Notes
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[1]
Je souhaite ici vivement remercier Anne Revillard qui a lu et commenté une première version de cet article, ainsi que les évaluateurs dont les conseils de réécriture et les commentaires substantiels m’ont été particulièrement précieux. Je remercie également Marie-Xavière Catto pour son aide bibliographique.
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[2]
Dans le cadre de cet article, nous utiliserons le terme « trans » comme catégorie parapluie regroupant une variété d’identifications concernant des personnes qui ne se reconnaissent pas dans le sexe qui leur a été assigné à la naissance et souhaitent le modifier. Les termes « transsexuel », « transsexualité » et « transsexualisme » seront utilisés avec des guillemets et mobilisés uniquement dans leur contexte historique. Sur ces définitions, voir Emmanuel Beaubatie, Transfuges de sexe. Genre, santé et sexualité dans les parcours d’hommes et de femmes trans’ en France, thèse de doctorat en sociologie, Paris : EHESS, 2017.
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[3]
Voir Joanne Meyerowitz, How Sex Changed. A History of Transsexuality in the United States, Cambridge : Harvard University Press, 2002.
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[4]
Taklith Boudgelti, « Le soi et le droit », Terrain, 66, 2016, p. 127-128.
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[5]
Cf. Cour de cassation, 1ère chambre civile, (Cass. 1ère civ.), 16 décembre 1975, D. 1976, p. 397, note R. Lindon.
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[6]
Cour européenne des droits de l’homme, cour plénière (CEDH Plén.), 25 mars 1992, B. c/France, requête n° 13343/87.
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[7]
Cour de cassation, assemblée plénière (Cass. Ass. Plén.), 11 décembre 1992, pourvoi n° 91-11900 et pourvoi n° 91-12373.
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[8]
Sur les différentes étapes juridiques du changement de la mention du sexe à l’état civil, voir Laurence Brunet, « Stérilisation et changement de la mention du sexe à l’état civil », in Laurence Hérault (dir.), La parenté transgenre, Aix-en-Provence : Presses universitaires de Provence, 2014, p. 127-142.
-
[9]
Cf. Joanne Meyerowitz, How Sex Changed. A History of Transsexuality in the United States, op. cit., chapitres 4 et 7.
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[10]
Voir Paisley Currah, Richard M. Juang et Shannon Price Minter, Transgender Rights, Minneapolis : University of Minnesota Press, 2006.
-
[11]
Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, résolution 2048, « La discrimination à l’encontre des personnes transgenres en Europe », article 5, 22 avril 2015.
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[12]
CEDH, Van Kück c/Allemagne, Req. n° 35968/97, 12 juin 2003. Le terme d’identité de genre apparaît seulement en 2017 dans l’arrêt A. P., Nicot et Garçon c./France, Req. n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13, 6 avril 2017, bien que la Cour y préfère encore le terme « droit à l’identité sexuelle ».
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[13]
Respectivement : Ley 26.743 « Identitad de genero », 23 mai 2012 (Argentine) ; L 182 « Forslag til lov om ændring af lov om Det Centrale Personregister », 11 juin 2014 (Danemark) ; « Gender Identity, Gender Expression and Sex Characteristics Act », 1er avril 2015 (Malte) ; « Gender Recognition Act » n° 25, 22 juillet 2015 (Irlande) ; « Decreto numero 1227 », 4 juin 2015 (Colombie) ; Innst. 315 L (2015-2016) « Lov om endring av juridisk kjønn », 24 mai 2016 (Norvège).
-
[14]
La Sexual Orientation and Gender Identity Unit (SOGI) est créée à la suite d’une recommandation du comité des ministres du Conseil de l’Europe dans le but de soutenir les politiques gouvernementales en faveur des droits LGBT (Recommandation CM/Rec(2010)5 « sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre », adoptée par le Conseil des ministres le 31 mars 2010). L’Unité publie de nombreux documents et études, élabore des « bonnes pratiques » et recommandations, évalue l’action publique, et a récemment mis en place une base de données sur les droits concernant l’ensemble des pays membres du Conseil de l’Europe.
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[15]
La transadvocacy désigne un ensemble d’individus et d’organisations militant pour la reconnaissance sociale et juridique des personnes trans et luttant contre les discriminations dont elles sont victimes.
-
[16]
Les principes dits de Yogyakarta présentés devant le Conseil des droits de l’homme des Nations unies le 26 mars 2007 énoncent le droit à une autodétermination de l’identité de genre dans le principe 3 « Le droit à la reconnaissance devant la loi ». « Principes sur l’application de la législation internationale des droits humains en matière d’orientation sexuelle et d’identité de genre », 26 mars 2007. De même, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Thomas Hammarberg recommande, dans son rapport de 2009, de mettre en place « des procédures rapides et transparentes de changement de nom et de sexe » déliées de l’obligation de stérilisation ou de traitements médicaux. Thomas Hammarberg, Commissioner for Human Rights, Issue Paper on Gender Identity and Human Rights, 2009, p. 43. Enfin, dans la résolution 2048, le Conseil de l’Europe précise dans son article 6.2.1 que les États européens, relativement à la reconnaissance de l’identité de genre, doivent mettre en place « des procédures rapides, transparentes, et accessibles, fondées sur l’autodétermination ». Conseil de l’Europe, résolution 2048 sur « La discrimination à l’encontre des personnes transgenres en Europe », précitée.
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[17]
Sur l’historicité des régimes de sexe/genre, voir Alexandre Jaunait, « Le genre peut-il tendre la main au sexe ? Pour une approche réflexive », in Hughes Berry et Bérangère Abou (dir.), Sexe et genre : de la biologie à la sociologie, Paris : Matériologiques, 2019, p. 53-63.
-
[18]
Geertje Mak, Doubting Sex, Inscriptions, Bodies and Selves in Nineteenth-Century Hermaphrodites Case Histories, Manchester : Manchester University Press, 2012.
-
[19]
Michel Foucault, « Vérité et pouvoir », in Id., Dits et Écrits II. 1976-1988, Paris : Gallimard, 2001, p. 158-159.
-
[20]
Jacques Commaille, À quoi nous sert le droit ?, Paris : Gallimard, 2015, p. 284-385.
-
[21]
Gouvernement irlandais, Number 25 of 2015, Gender Recognition Act, 2015, Part. 3. 18. Ma traduction.
-
[22]
Yan Thomas, « Fictio legis : l’empire de la fiction romaine et ses limites médiévales », Droits, 21, 1995, p. 17-63.
-
[23]
« Ley de Identidad de Género », n° 807, 21 mai 2016.
-
[24]
Tribunal constitutionnel de Bolivie, Sentencia Constitucional Plurinacional 0076/2017, 9 novembre 2017.
-
[25]
« El cambio de nombre propio, dato de sexo e imagen, permitirá a la persona ejercer todos los derechos fundamentales, políticos, laborales, civiles, económicos y sociales, así como las obligaciones inherentes a la identidad de género asumida ». Article 11, « Ley de Identidad de Género », op. cit.
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[26]
Je remercie ici vivement Pascale Absi qui a attiré mon attention sur le cas bolivien. Je reprends ici son analyse en la simplifiant : Pascale Absi, « El género sin sexo ni derechos : la Ley de Identidad de Género en Bolivia », Debate Feminista, 59, 2020, p. 31-47.
-
[27]
Loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté. Composée de dispositions très variées censées rapprocher l’exercice de la citoyenneté de la pratique quotidienne des Français, la loi prolonge notamment la volonté du Gouvernement de lutter contre le développement des propos racistes sur internet. L’introduction de la notion d’identité de genre s’inscrit ainsi dans le cadre d’un durcissement de la répression des délits de provocation, de diffamation, d’injures et d’actes racistes ainsi que de l’ajout de circonstances aggravantes de racisme et d’homophobie. Cf. Diane de Bellescize, « La loi égalité et citoyenneté et la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse », Constitutions, 2017, ainsi que le commentaire de REGINE, « Droit et genre », janvier 2017-janvier 2018, Recueil Dalloz, 2018, p. 919 (REGINE : Recherches et études sur le genre et les inégalités dans les normes européennes).
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[28]
Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du xxie siècle.
-
[29]
Si le terme d’identité de genre n’apparaît pas dans la loi J21 elle-même, un commentaire doctrinal considère cependant que : « [c]’est ainsi l’identité de genre qui serait consacrée par la réforme ». Sophie Paricard, « Une libéralisation du changement de sexe par la loi », Éditions législatives en ligne, 2016, <http://www.editions-legislatives.fr/content/une-lib%C3%A9ralisation-du-changement-de-sexe-par-la-loi>.
-
[30]
Les articles 4 et 6 de la loi 2012-954 du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel insèrent, après le mot « orientation », les mots « ou identité » dans plusieurs articles du Code pénal, du Code de procédure pénal, du Code du sport, du Code du travail et dans plusieurs autres textes.
-
[31]
Voir sur ce point Marie-Xavière Catto, « La mention du sexe à l’état civil », in Stéphanie Hennette-Vauchez, Marc Pichard et Diane Roman (dir.), La loi & le genre. Études critiques de droit français, Paris : CNRS Éditions, 2014, p. 29-47.
-
[32]
Une circulaire du ministère de la Justice invite les juges à donner une réponse favorable aux requérants suite à des traitements hormonaux-chirurgicaux ayant entraîné « un changement de sexe irréversible » qui est pour la première fois délié de l’ablation des organes génitaux (Circulaire de la Direction des affaires civiles et du sceau [DACS] n° CIV/07/10 du 14 mai 2010). Le 7 juin 2012, la Cour de cassation réduit le nombre de critères et remplace le traitement médicochirurgical par le concept de « caractère irréversible de la transformation de l’apparence », tout en maintenant l’exigence d’établir « la réalité du syndrome de transsexualisme » (Cass. Civ. 1ère 7 juin 2012, pourvoi n° 10-26.947 et pourvoi n° 11-22. 490).
-
[33]
Cf. Ali Aguado et Ian Zdanowicz, « L’usage du droit dans le mouvement d’émancipation trans », Cahiers du Genre, 57, 2014, p. 77-94.
-
[34]
En effet, les cadrages de la Cour de cassation et du ministère de la Justice évoqués dans la note 30 ont échoué à ce que le « caractère irréversible de la transformation de l’apparence » ne soit parfois interprété par certains juges comme une obligation de stérilisation. Sur les liens entre le critère de l’irréversibilité et son interprétation, la stérilisation et le consentement des personnes trans, voir Laurence Brunet, « Stérilisation et changement de la mention du sexe à l’état civil », op. cit., p. 134-140.
-
[35]
Sur le confinement des problèmes publics, voir Claude Gilbert et Emmanuel Henry (dir.), Comment se construisent les problèmes de santé publique, Paris : La Découverte, 2009.
