Couverture de DRS_086

Article de revue

Lu pour vous

Pages 231 à 272

Notes

  • [1]
    André Orléan, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris : Le Seuil, 2011.
  • [2]
    Sébastien Guex, « Conflits et marchandages autour du secret bancaire en Suisse à l’issue de la Grande Guerre », p. 157-187.
  • [3]
    Éric Phélippeau, « Le financement de la vie politique française par les entreprises 1970-2012 », p. 189-223.
  • [4]
    Pierre Lascoumes et Viviane Le Hay, « Rapport à l’argent et conception de la corruption politique », p. 225-260.
  • [5]
    Frédéric Viguier, « Les paradoxes de l’institutionnalisation de la lutte contre la pauvreté en France », p.51-75.
  • [6]
    Olivier Godechot, « Financiarisation et fractures socio-spatiales », p. 14-50.
  • [7]
    . Enquête de déclaration automatisée des données sociales (DADS) de l’Insee.
  • [8]
    André Orléan, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, op. cit.
  • [9]
    Horacio Ortiz, « La valeur dans l’industrie financière : le prix des actions cotées comme vérité technique et politique », p. 107-136.
  • [10]
    Voir notre note critique dans le numéro.
  • [11]
    Jacques Lautmann, « De la crise financière à l’impasse sociétale ? Contribution à un débat contemporain », p. 133-157.
  • [12]
    Massimo Amato et Luca Fantacci, The End of Finance, Cambridge : Polity; traduction anglaise de Fine della Finanza, Rome : Donzelli, 2009.
  • [13]
    Une autre ligne d’argumentation plus wébérienne avancée par J. Lautman (mais peu développée) est la consolidation de la rationalisation des comportements spéculatifs basée sur la minimisation des risques et la maximisation de la liquidité.
  • [14]
    André Lucas et Henri-Jacques Lucas, Traité de propriété littéraire et artistique, Paris : Litec, 1994.
  • [15]
    CECOJI : Centre d’études sur la coopération juridique internationale.
  • [16]
    L'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (en anglais United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization).
  • [17]
    Emmanuelle Tourme-Jouannet, Le droit international, Paris : PUF, coll. « Que sais-je ? », 2013, p. 27-28.
  • [18]
    Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et pactes de 1966 : le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.
  • [19]
    Emmanuelle Tourme-Jouannet, Le droit international, op. cit., p. 120-121.
  • [20]
    Jonathan C. D. Clark, « The Enlightenment : catégories, traductions, et objets sociaux », Lumières, 17-18, 2011.
  • [21]
    Voir le titre de l’article de Constanta Vintila-Ghitulescu : « Punir les corps/séquestrer les âmes. Sur la peine dans la société roumaine au xviiie siècle ».
  • [22]
    Yves Citton, L’envers de la liberté. L’invention d'un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières, Paris : Éditions Amsterdam, 2006. Franck Salaün, « Anti-matérialisme et matérialisme en France vers 1760 », in Id., L'autorité du discours. Recherches sur le statut des textes et la circulation des idées dans l'Europe des Lumières, Paris : Honoré Champion, 2010, p. 29-47.
  • [23]
    Kevin Ladd, « "Et cependant on a le droit de l'étrangler..." : la compatibilité entre nécessitarisme et droit pénal chez Spinoza et Kelsen et la question de la peine de mort », Corpus, 62 2012, p. 359-376.
  • [24]
    Voir p. 152-153, p. 156-157 ou encore p. 476 et suiv.
  • [25]
    Françoise Rault, L’adoption comme révélateur des compétences parentales ?, thèse de sociologie sous la direction de François de Singly, Paris Descartes, 1997.
  • [26]
    Série « Observatoire sur la formation juridique » (NdT). Pour la totalité des titres parus, on peut consulter <http://www.edizioniesi.it/pubblicazioni/collane/290305/207/diritto_storia_filosofia_ e_teoria_del_diritto_207/Collana_per_lOsservatorio_sulla_formazione_giuridica-detail>.
  • [27]
    « L'un des postulats [du modèle « humboldien » repose sur la conviction profonde que l'expertise dans une discipline entraîne de soi la capacité de l'enseigner. Comme le révèlent les pratiques d'embauche et les critères de promotion, les universités fonctionnent encore pour beaucoup sur la base de ce postulat », Madeleine Perron, « Vers un continuum de formation des enseignants : éléments d'analyse », Recherche et formation, 10, 1991, p. 146 (NdT).
  • [28]
    Philippe Combessie, Prisons des villes et des campagnes. Étude d’écologie sociale, Paris : Éditions de l’Atelier, 1996.
  • [29]
    Selon une enquête de l’INSEE citée par l’auteure et publiée en 2002, 320 000 adultes, soit 0,7 % de la population de plus de 18 ans, sont concernés par la détention d’un proche.
  • [30]
    Valérie Toureille, Vol et brigandage au Moyen Âge, Paris : PUF, 2006.
English version

L’Année sociologique, 63/1, 2013 : dossier « L’argent, circuits et circulation », Paris : PUF, 2013, 281 p. Compte rendu par Christian Bessy (Institutions et Dynamiques Historiques de l’Économie et de la Société [IDHES], École nationale supérieure de Cachan).

1 Dans le premier numéro du volume 63 de l’Année sociologique consacré à « L’argent, circuits et circulation », Pierre Lascoumes (coordinateur) pose d’entrée de jeu la question des effets de la monétarisation d’un nombre croissant d’activités sociales et propose de l’éclairer à partir principalement de deux thématiques : les relations entre argent et politique, d’une part, les pratiques financières et d’éva­luation monétaire ou encore leur importance croissante dans l’activité économique, d’autre part. Les différents textes reposant sur des matériaux empiriques originaux sont de bonne facture et se complètent mutuellement en offrant divers regards disciplinaires (sociologie, science politique et histoire). Ils illustrent l’idée que le débat sur les formes légitimes/illégitimes du rapport à l’argent et au profit n’est toujours pas résolu et que les tensions entre valeurs morales et incitation monétaire sont permanentes bien que pouvant prendre de nouvelles modalités comme le montrent aussi les travaux récents de Damien De Blic et Jeanne Lazarus.

2 C’est d’ailleurs ce type de tension qui est au cœur de l’analyse qu’a consacrée Max Weber aux bourses des valeurs, à la fin du xixe siècle, pour critiquer la réforme boursière allemande entreprise par les milieux agrariens et socio-démocrates dénonçant le parasitisme des spéculateurs. Dans sa note de lecture concernant La bourse, ouvrage traduit récemment par Pierre de Larminat (2010), Patrice Duran décrit bien la posture de Max Weber visant d’abord à examiner les fonctions remplies par cette institution financière et les pratiques sociales qu’elle impulse (révélant au passage une forte interdépendance des économies nationales) avant de porter un jugement politique délivré des fausses évidences des jugements moraux. Et d’une certaine façon, c’est bien cette ligne analytique wébérienne qui inspire l’ensemble des sept contributions à ce numéro que nous allons présenter suivant les deux thématiques principales qui se dégagent.

3 Ayant nous-même contribué sous la forme d’une note critique au dernier ouvrage d’André Orléan [1], nous voudrions également montrer comment ces contributions, en particulier celles consacrées aux professionnels de la finance, permettent de poursuivre et compléter des arguments de notre critique et, réciproquement, comment la théorie de la valeur présentée par cet économiste hétérodoxe incite à revenir sur l’analyse de la monnaie. En effet, cette perspective est finalement peu abordée dans ce numéro bien que d’une certaine façon elle soit annoncée au départ en référence aux interrogations séminales d’un Georg Simmel sur ce qui fait la valeur de l’argent-monnaie et donc sur les fondements de l’institution monétaire en particulier et des institutions en général. Ce détour par les théories de la valeur pointe alors sur les rapports entre « argent » et « monnaie ».

Les rapports de l’argent et du politique

4 Les rapports de l’argent et du politique sont traités dans trois contributions très instructives. Dans son texte [2], Sébastien Guex retrace l’histoire du secret bancaire helvétique en montrant que sa remise en cause au cours de cette période est d’abord le fait de certaines organisations politiques nationales (et non internationales), en particulier les représentants du monde agricole qui dénoncent la hausse du loyer de l’argent et l’insuffisance de l’imposition des titres étrangers (« droit de timbre fiscal sur les coupons »). Ces derniers n’iront pas jusqu’au bout et, à l’alliance temporaire avec le mouvement ouvrier, se substituera un accord implicite avec le patronat basée sur un accroissement du protectionnisme agricole.

5 L’article d’Éric Phélippeau [3] analyse, au cours des années 1990, la genèse de la loi sur le financement privé des partis et des hommes politiques, de sa légalisation jusqu’à sa prohibition. Un point important avancé par l’auteur est que le financement privé ne ferait qu’accroître les inégalités entre les candidats, de sorte que l’argument consistant à défendre sa légalisation au motif qu’elle pourrait permettre à ces derniers de diversifier et d’accroître leurs moyens (pour rivaliser avec d’autres mieux dotés), n’est guère soutenable. Par ailleurs, il montre que cette codification législative est un processus sans fin, continuellement retravaillé par les acteurs, notamment les juges et les élus. L’examen des contournements de la prohibition des fonds donne une bonne illustration de l’usage stratégique du droit et de son caractère ambigu. Comme toute lutte contre la corruption, son efficacité suppose qu’elle rencontre un large assentiment social.

6 Or, comme le démontre la contribution de Pierre Lascoumes et Viviane Le Hay [4], les citoyens français seraient complaisants à l’égard du favoritisme et de diverses formes d’arrangements. D’une façon plus générale, ces auteurs montrent les liens complexes entre les différentes conceptions de l’argent et les représentations des Français concernant la fonction publique et, en particulier, leur confiance dans les hommes politiques. Pour cela, ils s’appuient sur une analyse statistique multidimensionnelle permettant de construire une typologie assez contrastée des différentes attitudes (six classes) à partir d’un échantillon représentatif de citoyens caractérisés par différentes variables socio-politiques.

7 Ces trois textes riches d’enseignements donnent une grande cohérence au numéro. Suivant une perspective de science politique s’intéressant aux processus de codification législative, on peut y adjoindre la contribution de Frédéric Viguier [5] qui présente le paradoxe de l’institution sociale de « l’argent des pauvres », au sens des bas revenus issus de la redistribution, car cette politique n’a pas réussi à enrayer la pauvreté. Un point bien développé par l’auteur est celui du rôle des associations (de lutte contre la pauvreté) dans le travail préparatoire mais aussi dans le suivi des dispositifs de lutte contre la pauvreté comme le revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988 puis le revenu de solidarité active (RSA) en 2009, en passant par la loi d’orientation contre les exclusions de 1998. En particulier, ces « avocats des pauvres » cherchent à recueillir et à construire des données alternatives à la statistique administrative qui a tendance à privilégier les déterminants individuels de la pauvreté (propices aux explications économétriques) en sous-estimant les facteurs collectifs. Dans la lignée des travaux d’Alain Desrosières, l’auteur aborde la question de la légitimité des politiques publiques en mettant l’accent sur les outils statistiques sur lesquels elles s’appuient, outils qui sont loin d’être neutres car ils peuvent orienter la politique vers une plus grande responsabilisation des individus ainsi qu’à un contrôle plus étroit de leurs activités. Ce point aurait mérité d’être plus approfondi, de même que les critiques des associations à l’adresse des campagnes trop médiatiques qui posent la question des dons d’argent.

8 Concernant ces quatre textes, on aurait évidemment aimé des comparaisons plus systématiques avec d’autres pays, comparaisons à peine esquissées en ce qui concerne le financement privé des partis politiques avec l’exemple du « marché » américain. Néanmoins, le texte d’Éric Phélippeau montre l’intérêt des analyses de sociologie économique qui, à l’instar de Viviana Zelizer, soulignent l’aspect symbolique de l’argent et, non simplement, sa dimension purement matérielle. L’étude fine des registres argumentatifs à la base des croisades morales portant sur la légalisation contrôlée des fonds privés, puis sur leur prohibition, permet de mettre en évidence les significations, les jugements positifs et négatifs qui sont liés aux différents types de recettes et de manières de les dépenser. On pourrait alors faire apparaître des « conventions » ou des « circuits légitimes » de financement permettant de coordonner l’action des élus et des entreprises, en passant par toute une série de médiateurs, et montrer les déviances par rapport à ces normes implicites instaurant une légitimité des financements.

9 Notons que la notion de « circuit » (de même que celle de « circulation »), pourtant utilisée par Pierre Lascoumes dans le titre de ce numéro, n’est pas développée explicitement. Elle reste donc à l’état d’intuition. On peut néanmoins en éprouver la justesse si on adopte cette perspective pointant la pluralité des usages légitimes de l’argent. Une autre acception de cette notion est utilisée par Max Weber, comme nous le rappelle Patrice Duran dans son compte rendu, avec l’expression « économie moderne de circuit » pour rendre compte du fait que les bourses sont devenues une institution de la « circulation des articles de masse modernes » et souligner ainsi l’interdépendance accrue entre les acteurs économiques. De ce point de vue, on aurait aussi aimé une contribution s’inscrivant dans la veine des travaux anthropologiques d’un Arjun Appadurai (1986) qui complètent l’analyse de Georg Simmel sur le rôle central de la monnaie dans les échanges, en explorant les conditions par lesquelles les objets économiques circulent dans différents régimes de valeur suivant l’espace et le temps, ainsi que les façons dont ces objets peuvent être détournés (comme il y a un ethos du détournement de l’argent). Enfin, dans une perspective tout autre d’analyse économique, cette notion est utilisée par un courant post-keynésien : la « théorie du circuit » qui critique la théorie néo-classique de la monnaie et de l’épargne. C’est pourtant cette dernière qui est devenue dominante dans la sphère bancaire et financière et dans le sens commun (« il n’y a plus d’argent » ou « il n’y a plus d’argent dans les caisses de l’État »).

La financiarisation en pratique

10 Le texte d’Olivier Godechot [6] étudie le processus de financiarisation en montrant statistiquement [7] le poids croissant des salariés de la finance et en particulier dans les fractions des employés les mieux payés. Il montre qu’une conséquence de l’enrichissement relatif des « financiers » est l’accroissement de la ségrégation spatiale ou encore la ghettoïsation résidentielle des salariés les plus fortunés. Cette étude permet de rendre compte de la financiarisation à un niveau individuel en complément d’une appréhension macro-économique ou organisationnelle. C’est à ce dernier niveau que les deux textes suivants sont consacrés.

11 Contrairement à ce que pourrait laisser croire une lecture rapide de l’ouvrage d’A. Orléan [8], le travail approfondi d’estimation des titres financiers, et l’expertise associée, n’a pas complètement disparu car, à côté de l’évaluation spéculative propre à l’activité des traders, et qui remet en cause d’une certaine façon l’idée de « marché efficient », reste l’évaluation classique qui occupe un grand nombre d’analystes et de gestionnaires de fonds, dont le travail prend sens en référence à la théorie de l’efficience des marchés financiers.

12 Le texte de Horacio Ortiz [9] en donne une très bonne illustration en soulignant la grande variété d’usages de la notion d’efficience par les « investisseurs » en situation d’entretien. D’un côté, l’acquisition (sanctionnée par des diplômes) des outils de la théorie financière moderne leur permet d’acquérir une capacité d’expertise délimitant les contours de la profession des investisseurs. De l’autre, ces professionnels se conçoivent comme ceux qui constituent le « marché » auquel la société confierait le mandat de dire la « vérité de la valeur ». Cette participation à l’« efficience du marché » justifie l’activité des investisseurs qui ne manquent pas de jouer avec la polysémie de cette notion leur permettant d’articuler différentes formes d’évaluation.

13 Il ressort, d’une façon générale, que leur activité « d’investisseur libre, indépendant et bien informé », est justifiée par la nécessité d’attribuer le « crédit » dans un espace global où il n’y pas d’institutions politiques communes. Le phénomène de bulle spéculative, comme celle du début des années 2000 autour des actions des entreprises liées à Internet, est alors considéré comme un écart par rapport à la norme de l’efficience, ou encore un processus de tâtonnement conduisant à la vraie valeur des entreprises que le prix des actions est censé représenter. L’auteur insiste sur l’importance du cadre procédural dans l’activité des employés qui sont très contraints par la réplication des indices de rendement. Même si celle-ci aboutit à des excès, à se tromper collectivement de façon invraisemblable et « digne du panurgisme », pour reprendre l’expression d’un des interlocuteurs de l’auteur, le marché financier permet sur le long terme une « meilleure efficacité du capital ».

14 L’application d’un cadre procédural par les employés de l’industrie financière est également bien mise en évidence, dans le texte de P. de Larminat sur l’évalua­tion des gestionnaires de fonds par les investisseurs professionnels. L’appréciation qualitative, en complément de l’évaluation quantitative, se fait en référence à des règles procédurales qui permettent de justifier le choix d’un gestionnaire de fonds, en particulier quand l’investisseur professionnel se trompe a posteriori.

15 D’une certaine façon, on retombe ici sur le modèle mimétique utilisé par A. Orléan pour expliquer les bulles spéculatives, mais on comprend mieux ce qui guide les comportements des investisseurs : non seulement des normes techniques qui peuvent alimenter une convention haussière, mais aussi des obligations morales et politiques à suivre ces normes. Cette conformité bureaucratique à la norme (et l’impossibilité d’émettre un jugement personnel sous peine de perdre son travail) constitue un élément important de compréhension des obstacles sur lesquels butte le travail de la critique qui ne rentre pas en contradiction avec la modélisation et les explications données par A. Orléan [10].

