Couverture de DRS_063

Article de revue

Lu pour vous

Pages 611 à 651

Notes

  • [1]
    Voir sa recension par Cécile Vigour dans ce même numéro de la revue.
  • [2]
    Loïc Cadiet est membre de l’Institut universitaire de France, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et directeur du Centre de recherche sur la justice et le procès.
  • [3]
    Signe de son succès, une réédition est en cours.
  • [4]
    Il n’est ainsi pas anodin que ce dictionnaire porte sur la justice, et non sur le droit.
  • [5]
    Même si, curieusement, la présentation des auteurs omet leur ancrage disciplinaire. La diversité des auteurs en termes idéologiques et générationnels mérite également d’être soulignée, tandis qu’un neuvième des auteurs n’exerce pas en France.
  • [6]
    La sollicitation de professionnels du droit est justifiée par le refus d’une approche purement académique.
  • [7]
    Pour une vision beaucoup plus polémique sur ce point, cf. l’article « ministère de la Justice ».
  • [8]
    Un article « budget de la Justice » était également prévu.
  • [9]
    Certains auteurs ont fait tardivement défection.
  • [10]
    C’est un oubli dont l’éditeur est conscient et qui devrait être réparé.
  • [11]
    Mais encore faut-il penser que cet article est le plus général et le plus analytique.
  • [12]
    Souligné dans le texte.
  • [13]
    Michel Morange, « Déconstruction de la notion de gène », p. 112-113.
  • [14]
    L’avant-propos de l’ouvrage laisse entrevoir ce point, tout désarticulé qu’il est entre pétition de principe visant la recherche objective d’une voie neutre (« La conviction des auteurs est qu’il existe un chemin entre scientisme béat et réaction anti-science », p. 6) et postulats fragiles et peu compatibles avec cette prétention à l’objectivité (« C’est cependant immanquablement vers la science que l’on se tourne pour répondre à la question “qu’est-ce que l’homme ?” », p. 7).
  • [15]
    Laurent Degos, « L’homme reproduit », p. 151.
  • [16]
    Philippe Moullier, « La thérapie génique, ou la mauvaise urgence de guérir », p. 143.
  • [17]
    Muriel Fabre-Magnan et Philippe Moullier, « Avant-propos », p. 6. Sur cette question spécifique de la distinction entre l’interdit et l’impossible, on renvoie, a contrario aux analyses proposées ici, à la démonstration de Olivier Cayla (Olivier Cayla et Yan Thomas, Du droit de ne pas naître. À propos de l’affaire Perruche, Paris, Gallimard, 2002, coll. « Le Débat », notamment p. 70 et suiv.).
  • [18]
    Ibid., p. 7.
  • [19]
    Muriel Fabre-Magnan, « De la sélection à l’eugénisme », p. 192 et 200.
  • [20]
    Alain Supiot, « Épilogue », p. 269.
  • [21]
    Ibid., p. 270 (nous soulignons).
  • [22]
    Sur ce point, on se permet de renvoyer à Stéphanie Hennette-Vauchez, « Les rapports entre droit et science au prisme de la bioéthique, ou les larmes du crocodile », Cosmopolitiques, 8, 2004, p. 41-52.
  • [23]
    Voir notamment, de manière emblématique, Alain Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005 ; et pour des analyses de ce courant, Olivier Cayla et Yan Thomas, Du droit de ne pas naître. À propos de l’affaire Perruche, op. cit. ; et Denys de Béchillon, « Porter atteinte aux catégories anthropologiques fondamentales ? Réflexions, à propos de la controverse Perruche, sur une figure contemporaine de la rhétorique universitaire », Revue trimestrielle de droit civil, 1, 2002, p. 47-69.
  • [24]
    Muriel Fabre-Magnan, « De la sélection à l’eugénisme », p. 203.
  • [25]
    Ibid., p. 202.
  • [26]
    Ibid., p. 208.
  • [27]
    Ibid., p. 209.
  • [28]
    Annie Stora-Lamarre, L’enfer de la Troisième République. Censeurs et pornographes (1881-1914), Paris, Imago, 1990.
  • [29]
    Voir les travaux fondateurs de Bernard Schnapper, « La correction paternelle et le mouvement des idées au XIXe siècle (1786-1935) », Revue historique, CCLVIII (2), 1978 ; Id., Voies nouvelles en histoire du droit : la justice, la famille, la répression pénale XVIe-XXe siècles, Paris, PUF, coll. « Publications de la Faculté de droit et de sciences sociales de Poitiers », 1991, entre autres ; Id., Le sénateur René Bérenger et les progrès de la répression pénale en France (1870-1914), Istanbul, Faculté de droit, 1979.
  • [30]
    Michelle Perrot, « Premières mesures des faits sociaux : les débuts de la statistique criminelle en France 1780-1830 », in Joëlle Affichard, Pour une histoire de la statistique, Paris, INSEE, 1977 ; Michelle Perrot et Philippe Robert (dir.), Compte général de l’administration de la justice criminelle en France pendant l’année 1880 et rapport relatif aux années 1826 à 1880, Genève, Paris, Slatkine, 1989.
  • [31]
    Martine Kaluszynski, « Le criminel sous le regard du savant », Autrement, 145 (« Science ou justice. Les savants, l’ordre et la loi »), 1994, p. 74-87 ; Id., La République à l’épreuve du crime : la construction du crime comme objet politique, 1880-1920, Paris, LGDJ, 2002.
  • [32]
    Sur la loi du 27 mai 1885, voir Martine Kaluszynski, « Le criminel à la fin du XIXe siècle : un paradoxe républicain », in André Gueslin et Dominique Kalifa (dir.), Les exclus en Europe 1830-1930, Paris, éditions de l’Atelier, 1999.
  • [33]
    Yves-Henri Gaudemet, Les juristes et la vie politique de la IIIe République, Paris, PUF, coll. « Travaux et recherches de la Faculté de droit et des sciences économiques de Paris, série Science politique », 1970.
  • [34]
    Christian Topalov, Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France 1880-1920, Paris, EHESS, 2000.
  • [35]
    Martine Kaluszynski, « Réformer la société. Les hommes de la Société générale des prisons (1877-1900) », Genèses, 28, 1997, p. 76-94 ; Id., « Un paternalisme juridique. Les hommes de la Société générale des prisons (1877-1900) », in Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France 1880-1920, op. cit.
  • [36]
    Jacques-Guy Petit, Philanthropies et politiques sociales en Europe XVIIIe-XXe siècles, Paris, Anthropos/Economica, 1994, p. 133-144.
  • [37]
    Olivier Ihl, Martine Kaluszynski et Gilles Pollet (dir.), Les sciences de gouvernement, Paris, Economica, coll. « Études politiques », 2003.
  • [38]
    Voir Jacques Commaille, L’esprit sociologique des lois, Paris, PUF, 1996.
  • [39]
    En vrac, les travaux de Marie Josée Redor, Frédéric Audren, Philippe Veitl, Marc Milet, Laurent Willemez, Claude Didry, Marie Sylvie Dupont-Bouchat, Francine Soubiran Paillet, Victor Karady, Christian Topalov (cité mais pas utilisé !), etc.
  • [40]
    À ce propos, voir les travaux de Sudhir Hazareesingh qui observe avec pertinence la prégnance d’une histoire républicaine de la République et les relations plus générales entre les façons de faire l’histoire de la république et les enjeux actuels du républicanisme en France (Sudhir Hazareesingh, Intellectual Founders of the Republic. Five Studies in 19th Century Political Thought, Oxford, Oxford University press, 2001).
  • [41]
    Outre la traduction de Jean-Pierre Grossein, voir celle de Jacques Chavy parue chez Plon en 1964 et celle, récente, d’Isabelle Kalinowski parue chez Flammarion dans la collection « Champs » en 2000.
  • [42]
    Sans compter des éléments essentiels de l’œuvre dont la diffusion est maintenant épuisée. Je pense ici en particulier à la Sociologie du droit de Weber, trad. de Jacques Grosclaude, parue en 1986 aux Presses universitaires de France. Non que cette traduction soit sans failles : ainsi, pour des raisons inexplicables, ce dernier n’avait pas reproduit l’appareil de notes ni l’introduction accompagnant sa traduction réalisée initialement sous forme de thèse de doctorat (Jacques Grosclaude, La sociologie juridique de Max Weber, thèse pour le doctorat d’État, Faculté de droit et des sciences politiques et économiques, Université de Strasbourg, 1960). Or, sans cet appareil de notes bien des passages du texte de Weber demeurent empreints de mystère, pour ne pas dire totalement inaccessibles au lecteur non spécialiste. Comp. la savante traduction anglaise de Max Rheinstein, Max Weber on Law and Society, Cambridge, Harvard University Press, 1954.
  • [43]
    Sur l’ensemble de ces points, voir la « Préface » de Catherine Colliot-Thélène dans Max Weber, Le savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003, p. 9 et suiv.
  • [44]
    Voir en ce sens Julien Freund, « La rationalisation du droit selon Max Weber », Archives de philosophie du droit, 23, 1978, p. 69-92.
  • [45]
    Cf. par exemple Évelyne Serverin, « Sens et portée de la distinction entre dogmatique et sociologie du droit chez Max Weber », in Michel Coutu et Guy Rocher (dir.), La légitimité de l’État et du droit, Québec, Presses de l’Université Laval, Paris, LGDJ, 2006, p. 155-171.
  • [46]
    Voir Hans Kelsen, Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962, trad. de Charles Eisenmann, p. 99.
  • [47]
    Max Weber, Rudolf Stammler et le matérialisme historique, Québec, Presses de l’Université Laval, Paris, éditions du Cerf, 2001, trad. de Michel Coutu et Dominique Leydet (avec la collaboration de Guy Rocher et Elke Winter).
  • [48]
    Voir Max Weber, Die römische Agrargeschichte in ihrer Bedeutung für das Staats- und Privatrecht [1891], Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1988 ; Id., « Zur Geschichte des Handelsgesellschaften im Mittelalter » [1899], in Id., Gesammelte Aufsätze zur Sozial- und Wirtschaftgeschichte, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1988, p. 312-443. Voir sur cette dernière étude Romain Melot, « Le capitalisme médiéval entre communauté et société : retour sur les travaux d’histoire du droit de Max Weber », Revue française de sociologie, 46 (4), 2005, p. 745-766.
  • [49]
    L’éthique protestante, trad. Jean-Pierre Grossein, p. 419.
  • [50]
    Max Weber, Rudolf Stammler et le matérialisme historique, op. cit., p. 147.
  • [51]
    Ibid., p. 146.
  • [52]
    Voir à cet égard Claude Didry, « Droit, histoire et politique dans la sociologie de Max Weber », in Michel Coutu et Guy Rocher (dir.), La légitimité de l’État et du droit, op. cit., p. 95 et suiv.
  • [53]
    Max Weber, Rudolf Stammler et le matérialisme historique, op. cit., p. 147.
  • [54]
    Pour quelques éléments de réponse, voir Michel Coutu, Max Weber et les rationalités du droit, Québec, Presses de l’Université Laval, Paris, LGDJ, 1995, p. 123 et suiv.
English version

Alland Denis et Rials Stéphane (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Lamy-PUF, coll. « Quadrige », 2003, 1668 p.

1S’il est une notion souvent utilisée sans jamais être mentionnée, c’est bien celle de culture juridique. Le dictionnaire même qui vient d’être consacré à cette entité ne possède d’ailleurs pas, fait significatif, d’entrée « culture » ou « culture juridique ». Loin donc de permettre une définition précise de ce terme, le passionnant Dictionnaire de la culture juridique publié sous la direction de Denis Alland et Stéphane Rials, professeurs de droit à l’Université Paris II (Panthéon-Assas), illustre la variété et l’étendue de ce que les juristes eux-mêmes – et les plus éminents professeurs de droit français ont collaboré à l’ouvrage – regroupent sous ce vocable. Comme tout dictionnaire, il se consulte davantage qu’il ne se lit : c’est pourquoi on se proposera ici non d’en illustrer l’étendue mais d’en souligner quelques particularités.

2Ni dictionnaire de la justice (puisqu’il en est un édité dans la même collection)  [1], ni dictionnaire de théorie et de sociologie du droit comme celui publié sous la direction d’André-Jean Arnaud et Jacques Commaille par LGDJ, ce dictionnaire se définit avant tout par son éclectisme et par l’érudition classique de ses articles. S’ouvrant sur le terme « absence » et se concluant sur celui de « volonté générale », il comporte à la fois des entrées strictement juridiques du point de vue de leur spécificité et/ou de leur technicité (au hasard : « contreseing », « discrétionnarité », « précédent », « responsabilité civile »), et des termes ou concepts plus généraux, souvent porteurs d’une dimension historique ou sociale, et abordés sous l’angle du droit et de son histoire (de l’Inde à l’esclavage en passant par les « professeurs à la faculté de droit »). En outre, quelques entrées se révèlent plus surprenantes, voire poétiques, d’« adages et brocards » à « rêverie et droit ». Regroupant 409 articles rédigés par 213 auteurs, le dictionnaire mériterait de voir ajouter l’adjectif « française » à son titre, tant c’est à la fois cette tradition et l’histoire de la France en la matière qui sont principalement développées. Des ouvertures internationales sont néanmoins proposées, que l’on pense par exemple à l’article « culture juridique américaine » ou, dans un genre différent, à celui consacré au « nazisme ». Ce que ces articles, souvent passionnants et toujours bien informés, révèlent, c’est en creux le bagage cognitif et intellectuel idéal d’un « juriste cultivé » ; un juriste humaniste et homme de son temps (les entrées « homosexualité », ou « informatique et multimédia » en témoignent), mais avant tout empreint d’une culture classique qui le rapproche de « l’honnête homme ».

3Presque toujours enrichis d’une bibliographie conséquente, ces articles peuvent être regroupés selon différents modèles. Les uns, corroborant la définition du droit comme ensemble normatif, déroulent sans hésitation – au présent de l’indicatif – le sens et les implications d’une notion : c’est le cas par exemple des articles « régime matrimonial », « procédure pénale » ou encore « droit de propriété ». D’autres notices se situent dans une optique plus problématique et réflexive, donnant à voir le travail de la réflexion juridique sur des notions telles que l’« étranger » ou « liberté ». Enfin, certaines notions restent mystérieuses, comme la « santé parfaite » aux accents post-modernes énoncée par Lucien Sfez. À parcourir ces textes, on passe ainsi du ton du manuel de droit à celui de l’essai de théorie ou de philosophie du droit, de la définition factuelle à l’expression plus personnelle, de l’établissement de généalogies entre des concepts et des notions à la présentation plus polémique d’une question en débats.

4L’ouvrage, dans son hétérogénéité et sa richesse, invite ainsi à revenir sur la signification d’une expression comme celle de « culture juridique ». Souvent mentionnée mais jamais véritablement explicitée, en particulier dans les travaux de sociologie ou d’histoire du droit et de la justice, la notion de « culture juridique » peut être comprise de deux manières, apparentes à la consultation de ce dictionnaire. La première d’entre elles, sans doute la plus souvent évoquée, renvoie à une sorte de substrat qui serait commun aux juristes en tant que groupe social. Dans cette acceptation, la « culture juridique » se composerait à la fois d’un ensemble de notions académiques acquises lors des études de droit, et de valeurs et de références partagées par les juristes – académiques et praticiens – inhérents à leurs organisations et à leurs pratiques. Une seconde acceptation de la notion de « culture juridique », reprenant la polysémie propre à la notion de culture au sens large, renverrait davantage quant à elle à la somme érudite des connaissances relatives au droit, à son histoire et à ses institutions. Le présent dictionnaire, qui navigue sans cesse implicitement entre ces deux acceptations, permettrait idéalement de réconcilier ces deux dimensions, en offrant aux juristes la somme de leur tradition collective, tout en permettant aux profanes d’accéder aux subtilités d’une culture encore largement méconnue, dans sa terminologie, comme dans sa manière de relire l’histoire, la philosophie ou la morale au prisme du droit. En ce sens, l’ouvrage peut même se lire comme un dictionnaire « bilingue », qui ouvre la voie, dans sa relative étrangeté, à un univers de signification à la fois commun au reste de la société de par l’essentiel de sa terminologie, et distinct par son auto-référentialité. Ouverture autant que témoignage d’une certaine clôture, ce dictionnaire révèle bien en cela la spécificité du droit dans notre société, en perpétuelle tension entre autonomie et hétéronomie.

5Liora Israël École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), Centre Maurice Halbwachs, Paris

Beguin Jean-Claude, Charlot Patrick et Laidié Yan (textes réunis par), La solidarité en droit public, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques juridiques », 2005, 350 p.

6L’ouvrage « La solidarité en droit public » réunit les contributions à un colloque qui s’est tenu à Besançon en 1999 à l’initiative du Centre d’études de droit public de l’Université de Franche-Comté.

7Parti du discours strictement juridique (l’obligation in solidum du droit civil) pour constituer, au temps de l’affermissement du régime républicain au tournant des XIXe et XXe siècles, une véritable doctrine politique enracinée dans la sociologie de Durkheim et pour irriguer les fondements théoriques du droit administratif, la notion de « solidarité » fait un retour remarqué depuis quelques décennies. Sa polysémie et donc son indétermination même en font un de ces « mots valises » dont la portée consensuelle est inversement proportionnelle à la consistance conceptuelle. Notamment, en ces temps de difficultés pour l’héritage républicain incarné dans le service public ainsi que pour la protection sociale et les droits sociaux consacrés à la Libération et épanouis ensuite dans l’État-providence à la française, les tentatives de recentrer l’action publique sur « la » et « les » solidarités ne manquent pas d’interroger. S’agit-il d’une reproduction du solidarisme républicain d’antan ? Ou convient-il d’y voir la réutilisation d’un répertoire notionnel ancien certes mais pour des productions symboliques et pratiques nouvelles ?

8C’est donc le premier mérite de cet ouvrage que d’affronter cette thématique en proposant une sorte de ressourcement aux origines du droit public français ainsi qu’une forme de voyage dans divers champs de l’action publique où elle entend s’exprimer.

9Bien entendu, c’est la loi du genre lorsqu’il s’agit de réunir des contributions diverses, l’ouvrage présente un caractère un peu décousu, au gré des auteurs et des approches qui leur sont propres, au gré aussi des objets singuliers qu’ils ont abordés.

10En espérant ne pas trop forcer le trait, on peut considérer que les contributions proposées relèvent de trois types de préoccupations différentes : tout d’abord, la notion de solidarité elle-même est abordée, notamment pour en révéler le sens et la portée dans le droit public, dans la construction du service public ou encore en droit international avec l’analyse de la pensée de Georges Scelle, sans oublier une approche de la notion au travers de la construction du droit communautaire. Ensuite, la notion est confrontée à d’autres notions fondatrices du droit public telles que l’égalité, la légalité administrative, le service public ou encore la responsabilité publique. Enfin, des formes de solidarité sont analysées, qu’il s’agisse des mécanismes de solidarité financière (politique fiscale, finances territoriales) ou de la politique de la ville.

11En dehors d’une échappée vers l’universel avec une contribution relative à la solidarité humaine vécue au travers de l’action humanitaire, l’ensemble nous ramène à un constat, clairement souligné par la synthèse des contributions et qui n’a rien de surprenant : prétendant rendre compte d’un mécanisme universel et intemporel constant dans les sociétés humaines, la « solidarité » est en réalité un produit historique situé pour construire une forme de communauté politique et d’État démocratique bien concrets, notamment en permettant une certaine structuration de son cadre juridique ; vu du côté du droit public, c’est donc une « solidarité imposée » au sens où, l’ayant légitimée, elle autorise la puissance publique à développer ses moyens de coercition et de contraintes, loin de la solidarité spontanée que l’on met d’autant plus en avant qu’on la sait inopérante. Paradoxe d’une notion à connotations positives et humanistes (mais à cet égard la fraternité révolutionnaire n’a rien à lui envier) qui, pour advenir, suppose l’intervention d’une puissance tutélaire qui doit ramifier et sophistiquer ses normes pour faire advenir ce qui est censé la mettre en mouvement. Sans doute est-ce là le prix à payer dans une société d’individus pour concilier la souveraineté de chacun avec la souveraineté de tous. Bien sûr, le droit public nous tend un miroir déformant puisque son objet même est la manipulation du pouvoir ; il n’y a donc rien qui puisse surprendre à retrouver dans ses œuvres le pouvoir social. Pour avoir une plus juste vision de la solidarité, sans doute faudrait-il y inclure les phénomènes associatifs et mutualistes que les découpages du champ juridique habituels rangent dans le droit privé. Mais là encore on aurait de grandes chances d’y trouver, en arrière-plan et à nouveau, la figure tutélaire de la puissance publique, tant la solidarité républicaine à la française ne se conçoit que comme un produit d’un « nous » consigné dans l’État. Comme si la solidarité n’arrivait pas à sortir du droit public.

