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Article de revue

Petits arrangements avec le droit. De la relation salariale dans l’emploi intermédié

Pages 189 à 207

Notes

  • [*]
    Nous remercions chaleureusement Sophie Béroud pour les remarques stimulantes qu’elle a formulées sur une première version de ce texte, ainsi que les participant·es du séminaire du Centre d’études de l’emploi et du travail. Nous sommes tout à fait reconnaissant·es des remarques et commentaires formulés par les relecteur·trices anonymes qui nous ont aidés à préciser certaines dimensions de la démonstration.
  • [1]
    Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris : Fayard, 1995.
  • [2]
    Claude Didry, L’institution du travail : droit et salariat dans l’histoire, Paris : La Dispute, 2016.
  • [3]
    Laurent Willemez, Le travail dans son droit. Sociologie historique du droit du travail en France (1892-2017), Paris : LGDJ, 2017.
  • [4]
    Patricia Ewick et Susan Silbey, The Common Place of Law: Stories from Everyday Life, Chicago : University of Chicago Press, 1998.
  • [5]
    Ce qui explique également pourquoi le présent article s’inscrit essentiellement dans une littérature sociologique et non pas juridique.
  • [6]
    Lauren B. Edelman, « L’endogénéité du droit », in Christian Bessy, Thierry Delpeuch et Jérôme Pélisse (dir.), Droit et régulations économiques : perspectives sociologiques et institutionnalistes, Paris : LGDJ, 2011, p. 85-109.
  • [7]
    Marc Galanter, « “Pourquoi c’est toujours les mêmes qui s’en sortent bien ?” : réflexions sur les limites de la transformation par le droit » [1974], traduction par L. Umubyeyi et L. Israël, Droit et Société, 85, 2013, p. 575-640 ; Nicolas Herpin, L’application de la loi : deux poids deux mesures, Paris : Le Seuil, 1977.
  • [8]
    Lauren B. Edelman, Sally Riggs Fuller et Iona Mara-Drita, « Diversity Rhetoric and the Managerialization of Law », American Journal of Sociology, 106 (6), 2001, p. 1589-1641 ; Jérôme Pélisse, « La mise en œuvre des 35 heures : d’une managérialisation du droit à une internalisation de la fonction de justice », Droit et Société, 77, 2011, p. 39-65.
  • [9]
    Jean-Gabriel Contamin, Emmanuelle Saada, Alexis Spire et Katia Weidenfeld, Le recours à la justice administrative. Pratiques des usagers et usages des institutions, Paris : La Documentation française, 2008 ; Christian Bessy, Thierry Delpeuch et Jérôme Pélisse (dir.), Droit et régulations économiques : perspectives sociologiques et institutionnalistes, op. cit. ; Christian Bessy, L’organisation des activités des avocats. Entre monopole et marché, Paris : LGDJ, 2015.
  • [10]
    Jérôme Pélisse, « Travailler le droit : lectures et perspectives sociologiques », Revue française de sociologie, 59 (1), 2018, p. 99-125.
  • [11]
    Héléna Yazdanpanah, « Faire du droit une arme de domination patronale. L’intervention des avocats dans la mise en œuvre des plans de sauvegarde de l’emploi », Agone, 62, 2018, p. 37-52.
  • [12]
    Laurent Willemez, « Engagement professionnel et fidélités militantes. Les avocats travaillistes dans la défense judiciaire des salariés », Politix, 62, 2003, p. 145-164.
  • [13]
    Shauhin Talesh, « Legal Intermediaries: How Insurance Companies Construct the Meaning of Compliance with Anti-Discrimination Laws », Law and Policy, 37 (3), 2015, p. 209-239.
  • [14]
    Lauren B. Edelman, Linda H. Krieger, Scott R. Eliason, Catherine R. Albiston et Virginia Mellema, « When Organizations Rule: Judicial Deference to Institutionalized Employment Structures », American Journal of Sociology, 117 (3), 2011, p. 888-954.
  • [15]
    Pierre Lascoumes et Jean-Pierre Le Bourhis, « Des “passe-droits” aux passes du droit. La mise en œuvre socio-juridique de l’action publique », Droit et Société, 32, 1996, p. 51-73.
  • [16]
    Christian Bessy, Thierry Delpeuch et Jérôme Pélisse, « Situer le droit par rapport à l’action économique. Les apports croisés de l’économie institutionnaliste et de la sociologie du droit », in Id. (dir.), Droit et régulations économiques : perspectives sociologiques et institutionnalistes, op. cit., p. 9-30.
  • [17]
    Céline Bessière, « Les “arrangements de famille” : équité et transmission d’une exploitation familiale viticole », Sociétés contemporaines, 56 (4), 2004, p. 69-89 ; Céline Bessière et Sibylle Gollac, Le genre du capital, Paris : La Découverte, 2020.
  • [18]
    Lorenzo Barrault-Stella et Alexis Spire, « Introduction. Quand les classes supérieures s’arrangent avec le droit », Sociétés contemporaines, 108, 2017, p. 5-14.
  • [19]
    Alexis Spire, « La domestication de l’impôt par les classes dominantes », Actes de la recherche en sciences sociales, 190, 2011, p. 58-71.
  • [20]
    Françoise Larré et Vincent Wauquier, « Comment saisir l’hétérogénéité des relations d’emploi intermédiées ? », Économies et Sociétés. Série Socio-économie du travail, AB-22, 2002, p. 1299.
  • [21]
    Jacques Magaud, « L’éclatement juridique de la collectivité de travail », Droit social, 12, 1975, p. 525-530 ; Marie-Laure Morin, « Sous-traitance et relations salariales. Aspects de droit du travail », Travail et Emploi, 60, 1994, p. 23-43.
  • [22]
    Françoise Larré et Vincent Wauquier, « Comment saisir l’hétérogénéité des relations d’emploi intermédiées ? », article cité.
  • [23]
    Rachel Beaujolin-Bellet, « Des subordinations et des transformations du travail : quelles régulations ? », in Héloïse Petit et Nadine Thévenot (dir.), Les nouvelles frontières du travail subordonné, Paris : La Découverte, 2006, p. 98-108.
  • [24]
    À la suite d’un article séminal la socio-économie de l’emploi distingue les marchés primaires qui ouvrent la possibilité de faire carrière dans des grandes entreprises, de marchés secondaires, qui cantonnent les salariés dans des postes d’exécution sans espoir de promotion, se référer à : Peter B. Doeringer et Michael J. Piore, Internal Labor Markets and Manpower Analysis [1971], seconde édition augmentée : Armonk : Sharpe, 1985.
  • [25]
    Les analyses exposées ici n’engagent que l’auteur.
  • [26]
    CDI : contrat de travail à durée indéterminée ; CDD : contrat de travail à durée déterminée.
  • [27]
    François Sarfati et Claire Vivés, « De l’intérim au CDI intérimaire. Se stabiliser dans le salariat pour limiter la subordination », Sociétés contemporaines, 110, 2018, p. 119-141.
  • [28]
    Gabrielle Schütz, Jeunes, jolies et sous-traitées. Les hôtesses d’accueil, Paris : La Dispute, 2018.
  • [29]
  • [30]
    <http://snpa.fr/qui-sommes-nous/>, consulté le 22 juillet 2019.
  • [31]
    Thierry Pillon et François Vatin, « La question salariale : actualité d’un vieux problème », in François Vatin et Sophie Bernard (dir.), Le salariat : théorie, histoire et formes, Paris : La Dispute, 2007, p. 29-48.
  • [32]
    Thierry Pillon et François Vatin, Traité de sociologie du travail, Toulouse : Éditions Octarès, 2007.
  • [33]
    Bernard Mottez, « Du marchandage au salaire au rendement », Sociologie du travail, 2-3, 1960, p. 206-215.
  • [34]
    Francis Démier, « Définir le salariat de la révolution industrielle », in François Vatin et Sophie Bernard (dir.), Le salariat : théorie, histoire et formes, op. cit., p. 49-64.
  • [35]
    CGT : Confédération générale du travail.
  • [36]
    Rachid Belkacem, « Des agences d’intérim aux agences d’emploi », Les notes de l’IES, 30, janvier 2013.
  • [37]
    Christelle Havard, Brigitte Rorive et André Sobczak, « Client, employeur et salarié : cartographie d’une triangulation complexe », Économies et sociétés, 9, 2006, p. 1229-1258.
  • [38]
    Nous recourons à l’usage de pseudonymes afin de respecter l’anonymat des personnes rencontrées.
  • [39]
    Zone d’aménagement concerté.
  • [40]
    Josiane Pinto, « Une relation enchantée : la secrétaire et son patron », Actes de la recherche en sciences sociales, 84, 1990, p. 32-48.
  • [41]
    Plus de neuf hôtesses sur dix en accueil événementiel utilisent cette activité comme une activité d’appoint. En accueil en entreprise, en revanche, cette proportion chute à deux tiers des hôtesses ; Gabrielle Schütz, Jeunes, jolies et sous-traitées. Les hôtesses d’accueil, op. cit.
  • [42]
    Mireille Lapoire, « Travail temporaire, marché permanent. Quand les contraintes réglementaires génèrent des échanges », Droit et Société, 77, 2011, p. 19-37.
  • [43]
    Patricia Ewick et Susan Silbey, The Common Place of Law: Stories from Everyday Life, op. cit. ; Jérôme Pélisse, « A-t-on conscience du droit ? Autour des legal consciousness studies », Genèses, 59, 2005, p. 114-130.
  • [44]
    Ces deux entretiens permettent toutefois en premier lieu de relativiser l’action de l’inspection du travail à un double niveau : il en ressort, d’une part, qu’une forte pression pèse sur elle concernant la lutte contre le travail dissimulé (peu présent dans l’accueil), reléguant de fait au second plan la lutte contre le délit de marchandage et le prêt de main-d’œuvre illicite ; d’autre part, que ses actions relatives à ces derniers délits visent d’abord le secteur du BTP et celui des services informatiques aux entreprises, bien plus que celui de l’accueil, en raison de leurs envergures économiques respectives et du plus grand nombre de travailleurs potentiellement concernés au sein d’une même entreprise cliente.
  • [45]
    Établir la subordination des salariés externalisés à l’entreprise cliente n’est pas chose aisée et nécessite des investigations approfondies : il ne suffit pas de montrer que ces salariés reçoivent des ordres de la société cliente, il faut démontrer le caractère récurrent de cette situation, ainsi que son caractère intentionnel.
  • [46]
    Lauren B. Edelman, « L’endogénéité du droit », op. cit.
  • [47]
    Le cas limite, non analysé ici, étant représenté par les agences d’intérim « implantées » chez le client, où la distinction entre société cliente et société intérimaire est plus floue.
  • [48]
    Jean-Marc Weller, « Le travail administratif, le droit et le principe de proximité », L’année sociologique, 53 (2), 2003, p. 431-458.
  • [49]
    Mireille Lapoire, « Travail temporaire, marché permanent. Quand les contraintes réglementaires génèrent des échanges », article cité, p. 23.
  • [50]
    Brice Partouche, « L’ambition jurisprudentielle d’une moralisation de l’intérim. Les entreprises de travail temporaire mises à l’épreuve d’une extension de leurs responsabilités civile et pénale », Revue du droit du travail, 5, 2015, p. 288-395.
  • [51]
    Vincent Tiano, Les inspecteurs du travail à l’épreuve de l’évaluation des risques : une profession sous tension, thèse de doctorat en sociologie, Université de la Méditerranée Aix Marseille II, 2003.
  • [52]
    Christian Papinot, « Jeunes intérimaires et ouvriers permanents en France : quelle solidarité au travail ? », Relations industrielles, 64 (3), 2009, p. 489-506.
  • [53]
    Pierre Lascoumes et Jean-Pierre Le Bourhis, « Des “passe-droits” aux passes du droit. La mise en œuvre socio-juridique de l’action publique », article cité.
  • [54]
    Nicolas Jounin, Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, Paris : La Découverte, 2009.
  • [55]
    Quelle que soit l’analyse faite du rôle de l’intermédiation, la main-d’œuvre, elle, reste bien sûr externalisée.
  • [56]
    Laurent Willemez, Le droit du travail en danger. Une ressource collective pour des combats individuels, Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant, coll. « Savoir/Agir », 2006 ; Bernard Friot, « Le déclin de l’emploi est-il celui du salariat ? Vers un modèle de la qualification personnelle », Travail et emploi, 126, 2011, p. 61-70.
  • [57]
    Alain Supiot, « Les nouveaux visages de la subordination », Droit social, 2, 2000, p. 131-145 ; Sophie Bernard et Marnix Dressen (dir.), « Corpus – Indépendance et salariat », La nouvelle revue du travail, 5, 2014 [En ligne].
  • [58]
    Michel Lallement, L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Paris : Le Seuil, 2015.
  • [59]
    Eveline Baumann, Sylvie Monchatre et Marc Zune (dir.), dossier : « L’emploi à l’épreuve de ses marges », Revue française de socio-économie, 17, 2016.
  • [60]
    Robert Castel, La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Paris : Seuil, 2009.
  • [61]
    La rédaction des éditions Tissot, « Les atouts de l’intérim », 2007, <https://www2.editions-tissot.fr/actualite/droit-du-travail/les-atouts-de-l-interim>.

