Notes
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[1]
AFP, « Coronavirus : plus de 3 milliards de personnes confinées dans le monde ce dimanche », Le Soir.be, mis en ligne le 29 mars 2020, consulté le 27 mai 2021.
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[2]
Pour un bilan des enjeux et formes de la recherche, voy. : Marie Gaille et Philippe Terral (coord.), Les sciences humaines et sociales face à la première vague de la pandémie de Covid-19. Enjeux et formes de la recherche, rapport, 20 novembre 2020.
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[3]
Frode Helmich Pedersen, « A Pandemic of Narratives », in Werner Gephart (ed.), In the Realm of Corona Normativities. A Momentary Snapshot of a Dynamic Discourse [ci-après In the Realm of Corona Normativities], p. 409-417.
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[4]
Karoline Postel-Vinay, « Les récits de l’incertitude planétaire. Discordance ou pluralisme ? », in Marc Lazar et al. (dir.), Le monde d’aujourd’hui. Les sciences sociales au temps de la Covid [ci-après Le monde d’aujourd’hui], p. 279-292.
-
[5]
Laurie Boussaguet et Florence Faucher, « Comment mobiliser les populations ? La réponse symbolique des exécutifs français, italien et britannique », in ibid., p. 243-261.
-
[6]
Sébastien Salerno, « Communiquer une pandémie », in Fiorenza Gamba et al. (dir.), Covid-19. Le regard des sciences sociales [ci-après Covid-19. Le regard des sciences sociales], p. 45-57.
-
[7]
Bernard Debarbieux, « Distance sociale et confinement au temps du Covid-19 », in ibid., p. 111-123.
-
[8]
Fiorenza Gamba, « On ne (sur)vit pas sans rituels », in ibid., p. 101-110.
-
[9]
Michel Oris, Diego Ramiro Fariñas, Rodriguez Pujol Rodriguez et al., « La crise comme révélateur de la position sociale des personnes âgées », in ibid., p. 179-191.
-
[10]
Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation, Paris : Gallimard, 2021, p. 7.
-
[11]
Clare Bambra, Ryan Riordan, John Ford et al., « The COVID-19 Pandemic and Health Inequalities », Journal of Epidemiology and Community Health, 74 (11), 2020, p. 964-968.
-
[12]
Marie Gaille et Philippe Terral (coord.), Les sciences humaines et sociales face à la première vague de la pandémie de Covid-19, op. cit., p. 15.
-
[13]
Mirna Safi, Philippe Coulangeon, Emanuele Ferragina et al., « La France confinée. Anciennes et nouvelles inégalités », in Le monde d’aujourd’hui, op. cit., p. 95-116.
-
[14]
Éric Widmer, Vera de Bel, Olga Ganjour et al., « Dynamiques familiales et Covid-19 : réactions à la période de confinement », in Covid-19. Le regard des sciences sociales, p. 159-177.
-
[15]
Najat Vallaud-Belkacem et Sandra Laugier, La société des vulnérables. Leçons féministes d’une crise, Paris : Gallimard, 2020, p. 17.
-
[16]
Mirna Safi et al., « La France confinée. Anciennes et nouvelles inégalités », op. cit., p. 100-104.
-
[17]
Anne Boring, Réjane Sénac, Marta Dominguez et al., « La crise sanitaire et les inégalités entre les sexes en France », in Le monde d’aujourd’hui, p. 117-131.
-
[18]
Amel Grami, « Trapped: Women and Domestic Violence in “Corona Time” », in In the Realm of Corona Normativities, p. 433-441.
-
[19]
Najat Vallaud-Belkacem et Sandra Laugier, La société des vulnérables. Leçons féministes d’une crise, op. cit., p. 9.
-
[20]
Bruno Palier, « Pourquoi les personnes “essentielles” sont-elles si mal payées ? », in Le monde d’aujourd’hui, p. 151-167.
-
[21]
Marco Nardone, « Le Covid-19 en prison », in Covid-19. Le regard des sciences sociales, p. 227-245 ; Éric Fassin, Punir. Une passion contemporaine. Suivi de À l’épreuve de la pandémie, Paris : Points, 2020.
-
[22]
Helena Alviar, Loïc Azoulai, Régis Bismuth et al., « Ce que la Covid-19 révèle du rapport entre le monde et le droit », in Le monde d’aujourd’hui, p. 171-189.
-
[23]
Jure Leko, « At the Borders of Europe. On Spatial Mobility During the Covid-19 Crisis », in In the Realm of Corona Normativities, p. 81-94.
-
[24]
Claudine Burton-Jeangros, « Covid-19 : une mise à l’épreuve de la gestion mondiale des épidémies », in Covid-19. Le regard des sciences sociales, p. 266 ; Toni Ricciardi, « Pandémie et frontières : à la recherche du coupable », in ibid., p. 301-316.
