Notes
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[1]
.Cet article est le fruit d’un travail réalisé conjointement avec Sarah Mazouz, que je tiens à remercier ici : il a bénéficié du travail d’observation et de réflexion que nous avons mené ensemble durant les mois qui ont suivi et n’aurait pas vu le jour sans son aide précieuse. Le travail de terrain a été réalisé avec l’aide de Vincent Braconnay dans le cadre de l’enquête collective « Les usages sociaux de la justice administrative » financée par le groupement d’intérêt public « Droit et Justice » et dirigée par Jean-Louis Halpérin, Emmanuelle Saada, Alexis Spire et Katia Weidenfeld. L’enquête visait à aborder le problème de l’explosion du contentieux administratif du point de vue d’un droit « en action », en examinant les pratiques des différents acteurs impliqués, en particulier leurs interactions et leur organisation. Nous nous sommes penchés sur le point de vue des magistrats et sur le contentieux très spécifique des APRF, tandis que d’autres groupes de chercheurs et d’étudiants se sont concentrés sur d’autres acteurs (notamment les avocats, les requérants et les divers agents de l’administration) et sur d’autres domaines du droit administratif (en particulier, le contentieux des aides au logement et le contentieux fiscal).
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[2]
.Bilan d’activité du rapport public 2007 du Conseil d’État, p. 3. Consultable en ligne à :http:// wwwww. conseil-etat. fr/ ce/ rappor/ rapport2007/ bilan. pdf
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[3]
.L’article L. 512-1 du CESEDA institue une procédure permettant à l’étranger qui le souhaite de contester par un même recours la légalité de la décision de refus de séjour et de l’obligation de quitter le territoire français.
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[4]
.Article L. 512-1 du CESEDA.
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[5]
.Les principaux textes de référence sont les articles L. 511-1 à L. 514-2 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (ci-après, CESEDA) et les articles R. 776-1 à R-776-20 du Code de justice administrative. Voir Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés (gisti), Le guide de l’entrée et du séjour des étrangers en France, Paris : La Découverte, 2008, chapitre 4, en particulier p. 153-174, pour une description plus détaillée de la procédure.
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[6]
.Il s’agit de la loi dite « loi Sarkozy » nº 2006-911 du 24 juillet 2006 qui a modifié l’article L. 512-2 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). La nouvelle loi a substitué l’OQTF à la reconduite à la frontière dans les cas où cette mesure fait suite à un refus de séjour. La mise en œuvre de cette réforme est intervenue à commencer du 29 décembre 2006, date de publication de son décret d’application.
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[7]
.Pour reprendre la notion de « dirty job » dans la sociologie du travail de Everett C. Hughes, que l’on trouve développée notamment dans Id., Le regard sociologique. Essais choisis, Paris : éditions de l’EHESS, 1996.
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[8]
.En particulier, Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de grandeur, Paris : Gallimard, 1991.
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[9]
.Cette opposition était déjà remarquée par Christian Colera, « Tribunaux administratifs et cours administratives d’appel : évolution sociologique et effets sur la jurisprudence », Droit et Société, 49, 2001, p. 17 : « Si certains juges sont enclins à investir de l’affect dans les débats sur les étrangers, la tendance dominante (notamment chez les présidents et les commissaires), dans les délibérés, est de ne pas accorder de grande importance aux enjeux soulevés, précisément parce que la part subjective et donc les déterminants sociologiques "directs" apparaissent trop visiblement dans l’argumentation de chacun. Aussi ce type de question se voit-elle dévalorisée comme n’étant "pas assez juridique", ou étant "trop limitée au cas d’espèce".» (Nous soulignons.)
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[10]
.Entretien avec le magistrat G., réalisé par Vincent Braconnay et Mathilde Cohen, tribunal administratif, le 29 juin 2006.
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[11]
.Id.
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[12]
.Entretien avec le magistrat B., réalisé par Vincent Braconnay et Mathilde Cohen, tribunal administratif, le 5 juin 2006.
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[13]
.Le thème de la clôture professionnelle est développé par Andrew Abbott, The System of Professions, Chicago : University of Chicago Press, 1988.
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[14]
.Pierre Delvolvé, « Paradoxes du (ou paradoxes sur le) principe de séparation des autorités administratives et judiciaires », dans Mélanges René Chapus : droit administratif, Paris : Montchrestien, 1992, p. 135-145.
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[15]
.La question des magistrats honoraires avait fait l’objet d’un vif débat lors du vote de la loi nº 2006-911 du 24 juillet 2006 qui a modifié l’article L. 512-2 du CESEDA. Le nouvel article prévoit que le président du TA pourra désigner des magistrats honoraires pour statuer sur le contentieux des arrêtés de reconduite à la frontière, choisis parmi les magistrats inscrits sur une liste arrêtée par le vice-président du Conseil d’État. Les magistrats honoraires sont des magistrats à la retraite qui peuvent se porter volontaires pour reprendre des fonctions juridictionnelles. Les promoteurs de la loi y ont vu un moyen de pallier l’engorgement des TA dû au contentieux des APRF. Les débats parlementaires à ce sujet ont été houleux, comme en témoigne l’intervention de la sénatrice Mme Boumediene Thiery qui en a conclu que cela revenait à confier ce contentieux à des « sous-magistrats » (Compte rendu analytique officiel de la séance du 16 juin 2006). Cette analyse est partagée par une partie de la doctrine, notamment par Serge Slama : « Cette mesure laisse dubitatif. On sait que le contentieux des étrangers est déjà une matière dévalorisée au sein des TA qui compte moins que les dossiers “classiques” dans les normes de productivité. Le fait de confier une partie du contentieux des éloignements à des magistrats honoraires, quelle que soit leur expérience et compétence, n’améliora sûrement pas cette situation. Cela risque aussi de renforcer l’évolution du juge unique vers celle d’un “juge de paix administratif” » (Serge Slama, « Le contentieux des refus de séjour assortis d’une OQTF : une mécanique implacable applicable dès le 1er janvier 2007 », Le blog Droitadministratif, décembre 2006.).
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[16]
.Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 5.
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[17]
.Audience des 6 avril 2006 et 7 juillet 2006.
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[18]
.Entretien avec le magistrat B., réalisé par Vincent Braconnay et Mathilde Cohen, tribunal administratif, le 5 juin 2006.
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[19]
.Entretien avec le magistrat C., réalisé conjointement par Vincent Braconnay, Mathilde Cohen, Axel Gabay, Emmanuelle Saada, Julie Thuilleaux et Sarah Mazouz, tribunal administratif, le 6 avril 2006.
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[20]
.Quant à F., lorsqu’un problème de droit se pose, comme cela lui est récemment arrivé à propos de la question des mineurs isolés, il consulte la jurisprudence soit par l’intermédiaire des publications du Centre de documentation du Conseil d’État, soit dans le Dictionnaire permanent, soit sur la base de données informatique du Conseil d’État en tapant des mots-clés. Comme les autres magistrats interrogés, F. consulte peu d’articles : à sa connaissance, il y a peu de doctrine sur la question. Passés les six premiers mois, F. estime que l’on maîtrise suffisamment le contentieux des étrangers pour pouvoir se passer de se référer à de la documentation.
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[21]
.Concl. Mosset sur 18 janv. 1957, « Mantega », AJDA, 1957. II. 200.
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[22]
.Sect., 20 janv. 1956, « Nègre », D., 1957, p. 319, concl. Guionin.
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[23]
.Entretien avec le magistrat E., réalisé par Vincent Braconnay et Mathilde Cohen, tribunal administratif, le 2 juin 2006.
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[24]
.Nous ne disposons pas de données permettant d’affirmer que ce phénomène s’étend à l’ensemble des tribunaux administratifs français. Tout au plus, certains des entretiens réalisés ont suggéré que ce type d’évaluation se retrouve dans les tribunaux les plus engorgés par le contentieux du droit des étrangers.
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[25]
.La notation des fonctionnaires de l’État est régie par l’article 17 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983.
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[26]
.Décret n° 2002-682 du 29 avril 2002, Article 2.
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[27]
.Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) du 1er août 2001.
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[28]
.Sénat, Rapport de commission d’enquête n° 300 (2005-2006) de MM. Georges Othily et François-Noël Buffet,« Immigration clandestine : une réalité inacceptable, une réponse ferme, juste et humaine », que l’on peut consulter à : hhhhttp:// senat. fr/ rap/ r05-300-1/ r05-300-1. html
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[29]
.Entretien avec le magistrat G., président de la juridiction, tribunal administratif, le 29 juin 2006.
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[30]
.Entretien avec le magistrat E., tribunal administratif, le 2 juin 2006.
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[31]
.Entretien avec le magistrat D., réalisé par Vincent Braconnay et Mathilde Cohen, tribunal administratif, le 20 juin 2006. (Nous soulignons.)
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[32]
.Voir notamment : Rafael Gely et Pablo T. Spiller « A Rational Choice Theory of Supreme Court Statutory Decisions with Applications to the State Farm and Grove City Cases », Journal of Law, Economics and Organizations, 6 (2), 1990, p. 263-300 (p. 265-268) ; Richard A. Posner « What Do Judges and Justices Maximize ? (The Same Thing Everybody Else Does) », Supreme Court Economic Review, 3, 1993, p. 1-41 ; Thomas J. Miceli et Metin M. Cosgel, « Reputation and Judicial Decision-Making », Journal of Economic Behavior and Organization, 23, 1994, p. 31-51; Andrew F. Daughety et Jennifer F. Reinganum « Stampede to Judgment : Persuasive Influence and Herding Behavior by Courts », American Law and Economics Review, 1, 1999, p. 158-189.
