Notes
-
[1]
Alexis Spire, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France, 1945-1975, Paris : Grasset, 2005, ou encore Id, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration. Paris : Raison d’agir, 2008.
-
[2]
Les livres de D. Lochack restent à cet égard des incontournables : Danièle Lochack, Le rôle politique du juge administratif français, Paris : LGDJ, 1972 ; Id, La justice administrative, Paris : Montchrestien, coll. « Clefs. Politique », 1998 (3e éd.). Voir également dans une perspective plus historique Bernard Pacteau, Le Conseil d’État et la fondation de la justice administrative française au xixe siècle, Paris : Puf, 2003.
-
[3]
À titre d’exemples car la bibliographie est abondante : Jean-Marie Woehrling, Les transformations de la justice administrative, Paris : Economica, 1995 ; Jean Massot et Jean Marimbert, « Le Conseil d’État », Notes et études documentaires, 4869, 1988 ; Jean-Paul Costa, Le Conseil d’État dans la société contemporaine, Paris : Economica, 1993.
-
[4]
Danièle Lochack, La justice administrative, op. cit., p. 153.
-
[5]
Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris : La Découverte, 2004.
-
[6]
Jean-Michel BÉLORGEY, « Compte rendu de l’ouvrage La fabrique du droit (par Bruno Latour) », Sociologie du travail, 46 (1), 2004, p. 113-115.
-
[7]
Ce à quoi viennent s’ajouter des études qui approchent cette institution de manière oblique à partir d’autres objets de recherches tels que par exemple les travaux de Liora Israël sur le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI), Liora Israël, « Faire émerger le droit des étrangers en le contestant ou l’histoire paradoxale des premières années du GISTI », Politix, 62, 2003 ou de mon propre travail sur le voile islamique, Claire de Galembert, « La fabrique du droit entre le juge administratif et le législateur. La carrière juridique du foulard islamique (1989-2004), in Jacques Commaille et Martine Kaluszynski (dir.), La fonction politique de la justice, Paris : La Découverte, 2007, p. 95-117.
-
[8]
Sur cette notion, voir l’article substantiel de Jacques Commaille et Laurence Dumoulin, « Heurs et malheurs de la légalité dans les sociétés contemporaines. Une sociologie politique de la “judiciarisation” », L’Année sociologique, 59 (1), 2009, p. 63-107.
-
[9]
Erhardt Blankenburg, « La mobilisation du droit. Les conditions du recours et du non-recours à la justice », Droit et Société, 28, 1994, p. 691-703. On s’étonnera au passage que dans cette entreprise d’explicitation des conditions sociales conduisant à saisir ou ne pas saisir la justice de différends, nulle mention ne soit faite du célèbre article de référence : William L. F. Felstiner, Richard L. Abel et Austin Sarat, « The Emergence and Transformations of Disputes: Naming, Blaming, Claiming… », Law and Society Review ,15 (3-4), 1981, p. 631-654.
-
[10]
Voir note précédente.
-
[11]
Luc Boltanski, De la critique, précis de sociologie de l’émancipation, Paris : Gallimard, 2009, p. 117.
-
[12]
Néologisme de l’auteur associant les termes « miroir » et « bas » ; un regard venu d’en bas, (c’est-à-dire en position inférieure) par effet d’un miroir principal reflétant la réalité par en dessous. Par extension, regard d’en-dessous, par opposition au regard de toute autorité en surplomb.
-
[13]
Un emprunt à Thomas L. Friedman, The World is Flat, Londres : Penguin, 2007 (traduction française : Le monde est plat, Paris : Perrin, 2010).
-
[14]
Un détour par les réflexions de Bruno Latour, ignorées dans cet ouvrage, avec lesquelles il entre pourtant en résonance troublante, aurait sans doute permis à l’auteur d’explorer plus à fond la question des conséquences des assemblages humains et des androïdes plutôt que celle de l’ontologisation de ces derniers, avec laquelle le socio-criminologue reste moins à l’aise. Cf. par exemple, Bruno Latour, Changer de société, Refaire de la sociologie, Paris : La Découverte, 2006.
-
[15]
On remarquera le clin d’œil au « Grand Renfermement »…
-
[16]
L’auteur affirme p. 202 : « Disposer du pouvoir donne de la visibilité et donc rapporte », se référant au dossier spécial « L’homo numericus » de la revue Esprit, 3-4 (mars-avril), 2009.
-
[17]
Ce programme, lancé en 1999, intègre les deux traditions juridiques du Canada (civil law et common law) dans les cours de base du droit privé en première et deuxième année. En outre, il essaye d’intégrer les sciences dites auxiliaires (sociologie du droit, analyse économique du droit, épistémologie juridique…) à l’intérieur de l’enseignement de base.
-
[18]
Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est ce qu’être protégé ?, Paris : Seuil, coll. « La république des idées », 2003.
-
[19]
Voir les travaux de la commission Peyrefitte et le vote de la loi Sécurité et Liberté.
-
[20]
commission des maires sur la sécurite, Face à la délinquance : prévention, répression, solidarité rapport au Premier ministre, 1982, Paris : La Documentation française, « Collection des rapports officiels », 1983 (dit « rapport Bonnemaison »).
-
[21]
Office de radiodiffusion-télévision française.
-
[22]
Francis Kaplan, Entre dieu et Darwin, le concept manquant, Paris : le Félin, 2009, p. 105.
-
[23]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris : Minuit, 1991, p. 28.
Arnaud André-Jean (dir.), Dictionnaire de la globalisation. Droit, science politique, sciences sociales, Paris : LGDJ Lextenso éditions, 2010, 530 p.
1Compte rendu par Gilles Ferréol (Laboratoire de socio-anthropologie [LASA], Université de Franche-Comté).
2Fruit d’un travail collectif de longue haleine ayant réuni plus de 130 enseignants-chercheurs appartenant à diverses institutions, cet ouvrage volumineux, placé sous la direction d’André-Jean Arnaud, est la traduction et l’adaptation à un public français du Dicionario da Globalizaçao, publié en 2006 à Rio de Janeiro par les éditions Lumen Juris, Wanda Capeller – de par sa double culture – ayant eu la lourde charge de mener à bien (et avec brio) cette entreprise et de coordonner les opérations de révision, d’actualisation, voire de réécriture, de près de 200 items, qu’il s’agisse de définitions lexicales ou de développements plus encyclopédiques.
3Deux points forts méritent d’emblée d’être soulignés : tout d’abord, la prise en compte d’une approche comparative, mettant en évidence les points de convergence ou les différences d’approche ayant trait – des deux côtes de l’Atlantique – aux grilles de lecture retenues et aux concepts mobilisés ; d’autre part, le choix d’une démarche pluridisciplinaire associant étroitement les apports du droit, de la sociologie et de la science politique. Les résultats, dès lors, sont au rendez-vous : meilleure compréhension de termes souvent utilisés sans véritable rigueur ou sans qu’on sache précisément ce qu’ils recouvrent ; état des lieux très éclairant et discussion critique approfondie de tel ou tel champ d’investigation ; argumentaire très fouillé et pluralisme interprétatif…
4Trois entrées, au demeurant complémentaires, sont ici privilégiées :
- les acteurs, en particulier les organisations, agences ou comités internationaux ;
- les mécanismes et les processus touchant notamment à gouvernance et à la justice, à l’intégration et à la solidarité, à la citoyenneté et au multiculturalisme ;
- les concepts ou les principes clés comme ceux se rapportant à la démocratie et à l’action publique, à la souveraineté et aux normes juridiques, au constructivisme et aux wise practices.
5Une contribution, on l’aura compris, à la fois dense, de grande qualité et qui – en ces temps de « rupture brutale et radicale d’avec un mode de penser et d’agir lié à la modernité » (p. 15) – vient à point nommé pour nous faire réfléchir sur les enjeux transnationaux ou transfrontaliers auxquels sont confrontées nos instances de contrôle et de régulation, le « consensus de Washington » suscitant de plus en plus de vives réactions.
Bastard Benoit et Mouhanna Christian, L’avenir du juge des enfants. Éduquer ou punir ?, Toulouse : Ères, coll. « Trajets », 2010, 238 p.
6Compte rendu par Francis Bailleau (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales [CESDIP], Université de Versailles-Saint Quentin en Yvelines).
7Le livre de Benoit Bastard et Christian Mouhanna rend compte des résultats d’une enquête sur le fonctionnement actuel de la justice des mineurs et les évolutions/transformations du métier de juge des enfants, menée en 2007-2008 dans quatre tribunaux français. Cette recherche se situe à un tournant dans le fonctionnement de la Justice des mineurs où est reposé avec acuité le dilemme qui l’accompagne depuis sa naissance, dilemme repris dans le sous-titre de l’ouvrage (« éduquer ou punir »), que le pouvoir actuel a, semble-t-il, résolu – au moins au niveau des discours – en optant « fermement » pour la seconde option.
8S’appuyant sur une approche articulant sociologie des professions et sociologie des organisations, les deux chercheurs dressent un tableau pour le moins contrasté de la situation de cette institution. Ils décrivent avec minutie la tension forte opposant l’orientation répressive actuelle de l’Institution, marquée par l’importance prise par le parquet et par le poids des nouveaux textes votés depuis l’orée des années 2000, aux options professionnelles des magistrats de la jeunesse qui font toujours de l’éducation le référent central de leur prise de décision.
9Se penchant sur l’analyse de l’organisation dans laquelle œuvre ce magistrat spécialisé, les auteurs mettent en valeur l’ensemble des liens nécessaires à son activité et des forces qui convergent vers lui : « une clef de voûte », tant à l’intérieur du palais (le parquet, ses confrères, ses collaborateurs) qu’à l’extérieur (les services de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), ceux de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), le secteur associatif, la police, les municipalités). Liens externes et internes qu’il maitrise plus ou moins selon les institutions, les configurations locales qu’elles peuvent former. Des relations cruciales pour ce magistrat spécialisé qui ne peut remplir sa mission sans information tant en amont : sur le comportement du mineur, sur l’origine de ses difficultés ou les circonstances du délit, sa situation personnelle et celle de sa famille, qu’en aval : sur les conditions d’exécution de sa décision et ses résultats. De plus, l’organisation de son travail est également dépendante des textes juridiques qu’il se doit d’appliquer et qui connaissent actuellement une forte inflation. Et l’un des axes majeurs de cette hyperproduction législative est de limiter ses interventions au niveau quantitatif comme qualitatif en donnant de plus en plus d’importance au rôle du parquet et en durcissant les incriminations et les peines concernant les mineurs, ce qui limite d’autant sa marge d’interprétation et d’initiative.
10Pour les auteurs, deux points essentiels sont à l’origine des profondes transformations de cette organisation : les pressions politiques et les politiques gestionnaires de réduction des coûts. Un « nouveau » climat politico-médiatique s’est installé ces dernières années qui fragilise le rôle et l’image de ces magistrats en mettant en cause leur pratique – qualifiée de laxiste – qui serait à l’origine d’une augmentation de la délinquance des jeunes. Par ailleurs, une nouvelle pratique gestionnaire s’est installée au sein des tribunaux. Elle a pour seul objectif une réduction des coûts de fonctionnement de la justice, à défaut de voir son budget augmenté. La traduction concrète pour le magistrat de cette politique gestionnaire se marque par les nouveaux critères d’une « bonne » gestion de la justice mis en place au sein des juridictions : la réduction des circuits de signalement et de décision, le jugement en temps réel et la limitation des interventions des personnels socio-éducatifs, etc. Ces critères gestionnaires entrent de plein fouet en contradiction avec les pratiques que ces magistrats tentent de maintenir : écoute des mineurs et de leurs familles, temps d’observation avant toute prise de décision, mesures prises non pas uniquement pour sanctionner un délit ou régler rapidement une situation conflictuelle mais dans une perspective longue d’éducation, d’intégration du jeune concerné, etc.
11Dans leur pratique professionnelle, et malgré les pressions, les injonctions du politique et les modifications, à un rythme accéléré, des textes qui tentent d’orienter leur pratique dans une direction unique : la répression immédiate des actes commis, les magistrats continuent à privilégier la dimension éducative, le dialogue avec les jeunes et leurs familles et essaient, de plus en plus difficilement, d’inscrire leur action dans une temporalité longue. Cette dimension éducative est au cœur de leur identité professionnelle. C’est cette dernière qui leur a permis de se construire une image originale et de développer, cas unique au sein de la magistrature, un suivi complet des affaires qu’ils traitent, en étant responsables de l’instruction des dossiers, de la phase de jugement comme de celle de l’exécution de leurs décisions. Cette position d’homme orchestre oblige le magistrat à développer des liens importants tant à l’extérieur du tribunal qu’en son sein. Il est également, dans certains cas, un entrepreneur à l’initiative de la création de certaines associations de prise en charge des jeunes ou un conseil dans l’organisation, le maillage du territoire afin de permettre, de faciliter le développement de politiques de prévention, d’éducation pour les jeunes. À ce titre, il devrait être l’un des interlocuteurs privilégiés des municipalités, des Conseils généraux et d’autres institutions œuvrant dans ce champ aux frontières imprécises, ce qui n’est pas toujours le cas.