-
[25]
Dieter Gosewinkel, « Corona and the Legal Barriers of National Border Restrictions », in In the Realm of Corona Normativities, p. 95-101.
-
[26]
Paul-André Rosental, « Les trente premiers jours. Leçons comparatives de la lutte contre la pandémie de coronavirus », in Le monde d’aujourd’hui, p. 23-44.
-
[27]
Olivier Rozenberg et Cyril Benoît, « La démocratie parlementaire peut-elle se passer du parlement ? », in ibid., p. 191-206.
-
[28]
Olivier Beaud et Cécile Guérin Bargues, « L’état d’urgence sanitaire : était-il judicieux de créer un nouveau régime d’exception ? », in the Realm of Corona Normativities, p. 103-117.
-
[29]
Caroline Okumdi Muoghalu, « Igbo Culture and the Coronavirus Pandemic Social Distancing Order of the Nigerian Government on a Collision Course: Reflections on Law as Culture », in ibid., p. 257-266.
-
[30]
Helga Maria Lell, « “Law as Culture” in Argentina’s Emergency Context », in ibid., p. 267-280.
-
[31]
Helena Alviar et al., « Ce que la Covid-19 révèle du rapport entre le monde et le droit », op. cit., p. 187.
-
[32]
Jacques Commaille, « In a Troubled World: A New System of Knowledge about Law? », in In the Realm of Corona Normativities, p. 64.
-
[33]
Pierre Brunet, « Nous sommes la raison du virus », in ibid., p. 443-450.
-
[34]
Anne Lambert et Joanie Cayouette-Remblière (dir.), L’explosion des inégalités. Classes, genre et générations face à la crise sanitaire, La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube, 2021 ; Nicolas Mariot, Pierre Mercklé et Anton Perdoncin (dir.), Personne ne bouge. Une enquête sur le confinement du printemps 2020, Grenoble : UGA Éditions, 2021 ; François Ost, De quoi le Covid est-il le nom ?, Bruxelles : Académie royale de Belgique, 2021. Pour une cartographie des réponses juridiques à la pandémie dans plusieurs dizaines de pays et territoires, voy. Jeff King et Octávio Ferraz (eds.), Oxford Compendium of National Legal Responses to Covid-19, Oxford : Oxford University Press, 2021.
À propos de…
1■ Gamba Fiorenza, Nardone Marco, Ricciardi Toni et Cattacin Sandro (dir .), Covid-19. Le regard des sciences sociales, Genève : Seismo, 2020 , 336 p.
■ Gephart Werner (ed.), In the Realm of Corona Normativities. A Momentary Snapshot of a Dynamic Discourse, Francfort-sur-le-Main : Vittorio Klostermann, 2020 , 531 p.
■ Lazar Marc, Plantin Guillaume et Ragot Xavier (dir.), Le monde d’aujourd’hui. Les sciences sociales au temps de la Covid, Paris : Presses de Sciences Po, 2020, 384 p.
2Vers le milieu du mois de mars 2020, la propagation à l’échelle planétaire d’un agent biologique pathogène menace la capacité d’accueil de bon nombre de systèmes hospitaliers nationaux. Elle pousse les gouvernements à édicter, dans l’urgence, une série de mesures aux implications sans précédent sur la vie quotidienne des individus. Dans les jours qui suivent, près de 3,5 milliards de personnes sont ainsi contraintes ou incitées par les autorités à rester chez elles [1]. Le caractère sanitaire de la crise conduit alors les spécialistes des sciences biomédicales à défiler en nombre sur les plateaux télévisuels et à prendre leurs quartiers dans l’antichambre des cabinets ministériels.
3Parallèlement, on note une présence plus discrète des chercheurs en sciences sociales dans le champ médiatique. Dans certains États, ils participent en moindre nombre aux processus décisionnels ; dans d’autres, leur expertise n’est même pas sollicitée. Néanmoins, ils s’attellent dès l’aube du confinement à rendre compte de cette crise et de ses répercussions. Dispositifs de recherche ad hoc, publications et webinaires se succèdent depuis lors à un rythme soutenu.
4Sans prétendre dresser le bilan exhaustif de la recherche en sciences sociales sur la première vague de la pandémie [2], cette contribution croise trois ouvrages parus entre la fin du printemps et le début de l’autonome 2020. Toutes collectives, ces publications recueillent une pluralité de regards disciplinaires sur les différentes facettes de la situation. Elles s’inscrivent dans une finalité commune : démontrer la richesse et l’opportunité – voire la nécessité – d’un éclairage des sciences sociales sur la gestion et les enjeux de la crise de la Covid-19. À travers l’observation et le questionnement, les disciplines mobilisées interrogent les multiples aspects de cet événement et participent à une compréhension renouvelée des composantes et structures de nos sociétés. S’il convient de noter la nature plus prescriptive d’un certain nombre d’études, il faut également relever que ces premières recherches se donnent avant tout pour objectif d’orienter et d’outiller leurs contemporains.
