Notes
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[1]
Bureau international du travail.
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[2]
Ministère du Travail, Conseil supérieur du travail (CST), 18e session, novembre 1908, Paris : Impr. nationale, 1908.
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[3]
Edgar Milhaud a indiqué comment travaille Arthur Fontaine, l’ayant vu à l’œuvre dans l’élaboration du projet de loi des 10 h : Edgar Milhaud, « Arthur Fontaine », Bulletin de l’Union pour la Vérité, mai-juin-juillet 1932.
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[4]
Les exemples abondent, de la non réciprocité de la démission et du licenciement à la notion de « suspension » du contrat de travail en cas de congé maternité, de grève, etc.
-
[5]
Président de la Commission du travail de la Chambre des députés.
-
[6]
Le congé maternité en 1913, par exemple.
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[7]
Assemblée nationale, CHAN : F/22/334.
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[8]
Confédération générale du travail.
-
[9]
Henri Chardon, Les Travaux publics, essai sur le fonctionnement de nos administrations, Paris : Perrin, 1904.
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[10]
Joseph Caillaux, Mes mémoires, I : Ma jeunesse orgueilleuse, 1863-1909, Paris : Plon, 1942, p. 179-183.
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[11]
Christophe Charle, Les élites de la République (1880-1900), Paris : Fayard, 1987.
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[12]
Organisation internationale du travail.
1L’exemple d’Arthur Fontaine, directeur du Travail de 1899 à 1920, offre un éclairage particulier sur les rapports entre pouvoir politique et pouvoir administratif. Ces rapports ne sont ni homogènes dans l’espace étatique ni immuables dans le temps. Ce constat incite à la nuance.
2Deux mots sur Arthur Fontaine (1860-1931) lui-même. Inspecteur général des mines et membre du Conseil d’État, il a appartenu au personnel dirigeant de la IIIe République des années 1910-1930. Jeune ingénieur leplaysien, il participa à la création de l’Office du travail qu’il anima, avant de devenir en 1899 le premier directeur de la direction du Travail du ministère du Commerce puis du ministère du Travail et de la Prévoyance sociale à sa création en 1906. Il se consacra à la protection légale des travailleurs dont il fut le plus ardent partisan. Il représenta la France dans la négociation des premières conventions internationales de travail et participa à la négociation du traité de Versailles pour sa partie relative au travail, puis à la conférence de Washington donnant naissance au BIT [1]. Il abandonna son poste de directeur en 1920 pour devenir le premier président du conseil d’administration de l’Organisation internationale du travail.
3Observons le rôle du directeur au sein de sa direction en distinguant bien l’activité globale de la machine administrative à laquelle il prend une faible part de l’élaboration des projets importants qui se fait sous sa direction (I). Puis observons le rapport du directeur avec les ministres, en faisant bien la distinction entre ceux qui durent et ceux qui ne font que passer, ainsi qu’entre les spécialistes du travail et les généralistes. Quels que soient les ministres, existe non une concurrence mais au contraire une alliance entre eux et leur directeur, d’où des rapports toujours harmonieux avec le cabinet, notamment à l’occasion des interpellations (II). Finalement, qui dirige vraiment, du ministre, du directeur ou du bureau, à moins que le pouvoir soit en réalité ailleurs sous la IIIe République ? (III).
I – Le fonctionnement de la direction
I.1 – Le flux et l’important
4Comment fonctionne la direction au quotidien ? Pour répondre à cette question, il faut distinguer deux domaines bien distincts : le gros des courriers et les textes importants. Charles Picquenard, chef de cabinet de A. Fontaine, ventile entre les trois bureaux les courriers entrant. Les réponses à y apporter peuvent s’inspirer de divers modèles de lettres préconçues. Elles concernent le plus souvent la réglementation et son application. Le brouillon de ces courriers est rédigé par un rédacteur à la demande du chef de bureau. Visé par ce dernier, le brouillon est alors mis au propre à la plume par un expéditionnaire (puis peu à peu à la machine par une sténodactylographe). Ce type de courrier part toujours avec la signature de Fontaine. Il a été vu préalablement par le chef de bureau, puis a été transmis à Picquenard qui, après vérification, le met à la signature.