16 Ces deux textes permettent de mieux comprendre les représentations politiques des gestionnaires de fonds et autres intermédiaires financiers qui s’estiment participer à une forme de bien commun en favorisant la meilleure allocation des ressources financières, bien qu’ils reconnaissent certains dysfonctionnements du marché financier. Mais comme le montre P. de Larminat, cette représentation partagée n’exclut pas tout rapport de pouvoir au sein des organismes financiers et l’émergence de hiérarchies de capital symbolique (et pas seulement économique) qui permettent aux « innovateurs » d’imposer leur vue sur le mode de fonctionnement de la finance.

Les différentes conceptions de la monnaie

17 Nous voudrions revenir sur un argument avancé par les gestionnaires de fonds pour justifier leur activité d’attribution de « crédit » dans un espace global où il n’y pas d’institutions supranationales. En effet, suivant une analyse keynésienne, il est surprenant de faire référence à la notion de « crédit » pour rendre compte d’une forme de financement des entreprises qui ne repose pas sur le crédit bancaire et, par suite, sur l’émission monétaire. On voit donc ici, sans savoir si c’est le terme utilisé par les acteurs eux-mêmes ou par H. Ortiz, que cette extension de la notion de « crédit » se fait sur le fond d’une critique d’une politique monétaire supposée être toujours trop laxiste. Comme le montre A. Orléan, pour la théorie néoclassique dominante, la monnaie doit être considérée comme un simple instrument au service de l’utilité. Cette neutralité de la monnaie est issue d’une conception de la « valeur-substance », à savoir que la valeur est préalable à l’échange, avec son double corollaire : d’une part, l’assimilation de la monnaie à un bien marchand et, d’autre part, l’efficience des marchés financiers.

18 Or, comme le rappelle Jacques Lautmann dans son texte [11], la théorie de la valeur-substance, reprenant en cela le raisonnement d’A. Orléan, s’est étendue à des marchés qui enfreignent de plus en plus les règles marchands : au marché financier, mais aussi, dès 1971 avec l’abandon de la définition fixe du dollar par rapport à l’or, au marché des changes, avec la généralisation du cours flexible des monnaies. En s’appuyant sur les travaux d’historiens du capitalisme comme Massimo Amato et Luca Fantacci [12], l’auteur retrace à grands traits l’avènement de la monnaie comme un bien marchand qui contraste avec l’invention de la Banque centrale d’Angleterre, à savoir la possibilité de créer de la monnaie à partir de rien et de lui donner un cours légal par un acte de souveraineté. Comme le disent les deux historiens italiens, tout se passe bien quand la question de la valeur de la monnaie ne se pose pas et qu’elle est principalement fixée par des décisions politiques. C’est la remise en cause contemporaine de ce pouvoir politique qui consacre la monnaie comme bien marchand et qui expose aujourd’hui les emprunts d’États aux pressions des marchés financiers [13]. Un auteur comme Keynes avait bien évalué ce risque qui pèse sur les États en proposant, lors de la conférence de Bretton Woods de 1944, l’instauration d’une monnaie unité de compte internationale afin d’éviter les pressions sur leurs monnaies prenant source dans les déséquilibres bilatéraux de leurs échanges.

19 Ainsi, le basculement vers un capitalisme financier débridé ne répond pas seulement aux intérêts d’une élite financière. Il est également lié à la propagation d’une conception marchande de la monnaie défendue par toute une foule d’inter­médiaires reposant sur la théorie de la valeur-substance.

20 Pour conclure, l’interrogation sur les théories de la valeur, à l’instar de la philosophie de l’argent de G. Simmel reprise par A. Orléan (c’est de l’échange que naît la valeur et non l’inverse), permet de ne pas dissocier la question de la valeur attribuée collectivement à l’argent, son pouvoir d’achat de tous les biens et services, et sa critique du fait de la concurrence qu’il établit avec les valeurs morales. Il n’est pas anodin de rappeler comment nos professeurs d’économie (dominante) reprennent les étudiants de première année quand ils parlent d’« argent », terme sans doute pour eux trop connoté moralement, les incitant à utiliser le terme plus neutre en français de « monnaie » pour en présenter ses principales fonctions. En faisant ce rappel à l’ordre (néo-classique), ils contribuent d’une certaine manière au grand partage entre « argent » et « monnaie » alors qu’un auteur comme Simmel avait contribué à l’analyse de leurs rapports ambivalents.

21 C’est donc à une meilleure compréhension de l’institution de la monnaie et, plus généralement des institutions et des conventions fondatrices du bien commun, à laquelle nous invite ce numéro, à condition de prendre en compte l’en­semble des médiateurs qui participent à l’instauration de ces conventions.

Centre d’études sur la coopération juridique internationale, Les modèles propriétaires au xxie siècle. Actes du colloque international organisé par le CECOJI à la Faculté de Droit et des Sciences Sociales de l’Université de Poitiers les 10 et 11 décembre 2009, Paris : LGDJ, 2012, 254 p. Compte rendu par Jean-Sylvestre Bergé (Université Jean Moulin, Lyon).

22 Le professeur Henri-Jacques Lucas est, en France, l’un des meilleurs spécialistes du droit international de la propriété littéraire et artistique. Tous ceux qui, plus jeunes notamment, ont eu à s’initier à cette matière, n’ont pu manquer cet éléphant dans le couloir qu’est le Traité de propriété littéraire et artistique [14], coécrit à l’origine avec son frère André, et qui consacre, dans sa dernière édition, un tiers de ses développements (cinq cent pages) aux questions internationales.

23 Il faut donc se féliciter que des chercheurs, en particulier ceux de son centre de rattachement (CECOJI [15]), aient tenu à lui rendre hommage en publiant les actes d’un colloque organisé à Poitiers, les 10 et 11 décembre 2009, sur le thème des modèles propriétaires. Cette manifestation est venue clore un séminaire international de travail (voir, en avant-propos, les précisions de Marie Cornu).

24 L’expression « modèles propriétaires » désigne un éclatement des modèles de propriétés, compte tenu de la multiplication des choses susceptibles de former un lien de droit, que celui-ci ait une dimension personnelle ou collective. La discussion est connue en droit de la propriété intellectuelle où les partisans d’une lecture au singulier se heurtent à une approche plurielle de la matière. Mais elle mobilise également l’ensemble des grandes institutions du droit civil (la propriété bien sûr, mais également le contrat ou encore la responsabilité civile) dans leur aptitude à traduire le rapport juridique que ces choses, nouvellement apparues, entretiennent avec les sujets de droits.

25 L’ouvrage est structuré autour de trois parties, surmontées d’une introduction (Henri-Jacques Lucas) et d’une conclusion (Laurent Pfister). Dans l’introduction, le dédicataire de l’ouvrage décrit le cheminement qui a été le sien dans sa carrière universitaire autour de trois modèles différents de propriété : celle essentiellement individuelle du Code civil, celle collective pratiquée en terres malgaches et, enfin, celle protéiforme du droit d’auteur. La conclusion met, quant à elle, en perspective trois dimensions du sujet : spatiale (approches comparées, internationales et européennes), interne (propre au système juridique français) et temporelle (approche historique des modèles de propriétés).

26 La première partie se focalise sur la question de savoir si de nouveaux objets donnent nécessairement naissance à de nouvelles formes de propriété. Elle est approchée de trois manières différentes : sous l’angle de la propriété intellectuelle (droit des biens et biens spéciaux, par André Lucas), sous la figure – étrange – d’un droit des « biens » sans notion juridique de biens (en droit japonais, par Mika Yokoyama) et par l’entrée des droits de l’homme (question du droit au respect des biens, par Alexandre Zollinger).

27 La deuxième partie s’intéresse aux biens en jouissance partagée avec la question de savoir quels sont les équilibres qui peuvent être atteints ou non entre droit exclusif et usage collectif. Pas moins de dix hypothèses différentes de travail sont distinguées. Les six premières sont regroupées autour du thème « Propriété et patrimoine commun : les biens et la culture ». Il y est question du livre numérique (Valérie-Laure Bénabou), des biens communs (Mélanie Clément-Fontaine), du public dans ses rapports au droit d’auteur (Frédéric Sardain), des ressources informationnelles en jouissance partagée (Isabelle de Lamberterie), de la figure du brevet entre propriété et contrat (Laurent Manderieux) et du système des brevets confronté aux nanotechnologies (Stéphanie Lacour et Bernard Remiche). Les quatre autres contributions portent sur « Propriétés et responsabilité collective : les biens et l’environnement ». Les sujets abordés sont les suivants : le statut de la propriété foncière en droit de l’environnement (Yannick Trémorin), l’approche historique des rapports entre la terre et son appropriation collective (Maïté Lesné-Ferret), le développement durable et la propriété foncière (Alexandre Zabalza) et, enfin, un regard croisé France-Andalousie sur la gestion de l’eau en zones humides (Julie Babin).

28 La troisième et dernière partie entend répondre de manière plus générale et abstraite à la difficile question du renouveau des modèles propriétaires. Trois sujets sont discutés : la structure juridique des propriétés intellectuelles (Philippe Gaudrat), les voies d’une conciliation entre propriété collective et exclusivité (Géraldine Salord) et les avancées de l’idée de patrimoine affecté (Nicolas Binctin). Cette troisième partie s’achève par une synthèse qui conclut à l’absence de modèle théorique capable de correspondre à la pluralité des formes de propriétés envisagées aujourd’hui, et sans doute pour longtemps encore, sous le label « modèles propriétaires » (Frédéric Zenati-Castaing).

29 Cette construction de l’ouvrage est intéressante. Elle permet, en effet, de mettre au jour deux grands niveaux d’analyse. Le premier s’attache à identifier ces réalités qui en appellent, par commodité ou nécessité, aux modèles de propriétés. Elles sont très différentes les unes des autres. Un point leur est commun néanmoins : elles sont le fruit d’une innovation, innovation tenant à l’objet même ou innovation tenant à ses modalités d’utilisation. Le second niveau de lecture, qui ne cherche pas nécessairement à englober le premier, s’attaque au sujet par le haut, c’est-à-dire qu’il s’efforce de privilégier l’entrée « modèles propriétaires », sa vitalité ou, au contraire, l’impasse théorique à laquelle elle conduit. Ainsi, la troisième partie est un concentré d’analyses extrêmement intéressantes sur la capacité ou l’incapacité du juriste à modéliser ses constructions, compte tenu des réalités nouvelles décrites dans les deux premières parties (surtout dans la deuxième).

30 Cette coexistence, au sein d’un même ouvrage, de deux approches ascendantes et descendantes est une chose assez rare. Très souvent, le parti est pris d’emblée de privilégier l’une plutôt que l’autre. Cette diversité d’approches s’explique par la méthode retenue : la conduite d’un séminaire international qui a permis, par différentes touches et un étalement de la recherche dans le temps, d’aborder ce sujet difficile avec une certaine modestie. Personne ne prétend ici en avoir fait le tour. On est loin, très loin, de la figure du colloque, construit d’un jet, en deux parties, deux sous-parties, à la manière d’un devoir ou d’une leçon. Personnellement, on s’en félicitera. Merci donc au Cecoji pour ce bel hommage.

De Luget Agnès et Flores-Lonjou Magalie (dir.), L’enfant, le droit et le cinéma, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2012, 270 p. Compte rendu par Gérard Neyrand (Université Paul Sabatier, Toulouse).

31 Cet ouvrage fait suite aux troisièmes rencontres « Droit et cinéma » de juillet 2010 à La Rochelle sur le thème « L’enfant, le droit et le cinéma ». Ce dont il s’est agi pour les dix neuf intervenants a été essentiellement le traitement, au sein de la grande diversité de films évoqués, « de situations, de pratiques, ou de faits sociaux interrogeant le droit » à propos de l’enfant, dans un contexte d’affirmation des droits de l’enfant attestée, non seulement par la convention internationale de 1989 mais aussi la ratification par la France, en 2010, de la convention du Conseil de l’Europe pour la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels signée en 2007.

32 Ce dont il s’agit alors est de montrer la grande actualité de la question de l’en­fance dans le cinéma avec des films marquants, aussi variés que No puedo vivir sin ti (Taiwan, 2009), Una semanas selos (Argentine, 2008), Le dernier été de la Boyita (Argentine-Espagne-France, 2009), Tomboy (France, 2011) Yuki & Nina (France-Japon), Canine (Grèce), Ruban blanc (Allemagne-Autriche-France-Italie, 2009)… et bien d’autres. Films dont la principale caractéristique commune est peut-être de traiter de la période, de loin, la moins abordée par les recherches et les écrits de sciences humaines, c’est-à-dire les 6-12 ans. Ce qui ne va pas sans permettre d’éclairer cette période plutôt délaissée, ainsi que l’affirme Françoise Thibaut : « Le cinéma est le révélateur de l’enfant. Il le fait exister » (p. 19) ; en même temps que, par le biais de la représentation des enfants, il réalise une critique sous-jacente des sociétés dans lesquelles ils sont mis en scène et, par delà, de tout système social, qui, peu ou prou, maltraite l’enfance.

33 Pour autant, les différents chapitres mettent en évidence la grande diversité des regards sur l’enfant porté par le cinéma, de l’image de légèreté que véhicule, exemplairement, un film comme La guerre des boutons, à l’image beaucoup plus dure d’un enfant caractérisé par sa perversité (L’autre) ou sa cruauté (Ruban blanc), en passant par la gravité que suscitent de nombreux regards sur l’enfance.

34 Les différentes parties de l’ouvrage vont alors montrer la diversité de ces approches de l’enfant au cinéma, distinguant, d’un côté, des figures majeures de l’enfant (Jean Tulard) dont l’archétype reste Shirley Temple, d’un autre côté, des films où se retrouve mise en en scène la parole de l’enfant. À cet égard, sont évoquées un certain nombre d’œuvres majeures, celle de Louis Malle (Françoise Thibaut) ou, autour de l’affaire Pierre Rivière (Lionel Miniato), toute une conjonction de productions allant de l’ouvrage de l’analyse philosophique de Foucault au film de René Allio, et celui de Nicolas Philibert sur son tournage Retour en Normandie. Quant à la parole de l’adolescent, c’est autour de la délinquance qu’elle est véritablement mise en scène, soit à propos des favelas dans le cinéma brésilien (Rémy Lucas), soit dans les prisons (Barbara Villez), ou dans ces « Dialogues et silences d’adolescents sous main de justice » que répertorie Laurence Bellon.

35 Tout un chapitre est consacré aux rapports entre la littérature et le cinéma, et le passage de l’une à l’autre à travers quatre thèmes : la culpabilité de l’enfant (Richard Vidaud), l’adaptation d’une pièce de théâtre avec Micky-bo and me (Brigitte Bastiat et Frank Healy), les films de science-fiction de Spielberg (D. André) et enfin une approche du western (Xavier Daverat).

36 L’avant-dernier chapitre, celui qui traite du cinéma comme « révélateur d’un statut juridique de l’enfant », autour, là aussi, de quatre thèmes. La figure de l’orphelin évoquée à propos de Versailles par Carole Desberas, celle de l’instituteur au cinéma (Gauthier Jurgensen) que tout un ensemble de films ont abordée autour de l’idée de pédagogie, à l’image du primé Entre les murs (2008) ou de Ça commence aujourd’hui (1999). Dans la même veine est analysée par Jean-Marie Tixier la question de la transmission du savoir en Algérie, à travers La chine est encore loin (2008), constat assez pessimiste sur les perspectives d’éducation dans un contexte multilinguistique et socio-politique assez complexe.

37 Le dernier chapitre traite d’un sujet explicitement juridique, celui de l’adoption internationale, à la lumière de deux films Holy Lola (2004) et Une vie toute neuve (2009). Y sont finement évoquées, par l’étude de trajectoires, toutes les composantes d’une réalité dont les films rendent compte avec bonheur : le couple parental et le lien parent-enfant, la tension entre lien socio-juridique et lien biologique, et ce qui rend compte des démarches et les sous-tend, la recherche éperdue du bonheur et la place qu’y tient l’enfance.

38 Les enseignements à retenir de ce riche travail sont multiples, et nous n’en évoquerons que quelques-uns, à l’image de la conclusion de Emmanuel Aubin et Jean-Marie Tixier. Tout d’abord, un mouvement général de réaction contre « la roublardise de l’utilisation de l’innocence » (p. 208) dès le début du cinéma, qui se traduit par la transformation fréquente de l’image de l’angelot en celle de son inverse, l’enfant pervers, porteur du mal. S’y exprime une volonté de démolir le mythe à une époque de promotion d’un enfant-roi, trop souvent starisé. Cette remise en cause de l’innocence attribuée aux enfants n’est pas sans motifs sociaux, à une époque qui ne peut ignorer une complexité du psychisme enfantin, que Freud avait pointée avant même le développement du cinéma. Du coup, bon nombre de films s’in­téressent à l’enfant confronté aux règles édictées par le monde des adultes, et aux différentes formes de transgression possibles, jusqu’à mettre en scène la façon dont le droit et les institutions qui lui sont articulés, ont à traiter cette régulation juridique et institutionnelle des comportements enfantins, mobilisant sur la question un nombre non négligeable de contributions.

39 Mais à côté de ce mouvement de dénonciation du mythe, qui réintroduit la complexité enfantine, un autre est décelé dans les rapports entre droit, cinéma et enfance. C’est que le droit comme le cinéma sont tous deux réceptacles d’une certaine parole de l’enfant, qui vient, en quelque sorte, refléter cet intérêt supérieur qu’on lui attribue aujourd’hui. Une autre grande partie des écrits et des démonstrations savants et très référencés qui constituent le livre participent à cette mise en évidence. On peut y voir la volonté énoncée par le droit, et reprise par le cinéma, de faire accéder à la parole celui qui, au départ, ne parle pas, l’infans.

