Couverture de DRS_087

Article de revue

« Si le droit devait changer la prison, ça se saurait depuis longtemps ! »

Pages 395 à 410

Notes

  • [*]
    Le 2 juillet 2013, à Lyon.
  • [1]
    Refus d’effectuer son service militaire.
  • [2]
    Maison des jeunes et de la culture.
  • [3]
    La lutte du Larzac a été un mouvement de désobéissance civile en réaction à l’extension d’un camp militaire sur le causse du Larzac. Ce mouvement qui agrège non seulement les paysans locaux mais encore des militants de causes diverses a duré une décennie, de 1971 à 1981, et s’est soldé par une victoire, lorsque François Mitterrand accède au pouvoir et abandonne le projet.
  • [4]
    Premier journal écologique politique fondé en 1972 par Pierre Fournier, pacifiste convaincu et journaliste à Charlie Hebdo. Y participèrent également François Cavanna (écrivain et dessinateur humoristique), Reiser (auteur de bande dessinée) et Cabu (dessinateur de bande dessinée).
  • [5]
    Membre d’Action directe, il est encore incarcéré en maison centrale.
  • [6]
    Le prêtre Christian Delorme, le pasteur Jean Costil et l’immigré algérien en sursis d’expulsion Hamid Boukhrouma ont entamé une grève de la faim pour protester contre les expulsions et particulièrement celles des jeunes de la seconde génération d’immigrés. Ce sera l’un des points de départ de la marche pour l’égalité de 1983.
  • [7]
    La Cimade est une association d’émanation protestante de solidarité active avec les migrants, les réfugiés et les demandeurs d'asile.
  • [8]
    Suppression du costume pénal en 1985.
  • [9]
    Cellule disciplinaire.
  • [10]
    Ce guide, dont la quatrième édition est parue en 2012, explique de manière détaillée aux personnes détenues ou à leurs proches comment se passe la vie en détention et les possibilités pour faire appliquer ses droits.
  • [11]
    15 500 détenus, soit un quart d’entre eux, ont répondu en juin 2006 à un questionnaire distribué par les représentants du Médiateur de la République.
  • [12]
    Groupement étudiant national d’enseignement aux personnes incarcérées.
  • [13]
    Reproduit intégralement dans le livre collectif dirigé par Bernard BOLZE, Prisons de Lyon. Une histoire manifeste, Lyon : Éditions Lieux dits, 2013.
  • [14]
    Comité européen pour la prévention de la torture.
  • [15]
    Contrôleur général des lieux de privation de liberté.
  • [16]
    Fédération des associations réflexion-action, prison et justice.
  • [17]
    Ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Marseille du 13 décembre 2012.
  • [18]
    Après plusieurs condamnations de l’administration pénitentiaire pour la mise en place de régimes de fouilles intégrales systématiques des personnes détenues dans des établissements (à Marseille, Poitiers, Strasbourg, etc.), le juge administratif sanctionne la pratique des fouilles intégrales aléatoires (cf. arrêt du 26 septembre 2012).
English version

L’Observatoire international des prisons (OIP) en quelques dates

Novembre 1990 : création de l’Observatoire international des prisons.
1991 : parution dans Le Monde (16 novembre) de l’appel « Pour un observatoire international des prisons ».
1992 : début des travaux du secrétariat international, basé à Lyon.
1993 : présentation du premier rapport annuel sur l’état des prisons dans 23 pays, à Genève (il y en aura six).
1994 : théâtre antique de Vienne ; sept mille personnes réunies pour le droit et la dignité des personnes détenues.
1995 : obtention du statut consultatif à l’ONU.
1996 : assemblée générale constitutive à Lyon de la section française de l’OIP ; la section est installée à Paris ; première parution du Guide du prisonnier (Les éditions de l’Atelier).
1997 : parution du premier numéro de la revue Dedans Dehors.
1998 : publication du rapport Enfants en prison (51 pays dans le monde) ; publication d’une série de dix brochures d’accès aux droits en quatre langues.
1999 : le secrétariat international est contraint de mettre fin à ses activités ; l’OIP-Section française (OIP-SF) rend publics des faits graves survenus entre 1995 et 1998 à la maison d’arrêt de Beauvais et lance en juin une campagne pour un contrôle externe (lettre ouverte aux parlementaires...) ; quelques jours plus tard, les députés s’octroient un droit de visite dans les prisons et, en juillet, un groupe de travail, présidé par Guy Canivet, est nommé sur cette question.
2000 : l’OIP-SF rend publique l’affaire de la maison centrale de Riom ; publication d’une lettre ouverte de Thierry Lévy, président de la section française, à Madame Lebranchu, ministre de la Justice ; publication de Prisons. Un état des lieux (éditions L’esprit frappeur) et de la deuxième édition du Guide du prisonnier ; première « opération du 10 décembre » (distribution du Guide du prisonnier par des délégations citoyennes dans le cadre de la Journée mondiale des droits de l’homme).
2001 : publication de Prisons de femmes en Europe (éditions Dagorno) ; lancement du site Internet de l’OIP-SF ; l’Observatoire engage une consultation parallèle sur la loi pénitentiaire : envoi d’un questionnaire à 600 personnes détenues dans 130 prisons et mise en ligne d’un questionnaire destiné à l’ensemble des acteurs du monde carcéral.
2002 : initiation d’une dynamique de recours devant les juridictions administratives et judiciaires.
2003 : l’OIP-SF appelle les personnes détenues à porter plainte pour des conditions d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine ; publication du premier rapport de la section française sur les conditions de détention en France.
2004 : l’OIP-SF est rapporteur de l’étude de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) portant sur « les droits de l’homme dans la prison » ; publication de la troisième édition du Guide du prisonnier (éditions La Découverte).
2005 : le 10 décembre, lors de la Journée internationale des droits de l’homme, l’OIP-SF et ses partenaires, dans le cadre d’une opération « retour à la case prison », revendiquent l’instauration d’un contrôle extérieur et indépendant des prisons.
2006 : l’OIP-SF lance avec dix organisations syndicales de magistrats, d’avocats et de personnels pénitentiaires et associations de réinsertion et de droits de l’homme une consultation de l’ensemble des acteurs du monde judiciaire et carcéral, dans le cadre des États généraux de la condition pénitentiaire.
2008 : mobilisation contre l’instauration d’une « rétention de sûreté ».
2011 : campagne contre la pratique des fouilles intégrales systématiques.
2012 : quatrième édition du Guide du prisonnier (éditions La Découverte).

1 Qu’est-ce qui vous amène à la création de l’OIP ? L’insoumission  [1] qui vous conduit en prison est-elle une expérience fondatrice ?

