Couverture de DRS_066

Article de revue

Lu pour vous

Pages 511 à 543

Notes

  • [1]
    Mathilde Aninat, MF. Deschamps, et F. Drevon, Les jurés, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1980.
  • [2]
    Voir notre note de lecture dans la Revue du droit public et de la science politique, 2000, p. 596-600.
  • [3]
    Julie Ballington et Marie-José Protais (dir.), Les femmes au parlement : au-delà du nombre, Stockholm, IDEA, 2002 (peut être téléchargé sur le site de l’IDEA).
  • [4]
    Originaire d’Égypte, elle est également l’auteur d’une thèse soutenue à l’Université d’Amsterdam : Azza Karam, Women, Islamisms, and the State : Contemporary Feminisms in Egypt, New York, St Martin’s Press, Londres, Macmillan, 1998.
  • [5]
    Voir également Mariette Sineau, Profession : femme politique. Sexe et pouvoir sous la Cinquième République, Paris, Presses de Sciences Po, 2001.
  • [6]
    Voir à cet égard la récente étude complète : Drude Dahlerup (dir.), Women, Quotas and Politics, Londres, Routledge, 2006.
  • [7]
    De même : Commission européenne, Égalité des chances pour les femmes et les hommes dans l’Union européenne. Rapport annuel 1996, Luxembourg, Office des publications officielles des CE, 1997, p. 78 et suiv., cité in Jacqueline Nonon, « L’Europe, un atout pour les femmes ? », Problèmes politiques et sociaux, 804, 12 juin 1998, p. 78 et suiv.
  • [8]
    Contre : Éliane Vogel-Polsky, « Les impasses de l’égalité ou pourquoi les outils juridiques visant à l’égalité des femmes et des hommes doivent être repensés en terme de parité », Parité-Infos 1, 1994, p. 9, citée dans le Manuel, p. 127. On peut pourtant considérer les quotas comme une émanation du principe d’égalité, dans la mesure où ils sont censés assurer à des catégories défavorisées de la population une part de positions, de mandats ou d’avantages variés en rapport avec leur présence numérique. L’exigence d’un tel rapport traduit l’application du principe d’égalité à leur égard. À partir du constat que les femmes constituent (à peu près) la moitié de la population, la parité semble procéder du même raisonnement.
  • [9]
    Cf. le tableau dans le Manuel, p. 146.
  • [10]
    Notamment les articles 3 V et 4 II de la Constitution française (qui n’évoquent pas le terme de parité) et la loi n° 2000-493 du 6 juin 2000.
  • [11]
    Entretemps, la France est descendue à la 23e position (partagée avec la Slovénie), sur les 27 États membres actuels, et à la 86e place à l’échelle mondiale (cf. le site de l’Union inter-parlementaire, www. ipu. org/ wmn-e/ classif. htm).
  • [12]
    Cf. Mariette Sineau, Profession : femme politique. Sexe et pouvoir sous la Cinquième République, op. cit., p. 248 (citée ici p. 129).
  • [13]
    André Bellon, « Changer de président ou changer de Constitution ? », Le Monde diplomatique, mars 2007, p. 24-25 (p. 24).
  • [14]
    Cf. Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale (IDEA), Engaging the Electorate : Initiatives to Promote Voter Turnout from around the World (including voter turnout data from national elections worldwide 1945-2006), Stockholm, IDEA, 2006.
  • [15]
    Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992, vol. 1, p. 11.
  • [16]
    Pour l’Assemblée nationale française, cf. l’article 13, n° 6 de l’Instruction générale du bureau de l’A.N., et l’article 66 n° 3 du règlement de l’A.N.
  • [17]
    Cf. Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 4e éd., 2003, p. 5 et suiv., qui indique, pour une organisation internationale, que l’abstention est une « attitude qui se distingue de la non-participation au vote ». Il n’y a pas de raison que cette distinction ne s’applique pas partout où il y a des votes.
  • [18]
    Voir son site : www. ipu. org
  • [19]
    Robert Vachon, « Au-delà de l’universalisation et de l’interculturation des droits de l’homme, du droit et de l’ordre négocié », Bulletin de liaison du Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris, 25, 2000, p. 9-21 (p. 10).
  • [20]
    Denis Salas, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette Littératures, 2005.
  • [21]
    Lucien Karpik, Les avocats. Entre l'État, le public et le marché xiiie-xxe siècle, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1995, p. 367-371.
  • [22]
    Jean-Pierre Cléro et Bertrand Binoche, Bentham contre les droits de l’homme, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007.
  • [23]
    Jacques Chevallier, L’État post-moderne, Paris, LGDJ, coll. « Droit et Société. Série politique », 2e éd., 2004.
  • [24]
    Cf. notamment son article programmatique : Lilian Mathieu, « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des mouvements sociaux », Revue française de sciences politiques, 52 (1), 2002, p. 75-100.
  • [25]
    Id., « L’espace de la prostitution. Éléments empiriques et perspectives en sociologie de la déviance », Sociétés contemporaines, 38, 2000, p. 99-116.
  • [26]
    Id., « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des mouvements sociaux », op. cit., p. 95.
  • [27]
    Hétéronomie due à sa faible institutionnalisation, ce qui constitue une des démarcations principales, selon l’auteur, de la notion d’espace social vis-à-vis de celle de champ telle que la conçoit Pierre Bourdieu.
  • [28]
    Versant judiciaire de la « double peine », l’autre étant le versant administratif (arrêté d’expulsion).
  • [29]
    C’est d’ailleurs cette critique de l’approche trop objectiviste de la structure des opportunités politiques qu’il aborde aussi dans son « manuel » sur les mouvements sociaux. Cf. Lilian Mathieu, Comment lutter ? Sociologie et mouvements sociaux, Paris, Textuel, coll. « La discorde », 2004, p. 178-180.
  • [30]
    Sur ce point, il frôle l’approche de la frame perspective, dont il se dit tout proche (p. 40), mais dont il se démarque en suivant la critique formulée par Daniel Cefaï sur la réification, et donc l’usage utilitariste, du concept de cadre qu’opère ce courant théorique : cf. Daniel Cefaï, « Les cadres de l’action collective. Définitions et problèmes », in Daniel Cefaï et Danny Trom (dir.), Les formes de l’action collective. Mobilisations dans les arènes publiques, Paris, éditions EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2001, notamment p. 57-64.
  • [31]
    Ce qui n’est pas une critique en soi : François Chazel (« Mouvements sociaux », in Raymond Boudon [dir.], Traité de sociologie, Paris, PUF, 1991, p. 263-312) montre à quel point cette théorie a été un pas décisif dans la compréhension des mouvements sociaux après la critique olsonienne de l’analyse des comportements collectifs. Reste qu’au-delà de ces apports décisifs, elle met de côté tout le pan moral et culturel des croyances en saturant l’intelligibilité par la dimension stratégiste et concurrentielle (ce qu’on semble trouver dans l’article de Lilian Mathieu, « L’espace de la prostitution. Éléments empiriques et perspectives en sociologie de la déviance », op. cit.). Les ressorts de l’engagement, ou du désengagement, liés à des analyses fines de trajectoires typiques, à la fois quantitatives et qualitatives (sur ce point, cf. le programme proposé par Olivier Fillieule « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de sciences politiques, 51 (1-2), février-avril 2001, p. 199-217), ne peuvent donc pas vraiment être pris en compte dans une perspective qui retrace des parcours en quelques lignes, visant à sous-entendre que l’individu qui est sur le front de la bataille a en fait acquis le savoir-faire pertinent (capitaux culturel, symbolique, social) : la trajectoire n’a donc de sens que capitalistique, et non expérientiel.
  • [32]
    Perspective qu’il revendique dans l’article : « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des mouvements sociaux », op. cit.
  • [33]
    Par « ordinamento », la langue italienne vise une procédure de programmation qui, au moyen d’un algorithme, permet d’ordonner d’une certaine manière les éléments d’un ensemble. L’un des auteurs les plus célèbres pour avoir traité de la notion d’« ordinamento giuridico » est Norberto Bobbio, auteur d’une Teoria del ordinamento giuridico (1960), dont on louait, de ce point de vue, la contribution majeure « à la composition (concept de norme et divers types de normes), à l’unité (validité et norme fondamentale), à la complétude (lacunes et leur intégration) et à la cohérence (antinomies et leur élimination) » (Patrizia Borsellino, « Norberto Bobbio : profilo dello studioso », dans Norberto Bobbio. A Bibliography, Milan, Giuffrè, 1984, p. 72.
  • [34]
    André-Jean Arnaud, Da giureconsulti a tecnocrati. Diritto e società in Francia dalla codificazione ai giorni nostri, traduction italienne par Francesco Di Donato (Napoli, Jovene Edit, 1993), de Les juristes face à la société de 1804 à nos jours (Paris, PUF, 1975).
  • [35]
    Bernard Mathieu et Michel Verpeaux (dir.), La constitutionnalisation des branches du droit, Paris, Economica, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, coll. « Droit public positif », 1998.
  • [36]
    Stéphane Braconnier, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et du droit administratif français, Bruxelles, Bruylant, 1997 ; Nicolas Molfessis, Le Conseil constitutionnel et le droit privé, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », 1997 ; Joël Andriantsimbazovina, L’autorité des décisions de justice constitutionnelles et européennes sur le juge administratif français. Conseil constitutionnel, Cour de justice des communautés européennes et Cour européenne des droits de l’homme, Paris, LGDJ. coll. « Bibliothèque de droit public », 1998 ; Laurence Potvin-Solis, L’effet des jurisprudences européennes sur la jurisprudence du Conseil d’État, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit public », 1999.
  • [37]
    Parce que la « puissance publique » peut être considérée comme un de ces concepts qui entre dans la définition juridique de l’État, on renverra de façon spécifique à Michel Troper, « Sur la théorie juridique de l’État », dans Id., Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1994, p. 5-22.
  • [38]
    L’efficacité apparaît ici comme un critère du droit justifiant un renvoi à Denys de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de Droit ?, Paris, Odile Jacob, 1997, essentiellement p. 59-89.
  • [39]
    Sur la liaison, déjà mise à mal, de la Loi et de la volonté générale, voir Pierre Brunet, « Que reste-t-il de la volonté générale ? Sur les nouvelles fictions du droit constitutionnel français », Pouvoirs, 114, 2005, p. 5-20.
  • [40]
    Pour une étude, dans une juridiction, du poids des individualités dans l’avènement des décisions et des stratégies mises en place pour y parvenir, outre l’ouvrage de Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002, voir Jacques Meunier, Le pouvoir du Conseil constitutionnel. Essai d’analyse stratégique, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, coll. « La pensée juridique moderne », 1994, spécialement la première partie de l’ouvrage et p. 305-310.
  • [41]
    Dont on sait que la définition n’a pourtant rien d’évident comme l’illustre la synthèse d’Éric Millard, « Qu’est-ce qu’une norme juridique ? », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, 21, 2006, p. 59-62.
English version

Aninat Mathilde, Être juré, Paris, L’Harmattan, 2006, 150 p.

1Écrit par une femme deux fois jurée à Lyon, le petit ouvrage être juré a l’immense avantage de faire bénéficier le lecteur, futur juré ou citoyen intéressé par cette fonction aussi riche que mystérieuse, non seulement de l’expérience personnelle de Mathilde Aninat comme juré mais aussi de l’immense travail de réflexion et de pédagogie qu’elle a conduit avec quelques autres en faisant vivre une association de jurés pendant plus de vingt ans.

2Préfacé par le procureur général près la cour d’appel de Lyon, Olivier Viout, ce guide situe la cour d’assises française parmi ses homologues européennes, décrit les modalités de désignation des jurés, explique en des termes non juridiques le rôle de chacun des « personnages » de la juridiction criminelle, depuis l’accusé jusqu’aux témoins, en passant par le président de la cour, les assesseurs, le greffier, la partie civile, le ministère public, l’enquêteur de personnalité, les experts…, bref tous ceux que les jurés vont voir défiler devant eux sans comprendre nécessairement ce qu’ils sont censés apporter. Le cheminement depuis la découverte de faits criminels jusqu’à leur jugement devant une cour d’assises est également explicité, de même que sont restituées les principales phases du procès lui-même.

3Au delà de ce travail pédagogique tout à fait précieux qui occupe les deux tiers de l’ouvrage, Mathilde Aninat, déjà co-auteur d’un « Que sais-je ? » sur les jurés  [1], livre ses réflexions sur ce « rôle du juré [qui] est des plus difficiles », celui-ci étant placé dans une situation « face à laquelle il se sent souvent démuni » : instructions « ambiguës » et « tiraillement » entre la subjectivité, les « impressions » que leur laisse l’audience, et la rationalité, les traces qu’ont produites les preuves sur leur « raison ».

4Sans remettre en cause le recrutement des jurés par tirage au sort, l’auteur, qui a été enseignante et orthophoniste, considère qu’en revanche il serait tout à fait nécessaire de modifier les conditions d’exercice de cette mission afin que les jurés puissent mieux l’« assumer ». Elle analyse avec beaucoup de finesse et de nuances le rôle du juré dont la position est « imprécise et inconfortable » face aux magistrats qui détiennent à la fois « savoir et autorité ». Aussi recommande-t-elle aux futurs jurés de ne pas se vivre comme des « intrus » ou des « pièces rapportées » et de ne pas « se mettre sous la dépendance du président », tout comme elle met en garde contre le danger d’être dans la « toute puissance » ou la vengeance. Pour elle, le citoyen a été choisi comme juré non en fonction de ses qualités propres mais comme électeur : « il est donc le représentant délégué de ses concitoyens ».

5L’auteur qui se situe clairement dans une perspective d’aide au futur juré lui suggère de s’informer sur le système des peines avant de se rendre à la cour d’assises, de se faire expliquer le système de votes bien avant le premier délibéré, et de prendre consciencieusement des notes pendant l’audience.

6« Le juré, conclut-elle, est semblable à un artisan qui se met tout entier dans son “œuvre unique”. Comme lui, le juré s’investit dans un procès unique. Par là, il ne rend pas la justice qu’il n’a pas reçue en dépôt mais il en est créateur, il l’élabore, il est acteur de sa restauration. »

7Dominique Vernier Institut des Sciences Sociales du Politique (ISP), École Normale Supérieure de Cachan

Ballington Julie et Karam Azza (dir.), Women in Parliament : Beyond Numbers, Stockholm, International Institute for Democracy and Electoral Assistance, nouvelle éd. revue, 2006, 267 p.

Comment accroître la présence parlementaire des femmes, et pour quoi faire ?

8Voici une nouvelle édition largement remaniée d’un ouvrage politique à succès international dont l’édition initiale de 1998  [2] a déjà connu quatre traductions, dont une en français  [3]. Jusque-là, la plupart des informations concernant la place des femmes dans la politique n’étaient accessibles que dans un cadre académique et restreint. L’objectif de ce manuel est de les mettre à la portée de tous et plus particulièrement de quatre groupes de personnes : les journalistes et autres professionnels des médias, les étudiants et les chercheurs en sciences politiques, les agents publics concernés par la place des femmes dans la société, mais aussi et surtout les femmes elles-mêmes, actives en politique ou souhaitant le devenir. Comme nous le dit Frene Ginwala, à l’époque présidente de l’Assemblée nationale en Afrique du Sud, dans la préface initiale de 1998 reproduite ici : pour changer une société et une situation, on ne peut compter sur ceux qui y sont privilégiés ; seule l’action des défavorisés – en l’occurrence des femmes – pourra mettre un terme à leur domination.

