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Article de revue

La politique comme sémantique

Pages 211 à 224

Notes

  • [1]
    Pour une introduction générale à l’œuvre de Thomas d’Aquin, voir, par exemple, St Thomas Aquinas, Selected Philosophical Writings (sélection et traduction par Timothy McDermott), Oxford (UK), New York : Oxford University Press, 1993.
  • [2]
    Sur les fondements épistémologiques de la théorie de la différenciation sociale, notamment la notion de « médium de communication généralisé au plan symbolique », voir Hugues Rabault, « L’épistémologie de Niklas Luhmann : de la phénoménologie de la conscience à la phénoménologie de la communication », Droit et Société, 54, 2003, p. 537-546.
  • [3]
    Niklas Luhmann, Die Gesellschaft der Gesellschaft [1997], 2 tomes, Frankfurt/Main : Suhrkamp, 1998, p. 743 et suiv.
  • [4]
    L’athéisme et le scepticisme expriment un décentrement de la sémantique, qui n’est plus unifiée autour d’un concept tel que celui de Dieu ou celui de vérité. On peut poser l’hypothèse qu’à partir du moment où le concept d’État condense la question du pouvoir, la vérité devient une dimension secondaire de la politique. Le primat de la politique sur la vérité n’est pas seulement le propre de politiciens cyniques tels que Lénine ou Goebbels, mais il est le produit de la thématique de la raison d’État qui surgit à la fin du xvie siècle. L’essai de Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’estat [Fac-similé de l’édition faite « sur la copie de Rome », 1679], Caen : Centre de philosophie politique et juridique, 1989, témoigne du surgissement de la sémantique du coup d’État. Celui de Malaparte [Curzio Suckert], Technique du coup d’État [1931] (traduit de l’italien par Juliette Bertrand), Paris : Grasset, 1966, montre que cette sémantique est devenue une tradition.
  • [5]
    Inversement, la science peut poser l’hypothèse que l’État n’est pas une réalité, mais un concept qui a une histoire et dont ont peut interroger la consistance ontologique. Voir Hugues Rabault, L’État entre théologie et technologie. Origine, sens et fonction du concept d’État, Paris : L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2007, p. 79 et suiv. La critique du concept d’État trouve un appui dans la tradition sociologique, qui voit dans l’État non la communauté des citoyens, non, donc, la civitas augustinienne, mais un système de fonctions sociales. Le concept d’État connaît une diffraction soudaine au xixe siècle, à travers l’opposition de définitions politiques, sociologiques, juridiques, économiques, etc. de l’État. Voir ibid., p. 192 et suiv.
  • [6]
    Niklas Luhmann, Die Politik der Gesellschaft, Frankfurt/Main : Suhrkamp, 2000. Pour une recension en français, voir Hugues Rabault, « Le paradigme de la machine : politique et cybernétique sociale », Droit et Société, 50, 2002, p. 209-232.
  • [7]
    Niklas Luhmann, Politische Soziologie, Berlin : Suhrkamp, 2010.
  • [8]
    En français, voir encore Niklas Luhmann, La légitimation par la procédure [1969], Sainte-Foy : Presses de l’Université Laval, Paris : Cerf, 2001. Pour une recension, voir Hugues Rabault, « État, globalisation et théorie de la communication : la fonction de la procédure », Droit et Société, 51/52, 2002, p. 513-539.
  • [9]
    En français, voir Pierre Guibentif, Foucault, Luhmann, Habermas, Bourdieu. Une génération repense le droit, Paris : LGDJ, 2010, p. 81-156 ; concernant la filiation sociologique vis-à-vis de Talcott Parsons, voir notamment p. 81, 89, 112, 123.
  • [10]
    Niklas Luhmann, Grundrechte als Institution. Ein Beitrag zur politischen Soziologie [1965], Berlin : Duncker & Humblot, 2009.
  • [11]
    Carl Schmitt, La notion de politique – Théorie du partisan [1932, 1963], Paris : Calmann-Lévy, 1972. Schmitt veut restaurer la politique, la hisser au-dessus, surtout, de l’économie. Luhmann reprend l’idée de Schmitt de la politique comme décision, mais il réduit la politique à une sémantique de la décision. Voir Niklas Luhmann, Die Politik der Gesellschaft, op. cit., p. 140 et suiv. En français, voir Hugues Rabault, « Carl Schmitt, la mythologie de l’État total et l’esprit du fascisme européen », Droit et Société, 74, 2010, p. 191-214.
  • [12]
    La sémantique de la distinction public/privé est commune aux Grecs et aux Romains. Le droit romain en fournit une forme sophistiquée à travers le thème de la dualité du droit public et privé (Ulpien, D.1.1.1.2).
  • [13]
    Carl Schmitt, La notion de politique – Théorie du partisan, op. cit., développe, comme on le sait, la thématique de la nature belliqueuse de la politique.
  • [14]
    Voltaire, Le siècle de Louis XIV [1753], dans Id., Œuvres historiques, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 618.
  • [15]
    Machiavel, Le prince [1513], dans Id., Œuvres (traduction par Christian Bec), Paris : Robert Laffont, 1996, p. 154 : « Il faut donc être renard pour connaître les pièges, et lion pour effrayer les loups. »
  • [16]
    Emil Cioran, Précis de décomposition [1949], dans Id., Œuvres, Paris : Gallimard, 1995, oppose la figure du « pitre sanguinaire » (p. 651) au « prince sage, de tout temps méprisé de ses sujets » (p. 672). Caligula et Néron représentent alors l’expression de la nature profonde de la politique.
  • [17]
    La vulgate antilibérale se méprend lorsqu’elle assimile le libéralisme à une vision optimiste de l’homme. Pour un exemple de cette critique approximative, voir Carl Schmitt, La notion de politique – Théorie du partisan, op. cit., p. 106.
  • [18]
    Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation [1859] (traduction par Auguste Burdeau), Paris : PUF, 1966, p. 436.
  • [19]
    Dans la tradition marxiste, par exemple, qui affecte d’une autre façon le point de vue réaliste, la fraternité entre gouvernants et gouvernés de la démocratie parlementaire est une impossibilité sociologique. Voir Karl Marx, « Der Bürgerkrieg in Frankreich » [1871], in Karl Marx et Friedrich Engels, Studienausgabe IV. Geschichte und Politik 2 (sélection par Iring Fetscher), Frankfurt/Main : Fischer, 1990, p. 190-231.
  • [20]
    Hugues Rabault, L’État entre théologie et technologie. Origine, sens et fonction du concept d’État, op. cit., p. 197 et suiv.
  • [21]
    Ibid., p. 32 et suiv.
  • [22]
    Ibid., p. 49 et suiv.
  • [23]
    Ibid., p. 47 et suiv.
  • [24]
    Ibid., p. 48-49 ; p. 197 et suiv.
  • [25]
    Ibid., p. 200 et suiv.
  • [26]
    Niklas Luhmann, Die Politik der Gesellschaft, op. cit., p. 140 et suiv.
  • [27]
    Voir Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, Paris : Hachette, 1950, p. 139.
  • [28]
    Voir, par exemple, Douglass C. North, John Joseph Wallis et Barry R. Weingast, Violence et ordres sociaux. Un cadre conceptuel pour interpréter l’histoire de l’humanité (traduction par Myriam Dennehy), Paris : Gallimard, 2010, notamment les intéressantes statistiques sur la relation entre État de droit et revenu per capita (p. 17 et suiv.). La thèse défendue par cet ouvrage est que l’État de droit de type libéral correspond à une organisation sociale efficace en termes de prospérité économique.
  • [29]
    Voir Niklas Luhmann, Soziale Systeme. Grundriss einer allgemeinen Theorie, Frankfurt/Main: Suhrkamp, 1984, p. 148 et suiv. ; Id., Systèmes sociaux. Esquisse d’une théorie générale (traduction par Lukas K. Sosoe), Québec : Presses de l’Université Laval, 2010, p. 149 et suiv.
  • [30]
    Thomas Hobbes, Leviathan [1651], Londres : Everyman, 1983, p. 87 et suiv.
  • [31]
    Pour la tradition autoritaire, la politique est par essence fondée sur la force, la puissance ou la violence. Voir supra note 4. La tradition révolutionnaire ne fait que retourner cette sémantique en posant que l’État ne saurait être qu’un instrument d’oppression. Ce type de théorisation prend des formes diverses, individualistes, comme à travers l’anarcho-capitalisme, ou collectivistes, comme à travers le marxisme-léninisme. Voir Hugues Rabault, L’État entre théologie et technologie. Origine, sens et fonction du concept d’État, op. cit., p. 124 et suiv. Le recyclage des théories autoritaires dans les mouvances contestataires trouve une expression récente, par exemple, dans Giorgio Agamben, État d’exception. Homo Sacer, II, 1 (traduction par Joël Gayraud), Paris : Seuil, 2003. La limite théorique de ce genre d’approches est qu’elles ne permettent pas de comprendre comment la violence d’État se pérennise et emporte le consentement, ne serait-ce que passif, des masses.
  • [32]
    Constitution de 1958, article 39 I.
  • [33]
    Cela explique aussi peut-être pourquoi, parallèlement, les tendances contestataires renoncent à la révolution au profit d’une pure sémantique de la protestation. Celle-ci tend à substituer le verbe à l’action. Ici encore il y a sans doute une forme d’anticipation de l’échec. Voir Niklas Luhmann, Protest. Systemtheorie und soziale Bewegungen [édité par Kai-Uwe Hellmann], 2e éd., Frankfurt/Main : Suhrkamp, 1997.
  • [34]
    Niklas Luhmann, Das Recht der Gesellschaft [1993], Frankfurt/Main : Suhrkamp, 1995, p. 195 et suiv.
  • [35]
    Par exemple, Hugues Rabault, L’État entre théologie et technologie. Origine, sens et fonction du concept d’État, op. cit., p. 158 et suiv.
English version