12Robert Lafore Institut d’Études Politiques de Bordeaux

Bernard Nicolas, Repenser le droit au logement en fonction des plus démunis. Un essai d’évaluation législative, Bruxelles, Bruylant, 2006, 782 p.

13Cet ouvrage est le fruit d’une thèse de doctorat soutenue aux Facultés universitaires Saint-Louis, à Bruxelles, le 19 décembre 2003. C’est plus que probablement cette circonstance qui explique l’approche interdisciplinaire qu’adopte l’auteur qui a su mobiliser, au profit de ce sujet apparemment technique, de nombreuses ressources philosophiques, sociologiques, politologiques ou simplement littéraires. Les questions normatives examinées, qui concernent principalement, mais pas exclusivement, le droit au logement en Belgique, sont donc traitées dans un contexte socio-culturel élargi à l’extrême, au point qu’il est difficile, voire impossible, de définir un public de « professionnels » du droit ou de la politique sociale auxquels le livre s’adresse spécialement. C’est évidemment une immense qualité même si, à certains moments, l’approche ne pourra pas ne pas être déroutante pour tous ceux qui ne sont pas des « généralistes », comme on l’est, toujours avec talent, aux Facultés universitaires Saint-Louis. Cette tradition se perpétue et c’est l’approche « Droit et Société » qui continue à s’accréditer et à envahir un nouveau terrain. Celui-ci est d’ailleurs beaucoup plus vaste et général qu’il n’en paraît à la seule lecture du titre, un peu réducteur. L’auteur utilise les concepts clefs de l’évaluation législative et de la sociologie du droit pour traiter son sujet dans une perspective critique à l’égard de dispositifs légaux qui déterminent la politique du logement social, politique juridique toujours pétrie de bonnes intentions mais qui, systématiquement, manque sa cible. C’est ce que l’auteur affirme et démontre. Il pose dès lors « l’hypothèse que cette relative incurie ne procède pas nécessairement d’un manque de compréhension dans le chef des concepteurs du projet, ni d’une quelconque absence de moyens financiers, mais réside bien par contre dans une mauvaise compréhension des logiques internes qui sous-tendent le monde de la pauvreté » (p. 188). Les législations qui organisent, par exemple, le « permis de location » sont approchées sous l’angle de « l’effectivité » et surtout, des fameux « effets pervers ». L’auteur, au passage, s’exerce à une « esquisse d’une théorie » de ce type d’effets. Il a la veine théorique. Il s’agit de plus et mieux que d’une « esquisse » (p. 170). Page après page, on observe que Nicolas Bernard se livre à un vaste exercice de sociologie de la pauvreté en utilisant l’exemple paradigmatique des possibilités de « maîtrise » – ou de « démaîtrise » – du lieu dont les plus démunis disposent pour se loger. Il affirme très clairement, mais un peu tard (p. 705), que sa recherche plaide en faveur d’un accès élargi à la propriété. Cette thèse dans la thèse constitue l’un des aspects les plus intéressants et novateurs de l’ouvrage. Il dialogue à ce sujet avec Rawls en restituant par le menu un aspect peu connu et mal compris de la « Théorie de la Justice ». Le grand théoricien américain avait préconisé une « démocratie de propriétaires » beaucoup plus sociale et progressiste que ce qui paraît à la lecture de ses ouvrages les plus connus. C’est en tout cas au travers de ce dialogue avec Rawls que Nicolas Bernard justifie l’une de ses propositions centrales. Il reconnaît cette filiation dans les termes suivants : « Là réside, justement, un des postulats qui fonde notre étude : les stratégies marquées par un caractère ex ante, de celles qui favorisent l’accès à la propriété privée, par exemple, doivent être vigoureusement encouragées. En effet, les politiques de ce type veillent opportunément à respecter la dignité des récipiendaires non différenciés, davantage en tout cas que les mesures ex post de redistribution d’allocations sélectives aux exclus du système » (p. 712-713). On pourrait généraliser cette proposition. Elle constitue probablement l’un des meilleurs moyens qui ait été suggéré pour sortir de la crise actuelle de l’État-providence.

14L’ouvrage approche, dans sa conclusion, les aspects centraux d’une nouvelle politique de la pauvreté, face aux inégalités et aux discriminations. Ces interrogations et ces thèses viennent parachever un ouvrage qui débute par des développements beaucoup plus classiques.

15On regrettera seulement que des démarches empiriques appropriées à l’objet, effectuées sur les terrains, n’aient pas été mobilisées par l’auteur lui-même. Il est vrai qu’il se réfère souvent à des travaux de tiers, à des statistiques officielles, à des rapports évaluatifs de diverses provenances. La notion « d’évaluation législative » figure cependant nommément dans le titre. Nous serions donc en droit de trouver dans l’ouvrage le ou les résultats d’une démarche empirique autant que théorique. L’un n’exclut pas l’autre, bien au contraire. L’auteur n’a probablement pas été en mesure de privilégier cette approche-là. Sa contribution à l’évaluation législative est donc surtout intéressante et utile grâce au cadre théorique qui est proposé, brossé avec soin et brio. La voie est ouverte, bien tracée, pour d’autres travaux empiriques. Le sujet mérite cette persévérance.

16Jean-François Perrin Faculté de Droit, Université de Genève

Cadiet Loïc (dir.), Dictionnaire de la Justice, Paris, PUF, 2004, XXXII + 1362 p.

17Un dictionnaire de la justice, voilà un événement attendu, bien que cette entreprise soit ardue, et surtout un événement révélateur de l’intérêt renouvelé porté à la justice aujourd’hui. Réalisé sous la direction de Loïc Cadiet  [2] en 2004  [3], ce Dictionnaire de la justice se caractérise par une approche de sciences sociales clairement affirmée. Mettant en lumière certains des tendances et débats contemporains majeurs sur la justice, il est présenté comme « citoyen et engagé ».

18Une approche de sciences sociales clairement revendiquée

19Ce dictionnaire est tout d’abord révélateur d’une nouvelle manière d’appréhender la justice, grâce à l’apport des différents savoirs de sciences sociales dont il s’agit de proposer ici une synthèse. La justice  [4] n’est en effet pas conçue comme un objet dont les juristes auraient le monopole de l’étude, mais à la fois comme une valeur morale et comme une institution sociale, juridique et politique, dotée d’une consistance historique et symbolique, dont l’analyse requiert le croisement d’approches variées. Récusant tout particularisme disciplinaire et visant à construire des passerelles entre disciplines, ce dictionnaire s’inscrit ainsi explicitement dans une perspective de sciences sociales. Ce parti pris se manifeste à plusieurs niveaux.

20D’une part, la justice y est étudiée par des professionnels aux profils contrastés, tant juristes que philosophes, sociologues, politistes, anthropologues, économistes, historiens, linguistes et même psychiatres  [5] – des universitaires, mais aussi des praticiens (avocats et magistrats notamment)  [6]. La justice y est surtout examinée au travers d’une grande diversité d’approches théoriques. Ainsi, les différents courants de sociologie sur la justice sont exposés par leurs promoteurs en France : sociologie judiciaire (E. Serverin), sociologie politique de la justice (J. Commaille), sociologie pragmatique (B. Dupret), socio-économie (autour des notions de « coûts de transaction », d’« asymétries d’information » et de « théorie des jeux »), mais aussi analyse des politiques publiques (entrée « réforme de la justice »), anthropologie, philosophie du droit et histoire (au travers de moments historiques particuliers comme la Révolution française ou l’Égypte antique). Par exemple, plusieurs conceptions du temps judiciaire sont présentées, respectivement par un philosophe, un économiste et un juriste.

21Une large place est faite à la dimension symbolique de la justice, comme en témoignent les entrées « architecture judiciaire », « bandeau, glaive et balance », « rituel judiciaire », « rôle », « langage et langue judiciaire », mais aussi de manière plus originale les rubriques « iconographie et statuaire », « cinéma », « littérature » ou « Kafka ». L’attention n’est pas portée exclusivement sur la justice exercée dans les tribunaux, mais également sur les différentes formes d’exercice de la justice. Les rubriques « justice administrative », « justice canonique », « justice communautaire », « justice militaire » côtoient les entrées « jus commune » « justice coloniale », « justice coutumière », « Alternative Dispute Resolution » ou encore « justice de proximité ».

22D’autre part, le lecteur ne peut manquer d’être frappé non seulement par la multiplicité des entrées (elles sont au nombre de 324), mais aussi par leur diversité (ainsi, il ne s’agit pas d’un dictionnaire exclusivement conceptuel). Ce ne sont pas seulement les termes de la technique juridique (« preuves », « question préjudicielle », « référés » ou « gens de mer ») et des procédures (accusatoire, inquisitoire, administrative, civile ou pénale), l’ensemble des étapes du procès jusqu’à « l’exécution des décisions de justice », les différentes professions judiciaires (« avocat », « avoué », « agent judiciaire du Trésor », « commissaire du gouvernement », « greffier », « huissier », « magistrat », « officiers publics et ministériels ») ou encore les diverses institutions qui contribuent plus ou moins directement à l’exercice de la justice (« cours suprêmes et cours constitutionnelles », « Conseil supérieur de la magistrature », mais aussi « École nationale de la magistrature ») qui sont explicitées.

23De grands courants de pensée sur la justice, actuels ou plus anciens, sont également exposés, comme celui des « présocratiques », le « communautarisme et libéralisme » ou l’« école du droit naturel ». Sont aussi présentés des figures emblématiques (Diké ; Jupiter, Hercule, Hermès ; Saint Yves, Saint Louis, Salomon ; le bon juge Magnaud ou encore « le justicier »), de grands penseurs (Platon, Aristote, Cicéron, Pascal, Locke, Hobbes, Smith, Voltaire, Rousseau, Bentham), des auteurs du XXe siècle (F. Hayeck, R. Dworkin, N. Luhmann, E. Kant, M. Foucault, P. Ricoeur, M. Sandel, J. Rawls, J. Habermas, P. Bourdieu) et des acteurs de la justice (J. Foyer, R. Badinter). Enfin, les rubriques « Afrique », « Allemagne », « Alsace-Moselle », « Byzance », « espace judiciaire européen », « États-Unis d’Amérique », « Japon », « monde arabe » ou « Outre-mer » dressent un panorama contrasté des pratiques de la justice dans l’espace et dans le temps. Les articles qui portent sur les religions (« islam », « judaïsme », « justice divine », « loi du talion », « religion », « Thomas d’Aquin ») contribuent à élargir encore les perspectives. La dimension internationale est également renforcée par le choix, effectué à plusieurs reprises, de proposer deux articles sur un même thème, exposant respectivement le cas français et les approches au niveau international. Ces dernières sont parfois présentées de manière comparative, par exemple pour le « ministère de la Justice » ou pour le « ministère public », conduisant à la mise en évidence de typologies.

24La mise en lumière de tendances et débats contemporains majeurs

25Au travers des entrées choisies, le Dictionnaire de la justice met en exergue quelques-uns des débats et tendances contemporains majeurs à propos de la justice. La thématique des relations entre justice et politique est notamment abordée avec les rubriques « magistrats dans la cité », « légitimité du juge », « séparation des pouvoirs », « excès de pouvoir », « autorité judiciaire », « indépendance », « syndicats », « justice politique » ou encore « Mani pulite ». Le modèle d’une justice et d’une magistrature indépendantes du politique (notamment de l’exécutif  [7]), mais néanmoins engagées dans le monde (en rupture avec l’image traditionnelle de la tour d’ivoire) s’y exprime clairement. La diffusion de réflexions autour de la qualité de la justice est rendue manifeste par la présence d’articles sur « évaluation et qualité », « coûts du procès »  [8], « statistique(s) judiciaire(s) », « informatisation », « internet », mais aussi « délai raisonnable », « durée des procès » et « déni de justice ». Ces préoccupations sur les temps longs de la justice vont de pair avec une attention accrue aux attentes des justiciables, que ces dernières soient explicites ou implicites (cf. « opinion des justiciables », « accès au droit/accès à la justice », « frais de justice/gratuité de la justice »). Les articles « déontologie », « éthique du juge », « responsabilité », « responsabilité de l’État et des magistrats » témoignent de l’obligation de rendre des comptes, qui incombe à l’État et aux professionnels du droit.

26La thématique du genre est abordée dans les articles « femmes », « parité/imparité » et « famille » notamment. L’importance de la justice internationale est mise en évidence par une entrée à ce terme, mais aussi par d’autres sur la « Cour internationale de justice », la « compétence internationale », le « crime contre l’humanité », « Nuremberg » ou encore les « traitements inhumains et dégradants ». Les changements dans l’ordre international sont également évoqués au travers d’articles sur la « mondialisation », « l’organisation mondiale du commerce », le « marché », l’« autorité de régulation des marchés » ou encore sur « Eurojust » ou « la Cour européenne des droits de l’homme ». Plusieurs grandes tendances de fond sont également analysées, telles que les phénomènes d’« américanisation », de « constitutionnalisation », de « contractualisation », de « judiciarisation/déjudiciarisation » ou de « régulation ».

27Un dictionnaire « citoyen et engagé »

28Écrit à plusieurs mains, ce dictionnaire est « pluraliste », selon L. Cadiet. Chaque auteur a en effet été invité à développer sa conception personnelle de la justice et à privilégier une approche plus critique que descriptive (invitation à laquelle les contributeurs n’ont cependant pas tous répondu). Il en résulte que certains d’entre eux adoptent clairement un parti pris. Ainsi, l’article « responsabilité » dénonce « l’ultime illustration des dérives auxquelles conduit l’idéologie de la réparation » (p. 1154). Il en découle également des points de vue contrastés sur une même dimension, qu’il s’agisse de l’indépendance de la magistrature, de la place de la justice dans l’État ou de la conception de ce qu’est le « service public de la justice ».

29Pour autant, la cohérence forte du dictionnaire tient au souci de L. Cadiet d’articuler les deux sens de la justice, à la fois comme valeur et comme institution. En effet, pour lui, « le service public de la justice n’a de sens qu’au service de la Justice, qui est “tout à la fois un sentiment, une vertu, un idéal, un bienfait (comme la paix), une valeur”, “une idée et une chaleur de l’âme”, selon la belle expression d’Albert Camus » (p.  VIII). Comme il le souligne en s’inscrivant dans la lignée de P. Ricoeur, « la justice, à travers le procès, substitut réglé à la violence négatrice d’autrui, a pour mission de restaurer le lien social, en faisant la part de chacun » (p. VII). La justice se trouve ainsi au cœur de la démocratie et de la société.

30Un dictionnaire clair et passionnant

31Enfin, cet ouvrage se caractérise par sa clarté et son caractère pratique. D’un format agréable permettant une bonne prise en main, il est organisé par mots-clés présentés de manière alphabétique (une table des entrées et des auteurs, située au début, ainsi qu’un index thématique à la fin en facilitent encore la consultation). Chaque contribution, structurée par des sous-titres, comprend entre deux et huit pages, et est complétée par une bibliographie d’une dizaine de titres au maximum et des renvois à d’autres entrées du dictionnaire permettant plusieurs niveaux de lecture, selon le degré de précision souhaité. On ne formulera qu’un seul regret sur ce plan, à savoir l’absence de mots-clés en anglais, qui peut néanmoins se comprendre en raison de la difficulté à trouver des équivalents simples à une notion, tant le contexte judiciaire et juridique diffère entre le système de droit romano-germanique et celui de common law.

32Quelques critiques mineures nous semblent devoir être faites. Il nous faut tout d’abord relever le caractère en partie arbitraire de la sélection des entrées (auquel nul dictionnaire ne peut certes échapper, puisqu’il est nécessaire d’opérer des choix) et surtout des oublis dommageables que la prochaine édition devrait combler  [9]. Ainsi, parmi les grands auteurs ayant réfléchi sur la justice, le lecteur s’étonnera de l’absence de Montesquieu  [10]. Les relations entre justice et médias semblent également abordées de manière marginale, alors même que c’est devenu un paramètre important dans les relations entre justice et politique. En l’absence d’entrée sur les « médias », c’est dans la rubrique « chronique judiciaire »  [11] que leur rôle et leurs rapports avec les magistrats sont les plus systématiquement analysés, même si cet aspect est aussi présent en filigrane dans les articles « presse », « présomption d’innocence » et « publicité ». De même, la police n’est évoquée qu’indirectement ; l’approche en termes de sociologie des organisations ou encore le cause lawyering sont négligés. Enfin, si les entrées par pays, aires culturelles ou temporelles sont destinées à ne pas en rester au seul cadre français et à introduire une perspective comparative, l’ancrage français reste sous-entendu, comme en témoigne dans un article l’expression « notre droit » pour parler du droit français, pourtant non explicitement mentionné dans cette entrée. Le volet international et comparatiste pourrait ainsi être renforcé.

33Néanmoins, en raison de sa richesse – pluridisciplinarité clairement revendiquée, lien établi entre différents savoirs sur la justice, diversité et originalité des entrées, éclairage des tendances et débats contemporains –, ce dictionnaire mérite de figurer en bonne place dans la bibliothèque de tous ceux qui s’intéressent à la justice – citoyens, étudiants, universitaires et praticiens.

34Cécile Vigour Institut des Sciences Sociales du Politique (ISP) Pôle Cachan, École Normale Supérieure

Danet Jean, Justice pénale, le tournant, Paris, Gallimard, coll. « Folio. Actuel », 2006, 393 p.