9Les analyses des milieux politiques présentées ici sont sans doute valables pour d’autres assemblées représentatives, y compris professionnelles, voire pour la désignation de dirigeants administratifs, économiques et associatifs. C’est pourquoi il n’est pas péremptoire de penser que cet ouvrage fera date dans l’histoire de l’émancipation des femmes. Ne serait-ce que parce que sa publication et sa diffusion sont assurées par une organisation intergouvernementale, l’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale (IDEA), dont le siège est à Stockholm. Réunissant aujourd’hui 25 gouvernements (dont un observateur) à travers le monde et 4 organisations non gouvernementales internationales, cette institution a permis de rassembler 20 chercheurs, parlementaires et militants dans une collaboration fertile. Le manuel coordonné par Julie Ballington et Azza Karam  [4] en est le fruit, et l’ancrage politique autant qu’universitaire de l’Institut continuera à lui assurer une vaste promotion à l’échelle mondiale. Le livre débute d’ailleurs par deux symboles forts, à savoir les préfaces, rédigées l’une par Ellen Johnson Sirleaf, première femme élue présidente, en 2005, dans un pays d’Afrique, le Liberia, l’autre par Frene Ginwala, venant donc d’Afrique du Sud où la première élection post-apartheid, en avril 1994, a porté le pourcentage des parlementaires féminins de 2,8% à 23,9%.

10S’il s’agit d’un manuel politique, l’ouvrage a également un grand intérêt pour l’étude du droit et des mécanismes de désignation électorale par rapport à la représentation féminine. Cet apport est d’autant plus marqué pour le public francophone que la nouvelle édition comporte une contribution de Mariette Sineau  [5] étudiant les récentes expériences françaises d’institutionnalisation de la parité. C’est pourquoi seront étudiés et commentés ici les enjeux de l’émancipation politique des femmes et leur traitement par les auteurs, avant d’aborder plus brièvement la dimension utilitaire du manuel.

11« Double journée »

12Les auteurs partent de l’observation selon laquelle l’existence de droits attribués aux femmes ne signifient pas automatiquement qu’elles puissent s’en prévaloir : le patriarcat reste bien une réalité par rapport à laquelle les textes juridiques seuls sont impuissants. Sont alors identifiés les nombreux obstacles politiques, socio-économiques et culturels qui font que seuls 18,5% des parlementaires en Europe, mais aussi en Amérique, 8,6% des présidents d’assemblée et à peine 11% des leaders de parti politique dans le monde sont des femmes. Parmi les obstacles abordés, le problème de la « double journée » de nombreuses femmes n’est guère étudié, sans doute parce que l’objet même de l’ouvrage est focalisé sur la sphère politique. Pourtant, c’est sans doute l’obstacle principal dont découlent la plupart des difficultés que rencontrent les femmes qui désirent faire de la politique (ou exercer un autre métier). Il convient donc de s’y attarder un moment, d’autant que l’ampleur du phénomène est rarement reconnue.

13En effet, « double journée » ne signifie pas seulement qu’ayant une vie de famille et un ménage, les femmes sont généralement moins disponibles que les hommes pour se consacrer à la politique (ou à une autre profession). Elles sont en plus désavantagées du fait que les hommes – mais pas les femmes – politiques peuvent bien souvent s’appuyer sur leur conjointe pour assurer, outre les tâches de ménage courantes, travaux de secrétariat, réceptions, distribution de tracts... Il est donc clair que, dans la concurrence pour les positions et les mandats politiques, les femmes sont lourdement handicapées, sans même parler du faible soutien que la société contemporaine leur accorde en cas de grossesse et après une naissance.

14Quotas et parité

15Après les obstacles, deux auteurs – Richard E. Matland des universités de Houston (USA) et de Bergen (Norvège) et Drude Dahlerup de l’université de Stockholm – étudient les moyens d’accroître la présence féminine dans les assemblées. Le facteur le plus décisif s’avère être l’existence et l’ampleur d’un mouvement ou d’une organisation de femmes et l’intensité de sa collaboration avec les candidates (potentielles). Quant à la sélection, par un parti, de ses candidat(e)s à une élection, les femmes ont intérêt à revendiquer des règles de procédure précises et contraignantes, législatives ou, du moins, internes à leur parti. Comme ailleurs, la jungle défavorise les faibles.

16C’est d’ailleurs pour cette même raison que sont instaurés des quotas, consistant à réserver un nombre ou un pourcentage minimums de sièges ou de candidatures aux femmes. Sur cette question épineuse, D. Dahlerup détaille et étudie le pour et le contre  [6]. Elle relève également que des quotas nécessitent une politique de mise en œuvre pour être effectifs, ce qui dépendra des pressions exercées notamment par les organisations de femmes. Mais à cette condition, l’efficacité des quotas est incontestable  [7] : en témoignent les quotas pratiqués – sur une base volontaire – en Scandinavie, par exemple en Norvège où le nombre des parlementaires féminins est passé de moins de 10% au début des années 1970 à presque 40% au milieu des années 1990.

17En effet, un système de quotas oblige les partis politiques à enclencher un processus actif de recrutement de femmes et à prendre ainsi conscience des obstacles à leur engagement politique. Toutefois, si les obstacles propres aux partis politiques peuvent alors être levés, les quotas ne diminuent guère la difficulté de concilier les activités politiques (et professionnelles) avec une vie de famille. Sont en outre présentées quelques stratégies pour surmonter les résistances à l’instauration de quotas, qui proviennent en fait surtout d’hommes craignant de perdre leur mandat.

18Dans l’étude du cas français, M. Sineau aborde, elle aussi, la question des quotas. Elle montre l’essence idéologique du débat en la matière, tel qu’il a eu lieu en France. En effet, les adversaires d’une politique consistant à réserver une certaine part de sièges parlementaires aux femmes ont pu faire valoir qu’elle fractionnerait les élus, voire la population électorale tout entière en catégories, ce qui pourrait favoriser la création de communautés et ainsi mettre en cause l’unité de la nation. Or, en France, l’unité et l’union nationales relèvent du sacré et les termes péjoratifs de particularisme et de communautarisme servent alors à désigner des spectres puissants.

19Cet universalisme abstrait – qui fait comme si les femmes étaient une catégorie de la population équivalente à un groupe ou une communauté – a permis, pendant un certain temps, de poursuivre la traditionnelle mise à l’écart politique des femmes. Face à ce blocage, la parade trouvée a été le concept de parité. M. Sineau ne fait que suggérer l’ampleur de la ruse, pourtant instructive pour expliquer la réussite d’une revendication dans un cadre politique où les formes, en l’occurrence la préoccupation universaliste, priment sur les contenus, à savoir la proportion actuelle ou souhaitable de femmes élues. En effet, alors que la parité est non seulement un quota, à savoir 50/50  [8], mais même un principe de répartition bien plus poussé que tous les quotas existants ailleurs où ils n’atteignent au mieux que 40% (au Costa Rica)  [9], elle se présente comme radicalement différente des quotas. Elle paraît, bien plus que ces derniers, découler du principe constitutionnel d’égalité avec lequel elle partage, de surcroît, une sonorité similaire. En revanche, les quotas évoquent la représentation politique des minorités et éveillent ainsi la hantise du communautarisme.

20En résumé, la substitution du concept de parité au terme de quota réunit deux avantages conséquents. D’un côté, elle a permis d’atteindre tout de suite, en tout cas au niveau des textes applicables, l’objectif final de l’égalité des sexes, alors que l’instauration d’un principe de quotas n’aurait pas nécessairement impliqué l’adoption rapide du partage 50/50. De l’autre, elle a surtout réussi à séduire certains partisans de l’universalisme républicain ou, tout au moins, à désamorcer leurs réticences face à l’égalisation politique des sexes.

21Retard français persistant

22Cela dit, M. Sineau montre bien que la consécration – d’ailleurs allusive – de la parité dans les textes  [10] n’a pour l’instant que des effets limités dans la réalité. Certes, 43,5% au Parlement européen et presque la moitié des élus dans les conseils régionaux et les conseils municipaux des villes de plus de 3 500 habitants, désignés par diverses variantes du scrutin de liste à la représentation proportionnelle, sont désormais des femmes. Mais elles restent très fortement sous-représentées à l’Assemblée nationale (12,3% des sièges lors des élections législatives de 2002) et aux conseils généraux (10,4%), assemblées élues au scrutin uninominal, ainsi qu’au Sénat (16,9%) avec un mode de scrutin mixte. La raison en est que, pour la première catégorie d’assemblées, la parité sur les listes électorales est impérative, alors que, pour les élections au scrutin uninominal, la loi ne prévoit qu’une diminution du financement public des partis politiques en fonction de leur non-respect de la parité. C’est pourquoi, plutôt que de présenter un nombre égal d’hommes et de femmes, les grands partis ont préféré maintenir leurs têtes d’affiche souvent masculines et supporter une baisse de leurs ressources financières. Le montant de la réduction – qui ne constitue d’ailleurs pas une sanction – s’est ainsi révélé peu préventif. Nous apprenons au passage que le mode de scrutin uninominal, fortement personnalisé, et le cumul des mandats dans l’espace et le temps, extrêmement répandu en France, donnent une prime aux notables qui sont généralement des hommes.

23Dans la conclusion de son étude, M. Sineau se demande si la loi française sur la parité peut être exportée. Cette interrogation peut surprendre à plusieurs titres. D’une part, elle paraît déplacée venant d’un pays dont l’auteur rappelle elle-même qu’en matière de pourcentage de femmes élues à la représentation nationale, il se situe en 2005 à la 19e place sur les 25 États membres de l’Union européenne et en 66e position dans le monde  [11], et cela malgré (ou à cause de) la loi montrée en exemple. De l’autre, on peut précisément douter qu’une loi si peu efficace puisse servir de modèle. Ce doute concerne également la considération de M. Sineau selon laquelle l’adoption d’une telle loi ne serait guère probable dans un pays où l’État est plus faible ou plus décentralisé qu’en France. En effet, l’évolution historique de la place politique des femmes dans différentes contrées du monde montre que ni la puissance ni le caractère centralisé de l’État ne semblent jouer un grand rôle. La preuve en est fournie, premièrement, par l’histoire de la France elle-même où les femmes ont été juridiquement écartées du jeu politique jusqu’en 1945 (à la curieuse exception de la désignation de trois femmes ministres dans le gouvernement du Front populaire en 1936), sans parler de leur discrimination de fait qui perdure jusqu’aujourd’hui. Deuxièmement, dans de nombreux pays où l’État est faible et/ou décentralisé, voire fédéral, le pourcentage d’élues est pourtant plus élevé qu’en France, par exemple en Belgique, en Allemagne et en Argentine, parfois même beaucoup plus comme au Rwanda où il atteint 48,8%. À la limite, c’est une relation de cause à effet opposée qui pourrait être pertinente : c’est peut-être précisément la puissance centralisée de l’État français qui a permis aux élites masculines de régner aussi longtemps sans partage...

24L’incidence des modes de scrutin

25Sur le non moins délicat problème du mode de scrutin, R. Matland nous apprend que la représentation proportionnelle est beaucoup plus favorable aux femmes que le scrutin majoritaire. En effet, le pourcentage de parlementaires féminins s’est accru, dans 24 pays, entre 1945 et 2004, de 3,05% à 18,24% sous le scrutin majoritaire, et de 2,93% à 27,49% sous la représentation proportionnelle (il est cependant vrai que, depuis 1980, le taux d’augmentation est presque aussi élevé avec le scrutin majoritaire, qu’avec la représentation proportionnelle). De plus, les dix pays au pourcentage le plus élevé fonctionnent tous à la représentation proportionnelle.

26L’explication fournie est multiple. Tout d’abord, représentation proportionnelle signifie scrutin de liste, plusieurs sièges étant à pourvoir dans chaque circonscription, tandis que le scrutin majoritaire est généralement uninominal. Dans le premier cas, comme chaque liste de candidats peut obtenir plusieurs sièges, les femmes sollicitant leur investiture en tant que candidates sont moins obligées de s’opposer directement à un concurrent masculin que sous le scrutin majoritaire. Ensuite, la représentation proportionnelle renforce les partis politiques par rapport aux politiciens individuels. Du coup, les partis seront davantage poussés à et capables d’imposer une certaine présence féminine sur leurs listes électorales, à la fois pour attirer (ou ne pas repousser) des électrices et pour maintenir la paix au sein du parti. Enfin, pour ces mêmes raisons, on peut observer un processus de contagion dans les pays à représentation proportionnelle : l’ouverture aux femmes des listes électorales d’un certain parti s’étendra par la suite à d’autres partis.

27Plus de femmes, mais pour quoi faire ?

28Le nombre des femmes dans les assemblées est un enjeu crucial, car il faut atteindre une « masse critique » pour qu’il y ait changement aussi bien dans les procédures et attitudes parlementaires et publiques qu’à l’égard du travail législatif. Toutefois, le chapitre le plus stimulant du manuel va au-delà – d’où le titre de l’ouvrage – en montrant comment les femmes, une fois élues, peuvent agir efficacement pour atteindre leurs objectifs. Ces derniers peuvent d’ailleurs allègrement dépasser les préoccupations politiques courantes attribuées aux femmes, telles que l’éducation et la santé. Il est intéressant de noter les résultats d’un sondage français de 1999 selon lequel près de 70% des députés estiment qu’avec un tiers de femmes à l’Assemblée nationale, la politique changerait dans ses formes, et 49% pensent qu’elle changerait en substance  [12].

29Le manuel développe et détaille alors une stratégie qui se résume, pour les femmes concernées, en la formule : apprendre les règles, utiliser les règles, changer les règles. Cela s’applique aux quatre plans où des changements peuvent paraître souhaitables : le fonctionnement du Parlement, qu’il faudrait rendre moins hostile aux femmes ; la possibilité de l’accès à la fonction parlementaire, qui devrait être assurée et étendue à l’avenir ; les résultats du travail législatif, qui devrait davantage répondre aux besoins des femmes (ce qui s’avère finalement bénéfique pour l’ensemble des couches défavorisées) ; l’opinion publique, par rapport à laquelle il importerait de modifier le discours et les attitudes concernant les femmes, leurs aspirations et leurs compétences. Les éléments essentiels de ce chapitre sont condensés dans un tableau.

30Le manuel ne pouvait guère aborder une question finalement peut-être bien plus délicate que la représentation politique des femmes, à savoir celle de savoir à quoi sert une proportion féminine renforcée au sein de la démocratie parlementaire. En effet, dans quelle mesure ce régime permet-il de gérer une collectivité de sorte à satisfaire le plus grand nombre, à assurer le respect pour chacun des habitants et à éviter le recours à la contrainte physique contre d’autres sociétés ? Si pour certains, la réponse peut paraître évidente et la question donc superflue, il n’en reste pas moins que dans de nombreux pays pratiquant ce régime, la non-participation aux élections et autres votes augmente. D’autres signes indiquent également que, pour les couches sociales défavorisées, la démocratie parlementaire ne signifie plus cet espoir d’émancipation et d’amélioration de leur sort qu’elle était au XIXe siècle. Pour elles, voire pour d’autres franges de la population, « les élections représentent davantage des gestes de soumission que des actes de liberté »  [13]. Certes, cette évolution provoque des inquiétudes et suscite divers programmes destinés à favoriser la participation électorale  [14]. Toutefois, la prise de conscience reste limitée.

31D’une part, elle s’appuie, en France en tout cas, sur une analyse erronée qui confond couramment non-participation et abstention. Étymologiquement  [15], comme lors des votes dans les assemblées politiques  [16] et les associations, l’abstention signifie un comportement actif, consistant dans le refus de choisir parmi les options ou les personnes mises au vote. Lors des scrutins électoraux, l’abstention s’exprime sous la forme de votes blancs ou nuls. En revanche, le fait de ne pas participer aux votations ne relève pas d’une position active mais du désintérêt ou de l’indifférence et ne doit donc pas être désigné sous le terme d’abstention  [17]. Cette attitude passive n’en est que d’autant plus significative : comme la non-inscription sur les listes électorales, elle implique, pour les populations concernées, l’exclusion de fait du processus électoral et donc du système politique. La confusion entre non-participation et abstention traduit également, peut-être, la conviction sous-jacente selon laquelle l’abstention électorale – pour laquelle le vocable approprié est utilisé ailleurs – est quelque peu illégitime. Ce sentiment se manifeste d’ailleurs dans l’article L 66 I du Code électoral selon lequel les votes blancs ou nuls ne sont pas comptabilisés parmi les suffrages exprimés, alors qu’ils expriment bien, quoique parfois maladroitement, un suffrage. Il révèle peut-être l’assurance, répandue dans les médias et les instances officielles, que la démocratie parlementaire serait un système politique proche de la perfection où le refus de choisir n’a pas lieu d’être...