Luhmann Niklas, Le pouvoir (traduction en français par Stéphane Bouchard de Macht [1975], 3e éd., Stuttgart : Lucius & Lucius, 2003), Québec : Les Presses de l’Université Laval, coll. « Intersophia », 2010, 156 p.

1Que la théologie, qui fut longtemps la sémantique dominante de l’Occident, soit une impressionnante construction, nous ne pouvons le nier. Nous savons que cette sémantique est sophistiquée, qu’elle est susceptible d’une approche véritablement scientifique, comme le montrent de nombreux traités de théologie aujourd’hui encore. Dans la Somme théologique, Thomas d’Aquin plaçait sous l’égide de la théologie l’ensemble de la connaissance humaine, à savoir, notamment, la politique, l’économie ou le droit [1]. Le pouvoir, la vérité, les échanges ou les litiges, comme toutes les questions humaines, pouvaient être rattachés à l’idée de justice. La justice était la mesure de toute action ou de toute pensée. Ainsi l’ensemble du savoir était-il destiné à s’inscrire dans la perspective du salut de l’humanité. Au fond, tout le système proposé par Thomas d’Aquin a pour clef de voûte une certaine science du salut, ce qu’on désigne par le concept de sotériologie.

2Les choses sont désormais bien différentes. Dans la société contemporaine, ni la politique, ni le droit, ni la science ne peuvent être référés à un concept commun tel que celui de salut. Aujourd’hui, la politique régit la question du pouvoir, la science celle de la vérité, le droit de la légalité, l’art de l’esthétique, et la religion se trouve cantonnée au problème du salut, lequel ne vaut ni en politique, ni en matière scientifique, artistique ou juridique, etc. [2]. Niklas Luhmann attribue ce changement à un phénomène de différenciation fonctionnelle au sein de la société [3]. On chercherait en vain une sémantique unificatrice pour la société d’aujourd’hui. La politique, le droit, la science, la religion sont des sous-systèmes qui fonctionnent, pour ainsi dire, en parallèle dans le système global de la société et qui produisent de la sorte des sémantiques autonomes. L’œuvre de Luhmann, considérée dans son ensemble, peut être lue comme une Somme sociologique, une synthèse concernant la sémantique contemporaine, dont la clef de voûte n’est plus le concept de Dieu, mais celui de société.