-
[36]
La Manif pour tous est un collectif d’associations françaises formé dans le but de s’opposer à la loi ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe (« mariage pour tous »). Depuis la promulgation de la loi en 2013, ce collectif s’oppose à toutes les réformes favorisant l’homoparentalité (adoption, PMA, GPA).
-
[37]
Pour une analyse de la mise à l’agenda du CEC, voir le mémoire de Master 2 Sociologie politique comparée d’Anne-Lise Savart, « Le changement du sexe à l’état civil des personnes transgenres en France : constitution d’un problème public confiné et sous-politisé », Institut d’études politiques de Paris, 2016-2017.
-
[38]
Assemblée nationale, compte rendu de la Commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi « Égalité et citoyenneté », audition de Monsieur Jacques Toubon, 31 mai 2016, p. 10.
-
[39]
Avis du Défenseur des droits n° 16-15, 1er juin 2016 pour la commission spéciale de l’Assemblée nationale chargée d’examiner le projet de loi n° 3679 Égalité et Citoyenneté, p. 14.
-
[40]
Conseil constitutionnel, Décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017 – Loi relative à l’égalité et à la citoyenneté.
-
[41]
Entretien avec J. Toubon, 19 septembre 2016.
-
[42]
Décision-cadre du Défenseur des droits MLD-MSP-2016-164 relative à la modification de la mention du sexe à l’état civil, 24 juin 2016.
-
[43]
Entretien avec un membre de l’équipe du DDD chargé de la décision-cadre, 11 août 2016.
-
[44]
Entretien avec Jacques Toubon, le 19 septembre 2016.
-
[45]
Lynn Hunt, Inventing Human Rights. A History, New York : W. W. Norton & Company, 2007.
-
[46]
Pierre Bourdieu, Sociologie générale, volume 2. Cours au Collège de France, 1983-1986, Paris : Seuil, 2016, p. 274.
-
[47]
Cf. notes 31 et 33.
-
[48]
Pour une critique similaire relative à la place des stéréotypes dans la décision du juge, voir : Marie-Xavière Catto, « Changer de sexe à l’état civil depuis la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du xxie siècle. Un bilan d’application », Cahiers Droit, Sciences & Technologies, 9, 2019, p. 107-129 et Philippe Reigné, « Changement d’état civil et possession d’état du sexe dans la loi de modernisation de la justice du xxie siècle », JCP, 19 décembre 2016, n° 51, 1378.
-
[49]
Cf. Greta R. Bauer et Ayden I. Scheim, for the Trans PULSE Project Team, « Transgender People in Ontario, Canada: Statistics to Inform Human Rights Policy », Londres, 1er juin 2015.
-
[50]
Proposition de loi n° 4127 proposée par Michèle Delaunay et al. visant à la simplification de la procédure de changement de la mention du sexe dans l’état civil, p. 4, 22 décembre 2011.
-
[51]
Destiny Peery, « (Re)Defining Race: Addressing the Consequences of the Law’s Failure to Define Race », Cardozo Law Review, 38, 2017, p. 1821.
-
[52]
Toutefois, les premières évaluations disponibles de la loi semblent montrer que le changement de sexe a été réellement facilité par le nouveau dispositif. Cf. Marie-Xavière Catto, « Changer de sexe à l’état civil depuis la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du xxie siècle. Un bilan d’application », article cité.
-
[53]
Philippe Warin, Le non-recours aux politiques sociales, Grenoble : PUG, 2016.
-
[54]
Anne Revillard, « La réception des politiques du handicap : une approche par entretiens biographiques », Revue française de sociologie, 58 (1), 2017, p. 72.
-
[55]
Certains commentaires de la loi notent cependant les avancées réelles qu’elle autorise pour les personnes trans : Astrid Marais, « État civil – Le sexe (si) que je veux, quand je veux ! – Libres propos », La Semaine juridique. Édition générale, 45, 7 Novembre 2016, 1164.
-
[56]
Emilie M. Hafner-Burton, « Human Rights in a Globalizing World: the Paradox of Empty Promises », American Journal of Sociology, 110 (5), 2005, p. 1373-1411.
-
[57]
Sally E. Merry, « Legal Pluralism », Law & Society Review, 22, 1988, p. 869-896 ; Paul Schiff-Berman, « Le nouveau pluralisme juridique », Revue internationale de droit économique, XVIII (1-2), 2013, p. 229-256.
-
[58]
Voir l’article de référence de Dean Spade, « Documenting Gender », Hastings Law Journal, 59, 2008, p. 731-842.
-
[59]
Laurel Westbrook et Kristen Schilt, « Doing Gender, Determining Gender: Transgender People, Gender Panics, and the Maintenance of the Sex/Gender/Sexuality System », Gender & Society, 28 (1), 2013, p. 32-57.
-
[60]
Ian Hacking, « Making Up People », in Thomas C. Heller et Christine Brooke-Rose (eds.), Reconstructing Individualism. Autonomy, Individuality, and the Self in Western Thought, Stanford, CA : Stanford University Press, 1986, p. 222-236.
-
[61]
De nombreuses réflexions, aussi bien militantes que dans la doctrine, soulignent cependant l’intérêt qu’il y aurait à supprimer toute mention du sexe à l’état civil, ou à créer une catégorie de sexe « neutre » ou divers.
-
[62]
Ali Aguado et Ian Zdanowicz, « L’usage du droit dans le mouvement d’émancipation trans », article cité, p. 89.
-
[63]
Concernant notamment les personnes intersexes. Voir à ce sujet le « Mémoire présenté par le GISS sur le Projet de loi de modernisation de la Justice du xxie siècle », Paris, le 26 octobre 2016.
-
[64]
Roger Brubaker, Trans. Gender and Race in an Age of Unsettled Identities, Princeton : Princeton University Press, 2016, p. 7.
-
[65]
Talia M. Bettcher, « Appearance, Reality, and Gender Deception: Reflections on Transphobic Violence and the Politics of Pretence », in Felix Murchadha (ed.), Violence, Victims, and Justifications, New York : Peter Lang Press, 2006, p. 181.
1Depuis le début des années 2010 [1], la notion d’identité de genre a fait l’objet d’une appropriation multiforme dans le droit international et européen et a été intégrée dans le droit positif de certains États. Harmonisant des aspects civils et pénaux dans des législations parfois explicitement dédiées à la « reconnaissance de l’identité de genre », ces dispositifs forment les prémisses d’un droit de l’identité de genre encore peu analysé aujourd’hui, du fait de sa mise en œuvre récente et de sa construction autour d’une catégorie encore débattue. Historiquement forgée dans l’espace étasunien de la « transsexualité » des années 1950-1960, la notion d’identité de genre renvoie à l’expérience d’un soi sexué progressivement distingué des notions plus anciennes de sexe biologique et d’orientation sexuelle. Pour les médecins et psychologues de la clinique « transsexuelle » [2], l’identité de genre est le concept-pivot du changement de sexe tel qu’il est compris à l’époque, renvoyant aussi bien à un ensemble d’interventions médicales sur les corps qu’aux rôles sociaux que ces interventions permettent d’endosser et de reconnaître. Changer de sexe, dans le paradigme médical pionnier, consiste à « aligner » le corps avec l’identité de genre par le biais de traitements hormonaux et chirurgicaux progressivement codifiés dans les espaces disciplinaires de la médecine. La question se déplace alors vers les arènes du droit, à partir du moment où les personnes trans passées par les protocoles hospitaliers demandent la reconnaissance de leur changement de sexe dans les catégories de l’état civil.
2La diffusion actuelle de la notion d’identité de genre dans des systèmes de droit variés en est ainsi venue à incarner une « question trans » des sociétés contemporaines, l’identité de genre étant généalogiquement attachée aux premières représentations et formulations de la transidentité. Pourtant, et de façon paradoxale, sa reconnaissance juridique la propulse également au rang de catégorie universelle concernant tout être humain. Initialement mobilisée et juridicisée pour construire l’action publique à destination des personnes trans, la reconnaissance de l’identité de genre reflète et accélère l’émergence d’un nouvel étagement identitaire moderne par lequel tout sujet, trans ou non, est caractérisé par son sexe biologique, son orientation sexuelle, et désormais, son identité de genre. En prenant appui sur l’adoption par la France en 2016 de dispositions législatives intégrant et mobilisant pour la première fois cette notion dans le droit positif, notre analyse cherche à identifier les enjeux de l’émergence d’un nouvel espace de régulation juridique fortement intriqué aux processus de catégorisation sociale contemporains. Du changement de sexe à la reconnaissance de l’identité de genre, de la médecine au droit, les modes de catégorisations sociaux et juridiques ont évolué ensemble et continuent de transformer les subjectivités et les identités modernes, bien au-delà des seules identités trans.
3L’analyse cherchera à montrer comment l’émergence au niveau international d’un droit de l’identité de genre représente une reformulation historique de la question transidentitaire dans la grammaire de la reconnaissance, invitant le droit à se positionner dans un conflit de propriété opposant l’État, les médecins et les individus concernés sur la question de l’identification des personnes trans (I). Les dispositifs juridiques français adoptés en 2016 permettent d’éclairer la façon dont ce droit international a été réapproprié en France sous la forme d’une « évidence » de l’identité de genre qui participe de sa construction comme fait social (II). Pour autant, les modalités françaises de la reconnaissance constituent un « rendez-vous manqué », le législateur adoptant à la fois la définition contemporaine de l’identité de genre comme subjectivité individuelle, et maintenant le contrôle de la catégorisation par le juge. Le nouveau droit de l’identité de genre en train de se construire aujourd’hui invite ainsi à enquêter sur la façon dont il sera concrètement reçu, approprié et mis en œuvre dans les prochaines années (III).
I. L’émergence d’un droit de l’identité de genre au niveau international
4Depuis le début des années 2010, la catégorie d’identité de genre a été appropriée par le droit international et le droit européen, et transcrite dans les droits positifs de certains États au gré du mouvement de reconnaissance des personnes trans. La traduction juridique de cette notion interroge quant à l’émergence d’un espace normatif propre articulé autour d’une catégorie juridique nouvelle. Ce processus de juridicisation déplace ainsi l’identité de genre des arènes médicales qui l’avaient vu naître aux arènes légales mettant en œuvre les enjeux institutionnels de la reconnaissance (I.1). Si, dans le droit international, les dispositifs juridiques fondés sur l’autodétermination du sujet et les débats qui l’entourent représentent une nouvelle conceptualisation historique des identités trans (I.2), ils conduisent en même temps à la formulation d’une catégorie identitaire universelle soulevant des enjeux juridiques nouveaux (I.3).
I.1. La traduction juridique de quoi ?