32D’autre part, cette prise de conscience est souvent superficielle dans la mesure où ne sont guère abordés les motifs de la non-participation ni, par conséquent, étudiées les possibilités d’accroître l’influence électorale des populations défavorisées sur leurs conditions de vie. Mais on ne pouvait pas s’attendre à ce que l’IDEA, institution intergouvernementale de pays à démocratie parlementaire, mette en doute l’effectivité démocratique précisément de ce régime...

33La dimension utilitaire du manuel

34Les propos du manuel sont illustrés et étayés par douze études de cas (huit dans la 1ère édition). Il s’agit de onze analyses nationales (Équateur, Indonésie, France, Burkina Faso, Rwanda, Argentine, Suède, Afrique du Sud) et régionales (pays arabes, Amérique latine, Asie du Sud), puis d’un compte rendu de l’action menée en la matière par l’Union interparlementaire (fondée en 1888, son siège étant à Genève  [18]). Ce dernier rapport montre, entre autres, que la présence et l’influence croissantes des femmes dans les parlements résultent non seulement de leur détermination, mais aussi de leur coopération clairvoyante avec des hommes. La faible part des pays occidentaux parmi les études de cas est censée compenser quelque peu le fait que, par ailleurs, les informations et les analyses sur la place des femmes dans la politique proviennent essentiellement des démocraties parlementaires bien établies.

35Le manuel confirme son caractère utilitaire à travers de nombreux tableaux, graphiques et encadrés, deux fois plus nombreux que dans la 1ère édition qui avait d’ailleurs 34 pages de moins. Cependant, l’index de concepts et de noms et la liste des organisations internationales promouvant la présence parlementaires des femmes ont été supprimés. Après chaque chapitre figurent de nombreuses références bibliographiques. Un site Internet permet à tout un chacun de discuter les sujets soulevés par le manuel ((www. idea. int/ women). Enrichie de multiples citations mises en exergue, notamment de femmes parlementaires, la présentation est agréable, des phrases clefs en marge permettant une lecture rapide. Last but not least, ce livre est également un plaisir pour les yeux, grâce aux aquarelles d’Anoli Perera, lauréate du prix « Jeune artiste » en 1992, au Sri Lanka. Elles correspondent fort bien aux différents sujets traités.

36Christopher Pollmann Université Paul Verlaine – Metz, et Institut Droit et Économie des Dynamiques en Europe (ID2), Metz

Cultures & conflits, n° 62 : Arrêter et juger en Europe. Genèse, luttes et enjeux de la coopération pénale, Paris, L’Harmattan, 2006, 196 p.

Michel Hélène, Mangenot Michel et Paris Natacha, Une Europe de la Justice. Mobilisations contre la « criminalité organisée » et institutionnalisation d’un espace judiciaire pénal européen (1996-2001), Paris, Mission de recherche Droit et Justice, coll. « Arrêt sur recherches », 2005, 109 p.

37S’il est un domaine où la construction européenne semble florissante, c’est bien celui, au demeurant vaste et relativement flou dans ses contours, de l’intégration judiciaire. À côté des enjeux liés à la primauté du droit et de la jurisprudence communautaires dans l’Union qui ont été abordés par une importante littérature américaine (K. Alter, A. Stone, J. Weiler…), la promotion des formes diverses d’entraide, de coopération, de mise en réseau voire de communautarisation de l’action pénale des États membres apparaît aujourd’hui comme un nouveau terrain d’opportunités pour les juristes dans la politique européenne. En à peine plus de dix ans, une foultitude d’institutions, de groupes de réflexion, de mécanismes d’actions communes se sont développés en la matière à un rythme très soutenu. On pourrait considérer que le phénomène est relativement connu tant il est vrai que la littérature en la matière est depuis longtemps pléthorique. Mais parce qu’elle est le plus souvent produite par les protagonistes de ces processus eux-mêmes, elle échappe rarement au récit héroïque d’une justice européenne s’arrachant progressivement à la tutelle des États et du politique. En lisant ces deux ouvrages dont les auteurs et les perspectives se recoupent pour beaucoup, il n’est pas excessif de dire que cette histoire se donne à voir sous un jour nouveau. Cet apport indéniable tient avant tout à la mise en commun d’un ensemble d’enquêtes empiriques aussi riches que diversifiées menées essentiellement (mais pas exclusivement, deux juristes –Maik Martin et Jacqueline Montain-Domenach – intervenant dans le dossier de Cultures et conflits) à partir d’un point de vue de science politique. Cette attention aussi simple que salutaire aux terrains s’arrime à une problématique esquissée de manière convaincante dans l’introduction du dossier (Antoine Mégie) qui fait de la « coopération pénale » moins un point de départ prédéfini qu’un point d’entrée dans un espace social où se joue précisément la définition des enjeux et des termes de la « question pénale européenne ». Si l’expression elle-même n’est sans doute pas des plus heureuses et apparaît en tout cas excessivement restrictive, le choix de reconstituer un « champ de la coopération pénale » permet de faire voir les divers jeux sociaux européens qui se fixent progressivement autour de cet enjeu et les dynamiques de l’intégration judiciaire qui en résultent. Les auteurs font tour à tour pénétrer dans les espaces proprement diplomatiques (réunions du Conseil européen, conférences du G7/8 : Amandine Scherrer…), bien sûr, mais aussi au cœur même de la configuration bureaucratique complexe que forment la Commission européenne (directions générales, collèges des commissaires, structures ad hoc telle que l’OLAF étudiée par Véronique Pujas…) ou le Conseil lui-même (notamment son secrétariat général : Michel Mangenot), sans oublier les groupes d’expert, les réseaux de magistrats anti-corruption (Natacha Paris), les espaces académiques… Loin de privilégier un seul site d’action, chacun des auteurs ré-encastre ses analyses monographiques dans le système complexe de relations que ces institutions et ces groupes d’acteurs entretiennent avec les différents pôles académiques, étatiques, judiciaires de cet espace… Dès lors, la topographie qui s’esquisse ainsi au fil des articles n’est pas figée mais apparaît comme une configuration faiblement institutionnalisée et relativement changeante. Loin de prêter aux acteurs et aux institutions des intérêts prédéfinis et invariables dans le temps, comme le suppose trop souvent la littérature néo-fonctionnaliste, les auteurs mettent ainsi en évidence la porosité des frontières institutionnelles et des cloisonnements sectoriels tout comme la relative fluidité des alliances et des coalitions. En restituant certaines des trajectoires personnelles et professionnelles des protagonistes de ces débats, ils font ainsi voir des formes de circulation qui transgressent en permanence les couples d’opposition qui organisent officiellement la politique européenne (national vs. communautaire, judiciaire vs. politique, Commission vs. Conseil, etc.). Dès lors, c’est une image infiniment plus complexe du fonctionnement de l’Europe judiciaire qui ressort de la lecture de ces deux livres. La production des dispositifs européens (Eurojust, l’OLAF, le mandat d’arrêt européen, la reconnaissance mutuelle des décisions, etc.) en la matière n’y apparaît plus comme l’anti-thèse du politique et du national, mais comme un point de croisement de logiques nationales et de logiques communautaires, d’enjeux politiques et de raisons juridiques, d’acteurs diplomatiques et de groupes transnationaux… Dans ce cadre, l’attention portée aux divers entrepreneurs de norme, aux sites d’interaction où ils évoluent comme à une chronologie fine des événements permet de restituer les ressorts sociaux des luttes institutionnelles – les compromis (La Haye, Tampere…), les blocages comme les phases d’accélération (la mise en cause de la Commission Santer, l’après-11 septembre…) – qui jalonnent le cours chaotique de cette histoire. On découvre ainsi, au fil des articles, le savoir pratique de ces acteurs plus ou moins durablement socialisés aux enceintes communautaires (jeu d’anticipations des coups des autres institutions ou des autres groupes, capacité à saisir les opportunités d’alliances avec des groupes d’expert, des chancelleries…, travail presque ininterrompu de retraduction des enjeux et des termes de la question pénale européenne en fonction des contextes, des publics, etc.) ainsi que le répertoire d’action relativement varié qu’ils mobilisent (appels, notes, rapports, publications dans des revues administratives, juridiques ou à destination d’un plus large public). On s’explique enfin comment s’est progressivement forgé un véritable récit commun aux différents protagonistes de cet espace par-delà leurs oppositions. Ensemble de diagnostics (de crise et d’urgence), de registres argumentatifs (de l’importance de l’enjeu judiciaire pour le bon fonctionnement des institutions communautaires voire l’intégrité des démocraties européennes), et fonds commun de solutions (communautaires) dans lequel chacun vient successivement puiser, ce récit forme une trame dont il semble qu’elle n’a pas d’auteur mais que chacun contribue à tisser, qui fait la « consistance » même d’un espace pénal européen encore profondément hétérogène. Restent bien sûr quelques zones d’ombre, à commencer par le rôle des enceintes académiques à la fois parce qu’elles ont été particulièrement actives dans le travail de formalisation des enjeux et des perspectives de l’intégration pénale et parce qu’elles forment un des espaces carrefours où juges, hauts fonctionnaires communautaires, diplomates, hommes politiques et professeurs de droit se croisent et s’accordent sur un ensemble de cadres cognitifs et normatifs communs ; on regrettera aussi que l’étude des acteurs de l’univers des droits de l’homme (ONG, think tanks mais aussi cours constitutionnelles nationales, etc.), dont on pressent qu’elle est ici essentielle, n’ait pas fait l’objet d’un approfondissement. Il est vrai que les travaux présentés ici constituent avant tout un jalon dans une enquête au long cours sur la sociologie des acteurs juridiques et judiciaires européens.

38Antoine Vauchez Centre Robert Schuman Institut Universitaire Européen de Florence

Eberhard Christoph, Le Droit au miroir des cultures. Pour une autre mondialisation, Paris, LGDJ, coll. « Droit et Société. Recherches et Travaux », 2006, 199 p.

39Christoph Eberhard est un jeune, brillant et prolifique chercheur dont l’éducation européenne, la formation scientifique pluridisciplinaire et une expérience de la « culture-monde » développée en particulier sur des terrains indiens ou chinois ont ici toute la possibilité de s’exprimer. Avec une générosité, un sens de l’ouverture à l’altérité et un bouillonnement intellectuel qui peut prendre de court un lecteur non préparé à changer non seulement de regard mais aussi de position paradigmatique, l’auteur nous propose de cheminer avec lui et de partager son aventure qui est autant intérieure que scientifique. L’ouverture à l’altérité que je viens d’évoquer ne peut être seulement de l’ordre du discours et l’invite à « s’ouvrir à un véritable dialogue avec les autres cultures de l’humanité sur la question de notre savoir-vivre ensemble, sur l’organisation juridique, politique et économique du monde afin de dégager les pistes pour une autre mondialisation » n’implique pas seulement, selon la formule de Michel Alliot, de « penser l’autre », mais de le « penser autrement ».

40Il est toujours intéressant de considérer l’ouverture d’un ouvrage. On se souvient de la fameuse première phrase « Longtemps je me suis couché de bonne heure », caractéristique de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Le lecteur familier de la collection NRF, dont le statut littéraire est reconnu, est étonné d’y découvrir une expression aussi banale, apparemment. La question qui ouvre la publication de Ch. Eberhard : « Comment vivre ensemble dans la diversité de nos cultures ? » (p. 7) est de même type. C’est une question qui n’est pas étrangère au lecteur de la collection et de la revue Droit et Société, mais à laquelle on n’envisage pas d’apporter de réponse au moins scientifiquement pertinente : trop vague, trop large. Si on doit y répondre, on peut mobiliser des formules rapides, superficielles ou creuses qui esquivent l’interpellation directe et personnalisée qu’induit la question. Car, dès lors qu’on évoque cette diversité des cultures, on peut invoquer « l’interculturel » sans trop songer à ce que cela suppose de remises en cause de la manière occidentale non seulement de penser le droit, le droit de l’autre et l’autre du droit mais de penser tout court.

41La façon selon laquelle nous sommes interpellés en France, ces dernières années, par la gestion de nos héritages coloniaux peut cependant, comme nous y pousse l’auteur, nous conduire à ré-envisager tant notre topologie (entendue ici comme nos positionnements conceptuels) que ses enjeux. L’ambition de l’ouvrage est d’illustrer une hétérotopie, au sens de Boaventura de Sousa Santos. « Elle consiste en un déplacement dans le monde même dans lequel nous vivons, du centre vers les marges des systèmes de pouvoir. Ces “marges” sont d’ailleurs loin d’être marginales […]. Ces réalités sont centrales. […] C’est au mystère de l’institution de la vie en société qu’il faut oser se frotter : comment mettre en forme, aujourd’hui dans des contextes d’interculturalité croissante, la reproduction de nos humanités, si universelles et en même temps si diverses » (p. 9-10).

42Comme on le constate, la phrase d’ouverture est bien l’entrée de tout le raisonnement, un raisonnement qui recourt à diverses figures de discours ou de narrations pour « susciter en lui [chez le lecteur] l’expérience de l’altérité avec l’émerveillement, mais aussi la déstabilisation qu’elle comporte » (p. 11). Avec « déstabilisation », on voit apparaître un vocabulaire typique de cette anthropologie politique du droit : déplacement, renversement de perspective, décentrement culturel, dévoilement des impensés, anthropologie du détour, etc. On comprend aussi la place réservée aux préfixes d’origine grecque (dia) ou latine (inter, trans) tant pour marquer les nouveaux rapports à prendre en considération (inter-culturalité, trans-modernité) que l’intelligibilité qu’ils autorisent, ainsi pour la dialogie, un des concepts centraux de l’analyse. « Dans une démarche diatopique et dialogale, nous dit l’auteur, dialoguer implique de se situer les uns par rapport aux autres pour pouvoir partager et s’enrichir mutuellement » (p. 11).

43Dans une telle perspective, tout texte doit se transformer en propédeutique ou en maïeutique, car une des difficultés de l’exercice anthropologique est de découvrir puis de faire partager les homéomorphismes qui vont permettre de faire se rencontrer ce que je considère maintenant comme des « univers juridiques » qui n’ont pas été préparés à communiquer.

44C’est donc avec intelligence et sensibilité, en reprenant des travaux déjà publiés, que Christoph Eberhard propose à son lecteur un parcours de découverte qui, après un premier chapitre théorique sur lequel je reviendrai, nous introduit dans la pensée juridique animiste à travers l’œuvre littéraire d’Amadou Hampaté Bâ et des références aux travaux de terrain du Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris (LAJP) sur la coutume. Puis, le troisième chapitre nous offre l’occasion d’aborder la symbolique du cercle en mobilisant les « visions amérindienne et tibétaine du Droit ». Il s’agit de faire émerger les fondements notionnels et conceptuels mais ces visions sont pleinement actuelles. J’ai eu ainsi l’occasion au Québec de travailler sur le « circle sentencing » qui, dans le contexte contemporain de la justice autochtone, régule l’exécution des condamnations pénales. Le chapitre 4 est, avec la thématique de la rencontre des droits de l’homme et du monde indien, une occasion d’illustrer tant une démarche d’anthropologie dynamique que le « décentrement » de notre conception du Droit.

45Après l’Afrique, l’Amérique et l’Asie, l’auteur nous ramène, dans le chapitre 5, « des confins au cœur du droit », selon une problématique dite des « pratiques alternatives » qui nous fait découvrir, outre certains champs théoriques (pluralisme et inter-culturalité), quelques acteurs telle l’association Juristes-solidarité, apparemment marginaux mais bien au centre de la réflexion sur le Droit. Enfin un dernier chapitre, sur la mondialisation et le Droit, nous fait parvenir à une conclusion générale dans laquelle la thématique de la responsabilité structure une démarche axée sur la nécessité d’une refondation de nos conceptions du droit et des institutions afin d’instituer la vie (vitam instituere), comme le travaille par ailleurs Pierre Legendre.

