Couverture de DRS_071

Article de revue

Lu pour vous

Pages 215 à 252

Notes

  • [1]
    Notamment Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2001.
  • [2]
    Patrice Duran incite d’ailleurs à repenser en termes nouveaux la légitimité de l’homme politique, traditionnellement définie comme « [l’] acquisition ou [le] maintien de [l’] autorité ». Sa légitimité tient désormais tant d’une aptitude formelle à prendre des décisions qu’au contenu de ses décisions, c’est-à-dire aux conséquences de ses actions (Patrice Duran, Penser l’action publique, Paris, LGDJ, coll. « Droit et Société », p. 86 et suiv.).
  • [3]
    Cette expression est utilisée par Daniel Gaxie (p. 300).
  • [4]
    Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2001.
  • [5]
    Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique, op. cit , p. 145.
  • [6]
    Stéphane Sirot, La grève en France : une histoire sociale (xixe - xxe siècle), Paris, Odile Jacob, coll. « Histoire », 2002.
  • [7]
    Voir à ce sujet l’excellent ouvrage écrit sous la direction de Jean-Michel Denis, Le conflit en grève ? Tendances et perspectives de la conflictualité contemporaine, Paris, La Dispute, coll. « États des lieux », 2005.
  • [8]
    Pour un panorama sur ce qui se fait à l’étranger, cf. : Marie Goré, « La responsabilité civile, pénale et disciplinaire », Electronic Journal of Comparative Law, vol. 11.3, décembre 2007 <http:// wwwww. ejcl. org/ 113/ article113-13. html>(19 p.) ; Guy Canivet et Julie Joly-Hurard, « La responsabilité des juges, ici et ailleurs », Revue internationale de droit comparé, 58 (4), 2006, p. 1049-1093 ; Simone Gaboriau et Hélène Pauliat (dir.), La responsabilité des magistrats, Limoges, Presses universitaires de Limoges, coll. « Entretiens d’Aguesseau », 2008 (consécutif à un colloque organisé en 2005) ; Jacques Van Compernolle, Benoît Dejemeppe, Bernard Dubuisson et édouard Jakhian (Collectif), La responsabilité professionnelle des magistrats : actes du colloque organisé le 15 février 2007 à l'Université catholique de Louvain, Bruxelles, Bruylant, coll. « Les Cahiers de l’Institut d’études sur la justice », 2008 (principalement consacré à la déontologie).
  • [9]
    Selon le Code de procédure pénale et la jurisprudence de la Cour de cassation.
  • [10]
    Malgré l’élargissement du mode de saisine aux chefs de cours et de juridiction en 2001.
  • [11]
    Dans ce cas, le Csm, saisi par le garde des Sceaux ou par les premiers présidents de cours d’appel, se réunit en conseil de discipline sous la direction du premier président de la Cour de cassation, après avoir procédé, le cas échéant, à une enquête. La procédure est fort semblable pour la formation compétente à l’égard des magistrats du parquet. Les sanctions encourues sont : la réprimande avec inscription dans le dossier, le déplacement d’office, le retrait de certaines fonctions, l’abaissement d’échelon, la rétrogradation, la mise à la retraite d’office ou l’admission à cesser ses fonctions lorsque le magistrat n’a pas droit à une pension de retraite, la révocation avec ou sans suspension des droits à pension, ou encore, depuis 2001, l’exclusion temporaire de fonctions pour une durée maximum d’un an avec privation partielle ou totale du traitement.
  • [12]
    Sur cet aspect, cf. Daniel Ludet, « Formation et responsabilité des magistrats : quelles réformes ? », Les Cahiers français, 334, 2006 (dossier sur « La justice : réformes et enjeux », sous la direction de Philippe Tronquoy).
  • [13]
    Cf. André Vallini et Philippe Houillon, Rapport fait au nom de la Commission d'enquête chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement, Paris, Assemblée nationale, coll. « Documents d’information, n° 3125 », 2006.
  • [14]
    Jean Carbonnier, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 5° éd., 1995, p. 20 et 22.
  • [15]
    Étienne Le Roy, « Le tripode juridique. Variations anthropologiques sur un thème de flexible droit », L’Année sociologique, 57 (2), 2007, p. 341-351.
  • [16]
    Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, Paris, Fayard, 1999.
  • [17]
    Étienne Le Roy, Les Africains et l’institution de la justice. Entre mimétismes et métissages, Paris, Dalloz, coll. « Regards sur la justice », 2004.
  • [18]
    Une notable exception, chez les historiens du droit : Jacques Poumarède et Jean-Pierre Royer (textes réunis et présentés par), Droit, histoire et sexualité [colloque organisé par l’Université des Sciences sociales de Toulouse, 1985], Lille, Publications de l’espace juridique, 1987.
  • [19]
    Camille Kuyu, « La bureaugamie, un nouveau modèle matrimonial africain ? », in Claude Bontems (dir.), Mariage-mariages, Paris, PUF, 2001, p. 295-301.
  • [20]
    Sans être pleinement satisfaisante, l’expression semble préférable à celle de droit informel employée par « les auteurs positivistes » évoqués par l’auteur dans l’introduction. À la différence de l’anglais informal qui connote le « non officiel », en français le préfixe « in » signifie un manque, une absence de ce à quoi il est associé. Donc, dans informel, une absence de forme. Un droit sans formes peut-il encore être considéré comme tel ? Même, peut-être surtout, dans les expériences non occidentales de la juridicité, il n’y a pas de régulations sans formalisme, qu’on trouve dans les rituels là où « le droit » n’est pas pensé comme autonome mais « enchâssé » dans d’autres rapports sociaux.
  • [21]
    Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France 1880-1914, Paris, éditions EHESS, 1999.
English version

Arminen Ilkka, Institutional Interaction : Studies of Talk at Work, Aldershot, Ashgate, coll. « Directions in Ethnomethodology and Conversation Analysis », 2005, xvi - 269 p.

Compte rendu par Baudouin Dupret (Institut des sciences sociales du politique ISP, CNRS/ENS Cachan).

1Le livre d’Ilkka Arminen s’inscrit dans la perspective du programme de l’analyse de conversation appliqué au contexte institutionnel. En ce sens, il poursuit le travail entrepris dans Talk at Work : Interaction in Institutional Settings, l’ouvrage édité par Paul Drew et John Heritage (Cambridge University Press, 1992). Il s’agit davantage d’une synthèse de différentes recherches qu’une entreprise originale. Après une présentation de l’analyse de conversation (ch. 1), une première synthèse de l’interaction de nature institutionnelle (ch. 2) et le compte rendu pratique d’une enquête (ch. 3), l’ouvrage passe en revue, dans une deuxième partie, l’interaction mettant en relation un professionnel et son client (ch. 4), la transmission de savoir et d’expertise (ch. 5), les aspects stratégiques de l’interaction institutionnelle (ch. 6), l’interaction qui vise à l’établissement d’un compromis (ch. 7) et l’interaction dans les pratiques assistées par ordinateur. Enfin, un dernier chapitre de conclusion porte sur quelques pistes ouvertes à l’analyse de conversation institutionnelle, particulièrement dans une perspective appliquée (ch. 8). L’ouvrage se présente donc comme une introduction à l’étude d’un domaine sociologique – les institutions – à l’aide d’un outillage spécifique – l’analyse de conversation.

2Il s’agit d’un outil utile pour ceux qui entreprennent d’étudier l’interaction institutionnelle. Ils y trouveront en effet une présentation claire de l’analyse de conversation et de ses éléments constitutifs. Une certaine tendance au formalisme et à la schématisation vient toutefois entacher ce travail. Ainsi, le traitement de la notion de contexte peut laisser perplexe, surtout quand l’auteur prétend théoriser la différence entre interaction ordinaire et interaction institutionnelle. Non pas que l’idée du contexte comme ce qui est pertinent et procéduralement conséquentiel pour les participants ne soit pas valide, mais simplement qu’il est impossible de s’engager sans crainte dans une démarche réductionniste limitant la spécificité de l’interaction institutionnelle à six éléments (organisation des tours de parole, organisation structurelle de l’interaction, organisation séquentielle, formatage des tours de parole, choix lexical, asymétries interactionnelles). Il y va de l’épaisseur phénoménologique de ce qui est étudié, du caractère non systématique et non nécessaire de ces éléments et, plus encore, des risques que font peser sur l’analyse des présupposés tels que la notion d’asymétrie : plutôt que d’y voir une pertinence vers laquelle les participants à une interaction s’orientent, cette dernière est posée en dimension inhérente à l’interaction institutionnelle, ce qui conduit à une position substantialiste et non analytique.

3La même remarque vaut pour les conclusions et les pistes sur lesquelles Arminen souhaite voir l’analyse de conversation institutionnelle s’engager. Entre autres, sa suggestion d’entreprendre la quantification et la comparaison des « découvertes » accumulées. L’idée d’une quantification des résultats de l’analyse de conversation semble avoir un certain succès dernièrement. Elle consacrerait pourtant une rupture avec l’épistémologie de base de cette démarche. Comment en effet compter et comparer les données sinon en entreprenant un processus d’appauvrissement phénoménologique et de soumission de l’empirie aux catégories de l’analyse ? Il s’agit là d’une inversion du sens même de la démarche initiée par H. Garfinkel et H. Sacks sous le nom d’ethnométhodologie. Ce faisant, l’analyse de conversation gagnerait sans doute la reconnaissance de la sociologie majoritaire. Dans le même mouvement, elle aurait perdu toutefois de vue l’objet même de la respécification praxéologique : l’étude des phénomènes d’ordre en tant qu’accomplissement des gens du monde ordinaire et non comme productions de l’analyse sociologique.

Bailleau Francis et Cartuyvels Yves (dir.), La justice pénale des mineurs en Europe. Entre modèle Welfare et inflexions néo-libérales, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2007, 330 p.

Compte rendu par Philip Milburn (Laboratoire Printemps, CNRS/Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines).

4L’ouvrage qu’éditent ces deux sociologues (français et belge) fait suite à un programme de comparaison internationale européenne sur la justice des mineurs encadré par le GERN-CNRS. Il s’agit de rendre compte des évolutions récentes que connaissent les systèmes de justice des mineurs dans différents pays, afin d’en dégager des tendances générales et d’éventuelles spécificités nationales. Les textes de chercheurs de treize pays sont ainsi réunis : Angleterre, Canada, Allemagne, Belgique, France, Italie, Norvège, Pologne, Tchéquie, Slovénie, Portugal, Espagne et Grèce. Cet échantillon permet de la sorte de balayer différents contextes historiques de développement de ce domaine d’action publique, y compris le système communiste et celui des anciennes dictatures du sud de l’Europe. Le Canada est pris comme un étalon extérieur pour mieux saisir les écarts existant entre les pays européens et la part de tendance mondiale.

5Les éditeurs qui ont piloté le programme initial l’ont guidé autour de l’hypothèse d’une évolution des systèmes nationaux de justice des mineurs dans une tendance globalisée orientée par une logique « néo-libérale ». Celle-ci se traduit dans une gouvernance de la « gestion des risques » au détriment d’un modèle du « Welfare State » dans lequel s’inscrit l’histoire de la justice des mineurs dans les pays occidentaux. Il s’ensuit, selon eux, un renforcement de l’invocation de la responsabilité individuelle (au détriment de celle de l’État) autour d’une logique sécuritaire qui tend à cibler certains publics et à offrir des réponses spécifiques entre pénalisation, traitement alternatif et protection.

6La lecture de l’état des lieux de la justice des mineurs offre une impression mitigée au regard de cette hypothèse centrale. Il apparaît avec certitude que l’ancrage historique de la justice des mineurs dans un système protectionnel est présent dans tous les pays concernés, quelle que soit leur histoire politique. Autre constat indéniable : des évolutions majeures se sont produites au cours des dernières années dans la plupart de ces pays. Il semble toutefois que, si ces changements suivent des pistes comparables – que les éditeurs analysent par un tableau fort éclairant en conclusion de l’ouvrage –, les spécificités nationales restent prédominantes. Ainsi, une forte prééminence des prises en charge sociales des mineurs délinquants continue de prévaloir dans des pays aussi différents que la Norvège et l’Italie. Dans certains autres, les transformations sont très avancées. C’est le cas en Angleterre, en Espagne ou en France et en Belgique. Ces évolutions se traduisent par une série de dispositifs de pénalisation qui complexifient considérablement le système. C’est particulièrement le cas en Angleterre, qui a connu une réfection complète des dispositions prévues pour les mineurs au pénal. Un éventail considérable de mesures possibles sont offertes, entre simple admonestation par la police jusqu’à l’incarcération en passant par des « contrats de bonne conduite » et des mesures restauratives et « communautaires ». Elles se traduisent par une moindre considération de la personnalité au profit du principe de responsabilité et d’exigences d’ordre public cadrées par des modèles gestionnaires de l’action publique. À cela vient s’ajouter un encadrement des mesures par un dispositif « multi-agences » regroupant des professionnels de divers organismes (services sociaux, de santé, police, etc.) dans un service de suivi des mineurs sous main de justice (les « Young offender teams »). De plus, un ciblage de certaines populations est perceptible dans les réponses judiciaires en Angleterre, mais apparaît avec davantage d’acuité en Italie où les mineurs d’origine étrangère font l’objet d’un traitement plus punitif que leurs homologues nationaux.

7De manière transversale, les évolutions générales sont résumées par le contributeur portugais autour des trois notions de risque, responsabilité et réseau. Une logique de gestion des risques que représentent les actes de délinquance et les nuisances diverses des jeunes s’insinue progressivement dans les politiques publiques des différents pays, sous la pression d’une préoccupation de sécurité et d’ordre public. Ceci se traduit par une moindre tolérance vis-à-vis des déviances des jeunes qui relevaient jusqu’alors naturellement d’un traitement socio-éducatif. Ceci est également vrai dans les pays où ont prévalu des régimes autoritaires, que ce soit derrière le rideau de fer ou dans les anciennes dictatures du sud de l’Europe.

8Le regard porté sur la jeunesse (par les pouvoirs publics et par la société) est transformé de la sorte, traduisant une exigence de plus forte responsabilité plutôt qu’une conception sociale des déviances. Le principe de responsabilisation des mineurs, que l’on retrouve partout en Europe et au Canada, quoique à des doses variables, ne se résume toutefois pas à une simple prééminence de la sanction au détriment de la protection. Si cela est vrai pour les plus âgés des mineurs, dont le régime pénal tend souvent à se rapprocher de celui des majeurs, ce qui est prévu pour les plus jeunes s’oriente davantage vers des mesures de formation à la responsabilité sociétale. Les mesures restauratives et communautaires inaugurées en Angleterre et reprises dans divers pays (notamment les pays de l’Est) illustrent bien la chose. Il s’agit de faire émerger cette responsabilité dans la relation avec la victime ou la « communauté » (c’est-à-dire l’environnement social du jeune : famille, voisinage, école, etc.). Deux figures qui deviennent des acteurs de la prise en charge du traitement des déviances des mineurs, quelque part entre la sanction et l’éducatif.

9Enfin, là où les dispositifs de prise en charge des mineurs de justice relevaient d’un service unique dans une logique du seul Welfare, les politiques émergentes en la matière privilégient une coopération de différents acteurs (parquet, juges, services sociaux, police, services divers, collectivités locales...) avec des modalités répondant aux spécificités nationales. Ce fonctionnement en réseau contribue à inscrire la justice des mineurs dans un espace territorial qui produit ses propres configurations.