5Le mouvement contemporain de reconnaissance de l’identité de genre est inséparable des mouvements sociaux et des luttes pour les droits des personnes trans qui en forment l’histoire. L’identité de genre est originellement une catégorie médicale et psychologique liée à l’invention clinique de la « transsexualité » par les psychologues et sexologues étasuniens des années 1950 et 1960 [3]. Elle désigne une forme de conscience de soi sexuée qui se distingue de la notion de sexe biologique, et la dédouble en même temps dans le domaine de la psyché et de l’identité intérieure. Sexe de l’esprit, l’identité de genre ne peut être que masculine ou féminine pour ses premiers théoriciens médicaux, et doit être alignée avec les caractéristiques du sexe biologique pour être définie comme normale. Son « invention » a pour ses concepteurs une nature opératoire dans le dispositif clinique qui construit concomitamment la définition médicale de la « transsexualité » associée au vocable du changement de sexe. Pour les médecins des années 1950 et 1960, la « transsexualité » est un état pathologique de discordance entre l’identité de genre et le sexe biologique conduisant des individus à souhaiter et demander une réassignation chirurgicale de sexe. De façon révolutionnaire pour l’époque, les pionniers de cette clinique proposent de « soigner » des patients en modifiant leurs caractéristiques physiques afin que celles-ci correspondent à leur identité de genre authentique, le soi sexué étant ainsi érigé en déterminant fondamental de la vérité des sujets. Dans ce modèle, l’identification des personnes trans est entièrement une affaire médicale, routinisée au cours des années 1970 dans une série de protocoles internationalisés et repris par de nombreux États pour le traitement de la « transsexualité » et sa codification au rang de syndrome – le « transsexualisme ». Catégorie médicale appartenant à ses spécialistes, la « transsexualité » est mise en regard de l’identité de genre, de ses variations et de ses troubles, que seuls des médecins sont à même de qualifier, de repérer et de traiter.
6Si les premières définitions institutionnelles de la « transsexualité » émergent dans l’espace de la médecine, elles forment également un paradigme juridique puisque le droit se trouve confronté, de façon croissante à partir des années 1970, à la question de la reconnaissance légale du changement de sexe et de ses conditions. Dans la plupart des pays autorisant les réassignations de sexe, des procédures de modification de la mention du sexe à l’état civil ont été mises en œuvre, remodelant les instruments juridiques existants pour « rectifier » le sexe d’un requérant dans les documents d’identité et les registres administratifs. Ce premier modèle médicolégal est ainsi étroitement dépendant d’une expertise médicale à laquelle est entièrement déléguée l’identification des personnes qui réclament un changement de sexe légal.
7Dans le cas français, la formule juridique du changement de sexe construite dans les années 1990 contient en germe les tensions qui éclateront vingt ans plus tard et mèneront à la révision législative de 2016. Le changement de la mention du sexe à l’état civil ressortit en effet du principe civiliste de l’indisponibilité de l’état des personnes selon lequel un individu ne peut changer de situation matrimoniale, de nom, de sexe ou de nationalité que par l’effet de la loi et non du seul fait de sa volonté. Originellement « pensée comme un instrument de police servant à identifier les individus », la notion d’état civil des personnes établit des règles impératives car celles-ci « répondent à une fonction d’organisation de la société ». D’ordre public, les normes de l’état civil s’imposent aux individus « comme répondant à un intérêt supérieur échappant aux volontés individuelles. C’est donc en toute logique qu’en découle le principe d’indisponibilité de l’état des personnes » [4]. Au nom de ce principe, les juges français avaient systématiquement bloqué les virtualités légales du changement de sexe, tout en admettant fréquemment le changement de prénom [5]. Cependant, en 1992, la France est condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme [6], obligeant le juge de cassation français à modifier sa jurisprudence et à « contourner » le principe d’indisponibilité pour faire droit aux requérants. Le changement d’état civil est alors autorisé « à la suite d’un traitement médicochirurgical, subi dans un but thérapeutique, [lorsque] une personne présentant le syndrome du transsexualisme ne possède plus tous les caractères de son sexe d’origine et a pris une apparence physique la rapprochant de l’autre sexe auquel correspond son comportement social » [7]. En l’espèce, la condamnation de la France est prononcée sur la base du droit au respect de la vie privée, référentiel juridique précurseur des conceptions « autonomistes » de l’identité de genre comme choix ou liberté individuels. Pour la Cour de cassation française en revanche, ce nouveau droit n’est pas fondé sur l’autonomie individuelle mais se justifie par le truchement d’une pathologie attestée par l’autorité médicale.
8Le premier modèle sociojuridique du changement de sexe hybride ainsi le référentiel autonomiste du droit à la vie privée avec une forte contrainte de pathologisation rendant l’identité trans extérieure à son sujet. En somme, l’architecture juridique mise en œuvre à partir de 1992 en France repose sur le principe d’une délégation à l’autorité médicale du pouvoir d’identification des personnes trans [8]. Le juge accorde une reclassification de sexe aux requérants à la double condition qu’ils/elles aient été diagnostiqué·e·s comme personnes « transsexuelles », et aient suivi des traitements hormono-chirurgicaux permettant de les « rapprocher de l’autre sexe ». Cette tension entre auto- et hétéro-définition du sujet, dans la texture même du droit, se renforcera tout au long des années 2000 sous la forme d’un conflit entre l’expertise médicale et la volonté des sujets sur la question de l’identité trans, qui forme la matière de la révision législative de 2016.
9À partir des années 1990, ce conflit se voit largement politisé dans les luttes sociales et communautaires trans. Les mouvements trans contemporains se sont en effet partiellement construits contre les arènes médicales de la « transsexualité » sous une double forme. Tout d’abord, contre la pathologisation d’identités qui avaient été conceptualisées, forgées et décrites comme une maladie de l’esprit. La revendication contemporaine de « démédicalisation » des transidentités n’est à cet égard pas tant une contestation de la possibilité de modifier son corps par des traitements qu’une critique du caractère obligatoire de ceux-ci dans le seul contexte d’un diagnostic. D’autre part et de façon indissociable, les mouvements trans critiquent le monopole de l’identification des sujets par les seuls médecins. Au centre de cette contestation se joue donc la question de l’auto- ou de l’hétéro-définition des personnes, question qui emporte avec elle les contenus et les formes de l’identité trans. L’histoire des transidentités révèle ainsi que loin de la nosographie et de l’étiologie médicales, les communautés concernées n’ont cessé de contester les processus et les formes de leur labellisation [9]. L’évolution des termes qu’elles mobilisent témoigne de ce constant travail de critique et de réappropriation des catégories sédimentées dans les dernières décennies. À cet égard, les termes « transgenre » et « trans » mobilisés dans les luttes ne sont pas tant de nouvelles définitions inlassablement remises sur l’écheveau de la quête du meilleur terme que des formes d’accord critique unifiant sous des catégories parapluie des sujets se classant eux-mêmes. Les mobilisations d’aujourd’hui, axées sur la reconnaissance de l’identité de genre, représentent un déplacement notable de la question trans des arènes cliniques aux arènes légales, dans un double mouvement de contestation et de pluralisation des assignations médicales. Le droit est ce faisant invité à arbitrer un conflit de propriété identitaire à la fois relatif à ce que trans veut dire, et à qui peut en déterminer la qualité. Les législations récentes visant à reconnaître l’identité de genre sont ainsi le produit de nouvelles conceptualisations identitaires en interaction avec les espaces juridiques.
I.2. Le droit de l’identité de genre contemporain : un nouveau traitement de la question trans
10Ces dernières années, le traitement à la fois juridique et social de la transidentité a été redéployé autour de la notion d’identité de genre au fur et à mesure que cette dernière s’est progressivement transformée en catégorie juridique. Les dispositifs récents fondés sur le principe de l’autodétermination des sujets traduisent l’évolution des conceptions de la transidentité et des politiques qui l’encadrent.
11Dans une très large mesure, l’histoire des droits des personnes trans commence avec l’affirmation légale de leur identité, inscrite dans un processus de reconnaissance sociale et juridique. Pour les personnes trans, l’autodétermination de genre est un droit fondamental, précisément formulé contre les définitions médicales, à la fois comme définitions pathologisantes et comme assignations externes au sujet [10]. Dans les dix dernières années, en particulier au niveau international, des textes de nature juridique différente ont posé les jalons d’un droit de l’identité de genre encore dans son enfance. Le terme même de « droit de l’identité de genre » représente sans doute une extrapolation, la consécration juridique de l’identité de genre ne formant pas à ce stade une branche du droit distincte. Cependant, l’émergence d’un espace normatif de l’identité de genre cristallise des mutations sociales, et participe dans le même mouvement de l’infléchissement de celles-ci.
12On peut à cet égard mesurer le chemin parcouru en quelques dizaines d’années en considérant les intrications entre les luttes pour les droits des minorités de sexe et de sexualité d’une part, et les modes de catégorisation sociale et juridique qui émergent de ces luttes d’autre part. Portés par la transnationalisation des causes et des revendications gaies et lesbiennes, les droits de l’orientation sexuelle sont apparus dans le cours des années 1990. À partir de la deuxième moitié des années 2000, les droits de l’identité de genre se sont lentement distingués de ceux se rapportant à la sexualité sans s’en détacher complètement, renvoyant ainsi à l’adoption de l’acronyme LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres). Enfin, à partir des années 2010, l’identité de genre se transforme en socle de revendications et de droits spécifiques attachés aux catégories identitaires qu’ils visent à protéger et affirmer. Dans la résolution 2048 adoptée en 2015, le Conseil de l’Europe affirme un « droit à l’identité de genre » [11], tandis que la Cour européenne des droits de l’homme considère « l’appartenance sexuelle » – bientôt « identité de genre » – comme « l’un des éléments les plus essentiels du droit à l’autodétermination » [12] adossé à la protection de la vie privée garantie par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
13Via la notion d’autodétermination, c’est bien une nouvelle conception qui émerge en interaction avec les espaces juridiques. Si dans un premier temps les revendications de démédicalisation peuvent être interprétées comme la contestation du monopole de labellisation des institutions médicopsychiatriques, elles ont également conduit à l’affirmation d’un principe d’auto-identification construit comme un droit humain fondamental, déplaçant le fondement de la reconnaissance juridique, de la médecine aux individus. Cette reformulation des problématiques transidentitaires a trouvé une traduction juridique dans un ensemble de législations mettant en leur centre le principe de l’autodétermination.