2 Marginalement. Quand je vais en prison, nous sommes en 1979, je n’y demeure pas longtemps. De toutes mes expériences, les plus déterminantes pour moi ont été les rencontres. Elles ont orienté mon existence. Une des premières rencontres que j’ai faites, décisive sur ce terrain-là, est celle avec un insoumis. Bruno Hérail est une sorte d’anar sans drapeau noir, un homme indépendant, un homme libre, un ingénieur qui vient, à Pâques 1973, avec trois autres amis parisiens, entamer une grève de la faim à Lyon. Ils frappent à la porte de la MJC  [2] de la Guillotière où je fais un remplacement de directeur. Ils sont à la recherche d’un local pour cette grève de la faim en soutien à Gérard Bayon. Celui-ci est un anar tout noir, un ouvrier récemment arrêté et détenu à la prison Montluc. Le conseil d’administration de la MJC refuse son local. L’église Sainte Marie de la Guillotière, située en face de la manufacture des tabacs et tout à côté de la prison Montluc, va les accueillir. Leur grève de la faim va durer un mois. Je leur rends visite.

3 Bruno m’impressionne beaucoup par sa détermination et son discours, radical et humaniste. Nous deviendrons amis. Père d’un deuxième enfant et appelé sous les drapeaux, je ne fais pas de nouvelle demande de soutien de famille. Mon refus de l’armée ne se cherche pas d’excuse. Cela devait donc mal se terminer ! Mes deux enfants m’ont certes protégé d’une lourde sanction : les insoumis pouvaient demeurer jusqu’à dix-huit mois en prison, voire un peu plus. J’ai été condamné à six mois dont deux fermes. J’ai tout de même deux enfants et, quand je suis condamné, je ne sais pas pour combien de temps je vais l’être. Il y avait une part d’imprévu. Cela fait une expérience de la prison, c’est vrai. Mais je ne pense pas que ce soit fondateur de l’OIP. Je pense que c’est davantage lié à mon environnement familial. Mes parents étaient des chrétiens progressistes. Mon père, pendant la guerre d’Algérie, donnait des cours à des Algériens. Ce n’est que plus tard que j’ai perçu l’importance de ces groupes dans la guerre d’Algérie. Je ne voyais que des gens qui venaient apprendre à lire, parfois laborieusement… Mais un ami de mes parents s’est fait arrêter à ce moment-là en raison de cet engagement. Et je me souviens que mon père s’est montré très admiratif de cette personne qui était capable, pour ses idées, de se retrouver de l’autre côté et cela m’avait marqué.

4 Pourquoi pas l’objection de conscience ?

5 À l’époque, je fais partie du Groupe insoumission, le GI. Ce groupe de personnes réunit des insoumis et leurs amis. On rédige des tracts. Quand on regarde les propos qui sont tenus, ils semblent très radicaux. Ils l’étaient. Nous étions des jeunes gens : certains séduits par certaines formes de violence, la plupart pas du tout. Des garçons et des filles. On a formé un groupe extrêmement solidaire. Chacun, à son tour, se retrouvait en prison ; faisait des grèves de la faim. On s’enchaînait tout le temps, on manifestait autant. On inventait tout le temps des trucs… Nous avions le choix de demander le statut d’objecteur de conscience mais ce n’est pas ce qu’on choisissait. Le responsable du journal des CLO (Comités de luttes des objecteurs) vivait dans notre communauté. Il était donc très impliqué nationalement. Nous étions amis et opposés sur l’objection de conscience. Maintenant cela prête à sourire. On y voyait une vraie différence par rapport à l’insoumission totale. Quand je me fais arrêter dans les Cévennes, dans notre maison communautaire, j’ai 27 ans et m’y trouve avec deux enfants petits. Je suis emmené en train à Marseille dans une caserne. On me propose de me réformer. « On va vous conduire à l’hôpital, vous pourrez être P4 ». Je refuse : « Je ne suis pas fou ! » On me propose de me réformer comme soutien de famille, je refuse : « Non, je ne suis pas souteneur, je ne soutiens pas la famille. » Nous étions contre la famille, ce « foyer du devoir » et ce ne pouvait être un prétexte. Ils ont tenté d’user des différentes façons qu’ils avaient de faire pour que cela se termine vite, sans faire de vague. J’écope de deux mois d’arrêt de rigueur. Ils me disent : « Vous allez vous retrouver aux Baumettes et là-bas, vous ferez moins le malin ! ». Je n’étais pas fier… Au bout de quinze jours, je suis libéré par anticipation de mes obligations militaires. Alors qu’un autre type, père de plusieurs enfants, attendait cette même décision, promise depuis trois mois, en effectuant son service. Plus la position est radicale, moins la sanction semble lourde. N’exagérons pas, la guerre d’Algérie était finie et nous risquions infiniment moins ! C’était encore Jacques Vergès, à l’époque, qui défendait les insoumis. Un orateur exceptionnel qui prônait la défense de rupture, pas celle de connivence. La défense de rupture est plus payante que la défense de connivence. Nous en avions, à l’époque, l’intime conviction.

6 L’insoumission était partagée par beaucoup. La position n’était pas très originale. Il y avait le Larzac  [3]. Il y avait La Gueule ouverte [4]. Nous étions amis de Cabu. Tout un tas de gens venaient à la maison. Cabu est venu plusieurs fois : il a dessiné notre vie communautaire à Moulinsart dans Charlie hebdo. C’était la vie communautaire, la prise en charge collective des enfants. Tout cela n’était pas très original… On n’était pas plus dégourdi que les autres. C’était un foyer de résistance au conformisme. L’armée était davantage mise en avant à cause du Larzac, les tribunaux militaires, les missions postcoloniales. Le thème de l’ennemi de l’intérieur était récurent : l’armée était ce qui devait servir en cas de grève générale, comme cela a été fait à plusieurs reprises. Encore une fois, on ne faisait pas preuve d’originalité.

7 Tu côtoyais beaucoup de personnes qui avaient une expérience de la prison…

8 Oui toujours ! Indépendamment de mon propre passage. Ces insoumis, je vais les voir en prison. Les incidents sont constants. À Lyon, trois antimilitaristes entrent dans la prison Montluc. Ils vont faire le mur dans l’autre sens, pour distribuer des tracts à l’intérieur. Ils arrivent à rentrer. Un surveillant armé, qui loge sur place, leur demande : « C’est une évasion ? » Il lui est répondu : « Non, c’est une invasion ! » (rires). Ils se sont fait arrêter. Les autorités les ont fait incarcérer mais ont eu quelques difficultés à en trouver le motif ! Le Code pénal ne prévoit pas la chose ! Cela donne une idée du climat. C’est aussi l’époque d’Action directe. Nous avons appris, après coup, l’appartenance de certains, que nous côtoyons, à la mouvance. Je connaissais André Olivier  [5]. Mais le Groupe insoumission était libertaire, joyeux. Il attirait du monde… Des personnages un peu interlopes parfois. Nous sommes régulièrement interpellés, mis en garde à vue. Une nuit, nous sommes allés murer le tribunal militaire en apposant l’inscription : « fermé pour cause d’inutilité publique ». Une autre fois, nous envahissons une caserne, une autre fois encore le studio de France 3, en pleine édition du journal du soir, aussitôt interrompu. Dans France Soir, on se fait traiter « d’enfants de Pinochet ». Une opération dénoncée comme une atteinte à la démocratie alors que, pour nous, la télévision, les journaux représentaient l’infor­mation de la bourgeoisie ! Nous nous sommes rendus compte plus tard que l’affaire était plus compliquée que ça ! Mais cette presse grand public n’était pas la nôtre. Ne parlait pas de nous, sauf à en dire du mal. On ne la lisait pas. On la conspuait. Aujourd’hui, on s’en sert ! Libération, à partir de 1973, va changer la donne.

