Notes
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[1]
Ronald Coase, « The Problem of Social Cost », Journal of Law and Economics, 3 (1), 1960, p. 1-44.
-
[2]
William M. Landes et Richard A. Posner, « Causation in Tort Law : An Economic Approach », The Journal of Legal Studies, 12, 1983, p. 109-134.
-
[3]
Steven Shavell « Liability for Harm versus Regulation of Safety », The Journal of Legal Studies, 13, 1984, p. 357-374.
-
[4]
À partir du cas anglais Bolton v Stone, dans lequel la victime est un passant qui a été blessé par une balle provenant avec force d’un terrain de cricket, il montre comment la décision de la Chambre des Lords, en décidant que le club de cricket n’avait aucune responsabilité, peut être justifiée par un calcul économique. La probabilité p d’occurrence d’un tel événement est égale à 0,003, c’est-à-dire au produit de la probabilité que la balle de cricket soit projetée hors du terrain (une fois tous les trois ans) et de celle que la balle heurte un passant (1%). Le montant du dommage est fixé à £150. Le cas suggère que le moyen le moins coûteux de prévenir le risque est de surélever la haie de protection. Le coût d’une telle réalisation, amorti de façon annuelle, aurait dû être inférieur à £0,45 (0,003 x £150) pour que la mesure de sécurité soit justifiée économiquement. Ce qui est évidemment très largement inférieur à l’investissement de surélévation de la haie.
-
[5]
Nous empruntons ici cette ligne d’argumentation à Nicholas Mercuro et Steven G. Medema, Economics and the Law : From Posner to Postmodernism, Princeton, Princeton University Press, 1997.
-
[6]
De ce point de vue, nous dit l’auteur, un lecteur de DVD est différent d’un bien comme une maison ou un tableau qui n’a pas forcément d’équivalent. Mais la difficulté est accrue lorsqu’il s’agit de ressources comme la santé ou l’environnement.
-
[7]
C’est le fameux « effet revenu » bien mis en évidence par un auteur comme Claude-Denys Fluet, « L’analyse économique du droit », Revue d’économie appliquée, 3, 1990, p. 53-66.
-
[8]
Économiste, prix Nobel en 1998, qui a critiqué la philosophie utilitariste en la matière. Voir Amartya Sen, Un nouveau modèle économique : développement, justice, liberté, Paris, Odile Jacob, 2000 (titre original : Development as Freedom, Oxford, Oxford University Press, 1999).
-
[9]
Nous devons cette ligne d’argumentation à un texte d’Élisabeth Chatel et Dorothée Rivaud-Danset, « L’économie des conventions : une lecture critique à partir de la philosophie pragmatiste de John Dewey », Revue de philosophie économique, 13, 2006, p. 49-75, qui fait le lien entre Dewey et Sen. Par ailleurs, pour la mobilisation des travaux de Sen en matière d’évaluation des politiques publiques, voir Robert Salais et Robert Villeneuve (eds.), Europe and the Politics of Capabilities, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.
-
[10]
Christian Bessy, La contractualisation de la relation de travail, Paris, LGDJ, coll. « Droit et Société », 2007.
-
[11]
Richard A. Posner, Economics Analysis of Law [1973], Boston, Little, Brown, 6e éd., 2003.
-
[12]
Richard A. Posner, « A Review of Steven Shavell’s Foundations of Economic Analysis of Law », Journal of Economics Literature, XLIV, 2006, p. 405-414.
-
[13]
John Rogers Commons, Legal Foundations of Capitalism, New-York, Macmillan, 1924.
-
[14]
Alain Supiot, « La valeur de la parole donnée (à propos des chômeurs “recalculés”) », Droit social, 5, 2004, p. 541-548.
-
[15]
Dans son ouvrage, A. Ogus ne retient du juge Holmes que sa thèse sur la rupture efficiente (économiquement) des contrats, tout en prenant le soin de mentionner qu’il n’y a pas de raisonnement économique explicite chez ce dernier.
-
[16]
John Dewey, « Logical Method and Law », Cornell Law Quarterly, 10, 1924.
-
[17]
Cette filiation est rappelée par R. Posner lui-même dans un article qu’il consacre à la pensée de Dewey en matière de droit et de démocratie (Richard A. Posner, « John Dewey and the Intersection of Democracy and Law », in Elias L. Khalil [ed.], Dewey, Pragmatism, and Economic Methodology, London, New York, Routledge, 2004). Si Posner accrédite dans une certaine mesure l’apport au droit de l’approche pragmatiste de la décision judiciaire, il est beaucoup plus critique quant à sa conception de la démocratie politique basée sur une participation de l’ensemble des citoyens bien informés et éduqués. L’intérêt des citoyens à se préoccuper des choses publiques est forcément limité et il est plus utile, et plus riche pour la société, qu’ils passent leur temps à poursuivre leur propre business. À tout prendre, selon Posner, il vaut donc mieux une bonne démocratie représentative dont les errements peuvent être toujours corrigés par les décisions de la « Cour suprême » qui fait respecter les principes constitutionnels.
Ogus Anthony, Costs and Cautionary Tales : Economic Insights for the Law, Oxford (UK), Portland (USA), Hart Publishing, coll. « Legal Theory Today », 2006, 334 p.
L’apport de l’économie au droit et réciproquement
1Cet ouvrage construit en dix chapitres fournit une excellente synthèse de la littérature sur l’analyse économique du droit qui s’est fortement développée aux États-Unis à partir des années 1960, ainsi que ses développements les plus récents. Son objectif principal est de montrer les apports du raisonnement économique pour le droit, en particulier en direction des juristes qui sont les plus sceptiques quant à la valeur de ces apports. Cette méfiance conduit l’auteur à redoubler de prudence et de pédagogie, en prenant des exemples très concrets de la vie quotidienne, des cas célèbres de jurisprudence anglaise, et en cherchant à répondre aux critiques qui sont couramment adressées à la Law and Economics : en particulier, la critique du caractère trop abstrait de l’analyse économique, du fait d’un usage intensif de l’outil mathématique, ou encore l’élimination de tout autre objectif poursuivi par le droit, autre que la recherche de l’efficience économique.