14Les modèles dits « déclaratifs » qui ont récemment émergé en Argentine, au Danemark, à Malte, en Irlande, en Colombie et en Norvège forment un standard de changement d’état civil (legal gender recognition) qui était difficilement pensable il y a seulement une dizaine d’années [13]. Ces modèles ne représentent pas de simples « assouplissements » de la reclassification de sexe, mais bien de nouvelles conceptualisations, redéployées autour de la reconnaissance d’une identité de genre définie par le sujet lui-même. Ces législations reposent sur le principe d’une autodéclaration des requérants, et à cet égard d’un choix qui n’est pas soumis à l’examen de preuves par un tiers (gender self-determination). Ces modèles ont été particulièrement influents ces dernières années dans les débats internationaux sur les droits de l’homme, faisant l’objet d’une quasi-standardisation dans les recommandations du droit européen et du droit international, ainsi que les « bonnes pratiques » développées par l’unité dédiée du Conseil de l’Europe en témoignent [14].
15La diffusion de ce nouveau standard dans les réseaux de transadvocacy [15] et dans le discours des droits de l’homme recouvre de fait la prise en compte d’identités de genre qui correspondent davantage à la définition d’identités trans au pluriel, à rebours de la logique binaire de l’état civil. Paradigmes identitaires et paradigmes juridiques sont ici fortement liés et co-problématisent une identité de genre mettant le sujet au centre de la caractérisation par un déplacement de la vérité des organes à la vérité du soi. L’identité de genre n’est plus ici une vérité objectivable par le savoir médical – celui du sexe biologique et/ou psychique – mais une forme de subjectivité individuelle ne passant par aucune médiation et qui ne peut être que reconnue.
16Les modèles déclaratifs adoptés par certains États font aujourd’hui l’objet d’une circulation internationale largement amplifiée par les recommandations des systèmes de droit supranationaux [16]. Sans être nécessairement adoptés à l’identique, ils alimentent cependant un mouvement plus large de réforme du traitement de la question trans qui touche de nombreux pays et unifie très largement les réseaux militants et les formes de leurs plaidoyers développées aux échelons nationaux. La juridicisation contemporaine peut être ainsi analysée comme un processus au travers duquel un problème de politiques publiques (la reconnaissance et la protection des personnes trans) transforme les termes mêmes d’une question identitaire et ses prémisses fondamentales (la transidentité). Longtemps attachée à l’idée du changement de sexe dans un paradigme où le sexe de l’esprit dédouble celui que l’on attache traditionnellement au corps biologique, la transidentité s’est complexifiée en entrant dans les arènes législatives sous la forme d’un droit à la reconnaissance de soi-même. Bien qu’initialement articulées aux politiques publiques de la transidentité, ces nouvelles conceptions, une fois juridicisées, se déploient largement au-delà des seuls ressortissants de l’action publique à destination des personnes trans.
I.3. Au-delà de la question trans
17La reconnaissance contemporaine de l’identité de genre révèle un paradoxe inhérent aux processus de reconnaissance juridique : alors même que la juridicisation d’une catégorie identitaire renvoie à la définition d’un groupe de ressortissants dans un pan d’action publique spécifique, la logique du droit entraîne la déspécification de la catégorie reconnue. En effet, si c’est bien la politisation des questions trans qui a amené à introduire la notion d’identité de genre dans certaines architectures législatives, celle-ci a concomitamment été défendue et légitimée en tant que catégorie identitaire universelle dont tout être humain est à-même de faire l’expérience.
18Le tournant juridique analysé ici s’inscrit dans un mouvement historique plus large que le droit accélère par ses effets propres. Reconnaître l’identité de genre contribue ainsi également à la faire exister comme un régime d’expérience et de pratiques distinct alors qu’il ne l’a pas toujours été [17]. Dans la généalogie qu’elle en propose dans son ouvrage Doubting Sex…, l’historienne néerlandaise Geertje Mak associe l’identité de genre contemporaine à un sexed-self, un soi sexué s’étant progressivement différencié de la notion de sexe social (sex as inscription) et de celle de sexe biologique (sex as representation) [18] jusqu’à former un étagement identitaire propre dont chacun est à même de faire l’expérience. Le mouvement contemporain du droit peut ainsi être analysé comme une accélération historique de ce processus de différenciation dessinant les contours d’un régime du soi sexué par lequel les individus sont à-mêmes de s’auto-identifier – les dizaines de « genres » proposés aujourd’hui aux utilisateurs de Facebook, même si ceux-ci ne relèvent bien entendu pas du droit. Si l’identité de genre – fait historique relativement récent – reste moins stabilisée que les notions de sexe ou de sexualité, elle se structure cependant bien en « régime » mêlant les expressions de la subjectivité aux techniques de gouvernement [19]. À cet égard, si le droit a bel et bien une fonction de traduction des évolutions historiques, il participe également de la transformation et de la production de celles-ci en faisant exister, par sa performativité propre, de nouvelles identités sociales : « c’est parce qu’il est à la fois producteur et produit de ce que sont les sociétés que le droit nous dit beaucoup des façons dont celles-ci fonctionnent et se transforment » [20]. Par sa prétention descriptive, la reconnaissance juridique devient un puissant instrument d’ontologisation du social, reproduisant dans sa propre grammaire certaines des questions sociales qu’il cherche à résoudre.
19En effet, si l’introduction de la notion d’identité de genre dans différents systèmes de droit représente un instrument d’action publique à destination des personnes trans, elle pose également des problèmes juridiques nouveaux liés à la normativité propre des concepts mobilisés par le droit, et plus encore à leurs relations. Dans des cultures juridiques où la notion d’identité de genre est récemment venue s’ajouter à celle de sexe, on peut s’interroger sur les effets propres liés à la récente formation de territoires juridiques distincts. Le sexe et l’identité de genre régulent-ils les mêmes domaines ou cohabitent-ils dans la régulation d’espaces différenciés ? Quelles logiques gouvernent les articulations entre un droit du sexe et un droit de l’identité de genre ? Quelle est l’incidence de ces nouveaux territoires sur les réalités sociales qu’ils décrivent et transforment tout à la fois ?
20Ces questions de droit sont évidemment aussi des questions sociales au sens de la performativité des catégories produites et mobilisées. Les articulations entre sexe et identité de genre opèrent dans les régimes de vérité existants et les hiérarchies épistémiques déjà effectives, au sens des significations sociales que l’on attache à la notion de sexe (considérée comme biologique), et à celle de genre (considérée comme sociale). Il est donc nécessaire de rapporter les droits de l’identité de genre en émergence aux systèmes de droit et aux cultures juridiques dans lesquels ils sont élaborés pour mieux en examiner les transformations futures. Ainsi, dans le Gender Recognition Act irlandais de 2015, la reconnaissance de l’identité de genre a une valeur opératoire sur le sexe, sous la forme d’une procuration autorisant à passer de l’identité de genre au sexe dans les cadres de la technique juridique : « Là où un certificat de reconnaissance de genre est délivré à une personne, le genre de la personne devra, à la date de cette délivrance, devenir à toutes fins utiles le genre de prédilection, de sorte que si le genre de prédilection est le genre mâle, le sexe de la personne devient celui d’un homme, et s’il s’agit du genre femelle, le sexe de la personne devient celui d’une femme [21]. » La lettre de la loi rappelle ici fortement le concept de fictio legis par lequel le droit peut « rectifier » en « tenant pour vrai » [22]. Si l’on peut s’interroger sur les propositions ontologiques qui résultent d’une telle opération – le changement de sexe n’est pas « vrai » mais est considéré comme tel par la médiation de l’identité de genre –, elle n’en permet pas moins un véritable accès à l’ensemble des droits légaux du sexe. En contrepoint, des systèmes juridiques qui tiennent à distance un droit du sexe et un droit du genre conduisent à des constructions fondamentalement différentes. Ainsi, en Bolivie, le changement d’état civil pour les personnes trans a-t-il été adopté sous une forme quasi démédicalisée et considérée comme particulièrement libérale en 2016 [23]. Mais le tribunal constitutionnel, un an plus tard [24], a censuré les dispositions de l’article 11 [25] qui conféraient aux personnes ayant entrepris de changer de sexe à l’état civil l’intégralité des droits associés à cette modification. S’appuyant sur une distinction entre le genre comme identité subjective et le sexe comme vérité première, le tribunal vide de son contenu l’identité de genre et fait du sexe la seule notion pertinente pour réguler les rapports entre les personnes. Dans le cas bolivien, l’identité de genre est reconnue mais elle ne se substitue pas au sexe et aux droits attachés à celui-ci [26]. S’il ne régule qu’un domaine vidé de contenu et créé comme un territoire sans incidence sur les pratiques sociales et juridiques concrètes, alors l’empire du genre peut bien s’étendre à l’empire du choix, ne régulant au fond rien d’autre que lui-même, comme une liberté de l’esprit ou une abstraction. Les modalités françaises de la reconnaissance de l’identité de genre adoptées en 2016 posent des questions similaires quant à l’acculturation juridique d’une notion encore débattue au moment de sa consécration.
II. L’événement de la réforme législative française de 2016 : un coup de force
21Bien qu’influencée par le mouvement international de juridicisation de l’identité de genre, la France n’a pas suivi le chemin des États ayant adopté des dispositifs tirant pleinement les conséquences des nouvelles définitions de l’identité de genre centrées sur le choix du sujet. Les réformes adoptées en 2016 ont certes assoupli les modalités de la modification de sexe, et intégré le terme d’identité de genre au droit positif, mais elles l’ont fait d’une façon discrète et parfois même quasi accidentelle. Dans l’adoption de nouvelles dispositions civiles et pénales (II.1), un acteur clef a été à la manœuvre, le Défenseur des droits, mobilisant l’identité de genre comme une « évidence » que le droit ne pouvait que reconnaître (II.2). Par là même, le cas français illustre bien les modalités de la performativité du droit par lesquelles un fait social, qui n’a pas encore entièrement trouvé son nom, émerge et se construit tout à la fois comme la traduction d’une évidence.
II.1. Droit civil et droit pénal
22L’identité de genre est entrée dans le droit français en 2016 sous la forme de dispositions relatives aux droits des personnes trans. Bien que pouvant être pensées comme complémentaires au regard des types de droit qu’elles articulent, ces réformes n’ont cependant pas été conçues comme participant d’une politique de reconnaissance assumée comme telle. Sur le plan pénal, le chapitre IV, section 1 de la loi « Égalité et citoyenneté » (E&C) introduit la notion d’identité de genre dans les dispositions concernant la lutte contre le racisme et la discrimination et lui étend ainsi le champ d’application des infractions d’injure, de diffamation et de provocation à la discrimination [27]. Sur le plan civil, l’article 56, de la loi de modernisation de la justice du xxie siècle (J21) crée un cadre législatif et réglementaire relatif à la modification de la mention du sexe à l’état civil [28]. Le premier dispositif ajoute ainsi une nouvelle catégorie au droit antidiscriminatoire tandis que le second formalise les conditions du changement d’état civil (CEC) [29].