Introduction

1 Les travaux de sociologie historique retracent la lente construction de la société salariale depuis le début du xixe siècle. Ils insistent sur la chaotique conquête de nouveaux droits pour les salariés [1]. Si cette dynamique n’est en rien linéaire et si l’historiographie révèle des conflits d’interprétation, il n’en reste pas moins que l’on s’accorde sur l’offensive lancée par le patronat à l’encontre des droits des salariés, sous l’emprise de la financiarisation, depuis le milieu des années 1970 [2]. Depuis les années 1980, le droit du travail semble plus attentif à la compétitivité des entreprises qu’à la protection des salariés, au point que certains évoquent à son sujet un « tournant entrepreneurial » [3]. Donner toute son épaisseur à cette évolution nécessite toutefois d’analyser la manière dont ce tournant se manifeste au quotidien dans les entreprises, en étudiant la façon dont le droit du travail y est perçu, approprié, retraduit et aménagé. Ce type de questionnement sur les appropriations « profanes » du droit relève d’une problématique à l’œuvre dans les travaux qui se sont développés dans le sillage des legal consciousness studies[4]. L’intérêt de cette approche est de se focaliser sur les pratiques du droit dont les juristes n’ont qu’une conscience diffuse [5]. Dans le champ du travail, cette perspective a donné naissance à des travaux qui considèrent le droit comme un processus endogène aux entreprises et non comme une force coercitive qui s’impose de l’extérieur, et examinent les régulations juridiques à l’intérieur des organisations [6]. Adoptant une perspective critique du droit [7], ces travaux ont plus particulièrement montré comment la loi, en entrant dans les organisations, se « managérialise », c’est-à-dire acquiert de nouvelles significations qui s’éloignent sensiblement de ses objectifs initiaux pour se mettre au service des intérêts organisationnels et managériaux [8]. Donner chair à ce processus de managérialisation de la loi et étudier son déploiement concret nécessite de porter la focale sur les « intermédiaires du droit » [9], qu’ils soient ou non des professionnels du champ juridique [10], tels les avocats [11], syndicalistes [12], ou encore assureurs [13]. Ces intermédiaires, à l’interface du droit et des organisations, produisent pour ces dernières une interprétation des règles juridiques de référence et participent à la fabrique du droit, en définissant des modèles de conduite considérés comme conformes aux prescriptions juridiques, qui finissent généralement en retour par infiltrer les catégories judiciaires et la pensée juridique [14]. Ce type de cadrage, en s’intéressant aux usages ordinaires du droit, autorise à les penser non pas tant comme des transgressions de normes générales, rendues possibles par l’obtention de « passe-droits », que comme des « passes du droit », où le droit devient une ressource dont les acteurs se saisissent de manière différenciée pour faire vivre la règle dans des arrangements [15]. En ce sens, notre approche se situe dans les travées d’auteurs selon lesquels « le droit ne fait pas que prescrire ou interdire certains comportements. Il a aussi pour rôle de mettre à la disposition des personnes physiques et morales un vaste répertoire de moyens d’agir, dont celles-ci peuvent faire usage pour poursuivre leurs propres objectifs et intérêts » [16].

2 Dans la lignée de ces analyses, nous mobilisons la notion d’« arrangement avec le droit » pour documenter les usages des lois et des règlements par un type bien particulier d’« intermédiaires ». La notion d’arrangement, utilisée dans le champ de la sociologie économique de la famille [17] et récemment mobilisée à propos des usages du droit par les classes supérieures [18], fait état de la possibilité de jouer avec les règles de droit, voire même de domestiquer la contrainte qu’il représente [19]. Les « arrangements avec le droit » rendent compte de pratiques qui contreviennent au moins en partie aux objectifs initiaux du droit, tout en donnant des gages de conformité apparente grâce à des « bricolages » visant le compromis entre des objectifs et des logiques contradictoires (la poursuite de son intérêt économique et la conformité au droit). Les « intermédiaires » étudiés ici ont un statut d’interface à un double titre : interface entre les travailleurs et les sociétés utilisatrices de leur travail, ils constituent des intermédiaires du travail, mais jouent aussi le rôle d’intermédiaires du droit. L’emploi « intermédié » se caractérise en effet par des relations impliquant un employeur, un travailleur et un ou plusieurs tiers. L’intérêt heuristique de cette catégorie d’emploi intermédié consiste dans la possibilité d’embrasser dans un même regard les groupements d’employeurs, les sociétés de portage salarial, le travail temporaire et les sociétés de services aux entreprises. Se joue dans ces espaces une triangulation de la relation d’emploi qui remet en cause « les schémas traditionnels appuyés sur une vision binaire (relation entre un offreur et un demandeur) de la gestion de l’emploi » [20], et pose un certain nombre de questions juridiques relatives à l’éclatement des collectifs de travail, à la protection des salariés pris dans cette triangulation et à l’égalité de traitement entre salariés [21]. L’emploi intermédié a la spécificité que le contrat de travail établi entre un salarié et un employeur est annexé à un contrat commercial entre une entreprise utilisatrice et un intermédiaire [22], si bien qu’il en résulte un « brouillage des frontières entre la relation hiérarchique et la relation marchande » [23], et donc un brouillage des rôles entre employeur et client. En ouvrant une zone de jeu par rapport au droit, mais aussi, on le verra, en sécurisant des arrangements avec le droit, les intermédiaires du travail que nous étudions constituent bien également des intermédiaires du droit pour les sociétés clientes qui recourent aux services des travailleurs qu’ils embauchent.