1Neuf heures, tribunal administratif (TA) de banlieue d’une grande agglomération française [1]. Les portes viennent d’ouvrir. Les premiers requérants arrivent. À cette heure, la majorité d’entre eux vient pour les audiences d’arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière (APRF) qui se tiennent tous les matins dans ce tribunal. Ils sont souvent accompagnés de membres de leur famille ou d’amis ; plus rarement, dans ce tribunal-ci du moins, de membres d’associations de soutien aux étrangers. Certains avocats arrivent aussi à ce moment-là, retrouvent leurs clients, consultent avec eux le rôle de l’audience dès que la greffière l’a accroché et tiennent conseil en attendant le début de la séance. Les avocats commis d’office s’efforcent de s’isoler dans la salle d’attente avec le requérant ou la requérante qu’ils ont à défendre. C’est à ce moment-là qu’ils découvrent le dossier. Les greffières vont et viennent dans les couloirs du tribunal, affichent le rôle, ouvrent la salle où l’audience va avoir lieu, photocopient les pièces que les parties ont ajoutées le matin même au dossier, pestent contre les avocats qui téléphonent pour dire qu’ils vont être en retard, répondent aux appels en même temps qu’elles donnent des renseignements aux personnes qui découvrent le tribunal pour la première fois. Le magistrat préposé aux APRF du jour sort occasionnellement de son bureau pour bavarder avec les greffières ou observer les personnes qui arrivent. Dans la salle d’audience, des requérants et leurs accompagnateurs s’assoient. Les représentants du préfet s’installent. Ils lisent ou relisent les différents dossiers qui seront traités dans la matinée. Les plus expérimentés donnent des conseils à celles ou ceux qui débutent. De temps à autre, les greffières leur apportent de nouveaux documents. Certains avocats viennent se présenter auprès des représentants du préfet et discutent avec eux rapidement du dossier de leur client. Vers dix heures, le magistrat, accompagné de la greffière, fait son entrée. L’audience commence tandis que le bruit du couloir se fait toujours entendre : l’on continue à entrer et à sortir de la salle et les avocats chargés des affaires suivantes arrivent progressivement. Impassible, le magistrat expose rapidement les éléments de la requête, donne la parole au requérant ou immédiatement à son avocat puis au représentant du préfet. Au bout de d’une vingtaine de minutes, le magistrat annonce que l’affaire est mise en délibéré. La greffière proclame : « Affaire suivante ! ».
2Il est d’autant plus urgent de réfléchir aux audiences d’APRF que celles-ci, et avec elles le contentieux des étrangers dans son ensemble, ont fait l’objet d’une réforme profonde, mise en application progressivement depuis janvier 2007. Le contentieux des APRF, tant au niveau ministériel que dans le discours des praticiens (magistrats et représentants de la préfecture notamment), fait débat depuis quelques années déjà puisqu’on lui reproche sa lenteur et son « inefficacité ». Lors de la réunion annuelle des chefs de juridictions administratives qui a eu lieu le 28 mars 2006, le ministre de la Justice de l’époque, Pascal Clément, a ainsi considéré que la réforme du contentieux des étrangers constituait une étape primordiale dans la « maîtrise » du contentieux administratif. Le contentieux des APRF constitue en effet un aspect particulièrement visible – et médiatique – du problème de l’« engorgement » dont souffrent les tribunaux administratifs. Le contentieux des étrangers représente aujourd’hui le quart environ des requêtes enregistrées par les tribunaux administratifs : 43 684 requêtes sur un total de 166 706 en 2006. Le rythme de croissance de ce contentieux est supérieur au rythme de croissance moyen du contentieux administratif en général : + 8,7 % pour un accroissement global de + 6,2 % en 2006 [2] . Il constitue une part toujours plus importante du travail des magistrats administratifs puisqu’il représente entre 30 et 50 % de l’activité dans certains TA, notamment dans les grandes agglomérations.
3Cette étude porte donc sur une procédure qui a été très critiquée parce qu’on lui reproche de contribuer à la crise des tribunaux administratifs. La procédure de recours contre l’APRF continue à exister, mais une autre procédure, l’OQTF a vu le jour à ses côtés [3]. Avec le nouveau recours contre l’obligation de quitter le territoire, il n’y a pas deux procédures distinctes, l’une visant à attaquer « au fond » un refus de séjour et l’autre visant à l’annulation de la mesure d’éloignement (l’APRF), mais une seule et même procédure [4] permettant de contester par un même recours la légalité de la décision de refus de séjour et de l’obligation de quitter le territoire français (OQTF). Jusque-là, le contentieux du refus de séjour relevait de la procédure administrative de droit commun et était jugé de façon collégiale, ce qui impliquait la mobilisation de trois magistrats et d’un commissaire du gouvernement. Il s’agissait d’une procédure coûteuse en termes de temps et de travail. Chaque dossier était étudié, au minimum, par un magistrat « rapporteur » chargé d’établir un rapport sur l’affaire et par un commissaire du gouvernement, puis par l’ensemble de la formation de jugement lors d’une « séance d’instruction », puis à nouveau lors de l’audience et du délibéré. Par contraste, le contentieux des APRF, procédure d’urgence à juge unique, est comparativement bien moins coûteux : chaque dossier est confié à un seul magistrat et fait l’objet d’une audience très informelle. Afin d’accélérer « l’audiencement du stock » des dossiers de refus de titre de séjour et de réduire les délais de jugement, la loi de 2006 a abouti à créer, en plus du recours contre l’arrêté de reconduite, le recours contre l’obligation de quitter le territoire, qui fusionne les deux procédures. Cet article revient sur une procédure controversée afin de déterminer si ses caractéristiques spécifiques (oralité, urgence, juge unique) constituent ou non un facteur d’engorgement des TA et de dévalorisation du travail des magistrats.
5L’expression « contentieux des étrangers » désigne l’ensemble des procédures et des recours relatifs à l’entrée et au séjour des étrangers en France dont les magistrats ont à connaître. Le contentieux de la reconduite à la frontière ne représente qu’une portion de ce contentieux, qui porte par ailleurs sur des questions aussi diverses que le droit au séjour, le regroupement familial, l’expulsion, le travail ou encore le droit d’asile.
6L’arrêté de reconduite à la frontière est la décision par laquelle le préfet ordonne qu’un étranger soit reconduit à la frontière. L’étranger peut former un recours suspensif contre cette décision devant le président du tribunal administratif [6]. La loi du 24 juillet 2006 a substitué l’obligation de quitter le territoire français (OQTF) à la reconduite à la frontière dans les cas où cette mesure fait suite à un refus de séjour.
7Jusqu’à la loi de 2006, l’arrêté pouvait être notifié soit par écrit (on parlait alors d’arrêtés « voie postale »), soit à la suite d’une interpellation (« notification administrative » ou « en mains propres »). Depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, la notification ne peut plus intervenir qu’à la suite d’une interpellation, c’est-à-dire, le plus souvent, à la suite d’un contrôle d’identité ou d’une démarche administrative à la préfecture. Les arrêtés de reconduite par voie postale ont été supprimés en raison de leur taux d’exécution extrêmement faible et de leur part de responsabilité dans l’engorgement des TA.
8Le recours contre un APRF est une procédure d’urgence. En cas de notification par voie postale, l’étranger disposait d’un délai de sept jours pour déposer un recours en annulation. En principe, le TA devait statuer dans un délai de 72h, mais en pratique l’affaire passait le plus souvent en jugement dans un délai de six à neuf mois. En cas de notification administrative, l’étranger est généralement placé immédiatement en rétention. L’intéressé peut intenter un recours dans un délai de 48h, ce même recours devant être impérativement jugé dans les 72h. Dans cette hypothèse, la procédure mérite véritablement son qualificatif d’urgence.
9Les audiences d’APRF opposent ordinairement, d’un côté, l’étranger requérant, assisté le cas échéant de son avocat et, de l’autre côté, le(s) représentant(s) de la préfecture, chargé(s) de défendre la décision du préfet. Les étrangers qui le souhaitent bénéficient pour l’audience d’un avocat commis d’office et d’un interprète, mais dans ce cas l’avocat découvre souvent le dossier quelques minutes seulement avant l’audience.
10Certains arguments de fond sont fréquemment invoqués par les requérants :
11– l’intéressé n’était pas dans l’une des hypothèses énumérées à l’article L. 511-1 du CESEDA permettant la reconduite à la frontière ;
12– l’intéressé relève de l’une des catégories d’étrangers protégés contre la reconduite à la frontière, e.g. étrangers mineurs, étrangers résidant en France depuis plus de vingt ans, étrangers parents d’un enfant français mineur, etc. ;
13 …/…
14– la reconduite porterait une atteinte excessive à la vie privée et familiale de l’étranger, en violation de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ;
15– la reconduite risque d’entraîner des conséquences d’une gravité exceptionnelle pour l’étranger (par exemple, pour des raisons médicales) en violation des articles 3 et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ;
16– la reconduite serait contraire à l’article 3-1 de la Convention internationale des droits de l’enfant qui exige que l’intérêt supérieur de l’enfant soit pris en compte pour toutes les décisions le concernant.
17Les suites du recours : si le tribunal n’annule pas l’arrêté (« décision de rejet »), l’administration peut mettre la mesure d’éloignement immédiatement à exécution. L’étranger peut faire appel dans un délai d’un mois, mais l’appel n’étant pas suspensif, il ne permet pas à l’intéressé de rester sur le territoire français. Si le tribunal annule l’arrêté (« décision d’annulation »), et même si le préfet fait appel, la préfecture doit délivrer à l’étranger une autorisation provisoire de séjour jusqu’à ce qu’il ait été à nouveau statué sur son cas. Si l’étranger était en rétention, celle-ci prend fin immédiatement.
18Les audiences d’APRF tranchent avec la pratique habituelle des magistrats administratifs puisqu’elles sont les seules audiences du TA où chaque partie présente peut exposer son point de vue et contredire la partie adverse. Nous nous proposons d’interroger le sens de cette émergence de l’oralité au sein d’un droit essentiellement écrit et d’en examiner l’impact sur les pratiques des magistrats du TA, habitués, dans le cas des autres contentieux administratifs, à un travail solitaire et écrit. Dans cet empire de l’écrit, les audiences d’APRF constituent une « épreuve orale » pour les magistrats dans la mesure où elles remettent en cause une certaine conception de leur identité professionnelle. En effet, quelle est la place de ces audiences dans un contexte de travail essentiellement écrit ?