9 Pourtant tu es tout de même devenu journaliste…

10 Je me destinais à être travailleur social. J’ai travaillé plus de deux ans à l’Éducation surveillée comme éducateur contractuel. Puis je passe le concours de directeur de MJC à l’âge de 23 ans. Mais je ne prends pas le poste : notre analyse de l’époque nous conduit à penser que le travail social sert à réintégrer les gens dans un système qu’on dénonce ! Je fais donc des petits boulots. Le principal but de mon activité consiste à accompagner la vie communautaire, à militer pour le Groupe insoumission, à soutenir les luttes de l’époque, comme celle des prostituées occupant l’église Saint Nizier. Cela nous prenait toutes nos journées ! J’avais mes petits boulots, poinçonneur de billets, livreur de vin, écrivain public, factotum dans un cabinet d’avocats… Nous en trouvions comme on voulait à l’époque. Voilà qui laissait l’esprit libre pour faire autre chose. Et puis c’est, au début de l’année 1981, la grève de la faim de Christian Delorme et de Jean Costil  [6]. Ils me demandent d’accom­pagner cette grève de la faim contre les expulsions de fils et filles d’immigrés pour la faire connaître. Eux sont membres de la Cimade  [7]. Je démissionne pour me rendre disponible. À l’issue du mois de grève, ils décident, avec d’autres, de créer Cosmopolis, une publication dédiée à la présence des étrangers en France. J’en deviens l’une des chevilles ouvrières. Je veux devenir journaliste pour témoigner à mon tour. Après deux essais de journaux différents, me voilà endetté pour dix ans ! Je vais faire le journaliste chez les autres. Je travaille plusieurs années au bureau du Monde ouvert à Lyon et collabore à diverses publications. Quand survient mon idée de l’OIP.

11 Quelle est l’expérience que tu fais du droit en prison ? Est-ce que cette expérience a joué un rôle pour la création de l’OIP ?

12 Je ne garde pas un souvenir horrible de la prison. J’en garde plutôt le souvenir d’une expérience formatrice et même fraternelle. Nous sommes en 1979. C’est vrai, je n’y suis pas resté longtemps et j’ai fait le choix d’y aller : je ne l’ai pas subie, comme d’autres. Dans mon expérience de la prison, les exemples abondent du non-respect du droit. Je me souviens, qu’à mon arrivée à Montluc, j’ai dû revêtir un droguet, le costume pénal  [8]. Montluc n’était pas considérée comme une prison pénible, alors on m’a transféré illico à Saint Paul, au bâtiment H, le bâtiment le plus grand et le plus difficile. Nous étions trois en cellule. Les surveillants m’ont fait venir dans la rotonde et m’ont dit vouloir me couper les cheveux. J’ai marqué mon opposition. Ils m’ont alors entouré à plusieurs, leurs trousseaux de clés à la main, et j’ai subi les ciseaux de l’auxiliaire détenu. Je n’ai donc pas connu le mitard  [9] ; je crois que je n’en connaissais même pas l’existence à ce moment. Je ne savais pas ce qu’était la prison. On avait des récits par des amis, des insoumis, des objecteurs. Mais je ne m’étais pas documenté. En travaillant récemment sur la réalisation du livre sur les prisons de Lyon, je me suis rendu compte que la coupe de cheveux n’était plus règlementaire depuis 1975.

13 Quand les détenus montent sur les toits de Saint Paul, en mai 1973, que réclament-ils ? Pouvoir disposer d’un transistor, écouter la radio, des journaux non censurés, non découpés. Ils réclament l’abolition de la peine de mort, la suppression des peines de prison à vie, la fin de la tutelle pénale (la relégation), cette peine perpétuelle qu’Alain Peyrefitte, garde des Sceaux, va supprimer au début de l’année 1981. Ils réclament la fin du casier judiciaire, les parloirs sans dispositif de séparation, pour pouvoir embrasser leurs enfants. À l’époque, ce sont encore des cellules grillagées se faisant face, séparées par un couloir central que le surveillant parcourt. Les détenus réclament des soins médicaux corrects, le droit encore de s’associer à l’intérieur de la prison. On peut dire qu’un certain nombre de ces revendications a vu le jour. La peine de mort a été abolie comme la relégation (mais l’immonde rétention de sûreté est là depuis 2008), les parloirs ont considérablement évolué, le droit à l’information aussi… Incontestablement, les avancées sont significatives.

14 Mais quand tu es incarcéré en 1979, tu as entendu parler de ces révoltes ?

15 Quand les prisonniers montent sur les toits, en mai 1973, je suis devant la prison. Je les vois jeter les tuiles sur les forces de l’ordre et suis informé de leurs revendications. Dans la succession des deux ou trois années difficiles qui suivent le mouvement de révoltes au sein des prisons, des réformes vont accorder plusieurs améliorations, au moins sur le papier.

16 Dans mon souvenir, lors de mon séjour en prison, rien ne m’a été proposé. Je n’ai jamais été dans une cour de sport, on ne m’a jamais proposé de travail, on ne m’a jamais proposé une activité de quelque ordre que ce soit. Pour les autres, c’était la même chose. Je ne les ai jamais entendus dire qu’ils allaient faire du sport ou autre. Je ne sais pas comment tout cela marchait et on ne nous l’a pas expliqué.

17 Pour évoquer encore le droit en prison, j’avais signalé à mon arrivée que je souffrais de calculs rénaux, susceptibles de provoquer de très violentes douleurs. Le service médical m’avait invité, en cas de crise, à les faire prévenir aussitôt, pour bénéficier d’une piqûre de morphine. Un matin, j’ai ressenti cette douleur, je ne devais plus bouger. Et ce jour-là, le surveillant entre dans la cellule et me dit « paquetage » : j’étais libéré. J’ai prévenu le surveillant que je ne devais absolument pas bouger et qu’il me fallait une piqûre. Le surveillant a prévenu ses collègues. Ils sont venus à plusieurs, m’ont entouré et m’ont dit : « Allez, assez de simagrées. » Ils ont demandé à l’un de mes codétenus de porter mes affaires jusqu’au greffe. J’ai attendu là plus d’une heure en me roulant littéralement par terre de douleur. À la sortie, c’est à nouveau l’armée qui m’attendait. Un camion militaire m’a emmené à la caserne et j’ai été conduit directement à l’infirmerie pour enfin bénéficier de cette fameuse piqûre. Mais à la prison, rien de tel.

