Notes
-
[1]
Cf. l’historique du BOFiP, des recommandations du rapport Fouquet de 2008 au projet PERGAM piloté par le service juridique de la Fiscalité de la direction générale des Finances publiques (DGFIP) ainsi que le chantier rédactionnel de plus de 50 000 pages ayant mobilisé plus de 150 rédacteurs volontaires au sein de l’administration sur une période de trois ans. Présentation de la future base documentaire de l’administration fiscale : « BOFiP-Impôts », Revue de droit fiscal, 26, 28 juin 2012, p. 347. Anne-Sophie Rostaing, « BOFiP-Impôts, une révolution numérique ? », Les nouvelles fiscales, 1097, 1er octobre 2012, p. 4.
-
[2]
Bulletin officiel des Impôts.
-
[3]
Voir sur ce point Jacques Grosclaude et Philippe Marchessou, Droit fiscal général, Paris : Dalloz, 2009, p. 32.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
Charles-Albert Morand, « La contractualisation du droit dans l’État providence », in François Chazel et Jacques Commaille (dir.), Normes juridiques et régulation sociale, Paris : LGDJ, coll. « Droit et Société », 1991, p. 139 et suiv.
-
[6]
Bernard Cubertafond, La création du droit, Paris : Ellipses, coll. « Le droit en question », 1999, p. 25.
-
[7]
Sur ces concepts : Renaud Berthou, L’impact d’Internet sur la création de notre droit, Paris : Éditions universitaires européennes, 2012.
-
[8]
Jacques Grosclaude et Philippe Marchessou, Droit fiscal général, op. cit., p. 51.
-
[9]
Renaud Berthou, « Quand le fiscal tient le civil en l’état », Petites affiches, 238, 2013.
-
[10]
Id., « Loi de finance 2014 : le jour d’après ?», <www.village-justice.com/articles/nouvelle-matrice-fiscale,16069.html>.
-
[11]
André J. Hoekema, « La production des normes juridiques par les administrations », Droit et Société, 27, 1994, p. 304.
-
[12]
Envisagée alors en tant que « communauté réflexive ».
-
[13]
On constatera sur ce point l’augmentation du nombre de lois de finances sur les années 2011-2013.
-
[14]
Cf., sur ce point, la présentation de la future base documentaire de l’administration fiscale : « BOFiP-Impôts », art. cité, p. 347.
-
[15]
Ibid.
-
[16]
Anne-Sophie Rostaing, « BOFiP-Impôts, une révolution numérique ? », art. cité, p. 4.
-
[17]
Ibid. Proposition n° 8 du rapport Fouquet de juin 2008.
-
[18]
Frédérique Perrotin, « Le sort de la doctrine non reprise dans la base BOFiP-Impôts », Les Petites affiches, 63, 28 mars 2013, p. 4.
-
[19]
Ibid. Conseil d’État (CE) 8e et 3e sous-sections, 27 février 2013, n° 357537, M.B., note T. Jacquemont, inédit au recueil Lebon. Thomas Jacquemont, « Instruction administrative non reprise dans la base BOFiP-Impôts : non-lieu à statuer sur un recours pour excès de pouvoir dirigé contre le refus d’abroger cette instruction », Revue de droit fiscal, 15, 11 avril 2013, p. 62.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
François Fruleux, « La prise en charge des frais par le donateur et BOFiP-Impôts », JCP N. La semaine juridique (édition notariale et immobilière), 6, février 2013, p. 50.
-
[22]
Frédérique Perrotin, « BOFiP-Impôts : bilan à trois mois d’utilisation », Les Petites affiches, 260, 28 décembre 2012, p. 3.
-
[23]
Charles-Albert Morand, « La contractualisation du droit dans l’État providence », op. cit.
-
[24]
Frédérique Perrotin, « Le sort de la doctrine non reprise dans la base BOFiP-Impôts », art. cité. Anne-Sophie Rostaing, « BOFiP-Impôts, une révolution numérique ? », art. cité. Pour un exemple de rajout de conditions restrictives (l’absence de transmission à titre gratuit préalable) concernant les apports de titres dutreillés à une holding lors du passage à la base BOFiP, voir Jean-François Desbuquois, Les pactes Dutreil. Optimisation de l’ISF et des transmissions, Paris : EFE, 2013, p. 90.
-
[25]
Frédérique Perrotin, « BOFiP-Impôts : bilan à trois mois d’utilisation », art. cité, p. 4.
- [26]
-
[27]
Anne-Sophie Rostaing, « BOFiP-Impôts, une révolution numérique ? », art. cité.
-
[28]
Jacques Chevallier, « Vers un droit postmoderne ? », in Jean Clam et Gilles Martin (dir.), Les transformations de la régulation juridique, Paris : LGDJ, coll. « Droit et Société », 1998, p. 31-32.
-
[29]
Ibid., p. 431.
-
[30]
Frédérique Perrotin, « BOFiP-Impôts : bilan à trois mois d’utilisation », art. cité, p. 4. Anne-Sophie Rostaing, « BOFiP-Impôts, une révolution numérique ? », art. cité, p. 4.
-
[31]
Ceci expliquant alors pour partie les phénomènes précités, repérés au lancement du BOFiP.
-
[32]
Sur cette idée de virus juridique, voir Renaud Berthou, « Le droit au gré d’Internet : à propos d’une réseautisation fort peu anodine de l’univers juridique », Lex Electronica, 11 (1), 2006, <http://www.lex-electronica.org/articles/v11-1/berthou.htm>, p. 17.
-
[33]
Id., L’impact d’Internet sur la création de notre droit, op. cit.
-
[34]
Id., « Quand le fiscal tient le civil en l’état », art. cité.
-
[35]
Frédérique Perrotin, « BOFiP-Impôts : bilan à trois mois d’utilisation », art. cité.
-
[36]
Voir sur ce point <http://vosdroits.service-public.fr/particuliers/F13551.xhtml>.
-
[37]
Martin Collet, Procédures fiscales. Contrôle, contentieux et recouvrement de l’impôt, Paris : PUF, coll. « Thémis droit », 2011, p. 101.
-
[38]
BOI-SJ-20120912.
-
[39]
Ibid.
-
[40]
Ibid.
-
[41]
Charte du contribuable disponible sur : <http://www2.impots.gouv.fr/documentation/charte_contrib/charte.pdf>, p. 18.
-
[42]
Charles-Albert Morand, « La contractualisation du droit dans l’État providence », op. cit.
-
[43]
Renaud Berthou, « La “forumisation” du droit : à propos des perspectives et enseignements d’une expérience originale de création du droit », Droit et Société, 61, 2005, p. 783.
-
[44]
Rapport d’information sur la question prioritaire de constitutionnalité, présenté par Jean-Jacques Urvoas, n° 842, Paris : Assemblée nationale, 2013 :<http://www.vie-publique.fr/actualite/alaune/question-prioritaire-constitutionnalite-qpc-bilan-3-ans-20130411.html>.
-
[45]
Cf. article 34 de la Constitution.
-
[46]
Jean Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, Paris : Flammarion, 1996, p. 121 et suiv.
-
[47]
Gérard Timsit, Les noms de la loi, Paris : PUF, coll. « Les voies du droit », Paris, 1991 ; Id., Les figures du jugement, Paris : PUF, coll. « Les voies du droit », Paris, 1993.
-
[48]
Guy Canivet, « Vision prospective de la Cour de cassation », conférence à l’Académie des sciences morales et politiques, 13 novembre 2006, <http://www.asmp.fr/travaux/communications/2006/canivet.htm>.
-
[49]
Ibid., p. 7.
-
[50]
Ibid.
-
[51]
Ibid., p. 8.
-
[52]
Ibid.
-
[53]
L’article L 80 A protégeant l’administré d’un changement de la doctrine et l’article L 80 B le protégeant contre les prises de position sur une situation de fait. L’article L 80 C autorise pour sa part un second examen. Martin Collet, Procédures fiscales. Contrôle, contentieux et recouvrement de l’impôt, op. cit., p. 104 et 205.
-
[54]
Ronald Dworkin, Prendre les droits au sérieux, Paris : PUF, coll. « Léviathan », Paris, 1995.
-
[55]
Renaud Berthou, « Quand le fiscal tient le civil en l’état », art. cité.
-
[56]
Jacques Grosclaude et Philippe Marchessou, Droit fiscal général, op. cit., p. 20.
-
[57]
Charte du contribuable, op. cit., p. 20.
-
[58]
Ibid., p. 25.
-
[59]
Ibid., p. 26.
-
[60]
Ibid., p. 1.
-
[61]
Guy Canivet, « Vision prospective de la Cour de cassation », op. cit.