46Ma proximité intellectuelle et scientifique avec une œuvre dès maintenant reconnue comme forte et exigeante ne me permet pas de porter un jugement d’ensemble, lequel manquerait singulièrement de pertinence, voire d’objectivité. En décrivant le parcours initiatique proposé au lecteur, je me suis efforcé de lui donner envie d’entrer dans une grande aventure, celle de l’anthropologie du droit, en l’assurant qu’il ne peut être déçu s’il envisage cette initiation comme une découverte de notre commune humanité et non seulement comme un enjeu scientifique ou politique.

47Comme toujours, on pourrait « chipoter » sur telle ou telle formule, ou sur certains choix. Il y a surtout deux questions qui me taraudent depuis que j’ai ouvert cet ouvrage : peut-on avec une telle problématique, encore parler de D/droit ? Et d’Anthropologie ?

48L’auteur fait, comme moi jadis, un distinguo entre le Droit comme cadre référentiel et le droit comme système de régulation propre à nos sociétés occidentales. J’ai abandonné cette distinction pour y substituer le couple juridicité/droit, ce dernier étant entendu comme un « folk system ». Je m’efforce donc de pratiquer une anthropologie de la juridicité. En conservant l’usage d’un seul terme, D/droit, l’auteur ne réduit-il pas la portée d’une démarche qu’il considère comme allant au-delà de ce qu’ont pratiqué ses devanciers et sortir « d’une théorie interculturelle du droit pour s’acheminer vers une approche interculturelle du droit lors de laquelle on pourra se retrouver en fin de compte à parler d’autre chose que de Droit » (p. 26) (avec la majuscule, faut-il le souligner) ? Il y a là quelque paradoxe à conserver une catégorie que la recherche conduit à dépasser, peut-être à disqualifier.

49Mais peut-on encore se référer à une démarche anthropologique, entendue comme la science de l’homme, lorsqu’on pousse jusqu’au bout la critique des travaux du LAJP formulée par Robert Vachon ? R. Vachon remarque justement que nos théorisations « sur le “droit”, les “ordonnancements sociaux”, “l’ universalisme”, apparaissent comme problème commun à toutes les civilisations uniquement à partir de notre fenêtre culturelle. […] Le point de référence […] n’est pas universel si le regard qu’on porte sur lui vient du dehors. De l’intérieur, on prend le cadre pour le tout mais de l’extérieur, on a son propre cadre, sa propre fenêtre »  [19] (p. 126). Ce reproche d’ethnocentrisme que formule l’ancien directeur de l’Institut interculturel de Montréal est justifié (et justifiable mais là n’est pas le problème). Il fait sentir l’extrême tension qui existe entre ce que le philosophe Raimundo Panikkar, souvent cité dans l’ouvrage et un des autres inspirateurs de la démarche de Christoph Eberhard, qualifie d’universalité requise et d’universalité acquise. Si on va au bout du raisonnement, ne doit-on pas considérer cette science de l’homme, Anthropologie, dont se réclame l’auteur, comme une illustration du regard jeté à partir de la fenêtre de la science occidentale ? Car, comme le montre assurément R. Panikkar, le véritable pluralisme philosophique doit intégrer les principales visions du monde qui privilégient respectivement le cosmos, le divin ou l’humain. Alors, ne doit-on pas remplacer notre anthropologie par ce que Panikkar dénomme une « Cosmo-théo-andrie » appliquée au D/droit ou de son équivalent telle la juridicité ?

50Ce faisant, n’abandonnerons-nous pas en route tant nos lecteurs que la référence à la science et à ses exigences ? Jusqu’où peut-on pousser l’interculturalité dans le champ des connaissances si on doit reconnaître que la science n’apparaît qu’à partir d’une fenêtre plus ou moins étroite ?

51À cette interpellation, Christoph Eberhard répond ainsi et, fondamentalement, je partage sa position « pluraliste » d’une distinction entre divers « mondes » :

52« Une fois qu’on a conscience de ces enjeux interculturels, on peut aussi être plus tranquille pour faire de la recherche qui accepte ses limites et qui les définit clairement. On peut alors choisir de faire une bonne ethnographie au sens classique de l’anthropologie et enrichir notre tradition ou alors de créer de nouveaux concepts à l’intérieur de notre science, ce qui est très précieux. Ou alors, on essaie aussi de se poser des questions jusqu’alors sous-thématisées de ce qui se passe au-delà de l’ouverture plus grande d’une fenêtre, ce qui se passe si on accepte de vivre à travers plusieurs fenêtres », avec les joies mais aussi les contraintes que cela induit, ajouterai-je.

53Il s’agit bien là de la reprise de questions de politique scientifique majeures qui doivent faire l’objet de nouveaux débats à la hauteur des enjeux qu’elles impliquent. Cet ouvrage est donc à travailler par ceux des lecteurs de la revue Droit et Société qu’interpellent la mondialisation et ses multiples implications scientifiques.

54Étienne Le Roy Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris (LAJP) et Centre d’Études des Mondes Africains (CEMAf), Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Garapon Antoine et Salas Denis, Les nouvelles sorcières de Salem. Leçons d’Outreau, Paris, Seuil, 2006, 170 p.

55Alors que le battage médiatique qui a rythmé l’ensemble de l’affaire d’Outreau a pris fin avec la clôture du rapport d’enquête parlementaire lui étant consacré, Antoine Garapon et Denis Salas, dans un ouvrage synthétique, se proposent de tirer leur propre bilan de cette affaire. Si l’on peut parler de l’affaire d’Outreau en abordant bien des aspects du drame, ce qui intéresse nos auteurs, c’est avant tout le sens profond qui s’en dégage tant pour notre justice que pour nous-mêmes, notre société et notre démocratie. Ces derniers y voient un « véritable portrait d’époque » de nos peurs et de nos faiblesses. Pour comprendre et vaincre la crise de confiance désormais ouverte entre la société démocratique et l’institution judiciaire, il est nécessaire de repenser cette affaire non pour elle-même mais dans son contexte et de se placer à la hauteur du phénomène de société qu’elle constitue. L’ouvrage est divisé en trois chapitres qui scandent les trois temps de la réflexion : les croyances contemporaines qui structurent notre imaginaire collectif appellent à un regain de sécurité (I) qui met à l’épreuve les institutions (dont l’institution judiciaire) et en génère la crise (II). Mais pour sortir de cette impasse, il nous faut comprendre la culture inquisitoire qui anime notre procédure pénale et qui seule permet d’expliquer notre prédilection pour l’enquête au détriment de l’audience. C’est bien cette culture judiciaire qui, à travers le scandale de l’affaire d’Outreau, se trouve aujourd’hui remise en cause (III).

56Dans le premier chapitre, A. Garapon et D. Salas font l’état des lieux des craintes et des croyances que l’affaire d’Outreau a révélées et qui se sont emparées de nos sociétés. Ils nous rappellent qu’historiquement le crime représente la transgression qui menace les structures sociales. Aujourd’hui, le cadre d’analyse s’est déplacé, les sociétés dans lesquelles nous vivons ne sont plus de forme traditionnelle (fortes hiérarchies et statuts), mais bien plutôt libérale (contractualité et liens électifs). Le mal fait aux plus faibles et la peur de la confusion des rôles apparaissent comme intolérables. Ces craintes se concentrent sur la pratique destructrice de la sexualité que représente la pédophilie, où la perte des valeurs menace de destruction le lien social. Ce mal diabolique, qui pénètre la société tout entière et laisse place à l’indignation et l’émotion, rappelle un mécanisme déjà observé dans le passé dans d’autres affaires célèbres. L’atteinte sexuelle à la personne est, sans aucun doute, la transgression majeure, constitutive d’un exemple de panique morale qui, grâce au relais des médias, de l’opinion public et du discours politique, est en mesure d’ébranler durablement l’institution. Le système pénal, en sanctionnant des choix individuels, est devenu l’organe de régulation direct des déviances sexuelles, là ou un temps, ce fut l’ordre familial, instituant collectif, qui s’en chargeait. Notons la contradiction existant entre, d’un côté, une affirmation toujours plus forte d’une assise libérale de la démocratie et, de l’autre, un développement du mouvement de criminalisation teinté de moralisme, avec en son centre la figure de la victime. Un choc terrible émerge entre la « volonté de punir »  [20] qui caractérise depuis quelques années nos sociétés et notre volonté simultanée de protéger les droits individuels et les droits de la personne. Telle est la leçon du « moment tragique » d’Outreau.

57Quelle résonance l’affaire d’Outreau a-t-elle eu sur l’institution judiciaire ? Dans la deuxième partie de l’ouvrage, les auteurs évoquent la remise en cause radicale de l’institution judiciaire qui a accompagné l’affaire. L’indignation créée, d’une part, par le scandale de l’instruction et, d’autre part, par le procès et ses rebondissements a abouti à la mise en place de la commission d’enquête parlementaire, fait sans précédent dans l’histoire de la République. L’affaire d’Outreau porte en elle les contradictions de la démocratie d’opinion qui se construit sur la défaite des pouvoirs traditionnels et provoque une crise multiple : malaise du système représentatif et des procédures institutionnelles, crise de confiance à l’égard de l’institution judiciaire et des institutions en général. La commission d’enquête parlementaire a révélé l’importance de la problématique de reconnaissance qui met à mal l’institution et participe de sa désymbolisation, largement soutenue par l’action des médias. Mais elle nous a aussi révélé le rôle primordial de l’image comme instrument d’un nouveau contrôle démocratique, comme moyen d’entrer en contact avec les institutions et comme une voie possible de la reconstruction de leur autorité. Pour accentuer cette « révolution réaliste » qui passe par la communication menant à la compréhension et à la confiance entre l’institution et les citoyens, A. Garapon et D. Salas insistent sur la possibilité d’étendre l’expérience des jurys populaires. Comme ils le soulignent, sous le regard des citoyens, les juges sont exposés à « une contrôle diffus » qui pourrait répondre à l’exigence nouvelle de transparence et de proximité entre justice et société civile. Pour les auteurs, les enjeux de l’après Outreau se concentrent sur la réhabilitation de l’institution judiciaire à travers une division du fardeau qui pèse sur le magistrat entre les trois entités que sont l’avocat, le sujet justiciable et enfin la société tout entière représentée par le système de jury. Il n’est plus possible de faire marche arrière : l’institution judiciaire doit se rapprocher de la société civile et reconquérir sa confiance.

58Dans la troisième et dernière partie, A. Garapon et D. Salas pointent comme problème de fond à l’affaire d’Outreau (et à la crise actuelle du système judiciaire), non pas la figure du juge d’instruction, comme beaucoup l’ont laissé entendre, mais bien plutôt notre procédure pénale, typiquement inquisitoire. C’est seulement en se posant comme héritiers de cette culture juridique qu’il est possible de comprendre la problématique d’Outreau. Rappelons que le choix entre le compromis inquisitoire ou accusatoire est intimement lié à des modèles politiques différents. Dans le modèle inquisitoire, la recherche de la preuve et de la vérité est au cœur du procès, on privilégie l’enquête et la figure du juge d’instruction joue un rôle de premier ordre. Dans le modèle accusatoire, c’est l’audience qui est au centre du procès et les droits de la défense sont très protégés. Cependant, l’équilibre parfait n’existe pas. Pourquoi l’enquête de l’affaire d’Outreau a-t-elle, lors de l’audience, révélé autant de faiblesses, d’erreurs et d’excès ? Pour nos auteurs, l’aveuglement collectif qui a marqué l’affaire d’Outreau tient à un vice inhérent à notre système inquisitoire. Car si l’expertise judiciaire, face au drame de la pédophilie, a été utilisée comme « certificat d’authenticité » des thèses de l’accusation, le système de contrôle hiérarchique n’a, lui non plus, pas su arrêter l’emballement de la machine judiciaire. Les trois piliers que sont la production prématurée d’un récit fermé (par le juge d’instruction), la conception « ecclésiale » des garanties et le fait que l’audience remplisse le rôle d’une cérémonie de confirmation sont à la fois la force et la faiblesse de notre système. Si l’on a pu parler du miracle de l’audience, c’est bien parce que l’affaire d’Outreau a su nous rappeler qu’elle seule permet d’entrer en contact direct avec la réalité, d’avoir la sensation d’autrui. Penser à un changement de modèle pour résoudre ces problèmes semble utopique et non souhaitable. Pourtant le sens politique d’Outreau n’est autre que l’affirmation du besoin d’inverser le cours de l’histoire et de donner à l’oralité et à l’audience la place qu’elles méritent. La société réclame plus de transparence et souhaite avoir son mot à dire dans l’acte de juger. Le procès pénal doit se rapprocher des attentes démocratiques fondées sur l’échange et la confrontation dans l’espace public.

59Comment « refaire l’institution autrement » ? L’affaire d’Outreau, fait « socio-politique total », nous a renvoyé l’image de la contradiction et de la faiblesse qui touchent l’ensemble de nos institutions, interrogeant le politique dans son ensemble. Le travail de l’institution doit parvenir, d’une part, à dégager un consensus sur des valeurs et des procédures communes, d’autre part, à synthétiser les conflits dans un espace de discussion public et légitime. C’est en ce sens que nous pouvons prétendre poursuivre la démocratisation de nos sociétés, loin du populisme pénal et des obsessions sécuritaires.

60Anne Jolivet MODYS, Université Lumière Lyon 2 et Istituto di Filosofia e Sociologia del Diritto, Università degli Studi di Milano

Guienne Véronique, L’injustice sociale. L’action publique en questions, Ramonville Saint-Agne, Érès, coll. « Sociologie clinique », 2006, 189 p.

61D’emblée, par le titre même de l’ouvrage, L’injustice sociale. L’action publique en questions, Véronique Guienne nous place au cœur de sa problématique, l’intervention sociale et ses modalités, voire son inefficacité en termes de justice sociale. Elle part du constat que, malgré la redistribution de budgets considérables, l’État social français non seulement produit des injustices sociales mais les renforce. Aussi, son objet est d’interroger la politique en actes au regard d’un des principes politiques qui la fondent : celui de justice. Pour y parvenir, l’auteur s’appuie sur un corpus très riche qui comprend aussi bien des recherches empiriques depuis une vingtaine d’années, des revues de la littérature, des définitions de concepts. L’ouvrage se compose de deux parties.

62Tout d’abord, dans la première partie, elle porte une analyse critique des modes de légitimation contemporains de l’intervention publique, qu’elle soit menée au nom de l’ordre public, de l’ordre moral ou de l’ordre social. Ce qui constitue l’objet des trois premiers chapitres. L’auteur s’appuie ici sur des situations concrètes, sur lesquelles nous allons revenir, qui révèlent le « désarroi face à l’injustice sociale ». Elle vise ainsi à saisir les limites et les contenus d’une « morale publique » qui ne fait qu’augmenter les inégalités sociales. Ensuite, dans la deuxième partie, qui ne comprend que deux chapitres, l’auteur commence à déchiffrer pour nous les transformations de l’intervention sociale en s’appuyant sur un cadre théorique avec précision et argumentation, et propose d’apporter des pistes afin de contribuer à rendre l’action publique plus juste.