18 Cet épisode, anecdotique ici, est révélateur d’incidents beaucoup plus graves et qui conduisent certains détenus, privés d’attention et de soins, à mourir en prison, d’accident cardio-vasculaire par exemple. Est-ce un déficit du droit ? Il s’agit plus simplement d’un mode de comportement à l’égard de la personne détenue. En prison, on a tous les droits ! Sauf celui d’aller et venir. Donc il n’y a guère plus à demander. On a le droit au maintien de ses liens familiaux, on a le droit à ne pas être escroqué, on a droit à son intégrité physique, à se cultiver, se former, à travailler, on a tous les droits… C’est parfait ! (rires)

19 Alors comment est venue l’idée de l’OIP ?

20 Elle m’est venue alors que je marchais dans la rue, au milieu des années 1980 : « Tiens et si on faisait une organisation dont le travail serait de se préoccuper des prisonniers ordinaires ! » Comme Amnesty International mais, au lieu de parrainer des prisonniers politiques, on parrainerait des prisonniers ordinaires, ou plutôt l’établissement pénitentiaire de sa ville. Cela s’est progressivement construit dans ma tête. J’ai sollicité Plan Fixe, des amis graphistes. Je pensais à l’intitulé, etc. Il n’y avait pas d’observatoire à l’époque. C’est beaucoup plus tard, dans les années 1990, que ce terme va se répandre, à travers des structures plus institutionnelles. Je voulais que ce soit international d’emblée. Et c’est parti comme une trainée de poudre.

21 Donc, le modèle, c’est Amnesty International.

22 Les prisons étaient au nombre de 183 à l’époque. On créerait autant de groupes locaux d’observation, dédiés à la prison de leur ville. On crée un instrument d’observation basé sur le droit, pour connaître la réalité de la prison de sa ville, et l’ensemble des groupes locaux, en France, forment la section française. Les Belges, les Anglais, les Français, les Espagnols, les Russes, les Brésiliens sont invités à former des groupes locaux pour observer la prison de leur ville. Et l’ensemble des groupes locaux d’un pays forment une section et l’ensemble des sections disposent d’un secrétariat international. Nous avons démarré à Lyon en créant à la fois un secrétariat international et une coordination des groupes locaux. On se lance dans la rédaction des rapports annuels sur l’état des prisons dans le monde. Le premier sort en 1993. Il faut réunir des informations. Nous allons rencontrer la Fédération internationale des droits de l’homme, l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture, Amnesty International, les grandes agences pour trouver des correspondants. On noue des liens avec des correspondants dans 23 pays pour la première édition. Par ailleurs, nous imposons d’emblée une ligne graphique irréprochable à l’ensemble de notre travail. Le graphisme est très structurant. Il oblige à une forme de clarté du propos.

23 L’idée, c’est d’abord d’informer le grand public ?

24 Non, l’idée était de protéger les détenus de l’hostilité des murs et de ceux qui les tiennent. Le droit et la dignité des personnes détenues ont été, et demeurent, l’idée de base. Faire entrer le droit en prison. L’OIP est donc un instrument de droit. Je le pensais comme cela. Une trentaine de personnes ont travaillé, partout en France et pendant 18 mois, à la confection de « l’observeur » : près de 500 questions passant en revue la vie quotidienne du prisonnier en termes de droits. Puis nous avons mis en chantier à Lyon la première édition du Guide du prisonnier [10].

25 Comment avez-vous fabriqué cet « observeur » ? Vous avez mouliné le Code de procédure pénale (CPP)…

26 Je n’y connaissais rien du tout. Je ne suis pas juriste pour un sou ! Je dirais même que le droit ne m’intéresse que très relativement. Et cela continue. Je ne connaissais même pas l’existence des Règles pénitentiaires européennes (RPE). Mais plusieurs personnes rencontrées les invoquaient. Il nous fallait poser des questions simples, prenant pour appui le sens commun et le droit. Les RPE recommandent que les repas doivent être au nombre de trois par jour. Nous posons la question : les repas sont-ils au nombre de trois par jour ? Sont-ils servis aux heures habituelles ? Sont-ils servis à la bonne température ? Tient-on compte, pour les repas servis, de l’âge du détenu, de son état de santé, de sa religion, de la nature de son travail ? Les détenus disposent-ils d’eau potable là où ils séjournent ? Les prix des produits alimentaires cantinables sont-ils conformes à ceux du marché ? Etc. Ces bonnes questions sont celles du citoyen ordinaire appliquées à la personne privée de liberté. Nul besoin d’avoir fait Saint Cyr ou d’être juriste pour y répondre, pour observer la prison de sa ville. L’OIP se décline en trois phases. Observer, c’est-à-dire connaître concrètement la réalité d’un établissement donné ; alerter, c’est-à-dire porter à la connaissance de tous les dysfonctionnements observés ; protéger, c’est-à-dire restituer la personne détenue dans son droit.

27 Tu peux en dire davantage sur la création de cette grille ?

28 L’illustration fournie par les questions relatives à l’alimentation ouvre à l’en­semble des questions qui finissent par former la vie quotidienne de la personne privée de liberté : en matière d’accès aux soins, de liens familiaux, de formation, de travail… On parle alors de droits fondamentaux. Ces droits forment un corpus qu’aucun État, aucune institution ne peut s’abstenir de respecter. Des personnels pénitentiaires se sont impliqués dans la rédaction des questions de discipline, des médecins dans celles de santé, des nutritionnistes, des avocats, des travailleurs sociaux, des familles de détenus dans leurs disciplines respectives. Il s’agit d’une œuvre collective. L’équipe du Contrôleur général des lieux de privation de liberté n’a pas procédé autrement à sa création en 2008, en établissant des grilles de questionnement toujours en vigueur.