3 L’analyse proposée ici réunit les matériaux de deux enquêtes portant sur des formes d’emploi intermédié : la première dans le secteur des prestations de services d’hôtesses d’accueil, la seconde dans le travail temporaire (voir encadré). En se centrant sur le marché secondaire de l’emploi, notre étude opère un pas de côté par rapport aux travaux mettant en évidence une managérialisation de la loi dans les organisations, qui se centrent généralement sur des entreprises du marché primaire, acteurs de grande taille disposant souvent de services juridiques conséquents. Nous souhaitons ainsi mettre l’hypothèse d’une managérialisation du droit à l’épreuve du marché secondaire de l’emploi [24], plus précisément de l’emploi intermédié, où l’introduction d’un tiers acteur ajoute encore du flou, de la complexité et des possibilités de jeu avec le droit. Après avoir rendu compte des pratiques d’arrangement avec le droit dans les deux formes d’emploi intermédié étudiées, et de la manière dont elles affectent la relation salariale et la fragilisent, nous nous pencherons sur leurs conditions de possibilité pour proposer une relecture du rôle des intermédiaires du travail.

Encadré méthodologique

L’enquête sur le travail temporaire a été menée par François Sarfati et Claire Vivés [25]. Les entretiens ont été réalisés à l’occasion de la création, du déploiement et de l’appropriation du CDI [26] intérimaire (CDI-I), un nouveau contrat de travail liant les intérimaires à leur agence par un contrat à durée indéterminée [27]. Nous avons conduit 76 entretiens (25 avec des personnels d’agence, 10 avec des entreprises utilisatrices, 41 avec des intérimaires à qui ce contrat a été proposé – qu’ils l’aient ou non accepté). Sur les 41 intérimaires interrogés, neuf sont des femmes. 34 étaient en CDI-I et 7 (hommes) l’avaient refusé. Tous, sauf une cadre, sont délégués sur des postes d’employés ou d’ouvriers.
L’enquête sur les prestations de services d’hôtesses d’accueil a été réalisée par Gabrielle Schütz [28]. Les prestataires d’accueil délivrent deux types de prestations : l’accueil événementiel, où des hôtesses en CDD accueillent et orientent les visiteurs pour le compte des organisateurs de manifestations ponctuelles ; l’accueil en entreprise, où des hôtesses en CDI, le plus souvent à temps partiel, réceptionnent les appels du standard et orientent les visiteurs depuis le hall d’entrée des sociétés clientes. Des entretiens ont été conduits avec du personnel d’accueil (5 hôtes et 32 hôtesses), des personnes travaillant au siège des sociétés prestataires (29), des clients des prestations (14) et des membres de l’Inspection du travail (2). Le travail d’accueil a été observé depuis la position d’hôtesse (environ 50 jours travaillés) puis en tant qu’observatrice déléguée par des prestataires (quinze bornes d’accueil observées durant deux jours chacune), à l’occasion de deux stages chez deux sociétés prestataires (six et deux mois respectivement), qui ont permis, plus généralement, d’observer la gestion des prestations.
D’après le rapport annuel de l’observatoire de branche [29], en 2016, le travail intérimaire représentait 600 000 équivalents temps plein réalisés par 2,3 millions de personnes. 42,9 % de l’intérim s’effectue dans l’industrie, 17,9 % dans le bâtiment et les travaux publics (BTP) et 38,7 % dans le secteur tertiaire. Les hommes sont surreprésentés dans l’intérim (deux tiers des intérimaires sont des hommes). En 2015, les entreprises de travail temporaire réalisaient un chiffre d’affaire cumulé de 17,7 milliards d’euros, à comparer à la même date aux 508 millions d’euros des prestataires de services d’hôtesses d’accueil [30]. Ces prestations sont essentiellement réalisées par des femmes et les sociétés clientes, qui vont de la PME au grand groupe, appartiennent à tous les types de secteur, du privé comme du public.

I. Une intermédiation initialement hors la loi

4 Initialement hors la loi, les pratiques d’intermédiation de l’emploi que constituent l’intérim et les prestations de services d’accueil aux entreprises sont rentrées dans la légalité. Elles n’en « jouent » pas moins pour autant avec le droit et les garde-fous qu’il a construits autour de ces pratiques, permettant in fine aux entreprises utilisatrices de mobiliser le travail tout en évitant le cadre de la relation salariale.

I.1. De l'illégalité à la légalité

5 L’histoire du salariat repose sur la démarchandisation progressive de la force de travail. Alors que la Révolution française avait affirmé en 1791 le principe de « liberté du travail » et ne reconnaissait que des contractants réputés libres et égaux, la loi de 1898 sur les accidents du travail introduit la notion de subordination [31]. Dès lors, la construction du droit du travail moderne fait reconnaître la responsabilité des employeurs à l’égard de leurs salariés et l’étend tout au long du xxe siècle, en assortissant la mobilisation du travail de cotisations sociales. En ouvrant des droits, la rétribution du travail dépasse le cadre temporel de sa mobilisation et se déconnecte en partie de la question de sa productivité. Dans ce cadre, les pratiques de « marchandage » sont plus particulièrement interdites, et ce dès 1848, même si cette interdiction n’est pas immédiatement suivie d’effet. À l’époque sévissent en effet des « tâcherons », qui recrutent la main-d’œuvre et lui font exécuter une tâche prédéterminée pour le compte d’un « capitaliste », qui fournit de son côté les locaux et le gros outillage [32]. Les tâcherons sont des « entrepreneurs de main-d’œuvre » [33], qui étendent leur rémunération au détriment du salaire des ouvriers et dont les gains s’élèvent avec le rendement de ces derniers, favorisant leur exploitation [34].

6 Agences d’intérim et sociétés prestataires de services d’accueil s’inscrivent dans la filiation du tâcheronnage, puisqu’elles recrutent de la main-d’œuvre pour le compte de tiers, et, pour les secondes, se chargent en sus de lui faire exécuter des tâches prédéterminées. Ces pratiques d’intermédiation permettent aux entreprises clientes de disposer de la force de travail d’une main-d’œuvre envers laquelle elles n’ont pas les responsabilités d’un employeur, et donc de contourner le salariat. Les patrons d’entreprises clientes rencontrés lors de l’enquête sur l’intérim justifient ainsi régulièrement leur recours à celui-ci par le caractère trop contraignant du droit du licenciement, reprenant l’antienne patronale de la rigidité du droit du travail. Initialement, les prestations réalisées par des agences d’intérim constituent d’ailleurs bien une entorse au droit du travail, puisqu’elles entrent dans le cadre du délit de marchandage ou du prêt de main-d’œuvre illicite : l’article L8231-1 du Code du travail indique encore aujourd’hui, que « le marchandage, défini comme toute opération à but lucratif de fourniture de main-d’œuvre qui a pour effet de causer un préjudice au salarié qu’elle concerne ou d’éluder l’application de dispositions légales ou de stipulations d’une convention ou d’un accord collectif de travail, est interdit ». Dans les années 1970, les organisations syndicales demandent la fermeture de ces agences au nom du fait qu’elles remettent en question le modèle de l’emploi permanent. La reconnaissance juridique du secteur se fait d’abord quand la CGT-Manpower [35] signe un accord d’entreprise en 1969. Cet accord « installe dans les faits, à côté du contrat à durée indéterminée, un autre type de contrat de travail non encore reconnu dans le Code du travail » [36]. La loi intervient le 3 janvier 1972, en reprenant une partie des dispositions de l’accord d’entreprise : elle légalise la pratique de l’intérim tout en l’assortissant d’un certain nombre de restrictions. L’intérim s’est donc institutionnalisé en faisant entrer dans le droit une pratique initialement déviante.

7 À leur naissance, dans les années 1960 et 1970, les « agences d’hôtesses » déclarent quant à elles que leur activité consiste à « mettre à disposition » ou à « louer » des hôtesses, et continuent de le dire alors même qu’avec la loi de 1972 le prêt de main-d’œuvre à but lucratif devient une infraction pénale dès lors qu’il n’est pas le fait d’agences de travail temporaire, dans les limites fixées par la loi. Celles qui proposent des hôtesses pour des missions événementielles sont même doublement dans l’illégalité puisqu’elles font signer à leurs hôtesses de multiples CDD de courte durée, sans nécessairement respecter de période de carence entre deux contrats. À mesure que le secteur de l’accueil se structure, et se dote d’un syndicat, à compter de 1993, les choses évoluent. Tout d’abord, les termes utilisés changent : il ne s’agit désormais plus de « mettre à disposition » des hôtesses mais de « réaliser une prestation d’accueil ». Les agences tâchent de démontrer qu’elles ne se contentent pas de mettre à disposition mais recrutent, sélectionnent, forment et encadrent la main-d’œuvre, tout en lui fournissant un uniforme et du petit matériel. Elles s’efforcent ainsi de s’inscrire dans le cadre juridique d’une prestation de service et non dans celui de l’intérim, les deux différant sensiblement puisqu’il n’y a pas délégation de l’autorité hiérarchique des sociétés prestataires à leur client, et que ce qui est fourni n’est pas de la main-d’œuvre mais un service. Ensuite, en adhérant en 2001 à la convention collective des prestataires de services, le secteur d’accueil parvient à faire reconnaître la spécificité de son activité et à obtenir l’autorisation de cumul des CDD pour les hôtesses de l’événementiel. Comme le secteur de l’intérim, celui de l’accueil s’est donc construit dans une série d’ajustements avec le droit. Qu’en est-il aujourd’hui des usages du droit dans ces deux secteurs ?