-
[62]
Philippe Jestaz et Christophe Jamin, La doctrine, Paris : Dalloz, coll. « Méthodes du droit », 2004, p. 204.
-
[63]
Avec l’aimable lecture et féconde contradiction de Me Raymond Bondiguel, avocat au barreau de Rennes, ancien Bâtonnier.
1 Le BOFiP-Impôts (ou BoFiP) est né le 12 septembre 2012 et, depuis lors, cette éruption d’une des forces créatrices du droit au cœur de notre système fiscal perturbe au fil de l’eau les repères sur lesquels sont ancrées nos cartes mentales de l’univers juridique.
2 Quel drôle de droit tout de même que celui qui s’efface sur ordre de quelques fonctionnaires ! On ne peut ainsi qu’être interloqué par ce pouvoir acquis par l’administration fiscale consistant, à l’aide d’une « task force fiscale » [1], à « rebooter » un ensemble normatif structuré, destiné à appliquer un droit conçu comme la chose commune tant du législateur que du juge.
3 Certes, ce jour-là, en apparence, un simple site Internet destiné à concentrer la doctrine fiscale a été activé. Pourtant, instantanément, et par instruction, toutes les normes préalablement engendrées par les institutions du droit fiscal ont été également « rapportées ». En somme, l’administration fiscale a purement et simplement effacé/corrigé puis réactivé le « droit fiscal d’application », avec un effet induit de filtration et de rajouts non mesurable à ce jour : un droit, par ailleurs, dont les administrés ne pourront demander la résurrection gracieuse ou juridictionnelle puisque précisément, l’administration, rappelons-le, n’est jamais censée avoir créé du droit. Les seuls rescapés de ce tsunami normatif : le CGI et les réponses ministérielles un temps menacées néanmoins. La loi est sauve dirons certains, mais qu’en est-il du droit ?
4 Nos fiscalistes bien que quelque peu préservés des mouvements de l’ADN constitutionnel et civil de notre droit l’ont bien senti : quelque chose de nouveau semble avoir émergé dans la production des normes fiscales. Il leur faut désormais jongler entre leurs vieux souvenirs empreints de BOI [2] et la nouvelle matrice en ligne du BOFiP. Les réponses aux vérificateurs et chefs de brigades se font aussi hésitantes : « Et si le BOFiP ne l’avait pas repris… » Les cabinets arpentent avec fébrilité les tables de concordance du BOFiP avec le secret espoir de retrouver dans ce nouveau monde fiscal les réminiscences de l’ancien temps. Mais qui ne pressent le danger qui consisterait à penser que rien n’a changé. Nous avions certes été averti de la nature changeante du droit : droit soluble par-ci, droit flou, mou ou souple par là… mais la fixité des circuits officiels de son émergence était a priori préservée. Les choses auraient-elles si profondément évolué ce 12 septembre ?
5 2012 : année d’émancipation pour l’administration fiscale ou même naissance de l’auto-production normative ? Quoi qu’il en soit, l’acte pose question et il ne peut échapper ni à l’analyse du chercheur ni à l’œil du praticien. L’un y trouvera sans doute de quoi mieux comprendre les mouvements du droit, l’autre d’éventuelles nouvelles stratégies de défense fiscales à activer pour ses clients.
I. Le coin du chercheur : le « BOFiPage », quelle portée, quels enjeux ?
I.1. La machinerie du droit fiscal
6 La création du BOFiP doit être repositionnée par comparaison avec la production du droit fiscal pour en saisir la pleine singularité. Le droit fiscal n’est ainsi ni un droit autoritaire créé par la seule volonté du ministre des Finances, ni un droit contractualisé dont la production aurait été confiée à un organe externe. Il relève d’un processus de coproduction par délégation.
La formation traditionnelle du droit
7 En théorie, le droit français se forge dans les volontés du législateur étatique notamment quant il a trait à l’impôt, symbole de la puissance publique. La théorie du droit nous enseigne ainsi que le droit tel que nous le connaissons, celui qui s’imprime dans nos codes, est la norme produite par l’ordre juridique dominant sur un territoire donné, à savoir l’État de nos jours.
8 Une certaine concurrence dans la production du droit de l’État français est toutefois admise, notamment à travers l’institution des « sources du droit ». Certains autres faiseurs de normes estampillés du sceau étatique ont le droit à l’expression : ainsi en va t-il de la doctrine, de la coutume puis de la jurisprudence dont l’existence est acceptée et la parole plus ou moins écoutée. Il existe une certaine part de mythe dans la création autoritaire du droit. In fine, l’État garde toutefois la possibilité de retravailler la norme enrichie. En ce sens, la création du droit de l’État est par principe retenue tout autant que la loi est déclinée par le pouvoir réglementaire au sein des mêmes codes. D’autre part, la pyramide de la hiérarchie des normes s’arrête au degré des règlements. En dessous, point de droit, étatique du moins.
9 Les instructions, circulaires, notes de services, réponses ministérielles aux questions écrites des parlementaires, ou autres commentaires administratifs de jurisprudence ne constituent alors pour leur part qu’une somme de textes élaborée dans un but plus ou moins pédagogique portant le nom de doctrine administrative. Étant produite par des autorités administratives dénuées de pouvoir réglementaire et faisant figure de mesures d’ordre intérieur, cette masse d’« infra-droit » est réputée dépourvue de caractère juridique contraignant pour les administrés et les contribuables. Elle ne s’imposerait qu’aux agents de l’administration, dont ceux du fisc [3].
10 Cet agglomérat de norme est toutefois étonnant à double titre. Son nom de doctrine ne manquera tout d’abord pas de surprendre les docteurs es droit et les juristes férus et éprouvés à la réflexivité qui, par leurs efforts intellectuels, essayent à l’aide de leurs confrères de former une opinion si possible dominante mais également éclairée et persuasive. À ce niveau de définition, la doctrine constitue en effet une source de droit englobant un conglomérat de pensées réflexives et qui, de par son influence, tend à peser sur le droit et son interprétation. Peu de liens semblent par conséquent exister entre ce terme de doctrine et l’ensemble de normes ici relaté en matière fiscale portant pourtant le nom de doctrine.
11 Mais surtout, une deuxième source d’étonnement vient de l’impressionnante portée pratique de ces règles. Le dessein de cette somme de textes étant d’expliquer le sens des normes fiscales et d’assurer une application tout à la fois simple et uniforme des normes légales, cet « infra-droit » a en effet conquis tout un espace d’interstice entre la loi et le contribuable. Ainsi, l’agent de l’administration remplacera l’application de la norme par l’application de la doctrine, cette dernière s’interposant alors entre la règle de droit fiscal et son destinataire qu’est le contribuable [4]. C’est pourquoi, les propositions de rectification adressées aux contribuables se remplissent à ce jour de références au sigle BOI.
12 Au vu de ces deux remarques, il est donc permis de douter de la véracité de cette présentation traditionnelle de la fabrique du droit fiscal, opposant le droit fiscal légal (chose du législateur et du juge) à l’infra-droit administratif poursuivant une application pure et stricte de la loi.
Un droit fiscal coproduit par délégation d’application
13 On considérera plus sûrement que le droit se construit en réalité de nos jours à plusieurs, via des processus de coopération entre l’acteur étatique et les autres groupes sociaux ou parfois même par le biais d’une production externalisée [5]. Mais, pour ce qui le concerne, le droit fiscal repose principalement sur un principe de coproduction par délégation de l’application du droit à un acteur, l’administration fiscale, qui prendra de ce fait une légitimité technique par proximité avec les problèmes issus des rapports normatifs et se verra offrir une influence dans l’élaboration de la règle. L’administration fiscale possède en effet désormais une influence et un pouvoir qui suggèrent, préparent les lois avant qu’elle n’ait à appliquer le droit ayant reçu le sceau législatif [6].
14 La doctrine administrative, et notamment fiscale, est pour sa part le produit de cette administration chargée de remplir une mission d’application du droit qui, pour se faire, édicte de multiples textes à visées factuelles ayant pour objectifs de donner aux lois leurs sens et orientations définitives. Mais, dans la réalité, cette mission d’application devient un lieu de création et de recréation du droit [7], donnant à l’administration la toge d’un « faiseur de droit » et à la doctrine fiscale les apparats et la force du droit si ce n’est de la loi.