10En définitive, si l’on assiste bien à des tendances générales et internationales (elles trouvent leur équivalent au Canada) qui répondent à des principes communs, la diffusion de ces modes ne répond pas clairement à une rationalité unique. Exigence de sécurité, inflexions managériales des politiques publiques, idéologie de la responsabilité, conception de la jeunesse sont autant de logiques qui se combinent et qui remodèlent les systèmes nationaux en fonction de références qui circulent dans l’espace européen, souvent relayées par les instances de l’Europe.

11Au reste, nombre de contributeurs soulignent que les principes du modèle protectionnel font preuve d’une résistance tout à fait notable dans leur pays. Il en ressort une combinatoire complexe entre logiques de Welfare, de responsabilisation et de justice restaurative et de renforcement de la sanction pénale. Au total, à bien lire les diverses contributions nationales, l’hypothèse qui anime la comparaison – celle d’une évolution marquée par des politiques dites « néo-libérales » – n’apparaît guère validée. S’il est certain que la logique protectionnelle qui prévalait nettement jusqu’alors est en net recul et que la dimension pénale a pris une place plus importante, elle se traduit par des processus complexes qui ne se résument pas à une substitution de la protection par la sanction pénale dans le traitement des illégalismes des mineurs.

Béroud Sophie, Denis Jean-Michel, Desage Guillaume, Giraud Baptiste et Pélisse Jérôme, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, coll. « Savoir/Agir », 2008, 159 p.

Compte rendu par étienne Pénissat (Centre Maurice Halbwachs, ENS/CNRS/EHESS, Paris).

12Délaissée un temps par la sociologie de l’action collective et par la sociologie du travail, la conflictualité sur le lieu de travail est à nouveau, depuis quelques années, au centre d’une série de travaux scientifiques. Ce réinvestissement empirique est d’autant plus à propos que les discours politiques et médiatiques sur le déclin des syndicats et des conflits ou, à l’inverse, sur la persistance d’une « gréviculture » française tendent à brouiller et saturer l’analyse d’un phénomène historiquement constitutif de nos sociétés : l’expression collective et individuelle de divergences d’intérêts dans l’entreprise. Les auteurs de cet ouvrage s’inscrivent dans ce foisonnement en apportant une série de résultats permettant d’établir une véritable cartographie des conflits du travail dans la France d’aujourd’hui. De manière efficace et synthétique (159 pages), ils décortiquent et proposent « un examen critique des idées reçues » concernant ces conflits. Les cinq chapitres de l’ouvrage se veulent donc chacun une réponse à une « image d’Épinal » de la conflictualité en entreprise. Peut-on parler d’une diminution et d’une tertiarisation des conflits ? Les salariés se seraient-ils mis en retrait de l’action collective ? L’opposition entre conflit et négociation est-elle justifiée ? Les syndicats ne seraient-ils plus en capacité de mobiliser les salariés ? Telles sont les principales questions auxquelles l’ouvrage tente d’apporter des réponses.

13Pour opérer cette revisite, les auteurs mobilisent des données quantitatives originales qui font la trame de la démonstration. Ces résultats statistiques sont illustrés par des coups de projecteurs sur des conflits localisés qu’ils ont étudiés de manière approfondie (entretiens, observations). Cette articulation est d’autant plus pertinente qu’elle s’appuie sur une enquête relativement récente du ministère du Travail – l’enquête reponse dont la première édition date de 1993 et qui a été reproduite en 1998 et 2005 – qui a pour principal intérêt de questionner les directions (DRH, chefs d’entreprises) mais aussi les représentants du personnel et les salariés des entreprises concernés. Ces différents acteurs sont ainsi interrogés sur les conflits, les négociations, les pratiques syndicales et les stratégies managériales (p. 14-17). L’usage de cette enquête quantitative donne à voir une image de la conflictualité différente de celle produite par les statistiques administratives, source historique de dénombrement des grèves en France.

14En effet, alors que cette source indique une chute des grèves et des Journées individuelles non travaillées (JINT) depuis le début des années 1980, l’enquête reponse qui mesure l’ensemble de la palette des conflits – grèves mais aussi pétitions, manifestations, occupations, débrayages, refus collectifs de faire des heures supplémentaires – indique au contraire une recrudescence de la conflictualité : 29,6 % des établissements du secteur concurrentiel auraient connu un conflit entre 2002 et 2004 contre 20,7 % entre 1996 et 1998. Loin de décliner, la mobilisation collective au sein des entreprises aurait plutôt fait l’objet de transformations : si les conflits avec arrêts de travail augmentent légèrement, notamment par le développement du recours aux débrayages, ce sont surtout les conflits sans arrêt de travail qui connaissent une explosion. De même, les formes de conflits individuels, recours aux prud’hommes par exemple, s’amplifient sur la période. Les luttes du monde du travail ont, semble-t-il, été revitalisées à la fois par les tensions salariales dans une période de modération du pouvoir d’achat ainsi que par les processus de réorganisation des entreprises lors du passage aux 35 heures (p. 61-62).

15Si la conflictualité reste forte dans les entreprises, les auteurs constatent aussi que ses facteurs déterminants ne connaissent pas de transformation massive. Loin d’assister à une tertiarisation des luttes, les données montrent une persistance de celles-ci dans les établissements industriels plus que dans les établissements de services ou commerciaux. De même, plus la taille de l’établissement est importante plus les chances d’expression collective de revendications ont la possibilité d’émerger. Ainsi, les petits établissements restent marqués par des formes de conflits plus individualisés s’appuyant plus souvent sur le recours au droit tandis que dans les grandes entreprises les représentants du personnel et syndicaux jouent un rôle de médiateur et organisent collectivement l’expression des divergences d’intérêts. Les conditions de possibilité de l’action collective sont en effet liées à la présence syndicale, elle-même fortement intriquée avec la taille de l’entreprise.

16Au-delà de ces constats empiriques qui battent en brèche certaines idées reçues, l’intérêt de l’argumentation est de toujours replacer le conflit dans des séquences dynamiques en faisant varier les échelles et les configurations analysées, ce que les auteurs appellent « saisir la grève de façon relationnelle ». L’ouvrage propose donc un cadre conceptuel pour aborder les conflits comme « des mobilisations collectives ». Les auteurs démontrent comment les formes de luttes sont contraintes par des traditions d’organisation du travail et des relations professionnelles différenciées selon les secteurs d’activité ou la taille des entreprises. Mais ils invitent aussi à saisir le conflit collectif à la fois dans ses continuités avec d’autres formes d’expressions de griefs ou de revendications ou encore dans un univers de pratiques aussi bien syndicales que managériales. Ils insistent, par exemple, sur l’importance de ne pas opposer conflit individuel et conflit collectif puisque les passages entre les deux s’opèrent régulièrement de l’un vers l’autre et vice-versa ou encore de ne pas dissocier des établissements qui négocieraient et d’autres marqués par un climat conflictuel puisque les statistiques montrent que ce sont dans les établissements où les conflits collectifs sont les plus intenses que l’on négocie aussi le plus. De même, à partir de données et d’exemples monographiques, les auteurs démontrent que la conflictualité en entreprise n’a pas, loin de là, été domestiquée par le développement des politiques managériales à travers les dispositifs participatifs par exemple. Là encore, les établissements ayant développé ce type de dispositifs, facilitant parfois la prise de parole collective, sont aussi ceux qui connaissent le plus de conflits.

17Si le panorama des conflits du travail dressé par les auteurs est stimulant et robuste, on peut regretter que la thèse principale de l’ouvrage, à savoir l’augmentation des conflits depuis la fin des années 1990, ne soit pas plus étayée. En effet, si quelques pistes sont ouvertes – tension sur les salaires, intensité des interventions législatives de l’État –, elles sont assez peu développées. D’autres pistes telles que les transformations des formes de management et/ou l’évolution des modèles productifs ne font pas l’objet d’une véritable investigation. Il est d’ailleurs dommage que les monographies ne soient mobilisées que pour illustrer les données, alors que les éléments contextuels qu’elles sont censées apporter auraient probablement pu leur donner plus d’épaisseur. Il n’en reste pas moins que l’articulation entre ces deux formes de production de données – statistiques et monographies – demeure un point fort de l’ouvrage tant elle permet de resituer les conflits collectifs du travail dans ses usages et dynamiques pluriels.

Chauvière Michel, Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, Paris, La Découverte, coll. « Alternatives sociales », 2007, 225 p.

Compte rendu par Brigitte Frotiée (Institut des sciences sociales du politique ISP, CNRS/ENS Cachan).

18Michel Chauvière, dans le prolongement de ses travaux engagés sur les politiques du social, propose ici un ouvrage incisif sur le devenir du social en actes, en droits et en institutions sous la pression des idées libérales qui progressent – aussi – par le social, voire le subvertissent.

19Que reste-t-il du social depuis le tournant néolibéral ? Si on a de meilleurs outils cognitifs pour comprendre la question sociale, est-elle mieux traitée pour autant ? Que deviennent les anciennes luttes sociales face aux mots d’ordre d’un politiquement correct pour un individualisme triomphant ? L’extension de la paupérisation se trouve-t-elle réduite avec les modèles gestionnaire et managérial de la « bien pensante libérale » ? Qui l’emporte ? De l’école à l’hôpital, partout la loi du marché oblige à des gains de productivité, détruisant progressivement les services publics qui permettaient de combiner l’idéal égalitaire et l’intérêt général. Ces questions sous-tendent la thèse développée dans cet ouvrage qui part de l’idée que nous n’assistons pas à une rupture brusque du pacte social depuis un quart de siècle mais bien à des phénomènes subtils qui le transforment tout autant en profondeur.

20Par exemple, les conséquences du processus de marchandisation sur l’action sociale organisée s’opèrent de manière éparse, progressive et simultanée et chacun des huit chapitres de l’ouvrage contribue à nous en révéler l’infiltration diffuse dans le « social en actes ». Certains titres de chapitres parlent d’eux-mêmes, citons notamment : « Les services sociaux gagnés par le business », « Fétichisme de la qualité et tyrannie des normes secondaires », « La domanialisation du traitement du social », « La conversion au marché des compétences sociales ». À préciser que la lecture est facilitée par les repères méthodologiques et lexicaux que l’auteur fournit dès les premières pages de l’introduction. Des éléments très riches contenus dans le texte, où est d’ailleurs également développée une perspective historique, ne seront ici déroulés que quelques fils.

21Le mode marchand dans le secteur du social, qui était longtemps restreint à des poches de solvabilité (assurances, équipements, thérapies), connaît aujourd’hui une accélération de son expansion. Des pans entiers du dispositif institutionnel changent discrètement de finalité avec la transformation du système de redistribution et d’organisation des solidarités, mais aussi avec la privatisation et la marchandisation et donc de la chalandisation des services sociaux à la personne. Des intervenants du social transforment de plus en plus leurs pratiques en profession libérale. Ce débridement de la société de services, qui donne aux services même qualifiés de social une place et un sens nouveau, marque la fin du compromis social-démocrate.

22L’auteur montre comment un travail idéologique, de manipulation des représentations de la question sociale, et des moyens pour y parvenir, nous font accepter le leitmotiv de la réduction des coûts comme moyen pour atteindre plus d’égalité et de solidarité entre tous. Ce renouvellement progressif, tout à la fois des énoncés et des normes de droit public ainsi que de la notion d’intérêt général, a contribué à la marchandisation des services du secteur social, non sans conséquences pour l’action sociale en termes d’acteurs, de prestations, de services...

23Aujourd’hui, l’envahissement de la pensée gestionnaire et managériale d’esprit libéral dans ce secteur, celui du social, apparaît comme un phénomène normal, banal. Les normes de « bonne gestion » pour l’optimisation des dépenses improductives s’imposent maintenant aux acteurs bénéficiant de fonds publics. Les fondamentaux de l’action comme la solidarité nationale deviendraient presque des archaïsmes face aux modalités de prise en charge de plus en plus privatisée des personnes âgées dépendantes, des personnes handicapées, de la petite enfance, des enfants à protéger, des mineurs délinquants et aussi du soutien scolaire à domicile, de la formation. De plus, un champ sémantique inspiré de celui de l’univers de l’entreprise a envahi celui des services sociaux : les services à la personne, la démarche qualité, le privilège de l’usager-client. On observe également la diffusion de tout un univers lexical autour des droits sociaux entre droits-créances, droits opposables et effectivité des droits, ou encore autour de l’action sociale avec les nouveaux critères d’évaluation, de bonnes pratiques... Ainsi, de nouvelles croyances s’imposent sur la nécessaire modernisation des pratiques collectives – mais, souligne l’auteur, sans en mesurer les conséquences à moyen et long termes.

24Au cours de ce dernier quart de siècle, il s’est produit une refonte des représentations et des valeurs en concomitance avec les nouvelles donnes économiques et politiques. Le secteur social n’y fait pas exception, une économie de l’offre et de la solvabilité s’y est progressivement imposée. Le néolibéralisme, à l’œuvre depuis le tournant des années 1980, heurte la voie institutionnelle et professionnelle instituée par les générations précédentes et modifie les modes opératoires, les modes de raisonnement produits jusque-là dans le domaine de l’action sociale. Ce dernier était jusqu’alors porté par une administration spécialisée et relayée par des organismes techniques, publics et privés – surtout associatifs – et des agents professionnalisés.

25Tout au long de l’ouvrage, Michel Chauvière ne se contente pas de nous dévoiler les ressorts, les mécanismes du succès du néolibéralisme, d’abord idéologique, puis politique, et des effets en chaîne ainsi produits, notamment en bouleversant la légitimité et les moyens réservés à l’intervention publique, directe ou déléguée. Il nous alerte sur l’illusion d’une rationalité technique qui est sans cesse mise en avant en absence de contre-pouvoirs politiques et civils à la hauteur des enjeux.

26Quels sont ces enjeux, pour l’auteur ? Ces changements, à la fois techniques, culturels et philosophiques, engagent nos représentations de l’autre, de nos modes de vivre ensemble et donc de « faire société ». La société ne peut se réduire à une seule vision synchronique, à un simple système de ressources et de programmes, d’inputs et d’outputs, au risque de déboucher sur une solidarité basique : « Mais n’avons-nous pas déjà intériorisé que tout s’achète, que tout se vend, que tout a un coût, y compris le social ? » Non sans stimulations pour le lecteur, M. Chauvière évoque le phénomène de chalandisation des esprits, qualifié aussi de chalandisation intériorisée. Il se traduirait par l’adoption inconsciente d’un langage gestionnaire, concurrentiel et financier, bien au-delà des nécessités. Et au final, il ferait adopter, sans heurts, l’impératif de réduction des coûts publics du secteur social.

27Cet ouvrage, outre le mérite de porter jusqu’au bout une thèse avec arguments à l’appui, met en perspective des processus qui, bien souvent, se trouvent analysés de manière disjointe, notamment l’accès aux droits sociaux, le management public, le travail social, l’action sociale. Il contribuera certainement à renouveler les réflexions des sociologues ou des politologues sur les métamorphoses de l’action publique dans le secteur du social. Les pistes pour l’action proposées en fin de conclusion permettent de penser que des perspectives restent ouvertes pour d’autres voies.

Fromentin Thomas et Wojcik Stéphanie (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagements du citoyen, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 2008, 314 p.

Compte rendu par Aude Lejeune (Aspirante au Fonds national de la recherche scientifique, Centre de recherches et d’intervention sociologiques, Université de Liège et Institut des sciences sociales du politique ISP, CNRS/ENS Cachan).