I.2. De la légalité aux pratiques d'arrangement avec le droit

8 Les deux enquêtes que nous avons menées montrent que l’on assiste à des arrangements avec le droit du travail. Pour en rendre compte, il convient de repartir des règles formelles et de voir en quoi les acteurs s’en distancient.

Définition des tâches et autorité hiérarchique dans les sociétés prestataires

9 En tant que prestataires de services, les hôtesses, d’accueil, comme tout autre personnel prestataire, ne sont pas mises à disposition de l’entreprise cliente – ce qui contraste avec l’intérim – mais restent encadrées dans leur travail quotidien par l’entreprise prestataire, leur employeur. Juridiquement, il n’y a pas délégation de l’autorité hiérarchique. Toutefois, comme cela a été mis en évidence dans différentes configurations de sous-traitance [37], en pratique on observe une intrusion du client dans la relation d’emploi qui lie les hôtesses au prestataire, et ce, sur plusieurs plans.

10 Tout d’abord, dans le procès de travail, la majorité des clients exercent envers les hôtesses une autorité hiérarchique. En accueil événementiel, les hôtesses sont censées être supervisées par une cheffe hôtesse qui les affecte aux différents postes, distribue leurs pauses et procède à des ajustements réguliers avec le client. Mais, en deçà de cinq personnes, il est très rare qu’une cheffe hôtesse soit missionnée, si bien que sur de très nombreuses opérations ce sont les clients qui gèrent directement les hôtesses et leur donnent leurs consignes de travail. Par ailleurs, lorsqu’une cheffe hôtesse est présente, il est très fréquent que l’hôtesse reçoive aussi ses directives du client, qui peut prendre différentes figures : l’équipe cliente et, le cas échéant, le personnel de la société de communication événementielle qui réalise l’événement pour l’équipe cliente et en sous-traite l’accueil à un prestataire. En accueil en entreprise, la confusion des rôles est poussée à son comble. En témoignent les deux jours passés aux côtés de Cécile [38], hôtesse d’accueil pour une société de marketing relationnel dans une ZAC [39] de Seine Saint-Denis coincée entre deux autoroutes, afin de mettre à jour le « cahier de bord » de ce site client pour le compte d’Angélique Hôtesses :

11

Cécile me reçoit très chaleureusement. Armée d’un bac en sciences médico-sociales, elle a abandonné ses études d’infirmière et obtient un plein temps en tant qu’hôtesse, après avoir expérimenté cette activité comme job étudiant. Elle dit apprécier ce travail malgré le fait qu’il soit injustement déconsidéré. Elle travaille au quotidien dans le même espace que Jocelyne, responsable des services généraux de la société cliente : ni tout à fait borne d’accueil ni tout à fait bureau, il s’agit d’une pièce attenante au hall d’entrée de la société, qui ouvre elle-même sur un couloir menant à d’autres bureaux. Celui de Jocelyne est positionné perpendiculairement à celui de Cécile, à moins d’un mètre, si bien que Jocelyne a directement vue sur son ordinateur. Cécile m’explique son travail quotidien tandis que je prends des notes afin de récapituler l’ensemble des procédures de l’accueil dans le « cahier de bord » destiné aux hôtesses remplaçantes, et Jocelyne ne cesse de nous interrompre pour me demander d’ajouter telle chose qui lui semble essentielle et de supprimer telle autre qui lui paraît inutile. Le rôle de Cécile consiste à accueillir les visiteurs et à répondre au standard, mais le plus clair de son temps est dédié à des tâches autres que l’accueil à proprement parler. Elle commande des coursiers et des taxis tout au long de la journée pour le compte des salariés, prépare les salles de réunion en y disposant des collations qu’elle fait livrer par des traiteurs, gère les stocks de fournitures de bureau et ceux d’une petite cafétéria. Lors de la pause, alors que nous sommes seules, elle m’explique que Jocelyne lui a confié ce mois-ci un nouveau « chantier » : faire une étude de marché sur un échantillon d’une vingtaine de produits afin de choisir un nouveau fournisseur. Un peu agacée par cette demande, qu’elle considère outrepasser ses attributions, elle reconnaît toutefois que c’est plus intéressant que la recherche qu’elle a dû effectuer la semaine passée afin d’aider Jocelyne à déterminer à quel tarif payer sa baby-sitter.
(Extrait de notes ethnographiques)

12 La situation de Cécile illustre le fait que la plupart des hôtesses en entreprise se trouvent dans un rapport de subordination directe vis-à-vis du client, qui ne se contente pas de diriger leur travail au quotidien, mais s’immisce également dans l’organisation de la société prestataire – comme ici avec Jocelyne exerçant un droit de regard, voire de censure, sur les outils de travail produits par le prestataire d’accueil. Cette situation est d’autant plus prononcée que beaucoup d’hôtesses ont un rôle d’assistantes et réalisent bien d’autres tâches que l’accueil, ce qui les intègre plus étroitement à l’organisation cliente – et contribue à faire pencher les prestations d’accueil du côté du délit de marchandage et du prêt de main-d’œuvre illicite, dont l’une des caractérisations est précisément le caractère peu délimité des tâches confiées aux salariés prestataires. Comme les secrétaires, les hôtesses s’occupent pour le compte de leur « patron » (ici une « patronne ») de tâches qui touchent à leur existence privée [40], telle la recherche du prix d’une baby-sitter. Cet usage extensif du personnel d’accueil, qui a pour corollaire la subordination directe au client, se retrouve aussi en événementiel. Leïla, responsable de l’événementiel de la société Laboratoire pharmaceutique, décrit ainsi le rôle de l’hôte d’accueil prestataire avec qui elle et son équipe viennent de travailler sur un congrès :

13

Mais l’hôte en fait… l’hôte, pour nous l’hôte c’est comme un staff à part entière, mais comme un staff qu’on nous greffe, parce qu’on n’a pas les moyens d’engager quelqu’un de Laboratoire pharmaceutique en intérim, donc on prend un hôte. Mais pour nous il fait partie de la maison. C’est-à-dire que si, par exemple, l’ensemble de l’équipe a une prime, on donnera une prime à l’hôte aussi, pour nous ça sera pareil en fait, on fait pas de différence […] Voilà, mais par exemple, le gars, Sam, qui était hôte, le pauvre, il allait vraiment partout. À un moment j’avais réservé une voiture, je vais faire le tour de tous mes hôtels parisiens [où logent les congressistes], y’en avait 45. Il m’a accompagnée, parce que j’avais des trucs à vérifier, je pouvais pas courir dans chaque hôtel. C’est très polyvalent tu vois, je lui dis : « Sam, est-ce que tu peux m’accompagner ? », il vient. « Sam est-ce que tu peux acheter 10 sandwichs pour toute l’équipe ? », il y va, je lui donne la thune il ramène le ticket tout est nickel. […] Ça peut être : « Écoute mon ordi est dans ma chambre, j’ai besoin de regarder un truc sur Internet, je te file les clefs de ma chambre, est-ce que tu peux y aller ? »
(Leïla, responsable événementiel, Laboratoire pharmaceutique)

14 Par ailleurs, les clients ne se contentent pas d’exercer une autorité hiérarchique sur les hôtesses, ils pèsent aussi bien souvent sur leurs conditions d’emploi. Beaucoup demandent par exemple aux prestataires de leur présenter une pré-sélection d’hôtesses pour effectuer le choix de leur recrue après un entretien, qui conditionnera son embauche par le prestataire. Certains interviennent sur les horaires de travail de l’hôtesse, lui demandant par exemple de réaliser des heures supplémentaires sans en référer au prestataire. Enfin, si l’ingérence des clients dans la rémunération des hôtesses est une pratique marginale, elle existe et certains n’hésitent pas à faire preuve d’un interventionnisme prononcé. Vantant les mérites du recours à des prestataires, le directeur des services généraux (DSG) de Haute Couture, Marc, affirme par exemple :

15

Parce que je peux jouer sur un certain nombre de critères en termes de qualité, en termes d’investissement des gens, en termes de façon de récompenser les gens, etc., je joue comme je veux en fait. En fonction de la qualité de service. J’ai une certaine facilité, une certaine marge de manœuvre. Je ne suis pas tenu à une augmentation à l’ancienneté.

16 Marc s’exprime d’ailleurs en des termes qui sont ceux d’un employeur, au sujet d’une hôtesse ayant récemment quitté son accueil : « Je l’avais stabilisée, elle, je lui avais augmenté son salaire pour qu’elle reste parce que je voulais la garder, parce qu’elle était bien […] Parce que c’est un gros investissement de former les gens, de les coacher et de les intégrer. » Non content de décider lui-même de l’augmentation des hôtesses, il parvient à négocier avec le prestataire une prise en charge partagée de cette augmentation – soit une dégradation de la marge commerciale de ce dernier.

17 Certains clients s’arrogent ainsi tout ou partie des prérogatives de l’employeur. Beaucoup reconnaissent en entretien attendre avant tout du prestataire de services qu’il leur fournisse de la main-d’œuvre. Recourir à la prestation de services leur permet finalement de se délester sur un prestataire d’une partie de la phase de recrutement, de la gestion de la main-d’œuvre, et des devoirs d’un employeur, tout en conservant les bénéfices correspondants.