2L’auteur est particulièrement bien placé pour s’adonner à un tel exercice. En effet, il est un de ces professeurs de droit (anglais en l’occurrence) qui s’est frotté très tôt aux outils du raisonnement micro-économique lors de son séjour à l’école de droit de l’université de Chicago, université qui est à l’origine du courant actuellement dominant de la Law and Economics. Et c’est en prenant principalement appui sur les auteurs fondateurs de ce qu’il est convenu d’appeler l’École de Chicago en Law and Economics qu’Anthony Ogus introduit et construit son ouvrage, tout en respectant les différentes sensibilités de cette école. En effet, s’il salue les travaux novateurs de Gary S. Becker qui a cherché à étendre le raisonnement économique utilitariste aux différentes branches du droit, à l’instar de son économie du crime ou du mariage, l’auteur se fait également l’écho de la branche « néo-institutionnelle » (en économie) qui, en adoptant une approche plus réaliste des comportements des agents, a renouvelé l’analyse des arrangements institutionnels et organisationnels qui supportent les transactions économiques. C’est d’ailleurs en s’appuyant sur l’apport en la matière de Ronald H. Coase que l’auteur commence par présenter, dans le chapitre introductif de l’ouvrage, ce qu’il considère comme les contributions les plus marquantes de l’analyse économique du droit. Parmi les autres grandes figures de la Chicago Law and Economics, l’auteur fait référence à deux grands juges américains, à Jerome A. Holmes, et sa fameuse démonstration montrant l’efficacité économique de la rupture des contrats, mais, surtout, à Richard A. Posner qui, en mettant en évidence la logique économique sous-jacente aux décisions judiciaires, a cherché à montrer l’efficience du système de la common law, relativement à un système de règles définies par l’État.
3Après avoir précisé en introduction ce qu’il considère comme les piliers de l’analyse économique du droit, l’auteur présente en huit chapitres les différents apports de ce type d’analyse. Dans un chapitre final, il conclut sur l’intérêt du raisonnement économique dans la conception des politiques publiques.
4Tout en suivant d’une certaine façon la progression de l’ouvrage, nous proposons ici de le présenter en quatre parties avec une certaine liberté par rapport à la présentation de l’auteur et une sélection des différents modèles présentés. Une première partie sera consacrée à ce que nous considérons comme la poursuite des travaux fondateurs de R. Coase qui ne s’intéresse au droit que dans la mesure seulement de ses conséquences sur l’économie, en particulier la limitation des coûts de transaction. Dans la seconde partie, nous suivons l’auteur dans ce qui constitue les apports les plus emblématiques de la théorie du choix rationnel au droit. Dans une troisième partie, nous reprenons les analyses présentées par l’auteur qui nous apparaissent plus « réalistes », en particulier en mettant l’accent sur la rationalité limitée des agents économiques ou en prenant plus en compte certaines spécificités des règles juridiques remettant en cause un parfait isomorphisme entre économie et droit. Dans une partie finale, nous discuterons certains points de façon plus critique. Du fait de la complexité des raisonnements économiques pour les juristes, nous présentons dans certains cas l’argumentation de façon détaillée et reprenons les exemples de l’auteur.
I. Apports et prolongements des travaux de Ronald Coase
5Si, conformément à la pensée de R. Coase, le but du droit ne peut pas être la seule recherche de l’efficience économique, il contribue néanmoins à la création de richesses.
I.1. Le droit producteur de richesses
6C’est en partant de cette visée économique qu’Anthony Ogus met l’accent, dans le chapitre 2, sur l’efficacité des dispositifs juridiques en tant que producteurs de richesses. Il prend appui sur les développements pionniers de Coase sur le droit et la « gouvernance » des entreprises, en particulier son article sur la « théorie de la firme » de 1937. Ces travaux ont été ensuite étendus à l’analyse des droits de propriété et des contrats, en particulier sur la façon d’allouer et de gérer les risques économiques afin de maximiser le surplus que le contrat génère pour les parties, en minimisant les coûts de transaction : recherche d’information, négociation, contrôle et respect des engagements.
7Ce cadre d’analyse est approfondi dans le chapitre 6 à partir des questions de responsabilité et de prévisibilité. Pour Ogus, le raisonnement économique peut être particulièrement éclairant lorsque les principes de jurisprudence ne permettent pas de bien trancher le litige. Il donne des exemples intéressants de hard cases dans lesquels les principes de « responsabilité pour des raisons de négligence » ou du « venir à la nuisance » (coming to a nuisance) ne permettent pas de trancher le litige avec certitude car les arguments moraux pour ou contre la responsabilité se contredisent. Dans ces cas, le raisonnement coasien basé sur le principe de réciprocité peut être utile car il permet de trouver une solution de façon rationnelle.