35Dans un article resté célèbre, publié en 1992, l’écrivain Philippe Muray s’attaquait à l’Envie du pénal, à la « législation galopante » et à la « peste justicière » qui investissait l’époque, en se demandant comment il se pouvait que personne ne s’en inquiète. Ce papier posait les bases de la thèse qu’il ne cesserait plus de défendre : celle d’une société empreinte d’une frénésie punitive, légiférant compulsivement et sous l’effet de nombreux lobbies, concourant sous les applaudissements généraux à un affaiblissement des libertés individuelles. Le dernier ouvrage de Jean Danet apporte mieux que tout autre une réponse aux interrogations du regretté polémiste. Il invite à passer du stade de la dénonciation à celui de l’analyse, et se distingue de la majorité des livres qui fleurissent sur la justice, en évitant l’écueil du simple réquisitoire comme celui de la défense systématique de l’ordre établi. Le souci constant de pédagogie et de simplicité de l’auteur ne doivent pas conduire à sous-estimer l’importance de son apport. Sous l’apparence d’un opuscule destiné au public le plus large, c’est une contribution importante à la réflexion sur les évolutions récentes de la justice que J. Danet apporte aujourd’hui. La thèse principale est à la fois novatrice et audacieuse. L’auteur estime que l’interdit pénal a été tellement modifié par la loi « qu’il n’est pas excessif de parler d’un autre usage de la loi pénale » qui viendrait « s’ajouter à ceux dont la justice était familière ». Il souligne notamment que « les victimes exigent et obtiennent d’être reconnues par la loi pénale, qui devient un moyen de leur manifester de la compassion et de leur reconnaître un statut ». Confortant les théories de Michel Richard sur la République compassionnelle, il rappelle que la figure de la victime réclamant un renforcement de l’arsenal répressif a généralement « toute la sympathie des médias » qui présentent souvent ces revendications comme l’expression de l’opinion publique elle-même. Jean Danet relève aussi que les interventions pénales du législateur se produisent « sitôt qu’un phénomène nouveau ou remis en lumière par un fait divers marquant est perçu comme indésirable ». Ceci conduit à l’invention d’infractions qui dérogent à la conception « classique » du droit pénal français et se révèlent superfétatoires. Il note par exemple que le tag constitue une variété du délit de dégradation immobilière, et que le bizutage s’apparente en vérité à un acte de violence volontaire. Dans ce contexte, l’intervention du législateur revêt surtout un intérêt symbolique et une fonction déclaratoire. Elle relève essentiellement de l’effet d’annonce visant à faire croire que lesdits phénomènes sont désormais sévèrement combattus, sans donner le moindre gage sur l’efficacité réelle d’une telle intervention. On trouvera aussi dans cet ouvrage des données permettant de mesurer le phénomène d’« inflation pénale » maintes fois dénoncé : il révèle que près de 11 000 infractions différentes figurent sur les tables utilisées par les parquets, dont 2000 donnant lieu à une utilisation régulière. On se croirait ainsi revenu au temps de la Saison des juges décrite par Anatole de Monzie. Dans le contexte particulier de l’Occupation, cet autre grand avocat rappelait que « Stendhal se vantait de lire chaque jour le Code civil » et affirmait qu’il convenait « que nous lisions attentivement le Code pénal, ne serait-ce que pour évaluer les menaces désormais suspendues sur toutes nos têtes ». Pour mieux donner à comprendre – car tel est l’objet de son ouvrage –, l’auteur dresse notamment une tentative de typologie des infractions créées depuis le début des années 1990, en montrant qu’elles se concentrent essentiellement autour de la criminalité organisée, et d’une nouvelle conception de la sécurité visant « des comportements autrefois perçus comme à la limite du manque de savoir-vivre et de l’acte de délinquance » (mendicité agressive, tags, regroupements dans les halls d’immeubles, racolage, outrage au drapeau ou à l’hymne national, consommation de tabac dans les lieux publics, etc.). Il évoque aussi les conséquences de la proclamation du « droit à la sécurité », porté par la loi du 21 janvier 1995 « au rang de droit fondamental », qui fonde « de nombreuses obligations nouvelles de coopérer à l’œuvre de sécurité » pesant sur certaines professions et parfois sur l’ensemble des citoyens. Jean Danet dénombre une quarantaine de délits nouveaux créés à ce titre depuis 1995 et parle de l’émergence d’un véritable « ordre public de collaboration à l’œuvre de sécurité ». Il s’intéresse aussi à l’évolution récente de la définition des atteintes aux personnes, qui englobent désormais des « atteintes à la dignité humaine » fondatrices « d’un nouvel ordre corporel », tout en multipliant les cas de circonstances aggravantes ou de discriminations juridiquement réprimées. Ce travail de classification lui permet de montrer que les lois nouvelles n’entendent pas définir de nouvelles « populations dangereuses » mais plutôt une série de « comportements menaçants ». Il s’agit « d’incriminer le plus en amont possible du résultat dommageable », et « c’est la menace du danger plutôt que le danger lui-même » que le législateur entend alors viser. Il rattache ce phénomène à la montée en puissance de la notion de risque, et en conclut qu’« une nouvelle conception de la causalité et du risque est à l’œuvre dans la construction et la gradation des infractions ». Ceci débouche sur un surinvestissement de la justice et une modification de sa mission traditionnelle. « En recourant en permanence à l’arme pénale comme à une arme magique, en étendant vers de multiples directions ses champs d’action, [les politiques] la situent au bout d’une chaîne qui doit tout à la fois rendre justice, rassurer, réaffirmer la loi, conjurer le risque d’anomie dénoncé çà et là et assurer toutes ces missions en évitant elle-même le risque de l’accident, de l’erreur judiciaire. » Nous n’avons présenté ici qu’un seul des aspects du travail de réflexion engagé par Jean Danet. Il consacre également d’intéressants développements aux questions relatives à la prison et aux peines alternatives, à la mise en œuvre des politiques pénales, aux injonctions nouvelles qui pèsent sur une justice désormais invitée à « communiquer et à rendre compte », ou à l’éternel débat sur la réforme de l’institution judiciaire. Si chaque chapitre combine la rigueur de l’analyse universitaire et les leçons de l’expérience, c’est toutefois sur la question des « nouveaux usages » de la loi pénale que l’apport de son travail nous semble le plus significatif. On pense notamment à son analyse de l’émergence d’une « société de contrôle » – expression qu’il emprunte à Foucault et à Deleuze – qui conduit, selon lui, à passer d’un système reposant sur « la violation du prescrit » à un modèle permettant de sanctionner tous les risques créés, « dès lors qu’ils peuvent être lus comme une atteinte à la sécurité ». « Il s’agit moins, nous dit-il, de prétendre interdire ou prescrire que d’utiliser le pénal parmi d’autres instruments, pour réguler, limiter, freiner telle ou telle réalité jugée nocive ou indésirable. » Danet ouvre ainsi un vaste débat, qui ne manquera pas d’intéresser tous ceux qui s’interrogent, à un titre ou à un autre, sur les évolutions contemporaines de la justice.

36Marc Boninchi Laboratoire Droit et Changement Social, Université de Nantes

de Maillard Jacques, Réformer l’action publique. La politique de la ville et les banlieues, Paris, LGDJ, coll. « Droit et Société. Série politique », 2004, 242 p.

37Cet ouvrage nous propose une analyse nouvelle et stimulante de la politique de la ville en pratique à partir des expériences comparées de deux agglomérations, Montpellier et Bordeaux.

38Il ne s’agit plus ici de commenter un projet de réforme de l’État comme avaient pu le faire, en leur temps, Jacques Donzelot et Philippe Estèbe dans L’État animateur, mais plutôt d’étudier les transformations induites par cette politique sur l’action publique locale.

39Ces transformations ne sont donc pas le résultat d’un projet global qui serait imposé d’en haut par l’État. Jacques de Maillard affirme d’ailleurs que « si l’on entend par politique publique l’existence d’un programme d’action particulier et d’une image du monde spécifique, il faut reconnaître que la politique de la ville n’est pas une politique publique » (p. 226).

40De fait, Jacques de Maillard nous offre un tableau très vivant de l’appropriation des instruments et ressources de cette politique par les acteurs locaux et démontre comment ces dispositifs s’inscrivent dans des systèmes d’échange politique entre collectivités décentralisées, préfet et services de l’État.

41La politique de la ville n’acquiert pas au niveau local la centralité symbolique que ses promoteurs voulaient lui conférer, mais c’est sans doute pour cette raison qu’elle autorise la mise en place de processus complexes d’apprentissage. Certes, Jacques de Maillard insiste sur le caractère fragile, fragmenté, des réseaux d’acteurs qui se constituent autour des dispositifs de la politique de la ville. Il n’empêche : « des groupes homogènes se constituent, partagent des valeurs et des normes d’action, construisent collectivement une représentation du monde relativement unifiée » (p. 226).

42Certes, les fossés qui séparent les agents de l’État des élus et acteurs municipaux demeurent ; le monde associatif omniprésent dans la mise en œuvre de ces actions publiques manque des ressources intellectuelles pour entrer dans les arènes centrales de la négociation.

43L’impact de ces processus d’apprentissage sur l’action publique reste limité. La complexité supplémentaire qu’elle instaure n’en facilite ni l’intelligibilité, ni l’imputation. Le dépassement des frontières institutionnelles reste un objectif hors de portée.

44Cette conclusion pessimiste fait sans doute trop l’impasse sur les effets à long terme des processus d’apprentissage que Jacques de Maillard a lui-même repérés : la politique de la ville n’a pas imposé un programme d’action et une vision du monde, mais elle a incité les acteurs périphériques à inventer des savoirs et des savoir-faire pour gérer les problèmes des quartiers difficiles. L’auteur repère ainsi au-delà des rhétoriques du retour de l’État intégrateur le principal succès de la politique de la ville : promouvoir l’innovation périphérique.

45Bruno Jobert Politiques Publiques, Action Politique, Territoires (PACTE), Institut d’Études Politiques de Grenoble

Didry Claude et Mias Arnaud, Le moment Delors. Les syndicats au cœur de l’Europe sociale, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Travail & Société », 2005, 349 p.

46L’ouvrage de Claude Didry et d’Arnaud Mias constitue une sociologie historique du dialogue social européen opposée à une approche purement pluraliste de l’Europe et qui, dans la lignée des Streek et Schmitter, concevrait au sein de l’Union un régime de relations professionnelles essentiellement compétitives où les syndicats nationaux n’hésiteraient pas à privilégier l’emploi dans un seul pays, en échange de concessions ponctuelles. Pour C. Didry et A. Mias, en effet, il existe un « acquis communautaire » fondé sur un ensemble de normes et de règles, qui résulte de l’action de divers organes européens et surtout de la Commission, et qui s’appuie sur la consultation des partenaires sociaux telle qu’elle est notamment organisée depuis le traité de Maastricht de 1992. L’objet de l’ouvrage est donc de mettre à jour l’histoire des règles qui structurent cet « acquis communautaire » et celle du cadre où ces règles furent élaborées et adoptées.

47Dans ce contexte, C. Didry et A. Mias privilégient le rôle d’une personnalité de tout premier plan : Jacques Delors. Pour eux, c’est au cours de la période qui a marqué la présidence de ce dernier à la tête de l’Union, que l’essentiel s’est produit en matière d’édification des cadres nécessaires au dialogue social européen. À leurs yeux, Jacques Delors incarne le dépassement de l’affrontement qui opposait beaucoup d’acteurs à propos des politiques économiques pour placer le débat sur le terrain des droits devant accompagner l’institution de la Communauté. En ce sens, il constitue un « moment particulier » de l’histoire de l’Union. Reprenant l’analyse de Pierre Rosanvallon à propos de François Guizot et de la stabilisation d’une forme politique propre à la France, C. Didry et A. Mias n’hésitent pas à évoquer, mais dans le contexte européen cette fois, le « moment Delors », c’est-à-dire un moment qui « désigne l’adéquation entre l’action d’un homme et le cadre institutionnel dans lequel il s’inscrit pour mieux le consolider et l’aménager » (p. 25).

48Pour éclairer l’institution du dialogue social européen, l’ouvrage de C. Didry et A. Mias s’appuie sur des entretiens, de nombreuses sources historiques et archives syndicales et le dépouillement de l’ensemble des textes législatifs ou communautaires adoptés entre 1986 et 2000. Il se fonde aussi sur une analyse extrêmement fine de l’activité et des échanges faits durant diverses réunions organisées lors de la mise en œuvre de pans ou de thèmes importants concernant le dialogue social européen.

49L’ouvrage résulte également d’un choix : sans faire l’économie de références théoriques de premier plan, il privilégie une démarche chronologique pour mieux saisir la singularité des processus étudiés, cette démarche s’appuyant elle-même sur trois parties principales. La première d’entre elles s’intitule « Du marché commun au marché intérieur ». Elle vise à éclairer les processus les plus marquants. Elle montre comment s’édifie, de la CECA aux années 1990, l’intégration du dialogue social aux évolutions d’ensemble de la Communauté. Dans ce contexte, certains éléments retiennent plus particulièrement l’attention. Il en est ainsi de la constitution du syndicalisme européen – la Confédération européenne des syndicats – dans le cadre de certains thèmes revendicatifs précis ou de l’influence de Gérard Lyon-Caen sur l’institution d’une « convention collective » définie au niveau communautaire. La seconde partie, intitulée « La dynamique des entretiens de Val Duchesse », porte sur l’analyse de réunions, en l’occurrence, éminentes. Elle comporte des traits tout à fait passionnants comme les processus qui ont marqué l’introduction et le développement du thème des nouvelles technologies au sein des échanges concernés ; l’analyse des réseaux et des liens qui se sont édifiés autour de « Val Duchesse » et qui conduit C. Didry et A. Mias à se référer avec insistance aux travaux de Granovetter ; ou encore l’évolution parfois heurtée des positions que les divers partenaires sociaux ont pu adopter à propos de divers sujets d’importance. La troisième partie de l’ouvrage, « Les fruits de Val Duchesse », est plus synthétique. Elle met surtout en évidence la reconfiguration des organisations syndicales européennes au regard des contextes évoqués, la dimension sociale du marché intérieur comme base du compromis structurel qui s’établira entre employeurs et syndicats (p. 255, notamment) et la portée du fameux accord d’octobre 1991 qui constitue l’un des points culminants du dialogue social européen.

50Au total, l’ouvrage de C. Didry et A. Mias s’avère très complet. Il s’agit certainement de l’une des meilleures contributions publiées en Europe, à propos de la construction du système européen des relations professionnelles. Il allie une réelle rigueur intellectuelle et théorique au souci d’éclairer les aspects les plus concrets de la constitution du dialogue social, et ceci par des « touches » souvent très précises. À ce dernier propos, on retiendra par exemple la finesse de certains portraits d’acteurs de premier plan, comme ceux de Jean Lapeyre ou de Bruno Trentin. Certes, on peut regretter que d’autres acteurs proches de Jacques Delors aient été à peine mentionnés, comme c’est le cas de Jacques Moreau évoqué de façon purement incidente (p. 67). Ou que l’actualité récente ait pu parfois « jouer des tours à sa façon », comme l’atteste la confusion entre le texte et l’index (et entre Jacques et François – J. et F. – Chérèque). Mais naturellement les questions importantes que peut se poser le lecteur ne se situent pas à ce niveau. Elles se définissent plus sur les terrains théorique ou conceptuel.

51Les auteurs se réfèrent, en y adhérant souvent, aux travaux de Dunlop pour caractériser leur démarche quant à l’analyse d’un système européen de relations industrielles. Mais si l’on doit prendre au sérieux l’une des notions définies par Dunlop pour spécifier tel ou tel système de relations industrielles, il faut alors se référer à la notion de contexte et notamment de contextes économique ou technologique qui influencent les modalités propres au système. Or, beaucoup de contextes qui ont pu déterminer, hier ou plus récemment, le système américain de relations industrielles principalement analysé par Dunlop restent radicalement distincts de ceux qui influent, dans les années 1980-1990, sur le dialogue social européen (notamment du point de vue de l’emploi et de la relation d’emploi). Selon nous, une analyse plus critique quant aux apports de Dunlop aurait pu être menée de façon plus insistante par C. Didry et A. Mias (quitte à prendre le contre-pied d’autres travaux critiques à l’égard du fondateur de la théorie des relations industrielles).

52Une autre question renvoie à la représentativité des partenaires sociaux dans un contexte politique et juridique nouveau, souvent à la recherche de lui-même, et qui se distingue profondément de ce qui a pu caractériser l’État-nation traditionnel, les modes de régulation qu’il impliquait et les formes de représentativité et de légitimité qu’il accordait ou concédait aux partenaires sociaux. De ce point de vue, ce qui est affirmé par C. Didry et A. Mias à propos de la représentativité des acteurs sociaux européens laisse parfois le lecteur perplexe, notamment lorsqu’ils expliquent que cette représentativité ne peut « se limiter au seul champ de la négociation d’accords (comme c’est le cas dans une perspective corporatiste) mais qu’elle touche à leur qualité de représentants [12] des citoyens concernés par leur activité législative » (p. 300). C’est en dire trop et pas assez. Les auteurs offrent ici une vision profondément rénovée de la représentativité des partenaires sociaux mais qui ne va pas sans poser d’importantes questions quant aux rapports de légitimation et aux conflits de légitimité qui existent entre instances politiques et « instances contractuelles », dès lors que ces dernières contribuent à la production de règles communes. Aussi n’aurait-il pas fallu, là encore, conduire une réflexion plus approfondie, reposant sur des développements plus argumentés et mobilisant toute une série d’apports conceptuels issus de la sociologie politique ou de celle du droit ?

53Guy Groux CEVIPOF, Centre de Recherches Politiques de Sciences Po, Paris

Fabre-Magnan Muriel et Moullier Philippe (dir.), La génétique, science humaine, Paris, Belin, coll. « Débats », 2004, 303 p.

54L’ouvrage La génétique, science humaine, coordonné par Muriel Fabre-Magnan et Philippe Moullier, est intéressant à plusieurs titres. D’abord parce qu’il recèle de nombreux éléments de fait et analyses intéressants sur un ensemble de questions que tous ceux qui travaillent sur la bioéthique ont rencontré, articulés dans une riche perspective interdisciplinaire. Ensuite – et peut-être surtout – parce qu’il est emblématique d’une des mutations contemporaines et tout à fait intéressantes de la production universitaire juridique qui, dans une assez large part, saisit les questions « bioéthique » comme une occasion favorable à la prescription, non pas seulement de tel ou tel aménagement juridique ponctuel, mais d’une représentation globale du Droit comme devant assurer une fonction anthropologique – et donc, comme connaisseur et détenteur d’une vérité, d’une essence, de l’Homme. De ce point de vue, le Droit occupe ici une posture surplombante vis-à-vis des autres disciplines convoquées dans l’aventure, à la fois dans la forme et le fond de l’ouvrage.

55Une des grosses difficultés de la réflexion en sciences humaines et sociales sur des enjeux comme celui de la bioéthique consiste en l’important coût d’entrée sur ce sujet : comment, en effet, réfléchir sur des questions comme celles des potentialités ouvertes par la mise en culture de cellules souches embryonnaires humaines ou de la brevetabilité du vivant sans consentir un effort important de compréhension d’un certain nombre de concepts et de mécanismes biologiques ou génétiques ? De ce point de vue, l’idée même qui consiste à regrouper, comme c’est le cas ici, scientifiques (médecins, généticiens, biologistes) et chercheurs en sciences humaines (notamment juristes, épistémologues et historiens des sciences) est louable. Et en l’occurrence, la démarche produit des résultats passionnants : les textes d’André Pichot (« Hérédité et pathologie ») et Michel Morange (« Déconstruction de la notion de gène ») mettent en effet en lumière de la manière la plus utile et éclairante le côté construit, artificiel, conceptuel plus qu’empirique de certaines des notions centrales à certaines évolutions médicales contemporaines en général, et à la génétique en particulier. L’enjeu est de taille puisqu’aussi bien, dans ces domaines pouvant apparaître comme affaires de spécialistes, rappeler le caractère controversé, incertain et conventionnel de certains concepts aussi centraux que ceux d’hérédité ou de gène doit en effet pouvoir permettre aux profanes – et particulièrement aux chercheurs en sciences humaines et sociales – de se sentir en pleines compétence et légitimité pour réfléchir, eux aussi, sur ces questions. On retiendra ainsi, par exemple, du texte de Michel Morange que le gène apparaît aux scientifiques à bien des égards comme une notion plus floue aujourd’hui que dans les années 1950 – à telle enseigne que l’auteur en vient même à remettre en question les capacités descriptives du gène. De ce point de vue, on relève avec intérêt les analyses qui suivent, rappelant combien les avantages que l’on peut généralement tirer d’un concept flou  [13] contribuent à expliquer le succès néanmoins non démenti du concept de gène. Enfin, l’auteur tente en conclusion quelques remarques sur les liens à tisser entre les analyses qu’il propose et certains usages profanes des notions de génétique – à commencer par ceux de ses usages juridiques, dans des débats autour de l’idée de patrimoine génétique ou encore au sujet de la brevetabilité du vivant, notamment.

56Pourtant, poursuivant la lecture de ceux des textes écrits par des médecins, on s’interroge sur la démarche véritable au principe de l’ouvrage : s’agit-il d’une réelle interdisciplinarité, ou s’agit-il, de manière différente, de faire collaborer des chercheurs appartenant à des disciplines institutionnellement distinctes mais partageant des finalités prescriptives (ou des présupposés axiologiques) commun(e)s ? Car en effet, c’est davantage que l’objet de recherche, semble-t-il, qui relie les différents textes rassemblés ici ; est aussi largement partagée une certaine représentation (en l’occurrence, catastrophiste) des rapports entre droit et science  [14].