23Ces dispositions ont été adoptées au sein d’ensembles législatifs de spectre large qui n’étaient pas focalisés sur des questions relatives au sexe ou au genre. Contrairement aux législations « dédiées » récemment adoptées dans plusieurs pays, et en ce sens à haute portée symbolique, le législateur français a emprunté la voie d’une reconnaissance à bas bruit.
24Dans la loi Égalité et citoyenneté (E&C), le législateur a ajouté le critère d’identité de genre à la liste des critères de discrimination prohibés. Cette modification pénale avait été partiellement entreprise dans le cadre de la loi sur le harcèlement sexuel de 2012 [30], laquelle introduisait la notion d’« identité sexuelle », tout en l’accolant à celle d’« orientation », créant une confusion sémantique forte entre homosexualité et transidentité qui avait été dénoncée à l’époque par le monde associatif LGBT et les spécialistes du droit antidiscriminatoire. La modification clarifie ainsi les catégories du droit, distingue clairement les identités qu’il protège, et s’approprie le concept d’identité de genre déjà mobilisé dans le droit européen et international.
25Comme la loi E&C, la loi sur la modernisation de la justice du xxie siècle est un ensemble législatif non dédié dans lequel ont été insérées des dispositions (article 56) encadrant la possibilité de modifier son sexe à l’état civil. Si la modification légale du sexe existe de longue date dans la tradition civiliste française – dans le cas d’« erreurs » portant sur l’assignation d’un sexe à un nouveau-né par exemple –, elle a cependant été redessinée dans la configuration sociohistorique de la transidentité [31]. Depuis la condamnation de la France par la CEDH en 1992 et le contournement du principe d’indisponibilité de l’état des personnes qui s’en est suivi, la Cour de cassation et le ministère de la Justice ont cherché, à partir des années 2010, à harmoniser et assouplir les critères médicaux appréciés par le juge [32].
26La réforme de 2016 intervient ainsi dans un double contexte. D’une part, les procédures dites déclaratives ou d’autodétermination de genre adoptées dans certains pays, et appuyées sur les recommandations européennes, ont fait des revendications de démédicalisation et de déjudiciarisation les revendications unificatrices des associations trans françaises ces dernières années [33]. D’autre part, et malgré trois propositions de loi sur le sujet jamais examinées au Parlement, le Gouvernement français était exposé à la possibilité d’une nouvelle condamnation par la CEDH, certains juges, en l’absence d’un cadrage précis, continuant d’exiger que les requérant·e·s soient stérilisé·e·s [34]. Dans ce contexte à la fois revendicatif et judiciairement instable pour le Gouvernement, le législateur adopte un nouveau dispositif maintenant la procédure judiciaire, mais la démédicalisant partiellement puisque, désormais, l’absence de preuves d’ordre médical ne peut fonder à elle seule un refus. L’analyse de la mise à l’agenda de la réforme montre à quel point le législateur a cherché à éviter, aussi bien dans la forme confinée [35] du dispositif que dans la distance de celui-ci avec un modèle déclaratif, de déclencher des mobilisations qui, dans la lignée de la « Manif pour tous » [36], dénonceraient les « politiques trans » du Gouvernement [37]. L’ensemble de la réforme se trouve ainsi contenu dans un article noyé au cœur d’autres dispositions, loin de l’adoption des modèles déclaratifs de certains pays.
II.2. La stratégie de l’évidence du Défenseur des droits
27Durant le processus législatif, et en amont de celui-ci, un acteur institutionnel a été particulièrement engagé dans les débats et en a partiellement modifié le cours : le Défenseur des droits (DDD), autorité administrative indépendante spécialisée dans la lutte contre les discriminations.
28La loi E&C n’était pas initialement un texte législatif conçu comme levier de réforme en regard des discriminations affectant les personnes trans. L’introduction de l’identité de genre comme nouveau critère de protection est ainsi partiellement le résultat d’une stratégie du DDD mise en œuvre au cours d’une audition parlementaire durant laquelle Jacques Toubon, à la tête de l’institution, propose de « simples » clarifications sémantiques à même d’améliorer la lettre du droit. Invité à commenter le projet de loi en cours, le Défenseur prend l’initiative de proposer une distinction nette entre les termes d’« orientation sexuelle » et d’« identité sexuelle » que la loi sur le harcèlement sexuel de 2012 avait accolés et amalgamés. Très engagé dans les débats, J. Toubon invite le législateur à spécifier plus explicitement les notions qu’il protège « afin d’assurer la pleine autonomie de chacun des critères ». Adoptant une stratégie de protection spécifique, le Défenseur se fait pédagogue et rappelle que « [l]’orientation sexuelle renvoie [...] au registre des pratiques sexuelles tandis que l’identité relève de l’expérience personnelle du genre, qui peut être distinct du sexe assigné à la naissance » [38]. Fort de la bonne réception de son argument par les parlementaires, le Défenseur propose alors, dans un deuxième temps, de substituer le terme d’identité de genre à celui d’identité sexuelle, arguant de façon lapidaire en réponse aux questions qui lui sont adressées : « l’expression identité sexuelle ne veut rien dire » [39]. Si la substitution du terme d’identité de genre à celui d’identité sexuelle avait déjà été proposée par voie d’amendement en 2012, on peut toutefois s’étonner de l’aplomb avec lequel le Défenseur renvoie la notion d’identité sexuelle à la vacuité et semble considérer l’identité de genre comme allant de soi. Endossant cette évidence dans son examen de la loi, le Conseil constitutionnel juge ce dernier terme comme « suffisamment clair et précis pour respecter le principe de légalité des délits et des peines » [40], bien que cette notion apparaisse pour la première fois dans le droit positif et ne fasse l’objet d’aucune définition précise dans les textes français.
29Si l’adoption d’un nouveau terme peut sembler cohérente, notamment avec l’harmonisation des législations européennes et internationales, c’est l’argument de l’évidence qui frappe cependant, l’idée d’une transparence absolue de la notion avec une catégorie identitaire qui ne pourrait que se constater. Après tout, en-dehors de certaines arènes militantes ou spécialisées, l’identité de genre reste un terme relativement nouveau en France et encore peu diffusé. Pourtant, le Défenseur semble plaider le bon sens et réalise ainsi un coup de force ayant l’apparence de la clarification sémantique. Comme il nous l’indiquait au cours d’un entretien : « Il y a des sujets sur lesquels, en fait, il n’y a pas de débat. [...] il y a cinquante personnes qui en parlent [...]. Et pour autant, il finit par y avoir un état de conscience, en quelque sorte, qui s’est créé, et sur la base de cet état de conscience, il y en a un – en l’occurrence moi – qui a fait une proposition, et les gens disent : “Mais c’est bien sûr !”, “C’est ça qu’il faut faire !” [41]. » Le Défenseur revendique d’avoir accéléré et explicité une transformation sociale encore embryonnaire, mais à laquelle le droit contribue par sa force propre. D’un fait social identitaire relativement récent, le Défenseur tire une évidence dont il semble demander la simple traduction aux parlementaires, contribuant ainsi largement à la faire exister par le droit.
30Bien qu’avec moins de succès que dans la loi E&C, le DDD est également intervenu dans le processus législatif réformant la modification de la mention du sexe à l’article 56 de la loi sur la modernisation de la justice du xxie siècle. Comme les entretiens que nous avons menés le révèlent, l’institution s’est particulièrement mobilisée sur les questions d’identité de genre à partir de 2012, qu’il s’agisse de promouvoir un critère spécifique de protection des personnes trans ou de réformer l’accès au CEC, ces deux terrains étant considérés comme complémentaires pour le DDD. À l’instar des recommandations du Conseil de l’Europe en la matière, la reconnaissance de l’identité de genre procède à la fois de la défense d’un critère spécifique dans le droit antidiscriminatoire, et d’une procédure de CEC déclarative sur le modèle des législations de gender self-determination. Le Défenseur publie ainsi une décision relative au changement d’état civil le 24 juin 2016, au beau milieu des discussions parlementaires de la loi J21 [42]. La décision-cadre cherche à influencer la réflexion des parlementaires français : « finalement c’est comme si la décision allait “traiter” la proposition de la loi » [43], comme le rapporte un membre de l’équipe du DDD. En s’appuyant sur les modèles déclaratifs adoptés ailleurs, le texte prend nettement position pour une déjudiciarisation complète du dispositif, considérant « qu’il est impossible de poser des conditions médicales et/ou sociales respectueuses des droits fondamentaux des personnes trans » (p. 20), et préconise la mise en place d’une procédure déclarative auprès de l’officier d’état civil. Cette position est clairement alignée sur le nouveau référentiel des droits coïncidant avec un nouveau référentiel de l’identité de genre, affirmant la contradiction fondamentale entre la protection de l’identité de genre et sa mise sous tutelle judiciaire : « par définition, on est dans la contradiction si l’on détermine des conditions, extérieures, à ce qui est ce ressenti » ; « [le législateur] doit légiférer pour ouvrir la possibilité de se déclarer, et non pas pour créer des conditions qui font que c’est en l’occurrence le juge, parlant au nom du peuple, qui en décide » ; « l’expérience vécue [...] ne peut pas être [...] bornée par des définitions légales » [44].
31L’intervention du DDD met en relief l’effet performatif du droit dans la cristallisation de nouvelles identités sociales. La stratégie du Défenseur, dans le cadre de la loi E&C, a consisté à « vendre » aux parlementaires la notion d’identité de genre comme transparente à elle-même, comme une évidence qu’il suffirait de constater et que le droit refléterait alors en toute logique, comme un miroir des évolutions sociales. L’avènement de l’identité de genre est pourtant bien un coup de force, la notion n’ayant jusqu’alors pratiquement aucune existence dans la culture juridique française. Par ses effets performatifs, le droit contribue à faire exister ce qu’il nomme, se donnant à penser comme une tautologie ou une traduction, et renforçant d’autant la réalité de ce qu’il institue. L’année 2016 constitue à cet égard un événement juridique au double sens de la continuité et de l’accélération d’un processus de différenciation historique plus large par lequel des catégories de population – les personnes homosexuelles, les personnes trans… – et des catégories identitaires – l’orientation sexuelle, l’identité de genre… – émergent comme des réalités distinctes allant de soi. La juridicisation des catégories permet à celles-ci de rejoindre le rang d’évidences sociales, cette évidence absolue que l’historienne Lynn Hunt considère comme étant une des conditions de possibilité de la formulation des droits humains (rights as self-evident) [45]. Le cas français renvoie par là-même à la texture doxique d’un droit instituant « l’expérience du monde ordinaire comme allant de soi » [46]. De même, la « nouvelle évidence » de l’identité de genre se reflète dans la forme du dispositif de changement d’état civil promu par le DDD, dispositif reposant sur l’idée de la « déclaration » de soi par soi à laquelle le droit donne force en la transformant en verdict social. Pour autant, l’évidence de l’identité de genre reste ambigüe dans le cas français, la vision purement subjectiviste de celle-ci n’étant pas pleinement assumée. L’État garde en effet le contrôle de la catégorisation, l’opérationnalisation juridique de l’identité de genre passant par des critères et par des tiers. Vérité subjective de l’auto-identification d’un côté, et catégorie objectivée par le juge de l’autre, l’identité de genre – concept-pivot de la réforme, bien que n’étant pas formulé dans le dispositif du CEC – reste sous le contrôle de l’État, accusant ainsi la tension entre autodétermination et identification catégorielle.