15 En ce sens, on remarquera avec intérêt le rôle de la direction de la Législation fiscale dans la préparation des lois fiscales, des décrets d’application et des réponses ministérielles aux questions écrites des parlementaires. Loin d’une intervention mécanique, son implication dans la totalité du processus d’élaboration et d’application des règles de droit fiscal la conduit très probablement à construire une stratégie normative [8]. On constatera pour le moins aisément les prises de position engagées de l’administration fiscale dans certains évènements fiscaux contemporains tels que la réponse ministérielle Moyne-Bressand, remettant en cause les effets d’un acte civil et les piliers du fonctionnement de notre système juridique [9], ou bien encore l’impétuosité de l’administration fiscale en matière de plafonnement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) où elle ira jusqu’à réaffirmer ses exigences après la censure du juge constitutionnel [10]. Ce rôle créateur de l’administration avait d’ailleurs déjà été repéré de longue date et parfois directement observé comme la conséquence de « groupes de fonctionnaires compétents » [11].
16 Étant devenue un foyer autonome de production du droit, de par notamment sa qualité d’expert et sa proximité vis-à-vis des rapports de droit, l’administration fiscale réglemente alors quotidiennement la vie fiscale et la doctrine fiscale fait figure de mémoire de ce phénomène. C’est d’ailleurs pour cela qu’y ont été attachées des garanties particulières. Ainsi, puisque l’administration fiscale n’est pas un organe officiel de la création du droit, puisque sa doctrine n’est pas non plus vraiment une doctrine et que les textes qu’elle prend ont un statut étatique d’infra-droit, il s’est effectivement posé une question de sécurité juridique. Avec ce système en l’état, le contribuable pouvait en effet très bien se voir accorder ou refuser un droit puis se faire redresser le jour suivant suite à un changement de la doctrine fiscale. Point de présence alors des garanties que l’on accorde traditionnellement au sujet de droit (non-rétroactivité des lois, information du citoyen, mutabilité contrôlée du droit…). Ce risque est ici accru, comparé à d’autres systèmes de production normative tels que la coutume, la jurisprudence ou la doctrine stricto sensu [12] dans lesquels les changements sont moins fréquents et adviennent le plus souvent suite à de vastes mouvements de fond. Le droit fiscal est en effet structurellement doté d’un mouvement perpétuel, le plus souvent annuel mais aussi très sensible aux périodes de crise où son évolution est à proprement parler démultipliée [13]. À travers les articles L 80 A et B du Livre des procédures fiscales (LPF), il a donc été décidé d’appliquer une non-rétroactivité des évolutions fiscales en protégeant le contribuable suite à une prise de position de l’administration. Une fois saisie cette consistance de la fabrique du droit fiscal, reste à envisager désormais en quoi le BOFiP est ici un phénomène qui mérite une réflexion particulière.
I.2. La manœuvre de « BOFiPage »
17 Compte tenu des interdits qu’il brave et de ses effets induits, le BOFiP est un mouvement remarquable dans la production du droit fiscal qu’il convient de comprendre dès aujourd’hui afin de bâtir d’utiles stratégies de réaction.
Le BOFiP
18 Le Bulletin officiel des Finances publiques-Impôts a été institué par l’instruction 13 A-2-12 dont l’objectif avancé était l’amélioration de la « sécurité juridique » et la rationalisation de la diffusion du droit.
19 Cette instruction précisait : « À compter du 12 septembre 2012, la direction générale des Finances publiques met en œuvre de nouvelles modalités de diffusion des commentaires des dispositions fiscales. À cette date, l’administration met à la disposition des usagers une base documentaire, accessible en ligne sur Internet, regroupant la totalité des commentaires administratifs des dispositions fiscales en vigueur. »
20 Les particularités de cette base sont présentées par l’instruction de la façon suivante :
- — Le BOFiP-Impôts s’est « substitué » au Bulletin officiel des Impôts, à la documentation administrative de base et à la rubrique rescrits du portail impots.gouv.fr.
- — Cette base documentaire, en principe constituée à « doctrine constance », a intégré les commentaires issus des différents vecteurs existants (documentation de base, instructions publiées au BOI, réponses ministérielles, rescrits publiés). Toutefois, par exception, dès sa création, elle a inclu « des commentaires nouveaux non publiés antérieurement » et n’a intégré « que les commentaires afférents aux dispositions en vigueur ou encore susceptibles d’avoir des effets pour le contribuable ».
- — D’après cette instruction, seuls les commentaires publiés au BOFiP sont désormais opposables à l’administration, en application de l’article L 80 A du LPF. Corrélativement, tous les autres commentaires publiés antérieurement sont « rapportés » et ne demeurent opposables que pour le passé [14].
- — Les réponses ministérielles aux questions écrites des parlementaires continueront à être publiées au Journal officiel (JO) et seront opposables à compter de cette publication, dès lors qu’elles comportent une interprétation au sens de l’article L 80 A du LPF. Elles seront intégrées au BOFiP lorsqu’elles comporteront une nouvelle interprétation des dispositions fiscales.
- — Les nouveaux commentaires seront directement intégrés dans la base. La publication de nouveaux commentaires ou d’évolutions doctrinales feront l’objet de messages d’information à destination des usagers dans la rubrique « actualité » de la page d’accueil à laquelle il est possible de s’abonner. Le BOFiP a vocation à relater les versions successives des extraits de la base.
- — Les contribuables n’ayant pas d’accès à Internet pourront obtenir communication d’extraits au centre des impôts.
22 D’après cette présentation, pour l’administration fiscale, la vocation du BOFiP est ainsi de constituer une base documentaire unique et exhaustive, actualisée par intégration directe des nouveaux commentaires ou des évolutions doctrinales. Il assure alors une mission d’accès au droit et de sécurité juridique [15]. La réalité est toutefois plus complexe.
Les effets induits du BOFiP
23 Le BOFiP est certes utile pour les praticiens. Il offre un accès unifié et global à la doctrine là où il existait au préalable « un patchwork de sources documentaires multiples, parfois contradictoires et physiquement dispersées » [16]. Cette documentation administrative « consolidée, opposable, publiée sur Internet » [17] a toutefois plusieurs effets induits.
24 Le 12 septembre 2012, sous couvert d’une rationalisation de la communication sur la norme fiscale, l’administration fiscale a en effet affirmé son rôle de « faiseur de droit » et bravé certains interdits dans le fonctionnement de notre système normatif en procédant à une abrogation généralisée des règles qu’elle avait préalablement édictées puis en instaurant une reprise de ce droit soumise à un filtre de sélection et d’enrichissement occulte. Mais cet acte de transgression pourrait également lui-même modifier le jeu de la fabrique du droit fiscal en y implantant de nouveaux principes de fonctionnement.
25 Tout d’abord, de par ses principes de fonctionnement, le BOFiP instaure un principe d’effacement et d’écrasement du droit. Il autorise la disparition de normes ayant créé des droits.
26 Dans ce cadre, il convient de rappeler que l’instruction du 7 septembre 2012 n’a pas engendré une création du BOFiP sur un principe de doctrine constante mais a rapporté l’ensemble de la doctrine antérieure qui n’a pas été reprise dans la nouvelle base de données à partir du 12 septembre 2012. Il y a bien eu création par recours à un principe d’effacement et d’abrogation à portée générale au nom duquel « toute réponse ministérielle, décision de rescrit, prise de position quelconque résultant de la documentation administrative de base ou d’une instruction, n’est plus opposable à l’administration si elle n’a pas été formellement reprise dans la documentation BOFiP-Impôts ». On ne connaît d’ailleurs pas à ce jour la machinerie ni l’amplitude de cette reprise sous bénéfice d’inventaire.
27 Ce recours à un principe d’abrogation a concomitamment conduit à un « siphonage » du réservoir d’arguments en défense que constitue l’article L 80 A du LPF, puisque les interprétations et normes non reprises au BOFiP ne constituent plus « une prise de position opposable au sens de l’article L 80 A du LPF et l’administration ne peut pas être contrainte de l’appliquer dans le cadre d’un contentieux » [18]. Il a de plus été confirmé que cette nullité de la norme produite s’étend jusqu’à l’action fondée sur l’ancienne présence au BOFiP [19], la privant alors de tout effet. Pour le Conseil d’État, la non-reprise au BOFiP d’une position au BOI (comme par extension une sortie du BOFiP) prive ainsi le recours en annulation pour excès de pouvoir de sa base légale [20], le droit d’agir de l’administré étant alors en quelque sorte « delete ».
28 À titre d’exemple, la non-reprise dans la version initiale du BOFiP de la doctrine sur la prise en charge des frais de donation par le donateur a fait disparaître de facto un droit dont bénéficiaient les administrés. D’autre part, jusqu’à sa réintroduction au BOFiP, le bouclier de l’article L 80 A du LPF ne jouait plus. Un redressement effectué suite à cette abrogation, alors totalement occulte, aurait pu avoir lieu sans qu’il ne soit possible d’invoquer l’ancienne position alors effacée. À ce jour, il n’est même pas certain que la réintégration de cette doctrine postérieurement à la naissance du BOFiP puisse permettre de prétendre qu’elle était invocable depuis le lancement de ce dernier [21].