28Le profane en politique : compétences et engagements du citoyen rend compte des contributions d’une journée d’études autour des usages scientifiques et sociopolitiques de la figure du « profane ». Les différents auteurs s’interrogent tant sur la définition et la mobilisation de la notion de profane, de plus en plus présente dans le discours scientifique en sociologie et en science politique, que sur la portée des transformations annoncées par ce nouveau vocable. Cet engouement constitue-t-il le symptôme de l’émergence d’une démocratisation de l’expertise et de la représentation politique ou révèle-t-il, plus modestement, des transformations marginales de l’action publique et politique ?

29Les études réunies dans cet ouvrage proposent des analyses relativement hétérogènes : la plupart d’entre elles traitent de dispositifs de consultation populaire (sur les thèmes des déplacements, du nucléaire, de commandes artistiques…). Antoine Pélicand aborde la question de la participation de citoyens ordinaires à l’exercice de la fonction de Justice ; Thomas Marty et Antoine Schwartz analysent les multiples conceptions des frontières entre électeurs et candidats véhiculées par la littérature relative aux phénomènes électoraux de la fin du xixe au début du xxe siècle ; et, enfin, Pierre Lefébure étend son analyse du politique hors du contexte institutionnel en étudiant l’intervention de citoyens ordinaires dans des débats télévisés. Cette diversité d’angles d’approche et de perspectives d’analyse peut apparaître à première vue comme un manque de cohérence de l’ouvrage mais, à y regarder de plus près, elle reflète certainement la multiplicité d’acceptions du terme « profane » dans le langage scientifique et politique contemporain.

30Mais qui est ce « profane » auquel les contributions font référence ? Les auteurs n’apportent pas de réponse univoque, mais soulignent plutôt les ambiguïtés qui entourent les usages de cette notion par les sciences sociales. Loïc Blondiaux fait remarquer le caractère relatif du profane qui se définit traditionnellement par opposition au sacré. Par analogie, la sociologie politique a emprunté cette distinction à la sociologie religieuse et l’a appliquée à la relation entre représentant et représenté. En opposant le profane à l’expert, certains auteurs  [1] procèdent à une seconde transposition de cette distinction hors du champ de la représentation politique. Selon Thomas Fromentin et Stéphanie Wojcik, ce n’est dès lors plus l’élection qui confère un caractère sacré mais la maîtrise de compétences légitimantes  [2] Parallèlement à ces réflexions sur les domaines d’application de la notion de profane, d’autres auteurs se penchent sur les enjeux et luttes de pouvoir autour de son utilisation. Par exemple, dans l’analyse de débats autour de la question nucléaire de Sezin Topçu, la définition du profane n’est pas donnée a priori, mais fait l’objet de constructions sociales et historiques. Dans un autre domaine, l’apparition de juges de proximité, fonction occupée par des citoyens ordinaires, a créé de nombreux débats et suscité des réticences parmi les professionnels du droit, ainsi que le montre Antoine Pélicand. Alors que les juges de paix du xixe siècle, eux aussi issus de la société civile, détenaient une forte légitimité, ces nouveaux magistrats non professionnels sont associés à l’image du profane, malgré le fait que la plupart d’entre eux soient d’anciens avocats. L’utilisation de cette analogie permet ainsi de marquer une distinction entre les juges traditionnels et ces magistrats de proximité.

31La mobilisation d’« hommes sans qualités »  [3] dans la conduite des affaires publiques soulève également de nombreux paradoxes. La plupart des recherches soulignent que, dans les cas où la participation est basée sur le volontariat, ce sont les acteurs ordinaires possédant le plus de ressources et d’expertise – ou, pour reprendre les termes de Daniel Gaxie, un « cens caché » – qui participent à ces expériences. Dans les cas où la sélection des acteurs « profanes » est réalisée avec des méthodes spécifiques telles que le tirage au sort, un autre type de difficulté entre en jeu. Loïc Blondiaux démontre que les personnes ainsi choisies, déracinées de leur contexte d’origine, s’expriment en leur nom propre mais qu’il est difficile de constituer un collectif que les participants reconnaissent comme légitime pour exposer un avis sur certaines questions. L’étude menée par Cécile Cuny dans des quartiers de Berlin-Est complexifie l’opposition entre experts et profanes. Dans ce cas, les citoyens ordinaires ne sont pas démunis de ressources mais peuvent faire appel à « un savoir de plein air »  [4], c’est-à-dire à une expertise d’usage, liée à la connaissance de réalités concrètes et locales. D’autres articles montrent que les citoyens ne font appel qu’à certaines de leurs compétences au cours de ces réunions de concertation. Dans le cadre de dispositifs participatifs étudiés par Julien Talpin, les citoyens sont invités à mobiliser uniquement leurs savoirs d’usage, issus de leur expérience quotidienne, et à laisser de côté leur expertise professionnelle ou militante. Dans le même ordre d’idées, l’enquête menée par Judith Ferrando y Puig note aussi qu’à travers la participation à des débats sur les déplacements en transports publics et privés, les acteurs ordinaires censés représenter leurs propres intérêts deviennent légitimes pour s’exprimer sur des questions qui relèvent de l’intérêt général. Ces différents exemples illustrent les ambiguïtés de la mobilisation d’acteurs définis comme des profanes, c’est-à-dire des citoyens « pris dans le monde, au milieu du monde, incapable[s] de s’arracher aux intérêts qui le[s] cernent »  [5]

32L’intérêt majeur de ces analyses consiste à interroger sans cesse l’articulation entre la réalité et les discours, qu’ils soient politiques ou scientifiques. Ainsi, le recours à la notion de profane témoigne-t-il d’une transformation concrète de l’action publique, d’une évolution dans le discours politique qui met en avant les vertus de la participation ou de la proximité, ou d’un nouveau regard posé par les sciences sociales sur les affaires publiques ?

33Alors que la plupart des études soulignent les ambiguïtés de l’opposition profane/expert, on peut regretter qu’aucun article ne s’interroge sur le caractère potentiellement réducteur de cette dichotomie. Ces recherches de sociologie et de science politique mobilisant le « profane » ne contribuent-elles pas à entretenir l’usage et la légitimité de cette notion dans le langage scientifique et politique alors même que leurs auteurs manifestent un certain scepticisme à son égard ?

González Martínez Esther, Flagrantes auditions. Échanges langagiers lors d’interactions judiciaires, Berne, Peter Lang, 2007, XIV - 279 p.

Compte rendu par Baudouin Dupret (Institut des sciences sociales du politique ISP, CNRS/ENS Cachan).

34L’ouvrage d’Esther Gonzalez Martinez est particulièrement intéressant pour tous ceux que l’analyse linguistique du droit interpelle. Dans la perspective de l’analyse de conversation, le livre propose l’analyse d’un corpus d’échanges langagiers (collectés par le documentariste R. Depardon) dans des auditions judiciaires de comparution immédiate. La procédure suivie et mise en place par le procureur pour mener l’audition est au centre d’une analyse qui s’attache au déploiement, instant après instant, de l’interaction. Il s’agit d’un processus collaboratif dont le déféré n’est pas absent.

35Ce livre offre au lecteur la possibilité de saisir le détail d’une interaction judiciaire comme aucune autre perspective sociologique ne le permet. Cela se fait en tenant compte du caractère séquentiel de la procédure de comparution, dont l’ouvrage suit les étapes. Différents plans de l’échange – conversationnel, pratique, relationnel – sont examinés. Bien que cette formalisation tende à gommer le caractère nécessairement labile des échanges langagiers, elle a le mérite d’une certaine clarté analytique.

36Le traitement de l’élaboration des faits de la cause constitue le cœur de l’ouvrage. L’auteur examine comment cela se fait par l’exposition (ch. 2), l’alignement (ch. 3), l’opposition (ch. 4) et l’attribution (ch. 5) d’orientations. On prend la mesure de tous les « mouvements » nécessaires à la production du maître-récit à la première personne (dans les mots du déféré) qu’est le procès-verbal. Cela montre aussi à quel point ces mouvements participent d’un travail collaboratif, au sens où la procédure, bien que menée par le procureur, n’aboutit à son terme que par l’interaction des deux parties en présence. Naturellement, toutes ces activités n’opèrent pas distinctement les unes des autres, et l’auteur consacre son dernier chapitre à leur pluralité et à leur enchevêtrement (ch. 6).

37Il s’agit donc avant tout du remarquable travail d’une fine technicienne de l’analyse de conversation. De ce fait, il cumule les qualités de cette démarche, mais il présente peut-être aussi certains de ses défauts. Bien qu’il affirme s’ancrer dans la démarche ethnométhodologique, la présentation de celle-ci laisse le lecteur sur sa faim. Elle est quasiment restreinte au seul Garfinkel, les autres auteurs n’étant mentionnés qu’au cours des développements techniques. Il est un peu frustrant qu’un travail récent et bien documenté reproduise cette tendance à limiter l’ethnométhodologie à son seul père fondateur, tout génial qu’il soit.

38Une autre faiblesse de l’ouvrage tient au fait que le droit, en tant que pratique spécifique, soit assez peu interrogé. Pourtant, à suivre Garfinkel lui-même, il existe une exigence d’adéquation unique (single adequacy requirement) en vertu de laquelle toute entreprise ethnométhodologique suppose une double compétence de l’analyste : la pratique de l’objet étudié ou, en tout cas, sa maîtrise et sa prise au sérieux et la pratique de l’ethnométhodologie. Est-il possible de totalement faire l’économie de l’inscription de l’activité d’audition dans une configuration judiciaire vers laquelle les différents protagonistes s’orientent manifestement ? L’auteure souligne à juste titre le caractère conversationnel émergent de l’interaction judiciaire. Il est dommage qu’elle ne considère pas le fait que c’est aussi et peut-être surtout son caractère judiciaire qui est émergent. La faible attention portée à la spécificité du langage juridique, tel qu’il est en usage dans les interactions étudiées et non en généralité, amène ainsi, dans le développement sur l’usage du terme « nier » (p. 179-185), à sous-estimer que, dans la bouche du procureur, cela ne signifie probablement pas nier la survenance de l’infraction, mais nier la participation à la commission de l’infraction. L’auteure élude en quelque sorte la possibilité d’une analyse ethnométhodologique de l’interaction judiciaire en ne parlant que de « résonance avec le caractère juridique de la rencontre », dans une perspective dont la nouveauté serait d’être ancrée dans l’examen des données. Il est pourtant fondamental de constater que ce caractère juridique est au cœur même des données analysées, en tant qu’il est manifesté et occasionné par les participants. En adoptant une conception conversationnaliste stricte du contexte et en excluant de prendre en considération l’arrière-plan de compréhension ordinaire et judiciaire sur lequel s’appuie les participants, E. Gonzalez Martinez manque en partie ce qui structure l’orientation du travail des protagonistes : attentes sur le droit, connaissance du droit, résultat à produire, anticipations des procédures à venir, etc.

39Ces quelques remarques critiques ne sauraient occulter les qualités remarquables d’un ouvrage qui offre au lecteur un des rares livres recourant à l’analyse de conversation en français, propose une des fort peu nombreuses recherches sur le droit dans une perspective praxéologique et, ce faisant, ouvre de nouvelles perspectives dans l’étude du droit, auxquelles il serait bien dommage que juristes et sociologues ne soient pas sensibles.

Goode David, Playing with my Dog Katie : An Ethnomethodological Study of Dog-Human Interaction, Ashland (Ohio), Purdue University Press, coll. « New Discoveries in the Human-Animal Bond Series », 2007, XVIII - 228 p.

Compte rendu par Baudouin Dupret (Institut des sciences sociales du politique ISP, CNRS/ENS Cachan).

40Il s’agit d’un livre fascinant pour toute personne que l’étude praxéologique de la cognition intéresse. L’interaction humain-animal constitue en effet une voie d’accès non seulement intrigante, mais aussi heuristique à la saisie des mécanismes de la compréhension, de l’action en commun et de la communication.

41L’ouvrage s’inscrit résolument dans une perspective ethnométhodologique. Il s’appuie sur des données ethnographiques, autobiographiques et filmiques dont le but est de restituer, autant que faire se peut, l’ordre vécu des pratiques ordinaires de jeu avec un animal. La dimension phénoménologique de l’enquête ressort avec force, qui fait une place à des aspects de la réalité qui, dans le jeu, sont intersubjectivement partagés, sans qu’il ne doive être fait référence à des états intérieurs, tout comme il y a des états intérieurs propres aux protagonistes du jeu à propos desquels il n’y pas moyen de dire s’ils sont partagés par tous et identiques pour tous. Pour reprendre l’auteur, « un compte rendu praxéologique du jeu n’est donc pas concerné par le jeu dans la perspective d’une théorie académique, mais plutôt par la description du savoir et des pratiques ordinaires, réflexifs et tacites, dont les joueurs véritables font montre quand ils en produisent des instances observables » (p. 5).

42Il y avait, pour l’auteur, une méthode à inventer de toutes pièces. Non pas que l’interaction humain-animal n’ait jamais été explorée jusqu’à présent, mais qu’elle ne l’avait pas été d’un point de vue phénoménologique. Combinant anthropomorphisme et anecdotalisme, Goode nous montre comment opèrent la lecture et l’interprétation des actions de l’animal, qui sont la lecture et l’interprétation de ce qu’un humain ferait dans pareille situation, tout en tenant compte du fait qu’il s’agit d’entités biologiques différentes dotées de potentiels expressifs et comportementaux différents. En se concentrant sur un cas unique, il nous montre aussi comment on peut toucher à des caractéristiques organisationnelles de la vie ordinaire qu’une autre approche n’aurait pas permis de discerner et dont on peut penser qu’elles sont éventuellement généralisables.

43Nous n’entrerons pas dans le détail des analyses de Goode, qu’il s’agisse de la description ethnographique de l’activité de jouer avec son chien (ch. 2), de son analyse critique de la recherche vidéographique sur le jeu chien-humain (ch. 3), de l’usage du langage naturel pour décrire cette interaction (ch. 4), de la comparaison de l’interaction avec des animaux de compagnie et avec des animaux « professionnels » (ch. 5) ou encore des points de convergence et de divergence avec les autres formes d’analyse des relations chien-humain (ch. 6). Il est en revanche intéressant de relever certains des acquis indubitables (mais disparates) de cette recherche. Tout d’abord, il convient de remarquer le caractère quelque peu absurde des tentatives menées par les sciences « normales » de caractériser tout phénomène tenant à l’ordre social avant même que de s’y être engagé et confronté directement. Ensuite, on relèvera les points suivants : (1) le modèle interactionnel semble mieux à même de rendre compte de la réalité vécue ; (2) les descriptions et analyses doivent être fondées sur une pratique observable et spécifiée ; (3) l’activité ludique a une dimension autotélique, c’est-à-dire qu’elle est autosuffisante et pas instrumentale ; (4) dans le jeu, les actions sont lues de manière indexicale, c’est-à-dire par rapport à l’histoire et au contenu propres à l’interaction ; (5) les actions et expressions des joueurs sont comprises à l’intérieur d’occasions de jeu spécifiques et contingentes ; (6) chaque occasion de jouer s’inscrit dans une histoire spécifique qui en influence la configuration particulière ; (7) des schèmes de jeu particuliers peuvent correspondre à des histoires spécifiques et pas à d’autres ; (8) l’anthropomorphisation est un phénomène social positif, à savoir une pratique observable de la vie ordinaire ; (9) l’interprétation des motifs, expériences, sentiments, etc. de l’autre animal est normale et adéquate, à moins que ne survienne un événement conduisant à penser le contraire ; (10) il n’y a pas de raison de penser que l’humain et l’animal ne peuvent pas se comprendre, mais il est difficile de déterminer dans quelle mesure le sentiment de comprendre est exact ou non ; (11) le langage structure le jeu, de toute évidence, mais cela ne signifie pas pour autant que le symbolisme exerce un rôle central.