57Ainsi, par exemple, le texte de Laurent Degos n’est pas qu’un texte écrit par un médecin sur le clonage ; c’est aussi, indissociablement, d’une part, un très vif plaidoyer contre le clonage thérapeutique et contre la légalisation de la recherche sur les cellules souches embryonnaires et, d’autre part, un appel pressant à une normativité extérieure. Selon l’auteur, il y aurait sur ce sujet une sorte de complot à dénoncer puisque : « N’a-t-on pas pris comme champ de bataille le clonage thérapeutique humain pour attaquer un bastion religieux, celui de la place de l’embryon, ou pour combattre l’idée de la finalité unique de l’embryon qui est d’être potentiellement humain ? […] Le clonage thérapeutique et ses espoirs permettent d’obtenir une adhésion plus grande des médias, des politiques et du public. Ainsi, ne touche-t-on pas à l’interdit ? A-t-on le droit de manipuler la vie de l’homme suivant son besoin ? »  [15]. Sur une tonalité différente mais avec des effets similaires, Philippe Moullier déplore quant à lui la consolidation d’une nouvelle « cléricature scientifique » (reprenant, indique-t-il, le terme de Pierre Thuillier ou du cardinal Jean-Marie Lustiger) qui érigerait la science en fondement en dernier ressort de la normativité. Dès lors, les cas de dérives qu’il décrit sur le sujet de la thérapie génique sont déclinés comme autant d’abus de pouvoir de cette nouvelle cléricature, laquelle s’imposerait et dominerait toutes les structures de type comités d’éthique et autres organismes de contrôle des essais cliniques, de sorte « les scientifiques se sont appropriés l’éthique souvent en confondant son rôle et en la substituant au droit »  [16]. Autrement dit, si ces textes sont censés présenter un certain nombre d’interrogations auxquelles la communauté scientifique est aujourd’hui confrontée, il est clair qu’ils sont également, au-delà, largement congruents à la fois en tant qu’ils dressent un constat alarmiste de l’état des choses, et en tant qu’ils promeuvent une certaine philosophie générale des réponses à apporter – laquelle pourrait être résumée en l’idée suivante : ce n’est pas aux scientifiques de tout dire (contrairement à une tendance que les auteurs estiment avérée) et il y a un besoin de normativité extérieure, transcendante (cf. l’importance quantitative du référent religieux dans ces textes).

58L’avant-propos de l’ouvrage annonçait, du reste, le programme, mais il ne prend son sens ou n’apparaît dans toute sa lumière qu’a posteriori. On y lit ainsi des phrases évoquant avec nostalgie des temps anciens où l’« interdit » et l’« impossible » étaient confondus du fait d’une certaine impuissance humaine  [17] et l’on annonce que « c’est aujourd’hui la science que l’on laisse occuper la place vide de la référence – longtemps occupée par la religion – de celui qui dit ce qui doit être »  [18]. De nombreux autres passages de l’ouvrage sont à l’avenant : partant du constat selon lequel « l’évolution contemporaine est frappante, qui consiste à réclamer la transformation en droit de tous les désirs », Muriel Fabre-Magnan explique que, de ce point de vue, la place du droit en tant que « nécessaire à l’institution de l’humanité et de la vie » est « aujourd’hui disputée par la science – qui voudrait nous dire ce que l’homme doit faire et nous faire croire au repoussement des limites »  [19]. L’épilogue rédigé par Alain Supiot produit la même tonalité, dénonçant les excès du scientisme comparé à une « conception bouchère »  [20] de l’humanité qui serait aujourd’hui un état de fait : « “Nous façonnons la vie de notre peuple et notre législation conformément aux verdicts de la génétique” disaient les nazis, exprimant ainsi une certitude devenue aujourd’hui le lieu commun : la connaissance de l’homme est l’affaire de la science et le droit doit s’y soumettre »  [21]. On peut naturellement s’interroger sur le statut d’une telle représentation des rapports entre la normativité et la science ; notamment, on peut émettre l’hypothèse selon laquelle elle exprime au moins partiellement des peurs fantasmatiques  [22].

59En cette tonalité particulière, il faut considérer que le présent ouvrage est emblématique de certaines mutations contemporaines de la production universitaire dans le champ juridique en général et bioéthique en particulier. Notamment, il participe d’un mouvement qui, au sein de la communauté juridique, plaide de manière très contemporaine pour la (ré)habilitation d’une fonction anthropologique du droit  [23]. En cela, les textes ici écrits par des médecins ressemblent en réalité dans cet ouvrage aux textes des juristes, de sorte que si interdisciplinarité il y a au principe de cette entreprise du fait de l’appartenance des auteurs à des disciplines institutionnellement distinctes, il y a en réalité une réelle communauté d’objectifs, de méthodes et de croyances qui réunit l’ensemble de ces contributions. Tant la forme de l’ouvrage que le fond témoignent de cette démarche.

60Quant à la forme de l’ouvrage, en premier lieu. On note avec intérêt que les textes écrits par les juristes sont ici placés dans des positions démentant un peu le projet interdisciplinaire de l’ouvrage, à savoir une position surplombante. Alain Supiot écrit un prologue au titre emblématique d’une telle posture : « L’homme : de quoi parlons-nous ? » – qui laisse, du reste, entendre que le droit aurait sur cette question quelque chose à dire, ou en tout cas quelque chose de plus que le biologiste, le généticien… et les autres scientifiques conviés à la table des matières, puisque c’est à un juriste que l’on confie ce chapitre. Les deux premiers textes regroupés sous un titre « Généalogie » sont ensuite ceux dont nous avons indiqué qu’ils permettaient un cadrage critique et conceptuel (et qui sont d’ailleurs les textes les moins ouvertement normatifs de l’ouvrage). Suit la partie « Interrogations », dans laquelle des médecins évoquent quelques questions et appellent à des réponses normatives. Advient ensuite la partie « Enjeux », confiée à des juristes – comme si les « interrogations » posées par les scientifiques permettaient d’identifier des « enjeux » dépeints et réfléchis, au mieux, par les juristes (en l’occurrence, Muriel Fabre-Magnan et Bernard Edelman). Les conclusions sont, quant à elles, laissées à Pierre Legendre avant qu’Alain Supiot ne reprenne la plume pour l’épilogue. Autrement dit, la place des juristes est ici significative : elle est éminemment normative ; les scientifiques posent des questions, les juristes apportent les réponses.

61Quant au fond, on est frappé ici par l’unanimité de ces textes autour de l’idée selon laquelle l’intervention juridique est absolument nécessaire, non seulement pour poser des limites au progrès scientifique, mais surtout pour, ce faisant, instituer l’homme. Le principe de dignité de la personne humaine est ici présenté comme permettant de traduire des « limites instituantes »  [24] ; la lutte est celle menée contre la disparition « de certaines limites au nom de la liberté individuelle »  [25], et le consentement individuel de la personne est présenté comme « loin d’être une garantie suffisante »  [26] dès lors qu’il « ne constitue nullement un obstacle à la qualification de pratique contraire à la dignité humaine »  [27]. C’est de la même manière que Bernard Edelman décline ces principes sur le terrain de la brevetabilité du vivant.

62La démarche suivie par le présent ouvrage atteste donc l’existence d’un lien fort entre une telle représentation des rapports entre la science et la normativité, d’une part, et ce courant qui connaît, dans le champ de la doctrine juridique universitaire, une vigueur réelle ces dernières années, qu’est le courant assignant au droit une fonction anthropologique.

63Stéphanie Hennette-Vauchez Université Paris XII Saint Maur

Favre Pierre, Comprendre le monde pour le changer. Épistémologie du politique, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Références », 2005, 391 p.

64Il est rare, rafraîchissant et sans nul doute sain, de lire un chercheur en sciences sociales qui se déclare positiviste, se confronte à l’épistémologie et affirme vouloir changer profondément le mode de fonctionnement de sa discipline. Clairement affirmé dans l’introduction, le projet de Pierre Favre consiste à rompre avec une pratique des politologues qui est, selon lui, de ne pas assez s’interroger sur les fondements de leur discipline ni sur les visions du monde social qui l’animent souterrainement. Il propose à la science politique d’appliquer une philosophie de l’histoire bien définie. Celle-ci consisterait à affirmer que le monde social est déterminé et intégralement connaissable par la science en ce qui concerne le passé et le présent, qu’il demeure toutefois imprévisible en ce qui concerne l’avenir et que l’action humaine doit par conséquent se fonder sur des valeurs établies collectivement.

65Le premier chapitre démontre la première de ces thèses, la détermination du monde. Il est très convaincant, montre bien le caractère insatisfaisant de la notion de cause et discute la thèse de Passeron de la spécificité des sciences sociales en en dévoilant les implicites et les limites. On peut toutefois regretter que Pierre Favre ne s’interroge pas davantage sur le sens que peut avoir le déterminisme dans les différentes sciences. En effet, Claude Bernard le définit comme un lien nécessaire entre les phénomènes, ceux-ci étant donc prévisibles, tandis que P. Favre évoque simplement un lien de succession, le passé déterminant l’avenir, ce qui ne présage d’aucun lien de nécessité entre les phénomènes. Or, l’auteur s’appuie sur le rapprochement qu’il opère entre diverses approches du déterminisme pour proclamer l’unité profonde de la démarche scientifique alors que la distinction des déterminismes conduirait à notre sens à reposer la question des distinctions entre sciences de la nature et sciences sociales.

66Le second chapitre développe la thèse de l’imprévisibilité et de la contingence de l’avenir. Elle est due à l’influence profonde d’événements qui semblent a priori infimes, au nombre de données qu’il faudrait prendre en compte pour toute prévision et à l’impossibilité qu’il y a à isoler le phénomène étudié de l’ensemble du contexte social. Pour autant, cela n’entraîne pas pour l’auteur la conclusion que toute prévision est impossible et que les recherches en sciences sociales sont inutiles, mais tout au contraire qu’il faut les multiplier et investir davantage dans ce domaine, afin précisément de limiter cette imprévisibilité. On ne saurait lui donner tort quand il affirme que la meilleure connaissance de phénomènes sociaux qui concernent des millions de personnes réclame non seulement de plus grands investissements financiers et humains, mais aussi un changement du mode de travail des chercheurs en sciences sociales. Ceux-ci doivent apprendre à étudier un même objet et à répéter des enquêtes, et non soigneusement choisir un sujet qui n’a jamais été étudié.

67Le troisième chapitre poursuit cette réflexion en s’interrogeant sur les conséquences de cette imprévisibilité pour l’action humaine et le libre arbitre. Inspiré par les débats au sein de l’Église catholique aux XVIe et XVIIe siècles sur la conciliation entre la toute puissance de Dieu et le libre arbitre de l’homme et par la théorie de l’habitus élaborée par Bourdieu, étonnement rapprochés, l’auteur se demande s’il peut exister un libre arbitre, une décision qui échapperait à toute détermination sociale. Il répond par la négative et affirme que c’est l’imprévisibilité qui permet l’action et donne l’illusion du libre arbitre. L’impossibilité de peser tous les déterminismes en œuvre et l’incertitude sur les résultats de son action font que l’homme pense leur échapper et se croit libre d’agir. Pour reprendre une formule de l’auteur, les grands déterminismes feraient les grands activismes.

68Le quatrième chapitre se centre sur les acteurs politiques professionnels et les contradictions auxquelles ils sont confrontés. Contre leurs affirmations et leurs croyances, les recherches en science politique et celles de Bourdieu ont en effet clairement montré qu’ils ne représentent pas les citoyens, n’ont de compétence qu’à décider et ne peuvent prévoir les effets de leurs décisions. Si l’on se replace dans un monde déterminé mais imprévisible, on peut se demander si tout cela ne sonne pas le glas de l’action politique au meilleur sens du terme, c’est-à-dire comme un processus de définition des règles et des valeurs de la vie en commun. Pierre Favre propose toutefois de nuancer ce constat en montrant que l’acteur politique a plus de prise sur l’action à certains moments et sur certains domaines. Il n’en dresse pas moins un portrait sévère d’un acteur social enfermé dans son propre champ.

69Le cinquième chapitre s’interroge de ce fait sur la façon dont il est possible de relégitimer l’action politique et affirme que celle-ci, ne pouvant s’appuyer sur la connaissance de ses effets, doit reposer sur l’organisation d’un large débat sur les valeurs adaptées à la vie collective à un moment donné. Cela suppose de rompre avec la neutralité axiologique prescrite par Weber et avec la thèse des « effets faibles » du travail gouvernemental. L’homme politique est spécifique en ce qu’il aspire à transformer le monde et en ce que l’élection met à sa disposition un certain nombre de moyens pour y parvenir. Le problème vient de ce que l’électeur ne se sent pas tenu d’appuyer en tant que citoyen le programme auquel il a donné sa voix. C’est donc l’acteur politique qui doit le mobiliser et le pousser à participer au débat collectif et à soutenir ensuite les positions adoptées.

70Un épilogue revient sur la science politique en soutenant que ce débat doit être en partie fondé sur les contributions des politologues qui doivent renoncer au confort et à la démission qui consistent à refuser toute prise de position sur les valeurs. Pour combattre la faiblesse sociale croissante de cette discipline, les politologues devraient privilégier les terrains qui contribuent à la théorie politique, ceux qui relèvent du présent ou du passé proche, et limiter l’extrême dispersion des objets de recherche qui caractérise pour l’instant cette discipline.

71Il est important de souligner que la très grande ambition de l’ouvrage va de pair avec une absolue clarté de la pensée et du style et s’accompagne d’une réelle humilité. Pierre Favre semble même quelque peu craintif lorsqu’il discute les thèses des épistémologues, comme s’il redoutait de les trahir, de les simplifier à l’excès ou de commettre quelque contresens majeur. En témoigne alors un certain abus des « évidemment » dans l’introduction et la première partie, qui révèle peut-être un sentiment d’illégitimité à aborder des rivages qui ne sont pas usuels pour le politologue. Ce qui est en question ici, ce n’est bien sûr pas la culture de l’auteur, c’est plus fondamentalement le fait que l’épistémologie, telle qu’elle est pratiquée par les épistémologues et fuie par les chercheurs en sciences sociales, ne permet pas totalement d’accomplir sa mission, celle non seulement d’étudier les sciences mais aussi de contribuer à la scientificité des pratiques de recherche.

72De ce point de vue, ce ne sont pas les prudences bien compréhensibles de Pierre Favre qu’il faut critiquer, ni même le peu de débats épistémologiques en science politique, c’est l’absence chez les épistémologues d’une réflexion spécifique sur la manière de conduire la science politique qui pose question. Ce livre nous invite finalement à nous interroger sur la vocation d’une épistémologie qui est non seulement centrée sur les sciences de la nature mais se présente comme universelle et autonome par rapport aux domaines de la recherche. En affirmant la nécessité pour tout chercheur de s’interroger sur l’épistémologie, Pierre Favre nous oblige certes à remettre en question la pratique actuelle des politologues, mais c’est aussi celle des épistémologues qu’il met implicitement à la question.

73Vincent Simoulin Laboratoire d’Étude et de Recherche sur l’Économie, les Politiques et les Systèmes Sociaux (LEREPS), Université de Toulouse 1

Girard Charlotte et Hennette-Vauchez Stéphanie (dir.), La dignité de la personne humaine. Recherche sur un processus de juridicisation, Paris, PUF, coll. « Droit et justice », 2005, 318 p.

74Chacun sait que dans notre société contemporaine, le terme de dignité a fait l’objet d’un véritable engouement au sein de la communauté juridique. Abondamment mis à contribution, remplissant une fonction rhétorique de solennisation du discours doctrinal, chacun en appelle constamment à la dignité. La dignité, comme l’a montré un auteur, « est un concept que le juriste découvre et utilise avec une certaine délectation ». Dignité des exclus et dignité des sans voix, dignité des sans-logis et des sans papiers, dignité des malades et dignité des mourants. De partout montent des appels à la reconnaissance de la personne humaine. Hier, ce terme de dignité renvoyait à la notion de dignitas, d’honneur, de respect, de considération. Aujourd’hui, cette notion renvoie plutôt à la notion de droit fondamental et de fondement de l’ordre juridique.

75Ce principe qui, il y a peu de temps, n’avait pas reçu de consécration explicite en droit positif français traverse ainsi les ordres auxquels il appartient et passe de l’ordre éthique et philosophique à l’ordre juridique. Or ce terme de dignité change en fonction des perspectives, de la lumière et de la distance du regard. Le point de vue d’où l’on se place peut modifier considérablement la vision que l’on a de cette notion, suivant que l’on se situe sous l’angle éthique, politique, philosophique ou juridique. Il est vrai qu’une telle notion peut ainsi prendre en compte la complexité de notre société où interfèrent des logiques complémentaires, concurrentes.

76Deux auteurs, Charlotte Girard et Stéphanie Hennette-Vauchez ont entrepris de diriger un ouvrage collectif intitulé : « La dignité de la personne humaine. Recherche sur un processus de juridicisation » afin d’analyser l’usage que les juges nationaux ont fait de cette notion. L’ouvrage vise aussi à étudier la portée que la doctrine a donné à ce principe en droit constitutionnel, droit administratif, droit social, et s’accompagne de contributions de personnes qui, à des titres divers, ont utilisé ce principe de dignité.

77Partant d’une approche classique de théorie du droit, les deux auteurs ont réuni un certain nombre de contributions visant à montrer l’utilisation empirique de cette notion, tant dans la jurisprudence que dans la doctrine. Cette recherche à laquelle ont été associés des spécialistes de plusieurs disciplines et des praticiens met en évidence le fait que la doctrine ne fait pas que décrire le droit positif ; elle participe aussi pleinement de sa création. Cette dimension massivement prescriptive se vérifie tant en droit constitutionnel qu’en droit administratif, en droit de la santé ou en droit civil. Cette analyse est également corroborée par des éléments tirés du droit comparé, en particulier à partir du droit américain ou du droit allemand.

78L’objet de l’ouvrage a donc été de réfléchir non pas sur la juridicité du principe mais sur le processus de juridicisation de celui-ci. Rejetant à la fois une conception fondée sur une essence a priori du droit comme celle d’une vision purement positiviste, les auteurs rejoignent l’idée selon laquelle la valeur normative des énoncés légaux sont le produit de confrontations, d’intérêts, de débats et de choix des juges. Cette recherche s’est donc appuyée sur une dissection croisée des usages juridictionnels et doctrinaux du principe juridique de dignité de façon aussi exhaustive que possible. C’est notamment grâce à un recensement systématique de toutes les décisions rendues par les juridictions administratives et judiciaires que cette collecte a pu être opérée. Il ressort de cette recherche qu’aussi bien au plan qualitatif qu’au plan quantitatif, le discours doctrinal fait une place beaucoup plus grande que le discours juridictionnel au principe de dignité.

79Un tel ouvrage de recherche ouvre par conséquent de nombreuses pistes de réflexion, et ce d’autant plus qu’il est rédigé à plusieurs mains (Xavier Bioy, Laure Jeannin, Marc Loiselle et Diane Roman y ont également participé). On est néanmoins beaucoup moins convaincu par certaines prises de position sur les « usages légitimes ou non » du principe de dignité, la doctrine s’octroyant le droit, selon les auteurs, de séparer les bons et les mauvais usages de la dignité. On peut au contraire se demander si cette recherche de la signification du principe de dignité ne correspond pas parfaitement au rôle habituel de la jurisprudence et de la doctrine qui est d’interpréter la règle de droit.

80Philippe Pedrot Université de Bretagne Occidentale

Nkot Pierre Fabien, Usages politiques du droit en Afrique. Le cas du Cameroun, Bruxelles, Bruylant, coll. « Droits, territoires, cultures », 2005, 212 p.

81Il est regrettable que le titre de l’ouvrage de Pierre Fabien Nkot ne décrive que très imparfaitement l’esprit d’une démarche qui s’apparente à celle du Coup d’État permanent de François Mitterrand, les mêmes causes – si on suit l’auteur dans son analyse du transfert des modèles de détournement du droit – produisant au Cameroun en 1972 les mêmes effets que ceux dégagés par le pamphlétaire de 1964 et oubliés par le président de la République de 1981.