3Car s’il est loisible aujourd’hui de renoncer à croire en Dieu ou en la vérité [4], ou encore en l’État [5], on peut maintenir l’hypothèse que quelque chose comme la société existe. Les Presses de l’Université Laval au Québec nous offrent la possibilité de nous initier à la sociologie politique de Niklas Luhman à travers la traduction d’un court livre intitulé, précisément, Le pouvoir, paru dans la collection « Intersophia », dirigée par Bjarne Melkevik. Ce livre est important, car il pose les bases d’un des piliers du grand édifice théorique bâti par Luhmann, celui de sa sociologie politique. La sociologie politique de Luhmann ne fut pleinement connue qu’en 2000, à travers la parution posthume de La politique de la société[6]. Plus récemment, fut édité un autre ouvrage posthume, intitulé Sociologie politique[7], qui constitue une première forme de la théorisation de Luhmann en la matière. L’ouvrage commenté, initialement paru en 1975, représente donc une première expression de la sociologie politique de Luhmann [8], et l’on y trouve un ensemble de préoccupations liées à l’époque. Il ne s’agit cependant pas ici d’entrer dans le détail du parcours de l’auteur et de l’inscription de son œuvre dans l’histoire de la sociologie [9]. Le texte qui suit voudrait montrer comment la sociologie politique de Niklas Luhmann permet de comprendre certains aspects de la politique, et plus particulièrement la tendance des acteurs de la politique à se soumettre à des normes juridiques, c’est-à-dire l’émergence de l’État de droit [10]. Comme on le verra, la politique peut être très logiquement pensée sur le mode du rapport de force, de la pure autorité ou de la violence. Luhmann nous amène à concevoir la politique d’abord comme sémantique. En tant que telle, et couplée avec le droit, la politique emporte une fonction de stabilisation sociale. En même temps, la politique est une sémantique différenciée : elle ne traite que des problèmes politiques. C’est ce que Luhmann appelle les « limites de la politisabilité du pouvoir » (p. 113). Il y a là une réponse au « tout est politique » des mouvances révolutionnaires, dont une expression se trouve formulée par Carl Schmitt [11] : pour Luhmann, la société ne saurait se réduire à la politique, car la modernité réside de fait dans le phénomène de la différenciation des systèmes sociaux, dans l’autonomie relative de l’économie, de la science, de l’art, du droit, etc., vis-à-vis de la politique.

4Pour Luhmann, le pouvoir s’interprète comme sens et la politique comme sémantique. En d’autres termes, le pouvoir est un phénomène de communication. Essayons de donner un aperçu de cette approche qui contribue à modifier notre perception des choses. On évoquera successivement le pouvoir comme sens et comme communication, pour étayer l’idée que la politique est une sémantique fonctionnelle dans la société contemporaine.

I – Le pouvoir comme sens

5Lorsque l’on s’interroge sur la politique, on a tendance à la penser comme une réalité matérielle. Dans la phraséologie commune, on parle de la politique comme ayant trait à quelque chose de réel, à un état de choses, qu’on désigne par des vocables abstraits, comme ceux de « bien commun » ou d’« utilité publique ». L’origine de ces concepts remonte à la tradition antique et médiévale [12], et notamment à l’aristotélisme de la scolastique. Il est cependant facile aux esprits forts d’avancer que le soi-disant « bien commun » est le plus souvent une rhétorique dissimulant des intérêts particuliers triviaux, de castes, d’organes ou de groupes de pression. Une pose dite réaliste consiste à affirmer que la politique est régie, en définitive, par la loi du plus fort. Ce genre d’analyse implique une équivalence entre politique et puissance, et laisse aux naïfs et aux ignorants les thèmes selon lesquels le ressort de la politique pourrait être quelque chose comme le « lien social », la paix et la concorde, ou le bien de l’humanité [13]. Ce constat trouve une justification dans la formule de Voltaire, qui résume ce qu’on appelle le pessimisme anthropologique, selon laquelle : « Tous les siècles se ressemblent par la méchanceté des hommes [14]. » La tradition machiavélienne est bien connue aux termes de laquelle la politique est affaire de force et de ruse [15]. Machiavel voyait, comme on sait, dans la morale théologique un danger pour la politique. C’était une critique de la conception thomiste de la politique. L’hypothèse a pu être posée que le politicien archétypique est le despote sanguinaire [16]. Une certaine tradition libérale, sceptique et pessimiste [17], a ainsi fondé la théorie constitutionnelle classique sur la nécessité d’une limitation du pouvoir, précisément parce que, selon la fameuse formule de Lord Acton, qui devient dans les manuels de droit constitutionnel un lieu commun cité de façon superficielle, mais qui recèle une vraie profondeur : « Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument. » Sous cet angle, c’est parce que l’homme est naturellement mauvais et violent qu’il faut des institutions politiques. En ce sens, selon la formule de Schopenhauer, « la législation positive n’est rien que l’institution d’une injustice positive, et n’est qu’une injustice imposée et publiquement avouée » [18]. Dans ce genre de conception, la politique est conçue de façon négative : les institutions politiques s’expliquent par l’impossibilité de la république fondée sur l’idéal de la fraternité [19].

6Mais en se référant à ce genre de théorie ontologique de la politique, on oublie qu’on ne fait de la politique qu’avec des mots. La politique est une construction conceptuelle, de même que la théologie. Il faut examiner dans la politique ce qui est jeu de langage. Au cœur de la politique se trouve la question du pouvoir. Le mot allemand Macht, utilisé par Luhmann, renvoie non seulement au pouvoir mais aussi à la puissance, comme dans le concept de « politique de puissance » (Machtpolitik). Si nous pensons au pouvoir, nous avons, répétons-le, tendance à l’envisager comme une réalité matérielle. Nous voyons le pouvoir comme un système de rapports de force, comme un phénomène de contrainte (p. 11). Selon Niklas Luhmann, le pouvoir doit toutefois être d’abord analysé comme communication, à savoir comme sens. Un juriste comprend assez facilement cela. Dans le domaine du droit, la question du pouvoir relève au plus haut niveau de la « constitution ». Or la constitution traite du pouvoir en le répartissant entre des entités, des autorités, etc. Cela est déjà vrai pour la souveraineté, qui se définit comme concentration du pouvoir. Ensuite apparaissent les questions de la division, de la répartition du pouvoir, de la pluralité, de l’équilibre des pouvoirs, et d’autres questions de ce genre, qui sont traitées par les constitutions et qui se traduisent par des mécanismes de répartition et de contrôle de l’exercice de compétences. C’est à travers les modalités de la répartition du pouvoir qu’on distingue, en science politique et en droit constitutionnel, différents régimes ou différents types d’État, qui ne sont en somme que des modes d’organisation du pouvoir. Presque tous les États se dotent aujourd’hui de constitutions, qui impliquent l’utilisation de concepts identiques. On peut parler à présent d’une forme d’ingénierie constitutionnelle globalisée, c’est-à-dire d’une sémantique politique universelle [20].