63La démonstration de l’auteur s’articule autour de situations concrètes d’injustice sociale. Elle interroge ainsi, en premier lieu, la légitimité d’ordre public et de l’action publique contre les incivilités notamment celles reprochées aux jeunes des cités mais aussi autour des mouvements de riverains et les mouvements organisés dans la lutte contre les nuisances en général. Elle évoque également la lutte contre les déchets nucléaire, les « déchets sociaux », l’implantation de centres d’hébergement pour SDF et de lieux d’accueil pour les toxicomanes. En deuxième lieu, c’est la légitimité d’ordre moral et de l’action publique dans la lutte contre l’indignité que l’auteur aborde sous l’angle des notions de bien et de mal dans les politiques publiques, comme par exemple celles qui stigmatisent ou pénalisent les conduites répréhensibles dans les champs aussi divers que la politique urbaine, celle de l’enfance ou celle de l’emploi : les bons ou les mauvais parents, les bons ou les mauvais chômeurs, les bons ou les mauvais mendiants. En troisième lieu, c’est la question de la légitimité d’ordre social et de l’action publique dans la lutte contre les injustices qui est traitée notamment en prenant comme illustration la politique envers les agriculteurs, celle envers les ouvriers licenciés après des fermetures d’usines et celle en direction du tiers monde sur la question de l’accès aux médicaments. Elle démontre ainsi l’existence d’un ordre social de réparation et ses limites.

64L’auteur, posant qu’une société ne peut se passer d’un cadre normatif, propose de développer une perspective d’une « éthique minimale » du rapport à l’autre. Les éléments de la démonstration vont alors être articulés autour de trois types de régulation sociale ainsi que de trois piliers : en premier, pour lutter contre les inégalités, une structure sociale transformée par une redistribution plus équitable de la richesse publique ; en second, pour lutter contre l’humiliation sociale, une dynamique sociale favorisant l’activité, politique de reconnaissance ; puis en troisième, pour lutter contre la pénalisation des plus faibles, la vie sociale avec les débats et les mouvements sociaux. En fin de démonstration, l’auteur pose que, pour tenir ensemble les trois ordres de légitimité, cela passe par la subordination de l’ordre public et de l’ordre moral à l’ordre social contrairement à ce qui se passe aujourd’hui. Elle dénonce en effet le fait que le social de réparation serait congruent avec la domination de l’ordre public et de l’ordre moral sur l’ordre social et malgré les arguments de légitimation relevant du social, ces actions publiques ne permettraient donc pas à des interventions sociales d’aller vers une plus grande justice sociale.

65Dans cet ouvrage dense, c’est au final une critique du marché libéral que nous a proposé l’auteur en questionnant les responsabilités et les inégalités. Ce travail sur les injustices sociales issues du système même de l’État social, qui repose sur une analyse fine des biais produits par les déplacements des modes de légitimation contemporains de l’intervention publique, débouche sur des pistes pour l’action en faveur d’une meilleure justice sociale qui pourront sans aucun doute nourrir de nouveaux travaux.

66Brigitte Frotiée Institut des Sciences Sociales du Politique (ISP), École Normale Supérieure de Cachan

Leuwers Hervé, L’invention du barreau français, 1660-1830. La construction nationale d’un groupe professionnel, Paris, éditions de l’EHESS, coll. « Civilisations et Sociétés », 2006, 446 p.

67Hervé Leuwers est le premier historien contemporain qui consacre un livre à l’ensemble de la profession d’avocat sous l’Ancien Régime et au xixe siècle. Il était juste temps. C’est au moment où l’interrogation sur la continuité de la profession d’avocat devient inquiète, au moment où l’orthodoxie économique oriente activement la politique de la Commission européenne à l’égard des professions libérales, au moment où cette forme d’organisation particulière, au nom des exigences de la libre concurrence, se trouve menacée, qu’est publié le livre consacré à la formation historique de cette collectivité professionnelle. C’est de justesse que l’oiseau de Minerve a pris son envol. À moins qu’une fois encore, la ruse de l’histoire opère et que, comme pendant et après la Révolution française, la profession connaisse à nouveau la disparition puis la résurrection.

68À la différence de leurs collègues américains qui ont produit des bibliothèques entières d’ouvrages consacrés aux lawyers, les historiens français se sont longtemps désintéressés de ce groupement particulier pour se concentrer sur les classes sociales, l’État, les structures économiques ou la culture. Sans distinguer les travaux d’amateurs des travaux d’historiens professionnels et les articles des livres, en sous-estimant donc l’importance du changement, on constate que la curiosité pour les professions ne s’est affirmée que depuis une ou deux décennies. Pour les avocats, on comptait une douzaine de publications entre 1950 et 1980, une dizaine entre 1980 et 1990 et près de trente cinq depuis 1995. L’ouvrage de Hervé Leuwers participe de cette évolution en même temps qu’il transforme l’objet d’étude.

69Puisque chaque Ordre était son propre maître, qu’il faisait partie d’un territoire, d’une histoire, d’une culture, la conception historique qui a dominé jusque dans les années 1980 reposait sur la diversité politico-culturelle. C’était le cas pour les historiens dont les travaux étaient, à chaque fois, consacrés à un Ordre particulier (Toulouse, Paris, etc.) ; c’était aussi le cas pour les avocats qui, longtemps, ont manifesté une conscience historique dominée par le pluralisme territorial. Dans les années 1990, une première étude systématique du fonctionnement des Ordres de Paris, de Lille, de Bordeaux et d’Aix-en-Provence démontrait, pour le présent, que la diversité tenait bien plus à la taille du barreau, à la composition de la clientèle, aux probabilités d’accès au pouvoir ordinal qu’à des différences culturelles héritées du passé  [21]. Une interprétation unitaire pouvait donc rendre compte de l’ensemble des barreaux. Mais, pour le passé, la question restait entière. La réponse est apportée par le livre de Leuwers.

70C’est une histoire orientée par l’hypothèse d’une unification nationale des barreaux. Cette intention démonstrative est doublement exigeante : elle impose de rassembler des données suffisamment représentatives de l’ensemble national d’où un impressionnant programme de dépouillements d’archives réalisé sur trente cinq sites répartis dans toute la France, elle impose aussi un principe de construction rigoureux des données puisqu’elles doivent tout à la fois s’insérer dans de multiples évolutions particulières et pouvoir être comparées entre elles. La démarche explique l’organisation du livre : les quatre premiers chapitres sont consacrés à la formation de la collectivité professionnelle depuis le début du xvie siècle jusqu’à la Révolution française. Ils sont suivis de deux chapitres, plus problématiques, respectivement consacrés, pour la période qui précède la Révolution française, aux changements de la position de la profession au sein de la hiérarchie sociale et au désintéressement. Enfin, les trois derniers chapitres permettent de suivre une histoire marquée par la disparition de la profession sous la Révolution française, sa résurrection à partir des années 1820-1830 et son renforcement sous la forme de la « profession libérale » pendant le xixe siècle.

71L’apport le plus riche, le plus détaillé, le plus novateur, se concentre dans les quatre premiers chapitres auxquels on s’intéresse tout particulièrement. Ils sont les produits directs d’une discussion initiale brève mais claire sur la notion de collectivité professionnelle, sur la forme spécifique de son évolution entre le xvie siècle et la Révolution française – depuis les Ordres jusqu’au « barreau français » – et sur les principales dimensions d’analyse qu’il convient de prendre en considération. Trois sont ainsi distinguées – la professionnalisation, la représentation collective que le groupe se fait de lui-même et l’indépendance – auxquels sont respectivement consacrés les trois premiers chapitres tandis que le quatrième met en évidence leurs traits communs. Pour le dire autrement, trois analyses portent successivement sur la formation de la compétence et du métier d’avocat, sur l’évolution du pouvoir collectif et de la représentation sociale des Ordres et, enfin, sur la transformation des relations entre les Ordres et les autres pouvoirs, c’est-à-dire sur l’affirmation de l’indépendance collective.

72L’étude de la professionnalisation est d’emblée éclatée en plusieurs réalités particulières – la signification du titre, la différenciation des avocats et des procureurs, la formation universitaire, l’invention et le développement du stage, la différenciation des formes d’activité – dont les évolutions, finement tracées, laissent apparaître un mouvement qui s’applique, en plus et en moins, à l’ensemble des Ordres. En un peu plus d’un siècle, la profession s’est ainsi de plus en plus organisée autour d’une plus grande spécialisation, d’un renforcement de la compétence et d’une activité de plus en plus spécifique que vient objectiver la multiplication des incompatibilités avec l’exercice de la fonction d’avocat.

73La diversité des formes d’organisation des Ordres n’interdit pas la formation et le développement d’un nouvel « acteur social ». Pour se limiter à l’essentiel : c’est dans la seconde moitié du xviie siècle qu’apparaît une collectivité professionnelle déjà proche du modèle de la profession libérale puisqu’elle se caractérise, tout d’abord, par une forme de pouvoir exercée par le bâtonnier (ou ses équivalents) disposant de la capacité de faire un règlement (qui doit cependant être entériné par l’État) tandis que l’Ordre peut se transformer en instance délibérative, ensuite par un mouvement de spécialisation fonctionnelle qui sépare de plus en plus les avocats des avoués et des magistrats en même temps que la laïcisation gagne avec la séparation croissante de l’Ordre et de la confrérie, enfin par une construction des relations sociales au sein de l’Ordre qui s’appuie entre autres sur les conférences et les bibliothèques, sur la valeur assignée au passé, sur la socialisation des jeunes et sur une forte sociabilité.

74L’évolution générale prend appui sur les délimitations territoriales des Ordres. Bien qu’elles deviennent de plus en plus précises, loin de favoriser la clôture, elles exercent l’influence inverse. C’est dans une France marquée par d’innombrables échanges que le barreau parisien, le plus élaboré et le plus prestigieux, exerce une influence généralisée. Cette référence commune favorise une unification nationale qui s’affirme dans les formes d’organisation, dans les solidarités et dans les luttes politiques.

75La signification d’ensemble de ces transformations est livrée par l’analyse du « droit commun ». Tous les Ordres participent, plus ou moins fortement, à l’évolution vers la libre expression, la discipline, le contrôle du tableau, l’autonomie et les grèves. Vers, en somme, l’autogouvernement et l’action collective. C’est à partir de cet accomplissement, et après deux chapitres intermédiaires consacrés à la hiérarchie sociale et au désintéressement, que le livre rend compte de la disparition puis de la résurrection et enfin du renforcement de la profession.

76L’analyse est détaillée ; il n’est pas question de discuter telle ou telle interprétation particulière. Par contre, il ne semble pas inutile de recenser les principaux « résultats », quitte ensuite à formuler deux réactions critiques. Bien entendu, la liste des acquis ne vise pas l’exhaustivité : elle correspond aux propositions qui tranchent, au moins pour le moment, des débats qui durent depuis longtemps. On retient donc (1) que la forme développée de l’Ordre, marquée par l’autogouvernement, le fonctionnement interne et l’action collective, fait son apparition dans la second moitié du xviie siècle ; (2) que la construction des compétences et de la moralité des avocats, qu’il s’agisse de la formation universitaire, de la conférence, du stage, de la bibliothèque, se poursuit et se renforce pendant toute la période ; (3) que la diversité des formes, des rythmes et des domaines n’est pas incompatible avec l’influence croissante d’un principe d’orientation général : le modèle parisien, qui provoque l’unification croissante des ordres et des barreaux ; (4) que cette dynamique à la fois particulière et générale doit être essentiellement rapportée aux formes de coopération avec les magistrats (avant la Révolution française) et avec l’État.

77Cette riche analyse trouve deux limites : l’une est (pour moi) inexplicable, l’autre ouvre un débat. D’une part, le marché est absent. Certes, des éléments qui en font partie se retrouvent dans tel ou tel chapitre – les honoraires, l’assistance judiciaire, etc. –, mais ils ne peuvent en rien remplacer une analyse d’ensemble de la formation, du fonctionnement et des changements de ce que nous nommons, à distance, « marché ». Quels sont les services proposés par les avocats ? Comment se font les rencontres entre l’avocat et le client ? Quelle est la composition de la clientèle ? Comment est organisé l’échange économique ? Quel est le degré de concurrence entre les avocats, etc. ? Sans cette connaissance, les rapprochements proposés avec les magistrats deviennent fragiles. De même, ne faut-il pas expliquer l’évolution de la compétence et de la moralité des avocats par les jugements formulés par la clientèle, tels du moins qu’ils ont été « entendus » et exprimés par les autorités ? Et l’interrogation vaut encore plus pour le désintéressement. L’enjeu est suffisamment important pour que l’on s’interroge sur les raisons de cette omission. Sont-elles théoriques ? méthodologiques ? factuelles ? On veut espérer que, même sous la forme d’un article, l’auteur, qui connaît si bien cette matière historique, puisse nous proposer une telle étude si possible dans un avenir pas trop lointain !

78D’autre part, le livre n’ignore pas l’action politique des avocats, mais la présentation qu’il en propose, qu’il s’agisse de l’engagement politique en général, de l’action en faveur de libertés ou des prises de position dans les débats publics, est si nuancée qu’il devient hasardeux d’en fixer la signification et les effets globaux. En fait, l’action politique est traitée comme les autres transformations alors que son statut est bien différent : c’est par les réussites de l’action politique qu’au moins partiellement les avocats sont parvenus à transformer leur profession. L’action collective n’est pas un attribut, elle est un principe d’action qui provoque entre autres la transformation des structures. De même, la présentation des orientations à l’égard de certaines libertés individuelles est en soi un problème. Comment expliquer qu’une profession petite, moyennement prestigieuse, ait pu, au moins pour une partie d’entre elle, si souvent s’opposer au pouvoir royal ? Comment expliquer que, si tôt, une partie des avocats, les uns directement, les autres indirectement, par l’intermédiaire de leur porte-parole, se soient engagés dans des orientations qui, au sens large, peuvent être rapportées au libéralisme politique ? Si, comme l’affirme l’auteur, l’unité des avocats reposait seulement sur la soumission au roi et à l’Église, on comprend mal qu’ils se soient maintes fois opposés, le plus souvent victorieusement, aux pouvoirs en place, qu’ils aient pu se présenter comme les porte-parole du public et qu’ils aient acquis une influence socio-politique grandissante.

79Il ne faudrait pas cependant que les interrogations et les réactions dissimulent l’essentiel dont témoignent les résultats recensés. Sur l’évolution globale de la profession d’avocat sous l’Ancien Régime et au xixe siècle dont l’interprétation jusqu’ici était nécessairement hésitante, mêlant connaissance, intuition et pari, l’avancée que propose Hervé Leuwers est considérable. Pour cette raison même, elle ouvre sur de nouvelles interrogations.

80Lucien Karpik École des Mines, Centre Raymond Aron (EHESS), Paris

Lochak Danièle (dir.), Mutations de l’État et protection des droits de l’homme, Nanterre, Presses universitaires de Paris X, 2006, 250 p.

81Traditionnellement, les droits de l’homme se rattachent à une certaine forme de libéralisme politique et philosophique qui défend l’autonomie de l’individu contre les (ex)actions de l’État ; ce qui se retrouve dans leur déclinaison juridique, le droit des libertés publiques, comme droit de l’encadrement (et/ou des limites aux pouvoirs) de la puissance publique aux fins de permettre le maximum d’autonomie des individus. Bien sûr, depuis les classiques, la conception des droits de l’homme s’est étoffée et complexifiée, prenant davantage en compte aussi la question de l’égalité entre individus, puis, peut-être plus difficilement, la protection indirecte contre les pouvoirs privés. Mais il reste que même l’idée selon laquelle l’État doit respecter, protéger et promouvoir les droits de l’homme fait encore et toujours la part belle à l’État.

82Une manière de rendre compte de cette centralité est évidemment de rappeler que les droits de l’homme n’ont de substantialité juridique qu’en étant objets d’une réglementation juridique ; que l’État est donc bien garant à double titre de ces droits : en les consacrant/reconnaissant dans son activité législatrice, et en s’abstenant par les activités de ses organes, toutes leurs activités, d’y porter atteinte ; enfin qu’hors de pareille réglementation les droits de l’homme ne sont qu’un souhait, une pétition. On relira avec profit notamment la critique benthamienne des droits de l’homme, qui est publiée dans une nouvelle traduction par ailleurs, enrichie de réflexions actuelles  [22], sans négliger non plus ni Kelsen, ni Marx.

