. Michels, op. cit., p. 37.
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[31]
Le dernier gouvernement unioniste est installé en 1855 ; en 1857 s'ouvre une longue période de gouvernements libéraux homogènes ou catholiques homogènes.
-
[32]
P. Rosanvallon emploie cette expression pour désigner la démocratie des partis et d'autres facettes caractéristiques de la même période, directement liées au rôle central des partis (op. cit., p. 217 sq.).
-
[33]
P. Rosanvallon (op. cit.) insiste sur la participation des partis à la construction des identités collectives, rôle qu'ils ont sans doute davantage joué en France qu'en Belgique, où les autres corps intermédiaires entre l'État et les individus sont plus développés.
-
[34]
La première conception a partie liée avec l'octroi du droit de vote et d'éligibilité aux seules élites fortunées et instruites (elle était défendue, en France, par Constant, Guizot, Thiers, etc.), alors que la seconde suspend la démocratie à la souveraineté populaire et donc au suffrage universel. La pensée communiste, sous l'impulsion de Lénine, ira jusqu'à défendre l'idée que le Parti communiste ne représente pas le prolétariat : il est le prolétariat lui-même, le prolétariat actif, conscient de soi et efficace.
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[35]
Y compris dans un pays comme la France, qui est bien moins républicain dans les faits qu'il ne le croit encore parfois.
-
[36]
En parlant ici de parlement et de gouvernement nous visons tous les niveaux de pouvoir, toutes les relations entre le législatif et l'exécutif, y compris au plan local.
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[37]
Sauf dans des situations de crise au sein de la majorité, qui peuvent conduire jusqu'à la chute du gouvernement, mais qui tiennent à des dissensions internes et non au rôle de contrôle politique joué par le parlement.
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[38]
Toutes les études confirment que malgré une réelle ouverture au niveau local, les postes de parlementaire restent concentrés, quant à eux, dans les mains de catégories bien définies : des hommes davantage que des femmes, des quadragénaires et des quinquagénaires davantage que des jeunes ou des plus âgés, des diplômés d'études supérieures et en particulier des juristes, enfin des personnes déjà détentrices d'une expérience politique et d'un mandat local. Parmi d'autres variables, cette primauté s'explique par la place conférée aux candidats sur les listes, et par les fonctions non électives que les partis confient aux plus diplômés (par exemple dans les cabinets ministériels), ce qui les dote d'une expérience utile. Cf. P. Delwit, B. Hellings, J.-B. Pilet et É. van Haute, « Le profil des candidats francophones aux élections fédérales du 18 mai 2003 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 1874-1875, 2005.
-
[39]
Ou, dans la littérature scientifique, de « partitocratie ».
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[40]
À l'exception de certaines formations extrémistes, qui de ce fait même se mettent en marge du système et rêvent de l'abolir : la démocratie des partis intègre des formations réformistes, quoi qu'il en soit de leur programme originel.
-
[41]
À l'inverse, une série de succès dans une direction donnée permet d'envisager des étapes supplémentaires dans la même voie.
-
[42]
En particulier Richard S. Katz et Peter Mair, entre autres dans un article de modélisation très remarqué : « Changing models of party organization and party democracy : the emergence of the cartel party », Party Politics, vol. 1, n° 1, 1995.
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[43]
Selon une étude de la Katholieke Universiteit Leuven, les montants attribués sont passés de 634.000 euros en 1972 à plus de 48 millions d'euros en 2004.
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[44]
En termes de temps libre global, qu'il soit bien ou mal réparti entre les personnes.
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[45]
Il existe peut-être un lien entre ce déficit de confiance et l'engouement populaire, dans la même période, pour des personnages de roman, de cinéma, de bande dessinée, de vidéo..., dotés de pouvoirs surnaturels, d'une supériorité d'ordre mythologique, magique ou ésotérique – personnages dont certains ajoutent la vertu à la puissance.
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[46]
Cf. le livre de Bernard Lahire, L'homme pluriel.
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[47]
Habileté qui peut être acquise avec l'aide de spécialistes de la communication, dont le nombre explose littéralement au cours de la période.
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[48]
Cf. B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, Paris, 1995, p. 288 sq.
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[49]
V. de Coorebyter, La citoyenneté, CRISP, Dossier n° 56, 2002.
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[50]
La consultation populaire se distingue du référendum par le fait que le résultat d'une consultation populaire, en droit, ne lie pas les autorités publiques : celles-ci peuvent ne pas suivre l'avis émis par la majorité des votants.