I.2. Le théorème de Coase
8Pour l’auteur, l’apport central de Coase, dans son fameux article « The Problem of Social Cost » [1], est la reconnaissance du fait que les situations de dommage sont réciproques. Il n’y a pas de raison a priori de condamner une action plutôt qu’une autre. Prenons le cas de la pollution. Si A par son activité pollue B et lui cause un certain dommage, la requête de B visant à faire disparaître cette pollution cause un tort à A, l’obligeant à limiter son activité et par suite sa richesse. Il y a donc une concurrence entre les droits de chacun et la question posée par Coase est de savoir justement à qui attribuer le droit. La solution est d’éviter le dommage le plus sérieux ; ce qui revient à maximiser la richesse de la société. Cette solution peut être obtenue, en l’absence de coûts de transaction, par simple négociation entre les parties, et donc quelle que soit l’attribution des droits de propriété. Cette formulation sera désignée par les tenants de l’École de Chicago comme le « théorème » de Coase, dont Ogus souligne le mauvais usage à des fins normatives. Ce qui importe surtout c’est de garder à l’esprit le raisonnement pour à la fois comprendre certaines décisions judiciaires ou guider les juges dans leur recherche de solutions. C’est d’ailleurs en reprenant cette ligne de raisonnement des dommages réciproques que des auteurs comme William Landes et Richard Posner [2] vont critiquer la doctrine traditionnelle de l’imputation de la responsabilité en droit des nuisances : le « blessé » cause la « blessure » à partir du moment où il n’a pas supporté le coût (de précaution) qui était pourtant le plus faible (cheapest cost avoider).
I.3. L’alternative privé/public
9Ce cadre d’analyse coasien est aussi mobilisé, dans le chapitre 3, pour comprendre la structure du système juridique dans son ensemble. En particulier, il permet à l’auteur de clarifier la façon dont les objectifs économiques et non-économiques du droit sont reliés, d’identifier et de catégoriser les dispositifs juridiques pour atteindre ces objectifs, ainsi que d’entrevoir les liens entre droit privé et réglementations impulsées par les « pouvoirs publics » ou d’autres instances de régulation. Ces liens rendent d’une certaine façon arbitraire la distinction traditionnelle entre « droit privé » et « droit public », comme l’illustrent en particulier les droits des sociétés, du travail, de l’environnement, de la consommation et de la concurrence. Un tel type d’interrogation permet ensuite de mieux évaluer certaines réglementations (regulations) au sein d’un ensemble plus vaste de règles juridiques propres à un domaine, comme le droit de l’environnement par exemple, en montrant comment les différents instruments juridiques, privé et public, interagissent. L’intérêt de l’analyse de Ogus est à la fois de souligner la dimension conventionnelle de toute classification et d’élargir l’évaluation d’un instrument juridique particulier aux interactions avec d’autres instruments.
10Dans une perspective de minimisation des coûts de transaction, son analyse comparée de différentes « structures de gouvernance » est particulièrement suggestive. Il montre comment des systèmes de gouvernance publique sont plus efficaces lorsque les coûts de la gouvernance privée sont trop élevés, en particulier en présence de problèmes aigus d’information et d’externalités. La rationalité limitée des agents peut aussi justifier la promulgation de règles (visant par exemple à des comportements plus prudents) conduisant les acteurs à prendre de meilleures décisions, comme s’il étaient correctement informés et parfaitement rationnels.
II. Les apports de la théorie du choix rationnel au droit
11De son côté, le postulat de base de l’École de Chicago repose sur le principe de maximisation de l’utilité qui a pour corollaire de considérer la règle de droit comme un prix incitatif afin d’atteindre l’efficience économique. Même si cela n’est pas vraiment explicité par l’auteur, soulignons que cette posture va à l’encontre de l’esprit des travaux de Coase qui se défend d’appliquer la théorie du choix rationnel à tous les domaines du droit.
II.1. Le droit comme règle incitative
12Le chapitre 4 présente l’analyse la plus classique de l’École de Chicago conférant à la règle de droit le statut d’une pure contrainte visant à inciter les acteurs à adopter tel ou tel comportement. Allant au-delà du droit pénal et de la réglementation visant strictement à commander et à contrôler (command-and-control regulation), la théorie du choix rationnel se déplace vers des domaines du droit où les mécanismes incitatifs sont a priori moins évidents : la responsabilité délictuelle ou la non-validité des contrats, par exemple. En comparant les coûts d’implémentation et de ciblage de ces instruments juridiques, l’analyse peut aider à déterminer quel type de droit (ou encore de normes sociales informelles) est le mieux approprié à certains contextes. Le modèle économique utilisé par l’auteur est relativement simple et tiré des travaux de Gary Becker sur l’économie du crime. L’utilité (U) pour un acteur de commettre un délit doit être inférieure à la somme des coûts « espérés » (au sens statistique) :
13U < qE + pD
14Avec qE : probabilité (q) et coûts associés au fait que le délit soit détecté
15pD : probabilité (p) d’une condamnation et des coûts associés (amendes, emprisonnement…)
16Cette évaluation coûts/bénéfices varie suivant les caractéristiques des différentes classes des individus, et en particulier leur aversion au risque, la valeur du « temps » (temps gagné par un excès de vitesse par exemple)... L’auteur en déduit une classification des dispositifs incitatifs (external inducements) suivant le type de sanction (emprisonnement, dommages…), de droit, d’acteur qui fait respecter le droit (enforcer) et de la nature de l’évaluation (how assessed ?). Les dispositifs les plus efficaces dépendent alors des économies d’échelle, d’envergure, et des effets d’apprentissage liés aux activités de détection, d’évaluation des délits, de jugement et d’effectivité des sanctions. D’un point de vue plus normatif, c’est-à-dire en prenant le point de vue des décideurs qui sont amenés à définir la nature et le montant des sanctions liées à un délit, le raisonnement économique conduit alors à prendre en compte le montant du coût social du dommage (harmfulness of the activity). On passe alors de la détermination du comportement socialement désirable à la définition d’un critère de ce qui est socialement désirable, du « positif » au « normatif », en comparant l’utilité du comportement de l’acteur avec les coûts sociaux qu’il génère. Ce type d’analyse peut ensuite servir à évaluer en particulier l’alternative entre les sanctions fixes et discrétionnaires.