5À côté de ce flux de courriers, il y a les textes importants de portée générale : projets de loi, de décret, d’arrêté, de circulaire, de notes destinées au ministre, de réponse à un parlementaire, à un autre ministre, à un organisme, etc. Ces textes sont l’objet d’une attention particulière de la part de A. Fontaine. Leur contenu peut être discuté entre lui, C. Picquenard et le chef de bureau concerné. A. Fontaine participe en partie à leur confection en en traçant l’orientation et en les corrigeant. Mises à part les notes au ministre, toujours signées par A. Fontaine, ces textes importants reçoivent la signature du ministre. Finalement, en schématisant, le courrier courant est rédigé par les bureaux et signé par A. Fontaine, tandis que les textes importants, signés par le ministre, sont ceux pour lesquels A. Fontaine met la main à la pâte. Pour tout le courrier, important et courant, il y a une charnière à deux têtes entre les bureaux et le cabinet du ministre : le directeur et son chef de cabinet ; ce dernier entre les bureaux et A. Fontaine ; A. Fontaine entre sa direction et le cabinet du ministre.
I.2 – Le responsable de la production des projets
6Par sa position charnière durable, Arthur Fontaine participe à l’élaboration de toutes les dispositions législatives et réglementaires protégeant le travail de 1899 à 1919. Il dirige la rédaction des projets, aidé par un chef de bureau et son chef de cabinet. Telle est non seulement la réalité, mais aussi la perception qu’il en a. Ainsi, à un employeur du Conseil supérieur du travail qui parle de lui comme du « distingué rédacteur » d’un projet, il répond : « Je ne suis pas le rédacteur habile, je ne suis, au point de vue de la rédaction, que le chef responsable [2]. » Le responsable de la rédaction des projets : telle est exactement la réalité (et chaque terme a son importance).
7Mais son rôle va un peu au-delà. Souvent, il inspire les choix des ministres par ses notes et lors d’entretiens en tête-à-tête. Il n’invente rien, mais est attentif à tout ce qui, dans la vie sociale, est susceptible de faire avancer les choses. Il documente, informe et conseille aussi les parlementaires, la Commission du travail de la Chambre et les rapporteurs ou initiateurs de propositions de loi. Il représente le ministère sur les scènes de la construction du droit du travail (conseils, commissions, conférences internationales, etc.) et il est seul à jouer ce rôle. C’est cette présence dans tous les lieux de fabrication du droit du travail, ce monopole de la représentation du ministère sur une longue période et le talent avec lequel il exerce cette mission qui le distinguent aux yeux de ses contemporains [3].
8Il n’est pas juriste de formation. Lorsqu’il devient directeur, il a à étudier et à trancher des questions juridiques complexes et délicates. Il le fait pour des ministres et devant des parlementaires qui eux, pour la plupart, sont des juristes de formation. Mais le droit du travail naissant est un droit technique, bâtard, se taillant peu à peu une identité propre par sa finalité spécifique, en empruntant des règles tantôt au droit civil, tantôt au droit pénal, tantôt au droit administratif, et en innovant parfois pour créer des règles adaptées à la protection de la partie la plus faible du contrat de travail, règles peu orthodoxes, presque honteuses pour un civiliste attaché à l’égalité formelle des parties et à la réciprocité des droits et obligations des contractants. Cette spécificité constitue alors un handicap sérieux pour les juristes [4]. Ces avancées constituent chacune une petite révolution technique dans le domaine du droit. A. Fontaine n’en découvre aucune. Mais il a une formation scientifique qui, associée à une volonté d’aller de l’avant, lui permet de percevoir, d’assimiler et de défendre ces petites révolutions que bien des juristes, parlementaires ou magistrats, ne peuvent admettre facilement.
9Sans doute ne faut-il pas non plus omettre la puissance de l’État en France. Dans tous les autres pays, plusieurs personnes représentent la défense du droit du travail de 1900 à 1920, l’État restant en retrait et laissant une place importante aux universitaires. En France, Fontaine évince sur le plan politique, technique et symbolique les juristes les plus éminents, tels que Paul Cauwès et Raoul Jay.
II – Les ministres
II.1 – Éphémères ou durables, techniciens ou généralistes
10Arthur Fontaine est au point de contact entre l’administratif et le politique, et plus précisément entre sa direction et son ministre. Il a connu 23 ministres en un peu plus de 21 ans, soit une durée de vie moyenne de chaque relation inférieure à un an. Cette grande instabilité ministérielle contraste avec l’extrême stabilité du directeur. Le ministre médian n’est resté que 6 mois et demi, preuve d’une instabilité non seulement statistique, mais perceptible et vécue comme telle. Il semblerait donc que, faute de patron, il ait dirigé seul le Travail, sous des ministres ne faisant que passer. Et les faits semblent donner raison à la thèse de la puissance de la haute administration sous la IIIe République.