29 Cette idée vous vient comme ça ?

30 Oui, comme ça… Je n’ai jamais lu Foucault, jamais lu de livres. Je dis cela un peu par provocation, mais ce n’est pas complètement faux ! Je découvre Foucault après. La philosophe Jeannette Colombel écrit quelque part que l’OIP se situe dans la filiation des travaux du Groupe d’information sur les prisons (GIP) de Foucault. Elle a raison, mais cela s’est fait à l’insu de notre plein gré ! Je veux dire par là que l’OIP ne procède pas d’un travail de juriste ou de sociologue sur l’état des prisons et de la nécessité de les réformer. Il procède de l’expérience de la prison, de l’expérience de la fraternité, de l’expérience de la nécessité de se battre toujours contre les tentatives autoritaires. Je ne prétends pas avoir inventé la poudre ; d’autant que l’idée de l’OIP est tout de même assez basique. Mais l’idée s’est imposée d’elle-même. Le GIP démarre avec son fameux questionnaire. L’OIP va faire de même, des années plus tard, à sa création. Encore plus tard, pour ses États généraux de la condition pénitentiaire  [11], l’OIP va concevoir un important questionnaire destiné aux détenus, amplement relayé par la presse nationale.

31 Observer de l’extérieur, comment fait-on ?

32 Cette investigation repose sur la débrouillardise du groupe local, basé à l’extérieur de l’établissement, informé par l’intérieur. C’est assez facile en fait. Des personnels de surveillance et plus largement de l’administration peuvent être amenés à rompre discrètement le silence qui leur est imposé quand ils ne supportent plus ce dont ils sont les témoins. C’est valable sous tous les régimes et sous toutes les latitudes. Des avocats posent des questions à leurs clients, sont informés par eux. Connaître l’ampérage de l’ampoule de la cellule ou le mode de distribution des repas ou des médicaments ne relève pas du secret d’État. C’est le quotidien. Observer, c’est consigner le dysfonctionnement. C’est se saisir de l’incident : un suicide, un refus d’accès au parloir de l’établissement pour un portique de contrôle mal réglé. Cela peut être un grave problème de santé… Il s’agit de rédiger cette information sous forme d’un communiqué. Le journaliste que j’ai été a raisonné en terme journalistique : ce communiqué ne parle pas de maton mais de surveillant, n’insulte personne, n’utilise pas de jargon, s’en tient à une neutralité informative basée exclusivement sur les faits. Le format du communiqué est celui d’une dépêche d’agence, à l’en-tête de l’OIP. Un sujet, un verbe, un complément, un nom, une signature, une date, etc. Le communiqué fait l’objet d’une large distribution : presse, ministère, Barreau, Ordre des médecins, tribunal, en fait toute personne concernée. Persuadé que j’étais que le seul fait, dans une démocratie, de nommer le dysfonctionnement suffirait à rétablir chacun dans son bon droit. Mais nos sociétés ont une capacité totale à digérer les dysfonctionnements. Elles font l’édredon et tout le monde s’en fout. Cela ne veut pas dire une absence d’évolutions. Mais que c’est compliqué !

33 Qui sont alors vos principaux alliés ? Finalement ça prend très vite…

34 Le « marché » de la prison est, à l’époque, fort de deux univers. Celui des visiteurs de prison et celui des anars. Les premiers sont habituellement chrétiens et disent en substance : « Je vais voir mon détenu, l’accompagner, être à son écoute mais vos histoires politiques m’importent peu… » Ils produisent des documents, habituellement mal présentés, dans une approche très chrétienne du détenu qu’il faut aider, assister. Et puis il y a les anars pour lesquels il faut abolir la prison : « N’améliorons pas le sort du détenu afin de lui rendre la prison supportable. Brûlons la prison et le problème sera réglé. » Ils font des tracts et d’autres documents, habituellement mal présentés aussi. Et entre les deux, il n’y a rien. Le GENEPI  [12] a bien été créé mais ne fait pas beaucoup parler de lui. Le fondateur du GENEPI, Lionel Stoléru, est à Polytechnique. Ce sont plutôt des cadres de grandes écoles. Ils sont à Sup de Co ou autres. Ils sont extrêmement conformes. Ils font du bon boulot mais à la façon d’un visiteur de prison. Ils enseignent et ne se préoccupent que peu d’autre chose. Aujourd’hui, tout cela est révolu ; les uns et les autres ont acquis une grande maturité. Ils ont une capacité à analyser la prison très forte.

35 Donc il y a les anars et les chrétiens. Entre les deux, personne ne nous parle de la prison de façon contemporaine. Premièrement, je cherche un nom qui ne soit pas un nom d’association engagée. L’OIP est pour autant totalement engagé. Mais comme pour un article de presse, on ne se met pas la moitié des lecteurs à dos avec l’emploi d’un jargon de connivence ou des références qu’on obligerait chacun à partager. Deuxièmement, on part du droit, applicable à tous. Troisièmement, puisque « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface », je vais solliciter des graphistes qui travaillent gratuitement pour nous. Notre crédit, gagné à l’origine, s’appuie sur un travail rigoureux et sur une forme rigoureuse.

36 J’ai rencontré et travaillé aux côtés de Bruno Frappat, placardisé très temporairement à Lyon par Le Monde, avant d’en devenir directeur de la rédaction. Je lui parle de ce projet. Il me demande un papier pour la page « Débat ». J’envoie mon texte : « Pour un Observatoire international des prisons ». Il m’est demandé la signature collective des membres du conseil d’administration de l’OIP naissant. Chacun pouvait prétendre à une notoriété certaine, au moins dans notre landerneau, pour d’autres, au-delà. Cette tribune paraît  [13]. Les courriers vont arriver de partout, d’organisations diverses, du CPT  [14], d’individus, d’avocats. Et d’emblée, parce que graphiquement on est bien positionné, parce que le projet est simple à décrire et ce qu’on donne à lire est clair, on est sorti d’un univers militant et noir. Tout le monde voit bien les intentions : personne ne se trompe sur l’objectif. La première à réagir, avec un ordre immédiat à tous les directeurs des établissements de ne pas parler avec nous, c’est l’administration pénitentiaire. Un courrier est fait à tous les directeurs de prison par lequel l’OIP est banni.

37 On voit très vite les lignes de rupture : il y a ceux qui rentrent (en prison) et les autres. L’OIP est conçu comme cela, pour ne pas entrer en prison. Il y a une branche politique et une branche militaire dans un État totalitaire. C’était le cas dans la France occupée comme dans l’Espagne de Franco. Il y a les gens qui sont la vitrine publique et il y a une action violence clandestine. Pour faire court. Nous n’avions rien de secret. Nous avions pignon sur rue mais ce que la Cimade ne pouvait pas dire, ce qu’elle apprenait de la prison d’étrangers en prison, ce que l’Ordre des médecins ne pouvait pas dire, ce que les aumôniers ne pouvaient pas dire, ce que l’ANVP (Association nationale des visiteurs de prisons) ne pouvait pas dire, ce que chacun apprenait de la fréquentation de la prison, il nous le confiait. Nous ne citerions pas nos sources, mais nous étions là pour dire…

38 Il y a une forme de division du travail en fait.

39 Division du travail, parce qu’on sait très bien que si la personne autorisée à entrer en prison faisait une conférence de presse à la sortie pour en dénoncer les horreurs, et bien elle serait aussitôt interdite de retour. L’administration pénitentiaire nous a dit en substance : « Ce que vous voulez faire est très bien. Mais quand vous constatez quelque chose, ne le dites pas à l’extérieur. Rapportez-le nous et on règlera le problème. Ne le dites pas à l’extérieur ; ça ne sert à rien ; ça bloque les choses ; ça va nous mettre en porte à faux. Nous ferons ce qu’il faut pour améliorer les choses à partir de vos observations. » Pour nous, c’était non. Nous n’allions pas entrer dans cette combine.