83Mais une autre interrogation peut et doit accompagner ce rappel : l’État est un substantif bien facile pour désigner une multitude de choses : un ordre juridique, des organes, une puissance, une souveraineté, etc. ; et l’État, comme forme juridique du pouvoir politique, n’est ni figé, ni unique, ni universel, en dépit d’une généralité conceptuelle et d’une hégémonie indéniables. Les droits de l’homme, de ce point de vue, semblent génétiquement liés à un certain type d’État, structurellement et historiquement caractérisé : l’État moderne (quelle que soit par ailleurs sa déclinaison politique : du laissez-faire à l’interventionnisme, avec en contrepartie les prétendues générations correspondantes des droits de l’homme ou plus vraisemblablement les conceptions concurrentes des droits de l’homme). Et donc les droits de l’homme sont génétiquement liés à une certain type de protection contre cet État, ou à un certain type d’atteintes à l’autonomie (par cet État). Or cette forme d’État n’est sans doute plus ni la forme la plus efficace de l’action publique (protectrice des droits de l’homme ou attentatoires à l’autonomie des individus, peu importe), ni la plus évidemment constatable dans nos sociétés occidentales contemporaines, post-modernes  [23].

84Comment dès lors protéger les droits de l’homme quand l’arsenal classique des libertés publiques n’est plus adapté ni aux nouveaux ordres normatifs, ni à la complexification des acteurs, ni aux nouvelles atteintes aux valeurs qu’incarnent les droits de l’homme (voire à de nouvelles valeurs et/ou nouveaux droits de l’homme) ? C’est là tout le défi théorique et pratique que doit relever le libéralisme philosophique face aux mutations de l’État, et c’est à ce défi que se sont attelé(e)s des chercheurs/chercheuses du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux (CREDOF) de l’Université Paris X-Nanterre lors d’une journée d’étude en 2005, dont les actes sont aujourd’hui publiés. Il convient d’insister de suite, pour ne (presque) plus y revenir, sur une originalité de l’ouvrage : par chercheurs et chercheuses ici, il faut entendre 13 doctorants et doctorantes, ou jeunes docteurs ; c’est en effet à l’initiative de thésard(e)s du Centre que cette journée s’est tenue, et c’est à leur initiative que l’ouvrage regroupe leurs communications et un propos introductif de Jacques Chevallier. Dire qu’à la lecture on oublie tout de suite cette originalité tant les contributions sont toutes de grande qualité, et témoignent d’une réflexion et d’une maturité certaines, est une évidence, qui ne devrait pourtant pas surprendre si l’université française, en général, s’attachait davantage à capitaliser les richesses qu’elle possède en la personne de ses jeunes chercheurs/chercheuses (et notamment à les mieux traiter). Voilà en tout cas un bel ouvrage, enrichissant, qui remplira assurément le vœu formulé par Danièle Lochak, éditrice scientifique de l’ouvrage et directrice du CREDOF, dans sa présentation : « convaincre ceux qui ont tendance à assimiler les droits de l’homme à une morale de bons sentiments, qu’ils constituent une discipline scientifique à part entière et qu’il y a place en ce domaine pour des analyses juridiques rigoureuses et des réflexions théoriques fécondes » (p. 13).

85Jacques Chevallier campe la problématique de la mutation de l’État mobilisée dans cet ouvrage autour de grands axes relatifs aux droits de l’homme. D’abord la « transnationalisation », qui remet en cause les idées classiques d’unicité et de souveraineté normative, et qui, transposant la question des droits de l’homme dans un espace (politique, normatif et territorial) au-delà de celui de l’État, fait apparaître les droits de l’homme comme une contrainte pour les États, et comme un enjeu de l’internationalisation : la valorisation du triptyque affirmé indissociable « État de droit – démocratie – droits de l’homme » s’impose comme standard politique, même et surtout si ce triptyque apparaît aussi comme vide de sens et relève autant de l’argumentation et de la justification dans les rapports interétatiques que de la problématique d’une conceptualisation et d’une mise en œuvre de mécanismes d’imposition et de protection des individus. Ensuite la « reformulation des droits de l’homme », qui suit et qu’imposent les mutations de l’État : au recentrage des fonctions étatiques (l’État garant de cohésion sociale, pourvoyeur de sécurité, adepte de politiques préférant le retour à l’emploi – workfare – à l’assistance sociale – welfare), et à la reconfiguration des structures étatiques (externalisation ou démembrement, régulation par des autorités dites indépendantes, décentralisation) doit faire écho une actualisation des mécanismes de protection (droits et recours).

86Cette problématique se retrouve dans les quatre parties de l’ouvrage, qui conjuguent avec bonheur le maniement de données empiriques et techniques précises et le développement d’une critique théorique et politique affirmée.

87Dans un premier temps, est examiné l’impact de la délégation des fonctions régaliennes sur les droits de l’homme, dans plusieurs formes : la délégation des compétences normatives au travers de l’exemple du domaine biomédical et du Comité d’éthique (Béatrice Adam-Ferreira) ; l’association des personnes privées, transporteurs et constructeur exploitant de centre d’enfermement administratif, à la police des étrangers (Isabelle Guerlais) ; l’externalisation du traitement de l’asile (Marion Raffin). L’ambiguïté de ces démarches est parfaitement soulignée, rendant plus complexe et difficile l’effectivité des protections : s’agissant notamment de la délocalisation du contrôle des frontières à des États tiers, « les États européens réussissent ainsi à transférer à d’autres la charge de contrôler leurs propres frontières et leur responsabilité en matière de protection des droits de l’homme, tout en réaffirmant, sur un plan symbolique, leur puissance souveraine » (p. 82).

88Dans un second temps, sont étudiés l’engagement et le désengagement des États dans la protection internationale des droits de l’homme : quant à la répression des crimes internationaux (Claire Fourçans), quant à l’activité des juridictions nationales comme garantes de la Convention européenne des droits de l’homme (Béatrice Delzangles), quant à l’élaboration et l’adoption de la charte des droits fondamentaux de l’UE (Vito Marinese).

89Suit l’étude du renoncement à l’État-providence, et de sa conséquence en termes de privatisation des droits sociaux : quid de l’égal accès aux soins face à la privatisation de l’assurance maladie (Marie Glévarec) ? du droit au recours face à la « privatisation » de l’accès à la justice au travers de l’assurance protection juridique (Kristenn Le Bourhis) ? du droit à l’éducation face aux positions que promeut la Banque mondiale (Sophie Grosbon) ? de l’égalité de l’accès à l’emploi face à la prise en charge de la lutte contre les discriminations raciales par les acteurs privés (Sarah Bénichou) ?

90Enfin, une quatrième série d’études est consacrée aux effets de la mondialisation libérale sur les droits de l’homme, avec l’exemple des organisations internationales économiques : en matière de santé publique (Tatiana Gründler), de protection des travailleurs (Tiphaine Régnier), de lutte contre la pauvreté (Edwige Michaud).

91On voit à l’énoncé l’ampleur des questions traitées, susceptibles d’intéresser chacun, autant que la réflexion qui a présidé à leur exposition (chaque partie est précédée d’une utile introduction, et chaque auteur s’est efforcé de conserver à l’esprit la problématique générale). Il y a ici une unité qui fait livre, et que l’on ne retrouve que trop rarement dans des actes de colloques ou de journées d’études, même « camouflés » en ouvrages originaux. Il n’est pas indifférent que cette qualité se retrouve sur pareil sujet : les droits de l’homme ; et chez pareils auteurs : c’est stimulant, et c’est en définitive rassurant.

92Éric Millard Centre de Théorie et Analyse du Droit (CTAD), CNRS/Université Paris X-Nanterre

Mathieu Lilian, La double peine. Histoire d’une lutte inachevée, Paris, La Dispute, coll. « Pratiques politiques », 2006, 307 p.

93Comment défendre les droits d’une population doublement stigmatisée comme à la fois étrangère et délinquante ? C’est tout l’enjeu de la lutte contre la « double peine », expression militante pour désigner « l’éloignement du territoire, à l’issue de leur peine d’incarcération, des délinquants étrangers » (p. 9). Cause qui a émergé à la fin des années 1960, problème qui a fait l’objet de débats en novembre 2003 au moment de la loi Sarkozy sur l’immigration, enjeu qui reste actuel, elle constitue une lutte sur 35 ans que nous retrace Lilian Mathieu à partir d’une analyse en termes d’espaces sociaux, qui vise à dépasser les apories de l’objectivisme et du subjectivisme qui hantent encore, selon lui, la sociologie des mouvements sociaux  [24].

94L’auteur dresse ainsi la monographie d’une cause sans se focaliser seulement sur une association en particulier. On voit sur les scènes de l’action collective tant agir des associations récurrentes comme le MRAP, la Ligue des droits de l’homme, le FASTI, la Cimade ou le Gisti, que naître et mourir des collectifs ponctuels comme l’hebdomadaire Sans frontière (en 1979), ou encore, entre 2001 et 2003, la campagne « Une peine, point barre ». Fidèle aux principes théoriques qu’il a exposés et argumentés par ailleurs  [25], il resitue cette cause au sein de « l’espace des mouvements sociaux » qui, comme tout espace social, est ainsi défini : « Parler d’espace des mouvements sociaux, c’est ainsi postuler que les mobilisations et les organisations qui les mènent se déploient dans un univers social relativement autonome, traversé par des logiques propres, et dont les différents éléments sont unis par des relations de dépendance mutuelle »  [26].

95Cette « dépendance mutuelle » suit en fait une logique concurrentielle qui, d’abord interne à l’espace des mouvements sociaux, se redouble, tel un système de poupées russes, au sein même des mouvements particuliers. La position de cette cause dans cet espace concurrentiel explique ainsi les différentes vagues de la lutte contre la double peine, justifiant en partie les césures chronologiques de l’ouvrage. Ainsi le mouvement pro-immigrés constitue en lui-même un sous-espace social au sein duquel des causes peuvent s’autonomiser et donc se concurrencer. La cause des droits des délinquants étrangers s’émancipe au cours des années 1970 en se focalisant sur la figure du « jeune de la seconde génération », qui remplace celle du travailleur immigré à la place de la victime. Cette autonomisation se poursuit par une généralisation de la lutte en avril 1981, lors de la grève de la faim d’un pasteur, d’un prêtre et d’un délinquant étranger, conduisant à une modification de l’ordonnance du 2 novembre 1945 qui régit les arrêtés d’expulsion, punition administrative. La cause connaît ensuite une longue période de repli sur des défenses de cas singuliers, étant concurrencée par la cause du racisme dans les années 1980, puis par celle des sans-papiers dans les années 1990. Ce n’est qu’au tournant de cette décennie et des années 2000 qu’elle retrouve une place privilégiée au sein de l’espace du mouvement pro-immigrés.

96Mais l’espace des mouvements sociaux, « relativement autonome », est lui-même en interdépendance avec d’autres espaces sociaux  [27], notamment médiatique, politique et juridique. Les soubresauts de la cause de la double peine sont donc aussi compréhensibles en référence à l’évolution des rapports d’interdépendance entre ces quatre espaces sociaux. Ainsi, dans les années 1993-1998, la cause de la double peine est concurrencée au sein du mouvement pro-immigrés par celle des sans-papiers ; elle est ainsi mal positionnée dans l’espace médiatique ; elle n’a que peu de poids dans l’espace politique. Du coup, le registre d’action se replie sur la défense de cas singuliers, par des recours en justice. La cause devient alors extrêmement dépendante de la logique de l’espace juridique, qui voit la Cour européenne des droits de l’homme suivre une ligne d’interprétation restrictive sur le droit des étrangers et débouter ainsi de nombreux recours contre des peines d’interdiction du territoire français  [28]. Inversement, dans les années 1999-2003, la cause se positionne bien dans les espaces pro-immigrés et médiatique. Et par un bouleversement des positions politiques, elle parvient malgré tout à se positionner sur l’agenda politique d’un gouvernement de droite. Le mouvement se trouve donc en position favorable par rapport au processus législatif et, du coup, moins dépendant des logiques propres à l’espace juridique.

97Lilian Mathieu s’attache finalement à resituer cette cause dans un ensemble de logiques qui influent sur la dynamique propre à l’espace des mouvements sociaux. S’il touche par là à un type d’objet proche de celui qu’aborde le courant de la structure des opportunités politiques, qui met en relation les succès ou les échecs des mouvements sociaux avec les conditions structurelles de l’espace politique et médiatique, il insiste à plusieurs reprises sur sa différence radicale aux niveaux empirique, théorique et méthodologique.

98D’une part, il montre, notamment par les coupes chronologiques, que l’alternance droite-gauche n’a qu’un faible pouvoir explicatif sur les évolutions que subit la législation de la double peine. Ce qui s’explique, d’un point de vue théorique, par une conception des opportunités politiques différente de celle qui les rigidifie dans des structures et qui fait de la marge d’action des mouvements sociaux un simple décalque des bonnes volontés des acteurs du système politique. Une opportunité politique dépend de la perception par les différents acteurs d’une configuration à un moment donné de l’histoire, et non de données stables dans le temps. Ainsi, les élections présidentielles apparaissent comme une prise, pour ce mouvement, pour se porter sur la place publique, tout comme elles sont un moment où les acteurs politiques peuvent envisager les mouvements sociaux comme des opportunités. Ce qu’a fait François Mitterrand en 1981, en se prononçant contre la double peine, se démarquant à la fois de l’UDF, du RPR mais surtout du PCF (p. 300). On ne peut donc pas se fier aux traditions politiques pour en déduire un degré de fermeture ou d’ouverture du système politique, et ainsi anticiper un échec ou un succès d’un mouvement social.

99Ces catégories, du reste, doivent être endogénéisées, selon l’auteur, dans une approche qualitative. C’est sur ce point méthodologique qu’il estime apporter le plus à la sociologie des mouvements sociaux en général (p. 42-45)  [29]. Au lieu de chercher à construire des typologies objectives délimitant les conditions de réussite d’un mouvement social, il s’agit de reprendre la formule bourdieusienne classique selon laquelle « l’enjeu de la lutte est enjeu de lutte », et ce, tant au moment où les acteurs définissent une stratégie, qu’au moment où ils évaluent les résultats de leur lutte. C’est d’ailleurs à ce moment-là que se joue la dynamique d’un mouvement social, sa pérennité ou son délitement. Un cas intéressant, parmi d’autres, est le dernier en date : suite à la loi Sarkozy de novembre 2003, les associations qui s’étaient unies pendant la campagne « Une peine, point barre » ont eu des perceptions très contrastées de ce résultat, les uns y voyant une première étape vers la victoire finale, l’abrogation de la double peine, mais qui ne peut se faire que par petites victoires successives, les autres n’y voyant que de la poudre aux yeux et une tentative manquée d’enfin parvenir à faire disparaître cette profonde injustice. Cette césure recouvre une autre séparation, récurrente dans l’histoire du mouvement, en termes de registre d’interpellation, les premiers, notamment la Cimade, privilégiant celui de l’attachement (attirer la compassion sur des personnes installées depuis longtemps en France et devant pourtant quitter ce pays), les seconds, en particulier le Gisti, abordant le problème à partir du registre juridique (c’est le principe même de la double peine qu’il faut attaquer)  [30].

100L. Mathieu propose donc l’histoire d’une cause en termes d’espaces sociaux qui vise à se démarquer de l’approche objectiviste de structure des opportunités politiques. Il semble cependant avoir de nombreux points communs avec le courant de la mobilisation des ressources  [31]. Étudiant une population doublement stigmatisée (manque de ressources symboliques), à faibles capitaux culturel, social et économique pertinents pour la mobilisation, il met l’accent sur « la nécessité des alliances » (p. 27) que doivent contracter les acteurs concernés avec des « membres par conscience », mieux dotés qu’eux. Si ce constat paraît empiriquement valide, il conduit à restreindre le regard sur la seule dimension stratégique de l’action collective. Ainsi, au moment où son analyse semble la plus proche d’une perspective pragmatique  [32], quand il aborde les conséquences, sur les acteurs du mouvement social, de leur propre action, il fait souvent de l’évaluation non pas une controverse, où une description ethnographique montrerait comment des arguments stratégiques, mais aussi moraux et expérientiels, parviennent, ou non, à modifier des convictions ou à embrayer sur des moments de doute, mais une « lutte », où seul compte finalement le fait de paraître à son avantage. Or, le pluralisme invoqué par la tradition pragmatiste invite aussi à envisager les différents formats qui peuvent compter dans l’émergence et la pérennité d’une action.