7Cette sémantique, comme il a été dit, a une origine ancienne. Le plus ancien texte fournissant une présentation systématique des constitutions n’est autre que La politique d’Aristote, qu’on peut voir comme l’ancêtre des manuels de droit constitutionnel. Cet ouvrage fut inlassablement glosé et utilisé comme un recueil de recettes politiques à partir de la scolastique médiévale. Ainsi, dans la distinction classique entre trois types de régimes possibles, la monarchie, l’aristocratie et la démocratie, recyclée depuis l’Antiquité jusqu’aux constitutions d’aujourd’hui, le problème est celui de l’attribution du pouvoir à un organe, l’assemblée du peuple, un conseil aristocratique ou un individu [21]. L’Occident n’est jamais complètement sorti de cette sémantique [22]. L’une des questions centrales, posée notamment par Platon et Aristote, fut celle de l’instabilité des régimes, c’est-à-dire de la discorde (stasis) et de la dissolution du pouvoir qu’elle entraîne. On sait qu’une solution fut défendue à travers l’idée d’une certaine répartition du pouvoir entre divers organes, selon la doctrine dite du « régime mixte » [23]. Cette doctrine fut dominante tout au long du Moyen Âge, mais elle fut combattue à partir de la Réforme par une série d’auteurs qui défendirent l’idée d’une supériorité des formes pures d’État sur les formes mixtes. C’est l’origine du thème de la souveraineté, chez Bodin, Hobbes, Pufendorf et d’autres encore [24]. La théorie du régime mixte connut une résurrection singulière à travers la fameuse théorie de la séparation des pouvoirs de Locke et Montesquieu [25]. Depuis la période des grandes révolutions, la sémantique politique oscille entre ces deux variantes, empruntant souvent simultanément son vocabulaire à ces deux courants antithétiques.

8Si l’on rappelle ces points, c’est pour être en mesure d’expliquer que derrière les constructions conceptuelles, derrière la sémantique de la politique ou de l’État, se trouve la question du pouvoir au sens où l’entend Niklas Luhmann. La question du pouvoir, dans la tradition qui vient d’être rappelée, concerne le problème de l’asymétrie en termes de décision [26]. Monopoliser le pouvoir, c’est monopoliser la décision. De la même façon, répartir le pouvoir, c’est répartir la décision. Pourquoi dans une société donnée observe-t-on une répartition de la décision ? Parce qu’autrement, selon une sémantique qui remonte à la tradition grecque [27], c’est « l’anarchie ». Concrètement, cette dernière notion signifie que sans une répartition du pouvoir la décision devient purement contingente. Le problème posé par l’anarchie est qu’elle génère l’incertitude. Dans un monde social sans répartition officielle du pouvoir, la vie devient plus complexe, comme on peut le constater dans des pays où le problème de l’ordre public échappe à la maîtrise étatique [28]. Lorsque l’État perd le monopole du pouvoir, d’autres groupes sociaux accèdent au pouvoir, des gangs ou des milices. Le problème est alors que l’exercice du pouvoir devient indistinct : on ne sait plus trop où se trouve ce dernier. La question du pouvoir parasite la vie sociale. Chacun peut être confronté au problème de violence, en sus des autres problèmes de la vie quotidienne. En somme, dans une telle perspective, la politique s’explique par la nécessité fonctionnelle de réduire la complexité des interactions sociales. En politique, à première vue, il devrait sembler absurde de donner le pouvoir à quelqu’un d’autre que soi. La logique voudrait que chacun voulût concentrer le pouvoir en ses propres mains. Mais si chacun a tout le pouvoir, il n’y a pas de pouvoir. On peut postuler que le pouvoir émerge donc comme solution à un problème analysable en termes d’interactions sociales. Ce problème, Niklas Luhmann l’appelle la « double contingence » (p. 11) [29]. Répartir le pouvoir est une solution aussi bien pour celui qui a le pouvoir que pour ceux qui sont soumis au pouvoir. En somme, la politique est productrice d’information, elle supprime une indétermination. Dans le vocabulaire de Luhmann, la politique constitue une « réduction de la complexité » sociale. Pour passer à un langage trivial, dans une société donnée la politique nous permet de savoir qui exerce le pouvoir. Même si nous découvrons que nous n’avons pas de pouvoir, c’est du moins une information utile qui nous permet de nous consacrer à autre chose, comme à la science par exemple, mais aussi, plus généralement, à la satisfaction de nos besoins matériels. C’est pourquoi toute forme de pouvoir peut sembler préférable, dans une tradition qui vient en particulier de Hobbes, à une vacance du pouvoir [30].

9Ainsi le pouvoir est-il, selon Niklas Luhmann, un médium de communication (p. 5 et suiv.), un « média de communication symboliquement généralisé » (p. 15), c’est-à-dire du sens. Au fur et à mesure que le sens se condense dans des concepts, des formulations, sous forme d’idéologie, de science politique ou de droit politique, le pouvoir se transforme en politique, c’est-à-dire en une sémantique fonctionnelle.