12C’est cette richesse d’une pratique professionnelle que B. Bastard et C. Mouhanna mettent en valeur sans en masquer les tensions, les contradictions et les difficultés. En particulier, les difficultés qu’ils rencontrent aujourd’hui à gérer d’une part le respect des textes – base de leur éthique professionnelle de magistrat – et, d’autre part, l’orientation éducative qu’ils veulent maintenir – base de leur métier de juge des enfants. Et, comme le soulignent les auteurs, cette double exigence semble aujourd’hui de plus en plus difficilement soutenable, ce qui fragilise leur existence. Car, si l’exercice de ce rôle permet de parler de métier, de mission, il ne définit pas une profession au sens sociologique du terme. En particulier, il n’existe pas de défense collective de cette pratique. Les juges pour enfants ne forment pas un groupe homogène et chacun, sans en rendre compte aux autres magistrats, exerce seul en toute souveraineté au sein de son cabinet. Cette pratique « solitaire », fortement liée à l’ethos de la magistrature, est sans doute également une des causes de leur faiblesse actuelle et de leur difficulté à s’organiser pour contrer les pressions politico-administratives qu’ils subissent et qui remettent en cause leur existence même. Si, comme le décrivent les auteurs, ils sont la « clef de voûte » du système, cette clef est aujourd’hui soumise à des pressions tectoniques et la difficulté des magistrats à s’organiser, à partager ouvertement une pratique, à accepter une évaluation par les pairs de cette dernière est source de fragilité, de difficulté à exercer une poussée en sens contraire permettant à la clef de voute de maintenir l’édifice, en équilibrant les forces en présence.
13C’est la raison pour laquelle tout en soulignant l’importance du rôle social du juge des enfants pour le maintien de l’ordre public face à la jeunesse en difficulté, les auteurs n’hésitent pas à évoquer une possible disparition si ce n’est formellement de cette fonction à tout le moins de ce qui en fait son originalité et sa force en transformant le magistrat de la jeunesse en simple distributeur de sanction, rétribuant au coup par coup les transgressions d’une jeunesse fragilisée par les conditions socio-économiques, et donc sans pouvoir inscrire leur décision dans une temporalité longue, celle de l’éducation.
14Le métier de juge des enfants serait-il sans avenir ?
Contamin Jean-Gabriel, Saada Emmanuelle, Spire Alexis et Weidenfeld Katia, Le recours à la justice administrative. Pratiques des usagers et usages des institutions. Paris : La documentation française, coll. « Perspectives sur la justice », 2008, 187 p.
15Compte rendu par Claire de Galembert (Institut des sciences sociales du politique [ISP], ENS Cachan).
16Ce livre, consacré à l’étude des « usagers » de la justice administrative et aux usages qu’ils font de cette dernière résulte d’une étude commanditée par la mission « Droit et justice » du ministère de la Justice. L’étude a été pilotée par une équipe interdisciplinaire associant une professionnelle de la justice administrative (Katia Weidenfeld), deux sociologues (Emmanuelle Saada, Alexis Spire) et un politiste (Jean-Gabriel Contamin), dont certains sont déjà réputés pour leurs travaux sur les pratiques de l’administration [1]. Sa qualité et la richesse de ses résultats témoignent de la fertilité des coopérations entre juristes et sociologues, trop rares encore dans le contexte français.
17Commençons pas insister sur ce qui fait l’un des principaux mérites de ce livre : il constitue une balise importante dans l’exploration de cette terre mal connue de la sociologie politique qu’est la justice administrative en France. La sociologie du droit et de la justice française s’est abondamment penchée sur l’institution judiciaire. De nombreux travaux l’abordent à travers des problématiques de sociologie des organisations, de politique publique, de sociologie des professions. L’on dispose ainsi aujourd’hui de nombreux travaux apportant des éléments de connaissance sur des aspects aussi divers que les politiques de justice, l’ethos professionnel des magistrats, les transformations et réformes de l’institution judiciaire, la question du recours ou du non recours à la justice, etc. La justice administrative semble en revanche jusqu’alors restée orpheline d’une véritable approche sociologique pour demeurer l’apanage des publicistes et de la science administrative [2] ou encore d’analystes « indigènes » [3]. Quelques livres font certes exception dont celui de Marie-Christine Kessler paru en 1968 et dont Danièle Lochak estimait encore trente ans après sa publication qu’il constituait la seule étude sociologique sur le Conseil d’État qui, quoique datant un peu, méritât d’être lue [4]. À noter que cet ouvrage s’intéresse toutefois plus au Conseil d’État en tant que grand corps de l’État qu’à sa fonction juridictionnelle. L’ethnographie du Conseil d’État que Bruno Latour a publiée en 2004 compte évidemment parmi les exceptions remarquables [5]. L’auteur y propose une étude empirique sur la fabrique du droit à partir d’une observation minutieuse des carrières des dossiers au sein du conseil d’État, des interactions qui se nouent autour d’eux au cours de leur traitement, de l’acte d’écriture du droit. Même si cette recherche a pour horizon un programme de réflexion plus vaste sur ce que B. Latour conçoit comme les différents « régimes de véridiction » et si Jean-Michel Bélorgey, conseiller d’État, a pu exprimer une certaine déception quant à l’utilité sociale de cette ethnographie [6], La fabrique du droit constitue à ce jour un jalon incontournable pour qui s’intéresse à la justice administrative dans une perspective sociologique [7].
18Cette relative absence de curiosité pour la « justice administrative », un monde à part de la « justice judiciaire », témoigne indéniablement du caractère performatif du dualisme judiciaire en France. À chacun de ces mondes leurs justiciables – « justiciables » dans un cas, « requérants » dans l’autre –, leurs professionnels et modes de fonctionnement, leurs analystes. Un tel constat invite à plus de circonspection quant à l’évocation de « la » justice dont la réalité institutionnelle se présente comme un ensemble de systèmes hétérogènes quoique fortement interdépendants les uns des autres.
19Si la justice administrative est si mal connue des sociologues, c’est peut-être qu’en dépit de son importance, elle est parvenue, en s’entourant d’un certain secret, à maintenir une relative distance avec son public. En raison de la place qu’y occupe la procédure écrite, son déploiement est assurément moins dramaturgique que la justice judiciaire et offre moins de prise à la critique ou à la connaissance par le profane de son fonctionnement interne. À cet égard, ce livre, en ce qu’il résulte d’une commande publique, pourrait témoigner d’un renversement de tendance et d’une justice administrative plus soucieuse de son image ainsi que de son rapport à l’usager. Cette évolution s’inscrit certes dans l’évolution d’institutions qui se conçoivent de plus en plus comme des « services publics » comme les autres. La justice administrative s’est employée depuis quelques années à faciliter l’accès des administrés aux tribunaux administratifs. Cette commande n’est sans doute pas exempte de considérations gestionnaires visant à une rationalisation du flux d’un contentieux administratif qui va croissant. 20 000 affaires enregistrées au début des années 1970, 160 000 en 2004, 170 000 en 2007 : les chiffres mentionnés par les auteurs sont évocateurs. Quels que soient le contexte et les attendus de la commande, l’ouvrage proposé ici offre du grain à moudre aussi bien aux gestionnaires épris de rationalité managériale qu’aux sociologues et politistes intrigués par les multiples facettes du phénomène dit de « judiciarisation » [8].
20L’enquête croise méthodologies quantitative et qualitative. L’analyse des statistiques mises à la disposition par le Conseil d’État a permis de commencer par dresser trois constats d’importance. Primo, l’augmentation du contentieux n’est pas uniforme. Il croît dans certains domaines, décline dans d’autres et se révèle parfois très fluctuant dans certains domaines. Secundo, un même contentieux peut varier d’un territoire à l’autre. Tertio, la corrélation avec les variables ne permet pas de faire ressortir de constantes significatives. Ces premiers constats statistiques ont conduit les auteurs à approfondir la recherche, en s’inspirant des grilles d’analyse de Blankenburg sur le recours au droit [9], dans des termes plus qualitatifs visant à rendre compte des litiges en termes de construction sociale. Une telle approche suppose de mener une enquête généalogique permettant de mieux saisir les logiques qui contribuent à la transformation d’un différend en litige. Pour entrer dans l’intelligence des mécanismes de croissance et de régression du contentieux, trois types de contentieux – étrangers, fiscalité, dispositifs d’aide au logement – ont été passés au crible d’une méthodologie faisant une large place à l’entretien et à l’observation au sein de certaines juridictions. Ces trois matières se caractérisant par des évolutions contrastées (croissance du contentieux étranger, reflux du contentieux fiscal, croissance puis baisse du contentieux logement), elles ont paru de nature à fournir un terrain empirique particulièrement pertinent.
21L’approche mise en œuvre aboutit à une série de résultats plus ou moins novateurs et contre-intuitifs.
22On retrouve ici des logiques mises en exergue par les travaux tant de Blankenburg que de Felstiner, Abel et Sarat [10]. Il apparaît en effet clairement que l’accès au tribunal administratif n’est pas exclusivement corrélable avec les propriétés sociologiques des requérants. Les logiques structurelles (en termes de capital social, économique, scolaire, etc.) se révèlent d’une faible portée explicative de même que la question de la compétence à ester en justice. Si bien que la formation d’un litige ne serait pas tant tributaire d’un destin individuel que des interactions avec l’environnement dans lequel se trouve l’individu aux prises avec l’administration ; il ne serait pas tant affaire de « compétences » que le fruit d’un apprentissage en situation et d’une coopération avec des intermédiaires dotés de telles compétences, qu’il s’agissent de professionnels du droit ou de non-professionnels ayant acquis, dans le cadre de leurs activités professionnelles ou associatives, une compétence juridique. C’est donc une logique de production collective du litige qui se dessine dans laquelle les adjuvants du requérant peuvent prendre le visage aussi bien des agents de l’administration, des assistantes sociales que d’associations qui se révèlent parfois, comme c’est le cas s’agissant du droit des étrangers, plus chevronnées et efficaces que les avocats eux-mêmes.
23Le dispositif d’enquête fait toutefois plus que confirmer des résultats de recherches menées dans d’autres contextes. Il met en relief une dimension propre à la justice administrative et c’est sans doute là son principal apport. Il apparaît en effet que les pratiques juridiques de l’administration ont un indéniable effet sur le flux du contentieux. Certaines administrations (comme c’est le cas notamment dans le domaine fiscal qui a enregistré une baisse), en privilégiant le recours à la conciliation, enraient la formation des litiges. À l’inverse, certains services de l’administration (c’est le cas notamment dans le domaine du droit des étrangers) tendent à externaliser des contraintes en aiguillant à dessein des conflits vers les tribunaux administratifs et deviennent eux-mêmes pourvoyeurs de contentieux. Ce recours aux tribunaux administratifs comme instrument de régulation du fonctionnement de certains secteurs de l’administration inciterait à pousser l’exploration au prisme d’une sociologie des organisations. Les auteurs mettent ainsi au jour un nouvel aspect de la consanguinité entre l’administration et la justice administrative qui invite à s’interroger plus avant sur le rôle de la justice administrative comme rouage du fonctionnement bureaucratique.
24Cette piste qu’ouvre l’enquête conduit du même coup à s’interroger sur la légitimité du choix qui a conduit les auteurs de ce travail à exclure d’emblée de leur champ d’investigation les pratiques des professionnels de la justice. Ce faisant, ils semblent assumer le postulat que le traitement du contentieux n’aurait aucun effet sur le développement de celui-ci et entériner l’idée qu’une muraille de Chine séparerait les juges administratifs de l’administration. Il y a là pourtant matière à doute. Et ce en raison, d’une part, des aller et retours des professionnels des juridictions administratives entre celles-ci et l’administration active et, d’autre part, de la préoccupation du juge administratif, bien mise en évidence dans le livre de Bruno Latour, d’« aider les administrations à administrer ». La prise en considération de la circulation des personnels, de l’analyse des évolutions jurisprudentielles par les services des ministères et dans les administrations, des conclusions des commissaires du gouvernement, qui semblent parfois davantage s’adresser aux administrations qu’aux usagers et autres juges, sont également autant de lieux qui mériteraient d’être explorés pour compléter ce travail, dont on peut espérer qu’il trouvera des prolongations.
Ferréol Gilles et Peralva Angelina (dir.), Altérité, dynamiques sociales et démocratie, Paris : LGDJ, coll. « Droit et Société. Recherches et Travaux », 2010, 227 p.
25Compte rendu par Jean-Yves Causer (Université de Haute-Alsace).
26Face aux nouveaux risques sociaux et à la montée des revendications de type identitaire, il n’existe pas de réponse politique simple et le législateur doit sans cesse envisager la création ou la réactualisation de règles ou de mesures adaptées à la complexité de situations toujours mouvantes. L’ouvrage collectif, ici commenté, a été conjointement dirigé par Gilles Ferréol et Angelina Peralva et il nous permet de mieux en saisir les enjeux. Ce livre a fait l’objet d’une commande de juristes intellectuellement curieux ou plus simplement désireux de mieux cerner les termes du débat véhiculé autour du retour de la question sociale. Dans le souci d’apporter des argumentations susceptibles de venir étayer les principales thèses portant sur la diversité, l’intégration, la citoyenneté et l’altérité, Gilles Ferréol et Angelina Peralva ont réuni différents contributeurs qui nous font bénéficier d’une pluralité salutaire de regards. Dans ce volume, composé d’une première partie historique et d’un deuxième volet davantage tourné sur des études de cas, nous retrouvons ainsi différentes sensibilités sachant le plus souvent combiner l’originalité et la rigueur, toutes les contributions participant de la même problématique qui est celle de toute démocratie plongée dans la modernité. Mais au-delà de ce principe de méthode rappelant que la compréhension du présent nécessite le détour par l’analyse du passé, deux préoccupations fortes sont présentes : une volonté de faire avancer le débat intellectuel et un effort d’apporter des éclairages nouveaux par le biais d’approches empiriques pertinentes.