40 Il y a eu une tentative de négociation, d’apprivoisement ?

41 Oui, « faites votre travail mais voilà, pas de publicité, on va régler les choses entre personnes convenables ».

42 C’est ce que fait l’administration pénitentiaire en général, avec toutes les associations quasiment, ça n’a pas marché avec l’OIP mais c’est la seule non ?

43 Le mode opératoire de l’OIP, qui n’entre pas en prison et ne demande pas à y rentrer, ne laisse aucune prise à l’administration. Il en va différemment pour une association comme le GENEPI. Il lui arrive de subir des représailles pour entrer et le chantage aux subventions s’est produit sous la précédente présidence de la République. Et pourtant, il est indispensable que certains entrent, fassent le compromis. Les avancées sont faites des deux attitudes conjointes.

44 Vous êtes combien au moment de la fondation…

45 L’équipe s’est constituée à l’automne 1991 avec l’entrée dans nos premiers locaux, d’immenses bureaux vides et noirs, promis à la démolition à côté de l’hôtel de ville de Lyon. Des personnes aux parcours assez singuliers, presque toujours en quête de travail, ou du moins d’un travail mobilisateur, des personnes prêtes au risque de créer leur emploi vont proposer leurs services : Fabienne Teftsian, une sociologue, provisoirement sans emploi, va s’attacher à la rédaction du rapport annuel, puis constituer une équipe autour d’elle. Guillaume Cancade, venu du terrain culturel, va mobiliser des artistes pour aller à la rencontre de l’opinion publique. Je venais de faire la connaissance de Roman Cieslewicz, un très grand graphiste, considéré comme l’un des maîtres du graphisme dans le monde. Alors que je lui demandais une affiche, que j’espérais vendre au profit de l’OIP, il nous a envoyé un fax – Internet n’existait pas à l’époque –, un fax dans lequel il s’adressait en substance à ses amis graphistes dans le monde : « Vous êtes, comme moi, artisans d’images. Je vous demande de faire une affiche pour l’OIP. » Point barre. Nous étions comme une poule qui aurait trouvé un couteau ! Nous sommes tombés, après des semaines de recherche, sur une alliance graphique internationale, basée en Suisse, qui nous a envoyé un recueil d’adresses. Nous avons fait un petit dossier sur l’OIP en train de se créer, incluant l’invitation de Roman Cieslewicz. On l’a traduit en anglais, en espagnol et nous l’avons envoyé aux adresses en notre possession. Dans les semaines et les mois qui ont suivi, des retours sont venus du Japon, des États-Unis, d’Afrique, du Brésil, de Suisse, d’Allemagne, d’Angleterre, de partout ! 70 affiches ! On commence à les montrer. Il s’agissait de prototypes, donc de collages, de bricolages, parfois d’objets un peu plus élaborés. Les connaisseurs nous disent : « Vous savez, ces affiches, c’est le gotha du graphisme dans le monde. » Là, c’est parti très vite : la bibliothèque municipale de Lyon en a fait une exposition, puis le Centre Georges Pompidou, pendant trois mois, inaugurée par Danièle Mitterrand ; avec édition d’un catalogue. Les grands noms de l’affiche contemporaine étaient là !

46 Il y a eu d’autres choses. En 1994, avec l’accord de Louis Mermaz, le maire de Vienne, nous organisons une nuit au Théâtre antique de Vienne. Nous sommes le 22 juillet et la nuit s’appellera « 22 la java ! Nuit d’alerte sur les prisons du monde ». 7 000 personnes ! Des instants magnifiques qui se terminent au petit matin avec Zebda. Jane Birkin lit la notice de notre rapport sur les États-Unis, chante avec Nina Fernandez. Juliette, la chanteuse Juliette, encore peu connue, reçoit une ovation. Font et Val, Calvin Russel – vieux bluesman américain, longtemps détenu aux États-Unis –, et d’autres encore voient se mêler musiques et prises de paroles de tous horizons. Prisons bien sûr mais aussi chômage, double peine, question basque. Notre idée, puisque nous organisions une gigantesque tribune, était de partager la parole. Chacun est toujours ramené à sa lutte, son pré carré. Tout est parcellisé, concurrent. Et fait que rien ne change jamais. La nuit a été magnifique, magnifique ! Les gens s’en souviennent.

47 Par rapport aux détenus, pour vous, les informations sur le droit, l’instrument pour les détenus, c’est le guide du prisonnier en termes d’informations ?

48 Le Guide du prisonnier est un ouvrage très lu en prison. Là encore, nous n’avions pas besoin d’inventer la lune ou l’eau chaude pour imaginer qu’un guide comme cela pouvait être utile. Nous l’avons conçu à Lyon. Un avocat parisien en revendique aujourd’hui l’idée originale, dans la quatrième édition et pour la première fois ! Il est toujours amusant pour ne pas dire énervant, que d’aucun aie besoin de réécrire l’histoire, ou de la gommer, ce qui revient un peu au même.

49 L’OIP a beaucoup changé. Faire vivre des groupes locaux, avec la vie démocratique que cela suppose, est un dur labeur. C’est les faire participer aux assemblées générales et décider qui sera président du conseil d’administration. C’est à ce conseil que reviennent la nomination du délégué général et les choix stratégiques à mettre en œuvre. Pour éviter d’être confrontés à cette vie démocratique, ces groupes locaux ont été contrariés, puis abandonnés. Des correspondants régionaux les ont remplacés, naturellement soumis aux responsables de l’organisation. L’OIP est devenu une structure à l’expertise exceptionnelle et reconnue en matière de droit. Elle s’est professionnalisée. Mais si le droit devait changer la prison, ça se saurait depuis longtemps ! Que le droit fasse bouger les lignes, c’est indéniable. La présence de l’avocat au prétoire, en commission de discipline, est une avancée importante. Elle est due à la pertinence d’un juriste, Éric Péchillon, proche de l’OIP. Mais il m’apparaît que le travail sur l’opinion publique, mené par les groupes locaux autour de la prison de leur ville, n’est pas opposable au travail juridique, porté par des experts. La solution serait plutôt : comment faire exister ces deux approches concomitamment.