29 Le BOFiP acte par ailleurs un principe d’écrasement continu de la norme, le nouveau droit produit venant, en vertu d’un principe inédit de réécriture permanente du droit, remplacer l’ancienne norme et ne laissant subsister au mieux qu’un lien vers la capture de cette vie, devenue par principe éphémère, d’une norme fiscale. Bien sûr, l’administré, in fine le citoyen, sera prévenu par un message de ce passage de vie à trépas, si du moins il est abonné et a pris l’habitude rudimentaire de visiter le BOFiP. Il est à souhaiter que ce dernier dispose alors d’un cabinet d’avocats fiscalistes rompu à la veille fiscale.
30 C’est d’ailleurs pourquoi le BOFiP a créé un sentiment de défiance. Bon nombre de ses utilisateurs s’astreignent ainsi à ce jour à comparer pour chaque recherche la nouvelle base avec les anciennes sources de documentation afin de s’assurer de l’existence d’une reprise. Il leur serait alors « impossible de se fier les yeux fermés à cette nouvelle base » [22]. Le nombre d’exemples augmente par ailleurs de ce droit « non BOFiPé », qui va accroître cette méfiance. En ce sens, les fiscalistes patrimoniaux ont notamment en mémoire la non-publication au BOFiP de la réponse ministérielle Bacquet. De plus, cet effacement et écrasement du droit est également autorisé par la nature virtuelle du support. Avec le BOFiP, il n’est pas inenvisageable de voir émerger un droit soumis à des tentatives de piratage, un droit modifié à l’insu de tous puisqu’a priori il n’existe pas ici de fiables gardiens du temple et que même les 150 rédacteurs volontaires pour créer le BOFiP ont eux-mêmes laissé passer nombre d’erreurs non repérées.
31 L’argument consistant à prétendre que le BOFiP n’efface ou n’écrase aucun droit puisque l’administration n’a précisément pas le pouvoir de créer du droit est comme nous l’avons précédemment remarqué quelque peu inopérant. Nous savons désormais qu’elle ne fait pas simplement appliquer du droit mais que de son action émerge un ensemble de normes et de droits. Le fait que l’État ne souhaite pas voir reconnaître ici une autonomie normative, et impose la fiction juridique d’une administration dénuée de pouvoir en matière de production normative, ne suffit pas à transmuer la réalité de l’émission normative. Cette fiction, qui soustrait le droit fiscal créé par l’administration au processus démocratique et juridictionnel, peut être désormais combattue par diverses positions d’experts et plusieurs précédents existent à ce jour en matière de dévolution interne du pouvoir normatif, à travers les autorités administratives indépendantes (AAI) par exemple, ou de dévolution externe, via la contractualisation du droit [23]. S’il reste certes utile de modifier le droit par décret et d’imposer un « BOFiPage » par instruction, la reconnaissance officielle de la coproduction du droit fiscal par délégation d’application n’apparaît plus si inaccessible, surtout une fois déployés les effets induits du BOFiP.
32 Le BOFiP accentue, d’autre part, la mutation du droit en outil de gouvernance à adaptabilité immédiate. Dans ce nouveau contexte du droit fiscal, les erreurs, les omissions et les rajouts intentionnels qui ont pu être constatés au lancement du site [24] font en réalité partie d’un processus d’émission de la norme fiscale que l’on souhaite le plus immédiat et réactif possible face aux besoins de gouvernance à court terme.
33 Rien dans le BOFiP ne permet ainsi de conserver et de préserver l’intégrité du contenu doctrinal. La doctrine reprise comme la nouvelle doctrine sont susceptibles d’être rappelées ou modifiées à tout moment. Le principe de permanence à la base d’un droit que l’on souhaite inscrit dans le marbre ne prévaut plus. C’est vers un droit apte à muer sur demande face à des nécessités budgétaires que l’on s’achemine. On voit d’ailleurs ici en quoi le gain de sécurité apporté par le BOFiP dans l’accès à une lecture immédiate et globale du droit fiscal s’efface derrière l’insécurité structurelle qu’il installe à travers l’émergence d’un droit temporaire, un droit « du moment » pensé et conçu pour n’être écrit que sur un support réinscriptible.
34 Là où l’on surajoutait sans faire disparaître les traces de l’ancienne norme, le BOFiP « update » le droit. En ce sens, n’étant accessible qu’en ligne, il crée une sorte de catégorie de « droit oublié », préfigurant tout ce droit qui, ayant disparu du BOFiP suite à intégration, n’existerait plus. En passant outre l’impression sur papier ou sur plusieurs lieux numériques, il facilitera l’effacement continu de ces normes et des positions ou prétentions juridiques qu’elles portaient en elles. La mémoire du droit est sous contrôle.
35 L’administration acquiert également un droit à la réécriture du droit en temps réel au terme duquel seul le droit mis à jour (MAJ), créé de façon occulte dans l’environnement virtuel, sans réelle information du citoyen, prévaudra. Sous cet angle, le BOFiP peut également autoriser une maîtrise de la création du droit fiscal, un encadrement des acteurs influents par la pression d’un futur retrait et une direction du contenu en instantané selon les objectifs du moment, par effacement. Les réponses ministérielles gardent toutefois leur indépendance de validité hors du BOFiP, préfigurant ainsi d’une brèche dans cette nouvelle machine normative de l’administration. Quant au Code général des impôts, il échappe à l’effacement mais est accessible pour l’administration par le biais de son activité quotidienne dans la préparation des lois. Là où il y avait un moment pour le droit, nous aurons alors le « droit du moment ».
36 En faisant évoluer la façon de dire le droit, le BOFiP change également la façon de lire le droit. Il conduit à une lecture hypertextuelle du droit. Dès son lancement, certaines difficultés pratiques liées à l’intégration automatique des modifications ont été constatées. En ce sens, certains ont pu remarquer que si, avant le BOFiP, « les sources étaient nombreuses, chaque nouveauté était publiée sous la forme d’un seul document dont il était facile de prendre connaissance. Désormais, non seulement les actualités sont intégrées dans différentes divisions de la base mais elles sont également insérées au sein de commentaires plus anciens. La lecture et le suivi chronologique de la doctrine administrative n’en sont pas simplifiés [25]. »
37 Quant à l’abonnement aux flux RSS et à la navigation dans le plan de 23 séries dénué de la fonction « suivant/précédent », on perçoit là à quel point le droit « BOFiPé » requiert un mode de lecture différent de l’ancien « droit papier ».
38 Cette nouvelle lecture du droit imposée par le BOFiP a également pour conséquence de brouiller la frontière entre le droit officiel issu du circuit traditionnel d’émission de la norme et le prétendu infra-droit de la doctrine administrative. Il existe d’ailleurs un parallèle frappant, voire impétueux, entre la présentation de la doctrine fiscale et celle du texte de loi. À l’instar du modèle Légifrance [26] de publication du droit « législatif », les textes « BOFiPés » sont ainsi mis à jour avec rappel des textes antérieurs. Y compris dans la forme, les textes de l’administration se publient donc désormais comme du droit.
39 À une couleur près, la doctrine fiscale est d’autre part positionnée sur le même registre que la jurisprudence et la voix des ministres. Les décisions de jurisprudence commentées par l’administration, les décisions de rescrit de portée générale ou les réponses ministérielles sont en effet désormais intégrées in extenso au BOFiP. Dans cette écriture hypertextuelle, ils ne sont visuellement différenciés des commentaires administratifs que par l’utilisation d’un fond de couleur (jaune pour la jurisprudence, bleu clair pour les rescrits, bleu pour les réponses ministérielles) [27]. Les diverses sources du droit se superposent, s’enchevêtrent sans hiérarchisation de force puis se confondent sous les yeux du lecteur. À un code couleur près, on aura tant égalisé que légalisé les sources du droit fiscal.
40 *
41 Pour conclure, le BOFiP est ainsi susceptible de modifier la production du droit fiscal. Toutefois, s’il ne ressemble certes pas à une simple amélioration documentaire ou communicationnelle de l’administration fiscale, constitue-t-il pour autant une évolution qui fait césure et dont il nous faut prendre acte dans nos stratégies de défense ?
42 Le BOFiP peut tout d’abord s’apparenter à une réaction hégémonique de l’administration fiscale, alors représentant sous contrôle de l’État français. En ce sens, ce changement brutal de droit matériel et l’instauration de principes d’écrasement ou d’effacement de la norme dans l’émission du droit fiscal rappellent indéniablement la tendance bien cernée du droit dit moderne à « imposer le droit ». Sous cet angle, le BOFiP constituerait un outil extrêmement puissant de contrôle du droit fiscal et les praticiens doivent s’attacher à édifier et renforcer les contrepoids.