Groux Guy et Pernot Jean-Marie, La grève, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Contester », 2008, 149 p.

Compte rendu par Tanguy Cornu (doctorant au laboratoire Sociologie, histoire, anthropologie des dynamiques culturelles SHADyC, CNRS/EHESS, Marseille).

44Avec cet ouvrage, Guy Groux et Jean-Marie Pernot inaugurent une nouvelle collection des Presses de Sciences Po intitulée « Contester ». Celle-ci repose sur une idée simple : confier à des spécialistes le soin de traiter une forme particulière de contestation (les autres volumes existants étant consacrés à la manifestation, à la violence révolutionnaire et à la musique), et en dresser un bilan exhaustif afin de réévaluer son importance au sein des mouvements sociaux contemporains. La forme privilégiée est donc celle d’un manuel, même si les auteurs sont plus préoccupés par la pertinence des références que par leur exhaustivité. Les quatre chapitres sont courts, et divisés de façon pédagogique : après une histoire de la grève en France, les modèles théoriques sont abordés, puis les évolutions récentes à l’aide des statistiques, ce qui permet de conclure sur une comparaison européenne.

45Les récents débats autour de la mise en application du « service minimum garanti » en cas de grève démontrent, si besoin est, l’actualité de ce thème dans l’agenda politique français, et soulignent a contrario tout l’intérêt d’une analyse historique de long terme. En faisant débuter le premier chapitre au milieu du xixe siècle, les auteurs s’offrent ainsi la possibilité d’identifier des mouvements d’ampleur qui se jouent sur des temps longs. Ainsi, les auteurs reprennent à leur compte l’idée selon laquelle le syndicalisme révolutionnaire et son appel à la grève générale ont profondément marqué les pratiques militantes et syndicales tout au long du xxe siècle, en leur conférant une dimension éminemment politique. D’une manière générale, G. Groux et J.-M. Pernot restent assez fidèles à la chronologie établie par Stéphane Sirot dans son ouvrage de référence  [6] Ils pointent trois étapes : l’exclusion, l’intégration (à partir de la proclamation du caractère licite de la grève en 1864 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale) et l’institutionnalisation (après la Seconde Guerre mondiale). Néanmoins, ils se distinguent par l’importance qu’ils accordent au concept « d’institutionnalisation ». Selon eux, les évolutions de la grève au xxe siècle ne peuvent être analysées sans faire référence au droit, qui conditionne en retour les dynamiques grévistes. Ainsi, au début du xxe siècle, la grève cesserait de constituer une simple rupture dans la production, et s’inscrirait au contraire dans un processus de production de droits nouveaux. L’année 1936 serait à ce titre une date charnière, puisqu’elle marquerait le passage d’un « âge des prémisses » à un « âge de la conquête ». De 1936 à 1968, la grève devient une institution à part entière, qui joue un rôle essentiel dans les avancées législatives. Après les évènements de 1968 cependant, les rapports de la grève au droit prennent une nouvelle forme, « l’âge de la défense des acquis ». L’histoire de la grève au xxe siècle peut donc être lue comme l’instauration d’un compromis historique et social : à la concurrence entre travailleurs qu’exige le modèle capitaliste, les salariés répondent par des coalitions dont les formes et les modalités sont protégées par le droit.

46Plusieurs auteurs ont cherché à expliquer la mise en place d’un tel compromis. Dahrendorf constitue à ce titre une référence indispensable, car il est sans doute, pour les auteurs, le premier à avoir perçu l’importance de ce concept d’institutionnalisation. En mettant l’accent sur les règles partagées par les acteurs du conflit (sans accord sur celles-ci, il ne peut y avoir d’institutionnalisation), il a ouvert la voie à une tradition sociologique qui s’intéresse aux mécanismes de régulation et de négociation. D’une manière générale, G. Groux et J.-M. Pernot sont plus sensibles aux théories de la grève qui intègrent des données institutionnelles et historiques (notion de « contexte » chez Dunlop, théorie des opportunités politiques, « conscience de conjoncture ») qu’aux explications de type économique qui font du salaire un équivalent revendicatif général et négligent les particularités propres à chaque pays. Néanmoins, les auteurs ne dissimulent pas la difficulté d’appliquer des théories datant parfois de plusieurs dizaines d’années à la situation contemporaine. Selon eux, le déficit théorique observé depuis le début des années 1980 est à mettre au compte d’un certain nombre de facteurs externes (chômage de masse, mondialisation, affaiblissement des organisations syndicales), et d’une baisse générale de la conflictualité.

47Le troisième chapitre, intitulé « Approches quantitatives des grèves en France », fait le point sur ces évolutions. Les auteurs ont recours aux statistiques de façon prudente et convaincante, car ils prennent soin d’en souligner les nombreuses limites. Ainsi, outre certains problèmes de mesure, les données sur le long terme ne permettent pas de conclure à une baisse radicale de la conflictualité, dans la mesure où la grève ne constitue plus nécessairement le rôle d’équivalent général du conflit. L’apparition d’autres formes de conflits collectifs, en nette augmentation (pétitions, manifestations, refus d’heures supplémentaires), oblige, selon G. Groux et J.-M. Pernot, à « appréhender la grève dans un halo de pratiques conflictuelles dont elle est de moins en moins le centre » (p. 103).

48Les données permettent cependant de dresser quelques grandes évolutions, bien connues maintenant depuis quelques années, concernant la place du secteur public, des grandes entreprises, les motifs de grèves  [7]

49La dernière partie du livre, consacrée aux comparaisons européennes, complète de façon très judicieuse les chapitres précédents. Conformément à l’approche institutionnaliste développée dans la première partie, les auteurs insistent sur les contraintes juridiques nationales qui expliquent l’usage différencié du recours à la grève. Ils soulignent également qu’au regard des pratiques grévistes en France et dans les autres pays européens, il n’est plus possible d’appliquer la tripartition en vigueur dans les années 1980 et qui distinguait pays latins, pays nordiques et pays anglo-saxons. Ainsi, la France se caractérise par des indicateurs de grève inférieurs aux moyennes européennes, alors que le Danemark, constamment cité en exemple pour la modernité de ses relations sociales, se distingue par une conflictualité élevée.

50Ce livre de synthèse présente d’indéniables qualités, qui tiennent au sujet qui le préoccupe, ainsi qu’au propos qui y est développé. Alors que la grève comme sujet d’étude semble faire l’objet d’une relative désaffection depuis quelques années, au profit d’autres mouvements sociaux hors du monde du travail, il rappelle qu’elle continue d’imprimer les relations sociales au sein du monde du travail. Le parallèle qui est établi, à plusieurs reprises, entre l’intensité de la grève et les compromis qui s’élaborent dans l’ensemble de la société, indique qu’il s’agit là d’un phénomène majeur. Ainsi, à travers l’étude du phénomène gréviste, il est possible d’appréhender certaines transformations majeures de notre époque : la désindustrialisation, la dérégulation du marché du travail, le passage des mobilisations massives à des luttes plus locales, l’agrandissement de l’échelle de la concurrence au niveau mondial. Tout en soulignant ces aspects, les auteurs prennent également soin de ne pas céder aux interprétations maximalistes qui refusent toute idée d’une perte de centralité de la grève dans la conflictualité générale. S’il est vrai que, d’après les données chiffrées, elle reste une réalité numériquement importante, la prise en compte d’autres critères, tels que les différents types de conflits collectifs et la place qu’elle occupe dans les représentations collectives, souligne bel et bien sa perte d’autorité en tant qu’idéal-type du conflit.

51L’originalité majeure du propos réside dans l’attention particulière portée à la dimension juridique de la grève. C’est tout l’intérêt de ce concept d’institutionnalisation qui permet de penser la loi comme un élément moteur de la dynamique des conflits sociaux. De ce fait, les tendances à l’individualisation dans le droit du travail soulèvent de nombreux problèmes, car ils remettent en cause les compromis hérités des périodes précédentes et dont la grève constituait l’une des manifestations les plus visibles. En ajustant la focale sur cet aspect, les auteurs proposent une lecture qui, si elle n’est pas neuve, a le mérite de rendre compte d’un processus historique qui semble actuellement à l’arrêt.

Hester Stephen et Francis David (eds.), Orders of Ordinary Action : Respecifying Sociological Knowledge, Aldershot, Ashgate, coll. « Directions in Ethnomethodology and Conversation Analysis », 2007, XI - 231 p.

Compte rendu par Baudouin Dupret (Institut des sciences sociales du politique ISP, CNRS/ENS Cachan).

52Il s’agit d’un volume regroupant quelques contributions choisies aux rencontres de l’International Institute of Ethnomethodology and Conversation Analysis qui se sont tenues à Manchester en 2001 et 2003. La sélection offre au lecteur des « morceaux de choix ». L’ensemble des chapitres est en effet d’un niveau remarquable et il convient d’en suggérer l’acquisition à tout étudiant ou chercheur engagé dans une démarche de sociologie praxéologique.

53Stephen Hester et David Francis proposent une introduction facilitant l’accès à des textes de lecture parfois difficile. Entre autres, ils consacrent plusieurs pages à la présentation du chapitre de H. Garfinkel (ch. 2), « Quatre relations mettant aux prises les littératures propres au mouvement socio-scientifique et leurs alternatives ethnométhodologiques spécifiques ». Celui-ci y montre comment ces littératures présupposent la disponibilité du phénomène qu’elles entendent expliquer, alors que l’ethnométhodologie se focalise précisément sur l’accomplissement méthodique du phénomène dont la disponibilité et l’intelligibilité sont tenues pour allant de soi. Autrement dit, l’intérêt porte sur l’investigation de ce qui rend ces autres littératures possibles. Ceci suppose un retour en arrière analytique aux activités elles-mêmes, la question centrale devenant : comment les « choses » sont-elles produites en tout premier lieu si bien qu’elles sont reconnues pour ce qu’elles sont.

54Les autres contributions sont organisées en deux parties, l’une regroupant des « études sur l’action pratique dans des environnement institutionnels », l’autre des « études sur le raisonnement situé ». W. Sharrock et G. Button (ch. 3) reviennent à la notion de pouvoir, qui obnubile tellement la sociologie et la science politique et dont il est souvent dit que l’ethnométhodologie ne tient pas assez compte. Pourtant, cette dernière ne conteste pas la place occupée éventuellement par des relations de pouvoir, elle affirme seulement qu’aucune approche spécifique n’est nécessaire pour remarquer l’exercice du pouvoir : les faits – y compris le pouvoir – sont disponibles à la description non en raison de compétences particulières de l’observateur, mais pour la simple raison qu’ils sont inhérents au monde ordinaire. En ce sens, le pouvoir peut être entièrement compris par le seul examen de l’action pratique. Décrivant un échange entre deux employés d’une société, les auteurs montrent que le pouvoir traverse de part en part leur discussion en tant que composante explicite et descriptible de leur interaction. Plutôt donc que de théoriser le pouvoir comme l’exercice d’une contrainte sur l’action des gens, souvent en raison d’une position occupée au sein d’une structure sociale, ils le rapatrient au rang de circonstance ordinaire d’accomplissement de l’action vers laquelle les gens s’orientent de manière non problématique.

55Le chapitre de L. Mondada (ch. 4) porte sur les moyens utilisés par les participants à une opération par vidéoconférence pour mettre en place et accomplir un espace d’action commun. L’auteure y montre comment la technologie est une ressource disponible pour la configuration de l’espace pertinent pour le travail en cours. Plus précisément, la visibilité des phénomènes localement pertinents et de l’arrangement spatial s’avère être un sujet de préoccupation majeur pour les participants à l’opération. N. Ikeya et M. Okada (ch. 5) s’intéressent, pour leur part, à la gestion pratique du savoir dans la situation particulière des staffs médicaux quotidiens dans le contexte hospitalier. S’appuyant sur le fameux travail de D. Sudnow sur les « crimes ordinaires », ils s’attachent à montrer comment les médecins collaborent à la constitution de « cas ordinaires ». Ils observent que la compétence exercée dans la conduite des staffs est liée à la gestion pratique d’un savoir distribué non dans le seul but de la conférence, mais aussi dans l’accomplissement d’autres opérations sur la base de principes partagés dans tout l’hôpital. Ce faisant, ils éclairent d’un jour nouveau l’interrelation concrète des questions médicales et sociologiques dans le processus décisionnel.

56La contribution d’A. Carlin (ch. 6) relève plutôt de la deuxième partie de l’ouvrage sur le raisonnement situé. Elle explore un thème extrêmement original et de grand intérêt en ces temps de débats sur la bibliométrie : la bibliographie, en tant que pratique spécifique dont il importe de rendre compte et en tant que phénomène susceptible de respécification ethnométhodologique. L’auteur constate à quel point la théorisation en sciences sociales consiste à utiliser un matériau documentaire pour produire une reconstruction sociologique. Ainsi l’analyse des citations et bibliographies s’aventure-t-elle dans l’attribution de motifs aux scientifiques plutôt que dans l’explication des modes d’attribution de motifs. En d’autres termes, elle tend à oublier le raisonnement pratique qui sous-tend le travail bibliographique. Or, la bibliographie consiste en l’assemblage d’items constituant un corpus qui exhibe sa cohérence thématique ; elle est utilisée comme un lieu permettant l’attribution du statut de corpus. Dans son chapitre, M. Lynch (ch. 7) poursuit son travail d’analyse des tribunaux en tant que lieu classique d’analyse philosophique et sociologique, et donc propice à la respécification ethnométhodologique. Le travail des instances judiciaires inclut différents degrés de formalisme et de formalisation. L’analyse ethnométhodologique permet d’examiner en un seul et même mouvement le droit des livres et le droit en action, la règle formelle et ses usages, l’action instruite en tant qu’action se déroulant en accord avec les règles. Ceci suppose évidemment une attention particulière au caractère contingent et situé de l’interaction judiciaire et du raisonnement pratique qui y opère.

57E. Livingston (ch. 8) explore, pour sa part, le raisonnement pratique à l’œuvre en sciences naturelles. Cela s’inscrit dans une démarche phénoménologique d’exploration anthropologique du raisonnement. Comparant la résolution d’un problème de chimie, le processus d’assemblage des pièces d’un puzzle, la conduite d’une démonstration en physique et la solution de problèmes au jeu de dames, il nous montre que, du point de vue de l’étudiant, chaque opération requiert des compétences très différentes, parce que le type de raisonnement que cela nécessite et les circonstances propres à chacun d’entre eux sont extrêmement différents. Seule l’étude de ces différences permet l’exploration de l’action de raisonner non pas en tant que phénomène universel, mais comme quelque chose qui appartient distinctement à des domaines de pratique différents. E. Vinkhuyzen et J. Whalen (ch. 9) en arrivent à des conclusions similaires en montrant l’écart irréductible qui sépare les tentatives de formalisation abstraite d’un raisonnement et la conduite pratique de celui-ci. Examinant de manière détaillée deux techniques assistées par ordinateur d’aide à la réparation de pannes de machines photocopieuses, ils remarquent que le diagnostic est une opération visant à découvrir comment un problème est apparu en générant un compte rendu du fonctionnement de la machine et en le testant. Il apparaît dès lors que le système expert nie aux techniciens la pratique par laquelle ils documentent les problèmes et les solutions à leur apporter, alors que des bases de données regroupant et classant des solutions empiriquement testées collent plus efficacement à cette pratique.