27La démocratie, rappellent Gilles Ferréol et Angelina Peralva dans leur propos introductif, renvoie toujours à trois significations : un mode particulier de gestion des affaires publiques, un traitement politique des inégalités et une prise en compte des transformations qui apparaissent au sein des relations sociales. Or la démocratie est un « récit sur le vivre ensemble et un processus social et culturel qui, en permanence, remet en cause ce récit » (p. 9). La principale difficulté n’est-elle pas alors de devoir toujours renforcer la cohésion sociale tout en tenant compte de la diversité des groupes et de leurs problématiques ?
28Il était dès lors judicieux de revenir sur diverses définitions en recourant notamment à un point de vue philosophique. Bernard Jolibert se livre ainsi à un véritable travail de « dissection » des deux notions de fraternité et de solidarité, que nous prenons volontiers pour des synonymes. Alors que la première s’ancre dans une socialité primaire (pour reprendre une terminologie chère à Alain Caillé), la seconde trouve sa force dans une socialité secondaire. En effet, si la fraternité participe directement de notre socialisation et de notre construit identitaire, la solidarité a dû faire davantage l’objet d’une élaboration conceptuelle témoignant de l’état d’une culture politique ambiante ou de l’avancée de notre processus de civilisation… Au-delà des diversités ou singularités culturelles, ne pouvons-nous pas entrevoir une part d’humanité témoignant de la dynamique de ce processus de civilisation si bien décrit par Norbert Elias ? C’est ce que nous suggère Gilles Ferréol qui nous rappelle que, « si l’exigence d’universalisme suppose de ne pas nier le droit à la spécificité identitaire, elle ne peut cependant accepter la subordination des principes universels de justice au différentialisme culturel » (p. 42). Une fois introduits et définis, les termes de l’enjeu seront repris plus directement dans le débat opposant les tenants du multiculturalisme aux défenseurs d’une conception plus abstraite de l’universalité. En effet, une tendance importante de la sociologie française, représentée par Alain Touraine ou Michel Wieviorka, souligne la réalité d’une fragmentation des sociétés nationales. Angelina Peralva fait observer, à ce sujet, que « le thème de la “diversité” témoigne de nouvelles formes d’individualisation de la vie sociale contemporaine et de la démocratisation des conditions et des initiatives, qui en appelle à de nouvelles formes de visibilité publique » (p. 101). La question posée est celle d’une cohésion à préserver dans des sociétés en mutation : comment reconnaitre des minorités historico-culturelles et gérer la conflictualité présente dans leur quête de légitimation ? Faut-il remplacer, par exemple, notre modèle républicain par un système politique valorisant un multiculturalisme devenu plus respectueux du droit à la différence pour les groupes sociaux rejetés sur les marges ? Jacqueline Costa-Lascoux ne partage pas ce point de vue. Elle rappelle que nous aurions tort de balayer la notion d’intégration, même si l’évolution récente de notre système social atteste un écart grandissant entre des principes égalitaristes affichés et des applications plus difficiles à mettre en œuvre. Dans une démonstration rigoureuse, elle insiste sur l’intérêt heuristique à sortir des confusions ou des amalgames dans la mesure où l’intégration n’est pas l’assimilation, et la pluralité (à laquelle nous invite toute démocratie) le multiculturalisme. L’enjeu est alors de fonder une intégration sur l’établissement d’un nouveau contrat social car l’indifférence, la méconnaissance et le mépris ne cessent de réactiver les souffrances d’un exil encore gravées dans les mémoires. Si l’oubli est nécessaire, se questionne Françoise Vergès, ne devrait-il pas toutefois prendre appui sur la reconnaissance des faits et non pas sur une manipulation de la mémoire ?
29Le deuxième intérêt heuristique de l’ouvrage renvoie à différentes analyses qui nous ramènent à des réalités éminemment complexes faites d’ambivalences et révélant même des risques d’enfermement.
30Le travail de Rebecca Lemos Igreja expose la manière dont la revalorisation des traditions indiennes remplit, à Mexico, une double fonction : elle aide au renforcement culturel des groupes d’indiens urbanisés tout en leur permettant de lutter plus efficacement contre toutes les formes de discrimination. La réappropriation des procédures de droit en est une illustration, même si elle donne lieu à d’inévitables tensions au sein de différentes communautés indiennes.
31Cette nécessaire altérité est soulignée par Christine Castelain-Meunier qui voit, dans le nouveau métissage identitaire sexué ou l’évolution d’une culture somatique rapprochant les genres, l’opportunité d’être à la fois objet de désir et sujet désirant.
32La démonstration de Yu-Sion Live, qui porte sur cette recherche de racines présentes dans différentes catégories sociales de la Réunion, nous montre, de manière très convaincante, les limites d’un reconstruit identitaire parfaitement artificiel. Or cette thèse est confortée par celle de Stéphanie Mulot qui repère une tendance similaire en Guadeloupe et qui nous rappelle que les Antillais, de nos jours, pourront difficilement se réfugier dans un passé précolonial vierge ou exempt de rapports sociaux de domination.
33Cette possibilité de fermeture ne renvoie toutefois pas seulement à des mobilisations d’acteurs. Elle est aussi systémique et Mehdi Alioua nous dévoile comment les difficultés se cumulent dès lors que les transfrontaliers subsahariens se confrontent au processus européen d’externalisation des frontières. En recourant à une entreprise systématique de fichage des individus et à une protection armée ou agressive des frontières, cette politique d’externalisation suscite l’apparition et le déploiement de nouvelles solidarités transnationales. Les pouvoirs publics sont, dès lors, interpellés quant à leurs présupposés ou postulats. Mathieu Rigouste signale, à ce propos, la prégnance des métaphores médicales dans les discours d’officiers ou de stratèges. Ces représentations portent sur le risque d’une contamination nécessitant un constant travail sanitaire de préservation.
34Quoi qu’il en soit, l’individu n’est pas partout, ni toujours le même, et la figure du migrant témoigne d’une multiplicité de paramètres culturels et de caractéristiques identitaires. Pour William Berthomière et Marie-Antoinette Hily, il revient au politique d’en prendre conscience et d’en tenir compte, qu’il s’agisse de la figure de l’aventurier ou de celle du migrant stoppé. Cette dernière proposition nous montre bien le mouvement de balancier intellectuel entre l’accent mis sur la nécessaire cohésion sociétale et l’attention accordée au processus culturel de différenciation. Elle nous rappelle toute la difficulté à mettre en tension ces deux processus de réunion et de séparation allant en sens contraire pour la production sociale du vivre ensemble. N’aurions-nous pas d’ailleurs affaire ici à la dialectique simmelienne du pont et de la porte ?
35Une fois le livre fermé, la question qui demeure est celle initialement posée par Jacqueline Costat-Lascoux : pourquoi vouloir absolument catégoriser autour d’appartenances culturelles alors que c’est l’ensemble de notre système démocratique qui est en crise ? Vaste questionnement qui exige encore d’autres éléments de réponse et de nouveaux apports cognitifs (de même teneur), car il serait dommage de s’arrêter en si bon chemin réflexif !
36En complément à une sociologie de l’action collectivement et localement organisée sur le mode identitaire, il nous faudra sans doute imaginer une saisie englobant l’épaisseur historique des cultures, les homologies structurales de fonctionnements communautaires et les enchaînements logiques devant toujours être rapportés à des effets de contexte politique. Plus simplement, cet ouvrage, né d’une attente exprimée à l’extérieur des sciences sociales, atteste l’intérêt du décloisonnement disciplinaire et d’une meilleure synergie à trouver entre l’action, la réflexion mutualisée et la décision politique.
Ganascia Jean-Gabriel, Voir et pouvoir : qui nous surveille ?, Paris : Le Pommier, coll. « Les essais du Pommier », 2009, 255 p.
37Compte rendu par Frédéric Ocqueteau (Centre d’études et de recherches de sciences administratives et politiques [CERSA], CNRS).
38Voilà un essai décapant, propre à bousculer quelques uns de nos blocages mentaux et peut-être paresses intellectuelles sur nos approches du contrôle et de la discipline en gésine dans nos sociétés du xxie siècle. En effet, depuis plus de trente ans, une vulgate enracinée au sujet de la métaphore du Panopticon (souvent mêlée à celle du Big Brother d’Orwell) inhibe la pensée.
39Il est pourtant nécessaire de réexaminer de fond en comble le fonctionnement réel des institutions (ou organismes) qui incarneraient au mieux les formes du « contrôle social » actuel, au delà des longs conditionnements historiques de l’école, de l’usine ou de la prison, même s’il ne fait pas grand doute que les effets de ces derniers se font encore sentir. Car nul ne peut plus ignorer que se sont fait jour de nouvelles pratiques de contrôle, de surveillance et de contrainte peut-être plus insidieuses encore. Or, il faut bien en nommer les supports institutionnels pour pouvoir en scruter les pratiques, car, comme l’a fort bien remarqué Luc Boltanski, il y a toujours des « êtres sans corps à qui est déléguée la tâche de dire ce qu’il en est de ce qui est » [11].
40Quelles sont les modalités majeures de la disciplinarisation sociale d’aujourd’hui ? Et quels en sont les effets réels dans le monde de l’économie globalisée et virtualisée ?
41Jean-Gabriel Ganascia, professeur de philosophie à l’Université Pierre et Marie Curie (Paris VI), spécialiste reconnu de l’intelligence artificielle et des modélisations cognitives, fait pénétrer le lecteur au cœur de cette interrogation. Il mobilise pour ce faire, les thèses du philosophe italien Luciano Floridi au sujet de l’infosphère, cette sphère imaginaire enveloppant notre planète parcourue d’incessants flux d’informations où se côtoient désormais humains et organismes informationnels (« orins »), des espèces appartenant communément à la biosphère et à la logosphère.
42Pour penser la nature actuelle du contrôle social de cette infosphère, l’auteur propose une métaphore alternative à celle que Michel Foucault avait empruntée à Jeremy Bentham. Le Catopticon [12] se présente comme un anti-Panopticon, et se justifie par le postulat suivant : au vu de l’extension indéfinie de la sphère privée, le rêve d’une communication parfaite et de transparence totale entre les êtres serait en passe de devenir l’horizon de notre terre plate [13], « la tour centrale » ne servant plus à rien. De fait, elle serait remplacée par des pratiques généralisées de sousveillance étendues à la planète entière, ce phénomène ayant été engendré par trois causes décisives : toutes les communications sont affectées par la supraconductivité informationnelle ; l’apparition de multiples agents conversationnels tels les robots bavards et des outils de gestion des identités multiples a provoqué une extension virtuelle de soi-même ; et les inforgs (ou orins) se sont mis à proliférer.
43À la manière de Thomas More, l’auteur considère le Catopticon comme l’utopie de notre temps. Il en décrit la figure comme un projet de société idéal, un espace ouvert, universel, invitant à une possible communication de chacun avec tous, sur un pied d’égalité. Ce projet annonce une parfaite transparence par le biais d’un état d’équi-veillance issu des regards mutuels en équilibre social. Mais, à la différence de Thomas More cependant, le Catopticon évoquerait une utopie paradoxale puisque la réalité tangible et déjà réalisée de l’univers virtuel est une utopie ne relevant pas de l’uchronie, l’intemporel traversant désormais le temps présent (p. 176).
44La formation philosophique et scientifique de l’auteur le conduit à écrire des pages vertigineuses sur la consistance ontologique des orins, des robots et autres zombies. Il se prononce en effet sur la question de leur ontologisation [14], montrant que pour accéder au stade d’humain, l’androïde doit être doté de trois consciences : une conscience environnementale (les machines l’auraient déjà), une conscience phénoménologique (de même en irait-il pour les zombies), mais surtout d’une conscience réfléchie, dont il serait encore dépourvu, mais peut-être pas pour longtemps.
45L’auteur se livre par ailleurs à quelques incursions sociopolitiques à l’égard des mécanismes capables de différer la bonne marche de l’humanité vers cette utopie radieuse. Jean-Gabriel Ganascia recense un certain nombre d’obstacles économiques et cognitifs mettant à mal l’extension indéfinie du Grand Catopticon [15]. Les États étant devenus impuissants à réguler les mécanismes de l’économie mondiale (en dépit d’exceptions verrouillées, telle la Corée du Nord, figures condamnées, aux yeux de l’auteur), ce qui fait souci est ailleurs : plutôt au sein des puissants outils de différenciation, de distinction et les nouveaux pouvoirs de la nouvelle économie de l’attention [16] que secrètent incessamment moteurs de recherche, votes électroniques et autres systèmes de construction des réputations.
46Voilà bien les véritables dangers de la sous-veillance généralisée. Ce sont principalement la perte de l’anonymat (la gestion des identités multiples implique un enregistrement continu de sa propre vie), la perte du principe de gratuité (dans la société civile), et toutes les inégalités suscitées par les frustrations liées à l’apparition de nouveaux pouvoirs et de petits Léviathan.