11La réalité est plus nuancée et variable dans le temps. On constate en fait que, au total, pendant plus de 17 ans il eut des ministres tenant leur portefeuille plus d’un an, soit le temps de préparer un budget, de défendre un projet de loi ancien, d’en déposer un nouveau, et de signer quelques décrets, arrêtés et circulaires. Pendant ces 17 ans, il n’eut que 9 ministres qui sont restés en moyenne presque 2 ans (jusqu’à 4 ans pour René Viviani). Sous les moyennes trompeuses, apparaissent donc en réalité de courtes périodes d’instabilité extrême et des temps de stabilité durant lesquels il y a un dirigeant politique à la tête du ministère. On observe ainsi trois périodes distinctes.
12La première dure 11 ans de 1899 à 1910 et voit se succéder 4 ministres stables : Alexandre Millerand (presque 3 ans), Georges Trouillot, Fernand Dubief et René Viviani (4 ans). Ces ministres ont le temps d’œuvrer et d’exprimer une volonté politique. Cette période est dominée par les deux figures de A. Millerand et de R. Viviani, socialistes réformistes désireux d’entreprendre dans le champ Travail. Il leur faut montrer la pertinence de la voie de la participation socialiste à des gouvernements « bourgeois », afin d’apporter des réponses réglementaires aux revendications du mouvement ouvrier en pleine effervescence.
13La deuxième période dure 7 ans, de novembre 1910 à novembre 1917. C’est une période de forte instabilité ministérielle qui voit se succéder 14 ministres en 7 ans, radicaux ou républicains modérés, dont seuls 3 restent plus d’un an. Ces ministres éphémères pèsent lourdement sur la statistique. Sans conteste, durant cette période, faute de ministre, A. Fontaine dirige quasiment seul la fabrication réglementaire, dominant les divers lieux d’élaboration et d’animation : bureaux, conseils, commissions, associations. Cette période qui couvre les années d’avant-guerre et la guerre jusqu’en 1917, est marquée par un ralentissement important de l’activité ouvrière et par un effondrement de la protection légale des travailleurs à partir d’août 1914.
14La dernière période, de 4 ans, voit se succéder seulement 2 ministres, républicains modérés. Elle correspond à une forte remontée des luttes ouvrières, à une grande inquiétude devant les potentialités révolutionnaires et au vote de la fameuse loi des huit heures. Troisième cas de figure : durant ces années, A. Fontaine, malgré la stabilité ministérielle, est très puissant. Ses participations à la conférence de Paris, à la conférence de Washington et à l’élaboration de la loi sur la journée de huit heures en font pendant quelque temps une sorte de ministre plénipotentiaire pour les questions de travail, à côté du ministre en titre.
15L’instabilité statistique moyenne masque donc deux périodes de stabilité ministérielle ayant permis une collaboration étroite entre A. Fontaine et ses ministres. Mais le discriminant de la durée n’est pas suffisant, tant sont différentes les relations de Fontaine avec les quatre premiers et les deux derniers ministres stables.
16Il faut introduire un autre critère : il y a, sous l’angle de l’élaboration du droit du travail, des ministres entreprenants et des ministres non entreprenants. Ainsi A. Millerand, F. Dubief [5], R. Viviani et Léon Bourgeois (9 ans à eux 4 et trois de la première période) connaissent les questions du travail. Ils peuvent, dans les limites imposées par l’actualité politique et parlementaire, apporter à l’activité de la direction une orientation déterminée, ce qu’ils ne manquent pas de faire. Avec eux, A. Fontaine se trouve soumis à une volonté et à des impulsions politiques, avec en cours de route un suivi technique. Cette période de puissance du ministre est-elle pour autant par contrecoup une période d’effacement de A. Fontaine et de la direction du Travail ? Pas du tout. Au contraire : ce pouvoir du ministre sur A. Fontaine ne se fait absolument pas contre lui ou contre son gré, puisqu’il s’exerce en faveur de la protection légale des travailleurs dont il est le « chef responsable de la fabrication des projets », pour reprendre son expression. Dans le champ Travail, quand une question avance, c’est à la fois au profit du ministre et du directeur.
17À l’inverse, lorsque le ministre ou A. Fontaine échoue, c’est aux dépens des deux et de la protection légale des travailleurs. Durant la deuxième période, à la valse des ministres s’ajoute le fait que ceux-ci sont le plus souvent des généralistes héritant de ce petit portefeuille par défaut afin de pouvoir participer à la combinaison ministérielle. A. Fontaine est alors certes pratiquement seul aux commandes, mais pour quoi faire ? Il assure une permanence, une continuité, personnalisant le Travail, se repliant sur la production de décrets et d’arrêtés, accompagnant l’achèvement de réformes engagées antérieurement [6], mais sans être en mesure le plus souvent d’engager de nouvelles réformes, du fait même de l’instabilité ministérielle.