40 Si bien que le cinéma reprend, d’une certaine façon, les objectifs contradictoires assignés à l’enfance et aux enfants aujourd’hui : être le réceptacle d’une socialisation qui se démarque souvent de la simple éducation, être assignés à une protection par les adultes qui les place dans une perpétuelle tentation à s’en émanciper, et, enfin, être l’objet d’un procès de responsabilisation caractéristique des sociétés néolibérales et qui s’étend de plus en plus à l’enfance. Le propos, si divers et si fouillé, de ce livre contribue à illustrer l’univers des paradoxes que génère la représentation de l’enfance au cinéma et qui révèle toutes les ambiguïtés de sa position dans nos sociétés.

De Munck Jean, Didry Claude, Ferreras Isabelle et Jobert Annette (eds.), Renewing Democratic Deliberation in Europe. The Challenge of Social and Civil Dialogue, Bruxelles : PIE Peter Lang, 2012, 262 p. Compte rendu par Antoine Bevort (Conservatoire National des Arts et Métiers [CNAM]).

41 Qu’est devenu le projet européen de démocratie sociale et économique ? Cette interrogation constitue le fil directeur de l’ouvrage collectif dirigé par Jean De Munck, Claude Didry, Isabelle Ferreras et Annette Jobert. Refusant tout autant le scepticisme que l’idéalisme naïf, les auteurs estiment que les crises financières et écologiques sont une opportunité pour sortir la société civile de l’ombre. Ils font le pari que l’articulation des dialogues civil et social peut régénérer la démocratie européenne.

42 Dans la première des quatre parties qui structurent l’ouvrage, les auteurs analysent les voies d’un modèle alternatif aux « truismes » du fordisme et du keynésianisme. Aussi bien Ton Korver et Gunther Schmidt que Dominique Méda, dans leurs contributions respectives sur les marchés transitionnels et les nouveaux indicateurs de richesses, notent qu’il faut veiller à l’apparition de nouveaux clivages et que seule l’implication des partenaires sociaux et des citoyens permet de répondre à ce défi. Joel Rogers est le premier des contributeurs à souligner l’importance de la dimension délibérative que doit prendre la démocratie qu’il nomme « productive ». Sans remettre en cause ses bases réformistes et l’acception du marché, ni abandonner l’am­bition égalitaire, il propose ainsi d’actualiser le projet social-démocrate en prenant en charge la question de la production tout en développant la dimension délibérative.

43 La deuxième partie s’interroge sur l’émergence de nouveaux dispositifs de relations professionnelles. Prêtant attention à l’émergence d’un niveau transnational de négociation, Paul Marginson examine les défis de la gouvernance multi-niveaux, qui se manifeste aux échelles intersectorielle, sectorielle et d’entreprise. À partir de l’analyse des accords sur le télétravail et le stress, le dialogue social sectoriel et les comités d’entreprise européens, il pointe, tout à la fois, l’intérêt et les problèmes de la négociation de ces nouvelles formes de gouvernance. Pour leur part, Simon Deakin et Aristea Koukiadaki montrent qu’au Royaume-Uni, l’application de la directive européenne de 2002 sur l’information et la consultation des travailleurs a contribué à favoriser une évolution vers plus de dialogue social au niveau national. Konstantin Papadakis, enfin, examine comment les accords cadres internationaux contraignent les négociateurs à élargir le spectre et les acteurs de la négociation à la sphère de la société civile.

44 La troisième partie approfondit le thème de la délibération comme un moyen normativement viable et désirable de rénover le dialogue social. Dans une contribution théorique essentielle, Jean de Munck et Isabelle Ferreras problématisent l’échange démocratique comme la combinaison de la délibération, de la négociation et de l’expérimentation. Là où dans la négociation on échange des ressources et non des arguments, la délibération permet d’approfondir linformation et l’argu­mentation des acteurs, alors que l’expérimentation renvoie à la pratique et à la possibilité d’innover. Le déficit démocratique si souvent invoqué traduit, à leurs yeux, une crise de capabilities politiques des citoyens à conjuguer les trois dimensions. On assiste à des délibérations sans négociation, à des négociations sans délibération et à une difficulté à innover. Selon les auteurs, nous manquons d’outils cognitifs pour procéder à l’échange démocratique et intégrer les multiples dimensions hors travail d’une société de plus en plus décentrée par rapport à celui-ci.

45 Annette Jobert et Claude Didry enchaînent sur cette thématique en montrant comment le dialogue social européen, depuis les entretiens de Val Duchesse en 1985, intègre de plus en plus les deux dimensions de la négociation et de la délibération, et adopte une conception intégrative, et non plus distributive, de la négociation. Le dialogue social européen comme le dialogue territorial constituent ainsi, à leurs yeux, de bons exemples de la dimension délibérative dans les négociations. Ils estiment que la distinction entre information, consultation et négociation commence à s’effacer également dans les institutions sur les lieux de travail. La délibération ouvre de nouveaux espaces et sujets de discussion et ainsi tend à rapprocher le dialogue social du dialogue civil.

46 Dans ses remarques sur la démocratie délibérative et le dialogue social et civil, Serafino Negrelli poursuit la même veine de réflexion en insistant sur l’intérêt de l’approche par la théorie des capabilities d’Amartya Sen, notamment dans la reconnaissance de la représentation sociale des travailleurs. Pour que celle-ci soit effective, il lui paraît important de prêter attention à la capacité des institutions syndicales et de négociation collective d’agir comme facteurs de conversion des capabilities. Lucio Baccaro, à son tour, creuse la différence entre délibération et négociation en se demandant si le dialogue civil est réellement délibératif. S’il estime que la délibération apparaît comme techniquement plus efficace, plus équitable, plus transformative, les travaux empiriques qu’il mobilise paraissent partagés sur le caractère délibératif du dialogue civil. Il estime que, dans le contexte post-corporatiste, la négociation intégrative a un potentiel similaire à celui que l’on attribue au processus délibératif.

47 Deux contributions finales forment la quatrième partie qui approfondit les questions portant sur les acteurs politiques, les coalitions et les institutions de la société civile. Lowell Turner analyse le renouveau du dialogue social aux États-Unis, notamment grâce à de nouvelles alliances entre les acteurs syndicaux et la société civile. L’action en faveur des personnels de nettoyage de grandes sociétés ou le cas d’administrations qui réunissent syndicats, associations de droits sociaux et d’immigrés montre l’intérêt de cadrer les revendications dans une optique, à la fois, de revendication salariale et de justice sociale. Il observe une même tendance en Europe, notamment en Allemagne où le syndicalisme délaisse une alliance privilégiée avec le Sozialdemokratische Partei Deutschlands (SPD) au profit de divers mouvements sociaux pour construire des coalitions plus larges opposées à l’idéologie néolibérale. Le renforcement syndical dépend de sa capacité à construire ces nouvelles coalitions. Il lui faut pour cela sortir de l’atelier, de l’usine, des lieux traditionnels de confrontation sociale.

48 Dans leur ultime contribution, Béla Galgoczi et Philippe Pochet développent cette même perspective en interrogeant la capacité des syndicats à prendre en charge la question du réchauffement climatique, la transformation verte d’un modèle de production insoutenable. Ils rappellent, d’abord, à quel point les syndicats ont été associés au développement du modèle productiviste, parties prenantes d’un deal historique entre le capital et le travail dans lequel ils se sont enfermés, privilégiant la représentation à court terme de leurs mandants. Ils observent, qu’en Europe comme aux États-Unis, la prise de conscience progresse sous le double effet de la fin de la croissance qui rend improbable la poursuite des compromis passés et des problèmes écologiques qui favorisent des alliances entre syndicats et organisations non gouvernementales (ONG)…

49 En conclusion, les directeurs de l’ouvrage pensent qu’il faut redéfinir les institutions pour un dialogue social et économique et inclure plus de délibération dans leur fonctionnement de façon à questionner les finalités de la coopération économique et pas simplement ses moyens. Il faut ouvrir ces échanges à de nouveaux participants et sujets portés notamment par la société civile qu’il ne faut appréhender ni comme une collection d’individus intéressés, ni comme une collection de groupes d’intérêts. C’est la délibération qui agit comme opérateur d’universali­sation au sens habermassien de ce terme. Il y a toutefois un manque cruel de capabilities et d’institutions pour aider les citoyens à réfléchir aux fins. Il faut des institutions et des acteurs créatifs, innovants, qui imaginent de nouvelles procédures pour outiller les individus et les groupes, et au niveau macro des États et l’Union européenne, capables de dépasser la rigidité des intérêts et de remettre en délibération les fins, les institutions et les identités.

50 C’est un ouvrage d’une grande richesse, rédigé par un panel d’auteurs de qualité auxquels il est difficile de faire également justice. Il vaut autant par les analyses sur la démocratie sociale et civique européenne que par les propositions que les auteurs formulent afin de déboucher sur la démocratie délibérative qu’ils appellent de leurs vœux. Il pêche, probablement, par optimisme exagéré sur l’amorce délibérative du processus à l’œuvre. Il ne pose pas non plus franchement la question de savoir si, dans les perspectives qu’il esquisse, le modèle syndical traditionnel est encore viable et en capacité d’effectuer le tournant délibératif qu’il souhaite, remarque encore plus valable pour les autres parties prenantes d’un tel tournant, organisations patronales et élites politiques nationales et européennes. Ceci dit, l’ouvrage reste une contribution de haute tenue sur l’avenir de la démocratie sociale et, au-delà, de la démocratie européenne dans son ensemble.

Henry Jean-Robert et Vatin Jean-Claude (dir.), Le temps de la coopération. Sciences sociales et décolonisation au Maghreb, Paris : Karthala, Iremam, 2012, 405 p. Compte rendu par Thierry Michalon (Centre de Recherche sur les Pouvoirs locaux dans la Caraïbe, Université des Antilles et de la Guyane).

51 Alors que l’accession à l’indépendance des trois pays du Maghreb s’éloigne dans le passé, et que quittent la vie active ceux qui traversèrent la Méditerranée pour participer à la mise sur pied de leurs institutions, Jean-Robert Henry et Jean-Claude Vatin, « coopérants » à l’université d’Alger dans les années 1960 et 1970, ont sollicité les réflexions rétrospectives de quelques dizaines d’acteurs de cette époque. Passionnant pour qui a vécu cette époque, l’ouvrage s’assortit d’un DVD constitué d’extraits d’entretiens dont la version intégrale a été déposée aux archives départementales des Bouches-du-Rhône. Centré sur la coopération universitaire avec l’Algérie, l’ouvrage s’ouvre aussi à celle dont ont bénéficié les universités du Maroc et de Tunisie. Mais c’est la coopération avec l’Algérie qui a laissé le plus fortement la marque d’une aventure intellectuelle et affective vécue dans une ambiance enthousiasmante.

52 Cette coopération, en effet, donna à des dizaines de milliers de jeunes diplômés la possibilité d’effectuer leur « service national actif » en tant qu’enseignants, enseignants-chercheurs, ou conseillers techniques au sein des administrations ou entreprises publiques, dans les États d’expression française issus du mouvement de décolonisation. La page de la domination coloniale venait, dans la douleur, d’être tournée. Le « Tiers Monde » se proclamait prolétariat du monde et affirmait sa volonté de progresser vers le « développement », perçu comme le chemin vers le progrès universel (J.-R. Henry).

53 Arrivé sur les talons des derniers militaires des armées « coloniales », le coopérant, à qui il était implicitement demandé de se libérer de toute culpabilité dans les drames ayant conduit aux sécessions, pouvait s’investir pleinement dans sa tâche visant à préparer l’avenir, était accueilli comme un hôte et un interlocuteur légitime (J.-C. Vatin), et se trouvait souvent saisi par le délicieux vertige de la page blanche (Jean-Philippe Bras).

54 L’Algérie des années 1960 constitua pour les coopérants, notamment ceux en poste à l’université d’Alger – où les cadres du régime, venant chercher les diplômes dont le maquis les avait tenus éloignés, suivaient les conférences des plus grands noms de l’université française, invités pour des missions ponctuelles (Daho Djerbal) – un environnement particulièrement passionnant, leur conférant le sentiment d’être là où l’histoire se faisait (Négib Bouderbala). Son ambition affichée de parvenir à une société égalitaire d’où seraient bannies l’exploitation et la misère (Rachid Sidi Boumedine) faisait d’elle, en effet, un point de convergence entre valeurs républicaines, progressisme chrétien et néo-marxisme, fédérant ainsi, chez les jeunes coopérants, des sensibilités et des engagements très divers dans la même utopie de lendemains enchantés (Paul Siblot). Il s’agissait alors d’une Algérie heureuse (Marc Riglet), par sa population encore peu nombreuse, par les infrastructures dont elle jouissait, par la quasi-absence de tensions sociales, par l’absence de ressentiment de ses élites – presque toutes francophones –, par l’utopie égalitariste que diffusait le discours de ses dirigeants, mais aussi par l’illusion encore vivace que le « développement » naîtrait d’un simple transfert de techniques (Chantal Bernard) et par l’adhésion de tous, ou presque, à la religion du nationalisme développementaliste (René Gallissot). Il s’agissait aussi d’un pays qui, dans la ferveur d’une indépendance arrachée au prix du sang, était d’emblée devenu le point de convergence des « non-alignés », et jouait un rôle central dans l’élaboration d’un droit international du développement comme dans le projet d’un nouvel ordre économique international (Madjid Benchikh). Nulle surprise, dès lors, à ce que la plupart des contributeurs à l’ouvrage ici présenté estiment n’avoir jamais retrouvé, dans l’université française ou ailleurs, la chaleur et l’enthousiasme vécus à Alger (Claude Journès).

55 Dans les trois pays du Maghreb, les coopérants universitaires, saisis par l’im­portance de leur mission, donnèrent le meilleur d’eux-mêmes. Par la rigueur de leurs enseignements ainsi que par la liberté de parole dont ils témoignaient, ils constituèrent une véritable bouffée d’oxygène (Salem Chaker) pour des jeunes gens issus de milieux souvent modestes vivant sous le boisseau de sociétés communautaires et sous l’intimidation de régimes autoritaires, faisant ainsi des universités de précieux havres de libre parole. Par l’ardeur de leur investissement en tant que jeunes chercheurs sur des thèmes touchant au pays d’accueil, les conduisant souvent à se découvrir une passion dévorante pour l’archive comme pour le terrain (Omar Carlier), ils suscitèrent de très nombreuses vocations de chercheurs et donnèrent à la recherche une impulsion décisive au Maroc, en Tunisie, aussi bien qu’en Algérie (Jean-François Troin). Par la présence en leur sein – mais à une moindre mesure certes que dans l’enseignement secondaire – d’un certain nombre de jeunes femmes, ils exercèrent une réelle influence sur les jeunes filles musulmanes, dès lors incitées à s’émanciper des sévères contraintes de la société traditionnelle (Jean Peneff).

56 S’ils ont beaucoup donné, les coopérants ont aussi beaucoup reçu (J.- F. Trouin), ces années représentant pour eux un enrichissement personnel exceptionnel (Marc Côte). Comprendre à quel point une longue colonisation avait aliéné cette société à elle-même (Gilbert Grandguillaume) et ouvrir les yeux sur la pauvreté d’un peuple ayant longtemps vécu dans un pays considéré comme partie intégrante de la France, entraînaient en eux une réelle transformation intérieure (Jean Peneff). Découvrir les attentes envers eux de toute une société et la confiance de leurs étudiants (Marc Riglet) comme de leurs collègues (Madjid Benchikh) ; être accueillis avec bienveillance dans des foyers qui, tous, avaient eu à souffrir des horreurs de la guerre (J. Peneff) ; prendre conscience, face aux (rares) manifestations d’hostilité ou aux (non moins rares) reproches de néo-colonialisme qu’ils pouvaient rencontrer (J.-P. Bras), de la complexité des sentiments humains ; éprouver, enfin, l’évidence de la transdisciplinarité dans les recherches qu’ils menaient sur le pays (Daniel Rivet), menant beaucoup d’eux à la sociologie et à l’ethnologie (J. Peneff). Tous ces éléments concoururent à faire de ces années une expérience intellectuelle, humaine et politique si enrichissante que nombre d’entre eux s’affirmeront plus tard dans le champ intellectuel et de la recherche en France (Aïssa Kadri). On peut même penser que Mai 68 doit beaucoup aux questionnements des coopérants rentrés d’Algérie (R. Sidi Boumedine).

57 Malgré tout, ils ne purent, ou ne surent, percevoir un certain nombre d’élé­ments importants qui devaient, très rapidement, s’avérer essentiels.

58 En premier lieu, l’importance de l’islam dans la vision du monde des peuples du Maghreb (C. Journès). Jusqu’à ce que la politique de ré-arabisation – qui se présentait très clairement, du moins en Algérie, comme une politique de ré-islamisation – porte ses fruits, à savoir jusqu’à la fin des années 1970, la religion apparaissait comme accessoire, en quelque sorte, les élites ayant à cœur de vivre à l’européenne donc donnant d’elles-mêmes l’image de quasi laïcs (J.-C. Vatin). Hormis le Ramadan, la pratique religieuse semblait surtout l’affaire des hommes d’âge mûr, les jeunes s’en abstenant largement et les femmes pratiquant plutôt le culte des saints locaux voire un culte syncrétique d’où la Vierge Marie n’était pas absente. Mais l’influence culturelle des enseignants arabophones venus du Moyen-Orient fut considérable : « En réalité, ils parlent toujours de religion ! », s’exclama en 1973 un étudiant de la faculté de droit d’Oran. Et leurs méthodes pédagogiques s’oppo­saient point par point à celles des coopérants européens, le « par cœur » et l’autori­tarisme se substituant à la réflexion personnelle et au débat (Salem Chaker). Dès lors, la messe était dite et le vœu du président Boumédiène souhaitant que « l’arabe devienne la langue du fer et de l’acier » (Ahmed Mahiou) était voué à l’échec : langue sacrée et poétique, l’arabe transportait avec lui une civilisation maintenant l’individu au cœur des disciplines communautaires et ne distinguant pas le registre du rationnel de celui du magico-religieux. L’humiliation et les frustrations engendrées par l’effon­drement de l’utopie développementaliste firent le reste (René Gallissot)...