47Sans jamais mobiliser la rhétorique de l’Apocalypse, mais bien au contraire en mesurant chacun de ses propos, J.-G. Ganascia concède aux résistants de cette utopie le droit de conduire une réflexion sur leurs propres pare-feux, c’est-à-dire d’opposer au Catopticon une pratique du secret et de l’opacité. Laquelle implique le volontarisme du silence, du secret, et du mensonge bien compris, mais surtout une pratique de la déconnection et du débranchement.
48Foucault avait dépeint une machinerie où le surveillant pouvait s’absenter sans que la possibilité de son regard puisse jamais s’évanouir à la conscience des surveillés. À l’heure du Catopticon, on ne voit guère d’autres possibilités que de s’absenter volontairement de l’emprise de la sous-veillance généralisée. Mais il ne semble pas à Jean-Gabriel Ganascia que des résistances à ce sujet puissent faire partie d’un devoir de l’humanité.
Jurisprudence. Revue critique (Université de Savoie, diff. : Lextenso), 1, 2010, 350 p.
49Compte rendu par Massimo Vogliotti (Università del Piemonte Orientale).
50La parution d’une nouvelle revue doit être toujours saluée de façon positive, étant le symptôme de la vivacité culturelle d’une certaine communauté scientifique. Dans le cas de Jurisprudence. Revue critique – éditée par l’Université de Savoie et animée par un Conseil scientifique qui compte des personnalités, françaises et étrangères, de renommée certaine – la satisfaction est encore plus grande car, comme il apparaît dès le titre, l’ambition de la revue est d’être une arène dans laquelle le droit et la culture juridique sont abordés de façon critique. Aujourd’hui, les juristes – pour le dire avec Thomas Kuhn – sont confrontés à une période de « science extraordinaire », caractérisée par la crise radicale de l’ancien paradigme, bâti à l’époque moderne, et par l’émergence d’un paradigme nouveau qui demande l’effort de toute la communauté juridique pour en dessiner les contours. Dans ce cadre, toutes les idées qui nourrissent le débat ne peuvent qu’être les bienvenues.
51La revue s’ouvre avec un manifeste qui explique le sens du titre. Le mot « Jurisprudence », d’abord.
52Ce terme – précisent les auteurs du manifeste – ne doit pas être entendu dans le sens, aujourd’hui courant, d’usus fori, mais dans le sens premier de « science du droit ». Le choix de ce mot n’est pas anodin : il témoigne de la volonté de ceux qui animent la revue de bien souligner la rupture à l’égard du paradigme juridique moderne et de renouer explicitement avec la tradition aristotélicienne de la raison pratique. En d’autres termes, la science qui est envisagée ici n’est pas la science théorétique de la modernité, descriptive et objectivante, mais la science pratique (prudentia), celle qui a été redécouverte dans le second après-guerre, notamment par Chaïm Perelman. Dans cette perspective, le droit n’est plus perçu comme un « objet » qui doit être décrit et appliqué de façon objective, wertfrei, mais une pratique sociale, un « projet » dans la conception duquel les juristes jouent un rôle fondamental. Le droit, autrement dit, n’est pas un objet que le juriste trouve déjà accompli devant lui, mais un produit de la société et de l’imagination du juriste. Il n’est pas ; il est toujours fait et refait.
53Ces propos nous mènent directement au second mot du titre : « Critique ». Si le droit n’est plus un objet, mais le résultat d’une pratique et d’un « discours, il prête plus facilement le flanc aux critiques ; il n’est plus “positif”, sans aucune prétention à être vrai ; fruit de l’histoire, il est relatif. L’idée d’un autre droit, d’autres droits, devient possible à penser » (p. 3). Les binômes modernes « droit et vérité », « droit et sécurité » ne sont plus concevables ; le droit redevient – comme il était avant la rupture épistémologique moderne – le domaine du doute et du raisonnable. Il n’est pas affaire de démonstration, mais d’argumentation. Or, si le droit n’est pas un objet avec son maître (le législateur omnipuissant) et ses serviteurs (les juges et la doctrine), mais s’il est un projet qui fait appel aux soins de tous les acteurs de la société et, in primis, à ceux des juristes, le thème qui s’impose aujourd’hui à l’agenda de la science juridique, rectius de la iurisprudentia, ne peut qu’être celui de la formation du juriste. Comme le disait Felix Frankfurter dans une lettre à M. Rosenwald du 13 mai 1927 (propos rappelé par Marie Mercat-Bruns dans une des contributions du volume) : « In the last analysis, the law is what the lawyers are. And the law and the lawyers are what the law school make them ».
54Le lecteur ne sera donc pas surpris de constater que le premier numéro de la revue consacre une grande partie de ses pages à ce thème crucial de l’enseignement du droit. En effet – il est venu le moment de le dire – la géographie de la revue s’articule en trois grands espaces : un premier qui, sous le chapeau « Varia », abrite des études sur différents sujets dont le dénominateur commun est la culture juridique et l’esprit critique ; un deuxième qui accueille les actes d’un séminaire organisé par la revue même et un troisième (« Chronique des idées ») qui ouvre une fenêtre sur une des sources fondamentales du savoir juridique, les livres. À ce propos, il faut préciser qu’il ne s’agit pas de simples recensions, mais de lectures approfondies, sorte de discussions idéales avec l’auteur et la littérature pertinente, bref une rubrique proche de celle « À propos de… » que le lecteur de Droit et Société connait bien.
55Or, la question de l’enseignement du droit est justement le sujet du premier séminaire organisé par la revue le 3 juillet 2009 à l’Université de Savoie (L’enseignement du droit au début du xxi siècle, perspectives critiques). Le deuxième séminaire, intitulé Le genre, une question de droit, s’est tenu à l’Université Paris I le 24 juin 2010.
56Dans sa brève mais dense présentation, Sébastien Pimont – après avoir rappelé que « l’enseignement du droit est aujourd’hui au cœur d’intenses débats » (p. 89) et, ajoutons-nous, le sujet de nombreuses recherches à caractère national et européen – pose les questions fondamentales tout en pointant un des défis majeurs auxquels sont confrontées aujourd’hui les universités : la concurrence dans l’enseignement du droit. Ce phénomène, inédit dans la plupart des pays de civil law, mais présent depuis toujours dans les pays de common law et notamment aux États-Unis (voir, à ce propos, la contribution de Marie Mercat-Bruns), s’est récemment manifesté en France sous la forme de la compétition entre les universités et les Grandes Écoles, notamment Sciences Po. Suite à l’arrêté du 21 mars 2007, qui confère aux diplômés de Sciences Po dans les filières « droit économique » et « carrières judiciaires et juridiques » la possibilité de se présenter à l’examen d’entrée aux écoles de formation du barreau, le monde des universités a réagi de façon virulente, contestant le bien-fondé de cette réforme historique avec différents outils (pétition, articles dans la presse spécialisée, recours à la justice administrative). Les chefs d’accusations étaient essentiellement au nombre de deux : la concurrence déloyale faite par Sciences Po aux facultés de droit (qui, contrairement à la première, doivent gérer de grandes masses d’étudiants) et, sur le fond, l’impossibilité de former un bon juriste en deux ans (Sciences Po) alors que quatre années sont nécessaires au sein des facultés de droit.
57Cette polémique – qui, comme le suggère Christophe Jamin, directeur de l’École de droit de Sciences Po, est révélatrice « d’une lutte plus au moins feutrée que se livrent différentes institutions pour obtenir prestige et reconnaissance de la part des principaux cabinets d’avocats » (p. 126) – est le reflet d’un clivage plus profond qui touche la façon même de concevoir le droit et le savoir juridique. La thèse selon laquelle, pour « acquérir un réel esprit juridique », les deux ans de Sciences Po ne seraient pas suffisants présuppose, au fond, l’idée que le bon juriste est avant tout un excellent technicien et que le droit est un système autonome qui doit être l’objet d’un savoir « isolé des autres théorisations des mêmes phénomènes sociaux (ravalées au rang singulier de “sciences auxiliaires”) » (p. 132). Si, au contraire, comme le suggérait déjà le mouvement réaliste entre les deux guerres, le droit n’est pas conçu comme un ensemble ordonné de substances normatives contenues dans des textes éminents, mais comme un réseau de relations entre différents acteurs qui poursuivent des intérêts réels et qui s’inspirent, dans leur action, de différents cadres normatifs, il faut faire appel à une autre pédagogie juridique, plus interactive, empirique et ouverte à d’autres disciplines.
58Dans cette perspective, la thèse selon laquelle, pour former un bon juriste, il faut nécessairement passer par une full immersion de quatre ou cinq ans en droit ne tient plus. Le but de l’enseignement du droit ne peut plus être la transmission, la plus exhaustive possible, d’un système cohérent de normes organisé dans ses différentes branches. Ce programme pédagogique n’a de sens qu’à l’intérieur d’une société simple, culturellement homogène, stable et organisée par un pouvoir central fort qui monopolise les sources du droit. Si, au contraire, la société est, comme la nôtre, hautement complexe, pluraliste – voire multiculturaliste – instable et frappée par les vents de la mondialisation qui bouleversent le système des sources, les programmes d’enseignement du droit, loin de promouvoir la figure d’un juriste fidèle récepteur de normes conçues ailleurs, doivent viser à la formation d’un juriste qui, en présence d’une multiplicité de matériaux juridiques hétérogènes, sache coudre avec le fil de l’argumentation juridique des solutions raisonnables aux questions que la vie du droit lui pose. Esprit critique, créativité, capacité d’adaptation et de bien argumenter : voici les vertus essentielles qu’un curriculum studiorum à la hauteur des défis du droit contemporain doit promouvoir.
59Sur ces lignes pédagogiques fondamentales, toutes les contributions du séminaire se retrouvent. À la lumière de ces principes et sur la base d’expériences pédagogiques innovatrices qui se sont révélées fécondes (outre l’expérience de Sciences Po déjà rappelée, la revue donne une visibilité particulière au programme « transsystémique » de l’Université McGill de Montréal [17] ), les différents participants au séminaire ont dégagé un éventail de propositions de réforme qu’il est impossible d’illustrer ici. On se bornera à en rappeler les plus significatives. Par exemple, commencer l’apprentissage du droit après trois ou quatre années d’études supérieures (où les humanités devraient avoir une place fondamentale) ; favoriser la pluridisciplinarité et l’ouverture comparative dans les enseignements du droit positif ; encourager l’apprentissage des langues étrangères ; insister sur les fondamentaux, abandonnant l’idée que les élèves doivent tout absorber ; éviter l’hyperspécialisation ; illustrer la matière du cours à l’aide de cas jurisprudentiels ; favoriser la part de l’expérience dans la formation des élèves, en les encourageant à suivre des stages pour rompre avec le caractère très abstrait de l’enseignement ; assurer l’intervention massive de praticiens ; promouvoir l’expérience américaine des law clinics, c’est-à-dire des ateliers de pratique de la matière où les étudiants, encadrés par des praticiens, confrontent des vrais clients et des vrais dossiers selon la matière dont traite la law clinic ; développer l’enseignement interactif qui exige des étudiants qu’ils lisent avant le cours une masse importante de documents ; rompre, par conséquent (là où le nombre d’étudiants le permet), avec le modèle dominant des cours magistraux accompagnés de conférences de méthode ; favoriser l’apprentissage de compétences fondamentales pour les avocats et les juristes d’entreprises : communication orale et écrite, travail en équipe, problem solving, négociation, médiation.
60Comme on peut déjà le remarquer à partir de cette liste essentielle, les actes du séminaire – et d’autres études sur le sujet que la revue a bien fait d’y associer – foisonnent de suggestions qui vont dans la juste direction. En Italie, la récente – et très contestée – réforme de l’université faite par le gouvernement de centre-droit qui, entre autres, oblige les petites universités à créer des départements interdisciplinaires (les facultés vont disparaître) pourrait se révéler une occasion favorable pour repenser sérieusement les contenus et les méthodes d’enseignement du droit, qui, chez nous, sont encore trop liés à une conception du droit et du savoir juridique dépassée.
Krynen Jacques, L’idéologie de la magistrature ancienne (L’État de justice, France, xiii-xxe siècle, volume 1), Paris : Gallimard, coll. « La bibliothèque des histoires », 2009, 326 p.
61Compte rendu par Danielle Anex-CAbanis (Université Toulouse I Capitole).
62Dans ce premier tome d’un ouvrage ambitieux – qui en comptera deux – consacré à l’état de justice en France du xiiie au xxe siècle, Jacques Krynen s’intéresse à « l’emprise de la magistrature sur la marche du pouvoir ». Ce premier volume, paru en 2009, est consacré au Moyen Âge et à l’époque moderne alors que le second, encore à paraître, traitera des xixe et xxe siècles. Poursuivant son étude du pouvoir royal, qu’il avait conduite dans un précédent ouvrage en analysant l’ensemble des détenteurs du pouvoir comme ses théoriciens au Moyen Âge, l’auteur s’interroge sur la représentation que la magistrature a d’elle-même en même temps qu’il cherche à dégager sa fonction par rapport au pouvoir royal. Régalienne par nature, la justice est un attribut essentiel du souverain, qui ne manque pas de porter la main de justice lors de son sacre. Ce pouvoir de juger est si essentiel que, alors même qu’il est largement délégué, le roi peut le reprendre, lui-même ou surtout ses représentants qualifiés que sont les intendants ayant la faculté de se substituer à un magistrat défaillant. La justice est une « dette du roi » envers ses sujets. Plusieurs exemples illustrent cette réalité dont la mémoire collective a conservé certaines images fortes éventuellement peu scientifiques, ainsi Saint-Louis sous son chêne ou Louis XIV recevant une foule de placets. Les autres monarques européens sont soumis à la même obligation et tous les serments et cérémoniels de sacre l’intègrent sans hésitation, c’est en étroite relation avec le « commun pourfit » du royaume cher à Beaumanoir.