101Tout en soulignant l’importance de l’enjeu politique soulevé sociologiquement par cet ouvrage (quelle frontière entre nationalité et citoyenneté est tracée dans notre démocratie ?), l’axe de discussion proposé porterait sur la définition de la dimension pragmatique de ce projet, et sur son orientation qui semble plus focaliser sur l’efficacité stratégique de l’action, que s’ouvrir sur une pluralité intégrant aussi l’ancrage dans des habitudes et des croyances morales rendant compte des ressorts qui font passer de la disposition à l’action.

102Édouard Gardella Département de Sciences Sociales, École Normale Supérieure de Cachan

Perlingieri Pietro, L’ordinamento vigente e i suoi valori, Naples, Edizioni scientifiche italiane, 2006, 622 p.

103Le livre qu’on présente ici aux lecteurs de langue française, l’ordonnancement  [33] en vigueur et ses valeurs, est un recueil de 39 essais, divisé en deux parties conçues par l’auteur lui-même comme complémentaires. Il s’agit de témoignages qui correspondent bien à son parcours personnel de recherche.

104Le mot « parcours » n’est pas utilisé au hasard : il y a, en effet, dans ce livre, une perspective qu’on trouve dès l’introduction, où Pietro Perlingieri affirme que sa dernière œuvre se situe dans la continuité de Scuole, tendenze e metodi. Problemi del diritto civile, un ouvrage qu’il avait publié en 1989, chez le même éditeur. Or, si l’on remonte à ce dernier livre, on y rencontrera déjà cette affirmation de l’auteur, qu’il entend contribuer à la poursuite d’un chemin dont non seulement on ne voit pas le bout, mais dont on ne pourra jamais voir l’aboutissement.

105Il convient d’insister sur ce concept de continuation, d’itinéraire. Il fournit l’une des clés de lecture de ce texte, en permettant, en même temps, d’introduire, dans le discours, l’idée d’École.

106Il y a, en effet, dans la pensée de P. Perlingieri, un lien précis entre l’itinéraire de recherche individuel du juriste et les Écoles scientifiques, en ce que les Écoles représentent le lieu idéal où les juristes qui partagent des modèles, des idéologies, des valeurs – en bref, les juristes qui partagent le même itinéraire de recherche – peuvent se retrouver. Cela permet, premièrement, d’introduire dans le système un élément de transparence très significatif – celui d’honnêteté intellectuelle, pourrait-on dire, conséquence de la nécessité qu’il y a à prendre position publique sur les questions fondamentales du droit. Cela permet, en même temps, de souligner la fonction éducative des juristes eux-mêmes, car ils doivent offrir aux chercheurs des jeunes générations la possibilité de choisir, à leur tour, d’appartenir à l’une ou à l’autre des Écoles existantes, de partager l’un ou l’autre modèle.

107P. Perlingieri a abordé ce dernier sujet surtout dans son livre de 1989 – d’où le titre même de ce livre –, ce qui nous induit à ne pas nous attarder sur ce thème, même si Scuole, tendenze e metodi restera un point de référence fondamental dans ces lignes. Mais ce qu’il convient de souligner dès maintenant, c’est, d’un côté, cette attention de P. Perlingieri pour la fonction – mieux, pour la responsabilité – publique du juriste (il est fort significatif de retrouver, dans la première partie du livre, des pages dédiées à l’illustration de propositions pour une réforme du fonctionnement de la justice dans son pays) ; et, d’un autre côté, comme on vient de le dire, cette conception de la recherche scientifique perçue comme un parcours évolutif, qui vient de loin et qui se perpétue à travers les jeunes chercheurs.

108Mais revenons au titre. Il y est question de valeurs : voilà identifiée la question centrale, autour de laquelle naît et se développe la réflexion de l’auteur. Le terme « valeurs » est précédé de la conjonction « et », et accompagné du possessif « ses », qui fonctionnent comme trait d’union avec le concept d’« ordinamento ». L’effet est de souligner qu’il existe une relation entre ces deux termes – valeurs et ordonnancement juridique –, que cette relation permet d’individualiser et de spécifier les valeurs de référence précisément par rapport au système des règles en vigueur, et qu’il s’agit d’une relation de stricte appartenance.

109La première question à résoudre sera, alors, la spécification du système juridique/normatif de référence. Le titre nous fournit encore, à ce propos, une indication précieuse : la définition du concept de système normatif en vigueur entraîne, en premier lieu, une réflexion sur la complexité actuelle du système des sources du droit, complexité accrue de par la présence de la production normative européenne. P. Perlingieri est conscient de cette contrainte, et c’est n’est pas un hasard si la première partie de son livre, appelée, significativement, « Complessità e unitarietà dell’ordinamento giuridico », est entièrement dédiée, précisément, à l’analyse de ce problème, avec 23 essais. Les uns traitent des rapports entre système juridique national, sources de droit européennes et identité des institutions juridiques européennes (à noter une réflexion spécifique sur la catégorie traditionnelle de l’État de droit et du principe de légalité, par rapport à cette nouvelle forme d’État européenne). Les autres traitent du contenu du système juridique lui-même (on citera les belles pages contre les théories juridiques nihilistes, largement diffusées en Italie, mais aussi celles qui sont consacrées au rapport entre équité et système juridique, à l’idée de justice et à la qualité de la production normative).

110P. Perlingieri refuse, d’un côté, les théories qui tendent à distinguer plusieurs niveaux à l’intérieur d’un même système juridique (on parle, à ce propos, de droit civil « multi-level »), et, d’un autre côté, les théories qui perçoivent le phénomène de la dispersion normative comme création de micro-systèmes qui tournent autour de la codification ordinaire – parfois, même, indépendamment d’elle. Cette dernière vision n’est pas nouvelle : on la trouve, dès 1989, dans Scuole, tendenze e metodi (le lecteur a été averti : on doit souvent retourner à ce livre, à la recherche des traces du parcours de réflexion de l’auteur). C’étaient les années où, en Italie, la multiplication des lois spéciales faisait parler d’un phénomène de « décodification », d’un univers juridique destiné à se décomposer, justement, en mycro-systèmes. P. Perlingieri, déjà, à cette époque, montrait qu’il ne partageait pas cette interprétation de la réalité normative, et percevait l’exigence, devenue aujourd’hui nécessité, de souligner le moment unitaire du droit.

111Le nouveau livre présente l’occasion de revenir sur ce discours pour le reprendre et affirmer, encore une fois, que la réponse à la complexité – qui n’est pas niée, mais plutôt encadrée dans la perspective appropriée –, c’est l’unité de fond du système, garantie par l’ensemble des principes et des valeurs que le juriste doit retrouver dans la Constitution et appliquer dans l’interprétation quotidienne des autres sources du droit.

112En fait, cette idée de la nécessité d’une relecture constitutionnelle du système juridique entier constitue une des intuitions les plus originales et les plus heureuses de P. Perlingieri, et confirme, à travers ce dernier livre, son actualité. Dans cette perspective, les instruments juridiques sont encadrés axiologiquement, ce qui entraîne la nécessité d’évaluer la légitimité des actes et des activités non pas en termes procéduraux, mais, au contraire, sur la base de leur contenu axiologique.

113De cette façon, l’auteur peut affirmer l’idée d’une légalité « per valori », par rapport à laquelle tout le droit – et particulièrement, pour ce qui nous intéresse ici, le droit civil – doit être lu à l’ombre de la Constitution, avec une attention particulière pour la primauté de la dignité et du droit de réalisation personnelle des individus, lesquels doivent toujours prévaloir sur la perspective patrimoniale dans l’évaluation des rapports inter-individuels. Aussi trouvera-t-on plusieurs fois répété dans ce livre, dès l’introduction même, cet avertissement, qu’il ne faut pas affadir les raisons du droit avec les raisons de l’économie et celles du marché (voir, par exemple, l’essai n° 17).

114On perçoit ici l’importance assignée, dans cette reconstruction, à l’interprétation du droit. Cohérent avec lui-même, l’auteur refuse la méthode de l’exégèse pour proposer une nouvelle construction de la règle, fondée sur l’analyse des cas concrets. Le juriste partira de la réalité factuelle pour travailler non seulement sur les lois positives, qui doivent être appliquées, mais surtout sur les valeurs et les principes qui, selon notre Constitution et notre patrimoine juridique dans toute sa complexité, doivent inspirer cette application : en découle l’affirmation de la nature nécessairement dynamique du système juridique.

115C’est à ce nouveau mode d’interprétation et d’application du droit qu’est dédiée la seconde partie de ce livre, dont le titre est « Ermeneutica e valori normativi ». L’auteur y propose des réflexions sur les rapports entre principes, valeurs et lois positives, sur l’utilisation du principe du « caractère raisonnable », récemment très utilisé par la Cour constitutionnelle italienne, et plus généralement sur le contrepoint droit positif/droit naturel (comment on devrait l’entendre, et comment il a été compris par la doctrine italienne).

116Ces sont des sujets qui peuvent à peine être esquissés dans cet espace de quelques pages. Mais ils montrent bien toute la complexité du livre de P. Perlingieri, appelé à jouer un rôle de paradigme dans la culture des juristes italiens et, tout autant, des juristes européens, qui y trouveront – et peut-être, dans certains cas, re-trouveront – des points de référence susceptibles de guider la réflexion scientifique de chacun.

117Si l’on souhaite résumer ceux de ces points qui nous semblent les plus significatifs, on relèvera : l’affirmation de la primauté du droit, conçue comme distincte de la simple primauté de la loi, et supérieure à elle ; la légalité, exprimée dans un contexte de valeurs, avec le refus de l’idée de l’interprétation littérale ; et, puisque les valeurs de référence sont choisies et indiquées à travers un processus de balance entre les exigences exprimées par la société, se trouve affirmée la primauté de la politique.

118De là l’idée que l’évaluation de la solution à laquelle doit parvenir le juriste doit être accomplie sur la base d’un bilan axiologique des contenus (utilisation de la ratio iuris et du principe de « raisonnabilité » ; sur ce thème le lecteur trouvera une réflexion spécifique sur l’utilisation de ces catégories dans la pensée traditionnelle d’Emilio Betti et dans l’application actuelle proposée par la Cour constitutionnelle italienne), et non sur le plan d’un contrôle de l’application correcte des procédures.

119De là, encore et comme stricte conséquence, l’affirmation de la responsabilité du juriste, qui ne peut plus se limiter à l’application des règles positives, mais est appelé à reconstruire, sur la base des nombreuses sources de droit à sa disposition, et selon la hiérarchie fixée dans la Constitution, pas à pas, la règle la plus adaptée au cas concret.

120Le lecteur connaît la polémique sur le rôle et la fonction des interprètes, dans laquelle se sont engagés les intellectuels, en Italie comme en France. Il sait que, selon toute probabilité, le juriste « neutre » n’a jamais existé et que, au contraire, cette sorte de neutralité a été utilisée pour dissimuler des décisions à caractère fortement politique – il faudrait relire, à ce propos, les belles pages d’André-Jean Arnaud  [34]. Le mérite de l’œuvre de Perlingieri est non seulement de rappeler cela, mais de proposer en outre une construction aux termes de laquelle le juriste est obligé d’assumer ses responsabilités face à la société, sans possibilité aucune de se cacher derrière la lettre de la règle positive.

121Mais attention ! Cela ne doit pas conduire à la négation de la nature avant tout technique des décisions juridiques, en faveur d’une autonomie discrétionnaire qui peut facilement conduire à l’arbitraire. Il s’agit, plutôt, de saisir l’occasion pour restituer à la fonction interprétative traditionnelle sa dimension authentique : celle d’un procès de spécification des règles, qui est non pas création discrétionnaire, mais application correcte des sources existantes.

122Nous étions partis de l’idée d’un juriste responsable, conscient de son rôle et de l’importance politique de ses choix, et qui, pour cette raison, manifeste publiquement son ralliement à certains modèles de lecture de la société : c’est là-dessus que nous voudrions revenir, au terme de cette brève exposition.

123Francesca Caroccia Facoltà di Economia, Università degli Studi dell’Aquila (Italie)

Raimbault Philippe (dir.), La puissance publique à l’heure européenne, Paris, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires. Actes », 2006, 238 p.

124Pour le juriste, même le moins averti, le thème de l’européanisation des droits nationaux apparaît comme un nouveau laïus. Après avoir été constitutionnalisée  [35], pas une branche du droit ne semble pouvoir échapper à une certaine « conventionnalisation » et les études sectorielles sont à cet égard fort nombreuses  [36]. Il semble donc qu’en l’absence de révolution juridique majeure, justifiant un éventuel retour sur des analyses passées, traiter de l’incidence européenne tienne de la gageure. Toute redite est pourtant largement évitée par les contributions réunies dans l’ouvrage dirigé par Philipe Raimbault grâce au prisme retenu pour l’étude, celui de la puissance publique. Cette notion, comme le rappelle le texte d’ouverture, qui sans être parfaitement identifiée est parmi les plus classiques du droit public, permet d’aborder l’idée d’européanisation du droit de façon transversale. La pertinence de l’approche dissimulait toutefois un risque certain, celui du saupoudrage. Se limiter au simple « constat positiviste de quelques changements juridiques » (p. 6) intervenus dans les manifestations connues de ce qu’est la puissance publique n’aurait pas permis de saisir les implications, peut-être plus profondes, que les droits européens pouvaient véhiculer. Le risque est esquivé par le recours à une interdisciplinarité qui, si l’on n’a de cesse que de s’y référer, est ici habilement utilisée grâce à l’insertion de contributions « juridiquement hors cadre ». Assurément, le lecteur à la recherche d’une analyse répondant aux canons de neutralité basée sur une stricte séparation du droit et des discours sur ce dernier  [37] ne pourra qu’être désarçonné par les tentatives de recherche de la « véritable nature » de la puissance publique opérées, par exemple, par Jean-Arnaud Mazères et Olivier Dubos (p. 10 et p. 54), autant que par des analyses qui proposent d’aller « au-delà, et sans doute sortir du droit pour [en] retrouver le sens juridique » (p. 33). Cette mise en garde connue, la lecture de La puissance publique à l’heure européenne donne à voir cette puissance publique tel un formidable jeu de construction. Élaboré au niveau national, l’édifice s’est vu perturbé (I) mais, loin d’être totalement déstructuré, il se reconfigure en utilisant les nouvelles « pièces » européennes (II).