82Ce texte d’une très belle écriture, parfois si recherchée qu’elle en devient précieuse et inutilement maniérée, comme s’il fallait nécessairement traiter la « matière juridique » de manière ampoulée, a un mérite, ne pas sacrifier à la langue de bois. Les formules employées pour qualifier tel homme politique ou tel adversaire universitaire sont explicites, tout en restant dans les limites de la courtoisie. Ce n’est pas la moindre des qualités de cet ouvrage quand l’auteur, à propos de deux collègues, critique Maurice Kamto sur des points de détail et loue le regretté Roger Gabriel Nlep en sacrifiant sans doute à l’émotion due à une trop brutale disparition. Un autre apport est l’effort constant pour poser les bases documentaires des questions en débat. Certains textes constitutionnels sont cités, rappelés, disséqués, au point que cette répétition peut en devenir lassante.

83L’auteur est un jeune et brillant débatteur, formé à l’université Laval dans les riches marges du droit public, de la science politique et de la sociologie du droit et promis à un bel avenir si son projet scientifique qui est de concevoir et de mettre en œuvre une sociologie politique du droit se trouve effectivement confirmé dans ses futurs travaux.

84On peut faire une double lecture de l’ouvrage. L’une est africaniste et plutôt politique. Elle prend en considération les conditions de la décolonisation du Cameroun pour montrer comment l’ancienne puissance tutélaire et Ahmadou Ahidjo, premier président du nouvel État indépendant, ont conjugué leurs talents pour réunifier en 1961 les deux parties du Cameroun anglophone et francophone dans un ensemble institutionnel qui n’a de fédération que le nom. Puis, par le biais de procédés que l’auteur qualifie de pervers, cette démarche a consacré une unification des entités fédérées dans le cadre d’une idéologie autoritaire et d’une dynamique par laquelle « l’oligarchie politique » a réussi jusqu’à maintenant à maîtriser les règles du jeu socio-politique clientéliste. Deux expériences de coups d’État « civils » sont ainsi privilégiées par l’auteur : la réforme constitutionnelle de 1972 qui fait disparaître les institutions fédérales, et celle de 1996 qui, sous l’apparence d’une démocratisation du régime, assure la pérennité du système de domination dont profite Paul Biya depuis 1982 dans des conditions qui sont elles-mêmes décortiquées (chapitre III, p. 111-123). Ces questions intéressent principalement les Africanistes, même si les commentaires de la réception au Cameroun de la Convention de l’ONU sur les droits de l’enfant, dans le chapitre IV au terme de l’ouvrage, sont de portée très générale. Nous les délaisserons donc pour la seconde piste de lecture qui peut concerner plus directement les lecteurs de Droit et Société.

85L’ouvrage est conçu par référence à une sociologie politique du droit sous le double angle de son fondement épistémologique (chapitre I) et des technologies de la perversion du droit qui, de moyen de protection des droits de l’homme, devient un outil de l’aliénation (chapitre II). Ce second registre est à la fois novateur, fécond et original, au moins au regard du droit constitutionnel car, dans le domaine des réformes foncières par exemple, c’est un domaine qui a déjà été largement exploré. Pour illustrer en quoi les procédés identifiés par P. F. Nkot sont heuristiques, on citera successivement les techniques de « la loi-écran », de « l’abstention normative », du « sabotage des dispositions transitoires », voire même de « la création d’objets juridiques difficilement identifiables ». On y ajoutera « l’évitement ou le contournement stratégique de la constitution » ou « la technique du coup d’État », déjà évoquée. Les inspirateurs en étant des juristes français, dont Maurice Duverger, le lecteur peut facilement supposer combien la transposition de ces analyses au contexte métropolitain peut être pertinente.

86Est, par contre, moins convaincante la référence épistémologique à une sociologie politique du droit. Sans doute l’auteur situe-t-il sa démarche sous les égides les plus réputées, Jean Carbonnier, Jacques Commaille ou Jacques Chevallier, pour n’en citer que trois. Mais cela ne saurait suffire à fonder une démarche sociologique. On sait la question en débat et nous n’avons pas l’autorité, en tant qu’anthropologue, pour la trancher. Disons seulement qu’en nous situant dans la perspective de la sociologie empirique du droit de Jean-François Perrin, nous ne retrouvons pas (ou pas encore) certains éléments du paradigme tels le pluralisme juridique ou la prise en considération des groupes inorganisés, et que les logiques d’acteurs selon leurs systèmes de représentations ou leurs visions du monde devraient être très substantiellement approfondies.

87La primauté accordée à l’analyse des normes juridiques, même non positiviste, situe l’auteur dans une lecture plutôt de sociologie juridique du politique, ce qui est tout à fait respectable. Pour se dégager de la philosophie spontanée du juriste, on pourrait suggérer à l’auteur de venir, « en voisin », fréquenter nos travaux d’anthropologie politique du droit qui ont exploré ces détournements du droit depuis une trentaine d’années, tant sur des terrains africains que français.

88Mais, par une curieuse clôture intellectuelle, nombre d’universitaires camerounais continuent à confondre l’ethnologie juridique coloniale et l’anthropologie politique du droit. « Regrets sur quoi l’enfer se fonde », écrivait jadis Guillaume Apollinaire !

89Étienne Le Roy Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris (LAJP) / Centre d’Études des Mondes Africains (CEMAF), Université Paris I

Ocqueteau Frédéric, Polices entre État et marché, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2004, 205 p.

90L’ouvrage Polices entre État et marché constitue un bilan des recherches que Frédéric Ocqueteau a consacrées, depuis le début des années 1980, à la structuration et à la régulation des activités privées de sécurité et de protection. Les analyses de F. Ocqueteau en la matière apportent une contribution originale aux efforts actuels visant à repenser entièrement les mécanismes de production de l’ordre dans les sociétés occidentales. Cette entreprise intellectuelle est justifiée, nous affirme l’auteur, par la crise du modèle de mise en protection des individus qui a prévalu pendant la majeure partie du XXe siècle, dit « État social de sécurité ». Ce modèle reposait sur le principe de monopolisation étatique de l’exercice de la coercition légitime en échange d’une garantie offerte aux citoyens de protection physique et de protection sociale sans intermédiation. Aujourd’hui, ce mode de traitement des risques liés aux atteintes contre les biens et aux violences interpersonnelles et collectives se trouve profondément remis en cause du fait de la place croissante occupée par les ressources privées du marché de la protection et de la sécurité.

91L’ouvrage de F. Ocqueteau est excessivement touffu, à tel point que l’on a parfois des difficultés à suivre le cours de ses démonstrations. L’ambition de rendre compte de l’ensemble des pistes de recherche ou de réflexion que l’auteur a explorées au cours de sa carrière l’emporte sur le souci de traiter de façon claire, ordonnée et didactique le sujet du livre, à savoir la place qu’occupent les prestations marchandes de protection et de sécurité dans la mise en ordre des « sociétés à risques » contemporaines. Une partie des développements contenus dans le livre semblent n’avoir d’autre but que de démontrer la parfaite cohérence du cheminement scientifique suivi par F. Ocqueteau au fil des années ou de critiquer vertement les thèses défendues par certains collègues dont certains travaillent sur des questions n’ayant qu’un rapport lointain avec la sécurité privée. L’ouvrage fourmille, par conséquent, d’idées et d’analyses originales dont il est impossible de restituer ici la richesse foisonnante et quelque peu décousue. C’est pourquoi nous avons fait le choix de mettre l’accent sur trois des problématiques abordées par l’auteur qui nous semblent susceptibles d’intéresser au plus haut point les spécialistes des questions de policing : l’analyse des processus de structuration du marché de la sécurité privée en France, l’explication des processus de légitimation de ce secteur et, enfin, les réflexions sur le déclin du monopole étatique de la violence légitime.

92L’un des principaux intérêts de l’ouvrage réside, en effet, dans l’effort de description et d’explication du processus de structuration du marché de la sécurité privée.

93Pour F. Ocqueteau, le début de l’essor économique du secteur n’est pas principalement dû au retrait de l’État ni à la demande spontanée de protection de clients organisés en proie au sentiment d’insécurité et de vulnérabilité, mais à la contrainte exercée par les assureurs qui, durant les années 1990, jouent de plus en plus de leur pouvoir de négociation avec leur clientèle organisée (entreprises de grande distribution en plein essor, transports publics, aéroports) pour obliger celle-ci à contracter avec les sociétés de surveillance. Mais aujourd’hui, souligne l’auteur, l’incitation assurantielle des clients n’apparaît plus comme le principal ressort de l’expansion de la sécurité privée, car on est entré dans une spirale d’auto-alimentation du marché de la peur.

94La période de décollage du secteur se caractérise par la faible effectivité des contraintes légales. Les pratiques, alors très répandues, de sous-traitance en cascade et d’usage extrêmement flexible des agents conduisent à des trafics de main-d’œuvre ou à des délits de marchandage, ainsi qu’à des phénomènes massifs de turnover, de cumuls d’emplois, de travail au noir et de faible stabilisation des effectifs des entreprises de protection.

95À partir des années 1980, les collectivités locales se convertissent au partenariat avec le privé et contractent de plus en plus avec des prestataires de surveillance. Dans les établissements recevant du public, on assiste à un mouvement d’externalisation partielle des fonctions de surveillance et de sécurité qui aboutit à la création de systèmes de gestion mixte caractérisés par la coexistence d’agents maison et d’agents contractualisés. Le nombre d’agents de sécurité enregistre une forte croissance, mais leur travail reste « peu valorisant, fait de précarité, de faible professionnalisme, dont le recrutement s’opère toujours aux limites de la légalité, avec un personnel très peu rémunéré, aux conditions de travail difficiles, sans grandes responsabilités et sans intérêt, vécu bien souvent dans un total isolement et dans une dépendance extrême aux ordres de l’employeur » (p. 146). F. Ocqueteau constate cependant un rajeunissement important de la population des agents de sécurité recrutés, « indice d’une tendance majeure à la professionnalisation à long terme par raréfaction des emplois “de garage” naguère réservés à des agents inaptes à d’autres tâches dans l’entreprise » (p. 100). Parallèlement, la professionnalisation du secteur connaît des avancées avec la formation de syndicats et d’associations d’entrepreneurs, l’introduction progressive de modes de régulation spécifiques (négociation de conventions collectives, normes de déontologie…) et d’instruments de professionnalisation (revues professionnelles, formations diplômantes…).

96Au fur et à mesure que s’est développée une économie de la protection privée, les pouvoirs publics se sont sentis tenus d’édicter des règles afin d’empêcher certaines dérives. Le cadrage des développements de l’offre de sécurité privée doit être retracé « à la fois comme une suite de réponses ad hoc à des traumatismes sociaux (faits divers spectaculaires et moments de tension internationaux se réfractant sur le territoire national, tels des attentats terroristes) […], mais également comme autant d’étapes de légalisation de certaines dimensions “problématiques” du secteur que la faiblesse organisationnelle de ses dirigeants n’est pas parvenue à prévenir ni à rendre légitime par le concours de leurs seuls clients » (p. 152). F. Ocqueteau distingue quatre étapes dans l’évolution de l’attitude des pouvoirs publics à l’égard de la sécurité privée :

97(1) Quand la gauche arrive pour la première fois au gouvernement en 1981, elle entreprend d’assainir et de codifier (par une loi de 1983) un nouveau secteur d’activité perçu comme menaçant les libertés individuelles. L’État incite alors les partenaires sociaux de la branche à trouver des solutions pour améliorer les conditions de travail et la professionnalisation des agents, ce qui aboutit à la signature d’une première convention collective et d’un premier diplôme en 1986.

98(2) À partir de la fin des années 1980, les pouvoirs publics se convertissent à l’idéologie de la « coproduction de la sécurité urbaine » qui proclame la complémentarité des ressources publiques et privées. Le secteur marchand commence à être regardé favorablement par des autorités soucieuses d’améliorer le contrôle des lieux privés ouverts au public dans un contexte marqué par la menace terroriste. Un débat s’engage autour des responsabilités respectives des prestataires de service et des donneurs d’ordre à propos du contrat de service de protection. Les contrats se multiplient entre polices municipales et prestataires de télésurveillance, suite à un décret de 1991 qui reconnaît à ces agents un rôle de première ligne sur les effractions.

99(3) La loi d’orientation et de programmation sur la sécurité (LOPS) de 1995 institue une nouvelle situation dans laquelle les pouvoirs publics affichent ouvertement leur confiance dans le secteur privé et admettent que celui-ci a son rôle à jouer dans la coproduction de la sécurité collective. L’action normative de l’État répond à la pénétration irréversible des techniques et des agents privés dans tous les interstices de la société. En 1997, un décret oblige des professions ou des gestionnaires « de lieu particulièrement exposés aux risques de délinquance et d’insécurité » à se protéger eux-mêmes en faisant appel aux ressources de la surveillance privée. On recherche une implication plus systématique des acteurs privés dans les partenariats locaux de sécurité.

100(4) Enfin, après les attentats du 11 septembre 2001, les pouvoirs de contrôle dévolus à certains agents privés sont considérablement élargies (pouvoirs de fouilles).

101Le deuxième axe de réflexions de F. Ocqueteau qui nous a semblé particulièrement stimulant est la question de la légitimation de la sécurité privée.

102À travers une enquête – conduite au début des années 1990 – sur l’utilisation d’agents de sécurité privés par les centres commerciaux, F. Ocqueteau montre comment les métiers de la protection perdent l’image péjorative qui leur était traditionnellement attachée et comment la sécurité privée à caractère marchand commence à se voir dotée de vertus. Ce secteur d’activité devient « un lieu à propos duquel se négocient de façon pragmatique des sujets de société encore tabous dans le champ politique » (p. 44), à savoir, par exemple, l’emploi d’agents appartenant aux « minorités visibles » dans le but de « policer » des espaces commerciaux situés à proximité de « quartiers sensibles ».

103La reconnaissance progressive de l’utilité et de la légitimité du secteur fait pendant à la délégitimation de l’État et des ressources publiques de sécurité. La croissance de la demande de sécurité privée est due à la perte de confiance dans la capacité des administrations répressives de l’État à préserver les citoyens des déviances et désordres sociaux, du fait notamment de la montée des communautarismes (les groupes sociaux revendiquent le droit à être protégés dans le respect de leur diversité et exigent des forces de police à l’écoute de leurs besoins spécifiques) et de la crise financière affectant l’État social, l’amenant à déléguer de plus en plus de tâches de contrôle à moindre prix. Les institutions policières se sont, en outre, détournées de leurs missions généralistes et émancipées de leurs ancrages territoriaux, laissant le champ libre à une irrésistible privatisation du contrôle social et à la naturalisation des prestataires commerciaux comme producteurs légitimes de sécurité.

104La LOPS constitue une étape fondamentale dans la légitimation de la sécurité privée car elle pose comme nouvelle doctrine d’emploi de la police que la sécurité est une affaire coproduite, nécessitant le concours de toutes les forces disponibles. Cette consécration de l’idéologie de la coproduction de la sécurité a été favorisée, montre F. Ocqueteau, par la décentralisation et la démonopolisation de la production de savoirs sur l’insécurité. L’un des principaux facteurs qui ont permis que soit battu en brèche le monopole des connaissances quantitatives sur la délinquance, auparavant détenu par les appareils policiers et judiciaires, réside dans la perte d’influence de la lecture dogmatique (de gauche) sur les statistiques pénales. Les chiffres officiels de la criminalité ne sont, selon cette conception, que la « mesure unilatérale du produit de l’activité des agences de répression » à l’encontre des couches sociales stigmatisées par l’appareil pénal. Au cours des années 1990, de nombreux spécialistes de la déviance et de la criminalité se convertissent de cette posture « relativiste » à une attitude « réaliste » qui postule l’existence de faits objectifs, indépendants des observateurs et de leurs outils de mesure. Ce nouveau « réalisme » va de pair avec une conception « objectiviste » de l’action normative – qui déduit de la solidité des outils de mesure destinés à décompter les infractions à la norme juridique une action possible sur les transgresseurs et leurs actes. Ces postures « réalistes » et « objectivistes », fortement corrélées à l’idéologie de la prévention situationnelle, deviennent dominantes dans le champ de la criminologie dorénavant dotée d’outils de mesure et de sources de connaissance scientifique plus fiables (études auprès des victimes, enquêtes de délinquance autoreportée, enquêtes de satisfaction populaire au sujet des réformes policières, diagnostics locaux d’insécurité, évaluation des politiques locales de sécurité). L’ouverture d’espaces de dialogue entre les institutions, tels que l’Institut des hautes études de sécurité intérieure, au niveau national, ou les observatoires indépendants des risques, au niveau local, a largement contribué à la diffusion de ces conceptions. D’autre part, l’accumulation de savoirs spécifiques sur la sécurité privée, notamment par le biais d’études comparatives s’efforçant de mesurer le poids respectif des fonctionnaires de police et des agents privés dans différents pays, a contribué à « extraire les agents privés des trois lectures négatives ou péjoratives dans lesquelles ils étaient auparavant tenus : celle des juristes purs et durs, récusant jusqu’au concept même de “police privée” ; celle des syndicats de police et leurs historiens… dénonçant les “polices parallèles” ; sans compter celle de la vulgate marxiste qui en faisait avant tout des “milices patronales” » (p. 91). Ces comparaisons internationales contribuent à légitimer l’idée selon laquelle il convient d’améliorer les conditions du partenariat entre les deux secteurs public et privé, dans le but de mieux ajuster « l’offre » de sécurité à la « demande ».

105Un troisième intérêt majeur de l’ouvrage réside dans l’invitation de F. Ocqueteau à revisiter et à réévaluer la question du monopole étatique de la violence légitime revendiqué par l’État.

106Pour F. Ocqueteau, la question du monopole n’est jamais une affaire réglée une fois pour toutes. L’appropriation de la protection est un phénomène précaire, qui peut aussi bien être l’apanage de l’État que des mafias. Dans beaucoup de contextes historiques marqués par l’affaiblissement de l’emprise matérielle et symbolique de l’État, on a assisté à la structuration et à l’autonomisation de groupes sociaux dans la prise en charge de la violence (cas de la Sicile), à l’apparition de mouvements d’autoprotection, à la prolifération de sources concurrentes et incontrôlées de violence (cas de la Russie post-soviétique, des États post-coloniaux).

107F. Ocqueteau qualifie d’illusion d’optique les approches (notamment juridiques) fondées sur une distinction simpliste entre les organes « publics » de sécurité (les administrations publiques) et les ressources privées (les entreprises commerciales). Ce type de raisonnements opère, selon lui, une confusion entre organes et fonctions de police et prend pour argent comptant le mythe du monopole de la violence légitime. Une telle vision des choses amène ceux qui l’adoptent à déplorer ou, au contraire, à se féliciter de la « privatisation » de la sécurité et des appareils d’État chargés de réguler les désordres.

108Selon F. Ocqueteau, la nature du policing exercé sur un territoire ou dans un champ d’activité ne doit pas être lu à travers le statut public ou privé des agents censés incarner une fonction de police. Les pouvoirs publics interviennent, en effet, de multiples façons dans le secteur de la sécurité privée. Ils achètent des ressources privées de protection. Ils incitent ou contraignent à la mise en protection privée contre certaines menaces. Ils réglementent, contrôlent et régulent les pratiques des entreprises du secteur. Ils délivrent diverses formes d’autorisation et d’habilitation aux agents privés et, en échange, ils exigent d’eux l’acquisition de certaines qualifications et compétences professionnelles. Ils facilitent ou organisent le partenariat de diverses forces et ressources de sécurité disponibles sur leur territoire. Ils évaluent des systèmes de sécurité hybrides.