63Il n’empêche que le roi n’est par définition pas un spécialiste du droit ; la justice est donc confiée à des professionnels au moins en appel avec cet échelon supérieur que constituent les juges en parlement. Ces derniers, fiers de leur position de juges qui rendent la justice au nom du roi et qui enregistrent ordonnances et édits, se considèrent comme très supérieurs tant aux autres magistrats royaux qu’aux auxiliaires de justice en tous genres, officiers ou non, qui gravitent autour d’eux. Leur proximité avec le roi fait étendre sur eux la dimension sacrée du roi, que ce soit en raison de sa personne ou de sa fonction, ce qui conduit naturellement à une sacralisation de la magistrature, elle-même moteur de cette prétention à se placer en face du roi, ce que de nombreux épisodes historiques ont illustré, de la Fronde parlementaire à la révolte des Parlements en passant par l’affrontement direct lors de la séance de flagellation. L’auteur dégage remarquablement une véritable idéologie de la magistrature.
64La deuxième partie du livre centrée précisément sur cette rivalité entre les juges parlementaires et le pouvoir est sans doute un peu moins novatrice, encore qu’elle apporte une vision exhaustive des points de vue théoriques des deux camps, sans caricature ni raccourci artificiel. L’auteur, poursuivant sa réflexion amorcée dans « l’Empire du roi », fait ressortir que ces hauts magistrats devaient à leur formation juridique savante (en droit romain et canonique), ainsi qu’à leur pratique des procès, des convictions politiques particulières, susceptibles de révéler comment les principes de l’absolutisme avaient été pensés et appliqués par eux. Par un paradoxe dont l’histoire a le secret, il apparaît que ce personnel judiciaire, qui constituait un instrument obligé de la monarchie, s’est révélé in fine son plus redoutable adversaire.
65Ce bel ouvrage comble un vide dans l’histoire du droit français, tout au plus aurait-il été intéressant de donner un peu plus de pâte humaine au propos. La justice, la magistrature sont bien là, les juges un peu moins. Quelques exemples concrets auraient aisément comblé cette petite lacune.
Laborier Pascale, Noreau Pierre, Rioux Marc et Rocher Guy (dir.), Les Réformes en santé et en justice. Le droit et la gouvernance, Québec : Presses universitaires de Laval, 2008, 286 p.
66Compte rendu par Gilles Ferréol (Laboratoire de socio-anthropologie [LASA], Université de Franche-Comté).
67Dès les premières lignes de leur introduction, les coauteurs de l’ouvrage soulignent à juste titre que « la réforme des modalités d’intervention de l’État contemporain est une thématique centrale pour les observateurs qui s’intéressent aux mutations des structures de la gouvernance et à la transformation graduelle des champs sociaux où la sphère publique joue traditionnellement un rôle important » (p. 3). L’optique comparative est ici privilégiée tant au niveau des pays (la France et le Québec) que sous l’angle des domaines d’action (la santé et la justice). L’accent est mis sur l’analyse des normes et des pratiques, des procédures et des instruments de pouvoir, ainsi que des diverses formes d’alliance, de partenariat ou de contractualisation avec la société civile, les acteurs concernés pouvant – dans la typologie proposée par Guy Rocher – s’identifier à des concepteurs, des promoteurs, des modélistes, des passeurs, des opérateurs ou des opposants.
68Trois grandes parties sont à l’honneur. La première prend appui sur des témoignages (comme celui de Paul Lamarche) ou des études de cas ayant trait notamment au risque sanitaire et à la montée de l’expertise au sein d’observatoires spécialisés (Nadine Machikou). Il est alors procédé à une analyse critique des approches dites « managériales » et à la prise en compte de la complexité des modes de négociation et de compromis (Jean-Louis Denis). Les fonctions d’orientation, de gestion et d’évaluation, fait par ailleurs remarquer André-Pierre Contandriopoulos, ne peuvent être détachées de préoccupations éthiques ou axiologiques articulant au mieux impulsions top down, émanant des autorités centrales, et initiatives bottom up, découlant de milieux professionnels ou de réseaux spécifiques.
69Une fois ce cadrage effectué, place est faite dans un second temps à d’autres questionnements portant, tout d’abord, sur l’internationalisation des dynamiques sociopolitiques d’import-export de diagnostics ou de principes au sein d’un modèle non plus diffusionniste mais de la « traduction », attentif aux « phénomènes de sélection, de reprise, de détournement, de bricolage ou d’hybridation » (Frédéric Pierru, p. 68), le contenu, les représentations et les effets de la « globalisation » devant être nettement différenciés en fonction de la configuration des économies et des systèmes de protection. Violaine Lemay, de son côté, se réfère dans le cadre québécois à la Loi sur la protection de la jeunesse. Celle-ci, dans ses articles 51 et 52, introduit un « régime volontaire » faisant valoir que « dans ses rapports avec le justiciable, l’administrateur, au lieu d’imposer du haut de son autorité, se voit confier le devoir nouveau de proposer et de favoriser l’adhésion » (p. 115). Cette vision « alternative », débouchant sur l’instauration d’un « contrat pédagogique » en totale déconnexion avec la raison clinique et son pendant juridique, mérite attention car elle est susceptible de réduire un certain nombre d’effets contre-productifs. Marc Rioux prolonge cette réflexion à travers l’examen d’un dispositif prévoyant la création de « groupes de médecine de famille », pièce maîtresse du rapport final de la Commission Clair chargée, au printemps 2000, de combattre les problèmes endémiques de financement, d’accessibilité, de suivi, d’intégration et de coordination des soins et des service sociaux.
70Les quatre derniers textes s’interrogent sur les usages du droit dans différents contextes : réforme de la surveillance de l’infection par le VIH en France opposant, à la fin des années 1990, épidémiologistes et mouvements associatifs quant au caractère obligatoire de la déclaration de séropositivité (François Buton) ; élaboration de chartes d’usagers et redéfinition des fondements du Welfare State allant dans le sens d’une rationalité instrumentale encore plus affirmée (Pierre Noreau) ; diversité des « identités institutionnelles » et des « mondes sociaux » de la justice (Antoine Vauchez et Laurent Willemez) ; développement d’instances de médiation et émergence du paradigme de la justice « réparatrice », plus en phase avec les victimes et en rupture avec les logiques « pénale » ou « réhabilitative » (Mylène Jaccoud).
71Un recueil, on le voit, très riche, de qualité et qui nous éclaire utilement sur la multiplicité des jeux d’intérêts et de rapports de force, des régulations et des arbitrages.
le Goff Tanguy, Les maires, nouveaux patrons de la sécurité ?, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008, 195 p.
72Compte rendu par Francis Bailleau (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales [CESDIP], Université de Versailles-Saint Quentin en Yvelines).
73Le livre de Tanguy Le Goff explore une hypothèse incluse dans le point d’interrogation qui ferme le titre de son livre. Celle-ci – qui devrait irriter plus d’un républicain centralisateur convaincu – s’appuie sur une lecture des derniers développements de la décentralisation qui font à nouveau du maire le patron de la sécurité sur « sa » commune, veillant sur la tranquillité publique de ses concitoyens de « jour comme de nuit » (p. 168).
74L’hypothèse développée par Tanguy Le Goff repose sur une relecture de l’histoire des liens et des tensions entre l’État et les communes pour le partage de cette prérogative propre à tout pouvoir : assurer la sécurité des populations placées sous sa responsabilité ; et des moyens nécessaires – qu’ils soient matériels ou juridiques – pour que les édiles puissent assurer cette charge en totalité ou en partie.
75Le point de départ de sa réflexion est une analyse de la loi du 5 avril 1884 qui organise les pouvoirs de police confiés au maire, à l’exception de Paris et de Lyon. Cette loi participe à la consolidation de la Troisième République (1874-1940) qui marque la fin de l’instabilité des régimes constitutionnels depuis la révolution française.
76L’auteur démontre que le raisonnement républicain – traditionnel depuis la Libération : les politiques de sécurité sont de la seule responsabilité de la police nationale – s’est construit tant sur une analyse « partisane » du développement des polices municipales sous la Troisième République que sur une interprétation « fausse » de la période de Vichy qui a vu la disparition des polices municipales au profit de leur étatisation. En particulier, il s’attache à montrer comment l’organisation de cette délégation de l’État aux communes a pu fonctionner dans la majorité des villes sans problème durant une longue période. Les municipalités assuraient, en s’appuyant sur le fonctionnement des polices municipales placées sous leur responsabilité, la sécurité au quotidien en luttant contre les incivilités, la petite et la moyenne délinquance.
77Le partage des pouvoirs entre l’État et les communes était basé sur le recrutement des agents de police par les maires, sous le regard et avec la nécessaire validation du préfet, et la nomination du commissaire de police par l’État central qui le mettait « à disposition d’une ville pour veiller à la bonne application des directives émanant de la Sûreté générale » (p. 17). Cette division des tâches sera le socle de certains conflits entre le maire et le commissaire de police, publicisés par certains organes de presse, et qui pouvaient s’originer tant dans des tensions d’ordre politique que dans des désaccords concernant l’organisation de la police municipale ou ses résultats. Malgré ces tensions, les polices municipales ont su développer peu à peu un savoir-faire, des techniques, une expertise qui vont asseoir un référentiel « centré sur la tranquillité publique, entendue au sens étroit comme une absence de désordre visible » (p. 30). Dans cette stabilisation d’un savoir-faire professionnel, les commissaires de police joueront « un rôle décisif en affirmant leur identité professionnelle comme spécialistes d’une police généraliste, leur souci d’indépendance à l’égard de leur maire et de leur tutelle préfectorale » (p. 31).
78Cette organisation sera pourtant mise en cause non pas tant par un constat d’échec du développement de ces polices municipales qui ont su, dans la majorité des cas, assurer la tranquillité publique que par les tensions induites par le partage des pouvoirs entre l’État et les municipalités. Cette tension se cristallisera dans le corps des commissaires par la revendication d’une meilleure reconnaissance de leur statut. Pour l’auteur, « il faut plutôt y voir une solution dans un contexte politique exceptionnel – celui de Vichy. Un contexte où les intérêts d’un régime policier sont entrés en congruence avec ceux d’un corps professionnel – celui des commissaires de police – et de préfets désireux d’avoir la mainmise sur la police urbaine pour asseoir leur autorité locale par rapport aux maires des grandes villes » (p. 31). Cette conjonction d’intérêts partisans aboutira à la loi Darlan du 23 avril 1941 qui permit aux commissaires d’obtenir « la nationalisation de leur statut » et, au gouvernement de Vichy, la maîtrise de toutes les polices.
79On peut regretter ici que l’auteur ne développe pas plus son analyse afin de nous permettre de comprendre pourquoi cette démarche de professionnalisation des polices municipales entreprise sous la Troisième République ne fut pas poursuivie à la Libération. Les raisons, rapidement évoquées, pour expliquer la stabilisation d’un modèle étatique de police urbaine dans la seconde partie du xxe siècle auraient gagné à être développées afin de saisir les raisons pour lesquelles le Gouvernement provisoire et ceux qui lui ont succédé n’ont pas rétabli l’ordre antérieur de partage des responsabilités entre l’État et les communes pour la sécurité, comme cela se fera dans d’autres domaines.
80Sans doute, la reprise de ce programme aurait permis d’éviter, au moment du retournement de la conjoncture économique, à l’aube des années soixante-dix, que l’opinion publique focalise son sentiment d’insécurité sociale [18] sur la seule lutte contre cette délinquance urbaine au quotidien qui affecte fortement la tranquillité publique. Classiquement sur ce thème [19], la droite privilégie une politique principalement centrée sur le maintien de l’ordre, la répression : « il faut tenir la rue » (p. 36).
81À la suite de l’installation en 1981 du premier gouvernement de gauche depuis de longues années, et face à l’importance prise par le thème de l’insécurité dans la sphère politico-médiatique, au développement des émeutes dans les quartiers dégradés et ségrégués des grandes agglomérations mais également face à cette peur partagée au quotidien par une partie de la population, les maires vont réagir et investir à nouveau ces problèmes. La mise en place de la commission des maires sur la sécurité, présidée par Gilbert Bonnemaison (député-maire d’Épinay sur Seine) et composée de nombreux élus locaux [20], amorce un processus de réappropriation de ce champ de la sécurité au quotidien au niveau des municipalités. Le vote des lois de décentralisation va permettre aux élus locaux de développer une nouvelle approche de ces problèmes en s’appuyant sur le développement du secteur privé de la sécurité qu’il s’agisse des entreprises de conseil ou des entreprises privées de gardiennage, des investissements des bailleurs sociaux ou des sociétés de transport dans ce champ. Les polices municipales vont également se développer à nouveau, non sans inquiéter dans un premier temps les syndicats de la police nationale et, les différents gouvernements qui se sont succédés vont temporiser en jouant sur un double registre : « réformer les polices municipales et leur déléguer certaines tâches en vue de recentrer l’activité de la police nationale sur le noyau dur de son activité : la répression » (p. 83). Il faudra attendre la loi du 25 avril 1999 pour que les polices municipales bénéficient d’un statut cohérent.