58Au chapitre 10, K. Liberman reprend certains points fondamentaux de son ouvrage sur la pratique philosophique tibétaine (Dialectical Practice In Tebetan Philosophical Culture, Rowman & Littlefield, 2004) et, principalement, son insistance sur le fait que la philosophie est une activité sociale et l’exactitude de sa démonstration philosophique, une affaire pratique « acomptable », au double sens d’accountable en anglais, c’est-à-dire matière à description et justification. Autrement dit, la philosophie n’appartient pas à un monde éthéré de la pensée, mais elle est un accomplissement pratique. Avec cette conséquence que la vie publique de l’activité de penser doit pouvoir être capturée d’une manière phénoménologiquement adéquate.

59Les deux derniers chapitres portent sur des pratiques scientifiques. R. Slack, M. Hartswood, R. Procter et M. Rouncefield (ch. 11) s’intéressent à l’activité de lecture de documents médicaux tels que des radiographies. Il s’agit, pour les auteurs, de spécifier un mode alternatif d’examen des actions pratiques qui ne compartimente pas en couches un phénomène, le rendant de la sorte étranger aux personnes mêmes qui l’habitent. Un diagnostic, par exemple, est une activité pratique qui s’insère dans une texture dont les éléments apparaissent à la lecture de détails qui s’appuient mutuellement. C’est ainsi que la définition du normal et du pathologique apparaît non comme une abstraction, mais dans une relation arrière-plan d’attentes/indices documentaires : « un objet de savoir émerge de l’interaction entre un domaine d’examen et un ensemble de pratiques discursives déployées au cours d’une activité spécifique » (p. 189). Travaillant sur la police scientifique, R. Williams (ch. 12) s’intéresse aux artéfacts produits dans le cours des enquêtes et aux principes théoriques qui viennent soutenir leur utilisation – au nombre de ceux-ci, la loi de Locard en vertu de laquelle « des échanges ont toujours lieu », par quoi il faut entendre qu’un acte délictueux ne se produit jamais sans laisser de trace. L’auteur montre qu’en dépit de nombreuses scènes de crime n’ayant permis le relevé d’aucune trace, cette loi continue à être tenue pour intangible, et cela grâce à la production de multiples « élaborations secondaires » permettant d’imputer l’échec non pas à un défaut de la loi, mais à l’incapacité de découvrir « ce qui, à un moment, a bien dû être là ». Il en va de même pour le principe d’individuation, cette « loi » selon laquelle tout objet présente nécessairement des caractéristiques permettant de l’identifier de manière unique et exclusive. Williams décrit comment ces principes ou lois fournissent une justification pour la conduite de la procédure d’investigation, tout comme ils sont utilisés pour construire un espace d’enquête transformant la scène naturelle d’un crime en scène du crime dans laquelle un répertoire d’activités investigatrices se voient conférer une autorité première pour le temps de la procédure.

Hutchby Ian, Media Talk : Conversation Analysis and the Study of Broadcasting, Maidenhead, Open University Press, coll. « Issues in Cultural and Media Studies », 2006, XIII - 185 p.

Compte rendu par Baudouin Dupret (Institut des sciences sociales du politique ISP, CNRS/ENS Cachan).

60L’ouvrage propose une introduction à l’étude du discours médiatique dans une perspective d’analyse de conversation. Il s’adresse principalement à des étudiants, mais il fournit aussi au chercheur une bonne synthèse des travaux existants. Fidèle à la tradition praxéologique dans laquelle il s’inscrit, Ian Hutchby s’appuie sur un matériau empirique dans chacune de ses analyses. Celles-ci portent sur trois types de discours médiatique : le discours télévisé, le discours radiophonique et le discours politique dans les médias.

61Un premier chapitre dresse le tableau des études sur le discours médiatique. Il nous montre comment l’on est passé d’une sociologie critique dénonçant les médias comme « opium du peuple », comme « appauvrissement culturel » ou comme « anesthésiant » à l’étude du discours médiatique en tant que texte. Alors que la première tradition tend à faire des consommateurs de médias des « idiots culturels », la deuxième semble adopter un point de vue surplombant où le chercheur occupe le statut d’interprète attitré. Hutchby passe également en revue les théories du décodage, soulignant qu’un de leurs apports tient à ce qu’elles ont mis en évidence l’absence de symétrie entre les structures de sens et, entre autres, celle du producteur de discours et celle de l’audience. Cela n’empêche pas cette tradition de recherche de tomber dans le travers classique d’une « ironisation » des processus étudiés où le sens d’un discours, tel que saisi par une audience, fait l’objet d’une réinterprétation adaptée au cadre de lecture du chercheur. Ceci conduit l’auteur à aborder les approches se saisissant des médias non plus comme d’un texte, mais comme d’un discours, d’une parole, qui restituent aux pratiques discursives leur importance. Les structures formelles du discours se voient ainsi restituer leur place centrale à côté de l’analyse de contenu et dans le respect de la dimension nécessairement interactive de l’activité.

62Deux questions émergent dans cette perspective : d’une part, celle de savoir comment la communication médiatique est accomplie en tant que forme publique de discours ; de l’autre, celle de savoir comment les producteurs de discours configurent celui-ci en sorte d’être en relation avec leur audience. On en arrive ainsi à saisir le discours médiatique comme une performance, c’est-à-dire une pratique important des aspects de la conversation ordinaire et les modifiant selon le contexte et ses finalités propres, avec cette caractéristique très spécifique d’une audience en tout ou partie absente. Les caractéristiques du discours médiatiques sont observables (et non supputables), comme le fait que les énoncés doivent être façonnés de manière telle qu’ils reconnaissent le contexte spécifique d’écoute ou le fait que l’intention communicationnelle manifeste son orientation vers l’audience (en partie) absente.

63Le deuxième chapitre s’attache à présenter les grandes lignes de l’analyse de conversation (conversation analysis, CA). D’abord, la CA en général, avec son insistance sur le contexte de production du discours, sa dette à l’égard de la philosophie du langage de Wittgenstein et d’Austin, son souci de traiter le discours en tant que sujet de plein droit (et non comme ressource explicative de questions autres), son insistance sur le caractère ordonné et socialement organisé du phénomène discursif, et son attachement à l’organisation séquentielle du discours aussi bien qu’à sa signification publiquement disponible. Ensuite, la CA appliquée au discours médiatique en particulier. Ici, ce sont des traits spécifiques qui sont mis en avant, tels que l’orientation des participants vers le contexte institutionnel de leur discours, la compréhension de ce contexte qu’ils se manifestent réciproquement ou les particularités du système des tours de parole. À cet égard, on notera que le système d’échange discursif peut être aussi bien formel et normatif (ce qui ne veut pas dire qu’il s’applique inexorablement, mais que les atteintes qui y sont faites donnent lieu à des formes de sanction et de réparation) qu’informel et donc proche de la conversation ordinaire.

64La première série d’études de cas pratiques porte sur les émissions télévisées avec participation du public : le troisième chapitre s’intéresse au discours propre aux émissions télévisées recourant à une participation de l’audience ; le quatrième, aux émissions s’appuyant plus directement sur un discours confrontationnel. La deuxième série de cas pratiques porte sur le discours radiophonique, avec une étude sur le langage, l’interaction et le pouvoir à la radio (ch. 5) et une autre sur le discours expert (ch. 6). La troisième série de cas pratiques s’intéresse au personnel politique et à son activité médiatique : d’une part, le genre spécifique des entretiens politiques (news interviews) (ch. 7) ; de l’autre, celui du débat télévisé (ch. 8).

65Le discours de radio et de télévision se caractérise par des conditions de production et de réception extrêmement spécifiques, entre autres du fait que les orateurs et les audiences sont séparés dans le temps et l’espace. Les producteurs de discours médiatiques, qu’ils soient professionnels ou non, sont les agents actifs de la médiation et de la distribution du discours médiatique à ses différents destinataires. Il ne serait pas réaliste, eu égard à ces spécificités, d’étudier les structures et le contenu des messages médiatiques indépendamment du contexte interactionnel dans lequel ils sont générés. Ce contexte varie selon le genre de produit médiatique considéré, chacun générant ses propres cadre participatif et dynamique communicationnelle. En fait, toute technologie communicationnelle emporte (généralement) ses possibilités propres d’action et d’interaction, ce que Hutchby appelle des potentialités (affordances), qui peuvent être réalisées par le jeu combiné des formes technologiques et de leurs usages et applications pratiques.

Kerbaol Gwenola, La responsabilité des magistrats, Paris, PUF, coll. « Droit et justice. Les notes », 2006, 55 p.

Compte rendu par Cécile Vigour (Laboratoire SPIRIT Science politique Relations internationales Territoire, CNRS/Sciences Po Bordeaux).

66Les débats autour de la responsabilité des magistrats ont été relancés ces dernières années par différents facteurs : pénalisation de la société et recherche d’un responsable à tout dommage, volonté de « contrôler les contrôleurs » (suite à la mise en cause d’acteurs politiques par l’institution judiciaire notamment) ou encore retentissement d’affaires qui, comme celle d’Outreau, mettent en lumière la gravité des conséquences des dysfonctionnements de la justice et d’erreurs éventuellement commises par des magistrats.

67Dans ce livre clair et concis (55 pages), Gwenola Kerbaol présente en juriste les différents dispositifs de responsabilité des magistrats mobilisés en France  [8] Elle expose les enjeux et les arguments qui les sous-tendent, en discutant de leur pertinence. Deux dimensions doivent être distinguées : la responsabilité personnelle des magistrats (civile, pénale et disciplinaire) et la responsabilité de l’État, soit au travers des régimes spéciaux de responsabilité prévus par le Code de procédure pénale (indemnisation de détention provisoire injustifiée et en cas de révision), soit en cas de « fonctionnement défectueux de la justice ». La mise en cause de l’État vise à réparer un dommage, tandis que la responsabilité personnelle a d’abord pour fonction la punition du magistrat fautif.

68Récusant une approche polémique de la responsabilité (qui tend soit à exclure toute réflexion en la matière au motif de l’indépendance de la justice, soit à imposer un contrôle de l’activité des magistrats dans le but de lutter contre tout risque d’abus de pouvoir), l’auteure insiste sur la nécessité d’aborder cette question sous l’angle de la légitimité de l’institution judiciaire. Constatant un effacement de la responsabilité des magistrats derrière celle de l’État et, en parallèle, la revendication d’une responsabilité directe et effective des magistrats, elle défend ainsi l’idée qu’« un système effectif de responsabilité personnelle des magistrats permettrait d’asseoir leur légitimité en induisant une adhésion et un respect volontaire de la justice par les justiciables » (p. 10).

69Le premier chapitre est consacré aux limites de la responsabilité personnelle des magistrats. Celles-ci tiennent d’abord à leurs domaines d’activités, puisque certains de ces domaines ne relèvent pas de la notion de faute  [9], qu’il s’agisse du classement sans suite ou de l’opportunité des poursuites, des réquisitions à l’audience et des réquisitoires écrits, des mesures d’instruction (sauf dans le cas de violations d’obligations procédurales) – ou encore de nombreux actes juridictionnels (en raison de la collégialité, du secret du délibéré, des voies de recours ou de l’autorité de la chose jugée). L’auteure considère toutefois que l’existence de voies de recours, par exemple, ne devrait pas empêcher la mise en œuvre de la responsabilité individuelle. De manière générale, pour G. Kerbaol, « l’analyse du domaine de la faute du magistrat met en évidence une logique protectionniste œuvrant pour une certaine sacralisation de la fonction de juger, alors même qu’il serait possible de distinguer la préparation de la décision, de la décision elle-même, pour laquelle une responsabilité ne peut être envisagée » (p. 21). Ainsi, s’abstenir de lire une expertise ou ne pas respecter le principe du contradictoire serait susceptible d’être sanctionné.

70De même, les responsabilités civiles et pénales se révèlent limitées dans les faits, notamment par souci de préserver l’indépendance des magistrats. L’absence de mise en œuvre de la responsabilité civile s’explique par une responsabilité civile indirecte et par l’absorption de la notion de faute personnelle par celle de faute de service (par exemple, pour manque de célérité de la justice) : l’État est considéré comme responsable des fautes du service de la justice ; seules les fautes personnelles peuvent être reprochées au magistrat ; la victime d’une faute personnelle « lourde » se rattachant au service est tenue d’agir directement contre l’État ; l’action récursoire (seul moyen de mise en cause) n’appartient qu’à l’État. Cette dernière procédure, qui n’a cependant pas encore été exercée, manifesterait l’absence de responsabilité effective, renforcée par le primat de la mise en cause de la responsabilité de l’État (dont rend compte la jurisprudence). Cette ineffectivité justifie, selon l’auteure, le fait de mettre en place une responsabilité civile, y compris pour faute simple (l’indépendance des magistrats étant respectée par la nécessité de prouver à la fois la faute et le fait qu’elle ait entraîné un dommage). La responsabilité pénale est également rarement mise en œuvre lorsque les faits incriminés relèvent de l’exercice de la fonction et que le caractère intentionnel des actes commis n’est pas établi (conformément d’ailleurs à l’avis du comité consultatif des juges européens).

71En revanche, pour l’auteure, la recherche d’un système de responsabilité efficient est manifeste dans la procédure disciplinaire (ch. 2). Les chefs de cours et de juridictions, qui peuvent donner des avertissements, voient leur rôle de contrôle de l’activité des magistrats renforcé. Le Conseil supérieur de la magistrature (Csm) reste toutefois l’organe central aux côtés du garde des Sceaux qui conserve des pouvoirs importants  [10], parfois contestés par leur caractère largement discrétionnaire qui fait « ainsi peser sur le système disciplinaire le soupçon de l’existence d’un moyen de pression à la disposition du gouvernement » (p. 36). Si le conseil de discipline du Csm  [11] statue à huit clos, si sa décision est motivée (et rendue publique depuis 1999), celle-ci est susceptible depuis 1969 d’un recours auprès du Conseil d’État. Le Csm est donc l’objet de contrôle de la part de la juridiction suprême de l’ordre administratif – même si celle-ci ne doit pas porter atteinte à l’indépendance de l’autorité judiciaire. Pour G. Kerbaol, « le contrôle de la légalité des décisions disciplinaires contribue à garantir l’indépendance des magistrats. Le fait que les apports de la jurisprudence administrative soient empruntés aux règles applicables à la fonction publique n’entame pas l’effort de précision et de prévisibilité auquel participe le Conseil d’État. Au contraire, la détermination des règles de fond et de procédure participe sans aucun doute de l’affirmation d’un régime disciplinaire transparent et impartial » (p. 42-43). En revanche, la détermination de la faute n’est pas aisée en absence de définition légale. Les exigences déontologiques du statut des magistrats évoquent « la loyauté », « la dignité », « la délicatesse » ou encore « les devoirs de son état ». L’analyse des décisions du Csm montre le primat accordé à la protection du bon fonctionnement du service ou à celle de l’image de l’institution judiciaire, ainsi qu’à l’accumulation ou à la succession de manquements dans la détermination de la faute. Toutefois, en cas d’erreur d’appréciation dans la prise d’une décision juridictionnelle causant un dommage à un justiciable, aucune responsabilité n’est imputée au magistrat
En conclusion, G. Kerbaol souligne la logique actuelle du système : « La préservation de l’indépendance du magistrat appelle des responsabilités civiles et pénales limitées, réduisant ainsi les risques de déstabilisation […, mais] la responsabilité disciplinaire […] est intrinsèquement liée à la protection du corps » (p. 48). L’auteure dégage ainsi deux « lacunes » majeures du système, au regard de l’impartialité objective et de l’exclusion du justiciable. La crédibilité du système de responsabilité individuelle des magistrats repose sur l’apparence objective d’impartialité dans les procédures, qui peut être contestée dans la mesure où ce sont des juges judiciaires (donc des pairs) qui statuent sur les affaires civiles ou pénales où la compétence d’un de leurs collègues est contestée ; or le principe de la séparation entre autorités administratives et judiciaires justifie que ce soit l’autorité judiciaire qui prenne en charge les cas de responsabilité de l’État pour faute lourde ou pour déni de justice (principalement le manque de rapidité de la justice). D’où le risque de discréditer l’institution judiciaire en absence possible d’impartialité objective, d’autant que les responsabilités civiles et pénales sont rarement reconnues. « Seule la responsabilité disciplinaire peut revendiquer une certaine effectivité […, mais] le caractère intrinsèquement corporatif de cette responsabilité interdit d’y voir l’archétype de la responsabilité individuelle » (p. 51). Deuxième grief, la procédure disciplinaire exclut une saisine directe par le justiciable (au motif traditionnel que tout cas judiciaire suscite au minimum un mécontent et qu’il convient d’éviter tout risque de prolifération des mises en cause personnelles des magistrats et de déstabilisation de ces derniers). En même temps, c’est sur le justiciable – destinataire des décisions de justice – que la légitimité de l’institution judiciaire repose.