II.2. Le renouvellement du droit face au risque
17Avec la prise en compte du risque par le droit (comment évaluer et gérer les risques dans différents contextes ?), l’auteur présente, dans le chapitre 5, une littérature plus sophistiquée et surtout plus en rupture avec la façon dont les juristes appréhendent traditionnellement le risque. Ce qui est en partie lié à l’émergence de nouveaux risques, notamment en matière de santé et d’environnement.
18Depuis longtemps l’analyse économique a intégré le traitement probabiliste du risque dans le calcul marginaliste. En ce qui concerne les questions de droit, et en particulier du droit des nuisances, un auteur comme Steven Shavell [3] définit en termes marginalistes ce qu’est un niveau optimal de prévention, ou pour reprendre un terme à la mode, de « précaution » (et par défaut un comportement « négligent »). C’est le point à partir duquel une augmentation marginale des ressources dépensées (C) pour prévenir le risque égalise la réduction marginale de l’occurrence du risque (pD, avec p la probabilité d’occurrence et D le coût du dommage) [4].
19A. Ogus met l’accent sur l’intérêt, dans la répartition des risques (qui en supporte la charge, en assume la responsabilité ?), d’un raisonnement ex ante. Ceux qui s’engagent dans une telle répartition évaluent le risque avant sa possibilité d’occurrence et cherchent à déterminer le moyen approprié de gérer les contingences. L’auteur fait remarquer que cette perspective entre en tension avec le fait que la décision judiciaire, en cas de litige, intervient après que le risque soit réalisé (Ex Post Adjudication and Ex Ante Analysis). Il met l’accent sur le dilemme entre le fait de fournir une solution « efficace » ex post aux parties en conflit et de concevoir un principe qui permet d’influencer ex ante le comportement d’autres individus ou groupes. Il rappelle, à cet égard, la contrainte pour le juge de tenir la cohérence de l’ensemble du système juridique.
II.3. Infraction et maximisation du bien-être
20Un tel raisonnement économique permet aussi de remettre en cause la dichotomie introduite par le droit entre des comportements qui seraient licites et d’autres forcément illicites. Or ces derniers, nous dit l’auteur, peuvent être efficients d’un point de vue économique. Il en appelle alors à une certaine tolérance du droit et en particulier un assouplissement des principes moraux qui peuvent fonder certaines règles juridiques.
21Ainsi, même si cela va à l’encontre de l’institution de la promesse, il peut être efficient de rompre un contrat, dans certaines circonstances, comme l’a montré le travail séminal du juge Holmes. Pour illustrer son propos, A. Ogus part de l’exemple du surbooking utilisé par les compagnies aériennes pour optimiser le taux de remplissage de leurs avions. Il distingue la politique systématique de surbooking d’Alitalia qui compense de façon forfaitaire les passagers qui ne sont pas embarqués (compensation incluse explicitement dans le contrat standard), de celle de la compagnie American Airlines qui propose elle une compensation dont le montant peut instantanément augmenter pour écluser les passagers qui restent derrière le comptoir d’embarquement. Ce véritable mécanisme d’enchère basé sur le volontariat des passagers se rapprocherait plus d’une solution « Pareto-optimale » que la politique précédente qui maximise la richesse (au sens du critère de « Kaldor-Hicks »), au sens où les gains agrégés excèdent les pertes agrégées (pertes dont la comptabilité exhaustive reste difficile). D’un autre côté, nous dit l’auteur, la solution de la compagnie italienne peut être considérée comme offrant une bonne compensation à partir du moment où le voyageur est libre d’accepter cette compensation contractuelle. Néanmoins, les faits que le contrat soit en pratique non négociable et que la compagnie soit en position de monopole sont suffisants pour refuser ce type d’argument. L’auteur en conclut que la doctrine de l’efficience de la rupture du contrat n’est probablement acceptable que si la solution permet une compensation parfaite (au sens du critère de Pareto) qui d’ailleurs pourrait être autre que monétaire, si le « vendeur » trouve une prestation équivalente. Ce qui suppose l’existence d’autres alternatives et donc d’un marché.
III. Vers une prise en compte des spécificités du droit
22Cette suspension des valeurs morales au profit de l’efficience économique a été fortement critiquée. La réponse d’un auteur comme R. Posner est de mettre l’accent sur le fait que la recherche de l’efficience se rapproche le plus de nos intuitions morales quotidiennes [5]. Il cherche à trouver un fondement éthique à la règle de maximisation de la richesse en faisant un lien avec la notion de sujet autonome chez Kant, un sujet qui est propre à consentir d’une certaine façon une perte à court terme si la règle de maximisation de la richesse (utilisée par la jurisprudence) lui rapporte à long terme. Mais en se détachant des règles morales kantiennes, il affirme que la règle de maximisation constitue un principe moral beaucoup plus défendable car il fournit un fondement beaucoup plus sûr, au sens de certain et objectif, pour une théorie de la justice distributive et corrective.
23Ainsi, le raisonnement économique offrirait dans l’édiction de règles juridiques ou dans les décisions judiciaires une meilleure sécurité juridique, et A. Ogus y revient à plusieurs reprises dans son ouvrage, en particulier en soulignant les limites du formalisme du droit.
III.1. Les limites du formalisme
24En effet, l’auteur mobilise le raisonnement économique pour expliquer les pratiques contrevenantes à une réglementation publique basée sur des règles spécifiques. Plus la règle de droit est spécifique, plus elle a de chance d’être mal ajustée à la variété des circonstances auxquelles elle doit être appliquée. Par exemple, une limitation de vitesse en ville à 50 km/heure est optimale pour les véhicules à moteur dans des conditions normales de trafic. Mais cette vitesse est probablement trop élevée en cas de verglas et trop basse lorsque les rues sont désertes. Dans le cas de la limitation de la vitesse, l’auteur suggère que la législation pourrait adopter une formulation plus générale, à savoir une obligation de conduire à une vitesse raisonnable. Ce qui conduit à une marge d’interprétation du « juge » pour bien ajuster la règle suivant les circonstances. D’un autre côté, on peut penser que le contournement d’une règle spécifique peut être tolérée dans la pratique si justement l’effraction reste raisonnable. L’auteur donne également l’exemple d’ententes contractuelles qui contreviennent à une réglementation mais qui profitent à chaque partie. Il souligne leur efficience dans les cas où la réglementation est trop restrictive et peu propice à la coopération.