50 N’y-a-t-il pas aussi pour l’OIP un problème de repositionnement compte tenu de la modification du paysage associatif et du paysage institutionnel avec l’appari­tion d’instances telles que le Médiateur de la République ou le CGLPL  [15] en charge de la protection des droits des personnes détenues ?

51 Comme dit précédemment, et de façon un peu expéditive, au moment où se créé l’OIP, nous avons les anars et les chrétiens. Depuis, un certain nombre d’organisations se sont politisées dans le meilleur sens du terme. C’est le cas de l’ANVP prenant davantage en compte la dimension sociétale de l’enfermement. La FARAPEJ  [16] a évolué, présidée aujourd’hui par un jeune mathématicien passé par le GENEPI et n’hésitant pas à interpeller vigoureusement les autorités sur les questions pénitentiaires. Le GENEPI s’est évidemment beaucoup aguerri et bénéficie d’une très puissante capacité d’analyse. La création du CGLPL change bien sûr profondément le paysage.

52 Tu as parlé tout à l’heure des communiqués, ça veut dire que chaque groupe local produisait des communiqués ?

53 Oui, la presse, au moins localement, a toujours repris les communiqués de l’OIP. Le tout premier de ces communiqués, dans l’histoire de l’OIP, a porté sur la fin tragique de Francisco Filho. Il est reproduit dans mon livre. C’est l’histoire d’un jeune type qui ne veut pas être transféré à la prison de Moulins. Il informe son codétenu qu’il va absorber des médicaments et lui demande, dans la nuit, d’appeler le surveillant pour être conduit à l’infirmerie et éviter son transfert. Un truc idiot, quoi ! Dans la nuit, personne ne vient. Le matin, les surveillants rentrent dans la cellule pour son transfert : Filho est inconscient. L’infirmière lui donne une petite tape sur la joue. Il ne bronche pas. On demande à quatre détenus de le brancarder dans une couverture jusqu’au greffe. Là, les gendarmes l’attendent. On le met dans le coffre de la voiture où se trouve un chien policier et on l’emmène à Moulins. Il meurt en franchissant les grilles de l’établissement.

54 Donc, ce communiqué-là raconte l’incident mais est-ce qu’il fait des références aux droits ?

55 Tout individu a des droits. Le premier de ces droits est le droit fondamental à la vie, au respect de son intégrité physique. Chaque communiqué se termine toujours par un rappel du droit, du texte du Code de procédure pénale faisant écho au dysfonctionnement observé.

56 C’est d’ailleurs toujours le cas aujourd’hui, il y a toujours beaucoup de références juridiques dans les communiqués. En revanche, il me semble qu’il y a moins de communiqués, une trentaine par an et cela peut descendre, depuis 2005, en dessous de quinze par an…

57 Oui, parce que l’OIP valorise aujourd’hui une autre option. L’OIP va devant les tribunaux, travaille juridiquement ses dossiers, obtient des décisions favorables aux personnes détenues… Prenons l’exemple du Contrôleur général, dénonçant vigoureusement l’insalubrité des Baumettes après une visite de l’établissement largement commentée par la presse nationale. L’OIP va assigner, dans la foulée, l’adminis­tration  [17], contrainte de débloquer huit millions d’euros pour des travaux de remise en état. Pour les fouilles à nu, l’OIP gagne sur la fouille intégrale  [18]. Patrice Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, l’avocat de référence de l’OIP pour les contentieux de haut vol… monte au créneau. Il n’est pas dans l’arsenal du Contrôleur général d’ester en justice. La complémentarité joue son rôle efficace.

58 Il peut y avoir des contentieux indemnitaires aussi…

59 Oui. Étienne Noël, membre du conseil d’administration de l’OIP, est le premier avocat, à Rouen, à obtenir que des détenus soient indemnisés pour le mauvais traitement qu’ils ont subi du fait de leurs conditions déplorables de détention.

60 Et au moment de la création de l’OIP justement, ces stratégies juridiques, le contentieux, en fait ça n’existe quasiment pas à l’époque.

61 Cette mise en œuvre n’existe pas au sein de l’OIP, à sa création. Mais nous y pensons et nous nous informons pour savoir à partir de quand et comment nous serons en mesure d’ester en justice. Cette capacité est un bon combat. Mais ce ne peut être le seul combat. Il doit s’articuler avec d’autres démarches. La conception la plus largement répandue de l’enfermement supporte le manquement au droit. Pire, elle le justifie. Les personnes détenues que Jean-Marie Delarue désigne, dans son dernier rapport, sous le vocable de procéduriers, font l’objet de représailles, de harcèlement. Le recours au droit dérange mais la réponse n’est pas dans le droit. Elle est dans la formation des personnels qui doivent apprendre à être mis en cause, critiqués, nous dit Jean-Marie Delarue. La véritable autorité ne repose pas sur un silence imposé ou sur un rapport de force mais sur l’intelligence des situations et le respect, coûte que coûte, des personnes.

62 Les chiens aboient, la caravane passe…

63 Personne ne demande que l’administration se mette au garde à vous devant une autorité administrative telle que le CGLPL. Il est attendu en revanche une attitude d’écoute, une acceptation du questionnement, une envie de modifier certains comportements. Il sera intéressant d’entendre Jean-Marie Delarue dresser le bilan de ses six années passées à la tête d’une institution amplement désirée, à laquelle il aura consacré une énergie considérable et incontestée. Le bilan ne sera pas mince mais sera-t-il satisfaisant ?

64 Mon expérience aux côtés des droits et de la dignité des prisonniers m’a convaincu que les bonnes prisons n’existaient pas. Et que le manque de droit ou de respect était consubstantiel à l’enfermement.

65 Je retiendrais pour ma part trois impératifs, préalables à toute amélioration : mettre un terme à la surpopulation en ne mettant qu’une personne détenue là où il n’y a qu’une place ; construire des établissements aux capacités d’accueil plus réduites, replaçant la personne à sanctionner au cœur du processus ; travailler à l’introduction de peines non privatives de liberté de telle façon que le taux d’incarcé­ration, celui qui indique le nombre de personnes détenues pour 100 000 habitants, aille décroissant. Voilà un bon indicateur.

66 Vous pensez que le numerus clausus serait une espèce de jugement d’équité en fonction des possibilités de l’établissement et du bien-être des gens et remettrait en question le droit, c’est ça ?