72G. Kerbaol souligne les évolutions à l’œuvre (ainsi que les projets de réforme des quinze dernières années), tout en notant qu’elles concernent surtout la responsabilité disciplinaire. Alors qu’aujourd’hui la responsabilité civile ne semble concerner que l’État pour le dysfonctionnement du service de la justice, l’auteure est favorable à un renforcement de la responsabilité personnelle civile des magistrats pour une faute personnelle, détachable du fonctionnement du service, dans la mesure où cela contribuerait à une forme de transparence et d’égalité (chaque agent serait ainsi davantage responsabilisé, même s’il devait souscrire une assurance pour se protéger de tels risques). En revanche, elle se montre hostile à un renforcement de la responsabilité pénale, qui provoquerait le risque d’une pénalisation accrue de la société : « La responsabilité pénale constitue un moyen de répondre aux délits les plus graves, susceptibles de porter atteinte à la société. Elle doit rester exceptionnelle et ne concerner que les hypothèses extrêmes » (p. 54).

73Si, au travers des médias, s’expriment (ou sont poussées) les revendications des citoyens envers une plus grande responsabilité des magistrats, il se révèle difficile de trouver un équilibre entre, d’un côté, l’indépendance de la justice et l’autorité de la chose jugée (contestable seulement par l’exercice des voies de recours et qui ne permet pas l’action directe du justiciable contre un magistrat) et, de l’autre côté, l’exigence accrue pour les magistrats de rendre des comptes de leur action et la nécessaire réparation des dommages causés aux justiciables. C’est ce que souligne le vote de la loi organique relative au recrutement, à la formation et à la responsabilité des magistrats (du 5 mars 2007) : plusieurs sanctions disciplinaires ont été créées ou assorties de la possibilité d’un déplacement d’office (en cas de manquements graves ou de pathologie incompatible avec l’exercice de leurs fonctions), mais quatre dispositions ont été censurées par le Conseil constitutionnel ; par ailleurs, l’accent est largement mis sur la formation tant initiale que tout au long de la carrière, avec la volonté de renforcer chez les magistrats une réflexion sur la déontologie  [12], les conduisant à définir les pratiques et principes susceptibles de leur permettre d’assurer au mieux leurs fonctions.

74L’ouvrage met ainsi en lumière trois tensions majeures au cœur de la responsabilité des magistrats (et des arguments pro et contra), qui toutes renvoient de manière fondamentale à la légitimité de la justice et à ses fondements. La première tension distingue la responsabilité individuelle des magistrats de celle de l’État. La seconde oppose l’indépendance au contrôle, et la troisième, le secret à la transparence. Deux principaux enjeux sont ainsi mis en exergue : redéfinir la responsabilité des magistrats conduit à modifier les relations entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire, d’une part ; la difficulté d’y parvenir témoigne de la préférence des magistrats (comme de toute profession) à privilégier un contrôle par la profession elle-même, d’autre part – même si les réformes envisagées ou mises en œuvre tendent à renforcer les contrôles tant internes qu’externes  [13]

Kuyu Camille, Droit et société au miroir de la chanson populaire. Anthropologie juridique des relations entre les sexes à Kinshasa, Louvain, Bruylant Académia, coll. « Publications de l’Institut universitaire André Ryckmans », 2008, 195 p.

Compte rendu par Étienne Le Roy (Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris LAJP et Centre d’études des mondes africains CEMAf, Université Paris I Panthéon-Sorbonne).

75Il est peu fréquent que des juristes s’intéressent à la musique et ce sera plus souvent sous l’angle des droits d’auteur que sous celui du rapport entre le langage, les valeurs et les modèles de société que véhiculent particulièrement certaines musiques. On peut saluer ici l’effort développé à l’Université d’Aix par Norbert Rouland pour soumettre ces productions artistiques aux analyses juridiques. Mais l’arbre ne fait pas la forêt et on doit regretter que le juriste reste l’œil fixé sur le seul horizon du droit positif, comme si le droit se résumait au code et à sa norme générale, abstraite et impersonnelle, et la science du droit à son commentaire, à son herméneutique.
Rappelons ici les deux théorèmes de celui qui a ouvert la porte aux remises en question actuelles les plus significatives.

76Dans Flexible droit, Jean Carbonnier introduit les deux propositions suivantes  [14] :

77— « Premier théorème : le droit est plus grand que les sources formelles du droit. »

78— « Deuxième théorème : le droit est plus petit que l’ensemble des relations entre les hommes. »

79C’est dans l’espace interstitiel entre ces deux théorèmes que s’inscrit implicitement la démarche de Camille Kuyu en y ajoutant deux exigences qui caractérisent une lecture d’anthropologie juridique. D’une part, il applique, sans différentialisme ou exotisme particulier, ces lectures du phénomène juridique à des questions de société non occidentales donc à des aspects originaux de la juridicité, ce que ne songeait pas à faire Jean Carbonnier  [15] D’autre part, Camille Kuyu tient pour juridiques des relations entre les hommes que les juristes, qu’ils soient ou non positivistes, considèrent comme des usages, à la limite comme de la coutume, cette dernière référence cachant mal la difficulté de la théorie du droit à intégrer des conceptions de la régulation de la vie en société qui ne correspondent pas à la vision chrétienne puis moderne-occidentale du monde.

80Dans cet ouvrage, dont la brièveté n’est qu’apparente car son écho ne peut que perdurer dans les travaux futurs, l’auteur privilégie l’étude des modèles de conduites et de comportements, modèles qui n’ont pas pour seul mérite de fonder la coutume, africaine ou non. Ils assument une fonction essentielle dans la socialisation juridique des individus : traduire les normes générales en dispositions pratiques et durables, donc inscrire la normativité dans les faits à travers les comportements des acteurs. Notre code civil, à travers des notions comme celle du bon père de famille ou de l’intérêt de l’enfant, en a gardé quelques traces en train d’être effacées par la tendance non seulement à ne considérer comme juridiques que les normes écrites (vieil héritage athénien) mais aussi à en soumettre la forme à des procédés qui, en privilégiant l’abstraction, favorisent une approche idéaliste de la vie juridique. Or, comment fonder la vie en société et concrétiser le fameux vitam instituere que commente avec bonheur Pierre Legendre  [16] depuis des années si, précisément, les conditions mêmes de la vie en société, ici et maintenant, sont négligées, occultées ou récusées.

81Les sociétés africaines post-coloniales ont ainsi fait l’expérience de situations où, entre autres, l’arbitraire le dispute à la négligence, l’autoritarisme à la gabegie, le clientélisme à l’ethnicité et au racisme, en reproduisant le modèle institutionnel du colonisateur. Ce modèle est tenu pour le seul « vrai droit », comme on parle chez les Chrétiens de la « vraie croix ». Mais, chez les juristes africains, à la foi du charbonnier dans la vertu du droit étatique doit s’ajouter une certaine (voire une réelle) mauvaise foi quant à la capacité de ce modèle à rendre compte d’une des exigences de l’État de droit, c’est-à-dire refléter les valeurs de la très grande majorité de la population.

82L’Afrique est malade de ses institutions, ai-je déjà souligné à propos de la Justice  [17] Mais les Africains ne sont pas tous malades et leur vitalité s’exprime par une extraordinaire capacité d’adaptation dont rend compte en particulier cet ouvrage dans un domaine « vital », celui des relations entre les sexes, en particulier celui du traitement juridique de la sexualité, si peu abordé par les juristes  [18], et de ses incidences sociales.

83Il ne s’agit pas ici seulement de ce que la littérature académique dénomme « les problèmes de genre », dans lesquels les êtres humains sont répartis en deux catégories, les hommes et les femmes, selon des principes de présentation qui peuvent se révéler d’un grand simplisme (application du principe du contraire où l’un est pensé comme l’opposé de l’autre) ou d’un certain machiavélisme proche de l’obscurantisme.

84Il s’agit en fait d’une guerre des sexes jamais achevée dans des situations de paupérisation croissante, guerre dans laquelle tous les statuts, toutes les figures de comportements voire toutes les logiques deviennent non seulement concevables mais recevables et finalement « légitimables » indépendamment de ce que dit le texte de droit, droit officiel, étatique, mais à mille lieux des pratiques et des besoins des acteurs.

85Le Kinshasa des années 1980 où débute l’enquête de l’auteur est la capitale d’un État fantomatique, plus imaginé ou rêvé (par Léopold II, roi des Belges) que réel, le Zaïre, dont la démesure (excès d’espaces incontrôlés, de richesses minières, de diversité humaine, absence de tradition étatique, sous-développement administratif abyssal) trouve à s’exprimer dans ce creuset urbain de l’ancienne Léopoldville qui est en train de devenir une mégapole.

86L’histoire coloniale, marquée par la double pression d’une Église catholique omniprésente et d’intérêts financiers colossaux (en particulier dans les mines de cuivre et de diamant), a légué un droit de la famille reproduisant le code Napoléon qui, sous la colonisation belge, ne s’appliquait qu’aux colons et assimilés. Le mirage des années 1970 sera, au nom de la modernité, d’étendre ce régime juridique fondé, entre autres, sur la monogamie et la patrilinéarité, un régime successoral privilégiant la descendance et reconnaissant des droits particuliers à l’époux survivant, à l’ensemble des groupes sociaux quelles que soient leurs « coutumes », comme on disait alors.

87La monogamie, on pourra le constater en lisant l’ouvrage, est un obstacle particulièrement dirimant car elle ne heurte pas seulement des formes de sexualité. La polygamie, quoiqu’on en pense par ailleurs, répond à des fonctions sociales, politiques et économiques, voire symboliques, qu’il n’est pas facile d’abroger en un clin d’œil.

88C’est donc autour de la polygamie que vont se structurer des réponses sociales qui seront dites populaires en ne répondant pas au modèle officiel de l’État zaïrois mais qui seront en fait pratiquées par tous, les élites n’étant pas les dernières à montrer l’exemple. Dans d’autres travaux, Camille Kuyu les a théorisées sous le terme de bureaugamie pour caractériser des unions avec des collègues ou des employées du bureau avec lesquelles se développent des relations stables, quasi matrimoniales et connues de tous  [19] Ainsi émerge un contre-droit  [20], comme on parle d’un contre-pouvoir ou d’une contre-culture, facteur essentiel de régulation d’une société qui ne peut ni récuser le droit officiel, autoritarisme oblige, ni le pratiquer et qui donc va s’exprimer « dans l’ombre de la loi », là où son expression paraît la moins agressive pour le pouvoir d’État, dans la musique « kinoise ».

89Kin-la-belle, comme on dit alors, vit une des plus belles époques de l’histoire de la musique africano-urbaine en train d’émerger. C’était l’équivalent du Memphis américain des joueurs de jazz, avec des orchestres flamboyants, des vies tumultueuses, quelques hardiesses mais aussi bien des ruses pour faire entendre les attentes et les soucis de ceux qui, dans les salles de concert, dans les bars (nganda) ou dans les bals, trouvent dans ces chansons l’expression de leur être profond, de leur identité plurale plus ou moins bien calée dans les multiples replis de la société.

90Comme le montre C. Kuyu, ces modèles sont de plusieurs ordres, certains sont valorisés d’autres non, certains ont une dimension individuelle et d’autres plus collectives. Comme dans la coutume ou comme dans les contes de Perrault, ils mettent en évidence une « morale ». Ils illustrent des comportements contraires au droit, voire choquants du point de vue des mœurs (ainsi le recours à une biandrie, une femme se partageant entre deux partenaires, l’homme de cœur et celui du portefeuille). La très célèbre chanson Mario justifie le gigolo en lui reconnaissant une place et un rôle, donc un statut et, à travers cette figure, la place nouvelle reconnue aux femmes d’affaires, donc l’inversion des relations de genre.

91Mais l’intérêt anthropologique de cet ouvrage ne se limite pas à « prendre le pouls » des transformations en cours dans les relations entre les femmes et les hommes. On y trouve en effet une application fort instructive d’une lecture pluraliste du phénomène juridique.

92Ces chansons proposent plusieurs modèles de conduites et de comportements (MCC), avons-nous indiqué. Ils sont considérés par l’auteur comme dévalorisés, non dévalorisés, valorisés ou non valorisés selon le principe formel du carré magique dont les quatre polarités offrent les nombreuses possibilités tant du traitement indépendant de chaque donnée que de leur mise en relation, en tension plus exactement. Chacun de ces MCC appartient donc à un modèle logique plus large qui lui donne sens et dont le principe du pluralisme donne une des clés. Ces MCC sont en effet pensés comme « multiples, spécialisés et interdépendants ». Il en faut au minimum trois (ici quatre), chacun répondant à une fonction spécifique mais aucun ne pouvant être écarté. Car c’est ensemble qu’ils font sens par le jeu combiné de jugements de réalité, de jugements intellectualisés et de représentations implicites, « largement inconscientes » (p. 12)

93Si chaque compositeur-interprète peut jouer sur les contenus et les ajustements entre MCC, nul ne peut échapper, sauf à sortir du registre « kinois », du principe général d’une conception plurale des modèles de comportements sociaux dont rend compte chaque chanson.

94Ce mode de présentation est profondément « endogène » alors que le contenu des modèles peut être en rupture avec les valeurs dominantes des sociétés locales, le rapport aîné-cadet, par exemple, la gérontocratie ou la prééminence masculine. Nous sommes dans des formes de métissage plus ou moins violentes dans lesquelles, majoritairement, il n’y a pas de « conversion » à la modernité (acculturation par rejet) mais de multiples adhérences, plutôt que d’adhésions, à un large panel de comportements qui situent nécessairement l’individu, par la pluralité de ses statuts, dans toutes les dimensions de la société, dans ses multiples replis, avais-je déjà remarqué.