19Nous avons choisi d’analyser le contentieux des APRF du point de vue d’une sociologie du travail en adoptant le postulat méthodologique selon lequel l’activité du juge gagne à être pensée comme un travail comme les autres, avec ses contraintes de productivité propres, ses hiérarchies, ses routines et ses normes de contrôle de qualité. Il s’agit de rompre avec un discours normatif sur la justice administrative pour découvrir la réalité des représentations que les magistrats se font de leur métier et les dynamiques d’interactions au sein du tribunal. Cette perspective appelle une analyse interactionnelle qui permette de comprendre les rapports qui se nouent entre les différents acteurs concernés. La sociologie interactionniste des professions de l’école de Chicago sera mobilisée pour souligner que la profession de magistrat, comme les autres professions, représente une forme d’accomplissement de soi qui a une dimension interactionniste. La profession est produite au fil du temps par un groupe de pairs qui ont à s’organiser face à des normes de travail et de productivité. Que représente alors pour les magistrats le contentieux des APRF ? Un « sale boulot » [7] par lequel il faut bien en passer ? Un élément de variation intéressant par rapport au reste de leur travail ? Ou encore, l’aspect le plus vivant et le plus signifiant, socialement et professionnellement, de leur pratique ?
20Pour répondre à ces questions, nous nous sommes interrogés sur le statut donné par les magistrats au contentieux des étrangers. Notre enquête fait apparaître que la nature du « travail » accompli par les magistrats est en réalité conditionnée par la conception que ceux-ci se font de la qualité « véritablement juridique » ou non de la matière qu’ils ont à juger. Ce contentieux constitue-t-il pour eux un « vrai droit » posant des problèmes juridiques spécifiques ou s’agit-il plutôt d’un droit routinier et répétitif, proche des tâches administratives effectuées par le service des étrangers de la préfecture ? Les audiences de reconduite, tout en mettant en question leur statut professionnel, constituent une « épreuve orale » pour les magistrats au sens où la procédure s’est peu à peu transformée en outil de « contrôle de qualité » de leur travail. Il y a là un paradoxe : le contentieux des APRF, qui est pourtant en rupture avec le type d’expertise traditionnellement assignée et reconnue au juge administratif (une expertise spécifiquement juridique, fondée sur l’écrit), sert néanmoins d’instrument de mesure de ses compétences professionnelles. Les juges sont évalués sur la base (notamment) de leurs « performances » dans leur traitement des dossiers d’APRF, alors même que ce type de contentieux est souvent accusé de « dévaloriser » le travail juridictionnel et constitue donc tout sauf une forme de reconnaissance au sein de la profession. Dans un premier temps, nous analyserons l’impact des représentations que les magistrats se font des audiences d’APRF sur leur pratique professionnelle, avant d’examiner la façon dont ces audiences sont susceptibles de devenir un instrument de mesure de leur travail.
21Méthode
22Nous avons assisté à dix sessions d’audiences d’APRF d’avril à juillet 2006 : neuf dans un tribunal administratif d’une grande agglomération, choisi parce que représentatif des TA touchés par une explosion du contentieux des étrangers, et une dans un tribunal administratif d’une autre grande agglomération, elle aussi faisant face à un très grand nombre de requêtes en matière de reconduite à la frontière. Cette dernière séance d’observation nous a permis de faire le départ entre ce qui était commun aux tribunaux administratifs et ce qui était de l’ordre des pratiques locales du tribunal administratif étudié. Mathilde Cohen a porté son attention sur le contenu juridique des audiences d’APRF et a complété ce travail par l’observation d’une audience collégiale « au fond ». Sarah Mazouz a mené un travail d’observation ethnographique des audiences d’APRF où il s’agissait de porter son attention à la fois sur les postures et les attitudes de chacune des parties en présence et sur les formes prises par les différentes interactions qui avaient lieu entre elles avant, pendant et après l’audience. Le travail d’observation a été complété par des entretiens réalisés conjointement par Mathilde Cohen et Vincent Braconnay avec sept magistrats.
23Les entretiens, de type semi-directif, ne prétendent pas constituer des entretiens biographiques destinés à dégager des tendances lourdes en fonction de facteurs précis, mais visent avant tout à collecter des représentations, des explications, des justifications de l’activité juridictionnelle dans le cadre des APRF. Le matériau empirique finalement retenu pour cet article consiste essentiellement en statistiques et en entretiens, beaucoup moins en observation d’audiences ou de la vie du tribunal. En ce sens, nous prétendons étudier des points de vue justificatifs ex post à propos de l’activité des magistrats plutôt que cette activité elle-même. Notre analyse se situe donc bien plus dans la lignée d’une sociologie de la justification à la Boltanski que dans la tradition ethnographique [8].
I. Les audiences d’APRF : un « sale boulot » ?
I.1. Le contentieux des APRF, « vrai droit » ou « faux droit » ?
24Au TA, le discours sur les audiences d’APRF s’est révélé structuré par une opposition entre « vrai droit » et « faux droit » [9]. Dans le milieu des magistrats administratifs, le droit des étrangers en général et le contentieux des APRF en particulier ont la réputation d’être « peu juridiques », « factuels » et « répétitifs ». Ce contentieux ne constitue pas du « vrai droit », pour reprendre un concept « indigène », c’est-à-dire du droit où l’on raisonne « juridiquement », où des problèmes nouveaux se posent qui nécessitent l’appel à la jurisprudence et à la doctrine. Le magistrat G., président du TA, explique ainsi que, dès son arrivée à la tête du tribunal, l’un de ses objectifs principaux a été « qu’il soit un tribunal à part entière, même s’il y a un contentieux très important d’étrangers. […] C’est un contentieux qui marque, soyons clairs » [10]. Selon lui, le contenu et donc l’image du contentieux des étrangers se seraient dégradés durant les vingt dernières années :
25Quand je suis arrivé dans ce corps, au début des années 1980, le contentieux des étrangers était un contentieux de haute police, considéré comme un contentieux noble. Autant dans les années 1980 il y avait des questions peut-être nouvelles à juger, autant maintenant c’est un contentieux bien cadré sur le plan du droit. […] J’insiste que ce TA est un tribunal des extrêmes : il y a à la fois un contentieux qu’on doit traiter de façon quasi industrielle, où huit cas sur dix ne posent aucune question et où il n’y a pas beaucoup de valeur ajoutée à apporter, par exemple les APL [l’aide personnalisée au logement], les APRF, et en même temps on a tout le contentieux des grandes entreprises françaises [11].
26Cette opposition entre « vrai » et « faux » droit, loin d’être anecdotique, constitue un élément explicatif central de la pratique des magistrats. La dichotomie est au principe d’attitudes divergentes dans le traitement des dossiers et détermine en partie la conception que les magistrats se font de la procédure d’APRF. On peut notamment poser l’hypothèse suivante : les magistrats qui considèrent que le contentieux des APRF constitue du « vrai droit » sont aussi ceux qui prennent au sérieux le caractère oral de la procédure, tandis que ceux qui considèrent que c’est du « faux droit », indigne de leurs compétences, ont tendance à traiter la procédure comme si elle était écrite, dans une logique d’accélération du travail et d’efficacité. Pour B., le statut de conseiller de TA représente une ascension sociale certaine. B. a été intégré dans le corps après avoir passé une vingtaine d’années au Conseil d’État en qualité d’attaché administratif, dont une dizaine à rédiger des appels en matière de droit des étrangers pour un conseiller d’État. Depuis qu’il est devenu magistrat, il peut enfin se consacrer à d’autres domaines juridiques, notamment au droit de l’urbanisme, qu’il affectionne particulièrement. Cette accession tardive à un statut professionnel de magistrat indépendant explique sans doute son insistance à distinguer entre « vrai » et « faux » droit :
27En reconduite, on ne fait pas franchement beaucoup de droit, on fait du fait. C’est pas très juridique. C’est chiant. Moi j’en fais parce qu’il faut bien en faire. […] On est vraiment trop payés pour faire ça. Le type de la préfecture le ferait aussi bien que moi [12].
28Cette opposition soulève la question de la position du magistrat administratif par rapport à l’administration qu’il est censé contrôler. En effet, soutenir que le contentieux des étrangers n’est pas un « vrai » droit, c’est suggérer qu’il s’agit d’un travail routinier, répétitif, qui se rapproche plus d’une activité administrative que d’une compétence juridique véritable. Tous les métiers ont leur part de « sale boulot », de travail « terre à terre ». La justice, dès lors qu’elle est institutionnalisée, semble condamnée à devenir, d’une façon ou d’une autre, répétitive. Dans toutes les branches du droit, des mini-contentieux très routinisés finissent par se développer, à l’image du contentieux fiscal ou du contentieux de la circulation. Qu’est-ce qui fait que certaines formes de justice routinières comme les audiences d’APRF sont jugées particulièrement insupportables ? L’explication convenue consisterait à pointer le type de « client » auquel les magistrats sont confrontés. Le requérant des audiences d’APRF est étranger, souvent pauvre, mal informé, mal représenté. La communication est parfois difficile en raison de barrières linguistiques. Le requérant étranger est l’exemple même du « dominé ». Or, la justice des dominés est souvent une justice « mineure », dévalorisée. Toutefois, si cette interprétation est certainement justifiée, elle ne suffit pas à rendre compte du phénomène de déconsidération qui frappe le contentieux de la reconduite. Les magistrats ne se plaignent généralement pas du contentieux des étrangers « au fond », c’est-à-dire de la partie du droit des étrangers qui est traitée de façon collégiale, dans des délais beaucoup plus longs et selon la procédure écrite de droit commun. Cette disparité laisse à penser que la difficulté ne tient pas tant au type d’acteur impliqué qu’à la nature de la procédure. Autrement dit, la dévalorisation du contentieux des APRF ne peut se réduire à une problématique exprimée en termes de rapports dominants-dominés, mais serait plutôt due à l’organisation concrète de ce contentieux au sein du TA, c’est-à-dire aux normes de travail qui le régissent en pratique.