109Ce à quoi l’on assiste, c’est à une complexification et à un brouillage des frontières de la régulation de l’ordre qui suscite tout un ensemble de questions : la recherche d’un équilibre entre libertés et sécurité, la définition du degré d’autonomie et de l’étendue des responsabilités octroyés aux acteurs du secteur, le choix des missions que l’État peut ou doit déléguer ou externaliser, le risque de création de nouvelles inégalités sociales en matière de protection, la capacité ou l’incapacité de l’État à encadrer et à orienter le développement du secteur de la sécurité privée. F. Ocqueteau appelle à étudier comment s’effectue la régulation du policing local à partir de l’étude des systèmes d’action concrets : « Mesurer les mètres perdus de l’emprise de l’État sur les choses de la sécurité ne permet pas d’observer les formes concrètes du désengagement ou du réinvestissement des autorités publiques sur les questions de sécurité » (p. 172). Il convient, selon lui, d’analyser les définitions, les usages, les utilisations réelles des réformes impulsées et de les mettre en perspective avec les appropriations de sens et les pratiques réelles. Pour F. Ocqueteau, il est inadéquat de parler de privatisation des organes de l’État et plus pertinent d’évoquer des logiques de privatisation de certaines fonctions policières, car l’État continue de veiller à ce que la marchandisation de la sécurité s’accorde avec une certaine idée du bien public. On peut dorénavant définir le policing comme un « processus de mise en œuvre de fonctions de police incarnées par des agents spécialisés ou non […], un complexe dynamique d’activités de régulation de désordres, soutenu par des agents publics, privés, hybrides au sein de différents niveaux d’organisation sociopolitique territorialisés » (p. 50). À l’issue des évolutions analysées dans l’ouvrage, « le policing d’État est devenu un champ au sein duquel opère une multiplicité d’acteurs, publics ou privés, enrôlés dans le contexte d’une union sacrée qui prouve l’affaiblissement irréversible de la souveraineté de l’État central […], les questions idéologiques propres à la répartition réelle des objectifs assignés aux agents privés (commerciaux) et aux agents publics étant passées au second plan » (p. 163). Les États se sont résignés à renoncer au monopole de la production de la sécurité et se contentent dorénavant de moraliser et d’encadrer les diverses polices alternatives qui se forment pour répondre aux demandes sociales de sécurité. Les autorités publiques interviennent en tant que « commanditaires organisationnels reformulant les demandes de protection, prenant en charge celles qui leur paraîtraient ne pouvoir et ne devoir être stratégiquement remplies que par leurs propres agents, tout en enrôlant et en habilitant d’autres agents pour des tâches de protection d’espaces publics ou hybrides, laissant aux gestionnaires d’espaces le soin de mettre au point leur propre police » (p. 168).

110On trouvera, au fil des chapitres de l’ouvrage, bien d’autres analyses dignes d’intérêt – nous pensons en particulier à la critique des théories du « nouveau contrôle social » – qui démontrent la capacité de F. Ocqueteau à enrichir de manière très substantielle les débats scientifiques dans le champ des études socio-criminologiques, notamment par l’injection dans ce champ de considérations inspirées par la sociologie générale qui font trop souvent défaut à ce type de travaux.

111Thierry Delpeuch Institut des Sciences Sociales du Politique (ISP) Pôle Cachan, École Normale Supérieure

Siné Alexandre, L’ordre budgétaire. L’économie politique des dépenses de l’État, Paris, Economica, coll. « Études politiques », 2006, 405 p.

112Depuis les travaux des pères fondateurs de la Policy Analysis, les rapports entre policies (l’action publique) et politics (la compétition politique et la détermination des valeurs qui orientent l’action) font partie des interrogations privilégiées des sciences sociales appliquées au politique. Le sujet est donc richement documenté par des études couvrant la quasi-totalité des politiques publiques, jusqu’aux plus marginales d’entre elles. Curieusement, les chercheurs français n’ont jusqu’à présent accordé qu’une attention limitée aux dimensions budgétaires et financières de la question. La politique budgétaire, qui détermine les moyens attribués aux divers acteurs publics et exprime la légitimité relative des différents problèmes publics – soit, comme l’a montré J. Kenneth Benson, les deux ressources principales du pouvoir –, constitue pourtant la première des politiques de l’État, dont l’examen apparaît d’une grande fertilité scientifique, comme l’ont illustré les analyses d’Aaron Wildavsky depuis le milieu des années 1960.

113L’ouvrage qu’Alexandre Siné consacre à cette politique vient donc combler un vide important, apportant un éclairage qui fera date sur le budget de l’État, sur le pouvoir budgétaire et sur ses rapports avec le pouvoir politique. Dans son analyse de « l’ordre budgétaire », l’auteur dépasse les lectures les plus communes du pouvoir budgétaire, qui considèrent l’activité budgétaire comme neutre (simple traduction financière d’objectifs politiques), limitée (routine administrative et rite politique) ou, à l’inverse, dominante (prééminence de la technocratie budgétaire sur le politique). Tournant le dos à cette sociologie spontanée, l’auteur analyse dans le détail les ressorts de la croissance des contraintes budgétaires au cours des trente dernières années ainsi que ses conséquences sur les relations entre les politiques, détenteurs de l’autorité légitime, et les budgétaires qui maîtrisent le pouvoir de faire.

114La première partie du livre, consacrée à la politique budgétaire, s’ouvre par une description saisissante de la « grande pétrification des dépenses publiques » qu’a connue la France depuis 1974, dernière année au cours de laquelle le budget de l’État a été exécuté en équilibre. Sous l’effet d’une répétition des déficits et d’une croissance continue du poids relatif des dépenses les plus rigides (dette, salaires et pensions), l’État-providence s’est transformé en un « État employeur-débiteur ». La réduction corollaire de la liberté d’action des gouvernants est d’autant plus marquée que le contexte de l’action budgétaire s’est métamorphosé au cours de la période, avec le renforcement des contraintes extérieures, la crise conceptuelle du paradigme keynésien supplanté par un nouveau paradigme néolibéral et l’européanisation des débats sur le budget de l’État. Ces contraintes et l’incrémentalisme massif du budget ne conduisent cependant pas à la dépolitisation de l’action budgétaire, comme pourrait le laisser croire la faiblesse des effets des variables partisanes et du calendrier électoral sur le budget de l’État. Car les acteurs politiques disposent encore d’artifices à l’aide desquels ils peuvent exprimer leurs valeurs au niveau budgétaire et ainsi s’accommoder des contraintes qui réduisent leur capacité à conduire des politiques budgétaires nettement différenciées : l’illusion budgétaire (affichage de changements lors du vote de crédits initiaux en loi de finance, qui s’émoussent au stade de l’exécution) et plus encore le jeu sur des budgets emblématiques, marginaux sur le plan financier mais significatifs sur le plan politique.

115La deuxième partie de l’ouvrage fait entrer le lecteur dans la mécanique budgétaire, en considérant successivement les procédures qui structurent les négociations budgétaires, leurs acteurs et leurs stratégies. Chaque année, l’élaboration du budget donne lieu à une série de négociations internes à l’appareil d’État. Ces négociations sont structurées par un calendrier, des procédures et des nomenclatures qui leur confèrent un caractère rituel en même temps qu’ils favorisent leur aboutissement, en produisant des rôles, des effets d’apprentissages et un langage commun à ses acteurs. Dans ce jeu, la direction du Budget occupe une position prééminente, à l’intersection de multiples relations bilatérales avec les différentes administrations sectorielles. Ses agents, qui aiment à se dépeindre comme des moines-soldats, cultivent une « double rhétorique de l’intérêt général et de l’apocalypse permanente » révélatrice à la fois d’une forte intégration culturelle, de relations tendues avec les fonctionnaires des ministères « dépensiers » et d’un rapport ambigu avec le pouvoir politique. Dans la négociation comme dans l’exécution budgétaire, ils disposent d’importantes ressources qui assoient un pouvoir affirmé symboliquement par l’architecture de Bercy. L’apparence de forteresse ne peut cependant masquer la fragilité de l’édifice, qui s’apparente en réalité à une citadelle assiégée dont la capacité de régulation intersectorielle dépend de la force de ses relations avec le pouvoir politique (Premier ministre et ministre des Finances) pour lequel l’enjeu de l’élaboration du budget dépasse la simple production d’arbitrages dans l’allocation des ressources. Car l’examen parlementaire du projet de loi de finances constitue un moment clé de la vie politique, servant à la fois à affirmer (et légitimer) des valeurs et à fabriquer une majorité politique.

116L’auteur bénéficie à l’évidence d’une connaissance empirique approfondie de l’activité budgétaire et de ses acteurs qui lui permet d’en restituer les enjeux et les jeux avec clarté, même si la technique budgétaire demeure parfois rébarbative. Cette connaissance, combinée avec la mobilisation de données financières sur une longue période et un effort de réflexivité appuyé sur les sciences sociales, lui permet d’inscrire son analyse dans une perspective large, portant sur les fondements de l’ordre politique, sur la façon dont le gouvernement donne du sens à son action, hiérarchise les priorités, alloue ses ressources, gère ses moyens en fonction d’une multiplicité de jeux, d’intérêts et de logiques d’acteurs. À ce titre, L’ordre budgétaire constitue un ouvrage marquant de sociologie politique même si on peut regretter que le point de vue adopté par l’auteur, dont la proximité avec les moines-soldats du Budget transparaît dans l’ouvrage, soit parfois un peu réducteur, considérant les autres ministères comme des administrations dépensières prisonnières de clientèles. C’est ainsi que la « typologie de l’État dépensier » élaborée dans le premier chapitre, distinguant les ministères en fonction de la structure de leurs dépenses (ministères employeurs, financeurs, investisseurs et opérateurs), n’apporte qu’un éclairage limité et discutable sur les modes d’action desdits ministères, renseignant plutôt sur les enjeux de la régulation budgétaire tels que perçus depuis Bercy.

117La lecture de L’ordre budgétaire n’en est pas moins fortement recommandée, non seulement aux chercheurs intéressés par l’action publique auxquels il est principalement destiné, mais aussi à tous les acteurs publics dont l’action quotidienne est actuellement bouleversée par l’entrée en application de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF). Car l’ouvrage met crûment en lumière les enjeux qui ont présidé à cette réforme fréquemment présentée comme une révolution budgétaire, dont le succès est indispensable pour permettre le redressement des finances publiques, lequel conditionne la restauration de capacités d’action du politique, au-delà de la seule administration des choix passés. Le succès de cette réforme budgétaire défendue par l’auteur – qui rendrait obsolètes de larges pans de son analyse – apparaît cependant incertain en l’absence de réformes politiques et institutionnelles d’ampleur qu’il appelle de ses vœux en conclusion, au risque de voir l’impuissance politique et le désenchantement démocratique se renforcer plus encore dans les années à venir.

118Renaud Epstein Institut des Sciences Sociales du Politique (ISP) Pôle Cachan, École Normale Supérieure

Sociologia del diritto, XXXII (2/3), 2005 : « La “lex mercatoria” fra scienza, storia e sociologia del diritto », Milan, Franco Angeli, 2005, 397 p.

119Ce volume monographique de la revue italienne Sociologia del diritto regroupe les rapports présentés au cours d’un symposium qui s’est déroulé à Imperia et à Noli, en Ligurie, entre le 10 et le 12 juin 2004, organisé par les facultés de droit des universités de Milan et de Gênes, la « Associazione di studi su diritto e società » et le « Centro nazionale di prevenzione e difesa sociale ». L’objet du symposium, intitulé « La lex mercatoria : razionalità formale o materiale ? », était de stimuler la discussion entre différents experts à propos d’un phénomène normatif sur lequel une littérature très vaste s’est produite dès la moitié des années 1960.

120Sans prétendre achever définitivement la réflexion sur ce sujet, le volume fournit une contribution précieuse pour reconstruire l’« état de l’art » des études dans la matière, d’autant plus utile qu’y sont rassemblées les positions de juristes, d’historiens du droit et de sociologues du droit. Le débat est conduit selon une approche à la fois « ascendante » et « descendante », en ce qu’on ne se borne ni à la recherche d’une définition générale et opérante de la lex mercatoria, à la détermination de son encadrement théorique (on pourrait la placer au milieu des catégories wébériennes de rationalité formelle et de rationalité matérielle, comme cela est suggéré par le titre même du symposium : voir ici Realino Marra, p. 43 et suiv.), ni à l’exposition des principes qui composent ce système de règles. Des questions pragmatiques sont aussi abordées, tenant en particulier à la formation de ces principes et aux pratiques d’application.

121En ce qui concerne le niveau théorique, les auteurs s’entendent sur le fait qu’il s’agit d’un phénomène loin d’être nouveau (Antonio Padoa-Schioppa, p. 75, Maura Fortunati, p. 33-34), la tendance de l’économie ayant toujours été dans le sens de l’expansion et de la globalisation (Vincenzo Ferrari, p. 7). Pourtant, ce processus a acquis des dimensions nouvelles, aux niveaux qualitatif et quantitatif (Vittorio Olgiati, p. 351 et suiv., Eligio Resta, p. 383) : les différences profondes entre le passé et le présent concernent autant le scénario institutionnel, social et économique selon lequel le phénomène se déroule, que la substance des normes qui le composent (Maria Rosaria Ferrarese, p. 178). Il s’agit donc d’une notion complexe, qui ne concerne pas seulement les questions commerciales, et qui ne peut pas être décrite tout simplement en termes de « loi » (« non si tratta in realtà né di lex né di solo mercato », A. Padoa-Schioppa, p. 75).

122La lex mercatoria, considérée comme expression du pluralisme des ordres juridiques (Nerina Boschiero, p. 89 et suiv.), est un ensemble de règles et de pratiques qui se sont consolidées jusqu’à donner lieu à un véritable corpus juridique qui ne coïncide pas avec les lois nationales ou internationales. Strictement lié à la mondialisation des échanges et à la globalisation, ce phénomène économique, visant à la réglementation des relations internationales et s’inspirant aux principes de la neutralité et de la minimisation des coûts, a produit un ensemble de règles qui s’est superposé au droit des États et auquel les juridictions nationales accordent aujourd’hui, parfois explicitement, le statut d’un ordre juridique indépendant (N. Boschiero, p. 127 et suiv., Antonio Gambaro, p. 241 et suiv.).

123En ce qui concerne les sources, il y a une proximité évidente entre la lex mercatoria et le droit international : principes généraux du droit, pratiques contractuelles, usages du commerce (recueillis par le Groupe Unidroit dans les Principes des contrats commerciaux internationaux), décisions arbitrales (Fabrizio Marrella, p. 249 et suiv., Luigi Pannarale, p. 309 et suiv.) : on est en présence d’un ensemble de règles qui puise à la fois aux systèmes de common law et de civil law, et qui accueille aussi des principes provenant des régions développées de l’Orient (c’est le cas de la Gross Disparity et de la clause de Hardship, Francesco Galgano, p. 179 et suiv.).

124La preuve de son effectivité, et donc – pourrait-on dire en « réaliste », s’agissant d’un droit qui naît de la pratique – même de sa légitimité, vient du fait que de plus en plus les jugements arbitraux se réfèrent aux « Principes Unidroit » pour la solution des différends en application de la lex mercatoria, et que ces principes sont désormais considérés comme une véritable source de cognition (F. Galgano, p. 203).

125L’existence et la force de la lex mercatoria aujourd’hui ne font pas que favoriser les transactions ; elles représentent aussi un défi à l’État (M.R. Ferrarese, p. 159 et suiv.). La dimension de ce système n’est pas simplement internationale (autrement dit, n’est pas limitée à des accords entre les États ou entre les entreprises qui participent au commerce et qui décident d’appliquer cette « loi ») : il s’agit plutôt d’un véritable phénomène transnational, c’est-à-dire que ce corpus normatif est utilisé en lieu et place des législations étatiques et des traités internationaux qui s’avèrent inefficaces pour régler les dimensions actuelles des relations commerciales. On peut donc parler sans nul doute d’un ordre juridique autonome, indépendant et légitime, coordonné avec les systèmes juridiques nationaux et internationaux et intégré à ces derniers. Ce qui n’exclut pas les divergences entre les experts, surtout en ce qui concerne l’ampleur des principes et les modalités de leur application dans les différents pays (on pourrait même discuter sur le point de savoir s’il serait correct, à la rigueur, de parler d’un ordre juridique « nouveau »).

126Si la réflexion théorique et les études sur l’existence et l’effectivité de la lex mercatoria sont désormais très riches et vastes, il est vrai aussi que les études théoriques et sociologiques sur le sujet se sont développées jusqu’à ce jour principalement au niveau de sa pathologie plutôt que de sa physiologie (V. Ferrari, p. 21) : une physiologie qui est très variée et parfois imprévisible. Il est vrai que les recherches empiriques concernant les phénomènes internationaux doivent se mesurer aux difficultés qui tiennent principalement aux sources d’information, souvent indisponibles ou peu fiables (Wioletta Konradi et Héctor Fix-Fierro, p. 205 et suiv.). Mais les études ne manquent pas – et il en est question dans ce volume – qui se focalisent sur les éléments de compétition entre les différents ordres juridiques (Pier Giuseppe Monateri, p. 229 et suiv.), sur les raisons qui portent les parties contractantes à s’éloigner des systèmes nationaux et à choisir la lex mercatoria pour la résolution des conflits (A. Gambaro, p. 241 et suiv. ; Fabrizio Marrella, p. 249 et suiv.), ou qui procèdent à une analyse de cas concrets pour évaluer l’origine et l’impact de ces règles (Umberto Morello, p. 287 et suiv., Luigi Pannarale, p. 309 et suiv., Guido Alpa, p. 333 et suiv., Tullio Treves, p. 379 et suiv.).

127En effet, on pourrait penser que la formation des contrats internationaux, en se modelant sur la base de ce corpus juridique spécifique, autonome et légitime, est désormais « indépendante » par rapport aux systèmes juridiques des parties. Lorsque cette auto-régulation ne marche pas, le contrat entre dans le terrain du contentieux, et le différend peut être résolu par des compromis ou des accords, mais parfois (et, il faut le souligner, cela n’arrive pas dans la majorité des cas) il devient nécessaire de recourir à un arbitrage qui devra, plus tard, être soumis à un processus d’exequatur. Dans ce cas-là, les contrats acquièrent une dimension nouvelle, en se déplaçant du terrain du commerce vers celui du droit, un terrain où la question principale consiste à comprendre la portée de l’indépendance, ou bien de la neutralité culturelle, des juges/arbitres (Giorgio Schiavoni, p. 329 et suiv.). Quels sont alors les changements apportés à la physiologie de ces contrats ? Quelles sont les garanties qui président à l’exécution des décisions arbitrales ? C’est, pour l’apprécier pleinement, au niveau des théories et des recherches de middle range – comme le soutient Vincenzo Ferrari dans son introduction générale – qu’il faudrait encourager la réflexion sociologique sur la lex mercatoria, dans l’esprit poppérien de l’accumulation des connaissances.

128Maria Cristina Reale Facoltà di Giurisprudenza Università dell’Insubria, Côme

Stora-Lamarre Annie, La République des faibles. Les origines intellectuelles du droit républicain 1870-1914, Paris, Armand Colin, coll. « L’histoire à l’œuvre », 2005, 220 p.