Cadre contractuel et durée des missions dans l'intérim

18 Dans l’intérim, l’autorité hiérarchique de l’entreprise de travail temporaire est officiellement déléguée au client, le rôle de l’entreprise de travail temporaire consistant en la sélection et la gestion administrative de la main-d’œuvre. Mais le recours à l’intérim est encadré par des motifs considérés comme légitimes par le législateur (remplacement d’un salarié absent, accroissement temporaire de l’activité, emplois saisonniers, etc.), visant à s’assurer que le travail intérimaire ne vienne pas se substituer au CDI classique, pensé par le Code du travail comme la forme normale et générale de la relation de travail. À ces règles relatives aux motifs de recours à l’intérim s’ajoutent deux autres relatives à la durée maximale des missions et à la nécessité d’un temps entre deux contrats. Comme dans le contrat à durée déterminée, le Code du travail (article L1251-12-1) dispose qu’une mission d’intérim ne peut excéder une durée de dix-huit mois. De même, les entreprises d’intérim sont placées dans l’obligation de respecter une période de carence entre deux missions. Cette période, encadrée par l’article L1251-36-1 est fixée au tiers de la durée du contrat de mission venu à expiration.

19 La situation de Clément, un intérimaire rencontré au cours de l’enquête, permet d’apprécier les écarts entre la règle et la pratique :

20

Inscrit en BEP [brevet d’études professionnelles] de soudeur, Clément met un terme à sa scolarité avant l’obtention du diplôme et cherche du travail immédiatement. « Comme mon beau-père il travaillait dans cette usine-là avant, il m’a fait rentrer là tout de suite, et bon, ça m’a plu, du coup, je suis resté, en fait. » Il n’est pas salarié de Décapefort, une petite usine de nettoyage industriel, mais intérimaire depuis sept ans. Devant notre surprise face à l’ancienneté de sa présence chez Décapefort, il justifie son statut par la possibilité d’une baisse d’activité dans l’usine. « Ah oui, il y a des moments... quand il y avait vraiment pas de travail, oui. Des coups, j’ai dû chercher ailleurs, ou j’attendais... Mais sinon, la plupart du temps, j’étais là. » En pratique, il travaille à temps plein chez Décapefort depuis sept ans, hormis un mois passé dans une autre entreprise.

21 Manifestement, Clément est un salarié permanent de l’entreprise Décapefort. Mais sa situation contractuelle l’éloigne fortement de la forme normale et générale de la relation de travail.

22

Formellement, Clément enchaîne les missions à la semaine. Tous les jeudis, il regarde le planning de l’usine pour voir s’il est affecté à un poste. Ses missions s’arrêtent le vendredi et repartent le lundi. Il signe donc entre quatre et cinq contrats de travail par mois, sans qu’aucun délai de carence ne soit appliqué. Sa situation n’est pas isolée dans la mesure où il partage sa condition d’intérimaire avec Sylvain, entré il y a huit ans dans la même entreprise, qui compte une vingtaine de salariés.
(Extrait de notes ethnographiques)

23 La situation de Clément et de Sylvain est contraire au droit du travail tant du point de vue de la forme que du point de vue du fond. La durée maximale des missions est ignorée, comme l’est la période de carence. Ils assurent l’un comme l’autre des fonctions permanentes au sein de leur entreprise.

Des formes d'intermédiation interchangeables au service d'un même objectif ?

24 Du point de vue des entreprises clientes, et en dépit des différences d’encadrement juridique de ces pratiques d’intermédiation, intérim et prestations de services aux entreprises produisent manifestement ici un résultat semblable : disposer de manière temporaire ou permanente, selon les besoins, d’une main-d’œuvre subordonnée, au sens où l’on en dirige le travail, sans assumer les devoirs d’un employeur, et ce grâce à un intermédiaire qui assume la gestion formelle des contrats et le « risque » lié à l’emploi. La situation de Dounia, femme de chambre dans un service d’hôtellerie d’un établissement public, d’abord en tant que prestataire de services puis ensuite en tant qu’intérimaire, illustre cette relative interchangeabilité des différentes formes d’intermédiation de l’emploi :

25

Dounia a 50 ans et trois enfants, dont deux à charge. Après un CAP [certificat d’aptitude professionnelle] couture, elle « fai[t] pas mal de ménages », et a travaillé de nombreuses années comme conditionneuse en intérim. Elle signe un contrat d’accompagnement dans l’emploi [CUI-CAE] de six mois pour travailler 26 heures par semaine comme femme de chambre dans un service d’hôtellerie d’un établissement public. Ce premier contrat de travail comme femme de chambre ne la lie pas à l’établissement public, mais à Toukleen, une entreprise qui réalise des prestations de ménage en sous-traitance. Son contrat est renouvelé deux fois jusqu’à ce que Bientérim propose de reprendre le service de ménage de l’établissement public. Bientérim embauche alors Dounia en CDI intérimaire, s’engageant ainsi à la rémunérer en continu, qu’elle soit déléguée en mission ou non, et la missionne dans l’établissement public. En pratique, cela ne modifie que peu de chose à son activité de travail, qui consiste toujours à faire le ménage dans un service d’hôtellerie. Toutefois, les conditions changent dans la mesure où, lorsqu’elle était en prestation de services, elle prenait théoriquement ses ordres d’un responsable hiérarchique de Toukleen et utilisait du matériel de travail fourni par cette même entreprise. À l’inverse, dans le cas de la relation intérimaire, c’est l’établissement public qui lui confie chariot, balais et produits, et elle est placée sous l’autorité hiérarchique d’un agent de l’établissement. Dounia ne perçoit pas tellement la différence entre les deux situations, dans la mesure où elle n’a changé ni de fonction, ni d’horaires, ni de niveau de rémunération.
(Extrait de notes ethnographiques)

26 Le cas de Dounia permet par ailleurs de mesurer à nouveau les libertés prises avec le droit dans l’emploi intermédié. Au moment de la signature du CDI intérimaire par Dounia, la durée maximale de mission est de dix-huit mois : passée cette période, les intérimaires en CDI doivent obligatoirement être affectés à des missions chez d’autres clients. Or si Dounia accepte de signer ce CDI-I, ce n’est pas tant parce qu’il serait synonyme de sortie de la précarité, mais parce que ce nouveau contrat de travail lui permet de continuer à travailler dans le service de ménage de l’établissement public.

27 Elle accepte le contrat parce qu’elle pense qu’il lui permettra de rester dans la même entreprise utilisatrice. Il est d’ailleurs à noter que ses interlocuteurs au sein de l’établissement public jouent un rôle décisif. Fondamentalement, elle comprend bien que le CDI intérimaire l’attache moins à l’entreprise utilisatrice qu’à l’agence d’intérim et qu’elle pourrait être amenée à travailler ailleurs. Mais, le responsable du service ménage de l’établissement public lui fait comprendre qu’il fera en sorte de la garder. Cet arrangement, qui se fait avec l’accord de l’agence d’intérim, déroge à la règle contractuelle. Et rien n’indique à Dounia que son responsable ne changera pas d’avis ou encore que le directeur de l’agence d’intérim restera le même au cours du temps. L’acceptation par Dounia de ce contrat se fait donc dans un contexte d’engagement fragile. Dans son cas, l’arrangement avec le droit se fait d’abord sur la durée de la mission. Il se fait aussi sur les modalités d’organisation du travail, où finalement peu importe que Dounia soit prestataire ou intérimaire. Il se fait enfin au détriment d’une relation salariale stable qui pourrait directement lier Dounia à l’établissement public.

II. Mise en forme du droit et arrangements

28 Comment ces « arrangements » avec le droit, manifestement très répandus, sont-ils rendus possibles ? Pourquoi y a-t-il si peu de verbalisation pour délit de marchandage ou prêt de main-d’œuvre illicite, ni de requalification du personnel extérieur en personnel interne en CDI ? La mise en œuvre concrète des règles de droit se fait à l’intersection de logiques d’action distinctes, portées par des acteurs aux objectifs et aux registres normatifs divers. Il faut ainsi chercher les réponses à ces questions du côté des trois pôles qui constituent ces relations d’emploi intermédiées (les salariés, les prestataires et les sociétés clientes), et examiner comment l’inspection du travail se saisit des plaintes.

II.1. Faire valoir ses droits ?

29 Tout d’abord, force est de constater que les salariés ne cherchent pas nécessairement à faire requalifier leur contrat. Ils ne connaissent pas toujours leurs droits, et leurs employeurs y veillent. Dans l’accueil par exemple, il est extrêmement rare de trouver la convention collective des prestataires de service sur les lieux où travaillent les hôtesses, ou même les coordonnées des délégués syndicaux – lorsqu’il y en a (car le plus souvent, une carence est déclarée) – ou de l’inspection du travail. Les formes de discrimination que connaissent les hôtesses d’accueil en tant que main-d’œuvre externe (pas d’accès aux avantages du comité d’entreprise, au restaurant collectif, etc.), contribuent à un sentiment de précarité des droits qui ne favorise pas les recours. La dispersion de la main-d’œuvre, en accueil en entreprise en particulier, n’est pas non plus propice à la naissance de revendications, comme le note le PDG de Business Accueil, l’un des plus grands prestataires :

30

Quand on emploie 3 000 personnes, on a des syndicats hein, moi j’ai toute la palette hein… bon. Ça se passe plutôt bien, on a une force extraordinaire, c’est qu’il n’y a pas une unité de lieu – essentiel hein ! – ; nos collaborateurs sont dispersés, c’est pas une masse d’où émergent de grandes contestations. Donc elles se connaissent pas très très bien.