95C’est à la fois la condition de la survie sociale et économique et d’une sécurité juridique a minima On comprend donc combien le nouvel ouvrage de Camille Kuyu est précieux pour comprendre non seulement comment changent les sociétés africaines mais aussi comment s’adaptent ces sociétés et leurs droits par (gros) temps de mondialisation en continuant à pratiquer leur trajectoire propre, leur « petite musique » qui s’est révélée quasi universelle depuis.

Neirinck Claire (dir.), L’état civil dans tous ses états, Paris, LGDJ, coll. « Droit et Société. Série Droit », 2008, 206 p.

Compte rendu par Françoise Dekeuwer-Défossez (Université catholique de Lille).

96Il est peu de notions à la fois aussi familières et aussi méconnues que l’état civil. Chacun croit savoir quel est le sien, et personne ne parvient à définir vraiment ce dont il s’agit.

97C’est donc une initiative particulièrement heureuse que celle du Centre de droit privé de l’Université de Toulouse, sous la direction de Claire Neirinck, qui a tenté à la fois de cerner ce dont il s’agit, d’examiner ses contours et son fonctionnement actuels, et de critiquer certaines évolutions qu’il faut bien qualifier de dérives. Une série de contributions variées, juridiques mais aussi psychologiques et médicales, issues de recherches en Métropole mais aussi dans les DOM-TOM ou à l’étranger, montre bien que l’état civil « dans tous ses états » est tout sauf consensuel et évident.

98L’état d’incompréhension, d’abord. Certaines confusions communes paraissent inévitables : comment les simples citoyens peuvent-ils comprendre que le livret de famille n’est qu’un document dérivé, et que le véritable support de l’état civil est le registre tenu en mairie ? Pourquoi sauraient-ils qu’un permis de conduire n’est pas un document d’identité alors qu’il est souvent admis pour en faire la preuve ? À cet égard, d’ailleurs, la disparition des fiches d’état civil, déplorée par Maryse Bruggeman, n’a pu que renforcer la confusion.

99L’enquête qui ouvre fort opportunément l’ouvrage est d’ailleurs admirablement complétée par l’étude du dispositif législatif relatif au nom de famille qui le clôt : qu’un système aussi obscur et aussi abscons soit radicalement incompréhensible tant par la population que par les agents chargés de l’appliquer ne saurait étonner. De façon prémonitoire, Claire Neirinck dénonce l’illégalité de la circulaire imaginant le « double tiret », qui vient d’être affirmée postérieurement à la publication, par la jurisprudence. Deux articles relatifs à des droits étrangers, sous les plumes de Françoise Furkel et de Jose Javier Hualde Sanchez montrent, en contrepoint, que d’autres voies eussent été possibles.

100L’ état d’inadaptation des règles actuelles de l’état civil n’est pas moindre. Dans deux domaines au moins, les prescriptions législatives sont complètement en porte-à-faux par rapport aux réalités qu’elles prétendent transcrire.
D’abord, le droit de l’état civil n’est plus guère adapté aux progrès de la science médicale. La démonstration peut en être faite dans le cas des enfants mort-nés, où la recherche de « seuils » de déclaration est de plus en plus difficile. De même dans les hypothèses d’intersexualité : là où la médecine demande un délai de quelques années pour déterminer le sexe, le droit impose un choix dans les trois jours ! Paradoxalement pourtant, il semblerait, d’après Anne-Marie Rajon, que cette obligation permette aux parents de « sortir de la confusion et du chaos originel ». Où l’on découvre l’effet thérapeutique de l’état civil…
Les règles de l’état civil sont aussi en très large décalage avec le droit local de certaines terres françaises lointaines. À Mayotte, cependant, la création d’un état civil permet de conforter la modernisation des statuts civils (de droit commun et de droit local), comme le montre Sophie Paricard. Au rebours, en Guyane, il semble à Valérie Doumeng que le droit métropolitain est par trop loin des traditions et pratiques locales pour avoir un sens quelconque : il y a donc tout lieu de penser que ce qui y sera inscrit n’aura qu’un rapport assez lointain avec la réalité, notamment pour les naissances et les mariages.

101Si le caractère erroné de l’état civil reste cantonné à des territoires lointains, il demeure très généralement lacunaire.

102L’état d’incomplétude des documents d’état civil fait l’objet de reproches récurrents. La disparition depuis le 1er janvier 1989 de la mise à jour du double de l’état civil tenu au greffe du TGI a rendu ce dernier inutilisable, au point que Maryse Bruggeman peut se demander à quoi sert de le conserver.
L’autre lacune fort gênante des actes d’état civil est le défaut de mention de certains liens de famille, notamment de l’existence de frères et sœurs, et surtout de la survenance d’enfants. L’état civil s’avère donc inutilisable pour régler les successions, et il a fallu transférer aux notaires la charge des actes de notoriété.
Lacunaire au regard d’informations importantes, l’état civil s’est vu chargé de missions que Maryse Bruggeman n’hésite pas à qualifier de parasites.

103L’état d’instrumentalisation est celui de registres d’état civil surchargés d’actes qui ne devraient pas y figurer.

104Le cas des enfants sans vie est emblématique : le fait que le texte de Marie Pierre soit antérieur à l’arrêt de la Cour de cassation du 6 février 2008 comme aux décrets et arrêtés du 20 août 2008 ne remet nullement en cause la pertinence de sa réflexion : quelles que soient les limites de l’inscription de l’enfant sans vie sur le livret de famille, que l’on se base sur les durées de gestation retenues par l’OMS, ou sur la différence entre « accouchement » ou « fausse-couche » comme les textes actuels, la seule bonne question est de se demander si l’état civil doit bien être utilisé comme support du deuil parental.

105Accessoirement et par contre-coup, la portée des actes d’enfant sans vie ne s’en trouve-t-elle pas cependant modifiée ? Comment éviter qu’ils ne produisent une personnalisation rampante des êtres ainsi nommés et inscrits ? Comment les parents non mariés auxquels on remettra un livret de famille à l’occasion de cette naissance comprendraient-ils que cet enfant n’a aucune existence juridique ?

106Une interrogation similaire peut être formulée à propos du Pacs. Cette nouvelle forme d’union n’était pas censée conférer un « statut » modifiant l’état des personnes et ne devait donc pas figurer à l’état civil. Pour des raisons pratiques, il est cependant apparu nécessaire de la mentionner sur les actes de naissance, puisque c’est le mode de preuve le plus simple et le plus fiable. Mais cette inscription n’a-t-elle pas modifié la nature juridique de l’union ?

107L’ état d’incertitude est, en définitive, l’impression que l’on conserve après avoir refermé cette passionnante étude.
L’incertitude pèse, d’abord, sur les caractéristiques de l’état civil. Comme le montre Claire Neirinck de façon lumineuse, l’indisponibilité de l’état a été largement démantelée par la promotion des libertés individuelles et par le recul de l’indisponibilité du corps humain résultant des progrès médicaux. Comme elle ne craint pas de l’écrire, ce qui en subsiste n’est plus, le plus souvent, que l’habillage législatif d’autres préoccupations plus ou moins avouables ou sujettes à contestation, telles que « le caractère sacré de la vie ou les besoins de l’adoption ». Quant à l’immutabilité, elle correspondrait plus à la « permanence de la mémoire » qu’à une absence de changement, puisque les modifications de l’état sont bien évidemment possibles (mariage, changement de prénom ou de sexe en sont des exemples connus) mais n’oblitèrent jamais le passé, à l’exception notable de l’adoption plénière.
Mais, plus fondamentalement, c’est la notion même d’état civil qui se trouve affectée d’une incertitude que ne lève pas totalement cet ensemble d’études. C’est, encore une fois, l’épreuve du Pacs qui montre l’inconsistance essentielle de la notion. En quoi et pourquoi le Pacs, à la différence du mariage, ne modifierait-il pas l’état de ceux qui le concluent ? Le seul argument véritable est qu’il ne crée pas de lien juridique entre l’un des partenaires et la famille de l’autre. Mais d’où tiendrait-on que l’état des personnes ait nécessairement une dimension familiale ? C’est le présupposé de l’architecture du livre, qui envisage en première partie la consécration du sujet de droit, et en seconde celle de « l’être familial ». Rien, cependant, ne vient étayer ce qui reste un postulat.

108Au lieu de professer que l’état civil doit transcrire l’état des personnes, et de déplorer qu’il ne le fasse que de façon incomplète, illisible ou par l’effet d’une instrumentalisation, ne faut-il pas se résigner à constater que l’état des personnes est ce qui ressort des mentions portées sur les registres de l’état civil ?

Sintomer Yves, Le pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2007, 177 p.

Compte rendu par Anne Jolivet (doctorante, Laboratoire Mondes et dynamiques des sociétés Modys, CNRS/Université Lumière Lyon 2 et Istituto di filosofia e sociologia del diritto, Università degli Studi di Milano).

109Yves Sintomer propose dans cet ouvrage de s’interroger sur la crise du système politique et sur les solutions qu’offre le tirage au sort. Loin d’une pensée de sens commun ignorante de l’histoire qui voit généralement dans la participation des citoyens une menace réelle pour la démocratie, l’auteur propose de considérer à sa juste valeur la réintroduction du tirage au sort dans la vie politique. En quoi pourrait-il constituer une nouvelle voie pour les démocraties contemporaines et permettre de redonner crédibilité à l’action publique ? Dans une approche socio-historique, Yves Sintomer tente de nous donner les éléments nécessaires à une réflexion qui pose les questions fondamentales de tout ordre démocratique : quelles sont la nature et les origines de la légitimité politique ? quel est le sens de la représentation ? quels sont les modes de construction de l’intérêt général ?
Après avoir distingué six problèmes qui permettent de comprendre les causes structurelles de la crise de la représentation politique, l’auteur insiste sur l’état actuel de la politique française. Aujourd’hui, la « démocratie d’opinion », dans laquelle les médias jouent un rôle central, occupe la place des partis politiques. Mais le fléau qu’elle constitue ne semble pas s’être installé de façon irréversible. Si l’on oublie trop souvent que le propre de la démocratie est d’être en perpétuelle réinvention, il existe des signes de résistance à la « démocratie d’opinion » : des mouvements sociaux de divers types ayant une forte dimension participative ainsi que des dispositifs inédits marqués par l’idée de démocratie délibérative laissent présager un nouvel esprit de l’« action publique » ainsi que l’existence d’un « impératif délibératif ».

110La démocratie athénienne et les Républiques italiennes de Venise et de Florence (à partir du xiiie siècle) constituent les grands moments historiques de l’usage du tirage au sort en politique. L’intérêt majeur de l’étude de ces gouvernements est de nous rappeler que la sélection aléatoire va de pair avec l’épanouissement de la démocratie. Bien que le tirage au sort ait connu des applications politiques variées, il est possible de distinguer trois usages potentiels : le premier correspond à une dimension surnaturelle ou religieuse du tirage au sort ; le deuxième met en avant sa capacité à incarner une procédure impartiale de résolution des conflits lorsque le pouvoir est sujet à convoitise ; enfin, le troisième usage est celui d’une procédure permettant une égalité des chances dans l’accès à des charges politiques et judiciaires à travers l’autogouvernement des citoyens. Dans ce dernier cas de figure, le caractère démocratique du tirage au sort est étroitement lié à la nature du groupe dans lequel il est effectué. Moins il y a de sélections, plus le tirage est représentatif de la réalité sociale. Finalement, la disparition du tirage au sort en politique peut s’expliquer de la façon suivante : historiquement, il ne correspondait pas à l’idéal politique des pères fondateurs des révolutions françaises et américaines car il ne permettait pas de sélectionner une élite intellectuelle et morale. Le gouvernement représentatif ne visait donc pas l’autogouvernement par le peuple mais bien plutôt la mise en place d’une « aristocratie élective » annonciatrice des futures classes politiques.

111Si le tirage au sort disparaît en politique, il perdure au travers des jurys de la sphère judiciaire. Comment expliquer cette disparition qui va de pair avec le développement des jurys populaires ? Historiquement, une conception « aristocratique » de la représentation s’est imposée portant au pouvoir une élite de gouvernants se démarquant nettement du peuple et permettant la professionnalisation progressive de la politique. Les jurés d’assises utilisent leur « bon sens » comme seule compétence et la décision de justice a la spécificité d’être rendue par des pairs. Or, la politique est envisagée comme requérant un savoir du domaine de l’universel et une compétence professionnelle. Dès lors, les jurés apparaissent comme interchangeables les uns avec les autres puisqu’ils représentent l’expression du jugement de l’individu moyen et leur décision repose sur le consensus qui permet un jugement équitable et impartial. Un tel raisonnement n’a pas sa place en politique, lieu par excellence du conflit. Ajoutons que l’apparition tardive de la notion d’échantillon représentatif dans les démocraties modernes a orienté vers d’autres méthodes les théoriciens favorables à une représentation politique proche de la réalité.

112Mais depuis le début des années 1970, des théoriciens (Dienel, Crosby) se sont attachés à repenser l’usage du tirage au sort en politique. Un grand nombre d’expériences ont vu le jour à travers des jurys citoyens, des sondages délibératifs ou encore des conférences de consensus. Pourquoi un tel retour du tirage au sort sur le devant de la scène ? Différentes expériences ont été menées au Danemark, en Allemagne, au Canada et ont permis de montrer les forces et les faiblesses de ces mises en pratique. Le jury citoyen, modèle le plus expérimenté, fonctionne avec un nombre réduit de citoyens (entre 12 et 50 selon les pays) et est financé par des institutions. Les thèmes abordés sont variés (planification urbaine, problèmes sociaux, écologie). L’objectif est de produire un avis consultatif ou contraignant envers les institutions à travers une représentation de la société dans sa diversité et en donnant une information convenable aux participants. Quant au sondage délibératif, il rassemble environ une centaine de personnes, et permet d’obtenir un sondage dans lequel une information de qualité a été donnée. Les conférences de citoyens, dernier dispositif, ont pour objectif d’obtenir la présence d’individus sociologiquement diversifiés ayant des points de vue différents sur les thématiques abordées lors de la conférence.

113Peut-on affirmer que la réintroduction du tirage au sort en politique constitue une voie prometteuse capable de rénover le fonctionnement des démocraties contemporaines ? Ce qu’il importe de retenir, c’est que le tirage au sort devient un instrument au service de la démocratie lorsqu’il revêt un caractère égalitaire entre les individus, favorise la culture civique et permet une ouverture à la participation aux charges publiques. Les procédures délibératives peuvent se vanter d’une légitimité fondée sur la formation d’une opinion éclairée ainsi que sur une représentativité ayant pour principe une ressemblance sociologique entre les représentants et les représentés. La sélection aléatoire permet donc la mise en œuvre d’une « politique de la présence » qui permet la participation d’une très grande variété d’appartenances sociales. Le dernier élément de la légitimité est la mobilisation d’un « savoir citoyen » qui se démarque des savoirs des experts et professionnels de la politique. Cela correspond, d’une part, à un savoir d’usage et, d’autre part, à un « bon sens » semblable à celui attendu de la part des jurys populaires. Cependant, la notion de consensus qui émerge du fonctionnement des délibérations ne constitue pas un élément de légitimité supplémentaire. L’on sait que l’aboutissement à un consensus lors des délibérations ne doit pas masquer le fait que la plupart des dispositifs délibératifs ne sont pas autorégulés et dépendent directement des gouvernements. La pratique montre que les citoyens revendiquent toujours plus d’espace et de pouvoir face au monopole des élus.