129Avec cet ouvrage, Annie Stora-Lamarre continue de tracer son sillon et finalise un ensemble de travaux démarrés depuis longtemps qui interroge la République dans ses limites, ses frontières, et la dévoile plus paradoxale, ambivalente que ne le renvoient les figures mythifiées. Cet ouvrage est l’issue d’un cheminement intellectuel amorcé par son travail de doctorat sur l’enfer de la IIIe République  [28], ses enquêtes sur les figures de législateurs républicains, entre autres René Bérenger  [29], où elle a tenté de monter les ambivalences d’une République qui réunit deux volets : protection et sanction, prévention et répression. La fin du XIXe siècle est riche de discours, de débats philanthropiques judiciaires, littéraires sur les différents maux de la société mesurés désormais par les statistiques  [30], alcoolisme, enfant pauvre ou délinquant, criminels récidivistes, dépopulation, adultère, vagabondage, mendicité, autant de « fléaux » qu’il faut combattre pour que la légitimité et l’efficacité de cette jeune République au pouvoir ne soit pas mise à mal. Les alcooliques, les pauvres, les enfants vagabonds, ce sont eux les « faibles » ainsi désignés par l’auteur que la République voudra protéger et dont elle voudra se protéger. Cette République positiviste, qui a abandonné la religion au profit de la science, s’inspirera de plusieurs techniques, méthodes et savoirs, afin de résoudre ce qui est vécu comme dangereux pour sa cohésion sociale et son avenir. En s’intéressant à la morale, Annie Stora-Lamarre ne pouvait que s’arrêter sur ceux qui la font vivre, l’érigent en principes, la transforment en lois : les juristes ou législateurs. Elle questionne ainsi le modèle républicain dans ses principes, son arsenal juridique, et montre l’ambivalence au cœur de l’édifice qui façonne un État protecteur et répressif. À un moment où l’on observe l’émergence de la criminologie  [31] et des théories biologisantes qui en sont issues, les médecins criminologues avancent un diagnostic d’une société malade et déliquescente et proposent un vaste projet d’assainissement social qui passera par les théories eugénistes dont les fondements intéressent la République. Les juristes façonnés par des enseignements et des parcours distincts sont porteurs d’autres principes même s’ils sont néanmoins imprégnés par cette philosophie. Ainsi, ils pensent « l’Homme doué de raison et possédant son libre arbitre », mais ils restent fascinés par la notion de dangerosité qui nourrira profondément tous les débats, entre autres ceux autour de la loi du 27 mai 1885 sur la relégation  [32], loi extrêmement sévère pour le récidiviste, c’est-à-dire le mendiant, le vagabond. La méthode est d’aggraver le jeu des pénalités et, lorsqu’il y a preuve d’une perversité irréductible, de les éliminer du milieu social. Cette mesure fait entrer dans le droit la notion de témibilité. On juge l’individu, non sur ce qu’il a fait, mais sur ce qu’il est et se trouve capable de faire et, si son état est dangereux, on le condamne à la relégation comme mesure de protection sociale. L’aspect sécuritaire de la loi, sa très grande sévérité, son caractère obligatoire l’inscrivent dans la liste des grandes lois répressives que la France a connues. La loi du 27 mai 1885 a uni pratiquement tous les républicains autour d’elle, et a permis le regroupement de la gauche autour du gouvernement. Elle n’est pas uniquement le fruit de quelques républicains en mal d’électorat, elle s’inscrit dans une logique de pensée qui petit à petit se développe au cours du siècle. En quelque sorte, nous avons ici une loi eugéniste, dont le but est bien de prévenir la multiplication des indésirables. Même si Annie Stora-Lamarre les distingue très radicalement des médecins, toute l’ambivalence républicaine est là et elle se trouvera aussi chez les juristes.

130Prévention et répression sont des armes républicaines. La République se dote d’un arsenal législatif absolument démesuré et pratique une activité très féconde et intense. De ce point de vue, c’est véritablement une République de juristes  [33].

131Dans cet ouvrage, il ne s’agit pas ici d’étudier les débats parlementaires, mais de comprendre comment est né un droit républicain ancré sur le social et ont été forgées des lois qui ont pour mission de protéger les « faibles » de la République, en particulier les femmes et les enfants. Il s’agit de comprendre comment la République va se protéger et poser ainsi un modèle normatif, et imposer des valeurs d’ordre, de stabilité et de mise au travail. À travers un ensemble de lois sur le sursis et la récidive, sur la recherche en paternité et la protection de l’enfance, Annie Stora-Lamarre montre que norme juridique, norme sociale et morale ne font qu’une et que cette législation est également marquée par le souci d’individualisation de la peine et par la prise en compte du criminel comme étant une partie de la société. Plus qu’aux lois et à la doctrine, une grande partie de l’ouvrage d’Annie Stora-Lamarre s’attache aux hommes. Elle retrace des figures de juristes, de leurs carrières, de leurs œuvres : Gabriel de Tarde, René Béranger, Alfred Fouillée, Raymond Saleilles, Raoul de La Grasserie, Paul Bureau, et également, en dehors de l’hexagone, les allemands Rudolf von Jehring et Johann-Caspar Bluntschli ou le belge Gustave Rolin-Jaequemyns. Elle s’attache aux doctrines juridiques de Raymond Saleilles ou de Gabriel Tarde, aux convictions du sénateur René Bérenger ou d’Alfred Fouillée, et tente de comprendre les convergences entre ces hommes apparemment si différents. Ces hommes sont des républicains modérés, des libéraux interventionnistes. Ils allient les traditions paternelles d’indépendance et de libéralisme aux vertus du travail et de la science. Ces « entrepreneurs moraux »  [34] ont une conception pratique et méthodique du monde social. Ce sont de vrais réformateurs  [35]. Ces législateurs agissent au Parlement, mais se retrouvent dans de nombreux autres réseaux : beaucoup d’entre eux appartiennent ou appartiendront à l’Académie des sciences morales et politiques. Ils peuvent également être considérés comme des « précurseurs » dans les domaines politique et social  [36], appartiennent à la Société d’économie politique ou à la Société d’économie sociale, à la Société générale des prisons, à l’Institut de droit international. Ils communiquent, écrivent, circulent et débattent dans les grands congrès internationaux, créant ainsi une communauté juridique internationale. D’ailleurs, Annie Stora-Lamarre initie une réflexion sur le droit allemand ou italien offrant au lecteur la possibilité d’un comparatisme intéressant, en particulier sur le droit de la guerre.

132Le droit comme science de gouvernement  [37]

133La IIIe République est un moment fort qui témoigne de la médicalisation de la société, relativement vite neutralisée par les juristes qui, dans un même temps, tirent profit de cette montée en puissance pour tenter d’agir et d’influer sur la législation et la politique. On assiste dès lors à une juridicisation de la société qui nous montre les pouvoirs diffus, distincts, multiples et mélangés de lieux, d’hommes qui, à leur manière, participent à l’élaboration de la politique. Au-delà d’une logique propre à l’objet et à ses facettes multiples, ce processus montre la connivence singulière entre l’exercice du pouvoir et celle du savoir, où ce dernier participe de manière privilégiée au renouvellement des règles et des normes. Construire la République supposait une morale et un droit nouveaux. Le droit sera investi politiquement par le pouvoir pour devenir une véritable science de gouvernement. L’affirmation du nouvel ordre politique républicain repose en grande partie sur une conception d’un système juridique de régulation qui se veut garant des principes libéraux du régime et en même temps de la paix sociale. Cette conception du droit comme rempart de la « barbarie » a semblé porter la République à traduire en termes juridiques le danger auquel elle était confrontée, non seulement pour sanctionner ce qu’elle considérait comme un délit mais aussi pour encadrer symboliquement un groupe. Cette utilisation de la loi nous paraît revêtir quelques significations intéressantes. En effet, outre le besoin de normaliser un groupe, on peut se demander en quoi la loi peut représenter, en de pareilles circonstances, un outil symbolique puissant pour un régime dont les fondements restent fragiles. La loi, base même du lien politique républicain, apparaît comme la seule alternative aux carences du pacte social ébréché par différents problèmes mis en évidence auparavant. La saisie du politique, en particulier par le biais de la construction de la loi, apparaît alors comme la traduction d’enjeux sociaux majeurs et de luttes de pouvoir ou d’influence  [38]. De l’ensemble de ces travaux ancrés sur un long XIXe siècle, on peut voir comment le droit, la loi sont instrumentalisés par les politiques, de manière efficace, choisie, et comment la politique sera investie par les juristes. Le dispositif juridique est un instrument du pouvoir politique. À ce titre, il définit et vise à mettre en œuvre une certaine conception de l’ordre social qu’il convient de décrypter, en revenant notamment à sa fabrique, à son processus de production. Il s’agit bien de se servir des façons dont le droit est produit comme un extraordinaire révélateur des conditions sociales, culturelles, économiques et politiques propres au contexte historique dans lequel il est produit. Ni totalement autonome, ni simplement assujetti aux fluctuations des rapports sociaux, le droit est par nature le lieu d’une incessante dialectique de la société sur elle-même. À ce titre, le droit et les usages sociaux dont il se trouve l’objet décrivent l’état d’une configuration socio-politique, en même temps qu’ils contribuent aux voies de sa transformation et de son devenir.

134Un modèle juridique républicain ?

135La construction d’un lien solidaire s’est faite dans une République controversée, paradoxale, au prix de nombreuses exclusions. Peut-on alors réellement parler d’un modèle républicain juridique ? De notre point de vue, on peut mieux discuter de l’existence d’un modèle français et se focaliser sur les soubassements intellectuels de ce dernier plus que sur les types d’institutions et d’actions publiques réalisés. Ce qui domine dans l’idée républicaine, c’est tout de même la notion de droits sociaux individuels ; des droits inaliénables et imprescriptibles, renforcés par la notion d’obligation et perçus comme les fondements de l’ordre social et finalement de l’ordre politique démocratique et pluraliste. Pourtant, toute politique sociale est nécessairement et mécaniquement conservatrice et préservatrice de l’ordre social et politique établi. Les réalisations ne sont pas alors fondamentalement différentes de celles que l’on pourrait trouver dans un État comme l’Empire allemand, ou non républicain comme la Grande-Bretagne. D’où la nécessité, pour apprécier la logique de ces différentes phases de construction d’un État pénal juridique républicain à la française, de les replacer dans le jeu du système politique global et des configurations idéologiques qui leur donnent leur sens et leur insufflent une direction. Il serait nécessaire d’effectuer le même type d’analyse pour l’entre-deux-guerres et garder à l’esprit ces expériences sur les choix, les fonctionnements, les ajustements et les résolutions mis en œuvre par l’État républicain dans les débats et discussions.

136Cet ouvrage est particulièrement stimulant pour qui s’intéresse à l’œuvre juridique de la IIIe République qui constitue une dimension essentielle de la synthèse républicaine, définissant une citoyenneté sociale et plus seulement politique et civique, et participant ainsi au maintien d’un ordre républicain pourtant vivement contesté à droite comme à gauche. Néanmoins il subsiste des lacunes ou manques : ainsi en est-il de l’absence d’éléments sur le contexte social et politique ; le contexte national – et parfois international – qui entoure les débats législatifs et la production juridique n’est pas abordé (partis politiques, « groupes d’intérêts » et leurs positions dans l’adoption ou le rejet de la loi). On trouve peu d’informations sur des éléments importants au débat : sur l’héritage traditionnel de l’assistance publique, sur le système éducatif, qui correspond au pendant du système d’assistance sur le plan social et assure la « citoyenneté éduquée » chère à Gambetta, sur l’épisode Boulanger, sur la séparation effective de l’Église et de l’État, sur l’affaire Dreyfus…

137Le deuxième point concerne le titre. Ce superbe intitulé ne tient pas toutes les promesses qu’il fait miroiter… La République des faibles. Les origines intellectuelles du droit républicain. Si nous avons quelques réponses sur les origines, il n’est traité que de la législation sociale, assistancielle, pénale, et seulement en partie. De nombreux domaines du droit sont laissés en friche, désertés, or ils sont très constitutifs du droit républicain, par exemple le droit du travail… Pour correspondre à cet intitulé alléchant, il aurait fallu investir ces domaines et terminer ce puzzle auquel il manque de nombreuses pièces. D’autres recherches auraient pu être entreprises et menées, d’autres matériaux ou références exploités.

138On a de très beaux matériaux sources de l’époque, mais les écrits plus contemporains restent très datés et très disciplinaires alors que de nombreux travaux ont été réalisés sur la période par des politistes, sociologues ou historiens du droit  [39]. Ce sont des travaux très stimulants pour l’analyse qui auraient permis d’enrichir, d’étoffer la réflexion, voire emporter la totale adhésion du lecteur entre autres sur l’hypothèse avancée « de la volonté de créer une société civile républicaine », qui ne me semble pas totalement démontrée ni même convaincante.

139Quoi qu’il en soit, ce travail est une belle étape pour la discipline historique qui s’intéresse à un objet peu traité et même encore incongru il y a quelques années (le droit) et qui (ré)investit du coup un de ses objets fétiches, la République. Les historiens ont toujours traité la République avec respect et orthodoxie, mêlant une dimension scientifique et également militante, au sens où était maintenue la flamme d’une certaine idée et conception de la République. L’historiographie de la République ne peut pas non plus tout à fait se déprendre du halo émotif qui, en France, baigne le terme de République, charrie souvenirs, valeurs, positions, délimite des engagements, une vision du monde. Les historiens de la République ont à trouver un équilibre toujours fragile entre l’attachement et la lucidité  [40]. De ce point de vue, il y a, dans cet ouvrage, originalité, travail pionnier, œuvre de salubrité, même si le traitement reste inscrit dans une perspective assez classique. On reste dans une histoire des idées, des représentations, axée sur l’acteur, son itinéraire, et pas vraiment dans une logique d’historicisation du droit de l’action juridique. Les références et problématiques sociologiques sont trop absentes. Nous avons ici une histoire socio-littéraire du droit. Je m’explique. Annie Stora-Lamarre investit son travail et ses matériaux avec critique, objectivité, mais également une certaine conviction et affection. Elle entre dans la vie de ses juristes pour tenter de comprendre à travers un parcours les mécanismes de l’engagement, de l’action, des principes. Elle brosse ses portraits avec respect, le respect qu’elle a pour la République et ses valeurs. Elle en montre les terribles paradoxes et les ambivalences décapantes, et elle le fait avec la lucidité qu’on doit avoir pour tout objet aimé et qu’on préfère déconstruire soi-même plutôt que de le laisser faire par d’autres moins attentionnés. Au-delà de quelques lacunes et des manques, ce travail et ce projet intellectuel sont totalement attachants car on y lit en filigrane des questions toujours effleurées, jamais nommées, mais qui parsèment tous les écrits d’Annie Stora-Lamarre : la question de l’identité, de l’appartenance à la communauté, des rituels et des critères d’intégration et d’exclusion (la race, la couleur, la religion, le statut social), la question des racines et des valeurs républicaines puisqu’elles ont incarné à un moment pour tant de déracinés des valeurs d’humanité et de solidarité… (voir la très belle dédicace de son ouvrage). Annie Stora-Lamarre nous renvoie ainsi à la poignante actualité d’une République qui semble douter, qui oscille sans cesse entre des valeurs constitutives qui sont les siennes et leur application dans un environnement jugé « hostile ». On voit bien ici qu’il ne s’agit pas de faire revivre un modèle mais de retrouver une force d’expérimentation capable de résoudre les tensions, les nœuds existants. La République est un régime qui doit être démocratisé, modernisé, et il nous faut combattre l’idée d’une République désenchantée. La République n’est pas seulement un modèle de gouvernement, c’est surtout un état d’esprit, une idée qui vient du passé et qui a sans doute encore beaucoup d’avenir, même si la France semble parfois en « exil » de la République car l’esprit s’est perdu. Mais cet esprit a du sens, les travaux socio-historiques et cet ouvrage en témoignent.

140Martine Kaluszynski Politiques Publiques, Action Politique, Territoires (PACTE), Institut d’Études Politiques de Grenoble

Weber Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, suivi d’autres essais, édité, traduit et présenté par Jean-Pierre Grossein, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2003, LXV + 531 p.

141Même si l’œuvre complète de Max Weber demeure encore loin d’être accessible au lectorat francophone, nous disposons maintenant d’une troisième traduction française de l’œuvre la plus célèbre de Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme  [41]. Le regain d’intérêt pour Weber dans l’espace francophone, la célébrité et la large diffusion de l’ouvrage de même que les controverses qui l’entourent toujours expliquent cette surabondance, comparée à l’obscurité dans laquelle demeure plongés des pans entiers, absolument cruciaux, de l’œuvre wébérienne  [42]. Cette pluralité de traductions dans le cas de L’éthique protestante est-elle superflue, peut-elle même être source de confusion, le lecteur non germaniste n’étant évidemment pas en mesure de juger de la validité d’une version par rapport aux autres ?

142Disons-le d’emblée, tel n’est absolument pas notre point de vue. Les traductions, comme les œuvres scientifiques elles-mêmes, bénéficient des travaux antérieurs, tout en ayant vocation à être dépassées. Notre connaissance de Weber a beaucoup progressé ces dernières années, les exigences de précision terminologique se sont considérablement affinées, de nouvelles questions sont surgies qui conditionnent et orientent les choix de traduction. Et ces choix, en ce qui concerne Weber, butent sur une question immédiate dont la réponse ne va pas de soi : faut-il privilégier l’élégance de l’écriture ou la précision du langage par rapport à l’œuvre originale ? Il est probable qu’une traduction plus coulante, plus fidèle au génie propre de la langue française, sera davantage goûtée d’un large public et pourra introduire plus aisément à la lecture de Weber. Mais le lecteur averti privilégiera assurément la précision terminologique et l’exactitude de l’expression  [43]. Et en ce domaine, les efforts systématiques de Jean-Pierre Grossein, poursuivis sans relâche depuis nombre d’années, n’ont pas à être davantage soulignés : on peut dire que l’excellente traduction qu’il nous livre de L’éthique protestante constitue l’un des aboutissements majeurs de ce travail d’une patience et d’une ténacité tout à fait hors du commun.

143L’exactitude n’est pas le moindre mérite de cette traduction, mais celle-ci recèle de véritables trésors : outre la présentation savante et le riche appareil de notes que l’on doit à Jean-Pierre Grossein, celui-ci met pour la première fois à la disposition du lectorat francophone les fameuses « Anticritiques », réponses au ton parfois exagérément polémique de Weber à deux de ses contradicteurs, le théologien H. Karl Fisher et l’historien Felix Rachfahl. On ne saurait trop remercier Jean-Pierre Grossein d’avoir enrichi sa traduction de L’éthique protestante de ces textes de Weber inédits en français, dont l’intérêt méthodologique est tout bonnement inestimable.

144Dans sa « Présentation » (p. v-lviii), J.-P.Grossein cerne de manière remarquable le contexte, l’objet et la méthode de L’éthique protestante. Le changement fondamental de paradigme qui traverse les sciences sociales allemandes à la fin du XIXe siècle marque le délaissement de l’historicisme économique au profit des sciences historiques de la culture : l’analyse du capitalisme devient le problème central. S’inscrivant dans cette perspective, la démarche de Weber vise un travail préalable de clarification conceptuelle, suivie d’une recherche d’une ampleur inégalée sur les conditions historiques d’émergence du capitalisme moderne. Ce travail repose sur un élargissement de l’analyse économique vers la prise en considération des facteurs non économiques et en particulier des motivations des agents. Dans L’éthique protestante, Weber chercher à analyser le type de comportement qui présente la plus grande adéquation culturelle avec l’ethos de la « profession-vocation » (Beruf). Ce volet « subjectif » de l’analyse économique apparaît tout à fait indispensable pour éviter des conclusions hâtives ou erronées. Et Weber bute ici sur un paradoxe : le fait que ce type de comportement, caractéristique de la rationalité économique formelle, trouve son origine dans des motivations éthiques qui nous semblent aujourd’hui parfaitement irrationnelles.

145L’ensemble des constats opérés par Grossein dans sa remarquable reconstruction de la démarche wébérienne ne peut être résumé ici, mais je crois important de signaler les éléments suivants : la description de la position épistémologique de Weber, « par-delà l’idéalisme et le matérialisme » (p. xxxiv et suiv.), le rapport de la catégorie de la causalité avec celle « d’affinité élective » (p. xl et suiv.), l’importance du jugement de possibilité objective et la notion de causalité adéquate (p. xlv et suiv.), le rapport de la méthodologie des sciences sociales avec la psychologie et l’aversion de Weber pour le psychologisme (p. l et suiv.), enfin la conception complexe, non évolutionniste, du développement historique (p. lv et suiv.).