31 Enfin, le fait de considérer son activité professionnelle comme transitoire n’incite pas non plus à la judiciarisation. Pour beaucoup d’hôtesses [41] par exemple, l’accueil est une activité transitoire, un « petit boulot » dans lequel elles ne souhaitent pas s’investir sur le long terme, mais qu’elles utilisent de façon opportuniste et dans l’idée de démissionner à court ou moyen terme. Faire reconnaître leurs droits demanderait un investissement qui dépasse l’usage qu’elles ont de cet emploi. Si un certain nombre d’intérimaires ont un rapport fort différent à leur emploi et ne le considèrent pas comme transitoire, la judiciarisation reste pourtant là aussi très limitée, dans la mesure où seuls les intérimaires qui ont cessé de craindre de compromettre leur réputation auprès des agences y ont recours [42]. Mais aussi parce que les intérimaires partagent parfois l’idée, avec les agences d’intérim, que les règles pensées pour les défendre ont tendance à leur nuire : nombreux par exemple sont les intérimaires (et les permanents d’agence) à insister sur le fait que la durée maximale des missions de dix-huit mois est une « difficulté pour tout le monde », qui contraint les agences dans leurs relations avec les entreprises utilisatrices et prive les intérimaires de la possibilité de prolonger une mission et les oblige à « pointer », alors qu’ils « font l’affaire dans l’entreprise ». Si cette règle des dix-huit mois est pensée par le législateur comme de nature à favoriser les salariés dans leur ensemble – en cantonnant le travail temporaire à sa fonction complémentaire –, à l’échelle de l’intérimaire privé de la possibilité de la prolongation d’une mission, elle est une contrainte peu acceptable. C’est alors la légitimité de la règle de droit qui est en cause et obère son application : la légalité formelle n’est pas la seule source de normativité des acteurs. Ce sentiment que le droit du travail est plus une contrainte qu’une ressource permet alors de faire accepter des arrangements autour de la règle. Salariés des agences de travail temporaire et intérimaires ont alors à court terme un enjeu commun, celui de s’arranger, de faire « avec le droit » [43].

II.2. S'arranger avec le droit, un métier

32 Par ailleurs, il faut également souligner que les prestataires d’accueil comme les entreprises de travail temporaire ont acquis une certaine habileté dans le maniement du droit, qui devient alors une ressource pour l’action. Du côté des prestataires d’accueil, on l’a mentionné, la naissance en 1993 du Syndicat national des prestataires d’accueil, d’animation et de promotion a contribué à doter l’activité d’un cadre légal afin de permettre son développement et a, dans le même temps, entraîné la mise à disposition d’un certain nombre de ressources pour ses adhérents afin de les prémunir contre les requalifications : des contrats et des fiches de paie types pour les hôtesses (1995) et des contrats types de prestation (1996). Les entretiens réalisés avec une contrôleuse et un inspecteur du travail sur le secteur géographique du quartier de La Défense à Paris, où interviennent beaucoup de sociétés prestataires d’accueil en événementiel comme en accueil en entreprise, témoignent de ce que le nombre de verbalisations a sensiblement diminué au cours des années 1990. Cette baisse est notamment due au fait que ces prestataires – en particulier les plus gros, qui peuvent s’adjoindre les services d’avocats pour rédiger leurs contrats – ont progressé dans leur connaissance du droit et s’attachent de plus en plus à le respecter, formellement au moins [44]. Les prestataires d’accueil ont par ailleurs souvent face à eux des clients dont les préoccupations juridiques vont grandissant, et qui veillent de plus en plus à la bonne rédaction des contrats. Au fur et à mesure que s’est accru dans les entreprises le recours aux prestataires de services, c’est-à-dire tout au long des années 1990, Arseg Info, la revue professionnelle des directeurs et responsables des services généraux, a par exemple multiplié les articles alertant sur le délit de marchandage et le prêt de main-d’œuvre illicite. Tout en insistant sur le fait qu’il ne faut pas se comporter en employeur avec le personnel prestataire, qui doit être encadré par la société prestataire, l’association professionnelle insiste en amont, tout au long de la décennie, sur les clefs d’un contrat bien rédigé. Il doit ainsi mentionner une mission du personnel prestataire strictement définie par un contenu précis (afin d’éviter que le personnel ne soit utilisé au gré des besoins pour d’autres missions, ce qui témoignerait d’un lien de subordination avec l’entreprise cliente), une rémunération forfaitaire du prestataire et non pas une rémunération en fonction du nombre d’heures réalisées par son personnel (au lieu de payer 10h de présence quotidienne d’une hôtesse, on paie par exemple le traitement de tel flux d’appel et de tel flux de visiteurs quotidien), une tenue de travail et un matériel fournis par le prestataire. La montée en puissance des services « achats », dans les années 2000, qui viennent appuyer, juridiquement entre autres, les achats des services généraux, témoigne également d’une attention accrue au respect de la légalité formelle dans les contrats passés par les clients. Dans un contexte où, comme l’ont souligné les membres de l’inspection du travail rencontrés, les délits de marchandage et de prêt de main-d’œuvre illicite sont difficiles à établir [45], on perçoit comment la large diffusion de ces « modèles de conformité » [46] peut progressivement leur conférer une valeur de signal symbolique de respect de la légalité. L’apprentissage collectif des règles permet ici aux activités d’accueil externalisé de se développer : le droit devient une ressource plutôt qu’une contrainte. Dans l’accueil, les arrangements avec le droit grâce à l’intermédiation de la relation salariale relèvent ainsi d’une compétence distribuée entre sociétés prestataires et clientes, là où, en intérim, celle-ci est probablement plus concentrée chez les entreprises de travail temporaire [47].

33 Les entreprises de travail temporaire – dont l’envergure économique et le nombre de salariés sont sans commune mesure avec ceux des prestataires d’accueil, y compris les plus grands – ont en effet un usage du droit que l’on pourrait qualifier d’expert : les permanents de l’intérim développent des savoir-faire de métiers liés à une « maîtrise fine et experte de la règle » [48], là où le personnel du siège des prestataires d’accueil a une connaissance souvent lacunaire du droit. En ayant recours à l’intérim, les entreprises utilisatrices achètent non seulement un service de recrutement de travailleurs, un service d’administration des ressources humaines (gestion des contrats de travail, gestion de la paie), un service comptable (visant à faire affecter la dépense de main-d’œuvre en « autre charge externe »), mais surtout, elles achètent un service de sécurisation juridique du contournement du droit du travail. En témoigne cet entretien avec une directrice d’agence :

34

— Et, d’un strict point de vue juridique, j’entends, y’a pas de… l’entreprise craint pas la requalification ?
Pas sur les contrats que je fais, pour le coup… parce que je change de poste et de profil et de tâche à chaque nouveau contrat. Après, je vous dis pas qu’effectivement, peut-être dans six mois, un an… quand ça va faire deux ans que Bientérim travaille effectivement avec eux… Oui.
— C’est aussi pour ça qu’ils changent de boîte d’intérim ?
Je pense pas. Non, non, ça a pas été pour ça… dès le départ. De toute façon, je pense qu’en réalité, ça change rien… dans le sens où, de toute façon, les contrats se suivent. Donc du coup, que ce soit Bientérim ou quelqu’un d’autre, je pense que c’est le même principe. Mais, alors, de une, ils le… je pense pas qu’ils le craignent… En tout cas, pas au jour J. Après, je pense que ça peut être prouvé, c’est clair… parce que voilà, chargé de production de quinze jours, un industriel et manutentionnaire quinze jours, ça fait six semaines. Après, je repars sur l’agent de production, l’agent... etc., etc. Donc lui [l’intérimaire], c’est toujours les mêmes clients et toujours les mêmes postes qui reviennent. Donc je pense qu’effectivement ils pourraient se faire avoir là-dessus. […]
— Non, mais ça veut dire pour vous c’est du boulot, quoi ! Ça veut dire, en permanence, il faut réfléchir à comment vous réécrivez le contrat, le motif, le truc, parce que c’est…
Tout le temps. Ouais, ça me prend quelques heures par semaine, ouais.
— Ouais, ça prend du temps, ça !
Ouais, surtout informatiquement… C’est vrai que chez Bientérim, on a plusieurs logiciels, pour chaque… un logiciel pour éditer, enfin, rentrer les commandes… un logiciel pour récupérer les commandes, enfin, le contrat de travail… un logiciel pour les informations candidats… Donc c’est vrai que même informatiquement, administrativement, ça prend du temps.
(Caroline, directrice d’agence Bientérim)

35 Ce service de sécurisation juridique du contournement du droit du travail mobilise les permanents d’agence qui passent un temps conséquent à modifier les motifs de recours des intérimaires qui sont amenés à travailler de manière pérenne chez leur client.