5Le premier né de cette triade de projets parait en juin 2020. Mis en ligne gratuitement par les éditions Seismo, l’ouvrage Covid-19. Le regard des sciences sociales est réalisé sous la direction de trois sociologues (Fiorenza Gamba, Sandro Cattacin, Marco Nardone) et d’un historien (Toni Ricciardi), tous rattachés à l’Université de Genève. Produit d’un « sentiment d’impuissance intellectuelle devant l’enfermement, devant la mort », la réalisation de l’ouvrage constitue pour ses directeurs une « sorte de rite de passage », dont ils ambitionnent qu’elle permettra l’ouverture d’orientations pour le futur. L’introduction, rédigée à huit mains, reflète le ton résolument sociologique de la publication et propose deux clés de compréhension de la pandémie : la société du risque, telle que théorisée par Ulrich Beck, et la théorie du processus de civilisation de Norbert Elias. Le livre est découpé en quatre thématiques : dynamiques des sociétés, appartenances, vulnérabilités, gestion de la santé. Dans une cinquième et ultime partie, le quatuor de directeurs reprend la plume pour livrer quelques orientations et perspectives sur la situation.
6Dirigé par le juriste et sociologue allemand Werner Gephart, et publié dans la collection « Law as Culture » qu’il dirige chez Vittorio Klostermann, In the Realm of Corona Normativities. A Momentary Snapshot of a Dynamic Discourse examine les implications et dynamiques normatives de la pandémie à la lumière du paradigme du droit en tant que culture (« Law as Culture »). Teinté d’impressionnisme, cet ouvrage bilingue se distingue également par la longueur inégale de ses contributions. À travers les cinq thématiques qui le structurent, une cinquantaine de « fellows », collaborateurs et soutiens du Kate Hamburger Center for Advanced Study in the Humanities « Law as Culture » partagent la conviction que la dimension normative de la vie sociale joue un rôle particulier dans cette période trouble. Paru en août 2020, il s’ouvre par une introduction présentant quelques principes du paradigme mobilisé de manière transversale dans l’ouvrage. Il se clôture par une esquisse de l’idéal-type d’une « pandemic validity culture ». Entre les deux, une foule de sociologues, juristes, philosophes, politologues, à laquelle s’ajoutent quelques linguistes et historiens, livrent leurs premières réflexions sociojuridiques sur la crise et s’essayent au traçage des particularités d’une normativité propre à la pandémie. Ils s’interrogent ensuite sur ses implications dans un univers normatif globalisé, examinent le rôle de la culture et des arts en temps de pandémie et finissent par discuter de l’opportunité d’« agir au nom de la crise de la Covid-19 » et d’en tirer une leçon.
7Sous la houlette de Marc Lazar, Guillaume Plantin et Xavier Ragot, les membres de la Faculté permanente et doctorants de Sciences Po tentent par la recomposition des savoirs des disciplines phares de la Faculté (sociologie, science politique, économie, histoire et droit) de rendre compte de la réalité de ce « fait social total », qu’est la pandémie. S’appuyant sur les premiers résultats de plusieurs enquêtes socioéconomiques et sanitaires, Le monde d’aujourd’hui. Les sciences sociales au temps de la Covid tend à mettre en valeur les traits communs et les différences disciplinaires d’une démarche scientifique « en mode dégradé ». Publié en octobre 2020 par les Presses de Sciences Po, l’ouvrage, qui contient vingt contributions dont une moitié est le produit d’un travail de recherche collectif, aborde successivement cinq grandes thématiques : les politiques sanitaires, la société et l’économie, la démocratie et l’État de droit, les récits, pouvoirs et idéologies et, enfin, l’environnement et le monde d’aujourd’hui.
8Puisqu’il serait illusoire de prétendre dans cette rubrique rendre compte de toute la richesse des analyses portées par ces premières publications, nous nous concentrons ici sur le développement de trois thématiques transversales dont les délimitations peuvent apparaître quelque fois poreuses, chacune d’entre elles recoupant un ensemble de sous-thèmes. Quelques références externes aux ouvrages collectifs sont également discutées lorsqu’elles permettent de compléter ou croiser certaines des études discutées.
I. L’univers de la Covid-19 : entre récits symboliques et novlangue rituélique
9L’un des aspects les plus stimulants des recherches déclenchées par, et conduites durant, la première vague de la pandémie concerne les analyses et réflexions développées par différentes disciplines sur les mises en récit de la situation d’incertitude en temps de crise.