59 En second lieu, les coopérants universitaires sous-estimèrent lourdement une réalité invisible : l’obligation d’échange de services entre cousins était, derrière le paravent des institutions publiques modernes, la véritable constitution des peuples du Maghreb – comme de la plupart de ceux du pourtour méditerranéen. Ils furent dans l’incapacité d’en faire un objet d’étude, d’une part car toute référence à la structure tribale de ces sociétés était de fait interdite (Paul Pandolfi), d’autre part car, depuis plusieurs décennies, les sciences sociales interdisent rigoureusement aux chercheurs, sous peine de s’attirer les qualificatifs infâmants de « culturalistes » (A. Kadri) et d’«  essentialistes », d’aller rechercher dans la culture des peuples l’origine des blocages qu’ils rencontrent dans leur aspiration à la modernité.

Ickowicz Judith, Le droit après la dématérialisation de l’œuvre d’art, Dijon : Les Presses du Réel, 2013, 680 p. Compte rendu par Laurent De Sutter (Vrije Universiteit Brussel).

60 Il faut le dire sans chercher à cacher l’admiration qu’un tel exploit doit susciter : ce n’est pas tous les jours qu’un livre de droit paraît aux Presses du Réel, le plus important éditeur d’écrits (essais comme écrits d’artistes) consacrés à l’art contemporain. Si l’on voulait être honnête, il faudrait même ajouter que la publication de Judith Ickowicz, Le droit après la dématérialisation de l’œuvre d’art, est une première – du moins ne lui connaît-on pas de prédécesseur, que ce soit dans un passé récent, ou plus lointain. Mais il est vrai aussi qu’on ne connaît pas non plus de prédécesseur à l’entreprise présentée dans ce livre : offrir à la fois une cartographie exhaustive des relations que le droit entretient avec l’art contemporain et un programme concret pour rapprocher la pratique juridique de celle des artistes à l’œuvre dans ce champ. Parcourant, avec la même aisance, l’histoire de l’art du dernier siècle comme celle du droit depuis l’époque romaine, la philosophie esthétique comme la théorie du droit, les diverses branches du droit privé comme les méandres de la casuistique jurisprudentielle, le livre de Judith Ickowicz ne se contente pas d’afficher son ambition : il fournit la preuve du bien-fondé de celle-ci. Les six cent quatre-vingts pages qu’il compte forment une véritable somme, avec laquelle les juristes aussi bien que les critiques d’art auront à se confronter durant de longues années – et à laquelle il serait même conseillé au lecteur cultivé de tenter de se frotter, tant le prodigieux savoir qui s’y trouve déployé ne perd jamais de vue la clarté d’exposition et l’élégance du langage. Du reste, que les Presses du Réel – plutôt qu’un éditeur juridique – aient souhaité publier cet ouvrage est un signe encourageant : peut-être la frontière illusoire par laquelle juristes et critiques d’art avaient tenté de protéger leurs entreprises respectives est-elle en train de disparaître, et un intérêt nouveau pour la pratique de l’autre de se manifester. Non verrons cela. L’essentiel, pour l’instant, est que le livre de Judith Ickowicz existe tel qu’il est – c’est-à-dire telle une manifestation exemplaire de ce que, dans l’idéal, devrait être toute thèse de doctorat en droit, puisqu’à l’origine c’est bien d’un travail de cet ordre dont il s’agit ici.

61 La thèse défendue par Judith Ickowicz dans son ouvrage est la suivante : l’enca­drement législatif de la pratique de l’art contemporain ne permet pas de rendre compte des mutations considérables qu’a connues ce champ depuis l’émergence des avant-gardes. Qu’il s’agisse de l’abandon progressif de la main, du développement du ready-made, du jeu avec l’éphémère ou le dégradable, de la primauté du concept sur la réalisation des œuvres, ces mutations ont toutes conduit à éloigner l’art contemporain du modèle d’après lequel la législation et la jurisprudence continuent à le considérer. Ce modèle possédait plusieurs aspects, donnant chacun lieu à une prise en charge juridique différente – aspects dont les plus importants étaient, d’une part, une certaine idée de l’artiste comme auteur titulaire de droits et, d’autre part, une certaine idée de l’œuvre d’art comme forme susceptible d’appropriation. Quant à l’artiste, il s’agissait de la conception, née à la Renaissance et développée de manière hyperbolique par le romantisme, du génie créateur solitaire, dont l’activité, toujours assignée de manière exclusive au créateur en question, se définissait avant tout par le critère, toujours en vigueur, de l’originalité. Quant à la forme, elle était celle de l’incarnation matérielle de l’intention de l’artiste, excluant tout ce qui n’était pas le produit direct de sa main – qu’il s’agisse d’œuvres produites de manière mécanique, d’œuvres laissées à l’exécution d’autres personnes que l’artiste, ou bien encore d’œuvres ne donnant pas lieu à incarnation matérielle tout court. Ces deux idées, explique Judith Ickowiz, ont eu un impact considérable sur la manière dont les différentes branches du droit – droit des biens, droit des contrats, droit d’auteur, droit des assurances, etc. – ont été amenées à protéger le travail des artistes, impact se caractérisant par une désolidarisation toujours plus grande du monde du droit d’avec les franges de l’art ne répondant pas à leurs réquisits. Judith Ickowicz, non contente de décrire avec précision et la généalogie des idées en question, et le régime juridique que celles-ci ont suscité, offre au lecteur le récit circonstancié de nombreux cas (certains célèbres, d’autres moins) à l’appui de son implacable constat de « décalage ».

62 Mais Judith Ickowicz ne se contente pas de présenter, et critiquer, ce décalage instauré par l’insistance du droit et des juristes à continuer à se référer à une idée de l’art et de l’artiste aujourd’hui dépassée ; elle suggère également de nombreuses pistes de solution pour tenter de le résorber. Thèse de droit oblige, ces pistes, tout comme le constat lui-même, sont avant tout de nature technique – quoique, ici aussi, l’histoire de l’art et l’histoire de la philosophie (en même temps que l’histoire du droit comme telle) viennent au secours des normes et de leur interprétation. Les idées qui en gouvernent l’énonciation, et que Judith Ickowicz oppose à celles jusqu’alors en vigueur, sont celles de l’artiste comme se situant dans un réseau de collaboration, et de la forme comme relevant du domaine intellectuel davantage que du domaine matériel. Passer de la figure du génie solitaire à celui de l’artisan coopératif permet en effet de régler de nombreux problèmes causés par la distinction entre un auteur et un exécutant, en réintégrant ceux-ci parmi les créateurs de l’œuvre à laquelle ils ont collaboré. De même, passer de l’idée d’une forme artistique comme devant s’incarner dans une œuvre, à une forme se déployant comme une idée singularisée, permet de passer outre les difficultés souvent rencontrées dans la définition de l’objet de telle transaction lorsque, par exemple, il s’agit d’une pièce d’art conceptuel. Judith Ickowicz ne cache pas que son point de vue, et les arguments avec lesquels elle l’étaie, sont de nature militante : de même qu’elle dénonce les préjugés esthétiques gouvernant la protection juridique des artistes et de leurs œuvres, elle défend une sorte de préjugé positif en faveur de l’art contemporain – préjugé qui se veut une propédeutique à la compréhension de ce qui, parfois, nous dépasse. D’où, à l’occasion d’un développement sur le droit d’auteur, la controverse sévère avec les positions défendues par Bernard Edelman, que Judith Ickowicz présente comme les actes d’une hostilité mal dissimulée à l’égard des pratiques artistiques les plus radicales de notre temps. À ses yeux, de telles positions font non seulement du mal à l’art – mais elles en font aussi au droit, dont elles méprisent le pouvoir d’invention.

63 Peut-être est-ce là, du reste, le principal (et peut-être le seul) reproche que l’on pourrait adresser à Judith Ickowicz : de s’être faite l’avocate de ce pouvoir d’in­vention du droit, et de son lien avec ce qui l’apparente à l’art (à savoir l’invention elle-même), sans être sortie de la technique juridique. Plutôt que tenter de montrer ce que l’art fait au droit, elle a préféré se concentrer sur l’examen, brillant et érudit, de ce que l’art fait à la loi – et des changements qu’il faudrait que la loi connaisse pour pouvoir se réconcilier avec l’art (donc, aussi, avec elle-même). On ne pourra qu’éprouver une sorte de nostalgie à l’égard de ce qu’aurait pu être son livre si elle avait accepté de porter son interrogation au-delà des règles et des idées qui les structurent, et essayé de montrer en quoi l’art avait transformé, transforme ou pourrait transformer le droit comme tel. Si l’art pointe du doigt le lieu où le droit constitue une pratique d’invention, et si cette pratique, comme a pu le montrer Yan Thomas (à qui Judith Ickowicz rend par ailleurs hommage), n’est pas seulement une pratique normative, mais une pratique opérationnelle, comment, alors, les opérations mêmes du droit pourraient-elles être transformées par la rencontre avec l’art ? Il faut croire que cette question, malgré les remarquables mérites du travail de Judith Ickowicz (que la présente interrogation ne vise en rien à remettre en doute, sur aucun point), restera sans réponse.

Kono Toshiyuki et Van Uytsel Steven, The UNESCO Convention on the Diversity of Cultural Expressions. A Tale of Fragmentation in International Law, Cambridge : Intersentia, 2012, 477 p. Compte rendu par Stéphane Pessina Dassonville (Université de Rouen).

64 L’ouvrage The UNESCO Convention on the Diversity of Cultural Expressions : A Tale of Fragmentation in International Law, paru aux éditions Intersentia, suscite l’intérêt du lecteur de différentes manières.

65 À titre liminaire, il convient de souligner la rigueur scientifique qui a présidé à l’élaboration de cette œuvre collective sous la direction visiblement stimulante de Toshiyuki Kono et Steven Van Uytsel, enseignant tous deux le droit à l’université de Kyushu. Cet ouvrage est un très beau travail de synthèse mettant en exergue les principaux sujets de réflexion suscités par la négociation de la convention UNESCO [16] de 2005 sur la promotion et la protection de la diversité des expressions culturelles et qui ont été jusqu’à présent (2012) éclipsés par le tumultueux couple commerce/culture. Votée le 20 octobre 2005, entrée en vigueur le 18 mars 2007, 130 États y sont partie. Mais cette convention est-elle concrètement appliquée ? Le présent ouvrage permet de répondre à cette question.

66 Pour prendre la mesure de l’effectivité de ladite convention de 2005, les auteurs ont opportunément procédé par étapes. La partie introductive propose une approche historique permettant une indispensable contextualisation des problématiques de la diversité culturelle. La première partie offre des analyses globales et donne lieu à une relecture des dispositions de la convention de 2005 et du conflit premier entre les dimensions commerciales et culturelles des expressions culturelles. La deuxième se concentre sur l’articulation du droit du patrimoine matériel et immatériel avec le droit de la convention de 2005. La troisième étudie la place des droits de l’homme dans le dispositif de cette convention. La quatrième revient sur la difficile articulation entre culture et commerce au prisme de la présence, de plus en plus oppressante, des régimes de propriété intellectuelle et du droit de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La cinquième se focalise sur l’articulation de la convention et du droit du développement. La sixième et ultime partie propose d’analyser si, et selon quelles modalités, la convention a pu être mise en œuvre dans l’Union européenne et en Afrique du Sud.

67 Plus que le titre, c’est le sous-titre qui révèle une tendance (qui semble être de plus en plus récurrente) en droit international public. Ses auteurs souhaitent proposer d’autres interprétations du texte de la convention de 2005 sur la promotion et la protection de la diversité des expressions culturelles afin de dépasser les analyses qui, souvent, se focalisent sur les interactions entre les stipulations de cette convention et les normes commerciales internationales. Si ces aspects sont forts bien analysés (Rostam J. Neuwirth, Carol Balassa), les auteurs souhaitent néanmoins démontrer que cette convention illustrerait de façon caractéristique le développement d’un nouveau modèle juridico-politique issu de la Charte des Nations unies de 1945. Ce nouvel ordre juridique international, qui a favorisé l’émergence des droits de l’homme et des peuples, est en effet bien différent du modèle classique westphalien « fondé sur le pluralisme libéral des États souverains » [17]. Qui plus est, en ne se limitant pas aux questions commerciales et en s’intéressant aux enjeux que sont le droit du patrimoine (matériel et immatériel), le droit du développement et les droits de la personne, Toshiyuki Kono et Steven Van Uytsel contribuent à souligner la « logique juridique où l’on passe insensiblement d’un processus de reconnaissance des personnes fondé sur l’affirmation d’une égalité de statut et d’une égale dignité de chaque être humain, quelles que soient les différences culturelles entre individus [18], à une nouvelle étape de la reconnaissance des droits fondée sur les différences culturelles. » [19].

68 La grande majorité des contributeurs rappellent le caractère, pour l’heure, faiblement contraignant de la convention de 2005 au regard principalement des règles du commerce international (Tania Voon, Branislav Hazucha, Lilian Richieri Hanania, Hélène Ruiz Fabri, David Throsby) et soulignent néanmoins combien son existence même pourrait insuffler de l’efficience aux autres normes internationales existantes (Ivan Bernier, Federico Lenzerini, Toshiyuki Kono et Steven Van Uytsel, Yvonne Donders, Eva Brems) et valoriser de nouveaux acteurs comme les minorités et les peuples autochtones en faisant, par exemple, le lien avec la Déclaration sur les droits des peuples autochtones votée par l’Organisation des Nations unies (ONU) en 2007 (Anna Meijknecht).

69 Cet ouvrage alimente une des grandes questions qui divise la doctrine en droit international public – celle de l’unité ou de la fragmentation du droit international. Est-on face à un ensemble ordonné ou bien plutôt, comme semblent le penser Toshiyuki Kono et Steven Van Uytsel, face à un simple agrégat d’éléments disparates ? Les auteurs semblent plutôt convaincus que l’adoption de la convention de 2005 serait l’un des signes de la fragmentation du droit international. Cette question n’est pas traitée frontalement, mais apparaît plutôt en filigrane.

70 Cela dit, il nous reste à porter un regard global sur les diverses contributions. Or, si ces dernières permettent au final de dresser un état des lieux des conditions contemporaines de mise en œuvre de la convention de 2005, elles ne peuvent, de façon générale, proposer autre chose qu’une analyse nécessairement prospective. En effet, trop peu de temps s’est écoulé depuis l’entrée en vigueur en mars 2007 de cette convention.

71 Au travers du préambule et des titres I et II, cette convention de 2005 suggère d’atteindre certains objectifs (article 1) et de respecter plusieurs principes directeurs (article 2) en retenant une approche holistique, de sorte qu’il ne faudrait pas se cantonner à la seule question de la diversité des expressions culturelles mais bien embrasser d’autres dimensions intéressant la communauté internationale telles que la démocratie, le développement durable, les droits de l’homme et le droit du commerce international (R. J. Neuwirth). Mais ladite convention semble insister plus sur les droits reconnus aux États que sur leurs obligations. C’est pourquoi, de façon récurrente, la plupart des auteurs soulignent qu’elle n’est pas particulièrement contraignante. Selon R. J. Neuwirth (p. 230) cela pourrait être notamment dû au fait que l’UNESCO ne possède pas un organe contraignant de règlements des différends contrairement à l’OMC et expliquerait le fait d’avoir choisi de confier à l’UNESCO la question de la promotion et de la protection de la diversité des expressions culturelles dans le contexte de la libéralisation du commerce mondial.

72 Quoi qu’il en soit, on ne pourra parler de succès ou d’échec de cette convention que dans l’avenir car le seul constat qui pouvait être fait en 2012 était qu’elle n’était que très peu mise en œuvre par les États-parties (Christa Rautenbach) ou les organisations d’intégration économique régionale comme l’Union européenne (Evangelia Psychogiopoulou).

73 En dernier lieu, il faut saluer, en fin d’ouvrage, le fort utile travail de recensement des normes juridiques contraignantes ou simplement déclaratives (traités, déclarations, guides, accords de libre-échange et de droit communautaire européen) qui ont un lien avec la question de la diversité culturelle et une bibliographie particulièrement riche, détaillée et ordonnée.

Lumières, 20, 2012 : dossier «  Penser la peine à l’âge des Lumières », Pessac : Presses universitaires de Bordeaux, 2013, 168 p. Compte rendu par Jérôme Ferrand (Institut Rhône-Alpin de Sciences Criminelles [IRASC]).

74 Pour sa vingtième livraison, la revue Lumières présente un dossier intitulé « Penser la peine à l’âge des Lumières ». Outre les huit contributions réunies à cette fin, elle recèle une rubrique « forum » dont le contenu raisonne la thématique du numéro autant que le titre générique du périodique.

75 En offrant à Daniel Fulda l’opportunité de discuter un article de Jonathan C. D. Clark paru un an plus tôt dans cette même revue [20], Jean Mondot sensibilise le lecteur à un débat qui touche l’histoire des concepts et sa méthodologie. Les Lumières ont-elles existé ? La question apparaîtra certes provocante pour qui s’est accommodé des expressions de « siècle des Lumières » ou d’« âge des Lumières », mais elle permet à C. D. Clark de souligner que le concept d’époque des Lumières est une construction savante du xixe siècle. L’unité qu’on lui prête est donc factice. Si D. Fulda reconnaît que « toute connaissance historique est toujours une projection a posteriori » (p. 153), il refuse toutefois de réduire l’expression « siècle », « âge » ou « époque » des Lumières à un « expédient conventionnel destiné à la compréhension universitaire ou publique » (p. 151). L’absence d’un contenu unifié est plutôt le signe, pour D. Fulda, d’un dynamisme de la recherche qui place désormais les « chercheurs spécialistes devant un problème qui n’a pas encore vraiment été résolu : comment formuler un concept d’époque qui peut permettre d’intégrer une multitude de tendances, alors qu’elles divergent parfois de manière radicale ? » (p. 161).