29Les audiences d’APRF sont souvent perçues par les magistrats comme une corvée qu’il conviendrait en réalité de déléguer à du personnel non qualifié afin de préserver la « clôture » sociale et culturelle [13] de la profession de magistrat administratif. La création des tribunaux administratifs par la loi du 30 septembre 1953 en remplacement des conseils de préfecture est relativement récente. Le contentieux des APRF menacerait ainsi la clôture d’un corps encore jeune, celui des conseillers de TA, dont la légitimité est concurrencée par le prestige et l’ancienneté du corps des magistrats de l’ordre judiciaire. Le président du TA notait plus haut que le juge administratif n’apporte que peu de « valeur ajoutée » dans ce type de contentieux. La métaphore industrialo-économique suggère que le droit des étrangers menace le statut social de la magistrature administrative. La mobilisation d’un magistrat n’apporte pas de contribution additionnelle, ne crée pas de « valeur » supplémentaire. Ce contentieux remet donc en cause les frontières constitutives de la profession. L’exercice de l’activité juridictionnelle implique l’existence d’un savoir et d’un comportement qui confèrent au magistrat sa légitimité, son prestige et son aura. Or, en matière de reconduite, la décision ne présupposerait pas de compétence professionnelle spécifique. D’après le magistrat B., le savoir profane du « type de la préfecture », c’est-à-dire d’un fonctionnaire de catégorie B ou C qui le plus souvent n’a pas de formation juridique, ferait tout aussi bien l’affaire.
30Les savoirs et les qualifications du magistrat administratif reposent sur des connaissances formelles et théoriques, attestées par des études universitaires (faculté de droit ou IEP le plus souvent) et sanctionnées par un concours (ENA, tour extérieur ou « concours complémentaire »). La compétence caractéristique du magistrat ne réside pas seulement dans un savoir spécifique, la connaissance des textes juridiques, mais aussi dans un pouvoir qui se manifeste par la mobilisation de la règle de droit applicable à chaque aspect d’un dossier. Or, le contentieux des APRF serait en deçà de cette compétence dans la mesure où ce sont souvent les mêmes règles qui s’appliquent et souvent les mêmes faits qui s’offrent au jugement. Il menacerait la différenciation concurrentielle de la magistrature vis-à-vis des professions ou des activités proches comme celles de greffier ou d’agent de préfecture. B. se demande ainsi s’il relève vraiment de son « travail » de faire du « faux » droit qui s’apparente à une routine administrative. Cette position peut s’analyser comme un effort de légitimation et de protection du monopole de la profession de magistrat, reposant sur l’idée selon laquelle, pour conserver son statut de « grand corps », la magistrature administrative devrait rester peu nombreuse et se délester de ses charges les plus prosaïques sur d’autres.
31L’opposition entre « vrai » et « faux » droit conduit donc à interroger le rôle de la justice administrative. Les magistrats administratifs sont-ils des juges des libertés ou de simples chambres d’appel de la préfecture ? Sont-ils des juges à part entière, extérieurs à l’administration, ou restent-il encore aujourd’hui des administrateurs impliqués dans le champ bureaucratique dont ils sanctionnent les actes ? En d’autres termes, les audiences d’APRF soulèvent la question de savoir si le travail des juges ne fait que prolonger le tri des étrangers opéré en principe en préfecture entre ceux qui vont pouvoir rester et les autres, ou s’ils ont pour mission de contrôler l’administration et le choix qu’elle a préalablement réalisé. Les juridictions administratives sont théoriquement autonomes par rapport au champ bureaucratique. Le contentieux des étrangers est cependant accusé de contribuer à la bureaucratisation des fonctions juridictionnelles. Il fait ressurgir la vieille question de la confusion qui guette toujours entre la fonction d’administrer et celle de juger, puisque, pour reprendre les termes de Maurice Hauriou : « Juger l’administration, c’est encore administrer » [14]. L’opposition entre « vrai » et « faux » droit renvoie à la représentation que les magistrats se font de leur pouvoir et de leur place dans l’appareil d’État. Le raisonnement implicite dans le discours des magistrats est parfois le suivant : si le contentieux des étrangers se réduit à du « sous-travail » préfectoral, est-ce bien la peine de juger en formation collégiale les affaires au fond ? Est-ce qu’un juge unique, voire un magistrat honoraire, ne ferait pas tout aussi bien l’affaire [15] ?
I.2. Les APRF, facteur de dévalorisation de la profession ?
32Une « lutte symbolique », au sens de Pierre Bourdieu [16], se joue à propos des audiences d’APRF, où s’affrontent des définitions différentes du travail juridique du magistrat. Le magistrat C., spécialiste du droit des étrangers, est aussi, parmi les magistrats que nous avons pu rencontrer et observer, celui qui défend de la façon la plus pugnace et concrète l’autonomie des TA par rapport à l’administration. Cette attitude s’explique par une volonté de protéger la position de magistrat administratif contre ce qu’il perçoit comme un risque de dévalorisation de la profession. La première stratégie employée par C. consiste à injecter de la complexité, de la diversité, dans le contentieux des APRF afin de le faire échapper à sa routinisation, et par là, à son discrédit. Redonner un statut juridique à ce contentieux qui représente une proportion considérable du travail des magistrats, c’est aussi re-professionnaliser la fonction du juge administratif en la distinguant de celle du simple administrateur. Une seconde méthode, paradoxale, de revalorisation de la profession consiste à creuser la distance hiérarchique entre le magistrat et l’administration en multipliant les contacts. C. n’hésite pas à nouer des rapports directs, extra-juridictionnels, avec la préfecture, par exemple en téléphonant au bureau du contentieux pour obtenir des précisions sur un dossier ou pour signaler un cas « aberrant ». La simple menace d’annulation de l’arrêté suffit, selon lui, à obtenir un désistement d’audience quasi immédiat de la part de la préfecture, souvent accompagné de la promesse d’une délivrance prochaine d’un titre de séjour. Par ailleurs, C. utilise les audiences comme l’occasion de rappeler à la préfecture le droit des étrangers en général et la jurisprudence du TA sur des points particuliers, soulignant par là qu’il s’agit d’un domaine juridique complexe qui nécessite un savoir spécifique. Nous l’avons ainsi observé à deux reprises rappeler aux représentants de la préfecture que l’« on ne sépare pas les couples dont l’un des membres est malade » [17].
33La question de savoir si les magistrats font ou non des recherches préparatoires – qu’il s’agisse de recherches jurisprudentielles sur le droit applicable ou de recherches sur la situation de la personne : liens familiaux, état de santé, situation du pays d’origine, etc. – permet de préciser de façon plus concrète la façon dont les APRF peuvent tantôt servir de repoussoir à la définition professionnelle de la fonction de magistrat et tantôt être utilisées à des fins de revalorisation de la profession. En effet, l’élaboration d’un dossier d’APRF peut susciter des investigations de nature juridique sur l’état du droit, français ou international, applicable en l’espèce, mais aussi de nature factuelle, portant sur la situation géopolitique, les us et coutumes ou encore la situation sanitaire du pays d’origine du requérant. Les résultats de notre enquête suggèrent que les juges qui estiment que le contentieux des APRF constitue du « vrai droit » ont tendance à faire des recherches, alors que ceux qui contestent ce statut s’en dispensent. À en croire B., le contentieux des APRF est un contentieux pauvre, qui ne pose pas de « vrais problèmes juridiques », donc qui ne nécessite pas de travail de recherche préparatoire : « Normalement, je devrais faire des recherches jurisprudentielles, mais je fais de la reconduite depuis onze ans donc, ça va, je sais » [18]. B. ne fait pas non plus de recherches concernant l’état de santé des requérants : « Non, moi j’estime que c’est à eux de me le prouver. » Quant à la situation politique dans les pays d’origine des requérants, les recherches seraient tout aussi inutiles puisque, selon lui, ce sont toujours les mêmes pays qui reviennent et, en cas de doute, il demande à l’un de ses collègues.
34C., qui considère que le droit des étrangers est du « vrai » droit, milite en faveur de l’attitude strictement inverse : « Je souhaite qu’il y ait des chambres spécialisées dans le droit des étrangers pour qu’on ne fasse pas n’importe quoi. Comme tous les droits, c’est devenu tellement compliqué qu’il faut se spécialiser [19]. » Avec D., C. est le seul magistrat interrogé qui a fait des études de droit (c’est-à-dire un cursus de droit à la faculté de droit). Tous deux écrivent sur le droit des étrangers par ailleurs. C’est sans doute en partie parce qu’ils ont un statut de juristes « pur jus » à préserver au sein de la profession qu’ils ont choisi de s’intéresser à ce domaine d’un point de vue doctrinal, conférant du même coup à leur objet d’étude (et de pratique) le statut de « vrai droit ». Le droit des étrangers est l’une des matières du droit public où il est le plus aisé pour un juriste de se spécialiser. Dans d’autres domaines, comme le droit fiscal, le droit des contrats administratifs ou des marchés publics, ou encore, le droit de l’urbanisme, des collectivités territoriales, etc., les magistrats qui ont des formations extra-juridiques (en économie, par exemple) ou qui ont travaillé dans des administrations centrales ou territoriales ont un avantage comparatif certain. Les jeunes magistrats, derniers arrivés au TA, prennent aussi au sérieux le caractère juridique du droit des étrangers. Lors de notre entretien, A., qui n’était magistrate au TA que depuis six mois, a observé que les dossiers d’APRF posent très souvent des questions juridiques nouvelles, mais c’est sans doute, a-t-elle précisé, parce qu’elle « débute » [20].