82Pourtant le problème, en France, n’est pas réglé ; la campagne des élections municipales de 2001 et celle de l’élection présidentielle de 2002 marquent un nouveau tournant. L’investissement dans la sécurité au quotidien par les municipalités est légitimé par les électeurs mais l’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur en 2002 et la poursuite de la même politique en tant que président de la République depuis 2007 marque une rupture au niveau central. Rupture caractérisée par l’abandon des politiques de prévention de la délinquance, des politiques judiciaires à dominante éducative pour les jeunes, au profit de la criminalisation de nombreux comportements, du durcissement systématique de l’échelle des peines : dur avec le crime mais pas avec les causes du crime. Cette nouvelle politique de sécurité, décidée par le centre sans réelle concertation avec les pouvoirs locaux, complique la tâche de nombreuses municipalités qui tentent de développer d’autres orientations, basées sur la concertation, le développement local, les politiques de prévention en direction des jeunes, etc.
83L’orientation des politiques de l’État dans ce champ n’est donc pas sans conséquence sur les politiques que peuvent mettre en place les municipalités. Aujourd’hui, seul le développement de la prévention situationnelle, en particulier la vidéosurveillance, est soutenu par l’État et les entreprises privées de conseil. Le désengagement de l’État des politiques sociales, des politiques de prévention ou des politiques de réhabilitation urbaine marque un tournant qui affecte les possibilités, les moyens des municipalités pour développer les politiques de tranquillité publique qu’elles souhaiteraient développer… Mais il s’agit d’une autre histoire qui reste à écrire et qui justifie, sans doute, le point d’interrogation du titre de cet ouvrage.
Parasie Sylvain, Et maintenant, une page de pub. Une histoire morale de la publicité à la télévision française (1968-2008), Paris : INA, 2010, 265 p.
84Compte rendu par Roland Canu (Université Toulouse II Le Mirail).
85Comment ne pas faire la publicité d’un ouvrage aussi convaincant ? Son titre même se prête aux accroches typiquement publicitaires, aussi douteuses et intuitives soient-elles. « Et maintenant, une page de pub »… surtout ne zappez pas ; l’enquête restituée mérite que le lecteur s’y attarde : d’une part, car l’auteur entreprend, dans ce livre, « l’histoire de la publicité commerciale à la télévision française depuis son introduction le 1er octobre 1968 jusqu’à l’annonce de sa suppression sur les chaînes publiques le 8 janvier 2008 » (p. 10) ; d’autre part, parce qu’il propose un regard panoramique sur l’objet publicitaire qu’à notre connaissance aucune recherche empirique n’avait jusqu’ici assumée. Cette recherche ne vise pas en effet à instruire la critique idéologique de la publicité, ni à adopter un strict regard sur la conception du message, sur l’analyse de son contenu ou encore sur sa réception par le public. Ici, il s’agit plutôt d’engager une sociologie des critiques formulées à l’encontre de la publicité depuis quarante ans pour ne sacrifier aucun de ces éléments. La volonté, affichée par l’auteur, est ainsi « d’analyser de quelle manière les contemporains ont reçu ces publicités » sans pour autant se limiter à cet aspect puisque, « toute intime qu’elle soit, la rencontre entre les Français et la publicité télévisée a […] fait intervenir un grand nombre d’acteurs » (p. 10). C’est d’ailleurs le plus souvent à travers les discours, notamment les craintes et réticences, de ces acteurs (publicitaires, pouvoirs publics et associations de consommateurs notamment) que cette rencontre entre les messages publicitaires et leur(s) public(s) sera dans ce livre envisagée.
86Cet ouvrage survit à cette belle ambition pour trois principales raisons. D’abord, l’auteur se limite à un média, porte-drapeau d’une publicité au rôle central dans nos sociétés, à savoir la télévision. Ensuite, il adopte une approche chronologique rassurante, balisant l’ensemble de son propos. L’ouvrage se retrouve ainsi découpé en trois grandes parties qui renvoient, chacune, à une époque bien identifiée : 1968-1982 (La publicité domestiquée), 1982-1992 (Le tournant publicitaire) et 1992-2008 (L’ère des publics). Enfin, il mobilise un matériau hétéroclite d’une richesse inouïe. On pense immédiatement aux archives de la Régie française de la publicité, jamais exploitées jusqu’ici. Ces archives présentent l’avantage de donner accès à la fois aux scénarios publicitaires, aux interventions des contrôleurs, mais aussi aux lettres de spectateurs une fois les messages diffusés (p. 12). On peut également évoquer d’autres matériaux originaux : par exemple, ces critiques de messages publicitaires proposées entre 1973 et 1983 par la revue 50 millions de consommateurs en quatrième de couverture (p. 48-49), ou encore ce matériau ethnographique recueilli en 2003 dans les métros parisiens alors que l’auteur observe des militantes de la Meute engager des discussions avec les usagers du métro afin de les sensibiliser au caractère sexiste de la représentation érotique du corps féminin dans les messages publicitaires (p. 198).
87Il devient dès lors très difficile de prétendre à l’exhaustivité tant prolifèrent acteurs, discours, terrains, époques. Quitte à nous livrer à un exercice bien connu des publicitaires, le teasing, nous n’avons ici d’autre choix que de laisser bon nombre d’éléments dans l’ombre, en espérant que le lecteur complète ensuite sa lecture, et d’opérer une focale sur ce qui nous paraît être une des trames privilégiées par l’auteur. Elle peut se résumer ainsi : « Plutôt que de faire le procès de la publicité à la télévision, nous avons donc écrit une histoire morale des films publicitaires. En rendant compte des contraintes et des libertés que ces différents acteurs ont à la fois imposées et permises à la publicité, nous faisons l’histoire d’un programme, et simultanément celle du lien qui s’est tissé entre les téléspectateurs et la publicité » (p. 11). En d’autres termes, aux arguments pour ou contre les publicités tenus par les politiciens et les pouvoirs publics, par les associations de consommateurs, par les publicitaires eux-mêmes, s’adossent systématiquement une ou plusieurs figures du public qui rendent le point de vue adopté par l’auteur symétrique.
88À partir d’un examen des débats parlementaires consacrés à l’introduction de la publicité commerciale sur les écrans de l’ORTF [21] d’octobre 1967 à mai 1968, on comprend dans une première partie l’inquiétude manifestée par les pouvoirs publics à l’encontre du pouvoir de la télévision sur des téléspectateurs entièrement pris par le spectacle qui se joue à l’écran (p. 30 ; p. 34). Ces inquiétudes sont d’autant plus vives, à cette époque, que « la publicité télévisée, autant que les téléspectateurs placés devant leurs postes, restent de parfaits inconnus pour l’administration et la télévision française » (p. 31). Soucieux de mieux connaître le public auquel ils s’adressent, les publicitaires, parce qu’ils bénéficient des savoirs du marketing récemment parvenus des États-Unis, jouent dès le milieu des années 1970 sur les sensibilités du public et les transformations morales observables. On entrevoit ainsi, malgré le poids de la critique menée par les sémiologues et certains mouvements consuméristes, une volonté nouvelle de suivre l’évolution des mœurs et une libéralisation partielle de l’expression publicitaire.
89Les années 1980 sont déterminantes dans cette histoire tant elles imposent une nouvelle représentation d’une publicité dont les soubassements culturels et symboliques prévalent à une valorisation factuelle de l’offre. Examinés dans la seconde partie de l’ouvrage, le déclin de la critique, les savoirs professionnels innovant qu’incarnent les spécialistes des styles de vie, et le renouvellement des codes de conception qui en découlent, participent de cet avènement de la société du spectacle publicitaire. Là encore, les figures du public évoluent. « La publicité doit [désormais] s’adresser à l’imaginaire des consommateurs » et se détacher progressivement du seul acte d’achat (p. 121). Cette tendance se voit renforcée non seulement par la place nouvelle qu’occupe la publicité dans l’espace social, comme en témoigne la création de La nuit des publivores, ou encore celle de l’émission Culture pub (1985-1987), mais aussi par l’action des pouvoirs publics et des tribunaux. Les premiers renoncent largement à leur autorité (cf. la disparition de la Régie française de la publicité en 1987 – p. 147-161) pour responsabiliser les professionnels eux-mêmes et l’instance qui les représente, le Bureau de vérification de la publicité (BVP). Les seconds, à travers leurs jugements, imposent la figure d’un consommateur et téléspectateur appréciant l’humour et le second degré (p. 129), et consacrent des slogans publicitaires qui ne relèvent pas uniquement du commerce mais aussi de celui de la culture populaire (p. 134).
90Si les années 1980 sont associées à un âge d’or de la publicité, les années 1990, étudiées dans la troisième partie du livre, se caractérisent par un renouveau critique qui emprunte à plusieurs modèles, à la fois du côté des critiques de la société de consommation (p. 189) et du côté des critiques « particularistes » d’associations de consommateurs, par exemple féministes (p. 198). Parce qu’elle se traduit aussi par une intrusion massive du droit, cette décennie voit les agences publicitaires se doter d’avocats et juristes pour réguler leurs pratiques et composer avec les risques juridiques (p. 216). Là encore, les publicitaires ne peuvent manquer d’inclure dans leur réflexion la nouvelle manière juridique d’incarner les consommateurs : « Lorsqu’ils cherchent à évaluer les risques juridiques d’une campagne, les juristes et avocats sont donc rapidement conduits à s’interroger sur ce que le consommateur perçoit de la campagne » (p. 218). Cette préoccupation, partagée par tous les professionnels de la publicité, notamment le BVP (p. 227), est alimentée par le morcellement du public en une multitude de catégories. Au final, et même si cette trame ne rend évidemment pas justice tout à la fois à l’ampleur et à la finesse du regard porté par l’auteur sur cette histoire, il paraît justifié de conclure, comme il le fait, en soutenant que « la publicité a contraint une grande diversité d’acteurs à s’interroger sur le public, et finalement à mieux le connaître » (p. 250).
91À l’accroche initiale et au teasing, nous ne pouvons manquer d’ajouter à ce texte une injonction conclusive, explicite contrairement à celles qui sous-tendent beaucoup de messages publicitaires. Elle se construit autour d’une structure rhétorique logique qui emprunte à la forme d’un syllogisme typiquement publicitaire : cet ouvrage, soucieux d’engager non pas une sociologie critique mais une sociologie de la critique de la publicité, occupe une place importante dans la littérature socio-historique consacrée à cet objet. Si vous êtes intéressés par l’histoire de la publicité, ce livre est fait pour vous !
Roy Alain et Lemay Violaine, Le contrat conjugal : pour l’amour ou pour la guerre ?, Montréal : Thémis, 2009, 130 p.
92Compte rendu par Gilles Ferréol (Laboratoire de socio-anthropologie [LASA], Université de Franche-Comté).
93Le contrat de mariage, font observer d’emblée les auteurs, ne constitue pas un cadre immuable aux contraintes prédéfinies : « Son contenu, sa finalité et son orientation normative peuvent se transformer en fonction des changements qui affectent le couple » (p. 1-2). On sait ainsi que, depuis le milieu des années 1970, l’engagement matrimonial dans les principaux pays occidentaux a beaucoup décliné, le divorce s’est banalisé et l’union libre fortement développée. Face à un tel contexte, quelle attitude adopter ? Compte tenu des règles de droit, quelles évolutions peuvent être envisagées ?
94Afin de répondre à ces questionnements, un préalable méthodologique s’avère nécessaire. L’investigation qui a été menée entre octobre 2003 et juin 2006 combine une collecte documentaire, auprès de notaires ou d’avocats, de clauses et conventions retenues avec des entretiens, de type compréhensif, de juristes ou de psychologues conjugaux sur les modifications introduites et les motivations sous-jacentes.
95Les praticiens du droit sont tout d’abord interrogés. Deux conceptions peuvent être distinguées. La première, qualifiée de « traditionnelle », se présente comme restrictive et s’en tient aux seules considérations patrimoniales, juridiquement valables et objectivement sanctionnables par les tribunaux ; la seconde, dite « innovante », n’hésite pas à prendre en compte d’autres objectifs ou d’autres préoccupations comme la répartition des tâches domestiques, l’explicitation d’attentes mutuelles ou bien encore la mise à disposition d’un service « à la carte » négocié de concert et susceptible d’aboutir à un règlement amiable et pacifié des conflits.
96La parole est ensuite donnée aux psychothérapeutes. Là encore, des clivages apparaissent. Certains, évoquant tout un ensemble d’obligations et de générosités diverses à même de favoriser l’harmonie relationnelle, se réfèrent à un instrument d’intervention souple et adaptable et y voient un outil de planification et de communication destiné à se concerter pour atteindre des buts communs, à produire de la sécurité affective ou de la confiance, et à combattre d’éventuelles pensées délétères. Dans cette optique, le processus décisionnel valorise l’autonomie, la dignité et l’égalité des conjoints, le bonheur à deux ne résidant pas dans l’absence de tensions mais dans la « gérance harmonieuse » (p. 75). Un autre discours peut être également émis : le contrat, sous cet angle, est perçu tantôt comme inutile ou inapproprié, tantôt comme contre-indiqué ou contre-productif, voire dangereux, provoquant inconfort ou malaise car trop formaliste, marqué du « sceau de la contrainte, du jugement moral et de la sanction » (p. 85).