II – Le pouvoir comme communication

10Comme il a été dit, on tend souvent à identifier le pouvoir et les rapports de force. Niklas Luhmann conteste ce type d’approche. « Le pouvoir doit être distingué de la contrainte. » La contrainte est plutôt une dimension du pouvoir que l’essence du pouvoir : « C’est faute de pouvoir que la contrainte doit être exercée » (p. 11). Le pouvoir qui fonctionne normalement n’exige pas la mise en œuvre de la contrainte. Celle-ci est une potentialité qu’on applique dans les cas exceptionnels. En pratique, les stratégies politiques reposent généralement sur « le fait d’éviter des sanctions » (p. 27). S’il y a exercice systématique de la contrainte physique, c’est-à-dire de la violence, on passe de la politique à la guerre civile. La contrainte fait en définitive partie de la symbolique du pouvoir. La fonction des « insignes » (p. 26) et autres symboles est une dimension analogue du pouvoir. Ainsi, « la contrainte physique ne peut être pouvoir ; elle forme toutefois le cas-limite infranchissable d’une alternative à éviter constitutive du pouvoir » : « La possibilité de l’utilisation de la force […] offre à celui qui est en position de supériorité une assurance élevée dans la poursuite de ses objectifs » (p. 77). Dans la politique, les mécanismes de contrainte, de sanction, etc. sont un simple instrument et ne sauraient suffire à définir en quoi consiste la politique. Ainsi, pour prendre un exemple concret, on évitera, dans les relations politiques, en général, le contentieux. Si la procédure législative se soldait par des recours constitutionnels systématiques, cela signifierait l’échec de la politique. La procédure de promulgation supposant que soit rendue une décision juridictionnelle, on voit bien qu’en fait non seulement une juridiction constitutionnelle n’aurait pas les moyens d’examiner précisément toutes les lois, mais que de surcroît le processus législatif finirait par être bloqué. En somme, dans le contexte de la procédure législative, le système constitutionnel ne fonctionne que tant que les recours juridictionnels restent exceptionnels. Cependant, dans le cas contraire, on n’en serait pas encore au stade de la contrainte physique. Supposons maintenant que, pour surmonter des obstacles de procédure législative au parlement, comme des recours juridictionnels systématiques, ou pour faire respecter une disposition constitutionnelle, le gouvernement envoie des escouades de policiers, on sort alors de la politique au sens traditionnel pour entrer dans le domaine du coup d’État. C’est pourquoi la politique se distingue de la contrainte et du rapport de force, même si, dans l’histoire de la pensée politique, il y a une tradition pour penser que le coup d’État, la dictature, en somme la violence, expriment l’essence du politique et qu’un État pacifié n’est autre qu’une dictature en puissance [31]. La politique comme sémantique fonctionne dans le sens où les systèmes de répartition de la décision ne sont pas contestés en pratique. Un discours protestataire peut certes exister à côté de la politique, contestant la légitimité, les procédures, etc. du système politique. Cela n’empêche pas le fonctionnement de la politique. Naturellement, il n’y a là rien d’intangible. Le système peut connaître des crises, son effondrement n’est pas inenvisageable. Mais il importe de comprendre que, comme système de communication, la politique fonctionne en tant que sémantique et non comme contrainte ou comme exercice d’une violence, même légitime.

11Dans les relations de pouvoir, la violence physique n’est qu’une manifestation du pouvoir. En tant que sens, le pouvoir existe et fonctionne en amont de la contrainte physique. C’est de ce point de vue que le pouvoir est sens. On passe du pouvoir à la politique lorsque le pouvoir s’incarne dans une sémantique. La politique comme sémantique, distinguant des autorités, des fonctions, etc., comme dans le système constitutionnel moderne, vise à « dépersonnaliser l’exercice du pouvoir » (p. 33). Les relations de pouvoir ne s’exercent plus alors entre des individus spécifiés par certaines qualités, comme la force physique, le courage ou le charisme, mais entre des organes. Les individus particuliers remplissent ainsi des fonctions qui se pérennisent quels que soient les aléas, les alternances, etc. L’idée que la politique est une sémantique permet de comprendre la « différenciation de la fonction et de la personne » en politique : « Les détenteurs du pouvoir peuvent […] être choisis et changés » (p. 45). C’est en ce sens que le pouvoir peut être conçu comme réduction de la complexité : il constitue une « universalisation des orientations sémantiques qui permet de maintenir un sens identique face à des partenaires différents au sein de situations différentes afin d’en tirer des conséquences identiques ou similaires ». La politique répartit la décision. « Elle absorbe ainsi en même temps l’incertitude. Elle rend possible la formation d’attentes […] » (p. 38). En politique, nous savons quels sont les rôles respectifs des organes, nous nous attendons à ce qu’ils traitent certains types de questions. Le ministre des Finances ne peut, par exemple, instituer un impôt nouveau. Il ne peut que proposer un projet en la matière, qui sera soumis par le Premier ministre, en principe, au parlement [32]. La politique implique donc la programmation d’asymétries en termes de décision. Instituer ce type d’asymétries est une fonction des constitutions. La politique réalise cet objectif à travers des mécanismes, selon les termes de Luhmann, de « généralisation normative » (p. 38). C’est ici qu’opère la juridicisation de la politique. La politique peut alors se trouver programmée par des normes juridiques. Cela implique des caractéristiques précises en termes de communication : « La forme normative, dit Luhmann, s’appuie sur les attentes contrefactuelles » (p. 53). Cela signifie qu’on aboutit à une répartition de la décision sous la forme de normes qui peuvent être respectées, mais aussi enfreintes sans que soit remise en cause leur validité. Tel est le sens de l’idée d’attentes « contrefactuelles ». On s’attend à ce que les autorités respectent la répartition constitutionnelle des compétences, tout en sachant que ces normes peuvent être transgressées. Un mystère de la politique moderne réside dans le respect des normes qui la régissent. Pourquoi les différentes forces en présence préfèrent-elles respecter le cadre constitutionnel plutôt que de s’efforcer de prendre le pouvoir par la violence ? C’est là ce que Luhmann appelle un acquis évolutionnaire de la société contemporaine, le produit d’une évolution sur le long terme de la sémantique, qui correspond à une stabilisation sociale tendancielle. On peut postuler qu’intuitivement les acteurs de la politique anticipent l’échec de toute tentative de coup d’État [33].