35Au moins deux motivations différentes sont à l’œuvre dans cette « défense » du contentieux des APRF : d’un côté, C. ou D. plaident en faveur de « leur » matière, donc de leur compétence professionnelle, de leur position de juriste détenteur d’un savoir spécifique, contre ceux qui accusent le droit des étrangers de n’être pas du « vrai droit » ; de l’autre côté, les nouveaux arrivés, qui ne sont pas encore familiers avec ce type de contentieux, justifient leur méconnaissance en soulignant qu’il s’agit là d’un contentieux complexe qui exige des recherches rigoureuses sur certains points difficiles. À l’inverse, on peut supposer que la véhémence dont B. fait preuve dans sa description du contentieux des étrangers comme une matière pauvre et factuelle s’explique par sa volonté de justifier le choix professionnel qu’il a fait d’y consacrer le minimum de temps possible afin de concentrer son attention sur les dossiers qui l’intéressent vraiment. Mais la conception que les magistrats se font du contentieux des étrangers n’influence pas seulement l’importance des recherches préparatoires : celle-ci conditionne aussi ce que l’on pourrait appeler l’« écriture de la décision », c’est-à-dire le rôle que les magistrats accordent à l’écrit pour une procédure qui est en principe orale.
I.3. Les APRF dans l’organisation du travail du magistrat
36Lorsqu’ils préparent leurs audiences, les magistrats que nous avons interrogés ont signalé qu’ils ajoutaient à chaque dossier une pièce de leur cru, baptisée tantôt « projet de jugement » (A.), « maquette de jugement » (E.), « feuille récapitulative » ou de « synthèse » (F.). Ce document, qui est plus ou moins développé (une seule page A4 dactylographiée pour F., mais jusqu’à cinq pages pour B.), soulève une série d’interrogations. Le magistrat « pré-écrit-il » sa décision, c’est-à-dire prend-il sa décision avant l’audience ? Se contente-t-il, au contraire, de préparer le dossier sans s’autoriser à se faire une idée trop précise du résultat ? Rédiger à l’avance revient pour certains, comme B., à considérer que la procédure est écrite plus qu’orale. En principe, l’oralité des audiences d’APRF signifie que l’instruction n’est close qu’à la fin de l’audience et non pas avant. À l’audience, les requérants peuvent toujours soulever de nouveaux moyens ou apporter de nouvelles pièces. Cette faculté constitue une dérogation par rapport à la procédure administrative de droit commun qui est régie par le principe selon lequel, à l’audience, les représentants des parties ne peuvent soulever d’autres moyens que ceux invoqués dans leur mémoire. Ils n’ont pas la possibilité de « remplacer complètement l’instruction écrite par une défense orale » [21] et le juge administratif ne peut faire état que des pièces figurant au dossier [22]. Bien au contraire, dans le cas des audiences d’APRF, l’instruction se poursuit tout au long de l’audience et le magistrat doit donc théoriquement attendre la fin de l’audience pour se décider. La pratique montre cependant que ce n’est pas toujours le cas. Cette question était particulièrement sensible durant la période où les entretiens ont été réalisés en raison d’un scandale survenu au TA de Paris l’année précédente. Le 8 février 2005, un avocat préparant une audience de reconduite à la frontière au tribunal administratif de Paris a eu la surprise de trouver, en consultant le dossier, un projet de jugement rejetant le recours de son client, alors que l’audience allait avoir lieu. Il a demandé copie de ce document et a mis en cause l’impartialité du tribunal, affirmant que les jugements étaient écrits d’avance. Ainsi, le magistrat E., auquel nous demandions de préciser le contenu de ses « maquettes de jugement », a assuré qu’elles contenaient « purement les conclusions et les visas », rien d’autre, et d’ajouter : « Je ne fais pas comme mes collègues du TA de Paris qui écrivent “la requête est rejetée” dès le début » [23].
37B., qui ne veut pas « perdre de temps » à faire du « faux » droit, assume pleinement sa conception écrite de la procédure. Il rédige intégralement ses décisions à l’avance. Son « projet de jugement » fait entre trois et cinq pages : « J’arrive [à l’audience] avec quelque chose de construit. Quand j’arrive, je connais. » Une dizaine de typologies de moyens reviennent en permanence, ce qui, selon lui, justifie qu’il ait adopté la technique du « copier-coller » dans l’écriture de ses décisions. B. s’est ainsi constitué au fil des années une « banque de considérants ». Il dispose donc, pour chaque moyen, d’un modèle de rejet et d’un modèle d’annulation. Les arrêts dits « de rejet » rejettent le recours formé contre l’arrêté de reconduite. Ils sont défavorables aux requérants étrangers et favorables à la préfecture. À l’inverse, les arrêts dits « d’annulation » annulent l’arrêté de reconduite de la préfecture et sont donc favorables aux requérants. Lorsqu’il prépare ses audiences, B. a pris pour habitude de rédiger systématiquement des arrêts de rejet comportant déjà tous les « visas » (les règles de droit applicables), les motifs et le dispositif (la décision). Lorsque le juge rejette un recours, il doit en effet répondre à toutes les critiques (les « moyens ») soulevées par le requérant dans sa requête. En revanche, lorsqu’il annule un arrêté, le magistrat peut se contenter de développer l’argument qu’il a retenu pour fonder l’annulation : il n’a pas à revenir sur les tous les moyens développés dans la requête. B. défend ainsi sa méthode par des considérations d’organisation du travail : « C’est toujours plus simple pour moi de faire un projet de rejet car vous répondez à tous les moyens et ça demande moins de travail après. » B. préfère rédiger à l’avance des arrêts de rejet car s’il venait à changer d’avis au cours de l’audience et décidait d’annuler un arrêté, il serait toujours temps d’effacer les arguments devenus superflus pour ne conserver que le moyen d’annulation retenu. La conduite de B. est donc dictée non par des considérations juridiques, mais par des normes de travail spécifiques à la gestion des APRF. Il s’agit d’organiser son travail dans un flux de dossiers : « La reconduite à la frontière est une procédure administrative de droit commun, donc la procédure est essentiellement écrite ; l’oral, ce n’est pas la phase essentielle ; la phase essentielle, c’est l’écrit. » Faire primer l’écrit sur l’oral, c’est avant tout « gagner du temps ». F., qui dit, lui, avoir « tout son temps », obéit à des normes de travail diamétralement opposées. Il s’interdit de rédiger un projet de jugement, mais élabore une « fiche de base » destinée à faciliter l’audience. Il s’est créé à son propre usage un formulaire comportant des catégories qu’il remplit ensuite pour chaque dossier : nom du requérant, date de l’APRF, date d’enregistrement de la requête, présence ou non d’un mémoire en défense, nationalité du requérant, date de naissance, vie privée et familiale (i.e. si le requérant a de la famille, et si c’est le cas, dans quel pays), demandes, recevabilité de la requête, base légale de l’arrêté, dates des éventuelles décisions de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et de la Commission des recours des réfugiés (CRR) visant le requérant, date d’entrée en France, moyens soulevés.
38Ces normes de travail divergentes témoignent d’une tension dans la définition professionnelle du rôle du juge administratif. Le magistrat est-il avant tout, comme le suggère B., un agent au service de l’institution, dont la mission consiste à gérer des flux de dossiers pour éviter l’engorgement ou, au service des administrés, doit-il prioritairement se soucier de la qualité du traitement de chaque dossier pris individuellement ? Les APRF suscitent chez les magistrats deux positions divergentes pourtant motivées par le même objectif de re-professionnalisation et re-valorisation de leur profession. Une première attitude consiste à prendre au sérieux les audiences d’APRF, notamment leur caractère oral, en les réintégrant dans le domaine de compétence propre à la magistrature. La valeur professionnelle du juge est ici « sauvée » dans la mesure où le contentieux des APRF est conçu comme du « vrai droit » qui soulève des problèmes juridiques complexes. La seconde démarche consiste à traiter les audiences d’APRF comme une procédure écrite, de caractère plus administratif que juridictionnel, et à considérer qu’elles ne relèvent pas de la sphère de compétences propre au juge administratif. Ici la valeur professionnelle est préservée dans la mesure où le magistrat parvient à se débarrasser promptement de ce « sale boulot » pour se consacrer à des tâches moins « terre à terre ». Les audiences d’APRF sont donc l’occasion de voir se développer des normes de travail divergentes parce que ces audiences constituent en même temps des outils de mesure des performances des magistrats.
II. Les audiences d’APRF, un outil de contrôle de qualité ?
39Une caractéristique des professions établies comme celle de magistrat est d’assurer la qualité de leurs prestations en contrôlant les compétences et les pratiques de leurs membres au moyen de diverses grilles d’évaluation, ressortant à la formation (titres universitaires, concours) ou à des règles de conduite (code déontologique, statut et activité réglementés, contrôle par les syndicats et associations professionnels, sanctions disciplinaires). Il s’agit de contrôler tant les « produits », c’est-à-dire les jugements, que les « processus » constitutifs de l’activité judiciaire. Or, comment mesurer objectivement la qualité des décisions juridictionnelles ? Notre hypothèse est que, dans le TA étudié, les audiences d’APRF, parce qu’elles sont censées permettre une telle appréciation objective, se sont transformées en « indicateurs de performance » de la qualité du travail des magistrats [24].