25Il fait apparaître d’autres limites du formalisme juridique dans le chapitre 9 qu’il consacre à l’influence des juristes eux-mêmes sur le contenu du droit. L’analyse de l’accroissement du formalisme est particulièrement suggestive. Traditionnellement, les formalités juridiques sont justifiées par la recherche de garanties permettant aux acteurs une meilleure anticipation des conséquences juridiques et les conduisant ainsi à des comportements plus prudents. Par ailleurs, en facilitant l’administration de la preuve en cas de disputes, elles réduisent l’incertitude et les coûts inhérents aux « procès ». Mais, ces formalités sont aussi génératrices de coûts, en particulier de conception et d’écriture. Il appartient donc de faire un arbitrage entre ces coûts et les avantages, comme la minimisation des erreurs, suivant la valeur des transactions.
26Mais un point important, bien souligné par A. Ogus, est que le formalisme risque d’engendrer un comportement opportuniste de la partie la mieux informée qui peut conduire à ce que les termes les plus bénéfiques à la partie adverse ne soient pas dûment mis en forme. La loi ou le plus souvent le juge crée alors des exceptions aux règles limitant les preuves admissibles devant les tribunaux, ce qui constitue un facteur de complexité du droit. Symétriquement, et en référence aux règles de défaut (default rules) qui permettent au juge de compléter le contrat (lesquelles s’opposent aux règles légales [mandatory rules] qui rendent obligatoires certaines clauses), la partie la mieux informée sur le contenu de ces règles de défaut peut de façon opportuniste les utiliser afin de conduire l’autre partie à des résultats non anticipés et non désirés. Le juge peut alors être amené à adopter une règle de défaut qui est avantageuse pour la partie la moins bien informée.
27On voit ici toutes les subtilités de l’agir stratégique en présence d’asymétrie d’information, le juge étant amené à créer des exceptions, ou encore à changer de « règles de défaut », ce qui accroît la complexité du droit et son manque de prévisibilité. Cette complexité est également expliquée par les intérêts bien compris des professionnels du droit, en particulier les avocats, qui cherchent à accroître leur revenu. En retenant l’hypothèse d’avocats parfaitement opportunistes, A. Ogus pose la question de leur mode de rémunération et plus généralement de leur mise en concurrence par la création d’un grand marché des services juridiques.
III.2. La prise en compte d’autres objectifs que l’efficience économique
28Une autre façon d’analyser la spécificité du droit est aussi de reconnaître qu’il peut poursuivre des objectifs qui sont largement définis par un principe de justice distributive ou par une politique paternaliste (le droit contrevient à l’autonomie de choix individuel). C’est ce que fait A. Ogus dans le chapitre 8 de son ouvrage consacré à la protection des « désavantagés ». Mais, pour l’auteur, même lorsque l’objectif du droit est purement redistributif, il est important d’évaluer l’importance économique du transfert et d’utiliser pour cette fin les outils de l’analyse économique positive du droit et, en particulier, l’analyse « coûts-efficacité », qui est moins ambitieuse que l’analyse « coûts-bénéfices ». Du fait de la plus grande difficulté à quantifier les bénéfices (relativement aux coûts, en particulier en matière de santé et d’éducation, de sécurité), on cherche à voir comment on peut atteindre certains objectifs en « minimisant » les coûts d’administration ou d’autres coûts inhérents au processus de transfert. Par ailleurs, la « redistribution » peut aller au-delà des transferts de richesse monétaire et peut viser certains publics désavantagés en termes de capacité physique ou de niveau d’éducation afin de promouvoir une certaine égalité des chances.
III.3. Des acteurs peu rationnels
29Un autre intérêt de l’analyse d’A. Ogus est de mettre l’accent sur les analyses économiques qui cherchent à se rapprocher de la réalité des conduites et des défauts de rationalité des agents économiques. Il rappelle pour cela les travaux de psychologie cognitive qui ont montré tout un ensemble de biais de la décision. Par exemple, le « hindsight biais » : la conscience de ce qui s’est passé antérieurement (un accident, par exemple, très grave de chemin de fer) biaise la perception de ce qui pourrait arriver dans le futur (le risque d’accident de chemin de fer est surestimé). Ou encore, la surestimation du risque associé à de nouvelles activités ou technologies (« status quo biais »).
30Dans cette perspective, si l’objectif de la mesure (politique) de sécurité est de maximiser l’utilité des citoyens (qui ont une aversion au risque), alors il peut être justifié que cette mesure atteigne un standard de sécurité plus élevé que celui requis par une évaluation provenant d’experts. Par ailleurs, les politiciens qui soutiennent ce type de mesure peuvent accroître ainsi leur popularité.
31Ce type de raisonnement amène l’auteur à avoir un regard critique sur un certain type d’interprétation du « principe de précaution » dans les politiques concernant l’environnement. Cela peut engendrer des mesures de sécurité trop coûteuses, ou, plus exactement, nous dit l’auteur, des actions de prévention sans considération de coût. Or l’investissement dans un train de mesures a un coût d’opportunité, au sens où il va immobiliser des ressources dont on pourrait faire un meilleur usage par ailleurs, par exemple dans la lutte contre d’autres risques. Il plaide ainsi pour une évaluation nuancée de chaque type de risque, l’incertitude scientifique étant de toute façon toujours présente à un plus ou moins grand degré.