146L’un des apports majeurs de cette nouvelle traduction réside, comme je l’observais plus haut, dans la présentation au public francophone des « Anticritiques » de Weber. Celles-ci constitueront pour plusieurs une découverte extraordinaire : c’est à ma connaissance le seul endroit où Weber expose d’une manière aussi précise le cheminement méthodologique de l’une de ses recherches fondamentales. Soulignons à l’intention des lecteurs de la revue Droit et Société le vif intérêt que présentent également les « Anticritiques » pour la sociologie du droit –même si le propos de Weber ne concerne pas directement celle-ci. On a souvent fait remarquer que la sociologie des religions chez Weber (laquelle est tout autant, comme on sait, une sociologie économique) peut servir de clé pour la compréhension de ses études sociojuridiques : on invoque à cet égard le caractère davantage achevé de cette sociologie religieuse qu’on peut donc utiliser comme modèle pour s’aventurer dans la sociologie wébérienne du droit  [44]. Ce n’est pas toutefois cette « exemplarité » de la sociologie des religions qui m’a frappé en relisant ces « Anticritiques » dans la perspective d’un sociologue du droit, mais plutôt la dynamique des rapports entre le niveau dogmatique (en l’occurrence la doctrine théologique) et le niveau empirique (la conduite effective des fidèles et des virtuoses éthiques) qui s’y exprime fréquemment. On sait que le problème du rapport de la dogmatique juridique à la sociologie du droit représente toujours une question d’actualité (au surplus, une question toujours non résolue  [45]) pour les études de type « droit et société ». Or la science du droit constituant une discipline normative au même titre que l’éthique  [46] (en ce sens que la science juridique s’attache à l’étude de normes posées par une autorité légitime), la pertinence du propos wébérien pour l’étude des rapports entre dogmatique et sociologie saute pour ainsi dire aux yeux.

147Un parallèle stimulant peut être tracé entre l’analyse faite par Weber de la règle de droit dans Rudolf Stammler et le matérialisme historique [47] et la manière qu’a l’auteur d’articuler – tel qu’il l’explique dans les « Anticritiques » – les rapports entre la dogmatique (théologique) et la conduite pratique des fidèles et des virtuoses de l’éthique religieuse dans L’éthique protestante. Ce parallèle n’est pas purement fortuit, vu la contemporanéité de ces travaux : les premières « Remarques critiques » dirigées contre H. Karl Fisher paraissent en 1907 dans les Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik peu après la publication la même année et dans le même périodique de l’étude sur Stammler. Les autres « Anticritiques » seront publiées, toujours dans les Archiv, en 1908 et 1910.

148Weber, si l’on excepte les importants travaux de recherche réalisés dans le cadre de sa formation universitaire en droit  [48], n’a pas produit pour la sociologie du droit de grandes enquêtes historiques de l’ordre de celles réalisées dans sa sociologie des religions, à commencer par l’enquête si controversée sur l’éthique protestante. On retrouve la dimension sociojuridique partout présente dans son œuvre, mais non sous une forme monographique : tous les éléments théoriques, épistémologiques, méthodologiques sont présents, parfois de manière détaillée (ainsi le chapitre VII d’Économie et société sur la « Sociologie du droit »), parfois de manière schématique (comme dans l’écrit sur Stammler), très souvent hélas ! de manière diffuse. Mais fait défaut – de notre point de vue étroitement disciplinaire du moins ! – la grande recherche monographique qui aurait sans nul doute permis de démontrer avec éclat la fécondité de l’approche wébérienne du droit.

149Le parallèle que nous venons d’évoquer permet cependant d’entrevoir comment Weber s’y serait pris pour réaliser une grande enquête de sociologie historique sur la rationalisation du droit et son interaction, en particulier, avec la sphère économique. Par exemple, pour résoudre le fameux « problème anglais » que nombre de commentateurs anglo-saxons se sont acharnés à imputer à Weber, soit l’objection suivante : comment une tradition juridique spécifique, la common law, d’une bien moindre rationalité formelle que celle qu’on retrouve en Allemagne ou en France, a-t-elle bien pu favoriser et non entraver l’émergence du capitalisme rationnel, lequel est apparu dans sa forme moderne d’abord en Angleterre et non sur le continent européen ?

150Une telle recherche aurait présupposé, du point de vue épistémologique, le rappel de la complète hétérogénéité qui sépare la sphère des constructions normatives dogmatiques, de celle de l’étude empirique des conduites pratiques. Weber souligne ce point avec vigueur dans son « Anticritique finale » :

151Rachfahl n’a même pas été capable de comprendre que les deux questions mentionnées concernent des objets totalement distincts. Il est certes intéressant, même du point de vue pratique, de s’interroger sur les idéaux éthiques contenus dans la doctrine ecclésiastique du catholicisme, de Luther, de Calvin et d’autres, et sur leurs concordances ou leurs oppositions mutuelles… Rachfahl n’a pas compris que cette constatation n’éclaire en rien la question de savoir si le type de religiosité en question a créé également chez ses adeptes les excipients psychologiques aptes à produire un comportement typique correspondant à la doctrine religieuse en question (ou bien un comportement tout différent dans la réalité, ou bien par exemple un comportement qui renchérit encore sur la doctrine en l’orientant dans certaines directions bien particulières)  [49].

152Ce passage est à rapprocher des réflexions de Weber dans Rudolf Stammler concernant le caractère complètement hétérogène des énoncés dogmatiques (ceux de la science normative du droit en l’occurrence) par rapport aux propositions des sciences sociales visant des régularités empiriques :

153La question de savoir ce qui est in concreto « vérité juridique », c’est-à-dire ce qui selon des principes « scientifiques » devrait valoir ou aurait dû « valoir » sur le plan idéel, demeure totalement différente, d’un point de vue logique, de la suivante : quelle conséquence causale peut être de facto attribuée empiriquement, dans un cas concret ou dans une pluralité de cas, à la « validité » d’un « article » déterminé du Code civil. Dans un cas, la « règle juridique » demeure une norme idéale susceptible d’être inférée par la pensée ; dans l’autre cas, elle devient une maxime de la conduite d’individus concrets, susceptible d’être appréhendée de manière empirique, parce qu’observée de manière plus ou moins fréquente et conséquente  [50].

154Bien entendu, les normes idéales de l’éthique religieuse diffèrent foncièrement de celles qu’analyse scientifiquement la dogmatique du droit par leur origine (révélation divine vs. élaboration rationnelle d’un droit positif), par leur mode de légitimité (valeurs ultimes obligatoires vs. légalité formelle), par le type de contrainte sur laquelle elles s’appuient (garantie interne, convention, autorité hiérocratique vs. contrainte externe reposant sur une instance spécialisée), etc. Mais la médiation qui prend place entre la sphère dogmatique et le monde empirique opère de manière analogue dans les deux cas. La norme idéale, celle des théologiens et des juristes savants, ne revêt d’importance causale pour la conduite empirique que par le biais des représentations que s’en font les agents quant aux conséquences effectives que peut leur valoir une conduite déterminée  [51]. Ces représentations se traduisent chez l’agent par l’adoption de maximes de la conduite, lesquelles conditionnent son comportement  [52]. Ce processus de reconstruction de la norme par l’agent peut avoir pour conséquence pratique l’émergence de règles plus ou moins éloignées de la norme posée idéalement : tout comme le comportement pratique du fidèle, nous venons de le voir, « correspond à la doctrine religieuse en question, ou bien [représente] un comportement tout différent dans la réalité, ou bien par exemple un comportement qui renchérit encore sur la doctrine en l’orientant dans certaines directions bien particulières », de la même manière, sur le plan du droit :

155[…] non seulement ces régularités empiriques, mais également « l’existence » empirique du « droit » représentent naturellement quelque chose d’entièrement différent de l’idée juridique de la validité du droit au sens d’un « devoir-être ». La validité « empirique » demeure en effet susceptible de caractériser « l’erreur juridique » éventuellement au même degré précisément que la « vérité juridique »  [53].

156Ce n’est pas le lieu de pousser plus avant cette réflexion, ni bien sûr de s’attarder au « problème anglais »  [54]. Qu’il suffise de dire que les points de convergence entre les « Anticritiques » et les deux études sur Stammler sont nombreux  (contre l’interprétation idéaliste de l’histoire, contre l’idée d’une régularité « légale » univoque dans le domaine des sciences sociales, contre le monocausalisme, nécessaire rapport à l’empirie, importance de la précision conceptuelle, paradoxe des conséquences, etc.). Et ces intersections entre les deux travaux non seulement peuvent contribuer à une meilleure connaissance de la sociologie de Weber, mais encore nourrir une réflexion stimulante du point de vue de la sociologie du droit. Grâce aux « Anticritiques », il apparaît évident que les études de sociologie des religions (à commencer par L’éthique protestante) n’ouvrent pas seulement la voie à une sociologie du droit d’inspiration wébérienne du fait que l’analyse des processus de rationalisation y est davantage achevée dans le cadre de vastes études monographiques de portée universelle ; mais tout aussi bien parce qu’elles indiquent de quelles manières les médiations complexes qui prennent place entre la sphère dogmatique et celle de l’empirie peuvent être décryptées et mises au service de la sociologie du droit.

157Ne serait-ce que pour cette seule raison (mais il en est bien d’autres évidemment), le travail érudit de Jean-Pierre Grossein au regard de l’éthique protestante mérite amplement d’attirer l’attention de tous les sociologues du droit.

158Michel Coutu Université de Montréal


Date de mise en ligne : 01/12/2006

https://doi.org/10.3917/drs.063.0611

Notes

  • [1]
    Voir sa recension par Cécile Vigour dans ce même numéro de la revue.
  • [2]
    Loïc Cadiet est membre de l’Institut universitaire de France, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et directeur du Centre de recherche sur la justice et le procès.
  • [3]
    Signe de son succès, une réédition est en cours.
  • [4]
    Il n’est ainsi pas anodin que ce dictionnaire porte sur la justice, et non sur le droit.
  • [5]
    Même si, curieusement, la présentation des auteurs omet leur ancrage disciplinaire. La diversité des auteurs en termes idéologiques et générationnels mérite également d’être soulignée, tandis qu’un neuvième des auteurs n’exerce pas en France.
  • [6]
    La sollicitation de professionnels du droit est justifiée par le refus d’une approche purement académique.
  • [7]
    Pour une vision beaucoup plus polémique sur ce point, cf. l’article « ministère de la Justice ».
  • [8]
    Un article « budget de la Justice » était également prévu.
  • [9]
    Certains auteurs ont fait tardivement défection.
  • [10]
    C’est un oubli dont l’éditeur est conscient et qui devrait être réparé.
  • [11]
    Mais encore faut-il penser que cet article est le plus général et le plus analytique.
  • [12]
    Souligné dans le texte.
  • [13]
    Michel Morange, « Déconstruction de la notion de gène », p. 112-113.
  • [14]
    L’avant-propos de l’ouvrage laisse entrevoir ce point, tout désarticulé qu’il est entre pétition de principe visant la recherche objective d’une voie neutre (« La conviction des auteurs est qu’il existe un chemin entre scientisme béat et réaction anti-science », p. 6) et postulats fragiles et peu compatibles avec cette prétention à l’objectivité (« C’est cependant immanquablement vers la science que l’on se tourne pour répondre à la question “qu’est-ce que l’homme ?” », p. 7).
  • [15]
    Laurent Degos, « L’homme reproduit », p. 151.
  • [16]
    Philippe Moullier, « La thérapie génique, ou la mauvaise urgence de guérir », p. 143.
  • [17]
    Muriel Fabre-Magnan et Philippe Moullier, « Avant-propos », p. 6. Sur cette question spécifique de la distinction entre l’interdit et l’impossible, on renvoie, a contrario aux analyses proposées ici, à la démonstration de Olivier Cayla (Olivier Cayla et Yan Thomas, Du droit de ne pas naître. À propos de l’affaire Perruche, Paris, Gallimard, 2002, coll. « Le Débat », notamment p. 70 et suiv.).
  • [18]
    Ibid., p. 7.
  • [19]
    Muriel Fabre-Magnan, « De la sélection à l’eugénisme », p. 192 et 200.
  • [20]
    Alain Supiot, « Épilogue », p. 269.
  • [21]
    Ibid., p. 270 (nous soulignons).
  • [22]
    Sur ce point, on se permet de renvoyer à Stéphanie Hennette-Vauchez, « Les rapports entre droit et science au prisme de la bioéthique, ou les larmes du crocodile », Cosmopolitiques, 8, 2004, p. 41-52.
  • [23]
    Voir notamment, de manière emblématique, Alain Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005 ; et pour des analyses de ce courant, Olivier Cayla et Yan Thomas, Du droit de ne pas naître. À propos de l’affaire Perruche, op. cit. ; et Denys de Béchillon, « Porter atteinte aux catégories anthropologiques fondamentales ? Réflexions, à propos de la controverse Perruche, sur une figure contemporaine de la rhétorique universitaire », Revue trimestrielle de droit civil, 1, 2002, p. 47-69.
  • [24]
    Muriel Fabre-Magnan, « De la sélection à l’eugénisme », p. 203.
  • [25]
    Ibid., p. 202.
  • [26]
    Ibid., p. 208.
  • [27]
    Ibid., p. 209.
  • [28]
    Annie Stora-Lamarre, L’enfer de la Troisième République. Censeurs et pornographes (1881-1914), Paris, Imago, 1990.
  • [29]
    Voir les travaux fondateurs de Bernard Schnapper, « La correction paternelle et le mouvement des idées au XIXe siècle (1786-1935) », Revue historique, CCLVIII (2), 1978 ; Id., Voies nouvelles en histoire du droit : la justice, la famille, la répression pénale XVIe-XXe siècles, Paris, PUF, coll. « Publications de la Faculté de droit et de sciences sociales de Poitiers », 1991, entre autres ; Id., Le sénateur René Bérenger et les progrès de la répression pénale en France (1870-1914), Istanbul, Faculté de droit, 1979.
  • [30]
    Michelle Perrot, « Premières mesures des faits sociaux : les débuts de la statistique criminelle en France 1780-1830 », in Joëlle Affichard, Pour une histoire de la statistique, Paris, INSEE, 1977 ; Michelle Perrot et Philippe Robert (dir.), Compte général de l’administration de la justice criminelle en France pendant l’année 1880 et rapport relatif aux années 1826 à 1880, Genève, Paris, Slatkine, 1989.
  • [31]
    Martine Kaluszynski, « Le criminel sous le regard du savant », Autrement, 145 (« Science ou justice. Les savants, l’ordre et la loi »), 1994, p. 74-87 ; Id., La République à l’épreuve du crime : la construction du crime comme objet politique, 1880-1920, Paris, LGDJ, 2002.
  • [32]
    Sur la loi du 27 mai 1885, voir Martine Kaluszynski, « Le criminel à la fin du XIXe siècle : un paradoxe républicain », in André Gueslin et Dominique Kalifa (dir.), Les exclus en Europe 1830-1930, Paris, éditions de l’Atelier, 1999.
  • [33]
    Yves-Henri Gaudemet, Les juristes et la vie politique de la IIIe République, Paris, PUF, coll. « Travaux et recherches de la Faculté de droit et des sciences économiques de Paris, série Science politique », 1970.
  • [34]
    Christian Topalov, Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France 1880-1920, Paris, EHESS, 2000.
  • [35]
    Martine Kaluszynski, « Réformer la société. Les hommes de la Société générale des prisons (1877-1900) », Genèses, 28, 1997, p. 76-94 ; Id., « Un paternalisme juridique. Les hommes de la Société générale des prisons (1877-1900) », in Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France 1880-1920, op. cit.
  • [36]
    Jacques-Guy Petit, Philanthropies et politiques sociales en Europe XVIIIe-XXe siècles, Paris, Anthropos/Economica, 1994, p. 133-144.
  • [37]
    Olivier Ihl, Martine Kaluszynski et Gilles Pollet (dir.), Les sciences de gouvernement, Paris, Economica, coll. « Études politiques », 2003.
  • [38]
    Voir Jacques Commaille, L’esprit sociologique des lois, Paris, PUF, 1996.
  • [39]
    En vrac, les travaux de Marie Josée Redor, Frédéric Audren, Philippe Veitl, Marc Milet, Laurent Willemez, Claude Didry, Marie Sylvie Dupont-Bouchat, Francine Soubiran Paillet, Victor Karady, Christian Topalov (cité mais pas utilisé !), etc.
  • [40]
    À ce propos, voir les travaux de Sudhir Hazareesingh qui observe avec pertinence la prégnance d’une histoire républicaine de la République et les relations plus générales entre les façons de faire l’histoire de la république et les enjeux actuels du républicanisme en France (Sudhir Hazareesingh, Intellectual Founders of the Republic. Five Studies in 19th Century Political Thought, Oxford, Oxford University press, 2001).
  • [41]
    Outre la traduction de Jean-Pierre Grossein, voir celle de Jacques Chavy parue chez Plon en 1964 et celle, récente, d’Isabelle Kalinowski parue chez Flammarion dans la collection « Champs » en 2000.
  • [42]
    Sans compter des éléments essentiels de l’œuvre dont la diffusion est maintenant épuisée. Je pense ici en particulier à la Sociologie du droit de Weber, trad. de Jacques Grosclaude, parue en 1986 aux Presses universitaires de France. Non que cette traduction soit sans failles : ainsi, pour des raisons inexplicables, ce dernier n’avait pas reproduit l’appareil de notes ni l’introduction accompagnant sa traduction réalisée initialement sous forme de thèse de doctorat (Jacques Grosclaude, La sociologie juridique de Max Weber, thèse pour le doctorat d’État, Faculté de droit et des sciences politiques et économiques, Université de Strasbourg, 1960). Or, sans cet appareil de notes bien des passages du texte de Weber demeurent empreints de mystère, pour ne pas dire totalement inaccessibles au lecteur non spécialiste. Comp. la savante traduction anglaise de Max Rheinstein, Max Weber on Law and Society, Cambridge, Harvard University Press, 1954.
  • [43]
    Sur l’ensemble de ces points, voir la « Préface » de Catherine Colliot-Thélène dans Max Weber, Le savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003, p. 9 et suiv.
  • [44]
    Voir en ce sens Julien Freund, « La rationalisation du droit selon Max Weber », Archives de philosophie du droit, 23, 1978, p. 69-92.
  • [45]
    Cf. par exemple Évelyne Serverin, « Sens et portée de la distinction entre dogmatique et sociologie du droit chez Max Weber », in Michel Coutu et Guy Rocher (dir.), La légitimité de l’État et du droit, Québec, Presses de l’Université Laval, Paris, LGDJ, 2006, p. 155-171.
  • [46]
    Voir Hans Kelsen, Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962, trad. de Charles Eisenmann, p. 99.
  • [47]
    Max Weber, Rudolf Stammler et le matérialisme historique, Québec, Presses de l’Université Laval, Paris, éditions du Cerf, 2001, trad. de Michel Coutu et Dominique Leydet (avec la collaboration de Guy Rocher et Elke Winter).
  • [48]
    Voir Max Weber, Die römische Agrargeschichte in ihrer Bedeutung für das Staats- und Privatrecht [1891], Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1988 ; Id., « Zur Geschichte des Handelsgesellschaften im Mittelalter » [1899], in Id., Gesammelte Aufsätze zur Sozial- und Wirtschaftgeschichte, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1988, p. 312-443. Voir sur cette dernière étude Romain Melot, « Le capitalisme médiéval entre communauté et société : retour sur les travaux d’histoire du droit de Max Weber », Revue française de sociologie, 46 (4), 2005, p. 745-766.
  • [49]
    L’éthique protestante, trad. Jean-Pierre Grossein, p. 419.
  • [50]
    Max Weber, Rudolf Stammler et le matérialisme historique, op. cit., p. 147.
  • [51]
    Ibid., p. 146.
  • [52]
    Voir à cet égard Claude Didry, « Droit, histoire et politique dans la sociologie de Max Weber », in Michel Coutu et Guy Rocher (dir.), La légitimité de l’État et du droit, op. cit., p. 95 et suiv.
  • [53]
    Max Weber, Rudolf Stammler et le matérialisme historique, op. cit., p. 147.
  • [54]
    Pour quelques éléments de réponse, voir Michel Coutu, Max Weber et les rationalités du droit, Québec, Presses de l’Université Laval, Paris, LGDJ, 1995, p. 123 et suiv.

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