18Au total : puissance politique ou puissance administrative ? La question est mal posée. Le directeur gagne en autonomie durant les temps de faiblesse ministérielle, mais à la façon d’un cheval débarrassé de son cavalier. Il ne semble pas qu’il en retire du pouvoir d’agir sur le réel. À l’inverse, sous l’autorité étroite et l’impulsion de « grands ministres » (au sens ici de durables et entreprenants), A. Fontaine peut agir, avec l’aide de sa direction, acquérant à cette occasion aura et autorité.
II.2 – L’alliance du ministre et du directeur
19Quelles que soient les divergences politiques entre Arthur Fontaine et certains ministres, il n’y a jamais d’opposition entre eux mais alliance par complémentarité. Certes, l’activité du ministre n’est pas seulement politique et celle de A. Fontaine uniquement administrative. Le plus souvent, l’un et l’autre ne se produisent pas sur la même scène. Une fois bien admis que le directeur travaille pour le ministre et exclusivement sous son autorité, les activités de chacun ne sont pas en concurrence. Dans le champ du droit du travail, leurs relations ressemblent quelque peu à celles existant entre un grand chef de cuisine, maître de ses fourneaux, et le patron du restaurant, responsable du fonctionnement de l’affaire et du service de la clientèle en salle. A. Fontaine se consacre avant toute chose à produire, le ministre à impulser, présenter et représenter le Travail sur la scène politique. Le ministre s’appuie sur A. Fontaine pour la production juridique, celui-ci compte sur son ministre pour la relation avec le Parlement. A. Fontaine apporte une attention extrême à ses rapports avec les ministres, en particulier avec les ministres durables, déjà rencontrés auparavant pour certains d’entre eux, notamment au Musée social. Il continue d’entretenir avec certains des relations durables dans un cadre associatif ou privé. L’exemple de ses relations avec A. Millerand est caractéristique. Tout ou presque les oppose et de façon caricaturale : tempéraments, formations, trajectoires politiques, statuts sociaux, relations et réseaux. Mais ils ont un point commun essentiel : leur commune adhésion au courant minoritaire des partisans de la « protection légale des travailleurs ». Se développent entre eux sur ce sujet une entente parfaite et une complicité durable. Chacun trouve en l’autre le partenaire idéal : A. Millerand ne peut espérer directeur du Travail plus efficace ; A. Fontaine trouve enfin un ministre partisan sans réserve de la protection légale. Entre le réformiste issu de l’extrême gauche et le modéré réformateur, il y a sur ce sujet une unité de vue presque complète. Se noue, faute d’amitié, une alliance. Derrière l’étroite collaboration et la communion d’intérêts, il existe une distance prudente entre les deux hommes, comme il en existe habituellement entre un homme politique et un haut fonctionnaire. L’alliance s’incarne dans une sorte de proximité réservée, un effleurement. A. Millerand et A. Fontaine s’invitent à dîner de temps en temps avec des relations communes. Il en va de même, finalement, entre A. Fontaine et R. Viviani, alors que tant de choses les séparent.
20A. Fontaine demeure directeur 21 ans. Peu à peu, par la qualité de ses prestations et services, il peut se constituer et étoffer une clientèle d’anciens ministres, de députés et de sénateurs, allant du comte Albert de Mun à Jaurès. Son influence sur eux est incontestable et incontestée, quelles que soient par ailleurs les divergences qu’il peut avoir avec eux dans les questions de politique générale.
21Le processus d’élaboration de la loi par les deux assemblées de la IIIe République est d’une telle lenteur que toutes les questions susceptibles d’intéresser plus particulièrement un ministre sont déjà, sous une forme ou sous une autre, en débat quelque part. Le ministre a donc le plus souvent à choisir parmi des sujets déjà en discussion ici ou là. Il dépend beaucoup de son directeur pour recueillir la mémoire des projets législatifs et réglementaires en cours d’élaboration au Parlement ou dans un organisme consultatif, car il ne peut avoir l’espoir raisonnable de faire élaborer un nouveau projet de loi qu’il verrait aboutir. A. Fontaine sert de guide au ministre dans le champ du Travail en lui remettant en main propre une note élaborée par un bureau dressant la liste des projets en cours et de leurs états d’avancement. Le ministre n’a plus qu’à réfléchir sur les choix qu’il peut faire en vue d’aider un projet à aboutir. En fonction de ces choix, A. Fontaine donne par écrit le canevas de la partie le concernant de la « déclaration ministérielle ». Ce long mécanisme collectif d’élaboration exclut absolument avant-guerre que A. Fontaine puisse se présenter devant son nouveau ministre avec un projet de loi sur une matière nouvelle. A. Fontaine dirige la fabrication administrative et supervise la maturation dans les divers conseils et commissions ; il ne maîtrise ni la procédure parlementaire ni le pouvoir législatif, pas plus qu’il n’invente des réponses juridiques aux problèmes sociaux.