76 C’est précisément à ce problème que les coordinateurs du numéro sont confrontés. Les huit contributions qu’il contient font apparaître une telle diversité de pensées, d’interprétations et de pratiques, qu’il est impensable de vouloir les subsumer sous le syntagme générique d’ « âge des Lumières ». L’essai d’articulation des pratiques et de la philosophie esquissé en introduction ne parvient pas à dissiper l’impression d’un gigantesque patchwork. Comment lier en effet les pensées de Montesquieu (Céline Spector), Genevosi, Pagano (Dario Ippolito), Filangieri (Francesco Berti), Barbeyrac, Burlamaqui, Seigneux, Boyve, Dentand (Elisabeth Salvi) ou encore Beccaria (Kevin Ladd), avec les pratiques correctionnelles de la société roumaine (Constanta Vintila-Ghitulescu), avec celles des républiques francophones de l’Helvétie (Elisabeth Salvi) ou, plus généralement, avec la peine de mort (Luigi Delia) ? Si l’on veut bien considérer que les contributeurs abordent la question de la peine avec les grilles et les outils d’analyse propres à leurs champs disciplinaires, il se pourrait bien que les tentatives de rapprochement ne laissent un arrière-goût amer et ne donnent encore un peu de grain à moudre à la thèse de Jonathan C. D. Clark.

77 Les Lumières ont-elles existé ? La question revient de manière lancinante. Avec elle, c’est bien entendu la construction d’un certain discours qu’il faut interroger, d’un discours qui tend à présenter le xviiie siècle comme celui de « l’intronisation de la raison et de la pensée par soi-même contre la révélation divine [et] contre l’auto­rité ecclésiale ou étatique » (D. Fulda, p. 160), d’un discours qui fait peut-être une part trop belle au processus de « laïcisation » (E. Salvi, p. 51 ; Luigi Delia, p. 131) ou de « sécularisation » (L Delia, p. 131, 133-134) que l’on estime être à l’œuvre dans ce siècle « éclairé ». Il se pourrait même que ce qu’on a longtemps pris pour un mets raffiné ne soit qu’un salmigondis de denrées réchauffées.

78 En découvrant la manière dont l’église orthodoxe roumaine tente de réguler par la peine les mœurs domestiques, le lecteur sera en effet frappé par la permanence des pratiques correctionnelles. Les lettres de malédiction roumaines s’apparentent aux monitoires qui sévissent encore dans la société française des Lumières. Avec elles, la dialectique religieuse médiévale qui liait la souffrance du corps à l’expiation de l’âme resurgit en pleine lumière [21]. Luigi Delia est donc bien inspiré de citer Antonio Castronuovo qui faisait observer que « dans le supplice d’Ancien régime le condamné pouvait se racheter à travers la douleur ; c’était comme s’il se tournait vers Dieu, dans un dialogue in articulo mortis, lui permettant de remédier à l’erreur par la souffrance » (p. 132). Force est donc de constater que la conception rétributive de la peine demeure l’horizon du siècle des Lumières.

79 Dans un article lumineux à plus d’un titre, Dario Ippolito met au jour « la matrice jusnaturaliste [d’une] conception rétributiviste » qui, de Montesquieu à Filangieri, en passant par Genovesi et Pagano, permet, entre autres choses, de légitimer la peine de mort. Pour qui veut bien considérer que le jusnaturalisme plonge ses racines dans une culture juridique héritée du Moyen Âge chrétien, il n’y a donc pas de paradoxe à ce qu’une « peine rétributive [puisse] coexister avec une pénalité en voie de laïcisation » (E. Salvi, p. 51). On devrait même pouvoir admettre, à rebours d’un discours qui insiste trop volontiers sur la pensée réformatrice des Lumières, que la mutation entrevue est un faux-semblant et, par suite, que la raison du droit naturel appliquée au domaine pénal reconduit une ontologie religieuse de la pénalité.

80 Si l’article de Céline Spector souligne « la collusion périlleuse du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel » dans la construction doctrinale et politique du crime de lèse-majesté (p. 67), Dario Ippolito distingue un autre élément de continuité entre la culture juridique traditionnelle et la doctrine pénale réformatrice des Lumières. Il fait justement remarquer que si « la théorie utilitariste de la fonction préventive des peines est largement exploitée par l’idéologie pénale des Lumières, elle ne constitue ni un trait de son identité, ni un caractère propre à la distinguer » (p. 23). Ceux qui voudraient encore y voir la marque de l’utilitarisme des Lumières devront donc se rendre à l’évidence : de l’ordonnance criminelle de 1670 à Muyart de Vouglans, en passant par Domat, les criminalistes célèbrent la crainte des châtiments et voient dans le durcissement de la législation un moyen d’assurer l’efficacité préventive de la peine. L’idée que « la prévention générale exige la sévérité pénale » (p. 25) est si familière aux esprits de ce temps qu’elle permet aux juristes et aux philosophes de justifier le maintien de la peine de mort. Que celle-ci opère par le truchement de la guillotine (L. Delia) ou par celui de la hache, plus ou moins bien affûtée du bourreau, ne change rien à l’affaire.

81 La peine de mort n’est donc pas plus « un problème philosophique » (L. Delia) qu’un problème juridique. De ce point de vue, on peut tout à fait, à l’instar de Céline Spector, rendre justice à Montesquieu d’avoir attaqué le « ressort d’une rationalité politique [qui] contribue à la formation de l’État moderne par le développement d’une procédure d’exception » (p. 55) et constater, dans le même temps, que la doctrine de la proportionnalité, en établissant un « rapport de correspondance isomorphique » (Dario Ippolito, p. 28) entre le délit et la peine, fournit un nouvel argument de légitimation de la peine de mort. Une telle correspondance découle en effet tout droit d’une « idéologie pénale de la rétribution morale » (D. Ippolito, p. 29) promue par les théories du droit naturel. Ici, la grille de lecture politique est inopérante : que l’on soit résolument monarchiste ou, à l’instar de Filangieri, fervent républicain, « l’idéologie proportionnaliste […] dérive clairement d’une conception rétributiviste » (Francesco. Berti, p. 81) qui s’accommode des théories contractualistes de Locke, Rousseau ou Kant, et fait corps avec la nouvelle rhétorique des droits de l’homme et le constitutionnalisme naissant (F. Berti, p. 73-86). Dans un tel contexte, Dario Ippolito a raison de conclure sur le fait que « la position de Beccaria n’est pas du tout représentative [car] il est résolument anti-rétributiviste [et] n’est pas jusnaturaliste » (p. 34). Mais alors, une interrogation demeure : qu’est-ce qui fait la singularité de Beccaria ?

82 C’est à ce point précis que la réflexion de Kevin Ladd peut s’avérer particulièrement stimulante. Dans un article d’une grande densité, il invite le lecteur à appréhender Des délits et des peines sur le registre de l’argumentation. Dans cette optique, il ne s’agit plus de discuter l’argumentaire de Beccaria pour en pointer les incohérences ou les faiblesses prétendues, mais plutôt de « penser la peine dans la souveraineté et dans l’époque » (Kevin Ladd, p. 101). On pourra alors être en mesure de distinguer ce qui relève de la pensée de Beccaria et ce qui relève d’une position commune aux criminalistes, position que ce dernier reprend parfois à son compte, pour le plus grand malheur de ses interprètes qui sont portés à croire que Beccaria exprime une idée personnelle. Ceux qui s’engageront dans cette voie trouveront dans les travaux de Michel Porret, Philippe Audegean, Dario Ippolito et Kevin Ladd les matériaux nécessaires pour démêler cet écheveau. Ils devront alors considérer « à quel point Beccaria est aussi loin du raisonnement purement utilitariste que de la sensiblerie d’une « humanité affectée » que croyait pouvoir dénigrer Kant » (K. Ladd, p. 112). Il leur faudra surtout s’arrêter sur un aspect généralement occulté par les juristes et les philosophes, mais que des spécialistes de la littérature du xviiie siècle, tels que Yves Citton et Franck Salaün [22] connaissent bien : son rapport avec la philosophie matérialiste des Lumières. Sur ce terrain, Kevin Ladd avait déjà posé quelques jalons dans un article paru dans la revue Corpus[23]. Il récidive dans la revue Lumières en faisant observer que « Beccaria se rapproche par moments d’une conception de la criminalité de type spinoziste, qui fait porter la responsabilité du crime davantage sur la cité elle-même que sur les individus concernés » et qui s’appuie « sur un postulat déterministe pour penser l’action de la peine » (p. 113).

83 Si nous déplorons que l’espace généreusement octroyé pour ce compte-rendu ne nous ait pas permis de rendre justice à la qualité des autres contributions regroupées par Luigi Delia et Gabrielle Radica, nous formons le vœu que ces quelques lignes inciteront les lecteurs de la revue Droit et Société à les parcourir.

Nélidoff Philippe (dir.), Les facultés de droit de province au xixe siècle. Tomes 1 et 2. Bilan et perspectives de la recherche, Toulouse : Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2011, 558 p. et 297 p. Gaven Jean-Christophe et Audren Frédéric (dir.), Les facultés de droit de province aux xixe et xxe siècles. Tome 3. Les conquêtes universitaires, Toulouse : Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2012, 460 p. Compte rendu par Olivier Descamps (Université Paris 2).

84 Ces trois ouvrages publiés, dont deux sous la direction de Philippe Nélidoff et le troisième sous l’égide de Jean-Chistrophe Gaven et de Frédéric Audren, comblent un vide sur l’étude de l’histoire des facultés de droit et, singulièrement, sur les établissements universitaires de province. Si des initiatives ont permis, depuis trente ans, de creuser un sillon qui avait été assez peu exploité, il manquait un travail fédérant ce champ d’études de l’histoire de l’éducation. C’est chose faite avec les rencontres initiées dès 2008, à la faculté de Toulouse et, en 2010, à Grenoble. Ce projet a déjà donné lieu à d’autres rencontres en 2012 à Dijon et en 2013 à Strasbourg. Les contributions pouvaient s’inscrire dans le cadre de l’une des problématiques définies par les organisateurs d’un projet devenu national. Il était ainsi possible d’entrevoir ces facultés soit sous l’angle institutionnel, soit comme étant des lieux de dynamiques sociales et politiques, soit, enfin, comme constituant un cadre de production scientifique.

85 Sur le plan formel, les deux premiers tomes suivent une construction similaire et réunissent les articles autour de trois axes. Dans un premier temps, des bilans et perspectives de recherches sont présentés à propos des facultés des villes suivantes : Aix, Bordeaux, Caen, Douai-Lille, Lyon, Montpellier, Strasbourg, Toulouse (tome 1), Dijon, Grenoble, Nancy, Poitiers, Rennes (tome 2). Dans un second temps, « l’exemple toulousain » permet de montrer les interactions de la faculté avec son environnement politique et social local mais aussi ses rapports avec les institutions politiques et administratives centrales. Dans un troisième temps, des études relatives à d’autres facultés concernent soit des aspects institutionnels, soit pédagogiques, soit prosopographiques. Le tome 3 suit une problématique définie autour de l’idée de conquêtes universitaires. Ces dernières s’ordonnent autour de trois thèmes : la conquête de l’espace de la faculté, qu’il s’agisse d’une insertion dans un cadre territorial, dans une œuvre de mission ou d’une reconquête comme l’exemple de Strasbourg le montre après 1918 ; la conquête des étudiants car les établissements vont s’ingénier à développer leur attractivité ; enfin, la conquête des disciplines qui révèle la modernité des facultés de droit et la lutte contre le « syndrome de la tour d’ivoire » si souvent reproché à ces groupes facultaires. Si les contributions sont précédées de propos introductifs très clairs et qui présentent l’enjeu du projet ou du colloque tout autant que les problématiques, on aurait souhaité un index nominum, voire un index rerum, à la fin de chaque volume.

86 Le premier tome s’ouvre sur la présentation du projet par son directeur, immédiatement suivi d’une belle étude de Frédéric Audren sur ce qu’il faut entendre par une faculté de province. L’auteur définit les multiples dimensions qu’il faut garder à l’esprit pour apprécier ces institutions. C’est ainsi que leurs fondements et leur développement sont envisagés sous divers angles qui s’étendent du politique jusqu’au projet scientifique, avec une constante volonté de souligner leur originalité. La première partie de l’ouvrage comprend les contributions d’éminents historiens du droit et de spécialistes d’autres disciplines qui relatent pour chaque faculté les conditions historiques de leur naissance, de leur développement et les vicissitudes qui ont éventuellement émaillé leur vie. Jean-Louis Mestre s’intéresse à la faculté d’Aix-en-Provence en indiquant l’état des sources et des recherches. Une démarche similaire ressort des contributions sur les facultés de Bordeaux (Marc Malherbe), de Douai et de Lille (Sylvie Humbert, Farid Lekéal), de Lyon (Catherine Fillon, avec des pistes signalées vers les études à propos de la filiale lyonnaise de Beyrouth), de Montpellier (Fabien Valente, qui en retrace la renaissance et l’essor à partir de la fin du xixe siècle), de Strasbourg (Céline Pauthier, avec les différents moments critiques qu’il s’agisse des conséquences de la fin de la Première Guerre mondiale ou le repli à Clermont-Ferrand au cours de la Seconde Guerre mondiale), Toulouse (Olivier Devaux pour un état des travaux et des sources ; Philippe Delvit pour une présentation des archives de la faculté). La seconde partie de ce tome concerne justement cette dernière. Une historienne de l’art, Sonia Moussay, en relate les évolutions architecturales tandis que Marielle Mouranche, conservateur du service interétablissement de coopération documentaire (SICD), ouvre des voies de recherches sur l’histoire de la bibliothèque de la faculté. Mathieu Peter présente les modalités et les enjeux des séances solennelles de rentrée (la première se tient en 1838) qui visent à mettre l’accent sur la responsabilité des étudiants et sur l’émulation suscitée par ce moment décisif annuel. Caroline Barrera porte, quant à elle, son attention sur les étudiants étrangers et coloniaux, soulignant l’attractivité de la faculté en Europe et dans les colonies. Pierre-Louis Boyer met en évidence le rôle qu’a joué l’Académie de législation, créée en 1851, dans l’essor de la science juridique. Réunissant, sous la figure tutélaire de Cujas, avocats, magistrats et professeurs de droit, elle a compté de grands noms de cette discipline, s’associant même des correspondants prestigieux à l’instar de Dalloz, Wolowski, du procureur près de la Cour de cassation Dupin ou encore de Troplong. Jacqueline Begliuti démontre que la faculté sait aussi s’adapter aux besoins de l’époque en matière administrative, politique et diplomatique. Le rôle d’Henri Rozy est déterminant sur les évolutions de l’enseignement des programmes nouveaux. Parmi ces derniers, les cours relatifs à l’économique connaissent un engouement, notamment celui d’économie politique. Ludovic Azéma montre comment ces matières, qualifiées de « science de l’utile », ont eu du mal à s’imposer face au primat de la « science du juste ». La faculté de Toulouse est aussi réputée pour tous les grands maîtres qui ont fait sa renommée. Hervé Le Roy s’attache à la personnalité de Jean-Baptiste Brissaud, attachante car désintéressée et toujours marquée du sceau de l’humilité mêlée d’une exigence scientifique aiguë. Il a nourri un projet de vaste amplitude visant à créer un corpus réunissant toutes les coutumes et les usages méridionaux. La troisième partie, sous l’intitulé « les autres facultés », réunit des contributions qui dressent un tableau de différents établissements soit dans leur environnement social, soit dans leur richesse humaine, soit, enfin, dans leur spécificité quant aux enseignements. Jean-Marie Augustin montre ainsi que les professeurs de la faculté de Poitiers prennent part à la vie publique locale, à la vie culturelle et à l’action sociale au xixe siècle. Mathieu Touzeil-Divina s’attache aux questions suscitées par l’existence avérée ou contestée de l’« École de Poitiers » en droit administratif. Hugues Richard montre combien la personnalité du doyen Proudhon a marqué de son empreinte les débuts de la faculté de Dijon. Nicole Dockès précise, pour sa part, les conditions et les implications de la création d’une École libre de droit à Lyon avant l’établissement de la faculté en 1875. Dans cette institution, le droit romain, qui connaît une marginalisation sensible au cours du xixe siècle, est enseigné par des professeurs de grand renom comme Henri Michel, Charles Appleton, Paul Huvelin ou Exupère Caillemer. David Deroussin dégage les positions de ces hommes sur le statut, la fonction du droit romain dans le parcours des études en droit tout en relevant la méthode de son enseignement. Après un diagnostic des défauts du droit romain par ses détracteurs mais aussi ses partisans, des remèdes sont proposés afin de pallier chaque faiblesse de la matière. Cette discipline, formatrice, toujours considérée comme la ratio scripta dont le droit civil ne peut que tirer profit, fait l’objet de cours dispensés à la faculté de droit de Bordeaux selon la méthode historique qui s’y déploie. Marc Malherbe en décrit les modalités et les vicissitudes, dont une spécificité de quelques professeurs bordelais relative aux études des droits de l’Orient antique. L’institution bordelaise voit également se développer un enseignement nouveau appelé à un grand avenir : l’économie politique. Nelly Hissung-Convert relate les conditions de la création de ce cours et l’apport décisif des professeurs bordelais sur l’évolution de cette discipline. Une des figures importantes de l’histoire du droit du xixe siècle est, entre autres, Charles Ginoulhiac, l’un des fondateurs de la Revue historique de droit français et étranger. Ahmed Slimani apporte un éclairage nouveau à la faveur d’une découverte de documents aux Archives nationales sur la thèse du titulaire de la première chaire d’histoire du droit français à l’université de Toulouse. Cyrille Marconi présente, de son côté, Jean-Paul Didier qui a dirigé les débuts de l’École de droit de Grenoble et qui a nourri des ambitions, non seulement pour l’institution nouvellement créée mais aussi pour lui-même avec plus ou moins de satisfactions. Dans ses colonies, la France organise également un enseignement de droit, notamment à Alger. Jean Bastier rappelle les étapes du développement de telles études dans le cadre d’une école de droit puis d’une faculté de droit. Ce premier volume s’achève sur une synthèse, sous la plume de Pierre Bonin et Nader Hakim, qui souligne les apports transversaux des contributions et qui dégage les aspects devant être encore étudiés, comme par exemple l’organisation et le fonctionnement internes des facultés de province.