10Les premiers travaux disponibles insistent sur le fait que la crise ne se limite pas à l’infection des corps par un agent biologique mais inclut les réponses qui y sont apportées, y compris sa gestion et sa narration, tant par la communauté que par les individus. Spécialiste en littérature nordique, Frode Helmich Pedersen s’intéresse aux narratifs de crise qui émergent entre le début et la fin du confinement dans les pays scandinaves. Il relève que la plupart d’entre eux sont des discours normatifs, souvent à la limite de l’accusatoire. Certains sont caractérisés par la recherche des racines, des origines, des causes de la crise. D’autres, tenus par des représentants de presque toutes les professions, visent à convaincre les autorités et la population de l’importance et de la nécessité de se voir doter d’une protection économique particulière. À ceux-ci s’ajoutent les récits personnels de l’individu en quarantaine, pour beaucoup prescriptifs quant à la manière dont il convenait de vivre en ces circonstances ainsi que les reportages médiatiques dénonçant des comportements qualifiés d’inciviques [3].
11Pour Karoline Postel-Vinay, la pandémie est une mise en abyme d’un chaos plus structurel qui vient exacerber un état global d’incertitude. La constellation de réponses apportées à la crise révèle un univers de possibilités au sein duquel concourt une série d’interprétations discordantes sur la signification de l’événement. La politologue met en exergue les paradoxes de ce « moment mondial » qui, nonobstant son caractère global, impacte de façon très variable les territoires et les individus. Elle démontre que la mise en récit s’est avérée indispensable en temps de doute mondial et relève une double évolution soulignée par la crise : la remise en cause du scénario libéral international et la volonté de la Chine de se doter d’un « pouvoir narratif ». Avant de conclure sur la nécessité de repenser les codes de la coopération internationale dans une société globalisée qui abrite une production croissante de récits et d’attentes hétérogènes, elle pointe le « déficit chronique de puissance narrative européenne » en temps de crise [4].
12Moins affirmatives à cet égard, Laurie Boussaguet et Florence Faucher questionnent également la capacité des institutions européennes à développer leur propre répertoire symbolique. Dans leur contribution, ces deux politistes profitent de la quasi-simultanéité de la crise sur le continent européen pour réaliser une étude comparative des prises de parole des chefs d’État et de gouvernement français, italien et britannique entre mars et mai 2020. Des traits communs et des divergences se dégagent dans l’action symbolique de ces exécutifs en temps de crise. Ainsi, dans la période initiale, l’action symbolique des leaders européens est marquée, non sans écueils, par la nécessité commune de rassurer les populations, susciter la prise de conscience et rassembler les citoyens. À ces fins, leur communication s’inscrit cependant dans des registres symboliques parfois distincts. Elle est ainsi fonction tant du contexte politique national que de la personnalité du dirigeant. Là où Emmanuel Macron recourt de manière explicite au champ lexical guerrier, le président du Conseil italien adopte une rhétorique médicale. En outre, les interventions calibrées et le discours imagé de Boris Johnson tranchent avec la mise en scène et la parole fleuve qui caractérisent les apparitions du président français [5].
13Les enjeux de la communication des acteurs politiques durant le premier quadrimestre de l’année 2020 sont également décortiqués par la sociologie des médias numériques. S’inspirant de travaux antérieurs en sociologie des médias de masse, Sébastien Salerno propose une étude empirique des contenus publiés sur les réseaux sociaux, en particulier Twitter, par plusieurs acteurs institutionnels suisses au centre de la gestion de la crise. L’analyse d’un corpus de tweets révèle que la pandémie produit une intensification générale de leurs publications. Celles-ci sont principalement destinées à informer et à mobiliser l’audience, considérée ici comme une entité réflexive et en dialogue. En sus de ces contenus, le sociologue analyse, sur une courte période, la communication visuelle du compte Twitter de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), lequel fait office durant la crise d’outil de campagne pour inciter les publics à l’action. En outre, il ressort d’un travail de codage sur une sélection des tweets francophones les plus populaires publiés au cours de cette même période que le faible nombre de publications associées au mot-clef « fakenews » relève en majorité de l’appel à la vigilance contre les fausses informations [6].
14Aux travaux qui investiguent la narrativité en période de crise s’ajoutent les recherches qui explorent les ressorts des phénomènes grammatico-linguistique et rituélique d’(auto)-outillage des populations parachutées dans une « nouvelle » réalité.