II.1. Les APRF comme indicateurs de performance
40Les magistrats administratifs, comme tous les autres fonctionnaires, font l’objet d’une notation et d’une appréciation périodique de leurs services [25]. L’évaluation comporte un entretien avec le supérieur hiérarchique, le président du TA, et donne lieu à un compte rendu [26]. Lors de cet entretien d’évaluation annuel, un chiffre symbolique du travail des magistrats est révélé : leur « taux d’annulation ». Cette approche comptable de l’évaluation professionnelle reflète un phénomène qui dépasse largement la seule justice administrative. Au cours des dix dernières années, l’ensemble des services publics a connu un tournant budgétaire consistant à passer d’« une logique de moyens » à « une culture du résultat ». La loi organique relative aux lois de finances de 2001 [27] a institué de nouvelles règles d’élaboration et d’exécution du budget de l’État en introduisant « une démarche de performance » pour améliorer l’efficacité des politiques publiques. De nouveaux outils ont été créés sous la forme d’« indicateurs de performance » qui sont censés mesurer objectivement l’action publique. L’accent est donc mis sur le mesurable, sur ce qui s’exprime de façon quantitative. Or, le travail des magistrats administratifs est-il susceptible d’un tel examen ? L’essentiel de leur activité quotidienne, à savoir la lecture des dossiers, les recherches juridiques ou factuelles, les réunions – formelles et informelles – entre collègues, la préparation des audiences, le travail de rédaction des décisions, etc., semble difficilement quantifiable. En revanche, ce que l’on peut chiffrer, c’est par exemple les délais de jugement, le nombre d’affaires traitées par magistrat ou encore le taux d’annulation de leurs décisions par les cours administratives d’appel.
41Dans le TA étudié, le taux d’annulation des décisions en matière de reconduite à la frontière constitue paradoxalement un outil privilégié d’évaluation des magistrats. Comment expliquer ce choix lorsque l’on sait que les APRF sont souvent perçus comme une matière particulièrement ingrate qui dévalorise le travail du magistrat ? Pourquoi choisir comme indicateur de performance un domaine que les magistrats refusent généralement de considérer comme représentatif de leur profession, au point que certains d’entre eux prônent sa relégation à des personnels inférieurs ? Notre hypothèse est que c’est précisément parce que le contentieux de la reconduite est un contentieux de masse, routinisé et à juge unique qu’il a été choisi comme outil d’évaluation. On ne mesure que du mesurable, or les APRF se prêtent tout particulièrement au calibrage. C’est un contentieux de masse : chaque magistrat traite une grande quantité de dossiers d’APRF, ce qui permet une approche statistique. Le caractère relativement répétitif des dossiers facilite les comparaisons entre collègues là où d’autres domaines juridiques peuvent donner lieu à des dossiers si différents qu’ils en deviennent incommensurables. Il est, par exemple, difficile de mettre en parallèle les « grosses affaires » en matière de contentieux de la fonction publique, d’urbanisme ou de droit fiscal. Ces dossiers, qui supposent parfois des années de travail et une spécialisation des magistrats, ne sont pas propices aux comparaisons interpersonnelles. Enfin, les audiences d’APRF sont une procédure à juge unique, ce qui permet de distinguer clairement le travail d’un magistrat de celui d’un collègue. Par contraste, la décision rendue en formation collégiale repose sur une mutualisation du savoir-faire : elle se prête donc plus difficilement à une évaluation quantifiée des compétences individuelles.
42Le président G., en arrivant à la tête du TA, a décidé de systématiquement calculer le taux d’annulation des APRF pour chaque magistrat et de prendre en compte ce taux, confronté au taux souhaité, dans leur évaluation annuelle et l’attribution des primes. Ce taux d’annulation représente le pourcentage des arrêtés de reconduite à la frontière qui sont annulés par les magistrats du TA. En 2005, le taux d’annulation des APRF au tribunal administratif de Paris était de l’ordre de 15 %, le taux national étant proche de 16 % [28]. Le taux du TA étudié est supérieur à la moyenne nationale, puisqu’il tournait autour de 20 %, mais il aurait déjà sensiblement diminué depuis l’arrivée du nouveau président. D’après G., son prédécesseur ne calculait pas les taux d’annulation des magistrats. Il avait l’habitude de fermer les yeux sur des taux d’annulation excessifs : deux magistrats en particulier auraient annulé les arrêtés préfectoraux dans environ 60 % des cas. Ces pratiques, qui valaient à certains magistrats une réputation de « libéraux », risquaient, selon G., de déteindre sur l’autorité de la juridiction dans son entier, c’est pourquoi :
43J’ai reçu les magistrats à mon arrivée et je leur ai donné leur taux d’annulation et le taux moyen et je leur ai dit : « Vous prenez vos responsabilités, vérifiez que vous êtes dans les clous par rapport à la jurisprudence du Conseil d’État. » C’est une procédure qui a été mal perçue, mais si on veut être crédible devant les autorités, la préfecture… Il en va de la crédibilité de l’ensemble de la juridiction [29].
44Cette reprise en main témoigne de ce qu’en matière de reconduite, la question du taux d’annulation recouvre plusieurs enjeux. Au taux d’annulation des arrêtés préfectoraux par les magistrats du TA répond le taux d’annulation des décisions des magistrats du TA par la juridiction supérieure. Autrement dit, G. affirme qu’« il en va de la crédibilité de l’ensemble de la juridiction » parce que si les magistrats du TA annulent trop facilement les arrêtés préfectoraux, leurs décisions seront à leur tour censurées en appel, contribuant ainsi à l’engorgement des cours d’appel et à la déconsidération du travail des magistrats de première instance. Utiliser le taux d’annulation comme indicateur de performance est donc considéré comme un moyen d’enrayer l’encombrement des juridictions administratives en décourageant les magistrats d’annuler un « trop » grand nombre d’arrêtés en première instance, ce qui aboutirait par ricochet à diminuer le nombre de recours potentiels en appel. Le « flux » de dossiers se trouverait partiellement maîtrisé.
45L’adoption du taux d’annulation comme outil de contrôle de qualité pose cependant une série de problèmes. La quasi-totalité des décisions annulées par la cour d’appel en matière de reconduite sont des décisions favorables aux requérants et contre lesquelles la préfecture a décidé de faire appel. Les requérants peuvent bien sûr faire appel en cas de décision défavorable et ils obtiennent parfois gain de cause, mais en pratique, c’est rarement le cas. La procédure est longue, coûteuse et incertaine. Plus fondamentalement, l’appel n’est pas suspensif, ce qui signifie que si l’administration exécute l’arrêté, l’étranger est reconduit immédiatement dans son pays. Si la mesure d’éloignement n’a pas été exécutée, l’étranger resté en France se trouve en situation illégale pendant la durée de l’appel. Dans les deux hypothèses (reconduite ou situation illégale), l’intéressé n’est certainement pas dans une position idéale pour interjeter appel dans de bonnes conditions. Du point de vue des magistrats, cela signifie en substance que lorsqu’ils rendent une décision défavorable au requérant, leur arrêt ne court pas de grands risques d’être annulé : la préfecture ne fera pas appel et l’étranger n’aura pas toujours les moyens de le faire dans de bonnes conditions. À l’inverse, lorsque la décision est favorable à l’étranger, le magistrat doit particulièrement soigner son argumentation afin de la préserver de la censure en cas d’appel de la préfecture. Dans la mesure où ce sont surtout les décisions favorables qui risquent d’être annulées en appel, le magistrat a un intérêt professionnel à ne rendre une décision favorable que si l’affaire est à l’abri de toute controverse. Autrement dit, utiliser le taux d’annulation comme un outil de contrôle de qualité aboutit en réalité à limiter les décisions favorables et à encourager les décisions défavorables. Le choix d’outils de « contrôle de qualité » comme le taux d’annulation en matière de reconduite peut avoir des effets pervers. Comme la plupart des indicateurs de performance, le taux d’annulation est susceptible d’induire des comportements améliorant l’indicateur mais dégradant le résultat, au détriment des requérants. L’évaluation portant sur le taux d’annulation par la juridiction supérieure comporte en effet le risque, dans les juridictions inférieures, d’incitation au conformisme chez des magistrats désireux d’éviter l’annulation de leurs décisions.
II.2. La réticence à annuler
46L’évaluation des magistrats se fonde donc aussi, indirectement, sur le contrôle opéré par les juridictions supérieures. Or, le taux de réformation en appel ou le taux de cassation sont-ils des indicateurs fiables de la qualité juridique des décisions ? Classiquement, les voies de recours sont, à l’intérieur du système juridique, des mécanismes de contrôle de la qualité des jugements. Le tribunal administratif étant une juridiction de premier ressort, ses décisions sont susceptibles de faire l’objet d’un recours auprès de la cour administrative d’appel compétente et, le cas échéant, d’un recours en cassation auprès du Conseil d’État. La possibilité que leur décision soit frappée d’appel et annulée par la cour d’appel semble constituer pour chacun des magistrats interrogés, quel que soit leur âge, leur ancienneté ou leur qualification, une sanction très difficile à supporter, remettant en cause une forme d’honneur professionnel. En principe, les juridictions d’appel et de cassation sont placées dans un rapport de hiérarchie relativement aux tribunaux de première instance, mais non dans un rapport disciplinaire. Or, en pratique, les entretiens ont suggéré que la perspective d’un appel constitue un élément fondamental qui s’apparente fonctionnellement à la crainte d’une sanction disciplinaire pour les conseillers de TA lorsqu’ils ont à prendre et à mettre en forme une décision. E., pourtant conscient de son prestige d’ancien élève de grande école, reconnu parmi ses collègues pour ses compétences, admet cependant :
47Je suis systématiquement mes appels. J’ai peu d’appels pour mes jugements d’annulation. Je me suis fait annuler deux fois. Une fois, c’était tangent, j’attendais de voir si la préfecture allait faire appel ou non. […] Je pense que c’est lié au fait que je surmotive [30].
48D. va encore plus loin. Selon lui, sa fonction actuelle de commissaire du gouvernement l’engage à rappeler périodiquement aux magistrats de sa formation, lors de la préparation de l’audience, que leur décision doit prendre en considération le risque d’un appel :
49Je leur dis : « Attention, là on va être cassés en appel. » On est fiers de faire partie d’un ordre de juridiction où le nombre d’appels est très faible, il en va de l’image du tribunal. Ca veut dire que nos décisions sont comprises, que nos motivations sont bonnes : il y a moins de 20 % d’appels. Et en appel on est très peu annulés, ce qui veut dire que les juges d’appel reconnaissent la qualité du travail qui est fait en amont. […] Les juges d’appel sont ceux à qui on rend des comptes par rapport à la qualité de nos décisions [31].