II.3 – Le cabinet et les interpellations
22Entre le ministre et Arthur Fontaine, il y a en principe le cabinet. Mais avant-guerre les cabinets ministériels sont de taille réduite et ne jouent pas, pour le Travail, un rôle direct dans l’élaboration législative et réglementaire. Le cabinet fonctionne davantage comme un secrétariat particulier du ministre. Les rapports entre A. Fontaine et les ministres sont donc le plus souvent directs, en tête-à-tête, en présence tout au plus du directeur de cabinet. Ce dernier n’est pas sans pouvoir : il se réserve, au nom du ministre, les nominations, la surveillance politique du personnel, l’attribution des décorations, les relations avec les parlementaires et les affaires électorales. Il contrôle la signature du ministre, triant ce qu’il doit lire avec attention avant de signer et ce qu’il peut signer machinalement. Ce travail ne nuit pas au pouvoir de A. Fontaine dans le domaine de la production réglementaire.
23Les relations entre le cabinet et A. Fontaine sont largement déterminées par la volonté de se respecter et de ne pas se nuire en gérant le quotidien au mieux. Des plaintes convergent vers le ministre selon un mécanisme bien français d’amortissement politique des conflits sociaux caractérisé par l’intervention du gouvernement républicain : des travailleurs se tournent vers leur syndicat, mais celui-ci est souvent incapable d’imposer quoi que ce soit aux employeurs tant par la négociation que par l’action. Le syndicat, pour peu qu’il soit réformiste, se tourne alors vers le gouvernement républicain pour obtenir satisfaction. Il prend soin de formuler sa demande d’abord oralement à l’occasion d’une entrevue, puis par écrit, ce qui permet à A. Fontaine de gagner du temps. Une enquête de l’inspecteur du Travail montre la sollicitude de la République envers les citoyens travailleurs. La réponse négative revêt la forme du droit : la réclamation, pour légitime qu’elle soit, ne peut, en l’état de la réglementation, être satisfaite. Il faut prendre son mal en patience. Les employeurs, alertés d’une insatisfaction sociale, ont le temps d’améliorer les choses. La reconnaissance du syndicat par l’État et l’action de l’inspection compensent la faiblesse et la non-reconnaissance du syndicat par les employeurs. A. Fontaine est de 1899 à 1914 une pièce essentielle de ce dispositif d’amortissement du mécontentement social par le pouvoir républicain.
24Il est également une pièce incontournable du traitement des interpellations parlementaires, tout aussi nombreuses, qui transitent par le cabinet. Le ministre, à cette époque, est avant tout un parlementaire passant la moitié de son temps à la Chambre lorsqu’elle est en session. Pour aider son ministre et le mettre à l’abri d’une incapacité à répondre à une interpellation orale, A. Fontaine lui remet par avance des fiches sur les sujets d’actualité. Cette fonction est importante pour le ministre, car les interpellations relatives au travail sont fréquentes et souvent agressives parce que nourries par une demande sociale pressante.
25Les interpellations sont parfois préparées à l’avance dans l’intérêt bien compris du questionneur et du questionné. Elles proviennent le plus souvent d’un député républicain sollicité par un syndicat de province. Ainsi celle de Jean Jaurès [7] en janvier 1910 qui interpelle le ministre à propos de la grève des mégissiers de Graulhet sur un point relatif au casse-croûte pris dans les ateliers. Jaurès a tenté une médiation, en vain. Il a noté un problème évident d’hygiène : la prise des casse-croûtes dans des ateliers exposés à la maladie du charbon par manque de temps. Il s’est engagé à interpeler rapidement le ministre. Dès son retour, il a une entrevue avec A. Fontaine à ce sujet pour préparer la question à formuler et la réponse à donner. Il dit à A. Fontaine qu’il se propose de demander que, pour des raisons d’hygiène, le quart d’heure de pause casse-croûte accordé aux ouvriers matin et soir soit porté à une demi-heure, afin qu’ils puissent sortir de l’atelier et se laver les mains. A. Fontaine l’informe de la réglementation existante et il rend compte au ministre de cet entretien. R. Viviani, ainsi prévenu avant l’interpellation, est en mesure d’y répondre. La Chambre elle-même sert ainsi de lieu d’amortissement des conflits sociaux à travers un jeu de rôles entre l’extrême gauche socialiste et le ministre du Travail républicain. A. Fontaine joue discrètement une fonction essentielle dans ce jeu, à la charnière du politique et du juridique.