15Les impératifs tels que « Restez chez vous ! » qui fleurissent sur les affiches et avis placardés dans la ville de Bonn sont décortiqués sur quelques pages dans une perspective linguistico-juridique. De l’autre côté de la frontière, le géographe Bernard Debarbieux discute la pertinence des vocables « distance sociale » et « confinement » dont il s’étonne, tant de leur usage que de leur adoption inconditionnelle. Sur la « distance sociale », qui est directement importée du vocabulaire de l’épidémiologie et de la santé publique, il relève que cette expression reçoit également plusieurs acceptations dans les sciences sociales. Celles-ci lui paraissent beaucoup plus justifier de l’emploi du qualificatif « social » que les politiques de prévention sanitaire contemporaines. Le « confinement » devrait, lui, être associé au concept de cloisonnement pour rendre compte de ce qui se joue avec la pandémie. Cet alliage fait ressortir que le confinement s’appuie sur des dispositifs matériels, tels les murs ou les cloisons qui ont valeur d’enceintes concrètes et symboliques à la fois. Ce confinement-cloisonnement dans un espace privé, domestique, fragilise davantage les franges précaires de la population et participe de la perception de l’espace public, au sein duquel s’entrecroisent porteurs sains et individus contaminés, comme étant celui du danger [7]. Le foyer sur lequel les populations (se) sont repliées se fait aussi le théâtre de l’apparition et de la rapide diffusion de nouveaux rituels spontanés. Ces pratiques ritualisées, caractérisées en temps de pandémie par leur caractère non institutionnel et leur appui sur les technologies numériques, donnent naissance à des néologismes tels que « coronapéro » ou « skypéro » [8].
II. Du révélateur au catalyseur de vulnérabilités : la crise des inégalités
16La pandémie de la Covid-19 met en lumière une pluralité de réalités latentes, de la position sociale des personnes âgées [9] au sous-développement des structures sanitaires d’un grand nombre de pays [10]. À contre-courant des discours politiques et autres slogans fédérateurs (« on est tous dans le même bateau ») qui éclosent dans la sphère publique en mars 2020, la littérature scientifique, à la suite de travaux antérieurs sur de précédentes pandémie, s’inscrit rapidement dans la réfutation du mythe d’un SARS-CoV-2 « non-discriminant » [11]. La crise et sa gestion sont ainsi appréhendées comme un révélateur et un catalyseur des inégalités et des vulnérabilités entre individus et entre territoires [12].
17Des premières études disponibles, dont bon nombre ont été conduites en France ou en Suisse par des collectifs de chercheurs issus de diverses disciplines, il ressort que les conséquences du confinement, analysé comme un double repli spatial et social, s’avèrent très inégalitaires. L’enfermement prolongé des populations et la fermeture des lieux éducatifs et professionnels affectent le rôle du logement et transforment le rapport au travail [13].
18D’une part, le logement, dont l’influence sur les pratiques familiales a été souligné par des recherches sociologiques passées, constitue un facteur de vulnérabilité pour de nombreuses familles. Étroit, inadapté, il est en temps de crise le lieu de nombreux empiètements spatiaux et la source de tensions intrafamiliales [14].
19D’autre part, le rapport au travail en temps de confinement est l’objet de plusieurs investigations. Le recours au télétravail, « conçu comme un privilège protégeant les cadres des risques sanitaires » [15], a exacerbé les inégalités socioprofessionnelles et salariales mais aussi de genre. Un amenuisement de la frontière entre les sphères professionnelle et familiale, délimitation qui est structurellement plus poreuse pour les femmes que pour les hommes, est également constaté. Durant la crise, ce sont elles qui en majorité ont assumé les tâches domestiques et éducatives [16]. Les données examinées traduisent également un recul dans la participation des femmes sur le marché du travail et un renforcement des croyances dans les normes de genre [17]. En outre, le confinement entraîne une augmentation des violences conjugales. Cette hausse est analysée par Amel Grami, spécialiste en études de genre, comme résultant pour partie de l’émergence d’une nouvelle catégorie d’auteurs de violences domestiques en temps de pandémie : ceux qui, incapables de faire face aux conséquences psychologiques, financières et sociales de la crise, perçoivent le confinement comme une opportunité d’exercer un pouvoir fondé sur le genre [18].
20De plus, les femmes sont très présentes en « première ligne ». Elles constituent la majorité des rangs de ces professions du care (aides-soignantes, infirmières, etc.) dont la crise a mis en lumière toute la crucialité [19]. En France, bien que considérées comme services essentiels depuis le début de la pandémie, ces professions de soins aux autres reposent, tout comme celles qui relèvent des services logistiques et de distribution (caissières, livreurs, etc.), sur un ensemble d’emplois précaires et mal rémunérés. Bruno Palier, spécialiste des systèmes de protection sociale européens, tente de démontrer que ce sont les conditions sociales et économiques de développement de ces emplois qui expliquent leur faible niveau de rémunération. Interrogeant le postulat de « non productivité » de ces emplois asséné par la doctrine néo-classique du marché du travail, il relève deux principaux mécanismes ayant contribué à leur dévalorisation : les politiques publiques qui ont visé, dans une stratégie de compétitivité, à réduire le coût du travail sur les bas salaires ainsi que la construction des compétences spécifiques des métiers du care comme des compétences « féminines » ou une « extension du champ domestique » [20].