87 Le second volume s’ouvre sur des propos introductifs de P. Nélidoff qui précise les enjeux et les acteurs du projet initial connaissant, à travers cet ouvrage, une seconde étape. Dans la première partie, cinq contributions présentent un bilan historiographique et des pistes de recherches concernant les facultés de Dijon (Boris Bernabé), Grenoble (Cyrille Marconi), Nancy (François Lormant), Poitiers (Jean-Marie Augustin, Mathieu Touzeil-Divina) et Rennes (Tiphaine Le Yoncourt). La seconde partie comprend six articles qui concernent la faculté de Toulouse. Pierre-Louis Boyer étudie une personnalité majeure de la ville rose : Osmin Benech, qui a été l’un des artisans de la création de l’importante Académie de législation et a œuvré à la renommée de la faculté. Jacqueline Begliuti analyse, à travers l’œuvre d’Henri Rozy, qui oscille entre libéralisme et catholicisme social, le développement de l’enseignement de l’économie politique. Parmi les matières enseignées, on trouve également des disciplines nouvelles à l’image de la science pénitentiaire dont l’objet est l’étude des prisons. Hinda Hedhili montre le rôle joué par les universitaires toulousains, notamment Gilles Vidal, dans l’essor des recherches et dans l’enrichissement des débats sur cette question. Olivier Devaux propose une biographie des professeurs de la faculté au xixe siècle où figurent les noms connus de Batbie, Hauriou ou Mestre mais aussi de ceux qui le sont moins. Précisément, Caroline Javanaud nous livre la bibliographie de Maurice Hauriou dont l’œuvre aborde autant le droit constitutionnel que la sociologie. Cette immense personnalité fait aussi l’objet de la contribution de P. Nélidoff qui a, entre autres thématiques, réfléchi sur les modalités d’une politique religieuse propre à pacifier les relations entre les églises et l’État. Dans la troisième partie, quatre varia permettent de se plonger dans les vicissitudes de la faculté de Grenoble, supprimée sous la Restauration (Jean-Chistophe Gaven) ; d’apprécier les règles de préséance universitaire et l’utili­sation de la toge (M. Touzeil-Divina) ; de découvrir ou redécouvrir à travers une étude édifiante la pensée de Georges Ripert, professeur à l’université d’Aix avant de faire l’essentiel de sa carrière à la faculté de droit de Paris, mais aussi de revenir sur sa participation active au gouvernement de Vichy et les conséquences que cela emportera dans l’immédiate après-guerre sur sa vie et sur ses conceptions du droit (Jean-Pierre Allinne). Enfin, le volume s’achève par une étude de Philippe Ducat sur la manière de concevoir le droit constitutionnel à l’aune de la pensée de Carl Schmitt selon Olivier Beaud et Stéphane Rials.

88 Le troisième volume, enfin, s’ouvre sur une introduction de J.-C. Gaven qui précise les enjeux et la problématique des conquêtes qui structurent le volume. La première partie porte sur la « conquête de l’espace » et comprend sept contributions. Anne Sophie Chambost étudie la carrière d’Émile Alglave, contrariée par les menées antirépublicaines du gouvernement d’Ordre moral, à l’aune de la politisation de toutes les questions relatives aux universités. Du même gouvernement, une loi de 1875 va fournir l’occasion de créer des universités catholiques. Bruno Dumons présente celle de Lyon dans son espace, sa composition et son insertion dans les réseaux du légitimisme et du catholicisme antirévolutionnaire. Amélie Imbert analyse, pour sa part, l’influence des professeurs de droit de la faculté de Grenoble sur la question délicate des rapports entre les églises et l’État. Se démarquant des espaces où s’expriment les conceptions antirépublicaines, ils participent au débat en proposant des conceptions relatives à la loi de séparation comme un moyen de revoir l’organisation temporelle de l’Église. Claire Courtecuisse montre, quant à elle, que les professeurs de l’établissement dauphinois soutiennent l’essor des nouvelles industries, particulièrement tout ce qui concerne la révolution de l’électricité. De nombreuses questions juridiques et institutionnelles se posent auxquelles les enseignants de la faculté de droit vont apporter leur expertise. Deux figures majeures du monde universitaire grenoblois développent ainsi des conceptions sur ces thèmes : Léon Michoud et Henri Capitant. Chacun propose sa vision de la gestion de la production hydro-électrique. Comme on a pu le voir à Toulouse, Grenoble abrite des sociétés savantes, notamment l’Académie delphinale. Patricia Mathieu étudie la place et le rôle assumés par les professeurs de droit dans cette institution locale. Dans la conquête de l’espace, les facultés ont été invitées à ouvrir des antennes dans des endroits stratégiques. Ce fut le cas de l’École de droit de Beyrouth. Catherine Fillon analyse les conditions de son développement et les rapports délicats entre les universitaires et les Jésuites, vecteurs obligés pour installer et œuvrer à Beyrouth. Cette partie de l’ouvrage sur la « conquête de l’espace » s’achève par l’étude passionnante de Céline Pauthier sur les conditions et les modalités de la refondation de la faculté de droit de Strasbourg après la Première Guerre mondiale. Une double perspective se dessine : l’une nationale car il faut « dégermaniser » et l’autre provinciale afin de défendre les traits spécifiques locaux. La seconde partie du volume s’intéresse à la « conquête des étudiants ». Maxime Arbet montre les modalités de la création et de contrôle des associations non confessionnelles d’étudiants à la faculté de Grenoble et l’implication des enseignants quant à leur contrôle. Marjorie Dupuis-Berruex présente la naissance et le perfectionnement de la direction de thèse entre 1895 et 1963. Les rapports entre la faculté et le monde professionnel font l’objet de deux études dans deux cadres distincts : Grenoble et Toulouse. C’est ainsi que Sylvain Gauché s’intéresse à l’intégration des docteurs en droit grenoblois dans la magistrature tandis que Jacqueline Begliuti relate la création et la place de l’École pratique de droit de Toulouse créée en 1898 mais aussi l’Institut technique du droit. Arnould Béthery de La Brosse met en exergue l’im­portance de l’étude historique du droit qui est nettement perceptible dans les séances solennelles de rentrée de la faculté de Poitiers. Mais il relève aussi le soutien porté à une émulation entre les étudiants à travers l’organisation de concours. Elle justifie la solennité de ces événements qui marquent le début de l’année universitaire. La « conquête des étudiants » peut passer par la forte personnalité et le dynamisme du doyen de la faculté. P. Nélidoff présente ceux qui ont animé l’établissement toulousain au cours du xixe siècle et détaille les fonctions décanales. Dans la troisième partie, sept articles abordent la « conquête des disciplines ». Mathieu Soula examine la naissance et la spécialisation d’une matière vouée à un grand avenir : le droit criminel. Cyrille Marconi montre, de son côté, que la faculté de Grenoble ne reste pas insensible aux débats qui animent la société. C’est le cas de la question sociale avec un regard spécifique sur le mutualisme proposé par Marcel Porte. Certains professeurs des facultés de province ont assumé des enseignements pouvant aller du droit positif à l’histoire du droit ou à la philosophie du droit. Ce fut le cas d’Alphonse Boistel, professeur de droit civil et de philosophie du droit, dont Hugues Richard rappelle la personnalité et les enseignements. Alexis Mages met en lumière un débat concernant la socialisation du droit privé en apportant un éclairage remarquable sur les conceptions divergentes de Léon Duguit et Louis Josserand sur le droit subjectif. Mathieu Peter dévoile un aspect attachant de la personnalité d’Adolphe Chauveau, professeur de droit administratif à la faculté de droit de Toulouse, très impliqué sur le plan local dans des actions caritatives. Celui qui assuma un temps le décanat s’est ingénié à mêler les éléments de la bienfaisance privée dans ses cours de droit administratif. Une telle démarche contribue à l’essor de la notion d’économie charitable. Jérôme Ferrand met en perspective les conceptions pénales du doyen Raymond Saleilles qui a cherché à concilier la doctrine déterministe et son opposé défendant le libre arbitre. Soutenant l’individuali­sation de la peine, le grand civiliste a dû instrumentaliser l’histoire et malmener le vocabulaire du droit pénal. Le volume s’achève avec la contribution de Martine Kaluszynski sur la réforme de l’enseignement du droit et les conceptions sur ce thème soutenues par le mouvement critique du droit.

89 L’ensemble de ces ouvrages est au total d’une très grande richesse et l’on attend avec une certaine impatience les prochains volumes.

Pasquier Emmanuel, De Genève à Nuremberg. Carl Schmitt, Hans Kelsen et le droit international, Paris : Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de la pensée juridique », 2012, 790 p. Compte rendu par Baptiste Tranchant (Université Toulouse 1 Capitole).

90 Comme le relève Emmanuel Pasquier dès les premières pages de sa thèse, « l’anta­gonisme Kelsen/Schmitt est, en soi, un chapitre incontournable de l’histoire de la philosophie du droit » (p. 15). Et si cette opposition est passée à la postérité, c’est avant tout du fait des textes que ces deux auteurs ont échangés sur la question du « gardien de la constitution » dans le contexte historique de la République de Weimar. Emmanuel Pasquier a toutefois entrepris de vérifier si cet antagonisme pouvait se retrouver sur un autre terrain, celui du droit international. Étant donné qu’« il n’y a pas, comme en droit constitutionnel, un échange de textes entre les deux auteurs qui se situerait directement sur ce terrain », la confrontation qui se trouve au centre de ce travail supposait donc « une forme de pari » de la part de son auteur : « celui que, d’une manière ou d’une autre, une transposition du débat qui a eu lieu sous Weimar sera possible sur les questions du droit international » (p. 19). À la lecture de cet ouvrage, il apparaît que l’intuition qui se trouve à l’origine de son écriture, était pleinement fondée. S’ils ne se sont pas affrontés directement sur cette question, les écrits que Hans Kelsen et Carl Schmitt ont consacrés respectivement au droit international illustrent les divergences séparant les théories du droit qu’ils ont, chacun, élaborées.

91 Pour le démontrer, Emmanuel Pasquier organise ses développements en plusieurs temps. Dans une première partie, l’auteur commence par identifier ce qui oppose, de manière générale, le « normativisme kelsénien » et la « pensée selon l’ordre concret » de Schmitt, puis il expose comment cet antagonisme s’est cristallisé autour de la question du gardien de la constitution. On sent alors chez Emmanuel Pasquier le souci, constant, de rendre compte de la complexité de la pensée de chacun de ces théoriciens en évitant de forcer le trait et de tomber dans la caricature, l’objectif étant de circonscrire le plus précisément où se logent les divergences entre ces auteurs. Pour ce faire l’auteur revient sur la célèbre polémique ayant opposé Schmitt et Kelsen sous Weimar. Le problème est alors de savoir « qui est le plus apte à “garder la constitution” en se constituant comme instance neutre capable de s’élever au-dessus des conflits ? Est-ce le Président en tant que représentant de l’unité nationale, ou bien une cour constitutionnelle chargée du contrôle de la constitutionnalité des lois ? Deux modèles de la régulation de la politique par le droit sont ainsi mis en concurrence : le modèle schmittien qui donne le primat au pouvoir exécutif, et le modèle kelsénien qui donne le primat au pouvoir judiciaire. De manière sous-jacente, cette polémique engage un désaccord sur la notion de “représentation” politique, qui met en concurrence deux conceptions radicalement antagonistes de la démocratie » (p. 120-121). Et, pour Emmanuel Pasquier, c’est cette divergence de conception que l’on peut retracer sur le terrain du droit international.

92 L’auteur consacre ainsi la deuxième partie de sa thèse aux analyses menées par Kelsen et par Schmitt sur la juridicité du droit international et la possibilité d’articuler celle-ci avec les souverainetés étatiques. En ce qui concerne Kelsen, Emmanuel Pasquier revient ainsi sur les écrits que cet auteur a consacrés aux rapports de systèmes entre droits internes et droit international. Mais en ce qui concerne Schmitt, Emmanuel Pasquier expose que « la science du droit, pour Schmitt, ne peut se contenter d’être une construction abstraite des rapports de système » (p. 269). « La question schmittienne n’est donc pas : “Le droit international existe-t-il ?”, mais : “Quelles formes le droit international peut-il prendre ?”. Ce qui signifie, de manière indissociable : “À quelles conditions le droit international peut-il efficacement réguler et limiter les rapports de force ?” La question de la juridicité n’est pas une question formelle, c’est une question matérielle. Il y a une bonne et une mauvaise juridicité. Il y a un droit international qui permet de limiter la violence et un droit international qui risque, au contraire, de l’exacerber. C’est pourquoi le cœur de l’analyse du Nomos de la terre est dédié au Jus publicum Europeaum, le droit public européen des xviie et xviiie siècles, dans lesquels Schmitt voit le modèle de la “bonne” juridicité que le xxe siècle a perdue ». Ou encore, toujours au sujet de l’analyse de Schmitt, E. Pasquier relève que pour l’auteur allemand « la norme “pacta sunt servanda” ne sert à rien si elle n’est pas sous-tendue par un équilibre spatial qui rend possible et même nécessaire pour les États de tenir leurs engagements. L’infra-structure politique est la condition de possibilité de l’effectivité du droit positif » (p. 339).

93 Cette différence de conception de ce qu’est le droit international se poursuit alors dans les analyses menées par Kelsen et par Schmitt tant en ce qui concerne les solutions devant être adoptées face aux échecs de la Société des Nations (SDN), qu’en ce qui concerne l’appréciation du procès de Nuremberg. C’est ce qu’Emmanuel Pasquier étudie dans une troisième partie intitulée « Qui doit être le gardien du droit international ? ». Après être revenu sur les critiques portées sur la SDN par Kelsen et par Schmitt, E. Pasquier explique que « Kelsen et Schmitt proposent chacun une réponse à l’échec de la SDN comme instrument de régulation des conflits internationaux. Leur antagonisme à ce sujet prolonge directement la polémique autour du gardien de la constitution, transposée de la scène de Weimar à la scène internationale. À l’échelle du monde se rejoue la question de l’établissement d’une instance objective capable de réguler les conflits entre les parties en présence, ici les États. Le débat […] se rejoue autour de la question de la place d’une Cour pour jouer ce rôle d’instance objective. Kelsen en justifie la possibilité, tout en admettant le caractère nécessairement relatif de l’objectivité dont un tel tribunal est capable ; Schmitt en récuse la possibilité, non pas au profit, bien sûr, d’une présidence mondiale, mais, cette fois, d’un équilibre immanent entre les grandes puissances, repensées comme “grands espaces” » (p. 421). Enfin, dans une quatrième partie, Emmanuel Pasquier relève comment Kelsen et Schmitt ont pu, après la Seconde Guerre mondiale, continuer à développer leurs théories antagonistes à des questions similaires de droit international, comme le rôle réservé aux individus dans l’ordre international ou la mise en place de l’Organisation des Nations unies (ONU).

94 En somme, l’ouvrage d’Emmanuel Pasquier offre une analyse doctrinale, fine et documentée, des théories kelsénienne et schmittienne, mais il va également au-delà. Car en s’intéressant aux œuvres de ces deux auteurs, Emmanuel Pasquier se confronte lui-même aux grandes questions de la philosophie du droit (la définition du droit, les rapports entre droit et faits, entre droit et politique, etc.) en les posant à l’égard de cet objet parfois si singulier que constitue le droit international. On pourra toutefois relever que ses propos restent toujours au niveau de la philosophie du droit, de l’étude de la pensée juridique, sans jamais « descendre » vers l’analyse de la pratique afin de confronter les « discours sur le droit » à ce dernier. À titre d’exemple, anecdotique, on remarquera qu’Emmanuel Pasquier évoque à plusieurs endroits de son exposé les appréciations divergentes que Schmitt et Kelsen ont pu porter sur la notion de « différend non justiciable » en droit international, sans toutefois les confronter aux solutions qui ont été adoptées sur ce point dans la jurisprudence des juridictions internationales [24]. Mais cela n’était pas l’objet de cet ouvrage, et la lecture de ce dernier convainc que l’auteur a pleinement rempli le pari qu’il s’était fixé. Emmanuel Pasquier montre que l’opposition Schmitt/Kelsen, qui a acquis sa notoriété à travers la question du gardien de la constitution, trouve des prolongements dans le champ du droit international, parce qu’il y a là, en réalité, l’illustration d’un clivage plus profond qui oppose ces auteurs sur la conception de ce qu’est la science du droit et de ce que sont les rapports entre le juridique et le politique.

Perreau Bruno, Penser l’adoption. La gouvernance pastorale du genre, Paris : PUF, coll. « Éthique et philosophie morale », 2012, 211 p. Compte rendu par Cécile Ensellem (Sociologue consultante).