43 Mais, de façon paradoxale, le BOFiP est peut-être aussi un outil d’évolution coopérative du droit fiscal. L’absence de contestation lors de sa mise en ligne est sur ce point remarquable. La sociologie du droit nous a déjà depuis longtemps montré que le droit se fait à plusieurs et évolue « hors la loi ». Plusieurs recherches sur le droit étatique contemporain ont en effet mis en avant les transformations de la régulation juridique et exposé le passage d’un droit moderne à un droit postmoderne, où prédominerait une dissémination des foyers de droit et un éclatement des processus d’élaboration des normes, lesquels feraient désormais appel à de nombreux intervenants tant internes qu’externes [28].
44 Le BOFiP pourrait même se situer à un stade avancé de ce mouvement du droit. Certaines recherches en la matière ont en effet repéré l’émergence contemporaine de processus réseautiques de création du droit, notamment marqués par une réécriture permanente des textes [29] ou une temporalité d’émission accélérée. Dans ce cadre, le BOFiP constituerait une réponse aux bugs récurrents de ces dernières années dans la gestion de la doctrine fiscale où l’on a pu voir des textes se percuter et se contredire sans rationalité globale [30]. Il consisterait en l’implantation d’un nouveau système d’exploitation et de traitement des volontés fiscales du législateur. Ce nouveau « logiciel de la doctrine fiscale » impliquait toutefois une réinitialisation des règles de structure à l’origine des bugs de l’ancienne version, des pertes de données dues au nettoyage et à la défragmentation de la mémoire de stockage, ainsi que probablement une réparation de certaines « erreurs » matérielles du droit en attente de rectification [31]. Nous aurions alors fait un saut vers une nouvelle logique matricielle au sein d’un système de droit fiscal régénéré, le BOFiP faisant par ailleurs office de « virus juridique » et de point de passage vers une évolution plus globale [32]. L’idée est sans doute à creuser. En ce sens, il convient de remarquer le lien consubstantiel qui lie le BOFip à Internet et la puissance de ce dernier pour impacter structurellement les « faiseurs de droit » et les conduire vers une création du droit en réseau [33].
45 Le « BOFiPage » semble toutefois à ce jour d’avantage consister en une évolution initiée par un régulateur expert d’un processus de rationalisation du fonctionnement de notre droit fiscal. Il s’apparente à un pilotage étatique d’un droit largement maîtrisé par une de ses entités filiales ayant, au terme d’un processus d’autonomisation, activé sa position de « faiseur de droit ». Sa conception est a priori d’inspiration moderne. Mais, de par ses caractéristiques et sa proximité d’Internet, il pourrait aussi conduire à instaurer une fabrique du droit fiscal de nature différente. Or, dans ces deux hypothèses, les acteurs non avertis et non préparés perdront de la pertinence d’action. Peser, voir même continuer à pouvoir agir tant dans le droit moderne que réseautique exige en effet de bâtir des stratégies d’action, de se poser comme acteur identifié et de construire sans cesse son rôle.
II. Le coin du praticien : quelles stratégies adopter face au « BOFiPage » ?
46 Le BOFiP est certes utile mais, à ce jour, dans l’état « moderne » qui est le sien, il n’en reste pas moins contestable car renforçant la prééminence de l’administration dans un système largement officieux et occulte de fonctionnement du droit fiscal, un système qu’il faut bien considérer comme partiellement « hors la loi et hors contestation » car situé dans une large mesure « hors l’avocat et hors le juge ». Il pourrait certes être également une opportunité démocratique s’il conduisait à intégrer les acteurs du droit fiscal dans sa création, au sein d’un processus réseautique. Reste que, dans ces deux hypothèses, le BOFiP perturbe les cadres juridiques établis et doit conduire les conseils comme les citoyens à se positionner dans ce nouveau jeu de droit en se questionnant sur la stratégie de réaction à avoir face à ces évolutions.
II.1. Préserver le rôle de l’avocat dans les rapports avec l’administration
La mise en cause du rôle de l’avocat
47 Le BOFiP va très probablement impacter le rôle de l’avocat dans le jeu fiscal et conduit par conséquent à prendre parti sur un aménagement de ses positions stratégiques.
48 L’article 21.1.1 du Code de déontologie des avocats européens précise le rôle de cet acteur. Selon ce texte : « Dans une société fondée sur le respect de la justice, l’avocat remplit un rôle éminent. Sa mission ne se limite pas à l’exécution fidèle d’un mandat dans le cadre de la loi. L’avocat doit veiller au respect de l’État de droit et aux intérêts de ceux dont il défend les droits et libertés. Il est du devoir de l’avocat non seulement de plaider la cause de son client mais aussi d’être son conseil. »
49 Au sein de notre système juridique, le rôle de l’avocat est donc avant tout de défendre le sujet de droit. En ce sens, il est la pierre angulaire de la « défense sociale ». Mais, il a vocation à exercer ce rôle si possible par la mobilisation de sa capacité à questionner le droit en explorant les idées ou en faisant naître des germes réflexifs. Là où le notaire donne vie à de nombreux rapports de droit en écrivant l’authenticité, là où le juge décide, l’avocat, pour exister dans son métier, aurait lui pour rôle de parler et conseiller dans une pratique qui, pour défendre, doit questionner la norme juridique. Une de ses caractéristiques serait en ce sens l’inventivité et la créativité.
50 Or, le BOFiP réduit a priori singulièrement cette action de l’avocat et partant les possibilités de défense sociale. Autorisant une réécriture permanente du droit et un enrichissement continu de la « norme doctrinale », il perturbe le travail de l’avocat en inscrivant son action dans un jeu d’exploitation de l’interstice textuel. À l’heure actuelle, il augmente la charge de travail de l’avocat au dépend de son action réflexive car il instaure un préalable nécessaire de relecture et de comparaison des textes qui ne peut donner lieu à facturation. Accentuant encore la prise en main par l’administration d’un droit fiscal qu’elle maîtrisera d’autant mieux pour l’avoir conçu ab initio et recréé si besoin, le BOFiP ampute donc l’action des praticiens qui formeront et feront alors valoir plus difficilement encore des arguments de fond, relatifs par exemple aux bases civiles de notre droit.
51 Si tel est le cas, les débats juridiques, les tentatives d’optimisation et les mises en place de stratégies fiscales tendront à un jeu d’interprétation de « l’espace interstitiel » des textes « BOFiPés ». Un bon avocat deviendrait avant tout un juriste formé à l’exégèse du BOFiP. Son action perdra en capacité réflexive et ses défenses s’élaboreront dans le cadre de bornes matricielles définies via la parole en ligne de l’administration fiscale. Dans un univers juridique où l’on peut désormais voir « le fiscal tenir le civil en l’état » [34], l’inquiétude est légitime.
Les outils de défense sociale mobilisables
52 Plusieurs points stratégiques de vigilance peuvent toutefois être activés pour éviter un effet négatif du « BOFiPage ».
53 Tout d’abord, au niveau de l’action pré-contentieuse, et les avocats l’ont immédiatement compris [35], ils gagneront sans doute à accroître leurs efforts de veille et d’enrichissement de la base de données par le biais d’un questionnement systématique de l’administration fiscale sur les positions non reprises au BOFiP ou effacées. L’objectif étant alors d’obtenir une position de « partenaire » identifié en tant que « gardien de la stabilité du système fiscal » voire de « co-gestionnaire » des sources d’insécurité juridique qui leur permettra incidemment de conserver leurs matériaux de défense sociale.
54 Un recours accru aux rescrits serait également un moyen non négligeable de compléter le droit fiscal afin d’en anticiper les évolutions et d’y acter des positions non exprimées. Le rescrit est en effet un moyen de forcer l’administration à effectuer une prise de position individuelle sur une situation de fait [36]. Mais c’est surtout un moyen pour les administrés de questionner la doctrine et de provoquer une prise de position expresse sur une question particulière ou un montage fiscal qui lui sera ensuite opposable. De plus, un rescrit peut également se transmuer en une « norme de doctrine fiscale » puisque l’administration décide parfois de publier certains rescrits après anonymisation. Ces derniers viennent alors compléter et enrichir la doctrine à caractère général et impersonnel [37].