36

Je déjeune avec une directrice d’agence qui m’explique les « ficelles du métier ». Celle-ci m’explique que pour faire en sorte de respecter la loi, les directeurs d’agence s’arrangent avec les libellés des contrats signés avec les intérimaires et avec les entreprises utilisatrices. La première semaine, machin remplace truc sur un poste d’ouvrier de production. La deuxième semaine, machin remplace bidule sur le même poste. La troisième semaine, machin remplace chouette sur un poste d’ouvrier d’entretien. Et ainsi de suite à partir de la quatrième semaine.
(Extrait de notes ethnographiques)

37 Ces observations prolongent celles réalisées par Mireille Lapoire, selon laquelle « Quand un client passe commande, l’ATT [agence de travail temporaire] doit poser toutes les questions nécessaires à la rédaction du contrat de mission : faire préciser le motif de recours, la nature du poste, le profil du candidat [49]. » En pratique notre enquête montre que si l’agence pose bien ces questions, elle procède à une activité de mise en conformité apparente des réponses de l’entreprise utilisatrice avec le droit. Ainsi, le non-respect de la durée totale de la mission et de son renouvellement (articles L1251-12 et L1251-35 du Code du travail) et le non-respect de l’objet de la mission de travail temporaire (article L1251-6 du Code du travail) forment actuellement les deux principales violations du droit dans l’intérim [50]. Ces violations n’arrivent cependant que rarement devant les tribunaux. Lorsque l’inspection du travail frappe à la porte, des « arrangements », pour reprendre les termes d’une responsable d’entreprise de travail temporaire, sont souvent trouvés : « En général, on s’arrange, on montre qu’on n’avait pas trop le choix. » Les entreprises utilisatrices comme les agences d’intérim font valoir auprès de l’administration locale de l’emploi (la Direccte) que cet « usage souple » du droit leur permet de « créer » et de donner un emploi à des salariés qui en ont besoin. Plusieurs directeurs d’agence nous ont confié que le niveau de chômage était tel que l’administration locale de l’emploi avait tendance à dissuader les inspecteurs du travail d’adopter une approche trop rigoriste du droit et à les encourager à accommoder la loi [51], y compris lorsque la pratique est formellement contraire à la loi. L’enjeu central du maintien ou de la création d’emploi modifie alors les cadres d’interprétation du droit, rendant acceptables des situations contrevenant pourtant à l’esprit des textes de droit invoqués. En période de crise économique, l’administration tolère ainsi de facto la perpétuation de situations illicites, instaurant alors une norme de déviance vis-à-vis de la loi, au nom de l’emploi.

Conclusion

38 Les agences d’intérim et sociétés de services d’accueil offrent des prestations de différentes natures. En premier lieu, elles mettent à disposition de leurs clients une main-d’œuvre flexible. Elles prennent ainsi (le plus souvent) en charge l’activité de recrutement et la gestion administrative du contrat de travail. Ce faisant, elles permettent aux entreprises utilisatrices de ne pas faire figurer comptablement cette main-d’œuvre dans leur masse salariale, mais dans le poste « autres charges externes ». Les grandes entreprises, dont la performance comptable fait l’objet d’une attention soutenue de la part de leurs actionnaires y trouvent un intérêt [52]. Les deux enquêtes montrent également que les entreprises clientes y trouvent un moyen de sécuriser le contournement du droit du travail. En ce sens, les acteurs de l’emploi intermédié permettent de s’arranger avec le droit. Le recours à l’intérim ou aux prestations, en introduisant un tiers acteur, ouvre de nouvelles « passes » dans et avec le droit [53] : il offre aux sociétés clientes des modèles de conformité apparente au droit et prend en charge l’articulation des régimes de normativité des différentes parties prenantes. En se concentrant sur les « arrangements avec le droit » dans deux secteurs, cet article analyse ainsi l’intermédiation de l’emploi moins comme favorisant l’externalisation des illégalités du marché primaire vers le marché secondaire [54] que comme participant à une endogénisation du droit et, chemin faisant, à sa managérialisation [55].

39 La managérialisation du droit du travail s’inscrit dans un mouvement plus large de déconstruction des institutions du salariat [56]. Ces dernières années, les sociologues ont produit de nombreuses analyses du délitement du salariat en plaçant la focale sur la perméabilité de la forme salariale. Les recherches se sont attachées à comprendre l’essor des formes d’emploi alternatives au salariat, analyser les hybridations entre salariat et indépendance [57] et repérer des formes d’emploi émergentes [58]. Plus récemment, répondant à une demande sociale visant à mieux comprendre ce que le champ politico-médiatique a baptisé l’« ubérisation », de nombreux sociologues ont investigué les terrains de l’économie dite de plate-forme. Le point commun des travaux sur l’économie de plateforme et de ceux relatifs aux frontières du salariat est de se focaliser sur les attaques « externes » du salariat, au sens où ces formes alternatives d’emploi menacent la norme de l’emploi salarié stable [59]. Par son principe même et par les passes du droit qu’il ouvre, l’emploi intermédié constitue une puissante attaque « interne » du salariat. Alors que le patronat n’a de cesse de se plaindre du coût du travail en France, les acteurs de l’emploi intermédié fournissent un service de « flexibilisation » de la relation d’emploi et, concomitamment, « sécurisent » ce service, tandis que l’incertitude [60] est reportée sur les salariés. Recrutement, gestion administrative et sécurisation des arrangements ont un coût que les entreprises utilisatrices sont prêtes à payer, comme en témoigne le fait qu’à mission égale un intérimaire coûte en moyenne deux fois plus cher qu’un salarié embauché directement [61]. S’arranger avec les règles permet de remettre en question leur caractère structurant dans les institutions du salariat.