26Le repos hebdomadaire occasionne de nombreuses interpellations. Le grand commerce demande en effet des dérogations pour pouvoir rester ouvert certains jours, les dimanches précédant Noël par exemple. Le ministère les accorde, ce qui ne manque pas de susciter la protestation de la droite catholique sociale et de l’extrême gauche. Le ministre, au nom d’une majorité de centre gauche, est obligé de se défendre en justifiant l’état actuel du droit présentant de vastes lacunes. Ce harcèlement parlementaire est l’expression d’une pression sociale plus ou moins bien canalisée par la CGT [8]. C’est sous cette menace diffuse que se fabrique la réglementation du travail. A. Fontaine joue donc un rôle complexe : sur le plan politique, il défend son ministre et le droit existant (en retard sur tant de besoins, notamment en hygiène et sécurité) et donc l’héritage des majorités de centre gauche. En même temps, il n’ignore pas le rôle moteur profitable de cette pression politique et sociale sur son action en faveur de la protection légale. A. Fontaine est le maître d’œuvre de ces médiations de la République entre un capital protégé par les vides béants d’une protection légale libérale et des travailleurs républicains croyant que la loi républicaine est là pour les protéger. Le personnel politique est tout à fait satisfait de son travail dans ce domaine.
III – Initiative et pouvoir
III.1 – Bureaux, directeur ou ministre ?
27Arthur Fontaine incarne l’antithèse de la théorie d’Henri Chardon, apôtre de la réforme de l’État, qui estime notoirement insuffisant le rôle et les attributions des directeurs. Selon lui, le rôle du directeur est « uniquement de préparer les décisions du ministre. Il n’a personnellement aucun pouvoir propre ; […] personne ne dirige moins et n’est plus dirigé » [9]. Tous les témoignages concernant A. Fontaine infirment cette conception. Certes, le Parlement vote les lois, le ministre décide des projets à lui soumettre, signe les textes réglementaires et les grandes circulaires. Mais, dans les faits, concrètement, A. Fontaine, placé à l’endroit stratégique entre le pouvoir administratif et le pouvoir politique, est incontournable pour réaliser la volonté ministérielle et diriger l’élaboration réglementaire. S’agissant de A. Fontaine, le point de vue de H. Chardon revient à confondre la forme et le contenu, le devant de la scène et l’ensemble de la machinerie, la responsabilité politique et le pouvoir administratif.
28Peut-être le cas de A. Fontaine est-il un cas extrême de directeur puissant. Ce fait tiendrait, outre à sa personnalité et à sa trajectoire politique à la fin des années 1890, à la jeunesse du champ de sa direction. Son domaine est une terre inconnue et marginale à la frontière du droit, de la statistique et de la sociologie, jugée peu valorisante, voire dévalorisante. A. Fontaine jouit donc d’un quasi-monopole de compétence dans ce qui devient vite son pré carré. La situation du ministère des Travaux publics étudié par H. Chardon est bien différente. Le pouvoir d’un directeur s’y trouve enserré par ceux du ministre et des divers conseils, gardiens scrupuleux de la tradition administrative et du pouvoir collectif des grands corps.
29À l’inverse, A. Fontaine n’est pas le maître à penser et le stratège de ses ministres (et surtout pas de A. Millerand), comme tente de le faire croire Joseph Caillaux dans ses mémoires [10], tissu de contrevérités réalisé pour nuire à ses adversaires politiques et faire l’apologie de lui-même. J. Caillaux dresse le portrait d’un A. Fontaine très puissant, afin de mieux présenter en contrepoint celui d’un A. Millerand « lourdaud », dépourvu d’idées personnelles. Par l’excès de son propos, son évident parti pris, sa malhonnêteté flagrante, J. Caillaux discrédite finalement la thèse du couple directeur tout puissant - ministre insipide.