I. La déstabilisation de la puissance publique étatique

125L’ensemble des articles montre tout ce que l’Europe, perçue dans sa définition la plus extensive (p. 3), a pu entraîner comme bouleversements au regard de la puissance publique qui reçoit ici une acception largement partagée par les contributeurs. Son essence apparaît comme assimilée à la souveraineté de l’État (à travers des conceptions parfois différentes de la notion de souveraineté, comme le montrent les contributions de Jean-Arnaud Mazères, p. 13 et suiv., de Olivier Dubos, p. 54, ainsi que de Xavier Bioy et Philippe Raimbault, p. 100-101), et une typologie de ses attributs, ses prérogatives, recoupe la majorité des textes qui distingue la puissance publique en tant qu’elle peut être puissance normative, propulsive, ou coercitive (voir les contributions de Charlotte Denizeau p. 78 et suiv., et de Olivier Dubos, p. 55 et suiv. ; pour une variation sur le même thème, Jean-Arnaud Mazères, p. 16-19). L’influence européenne n’est toutefois qu’un facteur de bouleversements, et Jacques Chevallier insiste sur la difficulté visant à connaître le poids spécifique de l’Europe dans les changements qui s’opèrent (p. 37). Le texte de Lucien Rapp montre d’ailleurs que la pression produite par l’ordre public économique n’a pas attendu le développement européen pour limiter drastiquement les facultés d’intervention des États (p. 195 et suiv.). L’avènement du marché commun et des règles communautaires relatives au droit de la concurrence a toutefois particulièrement atteint la capacité d’action de la puissance publique, notamment en assortissant leurs exigences d’un système de contrôle particulièrement performant (p. 199 et suiv.)  [38]. Cette entrave à décider et imposer unilatéralement le possible sur son territoire se double, pour l’autorité étatique, de la perte de son indépendance décisionnelle ; c’est ce que relève Marie Gautier (p. 163 et suiv.) en indiquant en quoi le marché commun a permis que certains actes de puissance publique d’un État membre de l’Union européenne puissent s’appliquer automatiquement dans tous les autres. La figure de l’État, maître de la puissance publique sur son territoire, est donc doublement brouillée tant par les limites qui lui sont imposées que par la perméabilité de sa sphère d’action à d’autres puissances publiques étatiques (Marie Gautier relève d’ailleurs l’hypothèse d’un possible contrôle des actes d’un État par un autre dans le cadre des accords de Schengen, p. 170). Au-delà de ces atteintes induites par l’Europe, se dessine la mise en place d’une certaine puissance publique européenne, essentiellement en tant que l’Europe est productrice de normes. Le droit européen cherche à ravir son statut d’acte incarnant la puissance publique à la Loi (p. 106 et suiv.)  [39] ; réactivant par là même un conflit de sources, l’influence européenne ne semble toutefois pas avoir eu raison de ce visage de la Loi, elle ne conduit qu’à son adaptation (p. 104 et p. 121).

II. La reconfiguration européenne de la puissance publique

126Si la puissance publique étatique est bouleversée par l’Europe, elle s’en trouve davantage reconfigurée que dissoute. C’est ce que montrent tant Jacques Chevallier (p. 42), Charlotte Denizeau (p. 69 et suiv.) que Laure Ortiz (p. 137 et suiv.) : l’Europe a un impératif besoin de l’action étatique car les deux piliers du droit européen (primauté et effet direct) ne peuvent exister que par son biais. Si l’Europe apparaît bel et bien comme disposant de certaines caractéristiques de puissance publique, elle ne peut les assumer seule. Certes les normes produites par l’Union s’imposent aux États et « on retrouve là les caractéristiques fondamentales de l’action unilatérale qui est en droit administratif le prototype même de la prérogative de puissance publique » (p. 58), mais contrairement aux États elle ne peut pas forcer l’exécution de ses décisions. Dès lors ce sont les États qui apparaissent comme mettant en œuvre la puissance publique européenne, et l’exécution matérielle des décisions se fait par des États considérés comme des « systèmes d’organes » habilités à la mettre en œuvre pour le compte de l’Europe (p. 76 ; Xavier Bioy et Philippe Raimbault traitent quant à eux d’une « confusion des organes étatiques au sein d’une même fonction exécutive » [p. 109], une telle conception peut se voir rapprocher de celle établie par les articles 34 et 37 de la Constitution de 1958. L’État n’apparaît plus que comme le détenteur d’une fonction exécutive oscillant entre autonomie et application d’une « législation communautaire »). À cet égard, la dévolution classique de la puissance publique à des organes administratifs qui l’exercent unilatéralement se dilue pour céder la place à une contractualisation de sa mise en œuvre par le biais d’une place toujours plus grande accordée aux acteurs privés. Jean-Michel Eymeri met d’ailleurs en lumière l’apparition d’une dualité de la fonction publique, étrangère à la vision française et imposée par l’Europe (p. 216 et suiv.). Mais encore, l’omnipotence européenne semble, outre avoir dépossédé les États d’une grande part de leur puissance publique normative, imposer une modification des structures et appareils administratifs nationaux (Laure Ortiz montre que la modification territoriale des structures administratives ne permet pas de penser qu’existe un modèle européen de décentralisation mais que la décentralisation est le fruit de l’Europe, p. 144 et suiv.). Pourtant, la fonction juridictionnelle étatique, principale source d’exécution de la coercition européenne (p. 83), permet aux autorités nationales d’agir à rebours dans le champ européen. L’analyse fournie par Michel Mangenot (p. 176 et suiv.) à propos du Conseil d’État indique que les juridictions nationales, dès lors qu’elles ont accepté de jouer le jeu du droit européen  [40], peuvent alors rétroagir sur la production de celui-ci et sur son contrôle.

127Un tel retour étatique dans la production normative européenne peut sembler salutaire. À l’heure européenne en effet, la puissance publique apparaît de plus en plus liée à la seule fonction normative. Instrumentalisée par une Union sans réelle capacité d’impulsion ni de coercition, c’est bien la figure de la norme juridique  [41] qui, de sa production à son contrôle, tend à être imposée par l’Europe comme véritable marque de la puissance publique. Bien sûr les contributions n’imposent pas d’analyses définitives et laissent ouverte la voix de la discussion. On referme toutefois La puissance publique à l’heure européenne avec une claire vision des modifications à l’œuvre, et il convient alors de saluer ce recueil qui, assurément, nourrit la réflexion de manière fort diverse et devrait pousser à un regain d’intérêt pour une notion qui n’a de cesse de questionner l’adhésion au droit lui-même.

128Thomas Deflinne Université de Rouen

Notes

  • [1]
    Mathilde Aninat, MF. Deschamps, et F. Drevon, Les jurés, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1980.
  • [2]
    Voir notre note de lecture dans la Revue du droit public et de la science politique, 2000, p. 596-600.
  • [3]
    Julie Ballington et Marie-José Protais (dir.), Les femmes au parlement : au-delà du nombre, Stockholm, IDEA, 2002 (peut être téléchargé sur le site de l’IDEA).
  • [4]
    Originaire d’Égypte, elle est également l’auteur d’une thèse soutenue à l’Université d’Amsterdam : Azza Karam, Women, Islamisms, and the State : Contemporary Feminisms in Egypt, New York, St Martin’s Press, Londres, Macmillan, 1998.
  • [5]
    Voir également Mariette Sineau, Profession : femme politique. Sexe et pouvoir sous la Cinquième République, Paris, Presses de Sciences Po, 2001.
  • [6]
    Voir à cet égard la récente étude complète : Drude Dahlerup (dir.), Women, Quotas and Politics, Londres, Routledge, 2006.
  • [7]
    De même : Commission européenne, Égalité des chances pour les femmes et les hommes dans l’Union européenne. Rapport annuel 1996, Luxembourg, Office des publications officielles des CE, 1997, p. 78 et suiv., cité in Jacqueline Nonon, « L’Europe, un atout pour les femmes ? », Problèmes politiques et sociaux, 804, 12 juin 1998, p. 78 et suiv.
  • [8]
    Contre : Éliane Vogel-Polsky, « Les impasses de l’égalité ou pourquoi les outils juridiques visant à l’égalité des femmes et des hommes doivent être repensés en terme de parité », Parité-Infos 1, 1994, p. 9, citée dans le Manuel, p. 127. On peut pourtant considérer les quotas comme une émanation du principe d’égalité, dans la mesure où ils sont censés assurer à des catégories défavorisées de la population une part de positions, de mandats ou d’avantages variés en rapport avec leur présence numérique. L’exigence d’un tel rapport traduit l’application du principe d’égalité à leur égard. À partir du constat que les femmes constituent (à peu près) la moitié de la population, la parité semble procéder du même raisonnement.
  • [9]
    Cf. le tableau dans le Manuel, p. 146.
  • [10]
    Notamment les articles 3 V et 4 II de la Constitution française (qui n’évoquent pas le terme de parité) et la loi n° 2000-493 du 6 juin 2000.
  • [11]
    Entretemps, la France est descendue à la 23e position (partagée avec la Slovénie), sur les 27 États membres actuels, et à la 86e place à l’échelle mondiale (cf. le site de l’Union inter-parlementaire, www. ipu. org/ wmn-e/ classif. htm).
  • [12]
    Cf. Mariette Sineau, Profession : femme politique. Sexe et pouvoir sous la Cinquième République, op. cit., p. 248 (citée ici p. 129).
  • [13]
    André Bellon, « Changer de président ou changer de Constitution ? », Le Monde diplomatique, mars 2007, p. 24-25 (p. 24).
  • [14]
    Cf. Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale (IDEA), Engaging the Electorate : Initiatives to Promote Voter Turnout from around the World (including voter turnout data from national elections worldwide 1945-2006), Stockholm, IDEA, 2006.
  • [15]
    Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992, vol. 1, p. 11.
  • [16]
    Pour l’Assemblée nationale française, cf. l’article 13, n° 6 de l’Instruction générale du bureau de l’A.N., et l’article 66 n° 3 du règlement de l’A.N.
  • [17]
    Cf. Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 4e éd., 2003, p. 5 et suiv., qui indique, pour une organisation internationale, que l’abstention est une « attitude qui se distingue de la non-participation au vote ». Il n’y a pas de raison que cette distinction ne s’applique pas partout où il y a des votes.
  • [18]
    Voir son site : www. ipu. org
  • [19]
    Robert Vachon, « Au-delà de l’universalisation et de l’interculturation des droits de l’homme, du droit et de l’ordre négocié », Bulletin de liaison du Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris, 25, 2000, p. 9-21 (p. 10).
  • [20]
    Denis Salas, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette Littératures, 2005.
  • [21]
    Lucien Karpik, Les avocats. Entre l'État, le public et le marché xiiie-xxe siècle, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1995, p. 367-371.
  • [22]
    Jean-Pierre Cléro et Bertrand Binoche, Bentham contre les droits de l’homme, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007.
  • [23]
    Jacques Chevallier, L’État post-moderne, Paris, LGDJ, coll. « Droit et Société. Série politique », 2e éd., 2004.
  • [24]
    Cf. notamment son article programmatique : Lilian Mathieu, « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des mouvements sociaux », Revue française de sciences politiques, 52 (1), 2002, p. 75-100.
  • [25]
    Id., « L’espace de la prostitution. Éléments empiriques et perspectives en sociologie de la déviance », Sociétés contemporaines, 38, 2000, p. 99-116.
  • [26]
    Id., « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des mouvements sociaux », op. cit., p. 95.
  • [27]
    Hétéronomie due à sa faible institutionnalisation, ce qui constitue une des démarcations principales, selon l’auteur, de la notion d’espace social vis-à-vis de celle de champ telle que la conçoit Pierre Bourdieu.
  • [28]
    Versant judiciaire de la « double peine », l’autre étant le versant administratif (arrêté d’expulsion).
  • [29]
    C’est d’ailleurs cette critique de l’approche trop objectiviste de la structure des opportunités politiques qu’il aborde aussi dans son « manuel » sur les mouvements sociaux. Cf. Lilian Mathieu, Comment lutter ? Sociologie et mouvements sociaux, Paris, Textuel, coll. « La discorde », 2004, p. 178-180.
  • [30]
    Sur ce point, il frôle l’approche de la frame perspective, dont il se dit tout proche (p. 40), mais dont il se démarque en suivant la critique formulée par Daniel Cefaï sur la réification, et donc l’usage utilitariste, du concept de cadre qu’opère ce courant théorique : cf. Daniel Cefaï, « Les cadres de l’action collective. Définitions et problèmes », in Daniel Cefaï et Danny Trom (dir.), Les formes de l’action collective. Mobilisations dans les arènes publiques, Paris, éditions EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2001, notamment p. 57-64.
  • [31]
    Ce qui n’est pas une critique en soi : François Chazel (« Mouvements sociaux », in Raymond Boudon [dir.], Traité de sociologie, Paris, PUF, 1991, p. 263-312) montre à quel point cette théorie a été un pas décisif dans la compréhension des mouvements sociaux après la critique olsonienne de l’analyse des comportements collectifs. Reste qu’au-delà de ces apports décisifs, elle met de côté tout le pan moral et culturel des croyances en saturant l’intelligibilité par la dimension stratégiste et concurrentielle (ce qu’on semble trouver dans l’article de Lilian Mathieu, « L’espace de la prostitution. Éléments empiriques et perspectives en sociologie de la déviance », op. cit.). Les ressorts de l’engagement, ou du désengagement, liés à des analyses fines de trajectoires typiques, à la fois quantitatives et qualitatives (sur ce point, cf. le programme proposé par Olivier Fillieule « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de sciences politiques, 51 (1-2), février-avril 2001, p. 199-217), ne peuvent donc pas vraiment être pris en compte dans une perspective qui retrace des parcours en quelques lignes, visant à sous-entendre que l’individu qui est sur le front de la bataille a en fait acquis le savoir-faire pertinent (capitaux culturel, symbolique, social) : la trajectoire n’a donc de sens que capitalistique, et non expérientiel.
  • [32]
    Perspective qu’il revendique dans l’article : « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des mouvements sociaux », op. cit.
  • [33]
    Par « ordinamento », la langue italienne vise une procédure de programmation qui, au moyen d’un algorithme, permet d’ordonner d’une certaine manière les éléments d’un ensemble. L’un des auteurs les plus célèbres pour avoir traité de la notion d’« ordinamento giuridico » est Norberto Bobbio, auteur d’une Teoria del ordinamento giuridico (1960), dont on louait, de ce point de vue, la contribution majeure « à la composition (concept de norme et divers types de normes), à l’unité (validité et norme fondamentale), à la complétude (lacunes et leur intégration) et à la cohérence (antinomies et leur élimination) » (Patrizia Borsellino, « Norberto Bobbio : profilo dello studioso », dans Norberto Bobbio. A Bibliography, Milan, Giuffrè, 1984, p. 72.
  • [34]
    André-Jean Arnaud, Da giureconsulti a tecnocrati. Diritto e società in Francia dalla codificazione ai giorni nostri, traduction italienne par Francesco Di Donato (Napoli, Jovene Edit, 1993), de Les juristes face à la société de 1804 à nos jours (Paris, PUF, 1975).
  • [35]
    Bernard Mathieu et Michel Verpeaux (dir.), La constitutionnalisation des branches du droit, Paris, Economica, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, coll. « Droit public positif », 1998.
  • [36]
    Stéphane Braconnier, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et du droit administratif français, Bruxelles, Bruylant, 1997 ; Nicolas Molfessis, Le Conseil constitutionnel et le droit privé, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », 1997 ; Joël Andriantsimbazovina, L’autorité des décisions de justice constitutionnelles et européennes sur le juge administratif français. Conseil constitutionnel, Cour de justice des communautés européennes et Cour européenne des droits de l’homme, Paris, LGDJ. coll. « Bibliothèque de droit public », 1998 ; Laurence Potvin-Solis, L’effet des jurisprudences européennes sur la jurisprudence du Conseil d’État, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit public », 1999.
  • [37]
    Parce que la « puissance publique » peut être considérée comme un de ces concepts qui entre dans la définition juridique de l’État, on renverra de façon spécifique à Michel Troper, « Sur la théorie juridique de l’État », dans Id., Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1994, p. 5-22.
  • [38]
    L’efficacité apparaît ici comme un critère du droit justifiant un renvoi à Denys de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de Droit ?, Paris, Odile Jacob, 1997, essentiellement p. 59-89.
  • [39]
    Sur la liaison, déjà mise à mal, de la Loi et de la volonté générale, voir Pierre Brunet, « Que reste-t-il de la volonté générale ? Sur les nouvelles fictions du droit constitutionnel français », Pouvoirs, 114, 2005, p. 5-20.
  • [40]
    Pour une étude, dans une juridiction, du poids des individualités dans l’avènement des décisions et des stratégies mises en place pour y parvenir, outre l’ouvrage de Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002, voir Jacques Meunier, Le pouvoir du Conseil constitutionnel. Essai d’analyse stratégique, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, coll. « La pensée juridique moderne », 1994, spécialement la première partie de l’ouvrage et p. 305-310.
  • [41]
    Dont on sait que la définition n’a pourtant rien d’évident comme l’illustre la synthèse d’Éric Millard, « Qu’est-ce qu’une norme juridique ? », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, 21, 2006, p. 59-62.
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