50Le courant Law and Economics a donné un nom à cette situation : la « réticence à annuler » (reversal aversion) [32]. Comme tout un chacun, les magistrats maximisent leur utilité lorsqu’ils prennent leurs décisions. Ils ne sont pas plus insensibles aux pressions extérieures que les autres professionnels. Le souci de leur carrière et de leur réputation professionnelle détermine en partie leur façon de juger. L’annulation d’une décision par la juridiction supérieure est d’autant plus vécue comme une remise en cause de la compétence professionnelle du magistrat qu’elle est communiquée à son supérieur hiérarchique direct, le président du TA. En effet, à chaque fois qu’une décision d’un TA fait l’objet d’un recours devant la cour administrative d’appel, l’appel est notifié au président du TA : il reçoit une copie de la décision attaquée ainsi qu’une copie du recours. Le président est par la suite tenu informé de l’issue du recours. C’est donc l’occasion, non seulement de se tenir au courant du taux d’annulation du magistrat concerné, mais aussi d’examiner de près son travail. G. profite des appels pour préparer la notation et l’attribution des primes : « Je me fonde sur la question des appels. […] Je dois signer, donc je vois la qualité de la rédaction, si c’est bien rédigé et si c’est juridiquement fondé. » En raison de la grande taille du TA, G. n’a pas le temps d’aller présider chaque chambre au cours de l’année pour évaluer personnellement les compétences des magistrats au cours des séances d’instruction, des audiences et des délibérés. Au lieu de cela, afin de préparer la notation annuelle, G. a organisé un système de « pré-entretiens d’évaluation » entre les magistrats et les présidents de chambre. Ces derniers sont des magistrats nommés en vertu de leur ancienneté et leur expérience, pour présider une « chambre », c’est-à-dire une subdivision interne du tribunal comprenant au moins deux magistrats. G. délègue donc une partie de la responsabilité de l’évaluation sur d’autres magistrats. La notation finale se fait ensuite par « consensus » entre les présidents de chambre et G.
II.3. Une réponse des magistrats : professionnalisation et auto-contrôle
51Les magistrats répondent à ce « contrôle de qualité » par une stratégie de professionnalisation des audiences d’APRF. Cette démarche passe notamment par une forme de partage des responsabilités. Si le contentieux des APRF est théoriquement le fait d’un juge unique, les entretiens ont révélé une tendance chez les magistrats à réintroduire une « collégialité de fait » afin de faire face à des normes de travail de plus en plus exigeantes. Cette collégialité de fait renvoie aux partages informels, directs et quotidiens entre magistrats, illustrés par exemple par le déjeuner hebdomadaire que B. consacre à discuter des dossiers d’APRF avec l’un de ses jeunes collègues. Les échanges sont favorisés par la contiguïté des bureaux et par le fait que certains magistrats partagent leur bureau avec un(e) collègue. Une salle commune sert de lieu de rencontre, que celle-ci soit planifiée ou fortuite, puisque l’on y transite nécessairement pour accéder aux bureaux. Les magistrats les plus expérimentés sont plus consultés que d’autres. Les magistrats F., E. et A., arrivés récemment au TA, ont insisté sur le fait que, durant leurs premiers mois d’audiences d’APRF, le recours aux aînés, et particulièrement à C., spécialiste du droit des étrangers, a été récurrent et fondamental pour apprendre le métier. C. est devenu une sorte de juge référent, porteur d’une culture juridique commune. Il est notamment à l’initiative d’une réunion organisée périodiquement pour discuter de la jurisprudence du Conseil d’État en matière de droit des étrangers, mais aussi pour harmoniser les décisions au sein du tribunal et fixer sa propre jurisprudence.
52Cette forme de collégialité est devenue une structure organisationnelle parallèle dans la gestion des APRF. Pour faire face à la pression des taux d’annulation, les magistrats ont adopté une forme de mutualisation des compétences et des expériences au sein du tribunal. L’expression même de « collégialité de fait » est revenue à plusieurs reprises dans les entretiens (en particulier chez C., B. et A.), signe qu’elle est devenue courante dans ce TA, si ce n’est dans la profession en général. La collégialité est une technique de professionnalisation du jugement des APRF dans la mesure où elle instaure une culture de la consultation au sein du tribunal, qui a pour conséquence de réhabiliter ce domaine du droit. Si l’on discute des APRF entre collègues, c’est qu’il y a matière à discuter, c’est donc que les APRF ne sont pas sans intérêt juridique. Mais la collégialité peut aussi s’interpréter comme une stratégie défensive des magistrats qui, sachant que leur « performance » en matière d’APRF est déterminante pour leur évaluation professionnelle, adoptent un fonctionnement d’auto-contrôle au sein du tribunal. Les magistrats assurent eux-mêmes, en amont, la gestion et le partage des compétences propres à assurer un contrôle sur la qualité des jugements. Il s’agit de vérifier que leur décision est « dans les clous », pour reprendre l’expression de G., par rapport à la jurisprudence interne au TA, mais aussi par rapport à la jurisprudence administrative en général. La collégialité de fait permet de veiller, au jour le jour, à ce que le taux d’annulation de chacun est comparable à celui des collègues. L’intersubjectivité sert ici à s’assurer que la décision passera bien le contrôle de qualité. La décision, lorsqu’elle est collective, ou du moins lorsqu’elle n’est pas le fait d’un seul, est plus facile à assumer par le magistrat, tout particulièrement lorsqu’elle s’inscrit dans un univers professionnel surdéterminé par des techniques de contrôle de qualité. Demander des informations à un collègue, ce n’est pas seulement chercher un contenu juridique : cela peut aussi consister à partager une décision délicate dans un contexte de travail à flux tendu. Il s’agit autant d’affiner la compréhension juridique du dossier que de « partager » la décision lorsqu’elle apparaît difficile et politiquement connotée, parce que juridiquement indéterminée.
Conclusion
53Les audiences d’APRF sont révélatrices de l’importance des normes de travail dans la pratique judiciaire, trop souvent idéalisée comme une activité qui ne relèverait pas du « monde du travail » ordinaire. La décision judiciaire ne saurait se réduire à l’opération intellectuelle consistant à appliquer de façon désintéressée des règles de droit à un cas concret : c’est aussi un « travail » comme les autres. À l’image des autres professionnels, les magistrats sont en partie motivés, lorsqu’ils ont à juger, par des considérations tenant à l’avancement de leur carrière, par exemple la notation, la prime ou la réputation auprès de leurs collègues. Ce souci rejaillit d’une façon ou d’une autre sur le travail juridictionnel et donc sur le traitement des dossiers. Un domaine juridique comme le contentieux de la reconduite donne ainsi lieu à des conflits dont l’enjeu véritable est la préservation du champ d’activité traditionnellement réservé à la magistrature plutôt que la modification d’une procédure qui serait dictée par des considérations « purement juridiques ». Il apparaît donc hasardeux de se fonder, ne serait-ce que partiellement, pour l’évaluation des magistrats, sur le taux d’annulation dans un contentieux si sensible. Utiliser les APRF comme indicateur de performance, c’est inévitablement modifier l’équilibre des considérations juridiques et extra-juridiques qui pèsent sur les magistrats lorsqu’ils ont à décider d’annuler ou non un arrêté de reconduite. L’extension au contentieux du séjour de la procédure orale à juge unique qui était jusque-là réservée au contentieux de l’éloignement – résultat de la loi de 2006 – aboutit à surdéterminer le contentieux des étrangers. La réforme, dont le but affiché était de réduire la pression pesant sur les tribunaux administratifs et de permettre aux magistrats de consacrer plus de temps aux autres dossiers, se révèle contre-productive. Le volume des recours contre les refus de séjour assortis d’« obligation à quitter le territoire français » (OQTF), nouvelle procédure entrée en vigueur le 1er janvier 2007, est déjà considérable. On peut donc se demander comment ce contentieux, l’un des plus controversés politiquement et des plus médiatisés, pourrait faire l’objet d’une pratique professionnelle neutre et impartiale, et par suite, constituer un indicateur de quelque performance que ce soit.
54 L’auteur
55Mathilde Cohen est Associate-in-Law, Columbia University. Ses principaux travaux ont pour objet le raisonnement juridique et la justification juridique des décisions, tant d'un point de vue philosophique que sociologique.
56Elle a récemment publié :
57« L’unité de la justification à l’épreuve de la justification juridique », in Thierry Martin (dir.), L’unité des sciences, Paris : Vuibert, 2009.
Bibliographie
- A. : conseillère, la trentaine. Elle a enseigné dans le secondaire avant de passer le concours interne de l’ENA et d’être affectée au TA, son premier poste à la sortie de l’ENA.
- B. : premier conseiller, la cinquantaine. Il a passé une vingtaine d’années dans les services administratifs du Conseil d’État, avant d’être promu magistrat au TA. Il enseigne par ailleurs le droit public.
- C. : premier conseiller, la cinquantaine. Il a fait des études de droit. Après avoir passé un certain nombre d’années dans les services administratifs du Conseil d’État, il a intégré le corps des conseillers TA.
- D. : premier conseiller, la trentaine. Après des études juridiques, il intègre l’administration territoriale, puis centrale. Au bout de quelques années, il passe le concours complémentaire pour intégrer le corps des conseillers de TA. Il enseigne en parallèle le droit public.
- E. : conseiller, la trentaine. Il est passé par les grandes écoles avant d’intégrer l’ENA par la voie du concours externe. À sa sortie, il choisit le corps des conseillers de TA.
- F. : conseiller, la quarantaine. Il a passé une dizaine d’années dans l’administration territoriale puis centrale (après avoir passé le concours interne de l’ENA). Il est actuellement magistrat au TA au titre de sa « mobilité statutaire » obligatoire de deux ans.