95 Ce livre de Bruno Perreau se fixe pour objectif de montrer comment l’adoption privilégie le modèle hétérosexuel pour définir le bon parent. S’il ne livre pas une pensée de l’adoption dans son ensemble (les titres sont souvent trompeurs), la prégnance de la différence des sexes dans la filiation s’impose comme un thème majeur. L’auteur s’appuie sur des terrains variés : les débats parlementaires, la jurisprudence, le fonctionnement des services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) chargés de la délivrance des agréments et enfin des entretiens avec des candidats homosexuels.

96 Si l’adoption peut apparaître comme un hommage à la filiation construite, elle renforce, en réalité, la force symbolique de la filiation biologique, notamment en mettant en place un arsenal pour faire « comme si » les parents adoptifs étaient les parents biologiques de l’enfant, et ce dès la loi de 1966 qui crée pourtant l’adoption plénière, irrévocable et exclusive. Avec l’enfantement hissé au rang de vérité, on serait ainsi passé d’un régime de vraisemblance à celui de la ressemblance à la filiation biologique. L’adoption est considérée comme un risque social qu’il convient donc de maîtriser. C’est dans ce contexte que les candidatures homosexuelles font l’objet de suspicion. Juridiquement, un couple homosexuel ne peut postuler à l’adoption puisque celle-ci est réservée en droit aux couples mariés. Mais rien n’interdit à un homosexuel de le faire, l’adoption étant ouverte aux célibataires. Pour obtenir l’agrément, les candidats sont soumis à une enquête sociale et psychologique qui infléchit le sens de la loi. Celle-ci est peu prolixe sur les critères de sélection, ce qui autorise de grandes disparités d’un département à l’autre. Dans une perspective foucaldienne, l’auteur évoque une « politique pastorale de la filiation » qui se caractérise, à la fois, par sa discrétion et par la nécessité dans laquelle se trouvent les individus de mettre en récit leur projet parental. Cette politique n’a pas besoin d’être coercitive puisque ceux-ci en sont les coproducteurs.

97 Dans l’« arène parlementaire » (chapitre 2), le « spectre de la différence des sexes » plane sur toutes les lois concernant la filiation, y compris celles de bioéthique qui, loin d’encourager la reconnaissance de nouvelles parentalités au fil de sa « mise en droit », met en valeur le modèle hétérosexuel. De très beaux entretiens avec Ségolène Royal, Jean-François Mattéi et Gérard Gouzes dévoilent les coulisses des débats : les parlementaires avancent masqués jusqu’en 2009 pour défendre l’ouverture de la filiation aux homosexuels. Dans la « tribune jurisprudentielle » (chapitre 3), ce spectre est si puissant que, face aux juges, les candidats à l’adoption doivent, non seulement, montrer leur attachement à la différence des sexes mais prouver en plus comment, concrètement, ils vont incarner ce modèle. Le Conseil d’État refuse l’agrément in abstracto pour les homosexuels déclarés, supposés par essence nier l’autre sexe, alors même qu’il juge in concreto les demandes des célibataires hétérosexuels. La jurisprudence européenne finit par donner raison aux homosexuels, à la condition qu’ils présentent des gages de références maternelles et paternelles pour l’enfant. On aurait aimé connaître son impact sur la législation française.

98 L’auteur conclut la revue de jurisprudence par l’accouchement sous X et l’affaire qui oppose Monsieur Petter, père biologique de Benjamin, et les époux Fau, ses parents adoptifs. M. Petter avait reconnu Benjamin avant sa naissance, mais sa compagne a accouché sous X et il s’est trouvé dans l’incapacité de le retrouver malgré son interpellation du président du conseil général. Au bout de quatre procès, la Cour de cassation a transformé l’adoption plénière de Benjamin en adoption simple, ce qui est inédit. Cela consacrerait la victoire de la filiation biologique sur la filiation sociale. Or, M. Petter ne peut être considéré comme un simple géniteur, puisqu’il n’a jamais voulu abandonner son enfant. L’auteur relève l’importance de la volonté comme critère de parentalité mais oublie de l’appliquer au père biologique. Quelle attitude adopter face à la revendication de l’homme d’être père quand la femme qui porte son enfant ne veut pas être mère ? On ne peut assimiler l’égalité homme/femme à l’égalité père/mère, difficulté supplémentaire pour une perspective de genre.

99 Sur le terrain de la délivrance de l’agrément (chapitres 4 et 5), tout en jouant un rôle majeur, les assistantes sociales, « entrepreneurs de la morale », seraient dominées dans le champ de l’administration décentralisée. Les psychologues et psychiatres leur imposent leurs normes et les associations – surtout Enfance et famille d’adoption – émettent des conseils quant à la formulation du projet des candidats. Les assistantes sociales sont guidées par la notion de parentalité, catégorie scientifique et administrative qui désigne à la fois la capacité à élever correctement ses enfants et des figures parentales atypiques. L’invention de la notion d’homoparentalité s’inscrit dans une recherche de reconnaissance, comme l’illustre un bel extrait d’entretien de Martine Gross, présidente de l’Association de Parents Gays et Lesbiens.

100 La « parentalité » oscille en permanence entre légitimation de certaines situations jusque-là stigmatisées – la monoparentalité notamment – et exclusion d’autres. Cependant, sur la scène médiatique, certains couples homosexuels n’hésitent pas à critiquer les femmes seules : ils sont peut-être de même sexe, mais ils ont au moins le mérite d’être deux. Le relever aurait permis à l’auteur d’affiner le lien qu’entre­tiennent les individus avec les modèles de parentalité.

101 L’adhésion des candidats à des « représentations stéréotypées des rôles de genres » devient une disposition parentale : le bon parent est celui qui signifie à l’enfant la différence des sexes, même chez les assistantes sociales qui ont le plus tendance à accepter les candidatures homosexuelles. Celles qui les rejettent catégoriquement s’appuient sur une dramatisation du danger que court l’enfant exposé à deux parents de même sexe, enfant qui a déjà vécu l’abandon et que l’adoption doit réparer. De manière générale, l’homosexualité suscite de l’anxiété, étant perçue comme « un espace de déréalisation des propriétés masculines et féminines ». Cependant, quid de la situation des nombreux candidats hétérosexuels qui se voient également refuser l’agrément ? Le livre évoque pourtant des questions surprenantes : renseignements provenant de l’employeur, relations avec le voisinage, engagement politique et même descriptif physique ! L’analyse de l’ensemble des critères de sélection, en s’inspirant des travaux précurseurs de Françoise Rault [25], aurait sans doute permis de mieux cerner le rejet spécifique des candidats homosexuels.

102 L’auteur étudie le choix cornélien auquel ils sont soumis : révéler leur homosexualité, et ainsi se voir exclus de la parentalité, ou la cacher et renforcer le modèle de l’hétérosexualité. L’homosexualité devient un handicap au sens goffmanien du terme, qu’il faut dissimuler. Les candidats qui assument leur homosexualité sont encouragés de fait à surjouer la différenciation des rôles et la présence d’un tiers de l’autre sexe. Il reste à savoir si des homosexuels se soumettent aux normes sans y adhérer vraiment.

103 Les individus sont soumis à des paradoxes face à l’institution : sommés simultanément de rendre leur projet unique et d’entrer dans des modèles standards en montrant comment celui-ci est sans danger par rapport au modèle hétéronormatif de la parentalité, témoigner leur désir d’être parent mais ne pas être trop en demande, ce qui constitue une « source de rejet des candidatures atypiques puisqu’ils sont contraints d’exprimer un trop fort désir ». Toutefois il faudrait noter que les institutions ont leurs propres paradoxes. Les assistantes sociales sont, elles aussi, soumises à des tensions inhérentes au travail d’évaluation : dans l’obligation de sélectionner selon des critères tout en refusant de juger les personnes (Françoise Rault). L’auteur défend l’idée d’une sélection au cas par cas, qui aurait le mérite de promouvoir réellement l’intérêt de l’enfant (chapitre 6). Mais la prise en considération de la singularité de chaque candidature empêcherait-elle réellement l’émergence de critères de sélection dans un contexte de pénurie d’enfants adoptables ?

104 Les bouleversements législatifs en faveur de l’homoparentalité relancent l’intérêt de cet ouvrage. Les pratiques des membres de l’ASE seront-elles infléchies ? La logique pastorale de la filiation sera-t-elle toujours de mise ? De manière générale, ce livre offre de beaux passages et témoigne de l’érudition de son auteur. Un certain manque de cohérence est généré par un excès de digressions. Le prisme militant et la perspective de « gouvernance pastorale » mettent au jour des mécanismes sous-jacents et offrent un point de vue original sur une question comme la pluriparentalité, que nombre de travaux accolent systématiquement à l’homoparentalité. Cependant, ils conduisent aussi à sous-estimer les enjeux et tensions auxquels sont soumis tous les acteurs de l’adoption.

Roselli Orlando, Scritti per una scienza della formazione giuridica, Naples : Edizioni Scientifiche Italiane, 2012, 292 p. Compte rendu par Pietro Costa (Université de Florence), traduit par André-Jean Arnaud (Centre de Théorie et Analyse du Droit [CTAD], Université Paris Ouest Nanterre – La Défense)

105 Ce volume rassemble un nombre important d’essais d’Orlando Roselli réunis ici sur la question de la formation du juriste. L’auteur a voué une attention constante à ce thème au cours de la dernière décennie, se faisant le promoteur et l’organisateur de conférences sur le thème, et d’une série spéciale d’études – la Collana per l’Osservatorio sulla formazione giuridica[26] – publiée par les Éditions Scientifiques Italiennes et dirigée par Vincenzo Cerulli Irelli et Orlando Roselli lui-même. Les textes rassemblés dans ce livre sont (directement ou indirectement) en lien avec l’entreprise notable qu’Orlando Roselli a portée à bout de bras : coordonner les efforts de plus de cent quatre-vingt chercheurs appartenant à divers domaines disciplinaires (relevant ou non du savoir juridique), pour analyser et discuter, sous divers angles, le problème de la formation du juriste.

106 La juxtaposition des textes réunis dans ce volume, issus de conférences et séminaires divers, n’a rien de fortuit ; bien au contraire, ces écrits scandent et thématisent les étapes d’un projet cohérent. L’hypothèse de base (ou, si l’on préfère, le « pari » sur lequel s’engage notre auteur), c’est l’urgence qu’il y a à mettre en relief une composante spécifique de l’activité du docteur en droit : l’enseignement. L’activité didactique, qui, pour le grand public, est la fonction la plus claire et évidente d’une faculté de droit, risque de se trouver réduite, par les juristes qui s’y consacrent au quotidien, à une banale cuisine de simples « pratiques ». Le « pari » d’Orlando Roselli consiste très précisément à démontrer la nécessité de soustraire l’enseignement du droit au cône d’ombre d’un mode de fonctionnement pris pour une évidence, et à mettre l’accent sur les fondements, les transformations, les inadéquations, les possibilités de développement.

107 Il est vrai que, dans l’Université des xixe et xxe siècles, là, en particulier, où le modèle de référence était le modèle « humboldien » [27], ce qui était privilégié et valorisé était la recherche désintéressée de la vérité, l’élaboration du savoir, davantage que sa transmission. En réalité, même dans le passé (récent autant que lointain), la relation entre connaissance et enseignement a été intense : on pense, en particulier, pour ce qui concerne les facultés de droit, au rôle joué par les « manuels » ou par les textes à caractère institutionnel, et à l’impact qu’ils ont eu sur les choix méthodologiques et sur les stratégies de fond, dans chacune des disciplines.

108 L’auteur a donc raison quand il insiste sur la relation forte qui existe entre la formation du savoir et son mode de transmission : un rapport intense, même s’il est souvent négligé et peu mis en évidence de manière critique, ou l’a été dans le passé. Mais ce qui fait qu’il est urgent, aujourd’hui, de mettre le doigt sur le problème de la transmission du savoir, selon Orlando Roselli, ce sont les mutations rapides qui vont à l’encontre du contenu du savoir juridique et du rôle lui-même, tant social que culturel, du juriste. Ce qu’est le juriste (ce qu’il peut et doit faire dans la société contemporaine) ne peut plus être donné pour évident; et c’est précisément là que le problème du lien entre le savoir juridique et sa communication acquiert une nouvelle consistance et une urgence nouvelle.

109 Le rôle du juriste est devenu problématique aujourd’hui, parce que le changement est rapide dans ce qui faisait la cohérence d’ensemble de l’expérience juridique des siècles précédents : la souveraineté des États-nations est en train de perdre du terrain face à de nouveaux pouvoirs, supra-étatiques et transnationaux, et, de ce fait, le système des sources juridiques revêt une complexité inconnue jusqu’à l’après Deuxième Guerre mondiale. Que l’interprétation et l’application des normes ne puissent plus constituer une activité simplement logique-déductive, cela n’est plus la thèse d’une quelconque théorie juridique antiformaliste iconoclaste ; c’est une conviction qui plonge ses racines dans l’expérience quotidienne de tout acteur du droit aux prises avec un système normatif toujours plus complexe et hétérogène. Le fonctionnement du système n’est pas (et ne peut plus être considéré comme) « automatique ». Le système n’est pas une machine prête à l’emploi. C’est plutôt un instrument étrange que l’opérateur prépare et règle au moment où il en use. C’est aux opérateurs juridiques qu’incombe la charge d’essayer de donner une cohérence et une unité aux appareils normatifs complexes et souvent contradictoires.

110 Le livre d’Orlando Roselli (et, d’une manière plus générale, le projet culturel qu’il a engagé au cours de la dernière décennie) se développe autour de cette intuition, et s’efforce d’en tirer toutes les conséquences. La principale d’entre elles peut s’énoncer avec simplicité : étant donné que le savoir et sa transmission sont étroitement liés, si nous voulons un juriste nouveau, disposant des outils nécessaires pour se déplacer dans un « environnement » désormais sans rapport avec le passé (si récent fût-il), nous devons réfléchir à la meilleure manière d’atteindre cet objectif : nous devons concentrer notre réflexion sur la transmission du savoir.

111 De cette voie difficile pouvant mener à une nouvelle figure du juriste, Orlando Roselli indique clairement les principales lignes directrices (que l’on retrouve constamment dans les travaux publiés dans la Collana per l’Osservatorio sulla formazione giuridica).

112 En premier lieu, une composante indispensable de la formation juridique est la possibilité de transmettre le sens de l’historicité du droit : la prise de conscience du fait que nous avons besoin de placer le présent au sein d’un processus qui vient de loin ; et, dans le même temps, l’apprentissage de la diversité, la comparaison avec des expériences éloignées des nôtres, à partir desquelles tirer des incitations à élargir les horizons et relativiser les catégories conceptuelles utilisées.

113 Deuxièmement, notre auteur a soin de valoriser les nouveaux contextes politique et institutionnel au sein desquels se développe effectivement l’expérience juridique d’aujourd’hui, entre autres, principalement, l’ordre européen. On peut percevoir ce dernier d’un double point de vue : d’un côté, comme un ordre juridique décisif pour le fonctionnement des États membres (partant, pour notre compréhension de leur mécanisme), et, d’un autre (et en conséquence), comme un espace commun particulièrement adéquat pour le développement des institutions responsables de la formation du juriste « nouveau ».

114 Troisièmement, la formation du juriste doit être conçue et ajustée en fonction des différents environnements culturels et institutionnels dans lesquels elle s’opère : c’est précisément pour cela que Orlando Roselli se préoccupe de repenser les contenus et modalités de transmission du savoir juridique dans les institutions universitaires (telles que les facultés des sciences politiques et économiques) autres que les facultés de droit.

115 Quatrièmement, l’importance de la formation juridique exclut la possibilité de traiter de cette question dans l’optique étroite d’une unique réalité nationale, et requiert une comparaison avec l’expérience de différents pays, et qu’on en recueille les fruits : l’attention que porte l’auteur à l’expérience française et espagnole, par exemple, découle de cette exigence.

116 Enfin, au-delà du simple compte rendu de l’ouvrage, on ne peut pas manquer de faire une référence, en rien sporadique, aux modalités de la communication, aux stratégies et techniques les mieux adaptées pour la transmission du savoir. L’objectif est de dessiner les traits d’une « pédagogie » universitaire qui puisse aspirer au statut d’une science véritable et spécifique, comme Orlando Roselli entend le montrer dans le stimulant essai (d’ailleurs substantiellement conclusif) sur lequel s’achève le recueil.

117 Ils sont donc nombreux, les fronts sur lesquels se porte l’analyse, et, toutefois, sur chacun d’eux, il en revient à se poser la question qui constitue le trait d’union entre les essais ici réunis, comme il en allait des interventions publiées dans les quinze volumes dont se compose la série Collana per l’Osservatorio sulla formazione giuridica : quel est le profil souhaitable du juriste de demain. Se poser des questions sur les traits de ce dernier ne constitue pas une curiosité stérile ; c’est, au contraire, une exigence incontournable pour une culture juridique consciente des responsabilités qui sont les siennes.

Touraut Caroline, La famille à l’épreuve de la prison, Paris : PUF, coll. « Le lien social », 2012, 270 p. Compte rendu par Didier Le Gall (Centre d’Étude et de Recherche sur les Risques et les Vulnérabilités [CERReV], Université de Caen Basse Normandie).

118 Les travaux de sociologie portant sur l’univers carcéral en France se sont essentiellement intéressés à ce qui se passe dans l’enceinte des prisons, la fascination pour cet espace clos rendant peu visibles les contacts entre le dedans et le dehors, notamment le rôle joué par les proches qui soutiennent les détenus. Prolongeant le travail de Philippe Combessie sur les liens réciproques entre les prisons et leur environnement géographique [28], Caroline Touraut se propose dans cet ouvrage de lever le voile sur le vécu des proches des détenus qui, par contagion, font l’objet de représentations stéréotypées et négatives ; des victimes collatérales en quelque sorte, bien que la diversité des tâches qu’elles assument au quotidien s’avère primordiale, tant pour les détenus que pour l’institution carcérale.