12Sous cet angle, le pouvoir apparaît comme un phénomène de sens formalisé à travers le langage. Il est une « modalisation de processus communicationnels » (p. 39). La politique stabilise le pouvoir à travers une sémantique qui va plus particulièrement s’exprimer, dans le contexte de la modernité, sous la forme d’une constitution. Désormais, on sait qui peut faire quoi, quelles sont les fonctions du parlement, du gouvernement, etc. On a affaire à des normes contrefactuelles, au sens où le gouvernement peut empiéter sur le pouvoir du parlement, mais tend en pratique à éviter ce genre de dérive. La « juridicisation » des normes constitutionnelles, à travers, par exemple, un contrôle de constitutionnalité, permet de donner un supplément de stabilité au système. C’est pourquoi, selon Luhmann, l’essence du pouvoir ne réside pas dans le rapport de force, mais dans une répartition de la décision qui procède du sens. Les mécanismes de recours constitutionnels donnent aux relations de pouvoir, comme on a vu, pour ainsi dire, un supplément de crédibilité. Les organes constitutionnels, si le système politique fonctionne, tendent à respecter leurs attributions. Occasionnellement, une juridiction peut sanctionner la violation d’une norme constitutionnelle par un organe. Mais cela suppose précisément que les organes se soumettent en général à la constitution. Si jamais on constatait une violation systématique de la répartition constitutionnelle des compétences, on entrerait, ainsi qu’il a été dit, dans ce qu’on appelle une crise institutionnelle. C’est pourquoi Luhmann refuse d’analyser le pouvoir comme simple rapport de force ou de contrainte. Les rapports de force, lorsqu’ils deviennent systématiques, témoignent de l’échec de la politique en tant que sémantique. La politique ne saurait pas davantage être conçue comme justice. On a tendance parfois à confondre droit et politique, lorsqu’on imagine que les normes juridiques procèdent exclusivement de décisions politiques ou que la politique repose sur un acte de nature juridique tel qu’un pacte fondamental relevant d’une théorie du contrat social. Pour Luhmann, le droit et la politique entretiennent une « relation » qui demeure « précaire » (p. 53). La politique et le droit sont distincts en tant que systèmes de communication. La politique est un système de communication fondé sur le médium du pouvoir : « Le pouvoir se laisse […] symboliser au moyen de la “décision” » (p. 55). On a dit que le problème de la répartition de la décision est au cœur de la politique. Le droit en revanche repose sur la légalité. Celle-ci consiste en un système de traitement des cas, elle constitue une forme de « programmation conditionnelle » [34]. En politique, les normes juridiques sont une modalité de la répartition du pouvoir. On prévoit, par exemple, dans quelles conditions on peut déposer un projet ou une proposition de loi. Selon Luhmann, la politique et le droit forment deux sémantiques différenciées, qui fonctionnent en parallèle. Mais la politique ne peut parvenir à répartir efficacement la décision sans recours au droit. Toute l’histoire récente de l’État est marquée par une « juridicisation » progressive de la politique. Sous la Troisième ou la Quatrième République, il n’y avait pas, comme on sait, de contrôle juridictionnel de constitutionnalité. Cela ne signifie pas que la constitution fût constamment violée. À cette époque, la constitution représentait un acte plus politique que juridique. Cela est vrai aussi pour l’Allemagne jusqu’à la Loi fondamentale de 1949, ou pour l’Italie jusqu’à la Constitution de 1947. Désormais cependant, le contrôle de constitutionnalité tend à se généraliser [35] et garantit un respect plus strict de la norme constitutionnelle. C’est ainsi que s’opère progressivement « la stabilisation du pouvoir sous la forme du droit » (p. 55).

Conclusion

13Dans une vision naïve, la politique est conçue comme lien social, comme condition de possibilité d’une existence collective. Pour Luhmann, la politique est une sémantique fonctionnelle, qui traite un certain type de problèmes. Dans la tradition de la philosophie politique, la politique est au centre d’une interrogation. Elle doit sans cesse être remise en question. Pour Luhmann, au contraire, la politique comme sémantique supprime les problématiques : « Les fondements de l’existence commune et les conditions de sa continuation n’ont pas normalement à être réfléchis » (p. 83). Pour Luhmann, le sens relève, par définition, d’un monde commun. Sans ce monde commun, les interactions sociales seraient régies par l’aléa. C’est pourquoi toute société, qu’elle soit segmentaire et plus ou moins close ou qu’elle soit ouverte et globalisée, suppose au moins une sémantique. En matière de politique, on peut contester l’ordre politique, dénoncer sa dimension faussement démocratique, ses faux-semblants, et préconiser une nouvelle organisation politique. Mais globalement, en pratique, on ne remet pas en cause l’existence même de l’État, de la démocratie, etc. S’il fallait véritablement « repenser le politique », cela occuperait tout le temps et toute l’énergie de chacun. Tout citoyen devrait se métamorphoser en penseur de la politique, et la société devrait se réduire à la question de la décision politique, ce qui l’empêcherait de traiter d’autres questions non moins importantes, comme celles de la science ou de la satisfaction des besoins matériels. C’est pourquoi seule une frange étroite de la population peut se permettre de se consacrer à « repenser le politique », pendant que le reste se consacre, notamment, à la production de biens matériels. Cela explique que si des individus isolés peuvent s’assigner l’objectif de repenser la politique, cela n’affecte pas le fonctionnement de la politique d’un point de vue « macrosocial ».