55 Il existe donc là un effet de levier disponible pour les conseils afin de peser sur le contenu de la doctrine fiscale. Le rescrit « anti-abus de droit » de l’article L 64 B du LPF concernant les montages contractuels complexes est d’ailleurs peut-être un point de passage permettant aux conseils d’accéder à un poids supplémentaire dans « l’écriture » de la norme de doctrine fiscale. Positionné sur des questions complexes d’ingénierie juridique, le poids du caractère personnel et individuel de ces décisions de rescrit s’effacera parfois probablement au profit de celui d’un débat sur le droit qui pèsera sur les rapports entre l’administration fiscale et ses « partenaires professionnels ».
56 D’autre part, face à une nouvelle prise de position contraire à un BOI non repris au BOFiP ou bien en cas d’écrasement et de disparition du texte doctrinal, il est également envisageable de se servir des grands principes du droit, notamment ceux de sécurité juridique et de non-rétroactivité qui constituent des pierres angulaires de notre système de droit fiscal. La doctrine fiscale affirme en effet que « l’amélioration des relations avec les usagers est une préoccupation constance de la Direction générale des Finances publiques » [38]. Dans ce cadre, au-delà des procédures particulières visant à atteindre l’objectif de sécurité juridique (agréments fiscaux, rescrits et accords préalables) [39], l’administration précise : « La sécurité juridique constitue une face importante de cette relation. Elle permet aux acteurs économiques, particuliers et professionnels, de prendre des décisions dans un contexte juridico-fiscal stable [40]. » Ce principe apparaît donc, y compris pour la doctrine fiscale, comme un objectif d’importance ne se résumant pas aux seuls dispositifs en place. Il est d’ailleurs exprimé de façon beaucoup plus large et sous forme de « droits politiques » dans la charte du contribuable [41]. Quant au principe de non-rétroactivité, il est inscrit à l’article 2 du Code civil pour lequel « la loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif ». Il souffre certes d’exceptions compréhensibles par exemple lorsque, pour éviter des effets d’aubaine, le législateur fixe la date d’entrée en vigueur du texte au moment de la divulgation du projet de loi. Mais il constitue également un puissant levier mobilisable au-delà des seuls cas des lois interprétatives initiant une rétroactivité, en surajoutant un doublon interprétatif au texte précédent, ou des cas de validation législative d’actes administratifs faisant échec à la jurisprudence du juge de l’impôt. Notre dispositif normatif fiscal est ainsi irrigué par plusieurs principes essentiels du droit, mobilisables par l’avocat pour maîtriser d’éventuelles dérives initiées par le BOFiP. Régulièrement exploités devant le Conseil constitutionnel, ils ne sont pas pour autant réservés à ce terrain contentieux.
57 Enfin, on pourrait envisager une participation davantage formalisée des conseils à l’évolution du BOFiP, à l’image d’un comité mixte de veille fiscale. La participation est un droit couramment acquis par les usagers des institutions en ligne. Cet accès, a priori étonnant en l’état des choses, permettrait d’ailleurs à l’administration d’être mieux immergée dans la réalité sociale qu’elle vise et répondrait alors à l’une de ses attentes récurrentes. Ce type de participation correspond en effet à la nature du « droit administratif fiscal », qui est rompu depuis longtemps aux processus de négociation et de tractations, la recherche de l’accord des intéressés se justifiant de façon structurelle par un souci d’optimisation de l’efficacité et autorisant un pilotage utile même lors des interventions autoritaires [42]. Il a d’ailleurs déjà été possible d’assister ces dernières années, dans des champs a priori conflictuels, à l’émergence de processus coopératifs d’élaboration du droit. C’est tout le sens qu’il faut donner notamment à l’expérience de « forumisation » du droit, initiée en vue de l’élaboration du droit français de l’Internet [43].
58 Au niveau du champ politique et des politiques publiques, ce droit à participation a, par ailleurs, un fondement systémique de nature constitutionnelle qui pourrait être sans doute mobilisé. L’absence de contrôle d’un « faiseur de droit » d’une telle ampleur est en effet, comme nous l’avons vu, tout à fait inédite. La dynamique de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est alors mobilisable. Depuis le 1er mars 2010, la QPC permet à tout justiciable de contester, devant le juge en charge de son litige, la constitutionnalité d’une disposition législative applicable à son affaire parce qu’elle porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. Le Conseil constitutionnel est alors saisi, après filtrage par la Cour de cassation ou le Conseil d’État.
59 Les textes concernés par ce contrôle ne sont certes que les lois et les ordonnances ratifiées par le Parlement mais, devant le développement de cette procédure mis en avant par le rapport de Jean-Jacques Urvoas et ses préconisations de transformation en cour constitutionnelle [44], il semble possible d’introduire dans le champ politique une proposition d’ouverture aux normes du système fiscal. En période de tension fiscale, cette dynamique de revendication bénéficiera sans doute du soutien d’autres moteurs idéologiques, comme celui de la place réservée à la loi [45] ou celui « du droit aux droits » qui a déjà fait l’objet de revendications utiles indépendamment du contexte du BOFiP [46].
60 Tous ces moyens constituent ainsi autant de façons d’inscrire l’avocat dans l’évolution du droit fiscal que ce dernier se dirige tant sur des voies d’évolution autoritaires que coopératives. Mais il existe aussi un autre moyen, plus structurel, d’encadrer l’évolution initiée par le BOFiP.
II.2. Repositionner les juges dans la production des normes fiscales
61 La meilleure façon de contrôler les effets du BOFiP reste encore peut-être d’opposer aux évolutions qu’il engendre un autre « faiseur de droit » qu’est le juge. Le jeu du droit fiscal peut en effet conduire le contribuable à saisir le juge administratif ou le juge judiciaire au gré des matières concernées. Or, la décision du juge n’est pas un degré neutre d’application-transcription du droit. De plus, en cette période de crise économique, la matière fiscale est un sujet sensible et prioritaire qui encourage de plus en plus les administrés à se tourner vers les juridictions. La mission attribuée au juge consistant à servir la loi, et non « l’infra-droit », tout en faisant preuve d’ouverture sur la société peut alors le conduire de façon structurelle à préserver les intérêts des contribuables.
Le rôle réel du juge
62 Au fur et à mesure de l’étude du droit, il est devenu manifeste que le rôle du juge ne se limite pas à dire le droit. Que le juge soit considéré comme coproducteur du droit ou lui surajoutant du sens [47], la fonction de juger a révélé une action plus vaste de régularisation juridique qu’il peut être utile de mobiliser dans le contexte du BOFiP.
63 Le juge assure tout d’abord le service de la loi et la régulation du droit. Il a pour mission de faire appliquer les règles du droit de l’État. Partant de là, le contenu du BOFiP qui a vocation à compléter la loi fait partie des règles sur lesquelles il peut être légitimement amené à exercer son métier. Reste que son rôle est de sécuriser l’interprétation de la loi et non le BOFiP. L’objectif ultime qui relève de la Cour de cassation est ainsi d’assurer que tous les lecteurs de la loi la comprennent et l’appliquent de manière uniforme sous le contrôle d’un régulateur central. C’est l’unité du système juridique qu’elle poursuit [48]. Le juge est par ailleurs un acteur du droit. Un des axes majeurs de la rénovation de la fonction juridictionnelle se conçoit désormais comme d’affirmer clairement le rôle normatif de la jurisprudence et de reconnaître que le rôle du juge n’est pas simplement de dire le droit mais aussi de le créer [49]. En ce sens, le magistrat « dirige l’application du droit » [50]. Par principe, l’action de l’administration fiscale n’est donc autorisée que sous l’œil d’un juge-acteur qui répond de ses choix au regard d’un droit dont les principes ont été votés par un législateur représentant la volonté du citoyen et de l’administré.
64 D’autre part, le juge a également pour rôle l’adaptation de la loi aux attentes de la société en plaçant le droit au plus près des données sociales et culturelles quitte à ouvrir si besoin le débat public [51]. Il pratique « l’ouverture au social ». En ce sens, pour le président de la Cour de cassation, la jurisprudence, en tant que source de droit, a pour cadre l’instauration de rapports constructifs avec les autres pouvoirs normatifs législatifs ou réglementaires sur le mode de la coopération active, la jurisprudence jouant alors éventuellement un rôle de dispositif d’alerte [52]. Repositionner le juge au cœur du système normatif initié par le BOFiP, c’est alors activer les garanties fondamentales du citoyen dont il est le garant et enrichir l’émission de la norme fiscale du regard d’un gardien qui se considère comme ayant un rôle de plus en plus actif de coproducteur du droit.