21Outre les politiques publiques familiales et de l’emploi, la sociologie et la science juridique mettent en exergue la nécessité de revoir, ou à tout le moins de questionner, à la lumière de la gestion de la crise, certaines politiques pénitentiaires et pénales nationales ainsi que le droit européen de l’immigration. D’une part, en ce qui concerne les détenus, la circulation du virus dans des établissements carcéraux surpeuplés a poussé les États à appliquer de manière plus libérale certaines dispositions légales préexistantes, tel que le fait de renoncer à l’utilisation systématique de la détention provisoire, voire à trouver des solutions qui s’opposent complètement aux logiques d’emprisonnement (libérations de masse) [21]. D’autre part, suite à la fermeture des centres d’accueil et à l’arrêt des opérations de sauvetage en mer, la vulnérabilité des migrants s’est accrue avec la crise. Helena Alviar et ses co-auteurs relèvent que les mesures exceptionnelles déployées pour sauver des vies durant la crise (identification, suivi, surveillance, etc.) constituent le régime ordinaire du droit européen de l’immigration, lequel traduit essentiellement la perception selon laquelle les migrants constituent une menace qu’il faudrait placer sous contrôle [22].
III. L’État-nation et le droit face à la pandémie
22Si la diffusion du virus est globale, les tentatives de lutte contre sa propagation et la gestion de ses conséquences économiques et sociales ont été, particulièrement dans les premiers mois de la crise, nationales.
23Le rétablissement en fanfare des frontières, notamment au sein de l’Union européenne, est analysé par la sociologie comme une démonstration performative de la souveraineté des États européens [23] et la réminiscence d’un mécanisme historique de mise à distance de l’Autre, perçu comme un danger [24]. Pour Dieter Gosewinkel, la crise expose ainsi les éléments constitutifs de l’État-nation tel qu’il s’était développé au xixe siècle : un État qui protège sa population et son territoire et dont les pouvoirs priment sur tout autre pouvoir politique extérieur, inspirant dès lors la confiance. Or, l’historien souligne la désillusion que ce processus entraîne pour les populations, les développements de la crise ayant démontré que les zones de contamination ne correspondent pas aux frontières étatiques [25].
24La recherche en sciences sociales produit également des études de cas nationaux et d’autres analyses comparatives qui s’intéressent, d’une part, aux contextes dans lesquels se déploient les stratégies antiépidémiques nationales et, d’autre part, aux conséquences de la marge de manœuvre prépondérante que s’aménagent les exécutifs en période de crise.
25Paul-André Rosental analyse l’efficacité de la politique sanitaire de vingt-quatre États durant le premier mois de la crise. Il met en évidence que les investissements et les infrastructures sanitaires ont été un facteur majeur d’efficacité pour limiter tant les pertes humaines au sein des territoires que l’adoption de mesures antiépidémiques sévères. En outre, il insiste sur la place de l’État social, variable comparative cachée mais cruciale pour comprendre la grande hétérogénéité des réponses étatiques déployées [26]. À partir d’une autre analyse comparative et quantitative couvrant cette fois l’ensemble des 159 pays du monde qui comptent plus d’1 million d’habitants, Olivier Rozenberg et Cyril Benoît examinent l’activité parlementaire en période de crise. Ils concluent à la résilience et l’adaptativité de cette institution démocratique dans les pays où elle était bien établie antérieurement à la pandémie [27].
26Sur le plan des cas d’études nationaux, deux constitutionnalistes français s’interrogent sur le bien-fondé de la création d’un nouveau régime d’exception, propre à la situation sanitaire, dans un ordre juridique pourtant d’ores et déjà bien fourni en la matière. À la suite du constat posé par les auteurs sur l’état d’urgence sécuritaire de 2015, cette innovation est critiquée comme étant le fruit d’un pouvoir législatif quelque peu amputé de son imagination et de sa rigueur juridiques d’antan [28].
27D’autres chercheurs mobilisent le paradigme Law as Culture pour rendre compte des dynamiques sociales dans lesquelles s’inscrivent les mesures de lutte contre la propagation du virus édictées à l’échelle nationale. La sociologue Caroline Okumdi Muoghalu explique que les directives sanitaires édictées par le gouvernement nigérien entrent frontalement en collision avec la culture du peuple Igbo. Elle recommande dès lors qu’une sensibilisation de ce peuple du sud-est du pays précède l’imposition de futures mesures [29]. Helga Maria Lell, philosophe du droit, étudie, quant à elle, le déploiement d’un régime juridique d’exception en Argentine. Si le pays dispose, en raison d’une succession d’urgences sociales et économiques, d’une longue tradition politique et législative d’octroi de pouvoirs spéciaux à son exécutif, la crise de la Covid-19 se distingue néanmoins des séquences précédentes en raison de son impact majeur sur toutes les dimensions de la vie quotidienne des Argentins [30].