30A. Fontaine est issu du corps des mines ; il est travailleur, républicain convaincu, conservateur éclairé, spécialiste et propagandiste infatigable de la protection légale. Il a un art de la relation hiérarchique, sachant toujours agir à la fois avec prudence et dévouement pour son ministre. Pour cet ensemble de raisons, il reste plus de vingt ans directeur du travail, incarnant à merveille la stabilité des directeurs durant les vingt premières années du xxe siècle, particulièrement manifeste dans les ministères techniques. Cette stabilité s’est imposée du fait de l’instabilité ministérielle et a fait contrepoids dans le domaine réglementaire à la puissance du Parlement dans le domaine législatif.
III.2 – Sénat et Conseil d’État maîtres du jeu
31Finalement, l’exemple de A. Fontaine milite-t-il en faveur de la thèse de la puissance de l’administration sous la IIIe République ou, au contraire, en faveur de la dépossession de la hiérarchie administrative par rapport aux régimes autoritaires antérieurs ? La question est complexe. Ses rapports avec les ministres et les cabinets se sont développés, selon la formule de Christophe Charle, dans une « zone d’ombre » où le non-dit, les processus informels de décision et les connivences orales prennent le pas sur le règlement écrit et la documentation d’archives accessible [11]. Le ministère du Commerce, puis celui du Travail sont des ministères techniques. Leur production dans le domaine du Travail est juridique et requiert une compétence avant tout technique. Le politique demande à son administration avant tout de la sécurité. Et donc, compte tenu de la matière, de la sécurité juridique. Il en va différemment dans les ministères comme l’Intérieur où la sécurité demandée est avant tout politique. Pour le directeur d’une administration technicienne, l’alliance est celle du technicien et du politique alors que, pour le directeur d’une administration politique, elle est l’alliance de deux hommes politiques.
32Pourtant, A. Fontaine, tout directeur technicien qu’il est, apporte aussi à son ministre, au gouvernement et aux républicains, par ses convictions républicaines affichées, une sécurité politique complète, d’autant plus précieuse qu’elle n’est pas affaiblie par une fidélité d’homme à homme ou par l’adhésion à un clan politique particulier. Dans un tel rapport de fidélité au pouvoir républicain, comment répondre à la question de la puissance ou de l’impuissance du directeur ? Aussi mal posée, la question ne peut recevoir de réponse simple.
33Le Parlement (et en dernière analyse le Sénat), quels que soient la compétence et le savoir-faire reconnus de A. Fontaine, demeure seul maître du pouvoir législatif. A. Fontaine peut faire preuve de la plus grande finesse et du plus grand sens du compromis, le Sénat reste de longues années insensible à l’intérêt des plus beaux projets de lois votés par la Chambre des députés. À l’inverse, la direction du Travail, forte de ses bureaux, aidée par les conseils et commissions satellites animés par A. Fontaine, domine la production des décrets, arrêtés, circulaires et correspondances, autrement dit le domaine administratif et réglementaire. Entre ces deux grandes puissances dominant de manière exclusive leurs champs respectifs, il y a les ministres, ambassadeurs du pouvoir parlementaire auprès de l’administration du travail et ambassadeur du pouvoir administratif auprès du Parlement. Le pouvoir des ministres sur le directeur du Travail dépend de multiples facteurs : la situation politique, la solidité et la durée du ministère, leurs personnalités propres et leurs plus ou moins grandes volontés d’œuvrer dans le champ Travail.
34Bien entendu, on constate un temps d’élaboration très long des lois et des décrets. A. Fontaine lui-même s’en plaignait parfois. Mais il ne s’agissait nullement avant-guerre d’un dysfonctionnement, d’une mauvaise organisation de l’État ou de faiblesses involontaires et subies. C’était au contraire le résultat d’un choix politique, d’un mode de gestion collective des choses de la Cité. Un choix à la fois libéral et républicain, parfaitement adapté aux objectifs qui lui étaient assignés. Le Sénat faisait contrepoids à la Chambre des députés soumise aux pressions immédiates de l’actualité politique et à l’agitation parisienne. Il freinait sans cesse la production législative, assurant ainsi l’hégémonie de la province sur Paris et marquant le poids contraignant de l’alliance avec la paysannerie et l’ensemble des petits propriétaires. Ce mode de domination propre à la France isolait les forces sociales et politiques susceptibles de menacer le régime par des reculs réactionnaires ou des destructions révolutionnaires. Le Sénat donnait du temps au temps pour permettre aux projets de réformes d’être assimilés et acceptés par une large fraction de « l’opinion publique ». Sur le plan réglementaire, le Conseil d’État assurait avec une vigilance méticuleuse un rôle de gardien de l’ordre républicain et libéral, tandis que les multiples commissions et conseils servaient à produire en profondeur du consensus au sein de la grande alliance sociale dominante. Tout ce fonctionnement collectif était inévitablement source de lenteur et d’un certain immobilisme. Mais tel était le but recherché, au nom d’un modèle de société. L’épreuve de la guerre a révélé que ce mode de domination était efficace et d’une grande solidité. Ce modèle républicain à la française freinait les réformes sociales. En limitant les prélèvements fiscaux et sociaux, il retardait la généralisation effective des assurances sociales, de l’hygiène publique, de l’habitat social, etc. Mais le directeur du Travail, comme ses collègues, s’en accommodait, car il avait avant tout le souci de ne pas imposer de réformes qui ne fussent acceptées par une large partie des employeurs, afin d’éviter des erreurs dommageables à l’économie, aux entreprises et à leurs propriétaires.