14La sémantique politique comporte donc la fonction d’épargner à tout un chacun la peine de penser à la politique. Cela résulte de « la limite étroite de la capacité à traiter de manière consciente l’expérience vécue » (p. 84). Nous admettons ainsi, d’une façon générale, ne serait-ce que l’existence de l’État et ses fonctions. De la même façon, on pourrait interpréter le jeu d’échecs comme une sémantique stabilisée : lorsque nous livrons une partie, ce n’est pas le moment de discuter du bien fondé de telle ou telle règle. Les règles du jeu constituent de la sorte un implicite qui délivre les joueurs d’avoir à penser les règles. Le même phénomène s’observe dans les procédures contentieuses en droit ou les procédures d’élection en politique. La société s’impose comme sémantique, en politique, en économie, en droit, etc., et chacun se trouve amené à prendre, non pas les choses, mais le sens social, comme il se présente. « Le codage et la symbolisation délestent la conscience, augmentant ainsi la capacité à s’orienter par rapport à des contingences » (p. 85). L’argent, en particulier, remplit cette fonction, en nous permettant de savoir rapidement quelle est la décision la plus avantageuse, ce qui était beaucoup plus complexe dans le cadre d’une économie non monétarisée. La politique comme sémantique évite en pratique d’avoir à repenser la politique : « L’autorité n’a besoin d’entrée de jeu d’aucune justification. Elle repose, si on veut, sur la tradition, mais elle n’a pas à l’invoquer » (p. 91-92). Nous suivons donc l’allocution télévisée du président de la République sans nous demander pourquoi et de quel droit cet individu concret s’adresse de la sorte à une masse d’autres individus concrets. C’est ainsi que la sémantique politique régit pour l’ensemble de la société la question de la répartition de la décision : « Le leader devient indépendant des conditions concrètes de l’obéissance » (p. 93). En somme, la politique s’impose comme sémantique. Même les opposants acceptent de facto le système dans la mesure où ils y participent. Par exemple, le fait d’être favorable au scrutin proportionnel n’empêche pas de participer à un scrutin de type majoritaire. Lorsque l’adepte du scrutin proportionnel participe à un scrutin majoritaire, il y participe selon les règles du scrutin majoritaire et non selon celles du scrutin proportionnel. Cela se passe exactement de la même manière quand on décide de jouer au jeu d’échecs ou au jeu de dames : on ne peut jouer aux échecs selon les règles du jeu de dames. Sous cet angle, la politique doit être vue non comme liée à un choix individuel quelconque mais comme une sémantique relativement rigide héritée de l’histoire.

L’auteur

Professeur de droit public à l’Université de Lorraine, Hugues Rabault effectue ses recherches principalement sur la théorie du droit et de l’État.
Il est l’auteur, notamment, de :
  • L’État entre théologie et technologie. Origine, sens et fonction du concept d’État, Paris : L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2007 ;
  • L’interprétation des normes : l’objectivité de la méthode herméneutique, Paris : L’Harmattan, coll. « Logiques juridiques », 1997.