III. Autodétermination vs identification catégorielle : le rendez-vous manqué de la reconnaissance
32Dans la réforme du changement d’état civil de 2016, le législateur français n’a pas fait le choix de l’autodétermination de genre. Bien que la démédicalisation de la procédure ait été saluée par certaines associations, le résultat final a été loin des attentes associatives majoritaires. De fait, cette réforme à « mi-chemin » pour le monde associatif s’actualise dans la tension intrinsèque entre une procédure visant à reconnaître une identité décrite et caractérisée par la subjectivité du ressenti individuel d’une part, et la catégorisation des sujets encadrée par un dispositif judiciaire d’autre part.
33La modification s’apprécie désormais par « une réunion suffisante de faits » dont « la preuve peut être apportée par tous moyens ». Les requérants entrent dans l’arène judiciaire en cherchant à convaincre un juge de la réalité de leur identité au regard de deux éléments principaux : « que la personne se présente publiquement comme appartenant au sexe revendiqué » et « qu’elle est connue sous le sexe revendiqué de son entourage familial, amical ou professionnel » (article 61-5 nouveau du Code civil). La loi dispose également que le « fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande » (article 61-6 du nouveau Code civil). La « démédicalisation » par laquelle la nouvelle procédure a souvent été résumée ne consiste donc ni en une impossibilité de présenter des éléments de nature médicale devant le juge, ni en une injonction faite à celui-ci de ne pas les prendre en compte. C’est en l’occurrence l’absence d’attestations médicales qui est retenue comme ne permettant pas de justifier à elle seule un refus.
34Ce nouveau dispositif appelle ainsi à la formulation de trois remarques : on passe d’une exigence de reconnaissance médicale à une exigence de reconnaissance sociale (III.1) ; la démédicalisation de la procédure mérite d’être relativisée au regard des traces encore pérennes de la conception médicale des identités trans (III.2) ; et l’on peut s’interroger sur les contradictions juridiques que le nouveau dispositif contient en germe, appelant à enquêter sur la façon dont ce nouveau droit sera reçu, approprié et mis en œuvre (III.3).
III.1. De la vérité médicale à la vérité sociale
35Le droit à la modification de la mention de sexe procède désormais de conditions qualifiées de « sociales » au sens où la loi dispose que les requérants doivent « se présenter publiquement » dans le sexe qu’elles et ils revendiquent et « être connu[s] » comme tels par leurs entourages. Un ferment de rhétorique libérale valorisant le social sur le biologique s’immisce dans ce processus et permet de le qualifier de « plus souple » en tant qu’il prend appui sur les comportements et les modes de vie des individus plutôt que sur l’« irréversibilité » de leurs transformations physiques [47]. Pour autant, le passage de la vérité des organes à la vérité sociale présuppose également que l’individu n’est pas au centre d’une décision qui doit être validée par la « société ». Le passage par le judiciaire en tient lieu, rendant le CEC non automatique, et contredisant ainsi l’acception de l’identité de genre comme expression de la subjectivité sexuée.
36Ces nouvelles modalités s’apparentent à la notion de possession d’état empruntée au droit de la famille et par laquelle une « présomption légale » est affirmée sur la base de relations constatées entre les personnes. La possession d’état est en somme la reconnaissance d’une vérité tenue pour telle par la société, logique qu’emprunte la réforme en privilégiant la preuve sociale, faisant de facto entrer le sexe dans le domaine de la possession d’état.
37Pour autant, la reconnaissance sociale dont il est question dans la loi ne saurait être comprise comme une infinie malléabilité du « social » ouvrant sur la reconnaissance de subjectivités genrées multiples. L’identité de genre définie par le droit fonctionne au contraire comme une présomption de sexe, lequel est strictement bicatégorisé, impliquant par là-même que l’identité de genre soit conforme aux stéréotypes attachés à l’idée de la différence des sexes [48]. Au-delà de la critique des stéréotypes, largement renforcés par ce conditionnement social de l’apparence et de la réputation, on peut relever la contradiction entre la définition de l’identité de genre comme variété « d’expressions du genre » dans les textes de droit international (définition « parapluie ») et le processus d’identification conservant le sexe de l’état civil dans une dimension exclusivement binaire.
38À cet égard, la possession d’état du sexe est loin de sa libre disposition par le sujet. Elle renvoie les personnes trans à une forme d’épreuve sociale consistant à vivre dans le « sexe revendiqué » suffisamment longtemps pour qu’un juge puisse en apprécier la notoriété. Il en résulte un temps indéterminé pendant lequel les individu·e·s sont confronté·e·s aux formes de transphobie attachées à la discordance entre papiers d’identité et apparence sociale. De fait, avant de pouvoir prévenir certaines discriminations, le dispositif expose à celles-ci, le lien entre l’accès au CEC de façon simple et rapide et la vulnérabilité des personnes trans étant attesté [49].
III.2. Une démédicalisation en demi-teinte
39La tension entre autodétermination et identification catégorielle apparaît aussi dans la prégnance du modèle médical, dans une phase où se stabilisent progressivement les différentes grammaires de l’identité de genre. Les paradigmes contemporains défendus dans le droit international et les stratégies des mouvements trans sont loin d’avoir été acculturés dans les arènes judiciaires nationales. Les protocoles médicaux sont aujourd’hui encore marqués par les systèmes de classement des pionniers de la clinique, distribuant des « vrais » et « faux » sujets trans dans le monde ultracartographié des pathologies psychiatriques, et les arrimant aux stéréotypes les plus classiques du féminin et du masculin. Dans les protocoles des commissions de spécialistes en charge des réassignations de sexe, les personnes trans « candidates » doivent réaliser un « test de vie réelle » consistant à vivre pendant une longue période dans le sexe qu’elles revendiquent, et ce avant d’avoir accès aux modifications corporelles qu’elles demandent. Le test cherche à évaluer la détermination des personnes dans une démarche qui les expose constamment à la transphobie, lors d’épreuves répétées de présentation de papiers non conformes à leur apparence dans tous les domaines de la vie sociale. À cet égard, la possession d’état du sexe que le juge doit désormais évaluer s’apparente très exactement à ce test de vie réelle inventé dans le cadre clinique. Les requérants doivent avoir vécu suffisamment longtemps dans le sexe revendiqué, et ce sans papiers d’identité concordants, comme si la résistance à la multiplication des interactions transphobes formait un gage d’authenticité.
40D’autre part, un des éléments ayant plaidé pour la réforme de 2016 était lié au problème de l’hétérogénéité des opinions formées par les juges, dessinant une « véritable cartographie judiciaire » [50]. En conséquence, les requérants choisissaient précautionneusement le lieu de dépôt de leur demande afin de maximiser leurs chances de succès, selon la réputation de souplesse des tribunaux. Bien que la loi ait précisé les conditions du CEC, cette marge d’appréciation n’a pas disparu, et le simple conditionnement des droits soumet les requérants à des appréciations diverses selon le rapport des juges au faisceau de preuves. Rappelons par ailleurs que la loi ne démédicalise qu’au sens de ne plus fonder le refus de CEC sur la seule base de l’absence d’interventions médicales. De fait, les éléments médicaux continuent de participer de la constitution des requêtes, certains juges pouvant considérer que le fait d’avoir réalisé des transformations hormonales ou chirurgicales rend certains cas plus convaincants que d’autres. Les schèmes de genre, qu’il s’agisse de ceux construits dans la socialisation primaire ou de ceux élaborés par les pratiques professionnelles mettant en œuvre l’ancien droit de la transsexualité, ne peuvent être abolis en un jour dès le moment qu’ils participent de la formation d’une opinion sur la crédibilité d’un sexe ou d’un autre.
41Ce phénomène ne peut évidemment se mesurer que par une évaluation de la mise en œuvre de la loi de 2016. Mais il trouve cependant un écho éclairant dans les analyses menées dans le domaine de la legal race theory montrant comment des modèles d’identification hérités du passé continuent de travailler le socle des représentations libérales, la formation des identités n’opérant pas par substitution des modèles mais par intrication. À cet égard, le paradigme médical de la « transsexualité » forme encore le « matériau de base » des « mécanismes de la catégorisation sociale » [51] que l’émergence de nouveaux modèles transidentitaires ne suffit pas à résorber [52]. Et ce d’autant plus fortement dans le cas d’un dispositif français qui n’a pas fait le choix de l’autodétermination de genre et reste basé sur des critères d’identification de rôles de genre largement dérivés du binarisme de sexe. L’émergence d’un droit de l’identité de genre ne peut ainsi être analysée pleinement que par la façon dont ce droit sera approprié et mis en œuvre, notamment par des juges amenés à réaliser, dans des arènes judiciaires aux normes nouvelles, leur propre transition.
III.3. Quel droit de l’identité de genre ?
42L’analyse proposée dans cet article a nécessairement une dimension programmatique. Elle s’interroge à la fois sur la nature hétérogène du droit de l’identité de genre en train d’émerger, et sur la réception de celui-ci, c’est-à-dire aux façons par lesquelles la construction d’un nouveau droit a des effets sur ce qu’il saisit et reconnaît.
43L’analyse appelle à la constitution de nouvelles problématiques de recherche et de nouvelles enquêtes s’intéressant à la mise en œuvre concrète du droit de l’identité de genre, encore balbutiant en France. Ces programmes viseraient en particulier à étudier les pratiques judiciaires et la façon dont les juges interpréteront les nouveaux dispositifs et les nouvelles catégories que les réformes du droit antidiscriminatoire mettent en œuvre dans le contexte de cultures légales parfois en décalage avec les nouveaux concepts. De manière complémentaire, ils invitent à explorer les stratégies juridiques des acteurs trans et la façon dont ceux-ci se saisiront du droit ou ne s’en saisiront pas [53], et les modalités de la réception de l’action publique, comprise comme « l’ensemble des processus par lesquels une politique publique est appropriée et co-construite par les individus qu’elle cible, et par lesquels elle produit ses effets sur ceux-ci » [54]. Dans le cas des avancées timides du législateur français en 2016 [55], la question de la concrétisation des droits apparaît centrale, selon que ceux-ci seront effectivement appropriés par les personnes auxquelles ils s’adressent ou leur apparaîtront comme des « promesses vides » [56].