Conclusion
35Malgré un fonctionnement de l’élaboration législative et réglementaire lent et consensuel, le directeur du Travail était loin d’être dépourvu de pouvoirs. Le Parlement votait les lois, le ministre décidait des projets, mais le directeur, placé en un lieu stratégique entre son administration et le pouvoir politique, était incontournable pour mettre en œuvre la volonté ministérielle, diriger la réalisation des projets de lois, de règlements et de circulaires, et représenter le Travail en France et à l’étranger. Arthur Fontaine était un directeur puissant, beaucoup plus que ses successeurs du début du xxie siècle, malgré l’affaiblissement des pouvoirs du Parlement. Sa puissance s’exerçait en particulier vis-à-vis des ministres éphémères non-spécialistes et des bureaux de sa direction dont il utilisait la mémoire et le savoir-faire juridique. Elle était importante partout où elle ne rencontrait pas une puissance supérieure : celle du Parlement sur l’élaboration législative, celle du Conseil d’État sur le contrôle de légalité, celle du conseil général des mines sur la réglementation minière, etc. Mais peut-être faisait-elle exception, du fait de sa personnalité et de la nouveauté du droit du travail. Dans ce ministère technique, l’alliance du directeur et du ministre était celle du technicien et du politique, à la différence du rapport de fidélité plus étroit qui s’imposait dans les ministères essentiellement politiques comme l’Intérieur. Pour autant, A. Fontaine apportait au pouvoir républicain une sécurité totale, au delà d’ailleurs de ce qui lui était demandé en tant que directeur du Travail. C’est ce qui déterminera son destin à partir de la guerre, lorsque l’on pensera à lui pour occuper une fonction très sensible n’ayant rien à voir avec le Travail : la Commission des contrats de l’Armement. Dès la fin de la guerre, ces missions de confiance se multiplieront (dans les Mines domaniales de la Sarre occupée et à l’OIT [12] notamment), l’amenant à quitter son poste de directeur du Travail.
L’auteur
Il a publié :
- « Arthur Fontaine, l’ami de Paul Desjardins, animateur des Décades politiques et sociales de Pontigny », in Sylvain Allemand, Édith Heurgon et Claire Paulhan (dir.), De Pontigny à Cerisy : des lieux pour « penser avec ensemble », Actes du Colloque international de Cerisy-la-Salle, 24-31 août 2010, Paris : Hermann, 2011 ;
- Arthur Fontaine, 1860-1931. Un réformateur pacifiste et mécène au sommet de la Troisième République, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008.
Notes
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[1]
Bureau international du travail.
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[2]
Ministère du Travail, Conseil supérieur du travail (CST), 18e session, novembre 1908, Paris : Impr. nationale, 1908.
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[3]
Edgar Milhaud a indiqué comment travaille Arthur Fontaine, l’ayant vu à l’œuvre dans l’élaboration du projet de loi des 10 h : Edgar Milhaud, « Arthur Fontaine », Bulletin de l’Union pour la Vérité, mai-juin-juillet 1932.
-
[4]
Les exemples abondent, de la non réciprocité de la démission et du licenciement à la notion de « suspension » du contrat de travail en cas de congé maternité, de grève, etc.
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[5]
Président de la Commission du travail de la Chambre des députés.
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[6]
Le congé maternité en 1913, par exemple.
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[7]
Assemblée nationale, CHAN : F/22/334.
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[8]
Confédération générale du travail.
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[9]
Henri Chardon, Les Travaux publics, essai sur le fonctionnement de nos administrations, Paris : Perrin, 1904.
-
[10]
Joseph Caillaux, Mes mémoires, I : Ma jeunesse orgueilleuse, 1863-1909, Paris : Plon, 1942, p. 179-183.
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[11]
Christophe Charle, Les élites de la République (1880-1900), Paris : Fayard, 1987.
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[12]
Organisation internationale du travail.