97Au terme de cette confrontation très fructueuse, il ressort que, quelle que soit la perspective défendue (contrat-échange, basé strictement sur l’exécution des prestations promises au sein de frontières disciplinaires bien délimitées, ou contratorganisation, haut lieu de la sociabilité et de la solidarité, relevant tout autant – pour reprendre la terminologie de Luc Boltanski – de l’Amour que de la Justice), « la religion ou les bonnes mœurs cèdent de plus en plus la place au besoin de protection des personnes les plus vulnérables » (p. 100).
98Une enquête, au total, passionnante et qui apporte sa contribution à une meilleure perception des pratiques professionnelles ainsi qu’au renouvellement de certains pans de la pensée juridique.
Schnapper Dominique, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Paris : Gallimard, coll. « Essais », 2010, 452 p.
99Compte rendu par Rachel Vanneuville (UMR Triangle. Action, discours, pensée politique et économique, Lyon).
100Membre du Conseil constitutionnel de 2001 à 2009, la sociologue Dominique Schnapper propose d’analyser comment se fabrique le droit constitutionnel. En préalable, l’auteure consacre trois chapitres à rappeler l’histoire du Conseil. Créée pour contrôler le parlement dans un pays où la loi est sacralisée, l’institution reste « fragile » (p. 108). Le mode de nomination des conseillers est un point nodal : répondant à une logique politique et sans condition de compétence (p. 211), il conduirait aussi à nommer des conseillers décrits comme « réticents » envers le contrôle de constitutionnalité (p. 155). Pourtant, le Conseil s’est progressivement juridictionnalisé. L’auteure y revient dans les chapitres 5 et 7, où de longs passages visent à montrer que les décisions du Conseil ne sont pas de nature politique mais fondées en droit. Comment comprendre cette juridictionnalisation « inattendue » (p. 140) ? C’est en observant le Conseil de l’intérieur que l’auteure cherche des éléments de réponse : « comment des individus formés en petit groupe, étant donné leur position sociale, leurs convictions et leurs émotions […] parviennent [-ils] à construire un système cohérent et stable d’interprétation des normes juridiques » (p. 33) ? L’analyse porte plus particulièrement sur les manières dont les conseillers « font » groupe et dont s’organise leur travail quotidien.
101Examinant les modes de socialisation au Conseil (chap. 4), Dominique Schnapper oppose deux profils idéaux-typiques de conseillers, appelés « politiques » et « juristes ». Contrairement aux seconds, les premiers voient leur nomination comme une baisse de statut et sont étrangers au travail juridique. Les « politiques » doivent ainsi faire l’apprentissage de leur nouveau rôle : passer du jugement en opportunité au maniement de la jurisprudence (p. 164-165) ; se conformer aux « règles non écrites » de l’institution qui relèvent essentiellement de l’engagement dans le travail collectif et d’une sociabilité courtoise (p. 169-170). Quand il est réussi, l’apprentissage peut conduire les « politiques » à découvrir « la grande volupté de l’indépendance intellectuelle », éloignés qu’ils sont dorénavant des passions et de la solidarité partisanes (p. 193). Également nommé « conversion », l’apprentissage de leur rôle par les « politiques » semble consister, bien que l’auteure ne le formule pas ainsi, à délaisser leurs manières d’être et de faire politiques au profit d’un ethos de juriste. Le récit de cette conversion, associé à la description du monde politique comme lieu de conflit, d’imprévisibilité, de soumission « au rythme des émotions collectives » (p. 375), dessine en creux l’image du « bon » conseiller, qui semble aussi correspondre au profil des « juristes » : consciencieux, travailleur, modéré, indépendant et jugeant en droit. Bien qu’intéressante, cette analyse suscite des questions. Outre que les dispositions au rôle ne sont pas interrogées – pourquoi des individus « réticents » l’endossent-ils ? la labellisation des profils interpelle. L’auteure dit ainsi que les « juristes » sont majoritairement des hauts fonctionnaires mais que la porosité entre politique et haute administration aurait rendue « arbitraire » une distinction selon ces deux catégories (p. 150). Elle n’explique cependant pas en quoi sa typologie serait plus pertinente, sauf à penser que droit et politique relèvent de deux univers bien distincts. Enfin, en réservant l’analyse du processus de conversion aux seuls « politiques », l’auteure sous-entend également que les compétences à posséder ne sont que juridiques. Or, sa description du travail quotidien donne à voir bien autre chose que le seul maniement du droit.
102L’observation du « travail au jour le jour » (chap. 6) s’attarde notamment sur les effets de l’urgence sur l’organisation du Conseil – il dispose d’un délai d’un mois pour rendre ses décisions. Cela conduit le rapporteur d’une saisine (le conseiller chargé de proposer une solution qui sera ensuite discutée) à devoir négocier avec les autres conseillers pour construire sa majorité (p. 274). Cette négociation repose notamment sur la nécessité de faire tenir le groupe : entrent en ligne de compte le désir de « ne pas faire de peine » au rapporteur (p. 276) ou de « préserver la bonne atmosphère de la maison » (p. 277). L’urgence apparaît ainsi comme l’un des procédés par lesquels les conseillers entretiennent leur cohésion. On voit également ici que le mode d’élaboration des décisions ne repose pas uniquement sur des compétences juridiques. Ce délai d’un mois a aussi conduit à instaurer des moyens destinés à anticiper les saisines : un rapporteur est nommé avant même qu’une loi soit votée, et chargé de s’informer sur les travaux législatifs afin de fourbir son argumentaire en cas de saisine. Ainsi, le délai pour statuer est en quelque sorte allongé en amont, via un système informel d’échanges avec le Parlement et le Secrétariat général du gouvernement (p. 294-296). Particulièrement intéressante pour ce qu’elle dit des moyens de stabiliser les relations avec le monde politique, cette description met aussi en lumière le rôle du Secrétaire général du Conseil, chargé d’assurer ces échanges. Pivot de l’institution, il est aussi son lien avec le monde juridique. Issus du Conseil d’État (sauf de 1983 à 1986), les secrétaires généraux partagent des savoir-faire qui garantissent une certaine continuité dans leurs pratiques. Spécialistes du maniement d’un droit jurisprudentiel, ils orientent le travail des rapporteurs en leur proposant des solutions, dont la conformité juridique est en quelque sorte testée via les échanges constants qu’ils entretiennent avec leurs pairs du Conseil d’État (p. 347). Ainsi les secrétaires généraux tissent-ils le fil du droit constitutionnel par leurs activités en amont de l’institution, en son sein, et à sa sortie par les commentaires doctrinaux qu’ils en font.
103Au vu de ces quelques éléments, qui indiquent que la solidité du Conseil Constitutionnel et de son droit se construit par un travail d’ajustement interne des comportements et une organisation du travail dont le secrétaire général est un « rouage essentiel » (p. 285), il est difficile de comprendre que l’auteure se rabatte sur l’idée d’une « transcendance du droit » (p. 205) pour expliquer la cohérence des pratiques. Que les textes juridiques dessinent un univers des possibles auquel les conseillers doivent se référer, que le Conseil ait à montrer qu’il respecte les formes juridiques légitimes pour affirmer son autorité ne font pas du droit une force qui s’exercerait « indépendamment de la volonté des acteurs » (p. 309), mais une force avec laquelle ils doivent composer. L’auteure donne pourtant à voir moult ingrédients qui entrent dans la fabrication des décisions : anticipation de leurs effets sociaux potentiels, de leur réception politique et médiatique ; efforts pour préserver l’unité du groupe, l’image du Conseil et réguler les relations avec le milieu politique… Parmi ces ingrédients, la soumission aux règles du jeu juridique s’impose, mais ne suffit pas à rendre compte de la construction d’un système stable et cohérent d’interprétation des normes. On regrettera ici que les études sociologiques menées sur le Conseil d’État et la Cour de cassation n’aient pas été mobilisées : elles auraient pu permettre d’interroger les éventuelles spécificités de la fabrique du droit constitutionnel. La bibliographie, constituée quasi exclusivement d’écrits juridiques, pris comme sources et non comme objets d’analyse, pose plus généralement la question de la posture de l’auteure.
104« Expérience/enquête » (p. 353) : sa démarche était assurément difficile, difficulté accrue par l’obligation de réserve imposée aux conseillers. Privilégier les discours juridiques permet certainement ne pas aller trop loin dans la « désacralisation » de l’institution (p. 34), en respectant le discible qu’ils définissent. Mais c’est aussi risquer de se faire « prendre » par eux. À ce titre, on est forcé de constater que Dominique Schnapper s’est elle-même « convertie » au Conseil dont elle s’attache, au fil des pages, à dire la juridicité et le rôle essentiel de « contre-pouvoir » en démocratie. Si l’ouvrage apporte des éléments de compréhension de l’institution, il constitue aussi un témoignage d’actrice, ce qui n’est pas son moindre intérêt.
Smith Andy, Le gouvernement de l’Union européenne : une sociologie politique, Paris : LGDJ, coll. « Droit et Société. Classics », 2e éd., 2010, 241 p.
105Compte rendu par Hélène Caune (Centre d’études européennes [CEE], Institut d’études politiques de Paris).
Un manuel pratique, une contribution théorique et un guide de la recherche en sociologie politique
106Le livre d’Andy Smith est original parce qu’il croise trois dimensions rarement présentes ensemble dans un même ouvrage. L’auteur développe une approche sociopolitique de l’Union européenne qui enrichit la littérature académique sur cet objet d’étude et constitue d’abord un manuel utile aux étudiants et aux citoyens intéressés par le fonctionnement de l’Union européenne. Il fait le point sur les théories de l’intégration européenne et les grandes politiques qui lui sont attachées. Sa contribution théorique explore ensuite l’influence du caractère fragmenté du fonctionnement de l’Union européenne sur la dépolitisation de ses activités. Cette approche permet également de décrire les stratégies d’enquête nécessaires à une approche en sociologie politique. L’ouvrage constitue enfin un guide pour les doctorants et les jeunes chercheurs. Il explique le lien entre les questions posées et les méthodes de recherche mises en œuvre pour les traiter. La méthode en sociologie politique s’intéresse aux acteurs (groupes et individus) et cherche à découvrir les alliances qui traversent leurs réseaux, les structures de la mobilisation des représentations sociales (idées) et leur codification dans des normes et des procédures. Elle repose sur les entretiens avec les acteurs concernés ainsi que sur l’analyse documentaire.
Les apports de la sociologie politique : un espace fragmenté et donc dépolitisé
107Dans son ouvrage, Andy Smith défend l’idée selon laquelle l’espace politique européen présente deux caractéristiques majeures. D’abord, la fragmentation de cet espace politique affaiblit l’interaction des « arènes intersectorielles européennes », c’est-à-dire les formes d’échanges politiques ayant vocation à lier les régulations entre le fonctionnement des marchés, la capacité d’intervention des pouvoirs publics et les dynamiques de la société civile. Ensuite, en raison de cette première caractéristique, le fonctionnement de l’Union européenne rend difficile la politisation des processus européens (c’est-à-dire leur rattachement reconnu et ostensible à un débat de valeurs, plutôt qu’à un débat discret entre experts). Andy Smith répond ainsi aux discours politiques, journalistiques et académiques, qui déplorent le manque de légitimité du gouvernement européen. Il montre que les espaces d’activités européennes souffrent d’un déficit de lisibilité pour les citoyens non spécialistes, plus qu’ils ne sont marqués par un manque de transparence démocratique.
Dépasser les oppositions théoriques traditionnelles
108Dans un premier chapitre, Andy Smith propose un panorama des différents modèles explicatifs de l’intégration européenne. Il souligne les apports et les limites de chacune de ses approches et explique pourquoi les oppositions théoriques, autour desquelles les travaux académiques se sont beaucoup rattachés, doivent être dépassées. Si la stérilité du débat entre néo-fonctionalisme et inter-gouvernementaliste a été abondamment traitée dans la littérature académique sur l’Union européenne, cet ouvrage revitalise les questions théoriques liées aux processus de l’intégration européenne. D’autres approches se sont récemment intéressées aux changements politico-administratifs produits par l’intégration européenne (analyse des politiques publiques, gouvernance multi-niveaux), sans pour autant chercher à en découvrir la cause. Pour Andy Smith, ces approches se heurtent néanmoins à leur incapacité à traiter de la légitimité sociale des politiques communautaires, autant qu’elles peinent à prendre en compte les configurations institutionnelles productrices de ces politiques. L’auteur approfondit l’étude des « arènes de décisions intersectorielles », au premier rang desquelles le collège des commissaires (et leurs cabinets) et le maillage de comités au sein du Conseil des ministres européens : deux instances européennes aux statuts ambigus.
L’étude des médiations sectorielles à partir des acteurs
109Dans un second chapitre, l’auteur dénoue « le paradoxe d’un gouvernement de l’Europe reposant tout à la fois sur des institutions relativement fortes et sur des processus de légitimation extrêmement faibles » (p. 59) et développe sa lecture sociopolitique du gouvernement de l’Europe. Cette perspective s’intéresse plus particulièrement à l’interaction entre trois niveaux d’analyse : d’abord, l’action publique, définie comme processus de négociation et d’apprentissage institutionnel (policy) ; ensuite, la compétition politique (politics) conçue comme la lutte pour peser sur la décision publique ; enfin, l’espace politique couvert par l’Union européenne (polity). La relation entre ces trois niveaux comble les déficits des approches passées en revue dans le premier chapitre.