119 Pour appréhender les effets de la prison sur les proches de détenus, C. Touraut forge le concept d’expérience carcérale élargie, qui a pour ambition de traduire « l’emprise que les institutions carcérales exercent sur des personnes qui ne sont pourtant pas recluses, comme l’entourage des détenus, et qui vont, de manière singulière, éprouver la prison dont l’action s’étend au-delà des murs et de ceux qu’elle enferme » (p. 3) ; une véritable épreuve sociale que traversent tous ceux qui sont dans un rapport de proximité affective avec le détenu  [29] (principalement les membres de la famille), qui commence avec le placement en détention et prend fin avec la libération.

120 À partir d’un imposant matériau bien diversifié, constitué d’une soixantaine d’entretiens semi-directifs réalisés en dominante avec des parents et des épouses ou compagnes se rendant à un parloir pour visiter un détenu (prévenu ou condamné à une courte ou longue peine) ainsi que d’observations effectuées dans plusieurs établissements pénitentiaires, C. Touraut s’efforce de cerner « l’empreinte de la prison sur l’extérieur » : « En quoi la présence des proches auprès des détenus vise-t-elle à “décarcéraliser ” le reclus, mais surtout dans quelle mesure la famille se retrouve-t-elle partiellement “emprisonnée” ?» (p. 7). L’analyse de ce délicat travail de terrain nous est ici présentée en deux parties distinctes mais complémentaires : la première restitue dans sa diversité l’épreuve que constitue l’expérience carcérale élargie, la seconde rend compte des relations qui se prolongent ou se nouent malgré la séparation, l’incar­cération ne mettant pas toujours fin aux liens tissés antérieurement.

121 L’arrestation, qui provoque parfois une véritable sidération des proches, notamment lorsqu’aucun délit antérieur ne pouvait la laisser présager, constitue, avec la garde à vue et le placement en détention, les premiers temps de l’expérience carcérale élargie. Un moment qui plonge dans un profond désarroi, ce d’autant que le motif de l’arrestation n’est pas divulgué et qu’il n’est guère possible de communiquer avec le détenu pendant trois semaines. L’entrée dans l’expérience carcérale élargie s’accompagne alors d’un sentiment de déclassement et de disqualification, le statut de « proche de détenu » supplantant toutes les autres identités ; une perte de considération qui se prolonge lors des premières confrontations avec l’institution pénitentiaire. Faute de disposer des règles et codes qui la régissent, les proches doivent faire tout un apprentissage s’apparentant « à un processus de familiarisation en situation » (p. 33), durant lequel ils sont infériorisés, avant d’accéder à une certaine « routine » qui n’en demeure pas moins précaire tant les règles sont labiles et arbitrairement appliquées. « Les modalités d’entrées en prison contribuent au processus de “contagion du stigmate” carcéral et, par là même, la dimension sacrificielle des prisons tend à s’élargir des personnes incarcérées à leurs proches » (p. 48).

122 Si l’expérience carcérale élargie est avant tout marquée par l’attente (du jugement, des parloirs, de la fin de la peine), elle se caractérise aussi par la nécessité de concilier une pluralité de temporalités (horaires fixes des parloirs, trajet domicile-prison, activité professionnelle…) qui aboutit à une saturation du temps, ce d’autant que l’incarcération contraint souvent à endosser de nouveaux rôles dans un contexte socio-économique qui s’est par ailleurs précarisé. Le regard stigmatisant porté sur soi, la saturation du temps, la charge matérielle qu’il faut assumer, l’organisation de la vie autour du détenu se répercutent alors sur la santé et le réseau de relations des proches, déjà mis à mal par la distance prise par certains, voire par les proches eux-mêmes à l’égard de ceux qui réprouvent leur engagement. Injustice et enfermement sont souvent ressentis. « Si les proches de détenus ne sont pas enfermés physiquement, ils vivent une rupture dans leur quotidien et une peine sociale qui atteint leur liberté » (p. 90).

123 Si tous doivent faire avec le statut de « proche de détenu », l’expérience carcérale élargie est néanmoins diversement vécue. Élaborant une typologie construite autour de trois axes : le rapport au stigmate, à l’institution carcérale et à l’expé­rience biographique, C. Touraut distingue trois façons de vivre l’expérience carcérale élargie. L’expérience dévastatrice, qui est vécue comme une véritable rupture, associée à un fort sentiment de honte et à une attitude de soumission vis-à-vis de l’institution pénitentiaire ; l’expérience retournée, qui s’apparente au parcours de ceux qui parviennent « à retourner le stigmate carcéral » et à faire de cette épreuve un évènement qui leur permet de rebondir, de se ressaisir, une forme de résilience en quelque sorte ; l’expérience combative, qui englobe tous ceux qui assument leur statut de « proche de détenu », luttent pour sa reconnaissance ainsi que celui de détenu et, n’éprouvant pas de honte, sont prompts à dénoncer, sur le mode d’un engagement militant, les dysfonctionnements de l’institution carcérale.

124 L’incarcération, mais aussi parfois la gravité du délit commis, prédispose au délitement des liens. Alors comment « faire famille », « faire couple » en pareille situation ? Les proches contournent l’obstacle du délit en développant des « rhétoriques de la justification » qui « permettent d’attester de la moralité du détenu, de préserver leur propre identité morale et de légitimer aux yeux d’autrui le soutien offert » (p. 154). Du moins est-ce le cas des proches sollicités, ceux qui ont rompu ne faisant pas partie de la population étudiée dans cette recherche. Quant au lien, il se maintient par une diversité d’attentions et une multiplicité de tâches réalisées par les proches, bien que celles-ci ne soient guère visibles, quand elles ne sont pas discréditées, car elles reviennent essentiellement aux femmes. Les activités de care sont genrées et l’altruisme qui semble en être le ressort contribue à les « naturaliser », occultant ainsi que ce don appelle potentiellement un contre-don.

125 Si les mères et épouses ne se situent pas dans cette perspective, qui laisserait entrevoir un intéressement susceptible de « désenchanter » la relation, elles attendent néanmoins des détenus qu’ils modifient leur comportement, soient plus affectueux et mettent fin à leurs actes délictueux. Par ailleurs, le soutien apporté, qui s’accompagne d’une extension des rôles et responsabilités déjà assumés par ces femmes, n’est pas sans bénéfice pour elles-mêmes. « Le souci d’autrui n’est pas nécessairement exclusif du souci de soi. Partant de là, l’expérience carcérale élargie apparaît paradoxalement comme une situation sociale qui maintient l’assignation des femmes dans une posture traditionnelle et largement invisible, tout en leur offrant une opportunité pour prendre prise sur celui qui est détenu et sur les conditions de leur relation » (p. 175).

126 Par cet ouvrage, dont on ne saurait ici restituer toute la richesse, C. Touraut donne à voir une population – de femmes essentiellement – injustement stigmatisée. On aimerait qu’avec la même finesse d’analyse, C. Touraut prolonge et étende son travail à l’expérience carcérale élargie des proches de cette minorité que représentent les femmes détenues. Concerne-t-elle en dominante les mêmes acteurs ? Ceux-ci manifestent-ils le même engagement ? Leur soutien est-il aussi vivace et pérenne ?

Toureille Valérie, Crime et châtiment au Moyen Âge, Paris : Le Seuil, 2013, 334 p. Compte rendu par Laurent De Sutter (Vrije Universiteit Brussel).

127 Ceux, de plus en plus nombreux, qui se tiennent informés des publications relevant du domaine de l’histoire du droit au Moyen Âge ne peuvent avoir manqué de croiser, dans telle ou telle bibliographie, telle ou telle revue scientifique, le nom de Valérie Toureille. Si ce ne sont pas ses études sur le procès de Coquillards ou sur la naissance de la police parisienne, c’est au moins son ouvrage relatif au vol et brigandage au Moyen Âge paru en 2006 [30], qui a dû attirer leur attention. Car, à la différence de celui de la plupart des historiens du droit qui se sont penchés sur les phénomènes qu’elle y traite, le travail de Valérie Toureille se caractérise par un trait autant rare que précieux : ce n’est pas un travail de juriste – mais un travail d’historien en tant que tel. C’est-à-dire que ce n’est pas un travail qui, comme elle le rappelle elle-même dans le chapitre consacré à la peine à la fin du livre, obéit aux mêmes contraintes, non seulement disciplinaires mais aussi de catégorie, que celles propres à l’histoire du droit des juristes. De fait, Crime et châtiment au Moyen Âge, que publient avec à propos les éditions du Seuil, n’est pas une histoire du droit pénal au Moyen Âge, mais bien une histoire de la pratique de la peine – dont le développement d’un droit spécifique n’est qu’une des conséquences. Les normes n’intéressent Valérie Toureille qu’en tant qu’elles appartiennent à un univers de gestes, d’institutions et de personnes bien plus vaste et bien plus vivant, dont elle a tenté de rendre, avec une vivacité dont il faut lui savoir gré, les grandes traits, à défaut de pouvoir en restituer tout le détail. Du reste, comme elle le rappelle d’entrée de jeu, une telle tâche eut été impossible : les sources dont dispose le chercheur sont trop peu nombreuses et trop peu précises pour que l’on puisse proposer un portrait exhaustif de la forme prise au Moyen Âge par ce que nous connaissons sous le nom de « crime ».

128 La rareté et la disparité des sources à la disposition de l’historienne qu’est Valérie Toureille ne l’ont, toutefois, pas empêchée de suggérer plusieurs leçons utiles à la compréhension de la pratique du droit durant la période qui l’occupe – leçons qu’il n’est pas interdit au juriste contemporain de méditer à son tour. Parmi celles-ci, la première concerne la notion de « crime » elle-même : bien loin de posséder une catégorie qui engloberait tous les actes répréhensibles, les juges du Moyen Âge connaissaient une multiplicité de « crimes » distincts, appelant des régimes juridiques distincts. Le « crime », explique Valérie Toureille, n’était pas le filtre à travers lequel les juges (ou les juristes) lisaient le réel juridique des actes qu’ils avaient à connaître, mais le simple résultat de la procédure par laquelle un châtiment était prononcé à l’encontre de celui qui avait commis tel ou tel « mal ». Non seulement, rappelle-t-elle, le mot latin crimen ne signifiait qu’« accusation » ou « grief », mais son premier usage en ce sens n’apparut qu’au xiie siècle, dans le Roman de Troie de Benoît de Saint-Maure ; auparavant, le « crime » n’existait même pas. À la place du « crime », donc, le Moyen Âge connaissait une multiplicité de « maux », dont les quatre principaux étaient le meurtre, le rapt, le vol et l’incendie – maux dont le châtiment relevait d’une logique tout à fait différente de celle animant le droit pénal aujourd’hui. L’important est que cette différence portait à la fois sur le mode d’incrimination, la preuve apportée à celle-ci et la peine applicable une fois la culpabilité avérée ; et sur le but poursuivi par le châtiment, qui n’était, bien sûr, ni de défense sociale, ni de réforme individuelle. La peine, au Moyen Âge, était d’abord une affaire de rééquilibrage – que celui-ci se manifestât sous la forme primitive de la composition pécuniaire, ou bien sous celles, plus tardive, des sanctions prononcées par un juge, qu’elles fussent physiques ou afflictives.

129 Que le Moyen Âge n’ait pas connu un seul régime de la peine, mais une multiplicité de régimes différentiés, reposants sur une logique d’un équilibre à rétablir, entraînait de nombreuses conséquences, que Valérie Toureille détaille avec prudence mais fermeté. Une des plus considérables concernait la définition de la gravité relative des différents maux susceptibles de châtiment, définition obéissant à une hiérarchie qui, aux yeux d’un contemporain, ne peut qu’apparaître comme exotique – ainsi que s’en amuse Valérie Toureille elle-même. On pourrait, par exemple, s’étonner de la mansuétude dont semblaient faire preuve les autorités (seigneuriales ou royales, puis judiciaires) à l’égard des « crimes » relatifs au meurtre ou à la « violence » (catégorie recouvrant ce que nous appelons « viol » aujourd’hui). Par contraste, les atteintes à la propriété privée, bien avant le début de ce que McPherson a appelé « l’individualisme possessif », faisaient l’objet de sanctions très lourdes – si lourdes qu’elles ne peuvent que nous sembler hors de proportion avec les actes qu’elles visent à punir. Une autre conséquence notable était l’indifférence manifestée par le texte des coutumes quant à la mise en œuvre de la punition, une fois celle-ci décidée – comme si l’administration de la justice devait être distinguée de son établissement (cette dernière seule regardant le « droit »). Cette indifférence, du reste, constituait une manifestation parmi d’autre d’un phénomène plus large : le caractère très informel de l’activité de châtiment, dont témoigne également l’arbitraire aussi complet que revendiqué dont faisaient preuve les premiers juges. Bien loin de se sentir tenus par un ensemble contraignant de règles ou de directives, ceux-ci faisaient figure de créateurs au même titre que l’étaient les artistes : non seulement élaboraient-ils leur œuvre en toute liberté, mais aussi les moyens par lesquels ils entendaient la créer.

Notes

  • [1]
    André Orléan, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris : Le Seuil, 2011.
  • [2]
    Sébastien Guex, « Conflits et marchandages autour du secret bancaire en Suisse à l’issue de la Grande Guerre », p. 157-187.
  • [3]
    Éric Phélippeau, « Le financement de la vie politique française par les entreprises 1970-2012 », p. 189-223.
  • [4]
    Pierre Lascoumes et Viviane Le Hay, « Rapport à l’argent et conception de la corruption politique », p. 225-260.
  • [5]
    Frédéric Viguier, « Les paradoxes de l’institutionnalisation de la lutte contre la pauvreté en France », p.51-75.
  • [6]
    Olivier Godechot, « Financiarisation et fractures socio-spatiales », p. 14-50.
  • [7]
    . Enquête de déclaration automatisée des données sociales (DADS) de l’Insee.
  • [8]
    André Orléan, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, op. cit.
  • [9]
    Horacio Ortiz, « La valeur dans l’industrie financière : le prix des actions cotées comme vérité technique et politique », p. 107-136.
  • [10]
    Voir notre note critique dans le numéro.
  • [11]
    Jacques Lautmann, « De la crise financière à l’impasse sociétale ? Contribution à un débat contemporain », p. 133-157.
  • [12]
    Massimo Amato et Luca Fantacci, The End of Finance, Cambridge : Polity; traduction anglaise de Fine della Finanza, Rome : Donzelli, 2009.
  • [13]
    Une autre ligne d’argumentation plus wébérienne avancée par J. Lautman (mais peu développée) est la consolidation de la rationalisation des comportements spéculatifs basée sur la minimisation des risques et la maximisation de la liquidité.
  • [14]
    André Lucas et Henri-Jacques Lucas, Traité de propriété littéraire et artistique, Paris : Litec, 1994.
  • [15]
    CECOJI : Centre d’études sur la coopération juridique internationale.
  • [16]
    L'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (en anglais United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization).
  • [17]
    Emmanuelle Tourme-Jouannet, Le droit international, Paris : PUF, coll. « Que sais-je ? », 2013, p. 27-28.
  • [18]
    Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et pactes de 1966 : le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.
  • [19]
    Emmanuelle Tourme-Jouannet, Le droit international, op. cit., p. 120-121.
  • [20]
    Jonathan C. D. Clark, « The Enlightenment : catégories, traductions, et objets sociaux », Lumières, 17-18, 2011.
  • [21]
    Voir le titre de l’article de Constanta Vintila-Ghitulescu : « Punir les corps/séquestrer les âmes. Sur la peine dans la société roumaine au xviiie siècle ».
  • [22]
    Yves Citton, L’envers de la liberté. L’invention d'un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières, Paris : Éditions Amsterdam, 2006. Franck Salaün, « Anti-matérialisme et matérialisme en France vers 1760 », in Id., L'autorité du discours. Recherches sur le statut des textes et la circulation des idées dans l'Europe des Lumières, Paris : Honoré Champion, 2010, p. 29-47.
  • [23]
    Kevin Ladd, « "Et cependant on a le droit de l'étrangler..." : la compatibilité entre nécessitarisme et droit pénal chez Spinoza et Kelsen et la question de la peine de mort », Corpus, 62 2012, p. 359-376.
  • [24]
    Voir p. 152-153, p. 156-157 ou encore p. 476 et suiv.
  • [25]
    Françoise Rault, L’adoption comme révélateur des compétences parentales ?, thèse de sociologie sous la direction de François de Singly, Paris Descartes, 1997.
  • [26]
    Série « Observatoire sur la formation juridique » (NdT). Pour la totalité des titres parus, on peut consulter <http://www.edizioniesi.it/pubblicazioni/collane/290305/207/diritto_storia_filosofia_ e_teoria_del_diritto_207/Collana_per_lOsservatorio_sulla_formazione_giuridica-detail>.
  • [27]
    « L'un des postulats [du modèle « humboldien » repose sur la conviction profonde que l'expertise dans une discipline entraîne de soi la capacité de l'enseigner. Comme le révèlent les pratiques d'embauche et les critères de promotion, les universités fonctionnent encore pour beaucoup sur la base de ce postulat », Madeleine Perron, « Vers un continuum de formation des enseignants : éléments d'analyse », Recherche et formation, 10, 1991, p. 146 (NdT).
  • [28]
    Philippe Combessie, Prisons des villes et des campagnes. Étude d’écologie sociale, Paris : Éditions de l’Atelier, 1996.
  • [29]
    Selon une enquête de l’INSEE citée par l’auteure et publiée en 2002, 320 000 adultes, soit 0,7 % de la population de plus de 18 ans, sont concernés par la détention d’un proche.
  • [30]
    Valérie Toureille, Vol et brigandage au Moyen Âge, Paris : PUF, 2006.
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