32Dans la même perspective, l’auteur montre comment des mesures interventionnistes et visant la protection de certaines personnes peuvent être rationalisées économiquement, sans faire référence à un argument paternaliste. Une première justification est liée à l’existence d’externalités négatives (exemple de l’obligation de porter un casque pour les cyclistes afin de minimiser les coûts des accidents). Mais il importe toujours de comparer les gains inhérents à la réduction de ces externalités aux coûts de l’intervention (coût d’administration, forte perte d’utilité pour les agents les moins exposés à certains risques). Une autre justification tient au manque d’information des agents économiques pour former leurs préférences (par exemple, information sur les risques de fracture du crâne pour un cycliste). Enfin, l’auteur met en avant l’idée d’une délégation du pouvoir de décision à une autorité mieux informée et n’étant pas soumise à certains biais de décision.
33À partir de ces trois arguments, il analyse différentes formes d’intervention paternaliste qui sont à son avis justifiées (comme la protection des consommateurs en matière de crédit) et d’autres qui le sont moins (comme l’interdiction de vente de produits alimentaires dont la qualité est incertaine). Les effets de lobbying et les distorsions de concurrence sont également pris en compte.
IV. Les limites du raisonnement économique pour le droit
34Dans son chapitre final, l’auteur conclut sur l’intérêt du raisonnement économique dans la conception de la politique juridique (legal policy making), ou plus généralement des politiques publiques. Il en montre certaines limites sur lesquelles nous allons revenir en complétant ces critiques internes par un point de vue plus externe à l’approche dominante en Law and Economics.
35À partir du moment où les mesures ou les programmes gouvernementaux sont considérés comme des dispositifs incitatifs afin d’atteindre certains objectifs, l’accent est mis sur les coûts associés à la mise en œuvre et au respect de la nouvelle loi. Dans une perspective comparative, il importe pour l’auteur anglo-saxon d’envisager les alternatives à la création législative comme les dispositifs juridiques existants et les mécanismes de marché.
IV.1. L’usage stratégique de la réglementation
36Les difficultés auxquelles se heurte l’analyse coûts-avantages tiennent à la prise en compte des conséquences inattendues et des coûts indirects. L’auteur donne l’exemple des standards de sécurité des produits qui ont pour effet d’accroître leur coût de fabrication ; ce qui peut conduire les industriels à proposer des produits équivalents qui ne tombent pas dans le domaine de la réglementation et qui peuvent néanmoins présenter le même niveau de risque d’accident, ou encore à réduire la qualité de certaines caractéristiques des produits qui sont peu observables.
37Une telle analyse qui met l’accent sur les comportements systématiquement opportunistes des acteurs économiques n’a pas de mal à pointer le risque d’usage stratégique de la réglementation. De notre point de vue, et sans dénier l’importance de ce type d’action stratégique dans la pratique, nous posons la question de ce qui peut arrêter une telle spirale stratégique. Il faut bien que les acteurs, ou au moins certains d’entre eux, suspendent, à un moment donné, la recherche de leurs intérêts individuels, se laissent contraindre par certaines règles, pour participer à l’élaboration du bien « public ». Si on reprend l’exemple des avocats, on ne peut pas les considérer tous comme des acteurs systématiquement opportunistes, sans aucun souci de justice. Ou bien ils sont mus par des forces qui les dépassent : il ne s’agit plus alors à proprement parler d’action stratégique délibérée, et la seule façon de limiter leur propension à la cupidité est de leur imposer les forces concurrentielles par l’ouverture du marché des services juridiques. C’est sans doute la croyance dominante qui anime certains de nos « régulateurs européens » pour lesquels les ordres professionnels ne sont que des barrières à l’entrée de nouveaux concurrents, leur déniant toute capacité d’auto-régulation. Bien qu’A. Ogus entrevoie l’importance des mécanismes de réputation au sein des ordres professionnels, l’argument est placé au second rang. Ou encore, dans une argumentation toujours très nuancée, il importe de comparer les coûts et les avantages de chaque mode de régulation, ce qui pose le problème de la quantification.
IV.2. Les problèmes de quantification
38En effet, pour l’auteur, une difficulté importante inhérente au raisonnement économique tient à la quantification d’actifs qui ne sont pas valorisables sur un marché (marketable) [6]. La parade des économistes est alors de raisonner en termes de « disponibilité individuelle à payer » que l’on peut estimer à partir d’enquêtes : « Combien êtes-vous prêt à payer pour bénéficier d’une meilleure santé ou d’un environnement moins pollué ? » L’autre solution empirique est de repérer de façon statistique, par exemple, les différentiels de salaires entre les emplois risqués ou non, ou encore les écarts de prix de l’immobilier entre les lieux de résidence bénéficiant d’un bon environnement et les zones d’habitation les moins respirables (en contrôlant par les autres variables qui peuvent expliquer les différences). Pour l’auteur, les difficultés inhérentes à de tels exercices empiriques ne doivent pas remettre en cause leur validité car les problèmes sont soulevés de façon systématique. Et c’est cet effort de systématicité dans l’évaluation des coûts et des bénéfices qui peut servir d’appui à la décision dans la définition d’une nouvelle réglementation.
39Par ailleurs, l’auteur met l’accent sur le fait que le critère de maximisation de la richesse (critère de Kaldor-Hicks) ne prend pas en compte les questions de justice distributive. Par exemple, le fait que les personnes âgées sont plus prêtes que les « jeunes » à payer pour rester en vie (ou avoir un niveau plus élevé de sécurité) [7] peut conduire à des mesures en faveur des premiers qui vont à l’encontre de la justice distributive (les « vieux » ont été une fois jeunes et les « jeunes » ont une certaine chance de devenir vieux). Pour l’auteur, on touche ici (en particulier en ce qui concerne le « droit des nuisances ») les limites de la conception du droit qui considère le marché comme un système d’allocation des ressources : faire converger les préférences dont on peut faire l’hypothèse que les protagonistes auraient eu si les coûts de transaction ne les avaient pas empêchés de conclure un accord.