- G. : président du TA, la cinquantaine. Après des études d’économie, il a passé quelques années dans l’administration centrale avant de se présenter au concours interne de l’ENA. À sa sortie de l’école, il a choisi le corps des conseillers de TA.
Notes
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[1]
.Cet article est le fruit d’un travail réalisé conjointement avec Sarah Mazouz, que je tiens à remercier ici : il a bénéficié du travail d’observation et de réflexion que nous avons mené ensemble durant les mois qui ont suivi et n’aurait pas vu le jour sans son aide précieuse. Le travail de terrain a été réalisé avec l’aide de Vincent Braconnay dans le cadre de l’enquête collective « Les usages sociaux de la justice administrative » financée par le groupement d’intérêt public « Droit et Justice » et dirigée par Jean-Louis Halpérin, Emmanuelle Saada, Alexis Spire et Katia Weidenfeld. L’enquête visait à aborder le problème de l’explosion du contentieux administratif du point de vue d’un droit « en action », en examinant les pratiques des différents acteurs impliqués, en particulier leurs interactions et leur organisation. Nous nous sommes penchés sur le point de vue des magistrats et sur le contentieux très spécifique des APRF, tandis que d’autres groupes de chercheurs et d’étudiants se sont concentrés sur d’autres acteurs (notamment les avocats, les requérants et les divers agents de l’administration) et sur d’autres domaines du droit administratif (en particulier, le contentieux des aides au logement et le contentieux fiscal).
-
[2]
.Bilan d’activité du rapport public 2007 du Conseil d’État, p. 3. Consultable en ligne à :http:// wwwww. conseil-etat. fr/ ce/ rappor/ rapport2007/ bilan. pdf
-
[3]
.L’article L. 512-1 du CESEDA institue une procédure permettant à l’étranger qui le souhaite de contester par un même recours la légalité de la décision de refus de séjour et de l’obligation de quitter le territoire français.
-
[4]
.Article L. 512-1 du CESEDA.
-
[5]
.Les principaux textes de référence sont les articles L. 511-1 à L. 514-2 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (ci-après, CESEDA) et les articles R. 776-1 à R-776-20 du Code de justice administrative. Voir Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés (gisti), Le guide de l’entrée et du séjour des étrangers en France, Paris : La Découverte, 2008, chapitre 4, en particulier p. 153-174, pour une description plus détaillée de la procédure.
-
[6]
.Il s’agit de la loi dite « loi Sarkozy » nº 2006-911 du 24 juillet 2006 qui a modifié l’article L. 512-2 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). La nouvelle loi a substitué l’OQTF à la reconduite à la frontière dans les cas où cette mesure fait suite à un refus de séjour. La mise en œuvre de cette réforme est intervenue à commencer du 29 décembre 2006, date de publication de son décret d’application.
-
[7]
.Pour reprendre la notion de « dirty job » dans la sociologie du travail de Everett C. Hughes, que l’on trouve développée notamment dans Id., Le regard sociologique. Essais choisis, Paris : éditions de l’EHESS, 1996.
-
[8]
.En particulier, Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de grandeur, Paris : Gallimard, 1991.
-
[9]
.Cette opposition était déjà remarquée par Christian Colera, « Tribunaux administratifs et cours administratives d’appel : évolution sociologique et effets sur la jurisprudence », Droit et Société, 49, 2001, p. 17 : « Si certains juges sont enclins à investir de l’affect dans les débats sur les étrangers, la tendance dominante (notamment chez les présidents et les commissaires), dans les délibérés, est de ne pas accorder de grande importance aux enjeux soulevés, précisément parce que la part subjective et donc les déterminants sociologiques "directs" apparaissent trop visiblement dans l’argumentation de chacun. Aussi ce type de question se voit-elle dévalorisée comme n’étant "pas assez juridique", ou étant "trop limitée au cas d’espèce".» (Nous soulignons.)
-
[10]
.Entretien avec le magistrat G., réalisé par Vincent Braconnay et Mathilde Cohen, tribunal administratif, le 29 juin 2006.
-
[11]
.Id.
-
[12]
.Entretien avec le magistrat B., réalisé par Vincent Braconnay et Mathilde Cohen, tribunal administratif, le 5 juin 2006.
-
[13]
.Le thème de la clôture professionnelle est développé par Andrew Abbott, The System of Professions, Chicago : University of Chicago Press, 1988.
-
[14]
.Pierre Delvolvé, « Paradoxes du (ou paradoxes sur le) principe de séparation des autorités administratives et judiciaires », dans Mélanges René Chapus : droit administratif, Paris : Montchrestien, 1992, p. 135-145.
-
[15]
.La question des magistrats honoraires avait fait l’objet d’un vif débat lors du vote de la loi nº 2006-911 du 24 juillet 2006 qui a modifié l’article L. 512-2 du CESEDA. Le nouvel article prévoit que le président du TA pourra désigner des magistrats honoraires pour statuer sur le contentieux des arrêtés de reconduite à la frontière, choisis parmi les magistrats inscrits sur une liste arrêtée par le vice-président du Conseil d’État. Les magistrats honoraires sont des magistrats à la retraite qui peuvent se porter volontaires pour reprendre des fonctions juridictionnelles. Les promoteurs de la loi y ont vu un moyen de pallier l’engorgement des TA dû au contentieux des APRF. Les débats parlementaires à ce sujet ont été houleux, comme en témoigne l’intervention de la sénatrice Mme Boumediene Thiery qui en a conclu que cela revenait à confier ce contentieux à des « sous-magistrats » (Compte rendu analytique officiel de la séance du 16 juin 2006). Cette analyse est partagée par une partie de la doctrine, notamment par Serge Slama : « Cette mesure laisse dubitatif. On sait que le contentieux des étrangers est déjà une matière dévalorisée au sein des TA qui compte moins que les dossiers “classiques” dans les normes de productivité. Le fait de confier une partie du contentieux des éloignements à des magistrats honoraires, quelle que soit leur expérience et compétence, n’améliora sûrement pas cette situation. Cela risque aussi de renforcer l’évolution du juge unique vers celle d’un “juge de paix administratif” » (Serge Slama, « Le contentieux des refus de séjour assortis d’une OQTF : une mécanique implacable applicable dès le 1er janvier 2007 », Le blog Droitadministratif, décembre 2006.).
-
[16]
.Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 5.
-
[17]
.Audience des 6 avril 2006 et 7 juillet 2006.
-
[18]
.Entretien avec le magistrat B., réalisé par Vincent Braconnay et Mathilde Cohen, tribunal administratif, le 5 juin 2006.
-
[19]
.Entretien avec le magistrat C., réalisé conjointement par Vincent Braconnay, Mathilde Cohen, Axel Gabay, Emmanuelle Saada, Julie Thuilleaux et Sarah Mazouz, tribunal administratif, le 6 avril 2006.
-
[20]
.Quant à F., lorsqu’un problème de droit se pose, comme cela lui est récemment arrivé à propos de la question des mineurs isolés, il consulte la jurisprudence soit par l’intermédiaire des publications du Centre de documentation du Conseil d’État, soit dans le Dictionnaire permanent, soit sur la base de données informatique du Conseil d’État en tapant des mots-clés. Comme les autres magistrats interrogés, F. consulte peu d’articles : à sa connaissance, il y a peu de doctrine sur la question. Passés les six premiers mois, F. estime que l’on maîtrise suffisamment le contentieux des étrangers pour pouvoir se passer de se référer à de la documentation.
-
[21]
.Concl. Mosset sur 18 janv. 1957, « Mantega », AJDA, 1957. II. 200.
-
[22]
.Sect., 20 janv. 1956, « Nègre », D., 1957, p. 319, concl. Guionin.
-
[23]
.Entretien avec le magistrat E., réalisé par Vincent Braconnay et Mathilde Cohen, tribunal administratif, le 2 juin 2006.
-
[24]
.Nous ne disposons pas de données permettant d’affirmer que ce phénomène s’étend à l’ensemble des tribunaux administratifs français. Tout au plus, certains des entretiens réalisés ont suggéré que ce type d’évaluation se retrouve dans les tribunaux les plus engorgés par le contentieux du droit des étrangers.
-
[25]
.La notation des fonctionnaires de l’État est régie par l’article 17 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983.
-
[26]
.Décret n° 2002-682 du 29 avril 2002, Article 2.
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[27]
.Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) du 1er août 2001.
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[28]
.Sénat, Rapport de commission d’enquête n° 300 (2005-2006) de MM. Georges Othily et François-Noël Buffet,« Immigration clandestine : une réalité inacceptable, une réponse ferme, juste et humaine », que l’on peut consulter à : hhhhttp:// senat. fr/ rap/ r05-300-1/ r05-300-1. html
-
[29]
.Entretien avec le magistrat G., président de la juridiction, tribunal administratif, le 29 juin 2006.
-
[30]
.Entretien avec le magistrat E., tribunal administratif, le 2 juin 2006.
-
[31]
.Entretien avec le magistrat D., réalisé par Vincent Braconnay et Mathilde Cohen, tribunal administratif, le 20 juin 2006. (Nous soulignons.)
-
[32]
.Voir notamment : Rafael Gely et Pablo T. Spiller « A Rational Choice Theory of Supreme Court Statutory Decisions with Applications to the State Farm and Grove City Cases », Journal of Law, Economics and Organizations, 6 (2), 1990, p. 263-300 (p. 265-268) ; Richard A. Posner « What Do Judges and Justices Maximize ? (The Same Thing Everybody Else Does) », Supreme Court Economic Review, 3, 1993, p. 1-41 ; Thomas J. Miceli et Metin M. Cosgel, « Reputation and Judicial Decision-Making », Journal of Economic Behavior and Organization, 23, 1994, p. 31-51; Andrew F. Daughety et Jennifer F. Reinganum « Stampede to Judgment : Persuasive Influence and Herding Behavior by Courts », American Law and Economics Review, 1, 1999, p. 158-189.