28De plus, en cette période, Helena Alviar et ses co-auteurs relèvent qu’une pluralité de forces s’appuie sur, et tend à accentuer, les traits d’une transformation du droit déjà bien amorcée antérieurement à la crise. Deux caractéristiques du droit comme technique de la gouvernementalité libérale sont mises en lumière par la régulation de la Covid-19 : une instrumentalisation du droit formel en fonction des nécessités gouvernementales et des exigences de la raison scientifique ainsi qu’une ouverture de la texture du droit à cette même raison scientifique [31]. Le sociologue Jacques Commaille livre, quant à lui, quelques réflexions sur le déploiement d’un nouveau régime de connaissance pour le droit en contexte de pandémie. Il nous invite à porter une attention accrue aux « approches de recherche mettant en valeur la richesse de la vie du droit au cœur même de l’effervescence des sociétés, à partir des multiples façons dont les citoyens se l’approprient ou même le mythifient justement. » [32]. Face à l’impact négatif des actions humaines sur notre environnement, lequel devrait nous conduire à reconnaître notre responsabilité, en tant qu’espèce, dans la survenance de la pandémie de la Covid-19, Pierre Brunet, juriste de droit public, appelle de son coté à penser et consacrer juridiquement des « droits de la nature » qui pourraient, notamment, limiter l’action du législateur et le contraindre à intégrer des considérations d’ordre économique et environnemental dans la prise de décision [33].
29À titre de conclusion, nous relèverons que les débats ouverts et les constats faits « à chaud » par ces ouvrages tendent à être poursuivis, et pour certains constats, confirmés, dans des publications plus récentes [34]. En mai 2021, à l’heure où nous écrivons ces lignes et au crépuscule d’une troisième vague de la pandémie de la Covid-19, la recherche en sciences sociales sur ce phénomène qui bouleverse nos sociétés nous paraît avoir parfaitement fait la preuve tant de son intérêt que de son « utilité » dans la compréhension de notre monde.
Notes
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[1]
AFP, « Coronavirus : plus de 3 milliards de personnes confinées dans le monde ce dimanche », Le Soir.be, mis en ligne le 29 mars 2020, consulté le 27 mai 2021.
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[2]
Pour un bilan des enjeux et formes de la recherche, voy. : Marie Gaille et Philippe Terral (coord.), Les sciences humaines et sociales face à la première vague de la pandémie de Covid-19. Enjeux et formes de la recherche, rapport, 20 novembre 2020.
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[3]
Frode Helmich Pedersen, « A Pandemic of Narratives », in Werner Gephart (ed.), In the Realm of Corona Normativities. A Momentary Snapshot of a Dynamic Discourse [ci-après In the Realm of Corona Normativities], p. 409-417.
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[4]
Karoline Postel-Vinay, « Les récits de l’incertitude planétaire. Discordance ou pluralisme ? », in Marc Lazar et al. (dir.), Le monde d’aujourd’hui. Les sciences sociales au temps de la Covid [ci-après Le monde d’aujourd’hui], p. 279-292.
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[5]
Laurie Boussaguet et Florence Faucher, « Comment mobiliser les populations ? La réponse symbolique des exécutifs français, italien et britannique », in ibid., p. 243-261.
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[6]
Sébastien Salerno, « Communiquer une pandémie », in Fiorenza Gamba et al. (dir.), Covid-19. Le regard des sciences sociales [ci-après Covid-19. Le regard des sciences sociales], p. 45-57.
-
[7]
Bernard Debarbieux, « Distance sociale et confinement au temps du Covid-19 », in ibid., p. 111-123.
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[8]
Fiorenza Gamba, « On ne (sur)vit pas sans rituels », in ibid., p. 101-110.
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[9]
Michel Oris, Diego Ramiro Fariñas, Rodriguez Pujol Rodriguez et al., « La crise comme révélateur de la position sociale des personnes âgées », in ibid., p. 179-191.
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[10]
Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation, Paris : Gallimard, 2021, p. 7.
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[11]
Clare Bambra, Ryan Riordan, John Ford et al., « The COVID-19 Pandemic and Health Inequalities », Journal of Epidemiology and Community Health, 74 (11), 2020, p. 964-968.