44Au regard du caractère très récent de ce droit, pas encore constitué comme tel, une première grille d’analyse sous l’angle du pluralisme juridique peut être proposée, tant les ordres normatifs en jeu sont variés, mêlant les droits nationaux, international et européen à différentes échelles [57]. Cependant, la pluralité des ordres juridiques est également une composante du droit interne des États, selon les espaces que le droit de l’identité de genre régule. Cette aspect de pluralité se retrouve dans le dispositif de 2016 et interroge les cadres mêmes d’un droit des personnes trans selon qu’on les rapporte au droit civil ou au droit pénal. En effet, dans le cadre de l’introduction de la catégorie d’identité de genre comme protection spécifique des personnes trans, le droit pénal cible une population en regard de la transphobie, posant ainsi la question de « Qui est trans ? » ou « Qui est perçu comme trans ? ». En contrepoint, dans le cadre du CEC, la question est déplacée vers qui peut être légalement identifié comme homme ou comme femme. Droit civil et droit pénal naviguent ainsi, malgré un cadrage commun, entre la définition de qui est « légalement trans » et de qui est « légalement homme ou femme ».
45La question de la pluralité des scènes juridiques de l’identité de genre a été largement documentée concernant les États-Unis où s’entrecroisent différentes autorités chargées de l’identification, qu’il s’agisse des agences fédérales délivrant les permis de conduire ou les cartes de sécurité sociale, ou des juridictions propres aux États ou aux villes [58]. Les normes gouvernant la modification de la mention du sexe varient d’une juridiction et/ou d’une agence à une autre, créant non seulement des situations de rupture d’égalité, mais également une multiplicité de conceptions de l’identité de genre et du sexe au gré des contextes de la relation juridique. Évoquant la diversité des situations où le sexe/genre compte (éducation, travail, sport, toilettes…), les sociologues Kristen Schilt et Laurel Westbrook ont analysé la pluralité des critères attachés à la variété des scènes juridiques et sociales où le sexe/genre est déterminé, distinguant entre des configurations basées sur la biologie et des configurations basées sur l’identité, normativité juridique et normativité sociale s’enchevêtrant constamment [59]. Si la situation est différente dans le cas d’un État unifié et centralisé comme la France, la pluralité normative n’en est pas pour autant évacuée. À titre d’exemple, on remarquera que les critères retenus dans la réforme du CEC ne sont pas concordants avec ceux imposés dans les mondes de la compétition sportive, le Comité international olympique requérant par exemple que les femmes trans (male to female) suivent une hormonothérapie visant à réduire leur taux de testostérone en-deçà d’un certain seuil. Une citoyenne française ayant eu accès à un CEC sans conditions médicales pourrait ainsi se voir refuser le droit de concourir dans des compétitions sportives, étant reconnue comme femme dans certains espaces et comme homme dans d’autres.
46Dans une acception plus large de la notion de pluralisme juridique enfin, il s’agit de s’interroger sur les entrelacs entre normativité juridique et normativité sociale et sur la façon dont les sujets façonnent eux-mêmes le droit. Cette acception du pluralisme juridique invite à poursuivre la tradition d’analyse des legal counsciousness studies dans le domaine du droit de l’identité de genre, et à s’intéresser non seulement à la façon dont le droit est mobilisé par les ressortissants de l’action publique, mais aussi à la façon dont ils le construisent et dont celui-ci influence en retour les formes de la catégorisation sociale. La reconnaissance de l’identité de genre est en effet, comme nous le proposions au début de cet article, à la fois un reflet des transformations identitaires contemporaines et un infléchissement de celles-ci. L’entrée dans le droit participe de nouvelles subjectivations formées dans le rapport aux institutions, les catégories juridiques et les groupes de personnes catégorisées se constituant mutuellement sous la forme d’un « nominalisme dynamique » décrit par le philosophe des sciences Ian Hacking [60]. La reconnaissance est ainsi une arme à double-tranchant : elle crée des ressources nouvelles sous la forme des droits, mais elle assujettit en même temps en créant de nouvelles formes de contrôle étatique et de nouveaux systèmes d’identification d’autant plus contraignants qu’ils sont majoritairement produits par des législateurs non trans pour des personnes trans. Cette critique du droit reste au cœur des réflexions associatives trans qui le mobilisent à des fins stratégiques tout en s’en méfiant. Et elle s’étend jusqu’aux modèles d’autodétermination de genre pourtant considérés comme les plus progressistes. Car l’entrée dans le jeu du droit, même libéral lorsqu’il habilite à se classer soi-même sans la médiation d’un juge, n’offre en revanche ni le choix des catégories classificatoires, ni leur nombre, ni la possibilité de ne pas se classer [61], dépolitisant ainsi des identités trans parfois explicitement construites contre le principe même de la classification sexuée ou genrée : « Peut-on attendre et exiger de l’État, via le droit, qu’il protège les catégories sexuées minorisées et garantisse de manière juste les chances de vie malgré les catégories erronées et dépolitisées qu’il produit [62] ? »
Conclusion
47Le tournant juridique de l’identité de genre ne représente pas l’aboutissement d’une téléologie libérale par laquelle les personnes trans seraient passées de l’ombre à la lumière en quelques dizaines d’années. Les configurations droit/société que nous avons examinées révèlent au contraire comment la « question trans » n’a cessé de se transformer au gré de sa juridicisation, les modes de catégorisation juridiques et les formes de l’identification sociale s’étant historiquement transformés ensemble. Ce processus de reconnaissance, initié dans les espaces internationaux et européens, invite à entreprendre l’étude d’un nouveau pan du droit dont les normes, loin d’être stabilisées, représentent des enjeux de définition identitaire débordant les seules personnes trans [63]. Dans un monde dans lequel nous avons désormais tou·te·s une identité de genre, la façon dont celle-ci est saisie par le droit exerce un pouvoir structurant sur ce qu’avoir une identité de genre veut dire. Dans le cadre du dispositif français, une tension fondamentale entre reconnaissance et identification subsiste, se traduisant par une dynamique d’habilitation et de contrainte du côté des sujets visés et définis par la loi. Oscillant entre un nouveau référentiel libéral de la transidentité et les modalités de l’objectivation juridique, le dispositif du changement d’état civil français se fonde à la fois sur la subjectivité des individus et sur la nécessité de les ancrer dans l’objectivité sociale. Ainsi que le formule Roger Brubaker : « C’est l’affirmation de l’objectivité de l’identité subjective qui rend possible de défendre le choix au nom de ce qui n’est pas choisi, et de défendre le changement au nom de ce qui ne change pas [64]. » Cette ambiguïté de ce qui est reconnu entraîne l’ambiguïté du processus même de la reconnaissance, soumettant inlassablement les personnes trans à ce que la philosophe Talia Bettcher nomme des « dénis d’authenticité » [65] dans les rapports aux institutions qui les contrôlent et les valident.
Mots-clés éditeurs : Juridicisation, Changement de sexe, Catégorisation, Identité de genre, Transidentité, Politiques publiques
Date de mise en ligne : 13/10/2020
https://doi.org/10.3917/drs1.105.0429Notes
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[1]
Je souhaite ici vivement remercier Anne Revillard qui a lu et commenté une première version de cet article, ainsi que les évaluateurs dont les conseils de réécriture et les commentaires substantiels m’ont été particulièrement précieux. Je remercie également Marie-Xavière Catto pour son aide bibliographique.
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[2]
Dans le cadre de cet article, nous utiliserons le terme « trans » comme catégorie parapluie regroupant une variété d’identifications concernant des personnes qui ne se reconnaissent pas dans le sexe qui leur a été assigné à la naissance et souhaitent le modifier. Les termes « transsexuel », « transsexualité » et « transsexualisme » seront utilisés avec des guillemets et mobilisés uniquement dans leur contexte historique. Sur ces définitions, voir Emmanuel Beaubatie, Transfuges de sexe. Genre, santé et sexualité dans les parcours d’hommes et de femmes trans’ en France, thèse de doctorat en sociologie, Paris : EHESS, 2017.
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[3]
Voir Joanne Meyerowitz, How Sex Changed. A History of Transsexuality in the United States, Cambridge : Harvard University Press, 2002.
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[4]
Taklith Boudgelti, « Le soi et le droit », Terrain, 66, 2016, p. 127-128.
-
[5]
Cf. Cour de cassation, 1ère chambre civile, (Cass. 1ère civ.), 16 décembre 1975, D. 1976, p. 397, note R. Lindon.
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[6]
Cour européenne des droits de l’homme, cour plénière (CEDH Plén.), 25 mars 1992, B. c/France, requête n° 13343/87.
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[7]
Cour de cassation, assemblée plénière (Cass. Ass. Plén.), 11 décembre 1992, pourvoi n° 91-11900 et pourvoi n° 91-12373.
-
[8]
Sur les différentes étapes juridiques du changement de la mention du sexe à l’état civil, voir Laurence Brunet, « Stérilisation et changement de la mention du sexe à l’état civil », in Laurence Hérault (dir.), La parenté transgenre, Aix-en-Provence : Presses universitaires de Provence, 2014, p. 127-142.
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[9]
Cf. Joanne Meyerowitz, How Sex Changed. A History of Transsexuality in the United States, op. cit., chapitres 4 et 7.
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[10]
Voir Paisley Currah, Richard M. Juang et Shannon Price Minter, Transgender Rights, Minneapolis : University of Minnesota Press, 2006.
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[11]
Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, résolution 2048, « La discrimination à l’encontre des personnes transgenres en Europe », article 5, 22 avril 2015.
-
[12]
CEDH, Van Kück c/Allemagne, Req. n° 35968/97, 12 juin 2003. Le terme d’identité de genre apparaît seulement en 2017 dans l’arrêt A. P., Nicot et Garçon c./France, Req. n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13, 6 avril 2017, bien que la Cour y préfère encore le terme « droit à l’identité sexuelle ».
-
[13]
Respectivement : Ley 26.743 « Identitad de genero », 23 mai 2012 (Argentine) ; L 182 « Forslag til lov om ændring af lov om Det Centrale Personregister », 11 juin 2014 (Danemark) ; « Gender Identity, Gender Expression and Sex Characteristics Act », 1er avril 2015 (Malte) ; « Gender Recognition Act » n° 25, 22 juillet 2015 (Irlande) ; « Decreto numero 1227 », 4 juin 2015 (Colombie) ; Innst. 315 L (2015-2016) « Lov om endring av juridisk kjønn », 24 mai 2016 (Norvège).