114Changer la démocratie, changer la politique et les rapports de pouvoir afin de sortir de l’impasse actuelle en retenant les enseignements de l’histoire mais sans pour autant reproduire le passé, tel est l’objectif à atteindre. Yves Sintomer lance ici des pistes concrètes afin de mener à bien le projet de la démocratie participative. Pour ce faire, il s’agit de promouvoir les fonctions de proposition, de contrôle et d’évaluation, de jugement et enfin de décision des différents dispositifs délibératifs. L’auteur propose la création de diverses institutions à l’échelle locale et nationale comme une « fondation nationale pour la démocratie participative » ou encore une assemblée capable de remplacer le Sénat. Si la démocratie de proximité existe déjà en France, c’est bien vers la « démocratie participative » qu’il faut désormais se tourner. Quoi qu’il en soit, au-delà des limites évidentes qu’Yves Sintomer est le premier à évoquer, il est indéniable que cette tendance actuelle témoigne d’un réel mouvement à l’échelle mondiale. Mouvement qui, en dehors de sa mise en pratique, ne sera pas sans laisser de traces car il appartient à l’histoire de la démocratie et donc à l’histoire de nos sociétés.

Vauchez Antoine et Villemez Laurent, La justice face à ses réformateurs (1980-2006). Entreprises de modernisation et logiques de résistances, Paris, PUF, coll. « Droit et justice », 2007, XI – 267 p.

Compte rendu par Anne Jolivet (doctorante, Laboratoire Mondes et dynamiques des sociétés Modys, CNRS/Université Lumière Lyon 2 et Istituto di filosofia e sociologia del diritto, Università degli Studi di Milano).

115Crise et réforme apparaissent aujourd’hui comme les mots clefs permettant de résumer la situation dans laquelle se trouve la justice française. Touchant à de multiples aspects, la nécessité de réformer la justice semble s’imposer au sein de l’institution judiciaire, mais également en dehors de cette dernière. Antoine Vauchez et Laurent Villemez, loin de tout jugement de valeurs et de prises de position face à ces thématiques, nous proposent de « décoder le sens de ce discours crisologique » et de révéler que, derrière une soi-disant objectivité, se cachent de nouvelles distributions du pouvoir et une « redéfinition des modes de légitimation de la justice ». Un « sens commun réformateur »  [21] évoquant la crise et ses solutions s’impose dans le discours de la grande majorité des acteurs appartenant ou non au monde de la justice. Comment l’« impératif réformateur » va-t-il se développer ? Qui en sont les promoteurs et comment parviennent-ils à leurs fins ? Il s’agit de mettre au jour toutes les transformations engendrées par l’esprit de la réforme, à savoir la rationalisation du système judiciaire français, la technicisation croissante des propos du débat et, enfin, la légitimation toujours plus forte du modèle du magistrat professionnel.

116La première partie de l’ouvrage se concentre sur les formes, les lieux et les acteurs qui sont aux fondements de la vague réformatrice dans le domaine de la justice depuis le début des années 1980 jusqu’à nos jours. L’objectif est de comprendre les logiques sectorielles qui ont permis l’émergence d’un champ et d’un « sens commun » réformateur. La seconde partie explore le destin de trois juridictions – le tribunal de commerce, la cour d’assises et le tribunal des prud’hommes – aux prises avec cet « impératif réformateur ». Parce qu’elles mélangent en leur sein, dans des modalités différentes, juges professionnels et non professionnels, ces juridictions apparaissent comme des cibles idéales pour les réformateurs souhaitant réaliser une opération de rationalisation juridique, administrative et gestionnaire qui permettrait de les rapprocher des autres juridictions françaises. L’étude minutieuse de la mise en œuvre pratique des réformes, des différents processus de résistance et des conflits permet de mesurer l’ampleur de la dynamique réformatrice en marche.

117Depuis une trentaine d’années, la réforme de la justice passe par la réalisation de deux piliers : la modernisation de l’administration de la justice et l’imposition des standards de la justice ordinaire.

118La première étape du phénomène observable est la modernisation administrative de la justice qui prend désormais la forme d’un service public comme les autres. Dès le début des années 1980, les thématiques réformatrices vont être doublées d’enjeux bureaucratiques liés à des problèmes de gestion et de modernisation. Sous l’impulsion de hauts fonctionnaires, la Chancellerie va abandonner les débats internes portant sur la finalité politique poursuivie par la justice au profit de débats portant essentiellement sur la rationalisation de l’organisation et du fonctionnement de l’institution judiciaire. Selon les auteurs, on assiste à une dépolitisation des questions de justice pour lesquelles règne un consensus de la part des gouvernements de tout bord. À la culture judiciaire classique attentive aux singularités et à l’histoire des juridictions s’ajoutent désormais des éléments de culture propres à d’autres sphères étatiques dérivées notamment d’espaces politico-administratifs où gravitent les hauts fonctionnaires.

119La seconde étape correspond à l’imposition des standards de la justice ordinaire par les professionnels du droit à travers l’outil que représente la procédure. Sous l’impulsion de la doctrine, elle devient une matière centrale où l’application des principes de la « bonne justice » va se développer transversalement entre les différentes sphères judiciaires et sous l’impulsion des standards constitutionnels et communautaires. La procédure est alors envisagée comme un modèle de « bonne justice » applicable à tous les domaines du droit. Face à cette nouvelle thématique, la classification traditionnelle entre juridictions d’exception et de droit commun vacille. Un double discours s’installe : d’un côté, l’existence et le maintien de juridictions d’exception où des juges non professionnels sont présents, pour lesquelles une partie de la doctrine s’efforce de démontrer l’appartenance au droit commun ; de l’autre, certains auteurs qui tentent de prouver la non-adéquation de ces mêmes juridictions face aux standards de la justice ordinaire au travers des principes de la « bonne justice ».

120Parallèlement, la problématique de la réforme de la justice se révèle être un des objets privilégiés du travail parlementaire et tend à s’affirmer comme le domaine réservé du pouvoir législatif. Si le débat parlementaire sur ce thème perd de son idéologisation, c’est en partie parce que la thématique de la réforme apparaît comme un moyen sûr d’affirmer le poids symbolique du Parlement en revenant sur les thématiques républicaines si chères aux parlementaires mais également en évoquant la légitimité de la participation des profanes aux décisions de justice. Il existe un lien entre la proximité sociale et les connaissances de terrain des juges non professionnels et celles des parlementaires, et c’est précisément ces caractéristiques que les réformateurs souhaitent voir disparaître au nom de l’universalité du droit. Sous-jacente à cette problématique se pose la question de la légitimité d’une justice représentative. Les réformateurs s’opposent à une justice de terrain favorisant les intérêts particuliers en évoquant l’intérêt général et la souveraineté populaire.

121Les auteurs constatent l’existence d’un mouvement d’ensemble formant un véritable « champ réformateur » nourri idéologiquement par un « sens commun réformateur » qui constitue la base cognitive d’individus partageant le même langage, les mêmes diagnostics et objectifs. Le champ réformateur se construit grâce à la formation des « lieux neutres » que sont le Parlement, l’université et la haute administration, et ses membres font partie d’une élite ayant des appartenances professionnelles multiples et une capacité à survoler les intérêts de groupe et les intérêts politiques, disposant ainsi d’une posture idéale de réformateur. Finalement, le sens commun réformateur constitue un point de référence qui, selon les contextes, va autoriser des stratégies très différentes.

122À travers une étude détaillée des processus de réforme à l’œuvre au tribunal de commerce, à la cour d’assises et au tribunal des prud’hommes, juridictions marquées par la présence de profanes en leur sein, les auteurs présentent l’aspect empirique de l’application des principes énoncés dans la première partie de l’ouvrage. De par leur singularité, ces trois juridictions vont constituer des terrains de prédilection pour les ambitions réformatrices. Bien que les projets de loi permettant la mise en place de réformes n’aient pas toujours abouti et que de nombreuses résistances se soient fréquemment fait sentir, Antoine Vauchez et Laurent Villemez expliquent comment la rationalisation administrative et les standards du procès équitable, où la figure du juge professionnel est dominante, se sont tout de même imposés. Concernant la cour d’assises, la réforme du 15 juin 2000 sur la présomption d’innocence a introduit l’appel en contournant tout débat sur les fondements politiques et juridiques de cette décision. Les tribunaux de commerce n’ont pas connu la réforme prévue par le projet de loi de 2001, mais la modernisation juridique est entrée au cœur du monde consulaire avec l’application d’une série de textes concernant la formation des juges consulaires et le contrôle de l’éthique et de la discipline de ces derniers. En ce qui concerne la justice prud’homale, tiraillée entre les mondes de la justice et du travail, le diagnostic de sa crise a permis à plusieurs reprises de normaliser son fonctionnement jusqu’à l’aboutissement réel d’une mise aux normes judiciaires (qualité des décisions et procès équitable).

123Les auteurs concluent en évoquant la fragilité et l’incertitude qui planent cependant sur le mouvement réformateur au travers de deux exemples : la loi sur les juges de proximité de février 2003 et l’issue de l’« affaire d’Outreau » en 2006. Une remise en cause temporaire du bien-fondé de l’« impératif réformateur » a été véhiculée à la suite des débats parlementaires et publics qui ont eu lieu pour chacune d’elles. Dès lors, on assiste à une revalorisation des qualités proprement profanes de l’acte de juger et de l’incertitude même qui le constitue. Ce retour sur les thématiques de l’« art judiciaire » traditionnel et de l’importance du doute est à même de remettre en cause, au moins pour un temps, le chemin bien tracé de l’« impératif réformateur » qui semblait jusqu’ici irréversible. Le champ des possibles de ce que peut être la « bonne justice » n’en ressort que plus vaste et enrichi.


Date de mise en ligne : 26/05/2009.

https://doi.org/10.3917/drs.071.0215

Notes

  • [1]
    Notamment Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2001.
  • [2]
    Patrice Duran incite d’ailleurs à repenser en termes nouveaux la légitimité de l’homme politique, traditionnellement définie comme « [l’] acquisition ou [le] maintien de [l’] autorité ». Sa légitimité tient désormais tant d’une aptitude formelle à prendre des décisions qu’au contenu de ses décisions, c’est-à-dire aux conséquences de ses actions (Patrice Duran, Penser l’action publique, Paris, LGDJ, coll. « Droit et Société », p. 86 et suiv.).
  • [3]
    Cette expression est utilisée par Daniel Gaxie (p. 300).
  • [4]
    Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2001.
  • [5]
    Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique, op. cit , p. 145.
  • [6]
    Stéphane Sirot, La grève en France : une histoire sociale (xixe - xxe siècle), Paris, Odile Jacob, coll. « Histoire », 2002.
  • [7]
    Voir à ce sujet l’excellent ouvrage écrit sous la direction de Jean-Michel Denis, Le conflit en grève ? Tendances et perspectives de la conflictualité contemporaine, Paris, La Dispute, coll. « États des lieux », 2005.
  • [8]
    Pour un panorama sur ce qui se fait à l’étranger, cf. : Marie Goré, « La responsabilité civile, pénale et disciplinaire », Electronic Journal of Comparative Law, vol. 11.3, décembre 2007 <http:// wwwww. ejcl. org/ 113/ article113-13. html>(19 p.) ; Guy Canivet et Julie Joly-Hurard, « La responsabilité des juges, ici et ailleurs », Revue internationale de droit comparé, 58 (4), 2006, p. 1049-1093 ; Simone Gaboriau et Hélène Pauliat (dir.), La responsabilité des magistrats, Limoges, Presses universitaires de Limoges, coll. « Entretiens d’Aguesseau », 2008 (consécutif à un colloque organisé en 2005) ; Jacques Van Compernolle, Benoît Dejemeppe, Bernard Dubuisson et édouard Jakhian (Collectif), La responsabilité professionnelle des magistrats : actes du colloque organisé le 15 février 2007 à l'Université catholique de Louvain, Bruxelles, Bruylant, coll. « Les Cahiers de l’Institut d’études sur la justice », 2008 (principalement consacré à la déontologie).
  • [9]
    Selon le Code de procédure pénale et la jurisprudence de la Cour de cassation.
  • [10]
    Malgré l’élargissement du mode de saisine aux chefs de cours et de juridiction en 2001.
  • [11]
    Dans ce cas, le Csm, saisi par le garde des Sceaux ou par les premiers présidents de cours d’appel, se réunit en conseil de discipline sous la direction du premier président de la Cour de cassation, après avoir procédé, le cas échéant, à une enquête. La procédure est fort semblable pour la formation compétente à l’égard des magistrats du parquet. Les sanctions encourues sont : la réprimande avec inscription dans le dossier, le déplacement d’office, le retrait de certaines fonctions, l’abaissement d’échelon, la rétrogradation, la mise à la retraite d’office ou l’admission à cesser ses fonctions lorsque le magistrat n’a pas droit à une pension de retraite, la révocation avec ou sans suspension des droits à pension, ou encore, depuis 2001, l’exclusion temporaire de fonctions pour une durée maximum d’un an avec privation partielle ou totale du traitement.
  • [12]
    Sur cet aspect, cf. Daniel Ludet, « Formation et responsabilité des magistrats : quelles réformes ? », Les Cahiers français, 334, 2006 (dossier sur « La justice : réformes et enjeux », sous la direction de Philippe Tronquoy).
  • [13]
    Cf. André Vallini et Philippe Houillon, Rapport fait au nom de la Commission d'enquête chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement, Paris, Assemblée nationale, coll. « Documents d’information, n° 3125 », 2006.
  • [14]
    Jean Carbonnier, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 5° éd., 1995, p. 20 et 22.
  • [15]
    Étienne Le Roy, « Le tripode juridique. Variations anthropologiques sur un thème de flexible droit », L’Année sociologique, 57 (2), 2007, p. 341-351.
  • [16]
    Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, Paris, Fayard, 1999.
  • [17]
    Étienne Le Roy, Les Africains et l’institution de la justice. Entre mimétismes et métissages, Paris, Dalloz, coll. « Regards sur la justice », 2004.
  • [18]
    Une notable exception, chez les historiens du droit : Jacques Poumarède et Jean-Pierre Royer (textes réunis et présentés par), Droit, histoire et sexualité [colloque organisé par l’Université des Sciences sociales de Toulouse, 1985], Lille, Publications de l’espace juridique, 1987.
  • [19]
    Camille Kuyu, « La bureaugamie, un nouveau modèle matrimonial africain ? », in Claude Bontems (dir.), Mariage-mariages, Paris, PUF, 2001, p. 295-301.
  • [20]
    Sans être pleinement satisfaisante, l’expression semble préférable à celle de droit informel employée par « les auteurs positivistes » évoqués par l’auteur dans l’introduction. À la différence de l’anglais informal qui connote le « non officiel », en français le préfixe « in » signifie un manque, une absence de ce à quoi il est associé. Donc, dans informel, une absence de forme. Un droit sans formes peut-il encore être considéré comme tel ? Même, peut-être surtout, dans les expériences non occidentales de la juridicité, il n’y a pas de régulations sans formalisme, qu’on trouve dans les rituels là où « le droit » n’est pas pensé comme autonome mais « enchâssé » dans d’autres rapports sociaux.
  • [21]
    Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France 1880-1914, Paris, éditions EHESS, 1999.
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