Les outils mobilisables
65 Que les évolutions initiées par le BOFiP dans l’émission du droit fiscal aillent dans un sens coopératif ou bien hiérarchique, de manière stratégique, il serait donc à ce jour utile de se servir du recours au juge et de sa « boîte à outils normatifs ». Ce dernier, à l’inverse de l’avocat, ne peut en effet de lui-même modifier son positionnement stratégique. Pour agir et donner un nouveau sens à son action, le juge a besoin de disposer d’une matière exploitable : une prétention. Activer ce « faiseur de droit » nécessite donc de prime abord de lui remettre cette « chose des parties » animée d’une volonté juridictionnelle. Reste qu’à partir de là son action peut singulièrement peser sur la fabrique du droit fiscal.
66 Son intervention est ainsi, tout d’abord, un moyen de maîtriser le contenu et le rythme de l’action normative de l’administration qui se saura alors davantage soumise à son regard et son éventuelle censure. Mais sa présence est aussi souhaitée pour faire constater, par voie de jurisprudence, la réalité du pouvoir normatif de l’administration à travers l’application de la doctrine fiscale et, partant de là, pour en développer les voies de sa contestabilité. Celles-ci sont à ce jour essentiellement réduites aux limitations de son pouvoir de « reprise » par le biais des articles L 80 A, B et C du LPF ou au recours pour excès de pouvoir pour l’annulation des actes administratifs [53].
67 Le juge est, d’autre part, un élément essentiel pour la défense des garanties fondamentales, inscrites notamment dans les principes essentiels du droit de source nationale et communautaire. Il constitue le réceptacle naturel du questionnement sur l’application des principes de loyauté et de sécurité juridique évoqués précédemment. Le maniement de ces principes qui fonctionnent comme des standards, après une pesée d’intérêts [54], fait partie de sa fonction de juger, son rôle étant d’assurer le bon ordonnancement des choses et notamment la conformité de la « norme de doctrine fiscale » aux sources supérieures du droit. Pour les mêmes raisons, il a également vocation à protéger le fonctionnement de notre système juridique, et notamment la prééminence structurelle du droit civil sur le fiscal, dont on perçoit à ce jour la remise en cause par l’administration fiscale [55]. Cette tâche n’est pas du seul ressort du Conseil constitutionnel, trop souvent positionné en ultime rempart du respect de la légalité. Enfin, si l’utilisation de la question prioritaire de constitutionnalité est à ce jour encore réservée à la remise en cause des lois et non de la doctrine fiscale, l’article 34 de la Constitution énonçant le principe de la légalité de l’impôt et posant la « compétence normative complète » [56]de la loi en matière d’impôt a une aura plus large et pèse structurellement dans l’exercice de la fonction de juger.
68 Le juge dispose également d’un réservoir de défense au profit de l’administré à ce jour peu mobilisé. On pensera sur ce point non plus aux principes essentiels précités mais aux principes d’action plus concrets énoncés par exemple dans la charte des administrés. Ils sont une voie d’entrée dans la création du droit fiscal pour les prétentions des forces sociales que constituent les citoyens, les associations ou encore les praticiens du droit. Correctement manipulés, ces principes, reconnus comme des « idées simples mais fondatrices » des droits et devoirs du contribuable vis-à-vis de l’administration fiscale, constituent un levier non négligeable de remise en cause de la doctrine fiscale. En ce sens, la charte du contribuable égrène des principes à la puissance de mise en œuvre évocatrice tels que :
- — le droit à l’écoute et à la considération [57],
- — le concept d’administration équitable et d’obligation de loyauté [58],
- — le concept de relation équilibrée avec le contribuable et de transparence [59].
70 La charte précise par ailleurs que l’administré pourra s’en prévaloir « auprès de l’ensemble des agents de l’administration fiscale » [60], ce qui nuance son positionnement législatif à l’article 10 du LPF et son cantonnement aux procédures d’examen contradictoire de la situation fiscale des personnes physiques (ESFP) ou de vérification de comptabilité. Peut-être le contribuable tient-il alors ici sans le savoir une « bastille fiscale », présageant a minima de réelles possibilités de contrôle du BOFiP par le biais du juge.
71 Le recours au juge, que les conseils peuvent souhaiter occulter dans l’intérêt de leurs clients en termes de temps, d’honoraires ou d’insécurité sur l’issue de la parole juridictionnelle, représente alors une réelle opportunité à considérer. De cet entrechoc juridictionnel entre la position de l’administration fiscale et le juge, on cherchera à faire émerger un débat de légitimité et à exploiter les prérogatives que le système juridique attribue aux détenteurs de la fonction de juger. La jurisprudence est en effet parole de droit et sur le droit. Elle constitue un « faiseur officiel » de norme, là où l’administration agit sur un plan officieux. Une régulation du BOFiP par une contrepoussée d’un « faiseur des normes légales » serait alors ici envisageable par un recours approprié au contentieux. Il existe par ailleurs depuis longtemps un jeu conflictuel entre le juge et l’administration fiscale par lequel cette dernière cherche à prévenir l’émergence de positions jurisprudentielles contraires à ses objectifs ou bien à attaquer les positions jurisprudentielles « actées » par le biais de son influence dans la conception des propositions de loi. Repositionner le juge sur sa fonction systémique en conseillant aux parties de porter leurs prétentions dans l’espace juridictionnel sera donc un moyen d’activer un combat de droit et une pesée de légitimé d’intervention constituant sans aucun doute un contrepoids précieux face aux effets du BOFiP.
72 Certes, ce recours à la figure du juge aura des effets induits. Cette source de droit est en effet également un puissant facteur de régulation et un pouvoir en action. Le juge judiciaire ne s’est jamais caché de son objectif officiel d’uniformisation du droit [61]. Son objectif est de faciliter l’ordonnancement du droit et de rationnaliser son application. La sédition aux directives fiscales n’est pas dans ses gènes. Il tentera de transcrire dans la réalité les volontés législatives au plus juste. Il en ira de même du juge administratif dont l’intimité est encore plus forte avec les volontés étatiques. Il est à noter qu’y recourir, c’est notamment s’approcher d’une doctrine administrative dotée d’une autonomie propre au sein de la doctrine, sans lien direct avec les positions universitaires et « constituant un des grands corps de l’État » [62].
73 Toutefois, au-delà de ce rôle unificateur, l’action de ces acteurs s’inscrit dans un système plus large de normes qui s’imposent et proposent des garanties. La recréation du droit fiscal y sera repositionnée au sein des principes essentiels de notre système juridique. Nous y gagnerons alors un rattachement aux bases du droit d’avantage protecteur pour les administrés. Au vu des effets du BOFiP et des tendances actuelles du système fiscal, s’efforcer de réintégrer l’excroissance que constitue le système fiscal dans son environnement civil, constitutionnel et systémique est une stratégie dont il n’est pas certain que nous puissions faire l’économie. Son coût ne sera certes pas neutre sur les frais de défense mais restera sans doute collectivement raisonnable à terme et surtout protecteur tant du métier de conseil que de l’avenir du contribuable.
Conclusion
74 Le BOFiP n’est pas un sigle neutre. L’outil est potentiellement aussi utile que dangereux. Certes, le sens de l’histoire montre que l’utilisation d’Internet, inscrit ici dans l’ADN du BOFiP, arrive le plus souvent à contrebalancer les volontés hégémoniques pour ouvrir, par infusion, les institutions qui l’utilisent à ses principes d’enrichissement de la norme juridique par les considérations sociales qui l’environnent. Il n’est d’ailleurs pas exclu que le BOFiP soit, au moins pour partie, issu de cette pesante influence. Sous cet angle, il conviendrait alors de réfléchir dès à présent à adapter les stratégies des acteurs du droit fiscal à cette éventuelle évolution vers une norme fiscale « faite à plusieurs ».
75 Reste qu’au jour d’aujourd’hui, le BOFiP ressemble d’avantage à une tentative de capture et d’accroissement d’un pouvoir normatif fiscal. À ce titre, il convient donc de rester particulièrement attentif à la défense tout à la fois du droit, de la légitimité de son émergence et des répercussions que le BOFiP aura sur le métier des conseils. Si la France « BOFiPe » sans trop de heurts depuis près de deux ans déjà, elle n’en mérite pas moins de bénéficier de la vigilance acérée tant des penseurs du droit que de ses praticiens [63].
Mots-clés éditeurs : Création du droit, Doctrine fiscale, Infra-droit, Évolution du système juridique
Date de mise en ligne : 22/04/2015.
https://doi.org/10.3917/drs.089.0107Notes
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[1]
Cf. l’historique du BOFiP, des recommandations du rapport Fouquet de 2008 au projet PERGAM piloté par le service juridique de la Fiscalité de la direction générale des Finances publiques (DGFIP) ainsi que le chantier rédactionnel de plus de 50 000 pages ayant mobilisé plus de 150 rédacteurs volontaires au sein de l’administration sur une période de trois ans. Présentation de la future base documentaire de l’administration fiscale : « BOFiP-Impôts », Revue de droit fiscal, 26, 28 juin 2012, p. 347. Anne-Sophie Rostaing, « BOFiP-Impôts, une révolution numérique ? », Les nouvelles fiscales, 1097, 1er octobre 2012, p. 4.