IV.3. Les critiques de l’évaluation utilitariste
40L’auteur conclut sur le fait que la difficulté fondamentale de ce type d’analyse tient à la difficulté d’évaluer l’ensemble des coûts et des bénéfices, et donc de définir des repères normatifs que l’on peut facilement opérationnaliser. L’analyse économique offrirait seulement des possibilités de tests en fonction de critères de « bien-être » qui visent une certaine forme d’universalité. Si, de ce point de vue, l’auteur en reconnaît les limites, l’exercice vaut toujours pour lui le coup d’être tenté.
41Mais une critique plus externe consiste à dénoncer le point de vue étroitement positiviste et utilitariste de ce type d’analyse. L’économiste placé en position de surplomb et ayant une parfaite intelligence du social définirait les moyens optimaux pour atteindre certaines fins. Les activités humaines (économiques) y sont considérées comme de purs instruments d’atteinte de ces fins ; ce qui tranche avec une philosophie pragmatiste pour laquelle c’est l’activité elle-même, la façon dont elle est réalisée, qui est porteuse de « bonheur » et non la fin, le bien toujours fini pour l’économiste, qu’elle permet d’atteindre.
42Cette posture pragmatiste, présente chez un philosophe comme Dewey, prônant l’idée de développement potentiel comme critère d’équité rejoint d’une certaine façon l’approche de la justice sociale d’Amartya Sen [8] basée sur les véritables capacités d’agir des individus [9]. Cela a des conséquences importantes en matière d’évaluation des politiques publiques, qui vont bien au-delà de la question de la construction des bons indicateurs de mesure (des coûts et des avantages) ; c’est le rôle même des indicateurs qui est remis en cause. Ils ne servent pas à faire des tests (des prédictions), mais cherchent simplement à clarifier une situation, à construire des représentations pour la décision politique. En partant de l’idée que ces représentations ont une dimension conventionnelle, en référence à différents principes de justice qui construisent des équivalences, on met l’accent sur la constitution de repères normatifs qui sont en prise avec les revendications de justice des acteurs qui participent au quotidien à l’élaboration des dispositifs de l’action publique. Ce sont ces dispositifs constitués par l’ensemble des médiations progressivement construites entre les règles codifiées et les pratiques des acteurs visant une certaine forme de légitimité, qui sont aussi vecteurs de « richesse » et qui sont difficilement évaluables par les instruments traditionnels des économistes [10].
IV.4. Ce que le droit apporte à l’économie
43C’est d’ailleurs cette position d’arbitre entre différents principes de justice qui pourrait bien qualifier la position du juge au cours de la décision judiciaire, et non la seule référence à l’efficience économique. Suivant cette perspective, A. Ogus souligne les travaux pionniers de R. Posner [11] qui a cherché à montrer l’efficience de la common law à partir d’une étude systématique de différents domaines juridiques, en comparant les solutions économiquement efficientes avec les principes retenus par les juges dans leurs décisions. Il souligne que R. Posner a été très sélectif dans la recherche de l’efficience économique en ce qui concerne ces décisions judiciaires, cette recherche étant cohérente uniquement dans certains domaines comme le droit des nuisances ou de la concurrence. Nous pouvons rajouter que c’est encore plus vrai dans les derniers travaux de R. Posner [12] dans lesquels il critique la recherche d’un parfait isomorphisme entre droit et économie, au détriment d’une bonne compréhension du langage du droit, de ses règles spécifiques de fonctionnement.
44En renversant diamétralement la perspective, on pourrait dire que ce travail d’analyse historique à partir d’arrêts jurisprudentiels permettrait de retracer certaines évolutions économiques, ou de voir comment certains concepts ou catégories juridiques ont influencé l’activité économique ou même la théorie économique. On rejoindrait alors la tradition institutionnaliste américaine à la John Rogers Commons [13] qui s’est nourrie du droit pour faire de l’économie. Ce n’est certes pas le propos de l’ouvrage d’A. Ogus, mais il nous semble important de mentionner cette tradition à l’attention d’un public de juristes français. En effet, celle-ci a inspiré dans une certaine mesure les travaux pionniers de R. Coase, puis ceux des néo-institutionnalistes, comme Oliver Williamson, qui ont repris la notion de « transaction » à Commons, en tant que cadre de régulation instituée des conflits.
45Un autre point à souligner c’est que cette focalisation sur le processus de décision judiciaire est cohérente avec l’importance du rôle du juge dans la tradition de la common law. Ce qui permettrait une meilleure compréhension, par les juristes de droit civil, du courant dominant de la Law and Economics, courant qui est très critique à l’égard de l’intervention de l’État, toujours soupçonné d’être à la botte d’intérêts particuliers. A contrario, dans une configuration où l’État (en particulier l’État républicain français) est censé traditionnellement représenter l’intérêt général, le juge est censé dire le droit qui a été déjà posé au préalable. Ce qui peut expliquer le regard critique de certains juristes français à l’égard d’une intervention du juge qui devrait se plier aux critères de l’efficience économique.
46Par exemple, un juriste comme Alain Supiot [14] évoque la théorie de l’efficience de la rupture des contrats, élaborée par le juge américain Holmes, pour dénoncer un tel dictat. Mais il est important de contextualiser les travaux du juge Holmes et de rappeler qu’ils sont à l’origine du courant dit du Legal Realism qui est apparu dans l’entre-deux-guerres aux États-Unis [15]. En effet, Holmes critique les juristes qui s’entêtent à vouloir dégager des règles qui n’ont pas existé en pratique dans l’esprit du juge. Il met donc l’accent sur le learning by doing chez les juges, ainsi que sur une théorie de la connaissance qui consiste à considérer la vérité comme une affaire de « consensus de la communauté » (matter of community consensus). Ce type d’argument sera d’ailleurs repris postérieurement par John Dewey [16] pour soutenir son approche pragmatiste de la décision judiciaire [17]. On est donc loin d’un juge qui s’installerait dans la position de surplomb d’un expert économique manipulant les règles de la micro-économie.