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[12]
Marie Gaille et Philippe Terral (coord.), Les sciences humaines et sociales face à la première vague de la pandémie de Covid-19, op. cit., p. 15.
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[13]
Mirna Safi, Philippe Coulangeon, Emanuele Ferragina et al., « La France confinée. Anciennes et nouvelles inégalités », in Le monde d’aujourd’hui, op. cit., p. 95-116.
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[14]
Éric Widmer, Vera de Bel, Olga Ganjour et al., « Dynamiques familiales et Covid-19 : réactions à la période de confinement », in Covid-19. Le regard des sciences sociales, p. 159-177.
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[15]
Najat Vallaud-Belkacem et Sandra Laugier, La société des vulnérables. Leçons féministes d’une crise, Paris : Gallimard, 2020, p. 17.
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[16]
Mirna Safi et al., « La France confinée. Anciennes et nouvelles inégalités », op. cit., p. 100-104.
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[17]
Anne Boring, Réjane Sénac, Marta Dominguez et al., « La crise sanitaire et les inégalités entre les sexes en France », in Le monde d’aujourd’hui, p. 117-131.
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[18]
Amel Grami, « Trapped: Women and Domestic Violence in “Corona Time” », in In the Realm of Corona Normativities, p. 433-441.
-
[19]
Najat Vallaud-Belkacem et Sandra Laugier, La société des vulnérables. Leçons féministes d’une crise, op. cit., p. 9.
-
[20]
Bruno Palier, « Pourquoi les personnes “essentielles” sont-elles si mal payées ? », in Le monde d’aujourd’hui, p. 151-167.
-
[21]
Marco Nardone, « Le Covid-19 en prison », in Covid-19. Le regard des sciences sociales, p. 227-245 ; Éric Fassin, Punir. Une passion contemporaine. Suivi de À l’épreuve de la pandémie, Paris : Points, 2020.
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[22]
Helena Alviar, Loïc Azoulai, Régis Bismuth et al., « Ce que la Covid-19 révèle du rapport entre le monde et le droit », in Le monde d’aujourd’hui, p. 171-189.
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[23]
Jure Leko, « At the Borders of Europe. On Spatial Mobility During the Covid-19 Crisis », in In the Realm of Corona Normativities, p. 81-94.
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[24]
Claudine Burton-Jeangros, « Covid-19 : une mise à l’épreuve de la gestion mondiale des épidémies », in Covid-19. Le regard des sciences sociales, p. 266 ; Toni Ricciardi, « Pandémie et frontières : à la recherche du coupable », in ibid., p. 301-316.
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[25]
Dieter Gosewinkel, « Corona and the Legal Barriers of National Border Restrictions », in In the Realm of Corona Normativities, p. 95-101.
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[26]
Paul-André Rosental, « Les trente premiers jours. Leçons comparatives de la lutte contre la pandémie de coronavirus », in Le monde d’aujourd’hui, p. 23-44.
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[27]
Olivier Rozenberg et Cyril Benoît, « La démocratie parlementaire peut-elle se passer du parlement ? », in ibid., p. 191-206.
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[28]
Olivier Beaud et Cécile Guérin Bargues, « L’état d’urgence sanitaire : était-il judicieux de créer un nouveau régime d’exception ? », in the Realm of Corona Normativities, p. 103-117.
-
[29]
Caroline Okumdi Muoghalu, « Igbo Culture and the Coronavirus Pandemic Social Distancing Order of the Nigerian Government on a Collision Course: Reflections on Law as Culture », in ibid., p. 257-266.
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[30]
Helga Maria Lell, « “Law as Culture” in Argentina’s Emergency Context », in ibid., p. 267-280.
-
[31]
Helena Alviar et al., « Ce que la Covid-19 révèle du rapport entre le monde et le droit », op. cit., p. 187.
-
[32]
Jacques Commaille, « In a Troubled World: A New System of Knowledge about Law? », in In the Realm of Corona Normativities, p. 64.
-
[33]
Pierre Brunet, « Nous sommes la raison du virus », in ibid., p. 443-450.
-
[34]
Anne Lambert et Joanie Cayouette-Remblière (dir.), L’explosion des inégalités. Classes, genre et générations face à la crise sanitaire, La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube, 2021 ; Nicolas Mariot, Pierre Mercklé et Anton Perdoncin (dir.), Personne ne bouge. Une enquête sur le confinement du printemps 2020, Grenoble : UGA Éditions, 2021 ; François Ost, De quoi le Covid est-il le nom ?, Bruxelles : Académie royale de Belgique, 2021. Pour une cartographie des réponses juridiques à la pandémie dans plusieurs dizaines de pays et territoires, voy. Jeff King et Octávio Ferraz (eds.), Oxford Compendium of National Legal Responses to Covid-19, Oxford : Oxford University Press, 2021.