-
[2]
Bulletin officiel des Impôts.
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[3]
Voir sur ce point Jacques Grosclaude et Philippe Marchessou, Droit fiscal général, Paris : Dalloz, 2009, p. 32.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
Charles-Albert Morand, « La contractualisation du droit dans l’État providence », in François Chazel et Jacques Commaille (dir.), Normes juridiques et régulation sociale, Paris : LGDJ, coll. « Droit et Société », 1991, p. 139 et suiv.
-
[6]
Bernard Cubertafond, La création du droit, Paris : Ellipses, coll. « Le droit en question », 1999, p. 25.
-
[7]
Sur ces concepts : Renaud Berthou, L’impact d’Internet sur la création de notre droit, Paris : Éditions universitaires européennes, 2012.
-
[8]
Jacques Grosclaude et Philippe Marchessou, Droit fiscal général, op. cit., p. 51.
-
[9]
Renaud Berthou, « Quand le fiscal tient le civil en l’état », Petites affiches, 238, 2013.
-
[10]
Id., « Loi de finance 2014 : le jour d’après ?», <www.village-justice.com/articles/nouvelle-matrice-fiscale,16069.html>.
-
[11]
André J. Hoekema, « La production des normes juridiques par les administrations », Droit et Société, 27, 1994, p. 304.
-
[12]
Envisagée alors en tant que « communauté réflexive ».
-
[13]
On constatera sur ce point l’augmentation du nombre de lois de finances sur les années 2011-2013.
-
[14]
Cf., sur ce point, la présentation de la future base documentaire de l’administration fiscale : « BOFiP-Impôts », art. cité, p. 347.
-
[15]
Ibid.
-
[16]
Anne-Sophie Rostaing, « BOFiP-Impôts, une révolution numérique ? », art. cité, p. 4.
-
[17]
Ibid. Proposition n° 8 du rapport Fouquet de juin 2008.
-
[18]
Frédérique Perrotin, « Le sort de la doctrine non reprise dans la base BOFiP-Impôts », Les Petites affiches, 63, 28 mars 2013, p. 4.
-
[19]
Ibid. Conseil d’État (CE) 8e et 3e sous-sections, 27 février 2013, n° 357537, M.B., note T. Jacquemont, inédit au recueil Lebon. Thomas Jacquemont, « Instruction administrative non reprise dans la base BOFiP-Impôts : non-lieu à statuer sur un recours pour excès de pouvoir dirigé contre le refus d’abroger cette instruction », Revue de droit fiscal, 15, 11 avril 2013, p. 62.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
François Fruleux, « La prise en charge des frais par le donateur et BOFiP-Impôts », JCP N. La semaine juridique (édition notariale et immobilière), 6, février 2013, p. 50.
-
[22]
Frédérique Perrotin, « BOFiP-Impôts : bilan à trois mois d’utilisation », Les Petites affiches, 260, 28 décembre 2012, p. 3.
-
[23]
Charles-Albert Morand, « La contractualisation du droit dans l’État providence », op. cit.
-
[24]
Frédérique Perrotin, « Le sort de la doctrine non reprise dans la base BOFiP-Impôts », art. cité. Anne-Sophie Rostaing, « BOFiP-Impôts, une révolution numérique ? », art. cité. Pour un exemple de rajout de conditions restrictives (l’absence de transmission à titre gratuit préalable) concernant les apports de titres dutreillés à une holding lors du passage à la base BOFiP, voir Jean-François Desbuquois, Les pactes Dutreil. Optimisation de l’ISF et des transmissions, Paris : EFE, 2013, p. 90.
-
[25]
Frédérique Perrotin, « BOFiP-Impôts : bilan à trois mois d’utilisation », art. cité, p. 4.
- [26]
-
[27]
Anne-Sophie Rostaing, « BOFiP-Impôts, une révolution numérique ? », art. cité.
-
[28]
Jacques Chevallier, « Vers un droit postmoderne ? », in Jean Clam et Gilles Martin (dir.), Les transformations de la régulation juridique, Paris : LGDJ, coll. « Droit et Société », 1998, p. 31-32.
-
[29]
Ibid., p. 431.
-
[30]
Frédérique Perrotin, « BOFiP-Impôts : bilan à trois mois d’utilisation », art. cité, p. 4. Anne-Sophie Rostaing, « BOFiP-Impôts, une révolution numérique ? », art. cité, p. 4.
-
[31]
Ceci expliquant alors pour partie les phénomènes précités, repérés au lancement du BOFiP.
-
[32]
Sur cette idée de virus juridique, voir Renaud Berthou, « Le droit au gré d’Internet : à propos d’une réseautisation fort peu anodine de l’univers juridique », Lex Electronica, 11 (1), 2006, <http://www.lex-electronica.org/articles/v11-1/berthou.htm>, p. 17.
-
[33]
Id., L’impact d’Internet sur la création de notre droit, op. cit.
-
[34]
Id., « Quand le fiscal tient le civil en l’état », art. cité.
-
[35]
Frédérique Perrotin, « BOFiP-Impôts : bilan à trois mois d’utilisation », art. cité.
-
[36]
Voir sur ce point <http://vosdroits.service-public.fr/particuliers/F13551.xhtml>.
-
[37]
Martin Collet, Procédures fiscales. Contrôle, contentieux et recouvrement de l’impôt, Paris : PUF, coll. « Thémis droit », 2011, p. 101.
-
[38]
BOI-SJ-20120912.
-
[39]
Ibid.
-
[40]
Ibid.
-
[41]
Charte du contribuable disponible sur : <http://www2.impots.gouv.fr/documentation/charte_contrib/charte.pdf>, p. 18.
-
[42]
Charles-Albert Morand, « La contractualisation du droit dans l’État providence », op. cit.
-
[43]
Renaud Berthou, « La “forumisation” du droit : à propos des perspectives et enseignements d’une expérience originale de création du droit », Droit et Société, 61, 2005, p. 783.
-
[44]
Rapport d’information sur la question prioritaire de constitutionnalité, présenté par Jean-Jacques Urvoas, n° 842, Paris : Assemblée nationale, 2013 :<http://www.vie-publique.fr/actualite/alaune/question-prioritaire-constitutionnalite-qpc-bilan-3-ans-20130411.html>.
-
[45]
Cf. article 34 de la Constitution.
-
[46]
Jean Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, Paris : Flammarion, 1996, p. 121 et suiv.
-
[47]
Gérard Timsit, Les noms de la loi, Paris : PUF, coll. « Les voies du droit », Paris, 1991 ; Id., Les figures du jugement, Paris : PUF, coll. « Les voies du droit », Paris, 1993.
-
[48]
Guy Canivet, « Vision prospective de la Cour de cassation », conférence à l’Académie des sciences morales et politiques, 13 novembre 2006, <http://www.asmp.fr/travaux/communications/2006/canivet.htm>.
-
[49]
Ibid., p. 7.
-
[50]
Ibid.
-
[51]
Ibid., p. 8.
-
[52]
Ibid.
-
[53]
L’article L 80 A protégeant l’administré d’un changement de la doctrine et l’article L 80 B le protégeant contre les prises de position sur une situation de fait. L’article L 80 C autorise pour sa part un second examen. Martin Collet, Procédures fiscales. Contrôle, contentieux et recouvrement de l’impôt, op. cit., p. 104 et 205.
-
[54]
Ronald Dworkin, Prendre les droits au sérieux, Paris : PUF, coll. « Léviathan », Paris, 1995.
-
[55]
Renaud Berthou, « Quand le fiscal tient le civil en l’état », art. cité.
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[56]
Jacques Grosclaude et Philippe Marchessou, Droit fiscal général, op. cit., p. 20.
-
[57]
Charte du contribuable, op. cit., p. 20.
-
[58]
Ibid., p. 25.
-
[59]
Ibid., p. 26.
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[60]
Ibid., p. 1.
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[61]
Guy Canivet, « Vision prospective de la Cour de cassation », op. cit.
-
[62]
Philippe Jestaz et Christophe Jamin, La doctrine, Paris : Dalloz, coll. « Méthodes du droit », 2004, p. 204.
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[63]
Avec l’aimable lecture et féconde contradiction de Me Raymond Bondiguel, avocat au barreau de Rennes, ancien Bâtonnier.