Date de mise en ligne : 30/07/2012

https://doi.org/10.3917/drs.080.0211

Notes

  • [1]
    Pour une introduction générale à l’œuvre de Thomas d’Aquin, voir, par exemple, St Thomas Aquinas, Selected Philosophical Writings (sélection et traduction par Timothy McDermott), Oxford (UK), New York : Oxford University Press, 1993.
  • [2]
    Sur les fondements épistémologiques de la théorie de la différenciation sociale, notamment la notion de « médium de communication généralisé au plan symbolique », voir Hugues Rabault, « L’épistémologie de Niklas Luhmann : de la phénoménologie de la conscience à la phénoménologie de la communication », Droit et Société, 54, 2003, p. 537-546.
  • [3]
    Niklas Luhmann, Die Gesellschaft der Gesellschaft [1997], 2 tomes, Frankfurt/Main : Suhrkamp, 1998, p. 743 et suiv.
  • [4]
    L’athéisme et le scepticisme expriment un décentrement de la sémantique, qui n’est plus unifiée autour d’un concept tel que celui de Dieu ou celui de vérité. On peut poser l’hypothèse qu’à partir du moment où le concept d’État condense la question du pouvoir, la vérité devient une dimension secondaire de la politique. Le primat de la politique sur la vérité n’est pas seulement le propre de politiciens cyniques tels que Lénine ou Goebbels, mais il est le produit de la thématique de la raison d’État qui surgit à la fin du xvie siècle. L’essai de Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’estat [Fac-similé de l’édition faite « sur la copie de Rome », 1679], Caen : Centre de philosophie politique et juridique, 1989, témoigne du surgissement de la sémantique du coup d’État. Celui de Malaparte [Curzio Suckert], Technique du coup d’État [1931] (traduit de l’italien par Juliette Bertrand), Paris : Grasset, 1966, montre que cette sémantique est devenue une tradition.
  • [5]
    Inversement, la science peut poser l’hypothèse que l’État n’est pas une réalité, mais un concept qui a une histoire et dont ont peut interroger la consistance ontologique. Voir Hugues Rabault, L’État entre théologie et technologie. Origine, sens et fonction du concept d’État, Paris : L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2007, p. 79 et suiv. La critique du concept d’État trouve un appui dans la tradition sociologique, qui voit dans l’État non la communauté des citoyens, non, donc, la civitas augustinienne, mais un système de fonctions sociales. Le concept d’État connaît une diffraction soudaine au xixe siècle, à travers l’opposition de définitions politiques, sociologiques, juridiques, économiques, etc. de l’État. Voir ibid., p. 192 et suiv.
  • [6]
    Niklas Luhmann, Die Politik der Gesellschaft, Frankfurt/Main : Suhrkamp, 2000. Pour une recension en français, voir Hugues Rabault, « Le paradigme de la machine : politique et cybernétique sociale », Droit et Société, 50, 2002, p. 209-232.
  • [7]
    Niklas Luhmann, Politische Soziologie, Berlin : Suhrkamp, 2010.
  • [8]
    En français, voir encore Niklas Luhmann, La légitimation par la procédure [1969], Sainte-Foy : Presses de l’Université Laval, Paris : Cerf, 2001. Pour une recension, voir Hugues Rabault, « État, globalisation et théorie de la communication : la fonction de la procédure », Droit et Société, 51/52, 2002, p. 513-539.
  • [9]
    En français, voir Pierre Guibentif, Foucault, Luhmann, Habermas, Bourdieu. Une génération repense le droit, Paris : LGDJ, 2010, p. 81-156 ; concernant la filiation sociologique vis-à-vis de Talcott Parsons, voir notamment p. 81, 89, 112, 123.
  • [10]
    Niklas Luhmann, Grundrechte als Institution. Ein Beitrag zur politischen Soziologie [1965], Berlin : Duncker & Humblot, 2009.
  • [11]
    Carl Schmitt, La notion de politique – Théorie du partisan [1932, 1963], Paris : Calmann-Lévy, 1972. Schmitt veut restaurer la politique, la hisser au-dessus, surtout, de l’économie. Luhmann reprend l’idée de Schmitt de la politique comme décision, mais il réduit la politique à une sémantique de la décision. Voir Niklas Luhmann, Die Politik der Gesellschaft, op. cit., p. 140 et suiv. En français, voir Hugues Rabault, « Carl Schmitt, la mythologie de l’État total et l’esprit du fascisme européen », Droit et Société, 74, 2010, p. 191-214.
  • [12]
    La sémantique de la distinction public/privé est commune aux Grecs et aux Romains. Le droit romain en fournit une forme sophistiquée à travers le thème de la dualité du droit public et privé (Ulpien, D.1.1.1.2).
  • [13]
    Carl Schmitt, La notion de politique – Théorie du partisan, op. cit., développe, comme on le sait, la thématique de la nature belliqueuse de la politique.
  • [14]
    Voltaire, Le siècle de Louis XIV [1753], dans Id., Œuvres historiques, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 618.
  • [15]
    Machiavel, Le prince [1513], dans Id., Œuvres (traduction par Christian Bec), Paris : Robert Laffont, 1996, p. 154 : « Il faut donc être renard pour connaître les pièges, et lion pour effrayer les loups. »
  • [16]
    Emil Cioran, Précis de décomposition [1949], dans Id., Œuvres, Paris : Gallimard, 1995, oppose la figure du « pitre sanguinaire » (p. 651) au « prince sage, de tout temps méprisé de ses sujets » (p. 672). Caligula et Néron représentent alors l’expression de la nature profonde de la politique.
  • [17]
    La vulgate antilibérale se méprend lorsqu’elle assimile le libéralisme à une vision optimiste de l’homme. Pour un exemple de cette critique approximative, voir Carl Schmitt, La notion de politique – Théorie du partisan, op. cit., p. 106.
  • [18]
    Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation [1859] (traduction par Auguste Burdeau), Paris : PUF, 1966, p. 436.
  • [19]
    Dans la tradition marxiste, par exemple, qui affecte d’une autre façon le point de vue réaliste, la fraternité entre gouvernants et gouvernés de la démocratie parlementaire est une impossibilité sociologique. Voir Karl Marx, « Der Bürgerkrieg in Frankreich » [1871], in Karl Marx et Friedrich Engels, Studienausgabe IV. Geschichte und Politik 2 (sélection par Iring Fetscher), Frankfurt/Main : Fischer, 1990, p. 190-231.
  • [20]
    Hugues Rabault, L’État entre théologie et technologie. Origine, sens et fonction du concept d’État, op. cit., p. 197 et suiv.
  • [21]
    Ibid., p. 32 et suiv.
  • [22]
    Ibid., p. 49 et suiv.
  • [23]
    Ibid., p. 47 et suiv.
  • [24]
    Ibid., p. 48-49 ; p. 197 et suiv.
  • [25]
    Ibid., p. 200 et suiv.
  • [26]
    Niklas Luhmann, Die Politik der Gesellschaft, op. cit., p. 140 et suiv.
  • [27]
    Voir Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, Paris : Hachette, 1950, p. 139.
  • [28]
    Voir, par exemple, Douglass C. North, John Joseph Wallis et Barry R. Weingast, Violence et ordres sociaux. Un cadre conceptuel pour interpréter l’histoire de l’humanité (traduction par Myriam Dennehy), Paris : Gallimard, 2010, notamment les intéressantes statistiques sur la relation entre État de droit et revenu per capita (p. 17 et suiv.). La thèse défendue par cet ouvrage est que l’État de droit de type libéral correspond à une organisation sociale efficace en termes de prospérité économique.
  • [29]
    Voir Niklas Luhmann, Soziale Systeme. Grundriss einer allgemeinen Theorie, Frankfurt/Main: Suhrkamp, 1984, p. 148 et suiv. ; Id., Systèmes sociaux. Esquisse d’une théorie générale (traduction par Lukas K. Sosoe), Québec : Presses de l’Université Laval, 2010, p. 149 et suiv.
  • [30]
    Thomas Hobbes, Leviathan [1651], Londres : Everyman, 1983, p. 87 et suiv.
  • [31]
    Pour la tradition autoritaire, la politique est par essence fondée sur la force, la puissance ou la violence. Voir supra note 4. La tradition révolutionnaire ne fait que retourner cette sémantique en posant que l’État ne saurait être qu’un instrument d’oppression. Ce type de théorisation prend des formes diverses, individualistes, comme à travers l’anarcho-capitalisme, ou collectivistes, comme à travers le marxisme-léninisme. Voir Hugues Rabault, L’État entre théologie et technologie. Origine, sens et fonction du concept d’État, op. cit., p. 124 et suiv. Le recyclage des théories autoritaires dans les mouvances contestataires trouve une expression récente, par exemple, dans Giorgio Agamben, État d’exception. Homo Sacer, II, 1 (traduction par Joël Gayraud), Paris : Seuil, 2003. La limite théorique de ce genre d’approches est qu’elles ne permettent pas de comprendre comment la violence d’État se pérennise et emporte le consentement, ne serait-ce que passif, des masses.
  • [32]
    Constitution de 1958, article 39 I.
  • [33]
    Cela explique aussi peut-être pourquoi, parallèlement, les tendances contestataires renoncent à la révolution au profit d’une pure sémantique de la protestation. Celle-ci tend à substituer le verbe à l’action. Ici encore il y a sans doute une forme d’anticipation de l’échec. Voir Niklas Luhmann, Protest. Systemtheorie und soziale Bewegungen [édité par Kai-Uwe Hellmann], 2e éd., Frankfurt/Main : Suhrkamp, 1997.
  • [34]
    Niklas Luhmann, Das Recht der Gesellschaft [1993], Frankfurt/Main : Suhrkamp, 1995, p. 195 et suiv.
  • [35]
    Par exemple, Hugues Rabault, L’État entre théologie et technologie. Origine, sens et fonction du concept d’État, op. cit., p. 158 et suiv.

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