47Ce manque de référence à l’approche institutionnaliste, ou plus généralement à d’autres approches du droit, n’enlève pas tous les mérites de ce manuel d’économie du droit pour les juristes. Il est le plus souvent plein de nuances, ce qui en fait un ouvrage propre aussi au débat.
48Christian Bessy Institutions et Dynamiques Historiques de l’Économie (IDHE), École Normale Supérieure de Cachan/CNRS
Notes
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[1]
Ronald Coase, « The Problem of Social Cost », Journal of Law and Economics, 3 (1), 1960, p. 1-44.
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[2]
William M. Landes et Richard A. Posner, « Causation in Tort Law : An Economic Approach », The Journal of Legal Studies, 12, 1983, p. 109-134.
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[3]
Steven Shavell « Liability for Harm versus Regulation of Safety », The Journal of Legal Studies, 13, 1984, p. 357-374.
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[4]
À partir du cas anglais Bolton v Stone, dans lequel la victime est un passant qui a été blessé par une balle provenant avec force d’un terrain de cricket, il montre comment la décision de la Chambre des Lords, en décidant que le club de cricket n’avait aucune responsabilité, peut être justifiée par un calcul économique. La probabilité p d’occurrence d’un tel événement est égale à 0,003, c’est-à-dire au produit de la probabilité que la balle de cricket soit projetée hors du terrain (une fois tous les trois ans) et de celle que la balle heurte un passant (1%). Le montant du dommage est fixé à £150. Le cas suggère que le moyen le moins coûteux de prévenir le risque est de surélever la haie de protection. Le coût d’une telle réalisation, amorti de façon annuelle, aurait dû être inférieur à £0,45 (0,003 x £150) pour que la mesure de sécurité soit justifiée économiquement. Ce qui est évidemment très largement inférieur à l’investissement de surélévation de la haie.
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[5]
Nous empruntons ici cette ligne d’argumentation à Nicholas Mercuro et Steven G. Medema, Economics and the Law : From Posner to Postmodernism, Princeton, Princeton University Press, 1997.
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[6]
De ce point de vue, nous dit l’auteur, un lecteur de DVD est différent d’un bien comme une maison ou un tableau qui n’a pas forcément d’équivalent. Mais la difficulté est accrue lorsqu’il s’agit de ressources comme la santé ou l’environnement.
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[7]
C’est le fameux « effet revenu » bien mis en évidence par un auteur comme Claude-Denys Fluet, « L’analyse économique du droit », Revue d’économie appliquée, 3, 1990, p. 53-66.
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[8]
Économiste, prix Nobel en 1998, qui a critiqué la philosophie utilitariste en la matière. Voir Amartya Sen, Un nouveau modèle économique : développement, justice, liberté, Paris, Odile Jacob, 2000 (titre original : Development as Freedom, Oxford, Oxford University Press, 1999).
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[9]
Nous devons cette ligne d’argumentation à un texte d’Élisabeth Chatel et Dorothée Rivaud-Danset, « L’économie des conventions : une lecture critique à partir de la philosophie pragmatiste de John Dewey », Revue de philosophie économique, 13, 2006, p. 49-75, qui fait le lien entre Dewey et Sen. Par ailleurs, pour la mobilisation des travaux de Sen en matière d’évaluation des politiques publiques, voir Robert Salais et Robert Villeneuve (eds.), Europe and the Politics of Capabilities, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.
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[10]
Christian Bessy, La contractualisation de la relation de travail, Paris, LGDJ, coll. « Droit et Société », 2007.
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[11]
Richard A. Posner, Economics Analysis of Law [1973], Boston, Little, Brown, 6e éd., 2003.
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[12]
Richard A. Posner, « A Review of Steven Shavell’s Foundations of Economic Analysis of Law », Journal of Economics Literature, XLIV, 2006, p. 405-414.
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[13]
John Rogers Commons, Legal Foundations of Capitalism, New-York, Macmillan, 1924.
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[14]
Alain Supiot, « La valeur de la parole donnée (à propos des chômeurs “recalculés”) », Droit social, 5, 2004, p. 541-548.
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[15]
Dans son ouvrage, A. Ogus ne retient du juge Holmes que sa thèse sur la rupture efficiente (économiquement) des contrats, tout en prenant le soin de mentionner qu’il n’y a pas de raisonnement économique explicite chez ce dernier.
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[16]
John Dewey, « Logical Method and Law », Cornell Law Quarterly, 10, 1924.
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[17]
Cette filiation est rappelée par R. Posner lui-même dans un article qu’il consacre à la pensée de Dewey en matière de droit et de démocratie (Richard A. Posner, « John Dewey and the Intersection of Democracy and Law », in Elias L. Khalil [ed.], Dewey, Pragmatism, and Economic Methodology, London, New York, Routledge, 2004). Si Posner accrédite dans une certaine mesure l’apport au droit de l’approche pragmatiste de la décision judiciaire, il est beaucoup plus critique quant à sa conception de la démocratie politique basée sur une participation de l’ensemble des citoyens bien informés et éduqués. L’intérêt des citoyens à se préoccuper des choses publiques est forcément limité et il est plus utile, et plus riche pour la société, qu’ils passent leur temps à poursuivre leur propre business. À tout prendre, selon Posner, il vaut donc mieux une bonne démocratie représentative dont les errements peuvent être toujours corrigés par les décisions de la « Cour suprême » qui fait respecter les principes constitutionnels.