Notes

  • [*]
    Nous remercions chaleureusement Sophie Béroud pour les remarques stimulantes qu’elle a formulées sur une première version de ce texte, ainsi que les participant·es du séminaire du Centre d’études de l’emploi et du travail. Nous sommes tout à fait reconnaissant·es des remarques et commentaires formulés par les relecteur·trices anonymes qui nous ont aidés à préciser certaines dimensions de la démonstration.
  • [1]
    Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris : Fayard, 1995.
  • [2]
    Claude Didry, L’institution du travail : droit et salariat dans l’histoire, Paris : La Dispute, 2016.
  • [3]
    Laurent Willemez, Le travail dans son droit. Sociologie historique du droit du travail en France (1892-2017), Paris : LGDJ, 2017.
  • [4]
    Patricia Ewick et Susan Silbey, The Common Place of Law: Stories from Everyday Life, Chicago : University of Chicago Press, 1998.
  • [5]
    Ce qui explique également pourquoi le présent article s’inscrit essentiellement dans une littérature sociologique et non pas juridique.
  • [6]
    Lauren B. Edelman, « L’endogénéité du droit », in Christian Bessy, Thierry Delpeuch et Jérôme Pélisse (dir.), Droit et régulations économiques : perspectives sociologiques et institutionnalistes, Paris : LGDJ, 2011, p. 85-109.
  • [7]
    Marc Galanter, « “Pourquoi c’est toujours les mêmes qui s’en sortent bien ?” : réflexions sur les limites de la transformation par le droit » [1974], traduction par L. Umubyeyi et L. Israël, Droit et Société, 85, 2013, p. 575-640 ; Nicolas Herpin, L’application de la loi : deux poids deux mesures, Paris : Le Seuil, 1977.
  • [8]
    Lauren B. Edelman, Sally Riggs Fuller et Iona Mara-Drita, « Diversity Rhetoric and the Managerialization of Law », American Journal of Sociology, 106 (6), 2001, p. 1589-1641 ; Jérôme Pélisse, « La mise en œuvre des 35 heures : d’une managérialisation du droit à une internalisation de la fonction de justice », Droit et Société, 77, 2011, p. 39-65.
  • [9]
    Jean-Gabriel Contamin, Emmanuelle Saada, Alexis Spire et Katia Weidenfeld, Le recours à la justice administrative. Pratiques des usagers et usages des institutions, Paris : La Documentation française, 2008 ; Christian Bessy, Thierry Delpeuch et Jérôme Pélisse (dir.), Droit et régulations économiques : perspectives sociologiques et institutionnalistes, op. cit. ; Christian Bessy, L’organisation des activités des avocats. Entre monopole et marché, Paris : LGDJ, 2015.
  • [10]
    Jérôme Pélisse, « Travailler le droit : lectures et perspectives sociologiques », Revue française de sociologie, 59 (1), 2018, p. 99-125.
  • [11]
    Héléna Yazdanpanah, « Faire du droit une arme de domination patronale. L’intervention des avocats dans la mise en œuvre des plans de sauvegarde de l’emploi », Agone, 62, 2018, p. 37-52.
  • [12]
    Laurent Willemez, « Engagement professionnel et fidélités militantes. Les avocats travaillistes dans la défense judiciaire des salariés », Politix, 62, 2003, p. 145-164.
  • [13]
    Shauhin Talesh, « Legal Intermediaries: How Insurance Companies Construct the Meaning of Compliance with Anti-Discrimination Laws », Law and Policy, 37 (3), 2015, p. 209-239.
  • [14]
    Lauren B. Edelman, Linda H. Krieger, Scott R. Eliason, Catherine R. Albiston et Virginia Mellema, « When Organizations Rule: Judicial Deference to Institutionalized Employment Structures », American Journal of Sociology, 117 (3), 2011, p. 888-954.
  • [15]
    Pierre Lascoumes et Jean-Pierre Le Bourhis, « Des “passe-droits” aux passes du droit. La mise en œuvre socio-juridique de l’action publique », Droit et Société, 32, 1996, p. 51-73.
  • [16]
    Christian Bessy, Thierry Delpeuch et Jérôme Pélisse, « Situer le droit par rapport à l’action économique. Les apports croisés de l’économie institutionnaliste et de la sociologie du droit », in Id. (dir.), Droit et régulations économiques : perspectives sociologiques et institutionnalistes, op. cit., p. 9-30.
  • [17]
    Céline Bessière, « Les “arrangements de famille” : équité et transmission d’une exploitation familiale viticole », Sociétés contemporaines, 56 (4), 2004, p. 69-89 ; Céline Bessière et Sibylle Gollac, Le genre du capital, Paris : La Découverte, 2020.
  • [18]
    Lorenzo Barrault-Stella et Alexis Spire, « Introduction. Quand les classes supérieures s’arrangent avec le droit », Sociétés contemporaines, 108, 2017, p. 5-14.
  • [19]
    Alexis Spire, « La domestication de l’impôt par les classes dominantes », Actes de la recherche en sciences sociales, 190, 2011, p. 58-71.
  • [20]
    Françoise Larré et Vincent Wauquier, « Comment saisir l’hétérogénéité des relations d’emploi intermédiées ? », Économies et Sociétés. Série Socio-économie du travail, AB-22, 2002, p. 1299.
  • [21]
    Jacques Magaud, « L’éclatement juridique de la collectivité de travail », Droit social, 12, 1975, p. 525-530 ; Marie-Laure Morin, « Sous-traitance et relations salariales. Aspects de droit du travail », Travail et Emploi, 60, 1994, p. 23-43.
  • [22]
    Françoise Larré et Vincent Wauquier, « Comment saisir l’hétérogénéité des relations d’emploi intermédiées ? », article cité.
  • [23]
    Rachel Beaujolin-Bellet, « Des subordinations et des transformations du travail : quelles régulations ? », in Héloïse Petit et Nadine Thévenot (dir.), Les nouvelles frontières du travail subordonné, Paris : La Découverte, 2006, p. 98-108.
  • [24]
    À la suite d’un article séminal la socio-économie de l’emploi distingue les marchés primaires qui ouvrent la possibilité de faire carrière dans des grandes entreprises, de marchés secondaires, qui cantonnent les salariés dans des postes d’exécution sans espoir de promotion, se référer à : Peter B. Doeringer et Michael J. Piore, Internal Labor Markets and Manpower Analysis [1971], seconde édition augmentée : Armonk : Sharpe, 1985.
  • [25]
    Les analyses exposées ici n’engagent que l’auteur.
  • [26]
    CDI : contrat de travail à durée indéterminée ; CDD : contrat de travail à durée déterminée.
  • [27]
    François Sarfati et Claire Vivés, « De l’intérim au CDI intérimaire. Se stabiliser dans le salariat pour limiter la subordination », Sociétés contemporaines, 110, 2018, p. 119-141.
  • [28]
    Gabrielle Schütz, Jeunes, jolies et sous-traitées. Les hôtesses d’accueil, Paris : La Dispute, 2018.
  • [29]
  • [30]
    <http://snpa.fr/qui-sommes-nous/>, consulté le 22 juillet 2019.
  • [31]
    Thierry Pillon et François Vatin, « La question salariale : actualité d’un vieux problème », in François Vatin et Sophie Bernard (dir.), Le salariat : théorie, histoire et formes, Paris : La Dispute, 2007, p. 29-48.
  • [32]
    Thierry Pillon et François Vatin, Traité de sociologie du travail, Toulouse : Éditions Octarès, 2007.
  • [33]
    Bernard Mottez, « Du marchandage au salaire au rendement », Sociologie du travail, 2-3, 1960, p. 206-215.
  • [34]
    Francis Démier, « Définir le salariat de la révolution industrielle », in François Vatin et Sophie Bernard (dir.), Le salariat : théorie, histoire et formes, op. cit., p. 49-64.
  • [35]
    CGT : Confédération générale du travail.
  • [36]
    Rachid Belkacem, « Des agences d’intérim aux agences d’emploi », Les notes de l’IES, 30, janvier 2013.
  • [37]
    Christelle Havard, Brigitte Rorive et André Sobczak, « Client, employeur et salarié : cartographie d’une triangulation complexe », Économies et sociétés, 9, 2006, p. 1229-1258.
  • [38]
    Nous recourons à l’usage de pseudonymes afin de respecter l’anonymat des personnes rencontrées.
  • [39]
    Zone d’aménagement concerté.
  • [40]
    Josiane Pinto, « Une relation enchantée : la secrétaire et son patron », Actes de la recherche en sciences sociales, 84, 1990, p. 32-48.
  • [41]
    Plus de neuf hôtesses sur dix en accueil événementiel utilisent cette activité comme une activité d’appoint. En accueil en entreprise, en revanche, cette proportion chute à deux tiers des hôtesses ; Gabrielle Schütz, Jeunes, jolies et sous-traitées. Les hôtesses d’accueil, op. cit.
  • [42]
    Mireille Lapoire, « Travail temporaire, marché permanent. Quand les contraintes réglementaires génèrent des échanges », Droit et Société, 77, 2011, p. 19-37.
  • [43]
    Patricia Ewick et Susan Silbey, The Common Place of Law: Stories from Everyday Life, op. cit. ; Jérôme Pélisse, « A-t-on conscience du droit ? Autour des legal consciousness studies », Genèses, 59, 2005, p. 114-130.
  • [44]
    Ces deux entretiens permettent toutefois en premier lieu de relativiser l’action de l’inspection du travail à un double niveau : il en ressort, d’une part, qu’une forte pression pèse sur elle concernant la lutte contre le travail dissimulé (peu présent dans l’accueil), reléguant de fait au second plan la lutte contre le délit de marchandage et le prêt de main-d’œuvre illicite ; d’autre part, que ses actions relatives à ces derniers délits visent d’abord le secteur du BTP et celui des services informatiques aux entreprises, bien plus que celui de l’accueil, en raison de leurs envergures économiques respectives et du plus grand nombre de travailleurs potentiellement concernés au sein d’une même entreprise cliente.
  • [45]
    Établir la subordination des salariés externalisés à l’entreprise cliente n’est pas chose aisée et nécessite des investigations approfondies : il ne suffit pas de montrer que ces salariés reçoivent des ordres de la société cliente, il faut démontrer le caractère récurrent de cette situation, ainsi que son caractère intentionnel.
  • [46]
    Lauren B. Edelman, « L’endogénéité du droit », op. cit.
  • [47]
    Le cas limite, non analysé ici, étant représenté par les agences d’intérim « implantées » chez le client, où la distinction entre société cliente et société intérimaire est plus floue.
  • [48]
    Jean-Marc Weller, « Le travail administratif, le droit et le principe de proximité », L’année sociologique, 53 (2), 2003, p. 431-458.
  • [49]
    Mireille Lapoire, « Travail temporaire, marché permanent. Quand les contraintes réglementaires génèrent des échanges », article cité, p. 23.
  • [50]
    Brice Partouche, « L’ambition jurisprudentielle d’une moralisation de l’intérim. Les entreprises de travail temporaire mises à l’épreuve d’une extension de leurs responsabilités civile et pénale », Revue du droit du travail, 5, 2015, p. 288-395.
  • [51]
    Vincent Tiano, Les inspecteurs du travail à l’épreuve de l’évaluation des risques : une profession sous tension, thèse de doctorat en sociologie, Université de la Méditerranée Aix Marseille II, 2003.
  • [52]
    Christian Papinot, « Jeunes intérimaires et ouvriers permanents en France : quelle solidarité au travail ? », Relations industrielles, 64 (3), 2009, p. 489-506.
  • [53]
    Pierre Lascoumes et Jean-Pierre Le Bourhis, « Des “passe-droits” aux passes du droit. La mise en œuvre socio-juridique de l’action publique », article cité.
  • [54]
    Nicolas Jounin, Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, Paris : La Découverte, 2009.
  • [55]
    Quelle que soit l’analyse faite du rôle de l’intermédiation, la main-d’œuvre, elle, reste bien sûr externalisée.
  • [56]
    Laurent Willemez, Le droit du travail en danger. Une ressource collective pour des combats individuels, Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant, coll. « Savoir/Agir », 2006 ; Bernard Friot, « Le déclin de l’emploi est-il celui du salariat ? Vers un modèle de la qualification personnelle », Travail et emploi, 126, 2011, p. 61-70.
  • [57]
    Alain Supiot, « Les nouveaux visages de la subordination », Droit social, 2, 2000, p. 131-145 ; Sophie Bernard et Marnix Dressen (dir.), « Corpus – Indépendance et salariat », La nouvelle revue du travail, 5, 2014 [En ligne].
  • [58]
    Michel Lallement, L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Paris : Le Seuil, 2015.
  • [59]
    Eveline Baumann, Sylvie Monchatre et Marc Zune (dir.), dossier : « L’emploi à l’épreuve de ses marges », Revue française de socio-économie, 17, 2016.
  • [60]
    Robert Castel, La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Paris : Seuil, 2009.
  • [61]
    La rédaction des éditions Tissot, « Les atouts de l’intérim », 2007, <https://www2.editions-tissot.fr/actualite/droit-du-travail/les-atouts-de-l-interim>.
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