67 Exactement ! Si à Brest la prison n’est pas pleine, le type qui prend trois mois de prison va purger sa peine dans sa totalité. Et si la prison de Lyon est pleine, la personne détenue va bénéficier d’un aménagement au bout de deux mois et demi, pour permettre à un autre d’entrer, sans surpopulation. C’est ce mécanisme, « dans une place, une personne », que Gilbert Bonnemaison, au début des années 1980, a appelé numerus clausus. Certains juristes considèrent ce mécanisme comme une atteinte à la chose jugée. Si le juge prononce une peine de trois mois, il n’appartient pas à un mécanisme administratif d’en réduire la durée. Pour préserver l’équité de traitement des personnes détenues, entre Brest et Lyon, on fait subir aux gens un traitement que l’on appelle cruel, inhumain ou dégradant. On considère que l’on n’a pas d’alternative. On doit ce mauvais traitement à une conception pointilleuse du droit. La seule façon de réduire la surpopulation, je n’en connais pas deux, c’est : « dans une place, une personne ». Dès lors, il n’y a plus de surpopulation. Pourquoi, dans une place, met-on plusieurs personnes ? « Parce que ce serait ingérable autrement », nous est-il répondu. Ce serait ingérable. Alors arrêtons de dire que cela nous épouvante que des personnes s’entretuent dans une cellule ou plus simplement se maltraitent ! Cela disqualifie encore tout le travail des personnels : quand on surveille trois personnes dans une cellule d’une place et que la vitre de l’œilleton est cassée, comme on peut l’apprendre ici ou là, le surveillant n’approche pas son œil par peur de recevoir un coup de pique. Il n’est plus en mesure de faire son travail de prévention du suicide. Donc tout va bien. Et puisque les sanctions collectives sont interdites, un surveillant ne saurait punir trois personnes pour un œilleton cassé… qui le restera. Voilà, pour le coup, qui rend le travail du surveillant ingérable. Toujours est-il qu’une quinzaine d’années après la décision prise à nouveau par les parlementaires de l’encellulement individuel – mais la loi qui oblige à l’encellulement individuel date de 1875 ! –, nous continuons à préconiser des solutions coûteuses comme celles de l’emprisonnement, doublée d’une grande inefficacité : la peine aménagée est moins porteuse de récidive que la sortie sèche, en fin de peine. Être aux côtés des victimes, c’est être contre la machine à fabriquer des victimes. Ce n’est pas la démagogie sécuritaire trompeuse.

68 La création du CGLPL a eu un impact pour l’OIP ou pas ?

69 L’impact de cette création est grand. L’OIP a beaucoup œuvré pour la création d’un contrôle extérieur en appuyant les travaux de Guy Canivet en ce sens. Par ailleurs, en abandonnant sa vocation de mobilisation citoyenne, l’OIP s’est trouvé, d’une certaine façon, en « concurrence » avec le CGLPL. Le Contrôleur général ne tient pas sa légitimité d’inexistants groupes locaux, pas même des contrôleurs, ces experts qui visitent les établissements. Il la tient de sa très grande pertinence et de l’équipe de ses chargés d’enquête apportant un soin extrême à répondre aux courriers des personnes détenues qui confient leurs difficultés. Le Contrôleur a été soudainement une voix nouvelle, diplomate mais radicale, que les médias ont volontiers sollicitée quand celle de l’OIP ne savait pas se renouveler, s’usait en quelque sorte. La création du CGLPL a cela de bon pour l’OIP qu’elle l’invite à redessiner son positionnement. Si l’OIP fait du contrôle sans les instruments du contrôleur, sans ses moyens financiers et sans entrer en prison, comment ferait-il le poids ?

70 Si tu fais le bilan de l’évolution des droits par rapport aux années 1980, que vois-tu comme changement ?

71 Nous avons très certainement introduit du droit en prison. Nous avons très certainement introduit des améliorations matérielles. C’est une banalité de le dire. Mais nous l’avons fait au prix d’une industrialisation de la prison. Jean-Marie Delarue le formule très bien dans le livre Prisons de Lyon, une histoire manifeste. Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit, détenu à la prison Saint Paul à Lyon en 1942, ne dit rien d’autre à l’époque. Nous énonçons les mêmes choses depuis soixante-dix ans avec le succès que l’on voit. Le souci de vivre ensemble nous importe moins que les postures du menton. Une société qui feint de croire que la misère, l’absence de travail, le logement insalubre n’auraient pas de responsabilité dans la commission d’infractions est une société profondément inégalitaire. Quand la violence frappera à la porte, ne soyons pas surpris.

Notes

  • [*]
    Le 2 juillet 2013, à Lyon.
  • [1]
    Refus d’effectuer son service militaire.
  • [2]
    Maison des jeunes et de la culture.
  • [3]
    La lutte du Larzac a été un mouvement de désobéissance civile en réaction à l’extension d’un camp militaire sur le causse du Larzac. Ce mouvement qui agrège non seulement les paysans locaux mais encore des militants de causes diverses a duré une décennie, de 1971 à 1981, et s’est soldé par une victoire, lorsque François Mitterrand accède au pouvoir et abandonne le projet.
  • [4]
    Premier journal écologique politique fondé en 1972 par Pierre Fournier, pacifiste convaincu et journaliste à Charlie Hebdo. Y participèrent également François Cavanna (écrivain et dessinateur humoristique), Reiser (auteur de bande dessinée) et Cabu (dessinateur de bande dessinée).
  • [5]
    Membre d’Action directe, il est encore incarcéré en maison centrale.
  • [6]
    Le prêtre Christian Delorme, le pasteur Jean Costil et l’immigré algérien en sursis d’expulsion Hamid Boukhrouma ont entamé une grève de la faim pour protester contre les expulsions et particulièrement celles des jeunes de la seconde génération d’immigrés. Ce sera l’un des points de départ de la marche pour l’égalité de 1983.
  • [7]
    La Cimade est une association d’émanation protestante de solidarité active avec les migrants, les réfugiés et les demandeurs d'asile.
  • [8]
    Suppression du costume pénal en 1985.
  • [9]
    Cellule disciplinaire.
  • [10]
    Ce guide, dont la quatrième édition est parue en 2012, explique de manière détaillée aux personnes détenues ou à leurs proches comment se passe la vie en détention et les possibilités pour faire appliquer ses droits.
  • [11]
    15 500 détenus, soit un quart d’entre eux, ont répondu en juin 2006 à un questionnaire distribué par les représentants du Médiateur de la République.
  • [12]
    Groupement étudiant national d’enseignement aux personnes incarcérées.
  • [13]
    Reproduit intégralement dans le livre collectif dirigé par Bernard BOLZE, Prisons de Lyon. Une histoire manifeste, Lyon : Éditions Lieux dits, 2013.
  • [14]
    Comité européen pour la prévention de la torture.
  • [15]
    Contrôleur général des lieux de privation de liberté.
  • [16]
    Fédération des associations réflexion-action, prison et justice.
  • [17]
    Ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Marseille du 13 décembre 2012.
  • [18]
    Après plusieurs condamnations de l’administration pénitentiaire pour la mise en place de régimes de fouilles intégrales systématiques des personnes détenues dans des établissements (à Marseille, Poitiers, Strasbourg, etc.), le juge administratif sanctionne la pratique des fouilles intégrales aléatoires (cf. arrêt du 26 septembre 2012).
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