110Dans ce second chapitre, l’auteur décrit avec précision sa méthode de recherche pour une sociologie politique constructiviste et institutionnaliste. Il s’intéresse d’abord aux acteurs qui participent à la construction sociale des problèmes définis comme « européens » (dans le sens où ils acquièrent une légitimité sociale au plan européen), différenciés des problèmes « communautaires » (inscrits dans le droit de l’Union européenne). Il étudie les alliances qui traversent ces réseaux d’acteurs et participent à la mobilisation des représentations sociales (les idées) et à leur codification dans des normes et des procédures. Les méthodes de recherche mises en œuvre par Andy Smith (entretiens, analyse documentaire) lui permettent de reconstruire les processus de traduction (codage, décodage et recodage) et la façon dont les acteurs concernés interprètent les activités européennes autant que leur rôle dans ce processus. Il saisit ainsi les mécanismes de transactions et les ressources que les différents acteurs mobilisent pour participer à ces activités.
La difficulté des acteurs du gouvernement européen à politiser leurs activités
111À travers des exemples empiriques approfondis, la deuxième partie de l’ouvrage (chapitres 3 à 5) pose trois interrogations majeures. L’auteur identifie les acteurs et analyse la façon dont ils se socialisent dans les institutions qu’ils fréquentent, saisit les interactions et les interdépendances des négociations communautaires ; il évalue l’enjeu de la légitimation dans les politiques en question. La pédagogie quelque peu répétitive qui structure les chapitres (genèse puis consolidation politique) permet néanmoins de développer trois chapitres comparatistes dans six domaines politiques différents (deux domaines par chapitre).
112Entre territorialisation et européanisation, l’agriculture et les télécommunications ont été progressivement institutionnalisées par les discours fonctionnalistes des acteurs diplomatiques dominants, puis successivement acceptées par les différents acteurs nationaux, communautaires et locaux, publics et privés – qui ont parfois pu les contourner durant les phases de mise en application (chapitre 3). La répartition floue des compétences dans le domaine du développement régional et de l’environnement tend à atténuer les nouvelles luttes de pouvoir entre les différents acteurs (chapitre 4). Enfin, les faiblesses des médiations intersectorielles dans le domaine de la sécurité intérieure et de la sécurité extérieure expliquent le peu de légitimité dont bénéficient ces politiques européennes (chapitre 5). Cette partie conteste l’image d’une Union européenne fragmentée entre différents niveaux de gouvernement (européen, national, local) et entre trois types de politiques publiques (communes, partagées, d’accompagnement), telle qu’elle est proposée dans les traités.
113L’ouvrage d’Andy Smith soutient l’idée selon laquelle « l’économie » et « le technocratique » font partie intégrante de la distribution des pouvoirs en Europe. Il va plus loin puisqu’il montre qu’ils sont plutôt utilisés comme des registres discursifs destinés à consolider la place respective des acteurs au sein du gouvernement européen. Du même coup, la légitimation par « l’économie » ou la « technicité et la bureaucratisation » des décisions contribuent tout bonnement à dépolitiser les activités européennes. Les acteurs politiques n’en sont pas moins omniprésents. Cet ouvrage montre que les faiblesses des médiations intersectorielles du gouvernement de l’Europe produisent des contradictions sur le plan de l’action publique et sont le symptôme d’un espace politique peu disposé à encourager la discussion sur ses propres fins. La faible légitimité du gouvernement européen gagnerait à développer sa « capacité à générer des acteurs qui savent, qui peuvent et qui veulent la représenter politiquement » (p. 63). L’approche d’Andy Smith qui s’intéresse aux attributs dont l’Union européenne ne dispose pas (comme les « arènes de médiation sectorielles », par exemple), mériterait enfin d’être complétée par une perspective qui détaillerait ses attributs positifs et donnerait ainsi un éclairage complémentaire sur ses activités.
Thibierge Catherine (dir.), La force normative. Naissance d’un concept, Paris : LGDJ, Bruxelles : Bruylant, 2009, 891 p.
114Compte rendu par Jean-Louis Sourioux (Laboratoire de droit civil, Université Panthéon-Assas).
115Au moment même, dans la doctrine juridique française, du Requiem de l’ordre au sens prescriptif du terme, il est réconfortant de saluer l’arrivée, dans la Cité des idées, de La force normative. Naissance d’un concept, idée qui mérite d’être reçue comme « L’Hymne à la joie » en ce qu’elle nous rappelle opportunément qu’il entre avant tout dans notre fonction d’enseignant-chercheur de rendre vivante la vocation des mots à l’ordre, au sens grec, celui de l’harmonie.
116La force se définissant comme « ce qui cause le mouvement d’un corps donné » [22], parler de force normative nécessite de prendre en compte la norme dans sa mise en activité, plus encore dans son mouvement adapté au but recherché Or, s’il est dans la famille normative une norme qui semble bien en totalité matérialiser à la fois une intention, un projet, une finalité effective, c’est bien la norme de droit. D’où l’intérêt majeur de cette recherche au pluriel (une cinquantaine d’auteurs) tout à fait inhabituelle, d’abord inspirée, puis animée, enfin synthétisée par une universitaire atypique dans une communauté plutôt ritualiste. Le résultat en est une ample composition (891 pages) en forme symphonique à trois mouvements que des signatures prestigieuses enserrent en ouverture (p. 3 à 32) comme en finale (p. 847 à 855).
117Le premier mouvement est à lui seul un véritable traité d’orchestration du traitement analytique du thème en 682 pages ! À l’aide de toute la panoplie du parfait juriste (de la philosophie, sociologie, théorie, de l’histoire, du droit canonique – p. 57 à 305 – à l’ensemble de la positivité juridique – p. 309 à 739), quarante neuf instrumentistes exécutent leur partition à partir d’une problématique générale nourrie des sept questions suivantes : (1) Force de la norme et /ou force sur la norme ? (2) Force normative stricto ou lato sensu ?… (3) Facteurs, indicateurs et origine de la force normative ? (4) La force normative se réduit-elle à la force obligatoire ? (5) Comment la force normative se manifeste-t-elle ? (6) La force normative est-elle susceptible de degrés ? (7) Et si elle est susceptible de degrés, la force normative peut-elle être mesurée ?
118Le deuxième mouvement, conduit par celle qui demeurera la cheville ouvrière de cette entreprise hors du commun, constitue une percutante leçon d’anatomie de la force normative condensée en ces trois « schémas de synthèse » : « la force normative est susceptible de varier dans ses degrés et dans le temps » (p. 765) ; « la force normative manifeste le continuum entre la source et les effets de la norme » (p. 785) ; « dans une approche renouvelée par la force normative et ouverte sur la complexité et l’internormativité, la force des normes juridiques se comprend en interaction continue avec les autres forces normatives (politiques, économiques, éthiques, etc.), qui sont non seulement des “forces créatrices” mais aussi des “forces réceptrices” du droit » (p. 806).
119Le troisième mouvement, plus encore personnalisé, est celui de la « conceptualisation de la force normative »(p. 822 et suiv.) s’articulant autour des « trois pôles » suivants : la valeur normative, c’est à dire la force conférée à la norme par son émetteur ; la portée normative, c’est-à-dire la force de la norme perçue, ressentie, vécue et conférée par ses destinataires ; la garantie normative, à savoir la garantie du respect et de la validité de la norme (offerte) par le système juridique. Il ne s’agit donc en rien d’un concept figé !
120Pouvant faire penser à un mobile conceptuel, la Force normative serait plutôt un « centre de vibrations » [23] des métamorphoses de la force de loi en force de soi, invitation à une épistémologie ouverte aux autres sciences humaines et sociales… À la fin du monopole de l’énergie fossile au bénéfice d’énergies renouvelables, il est symptomatique et roboratif de voir réalisé le traitement énergétique de la norme en droit par de jeunes intelligences participant d’une concevabilité du droit relevant de l’ordre de la compréhension fondé sur l’ordre de l’effectif. C’est dire que cette « naissance d’un concept » métajuridique marque une étape principale dans la quête identitaire du phénomène juridique en même temps qu’elle est le signe manifeste d’une possible vie en harmonie de l’esprit et de la force !
Notes
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[1]
Alexis Spire, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France, 1945-1975, Paris : Grasset, 2005, ou encore Id, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration. Paris : Raison d’agir, 2008.
-
[2]
Les livres de D. Lochack restent à cet égard des incontournables : Danièle Lochack, Le rôle politique du juge administratif français, Paris : LGDJ, 1972 ; Id, La justice administrative, Paris : Montchrestien, coll. « Clefs. Politique », 1998 (3e éd.). Voir également dans une perspective plus historique Bernard Pacteau, Le Conseil d’État et la fondation de la justice administrative française au xixe siècle, Paris : Puf, 2003.
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[3]
À titre d’exemples car la bibliographie est abondante : Jean-Marie Woehrling, Les transformations de la justice administrative, Paris : Economica, 1995 ; Jean Massot et Jean Marimbert, « Le Conseil d’État », Notes et études documentaires, 4869, 1988 ; Jean-Paul Costa, Le Conseil d’État dans la société contemporaine, Paris : Economica, 1993.
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[4]
Danièle Lochack, La justice administrative, op. cit., p. 153.
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[5]
Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris : La Découverte, 2004.
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[6]
Jean-Michel BÉLORGEY, « Compte rendu de l’ouvrage La fabrique du droit (par Bruno Latour) », Sociologie du travail, 46 (1), 2004, p. 113-115.
-
[7]
Ce à quoi viennent s’ajouter des études qui approchent cette institution de manière oblique à partir d’autres objets de recherches tels que par exemple les travaux de Liora Israël sur le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI), Liora Israël, « Faire émerger le droit des étrangers en le contestant ou l’histoire paradoxale des premières années du GISTI », Politix, 62, 2003 ou de mon propre travail sur le voile islamique, Claire de Galembert, « La fabrique du droit entre le juge administratif et le législateur. La carrière juridique du foulard islamique (1989-2004), in Jacques Commaille et Martine Kaluszynski (dir.), La fonction politique de la justice, Paris : La Découverte, 2007, p. 95-117.
-
[8]
Sur cette notion, voir l’article substantiel de Jacques Commaille et Laurence Dumoulin, « Heurs et malheurs de la légalité dans les sociétés contemporaines. Une sociologie politique de la “judiciarisation” », L’Année sociologique, 59 (1), 2009, p. 63-107.
-
[9]
Erhardt Blankenburg, « La mobilisation du droit. Les conditions du recours et du non-recours à la justice », Droit et Société, 28, 1994, p. 691-703. On s’étonnera au passage que dans cette entreprise d’explicitation des conditions sociales conduisant à saisir ou ne pas saisir la justice de différends, nulle mention ne soit faite du célèbre article de référence : William L. F. Felstiner, Richard L. Abel et Austin Sarat, « The Emergence and Transformations of Disputes: Naming, Blaming, Claiming… », Law and Society Review ,15 (3-4), 1981, p. 631-654.
-
[10]
Voir note précédente.
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[11]
Luc Boltanski, De la critique, précis de sociologie de l’émancipation, Paris : Gallimard, 2009, p. 117.
-
[12]
Néologisme de l’auteur associant les termes « miroir » et « bas » ; un regard venu d’en bas, (c’est-à-dire en position inférieure) par effet d’un miroir principal reflétant la réalité par en dessous. Par extension, regard d’en-dessous, par opposition au regard de toute autorité en surplomb.
-
[13]
Un emprunt à Thomas L. Friedman, The World is Flat, Londres : Penguin, 2007 (traduction française : Le monde est plat, Paris : Perrin, 2010).
-
[14]
Un détour par les réflexions de Bruno Latour, ignorées dans cet ouvrage, avec lesquelles il entre pourtant en résonance troublante, aurait sans doute permis à l’auteur d’explorer plus à fond la question des conséquences des assemblages humains et des androïdes plutôt que celle de l’ontologisation de ces derniers, avec laquelle le socio-criminologue reste moins à l’aise. Cf. par exemple, Bruno Latour, Changer de société, Refaire de la sociologie, Paris : La Découverte, 2006.
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[15]
On remarquera le clin d’œil au « Grand Renfermement »…
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[16]
L’auteur affirme p. 202 : « Disposer du pouvoir donne de la visibilité et donc rapporte », se référant au dossier spécial « L’homo numericus » de la revue Esprit, 3-4 (mars-avril), 2009.
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[17]
Ce programme, lancé en 1999, intègre les deux traditions juridiques du Canada (civil law et common law) dans les cours de base du droit privé en première et deuxième année. En outre, il essaye d’intégrer les sciences dites auxiliaires (sociologie du droit, analyse économique du droit, épistémologie juridique…) à l’intérieur de l’enseignement de base.
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[18]
Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est ce qu’être protégé ?, Paris : Seuil, coll. « La république des idées », 2003.
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[19]
Voir les travaux de la commission Peyrefitte et le vote de la loi Sécurité et Liberté.
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[20]
commission des maires sur la sécurite, Face à la délinquance : prévention, répression, solidarité rapport au Premier ministre, 1982, Paris : La Documentation française, « Collection des rapports officiels », 1983 (dit « rapport Bonnemaison »).
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[21]
Office de radiodiffusion-télévision française.
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[22]
Francis Kaplan, Entre dieu et Darwin, le concept manquant, Paris : le Félin, 2009, p. 105.
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[23]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris : Minuit, 1991, p. 28.