-
[14]
La Sexual Orientation and Gender Identity Unit (SOGI) est créée à la suite d’une recommandation du comité des ministres du Conseil de l’Europe dans le but de soutenir les politiques gouvernementales en faveur des droits LGBT (Recommandation CM/Rec(2010)5 « sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre », adoptée par le Conseil des ministres le 31 mars 2010). L’Unité publie de nombreux documents et études, élabore des « bonnes pratiques » et recommandations, évalue l’action publique, et a récemment mis en place une base de données sur les droits concernant l’ensemble des pays membres du Conseil de l’Europe.
-
[15]
La transadvocacy désigne un ensemble d’individus et d’organisations militant pour la reconnaissance sociale et juridique des personnes trans et luttant contre les discriminations dont elles sont victimes.
-
[16]
Les principes dits de Yogyakarta présentés devant le Conseil des droits de l’homme des Nations unies le 26 mars 2007 énoncent le droit à une autodétermination de l’identité de genre dans le principe 3 « Le droit à la reconnaissance devant la loi ». « Principes sur l’application de la législation internationale des droits humains en matière d’orientation sexuelle et d’identité de genre », 26 mars 2007. De même, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Thomas Hammarberg recommande, dans son rapport de 2009, de mettre en place « des procédures rapides et transparentes de changement de nom et de sexe » déliées de l’obligation de stérilisation ou de traitements médicaux. Thomas Hammarberg, Commissioner for Human Rights, Issue Paper on Gender Identity and Human Rights, 2009, p. 43. Enfin, dans la résolution 2048, le Conseil de l’Europe précise dans son article 6.2.1 que les États européens, relativement à la reconnaissance de l’identité de genre, doivent mettre en place « des procédures rapides, transparentes, et accessibles, fondées sur l’autodétermination ». Conseil de l’Europe, résolution 2048 sur « La discrimination à l’encontre des personnes transgenres en Europe », précitée.
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[17]
Sur l’historicité des régimes de sexe/genre, voir Alexandre Jaunait, « Le genre peut-il tendre la main au sexe ? Pour une approche réflexive », in Hughes Berry et Bérangère Abou (dir.), Sexe et genre : de la biologie à la sociologie, Paris : Matériologiques, 2019, p. 53-63.
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[18]
Geertje Mak, Doubting Sex, Inscriptions, Bodies and Selves in Nineteenth-Century Hermaphrodites Case Histories, Manchester : Manchester University Press, 2012.
-
[19]
Michel Foucault, « Vérité et pouvoir », in Id., Dits et Écrits II. 1976-1988, Paris : Gallimard, 2001, p. 158-159.
-
[20]
Jacques Commaille, À quoi nous sert le droit ?, Paris : Gallimard, 2015, p. 284-385.
-
[21]
Gouvernement irlandais, Number 25 of 2015, Gender Recognition Act, 2015, Part. 3. 18. Ma traduction.
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[22]
Yan Thomas, « Fictio legis : l’empire de la fiction romaine et ses limites médiévales », Droits, 21, 1995, p. 17-63.
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[23]
« Ley de Identidad de Género », n° 807, 21 mai 2016.
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[24]
Tribunal constitutionnel de Bolivie, Sentencia Constitucional Plurinacional 0076/2017, 9 novembre 2017.
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[25]
« El cambio de nombre propio, dato de sexo e imagen, permitirá a la persona ejercer todos los derechos fundamentales, políticos, laborales, civiles, económicos y sociales, así como las obligaciones inherentes a la identidad de género asumida ». Article 11, « Ley de Identidad de Género », op. cit.
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[26]
Je remercie ici vivement Pascale Absi qui a attiré mon attention sur le cas bolivien. Je reprends ici son analyse en la simplifiant : Pascale Absi, « El género sin sexo ni derechos : la Ley de Identidad de Género en Bolivia », Debate Feminista, 59, 2020, p. 31-47.
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[27]
Loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté. Composée de dispositions très variées censées rapprocher l’exercice de la citoyenneté de la pratique quotidienne des Français, la loi prolonge notamment la volonté du Gouvernement de lutter contre le développement des propos racistes sur internet. L’introduction de la notion d’identité de genre s’inscrit ainsi dans le cadre d’un durcissement de la répression des délits de provocation, de diffamation, d’injures et d’actes racistes ainsi que de l’ajout de circonstances aggravantes de racisme et d’homophobie. Cf. Diane de Bellescize, « La loi égalité et citoyenneté et la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse », Constitutions, 2017, ainsi que le commentaire de REGINE, « Droit et genre », janvier 2017-janvier 2018, Recueil Dalloz, 2018, p. 919 (REGINE : Recherches et études sur le genre et les inégalités dans les normes européennes).
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[28]
Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du xxie siècle.
-
[29]
Si le terme d’identité de genre n’apparaît pas dans la loi J21 elle-même, un commentaire doctrinal considère cependant que : « [c]’est ainsi l’identité de genre qui serait consacrée par la réforme ». Sophie Paricard, « Une libéralisation du changement de sexe par la loi », Éditions législatives en ligne, 2016, <http://www.editions-legislatives.fr/content/une-lib%C3%A9ralisation-du-changement-de-sexe-par-la-loi>.
-
[30]
Les articles 4 et 6 de la loi 2012-954 du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel insèrent, après le mot « orientation », les mots « ou identité » dans plusieurs articles du Code pénal, du Code de procédure pénal, du Code du sport, du Code du travail et dans plusieurs autres textes.
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[31]
Voir sur ce point Marie-Xavière Catto, « La mention du sexe à l’état civil », in Stéphanie Hennette-Vauchez, Marc Pichard et Diane Roman (dir.), La loi & le genre. Études critiques de droit français, Paris : CNRS Éditions, 2014, p. 29-47.
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[32]
Une circulaire du ministère de la Justice invite les juges à donner une réponse favorable aux requérants suite à des traitements hormonaux-chirurgicaux ayant entraîné « un changement de sexe irréversible » qui est pour la première fois délié de l’ablation des organes génitaux (Circulaire de la Direction des affaires civiles et du sceau [DACS] n° CIV/07/10 du 14 mai 2010). Le 7 juin 2012, la Cour de cassation réduit le nombre de critères et remplace le traitement médicochirurgical par le concept de « caractère irréversible de la transformation de l’apparence », tout en maintenant l’exigence d’établir « la réalité du syndrome de transsexualisme » (Cass. Civ. 1ère 7 juin 2012, pourvoi n° 10-26.947 et pourvoi n° 11-22. 490).
-
[33]
Cf. Ali Aguado et Ian Zdanowicz, « L’usage du droit dans le mouvement d’émancipation trans », Cahiers du Genre, 57, 2014, p. 77-94.
-
[34]
En effet, les cadrages de la Cour de cassation et du ministère de la Justice évoqués dans la note 30 ont échoué à ce que le « caractère irréversible de la transformation de l’apparence » ne soit parfois interprété par certains juges comme une obligation de stérilisation. Sur les liens entre le critère de l’irréversibilité et son interprétation, la stérilisation et le consentement des personnes trans, voir Laurence Brunet, « Stérilisation et changement de la mention du sexe à l’état civil », op. cit., p. 134-140.
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[35]
Sur le confinement des problèmes publics, voir Claude Gilbert et Emmanuel Henry (dir.), Comment se construisent les problèmes de santé publique, Paris : La Découverte, 2009.
-
[36]
La Manif pour tous est un collectif d’associations françaises formé dans le but de s’opposer à la loi ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe (« mariage pour tous »). Depuis la promulgation de la loi en 2013, ce collectif s’oppose à toutes les réformes favorisant l’homoparentalité (adoption, PMA, GPA).
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[37]
Pour une analyse de la mise à l’agenda du CEC, voir le mémoire de Master 2 Sociologie politique comparée d’Anne-Lise Savart, « Le changement du sexe à l’état civil des personnes transgenres en France : constitution d’un problème public confiné et sous-politisé », Institut d’études politiques de Paris, 2016-2017.
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[38]
Assemblée nationale, compte rendu de la Commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi « Égalité et citoyenneté », audition de Monsieur Jacques Toubon, 31 mai 2016, p. 10.
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[39]
Avis du Défenseur des droits n° 16-15, 1er juin 2016 pour la commission spéciale de l’Assemblée nationale chargée d’examiner le projet de loi n° 3679 Égalité et Citoyenneté, p. 14.
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[40]
Conseil constitutionnel, Décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017 – Loi relative à l’égalité et à la citoyenneté.
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[41]
Entretien avec J. Toubon, 19 septembre 2016.
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[42]
Décision-cadre du Défenseur des droits MLD-MSP-2016-164 relative à la modification de la mention du sexe à l’état civil, 24 juin 2016.
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[43]
Entretien avec un membre de l’équipe du DDD chargé de la décision-cadre, 11 août 2016.
-
[44]
Entretien avec Jacques Toubon, le 19 septembre 2016.
-
[45]
Lynn Hunt, Inventing Human Rights. A History, New York : W. W. Norton & Company, 2007.
-
[46]
Pierre Bourdieu, Sociologie générale, volume 2. Cours au Collège de France, 1983-1986, Paris : Seuil, 2016, p. 274.
-
[47]
Cf. notes 31 et 33.
-
[48]
Pour une critique similaire relative à la place des stéréotypes dans la décision du juge, voir : Marie-Xavière Catto, « Changer de sexe à l’état civil depuis la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du xxie siècle. Un bilan d’application », Cahiers Droit, Sciences & Technologies, 9, 2019, p. 107-129 et Philippe Reigné, « Changement d’état civil et possession d’état du sexe dans la loi de modernisation de la justice du xxie siècle », JCP, 19 décembre 2016, n° 51, 1378.
-
[49]
Cf. Greta R. Bauer et Ayden I. Scheim, for the Trans PULSE Project Team, « Transgender People in Ontario, Canada: Statistics to Inform Human Rights Policy », Londres, 1er juin 2015.
-
[50]
Proposition de loi n° 4127 proposée par Michèle Delaunay et al. visant à la simplification de la procédure de changement de la mention du sexe dans l’état civil, p. 4, 22 décembre 2011.
-
[51]
Destiny Peery, « (Re)Defining Race: Addressing the Consequences of the Law’s Failure to Define Race », Cardozo Law Review, 38, 2017, p. 1821.
-
[52]
Toutefois, les premières évaluations disponibles de la loi semblent montrer que le changement de sexe a été réellement facilité par le nouveau dispositif. Cf. Marie-Xavière Catto, « Changer de sexe à l’état civil depuis la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du xxie siècle. Un bilan d’application », article cité.
-
[53]
Philippe Warin, Le non-recours aux politiques sociales, Grenoble : PUG, 2016.
-
[54]
Anne Revillard, « La réception des politiques du handicap : une approche par entretiens biographiques », Revue française de sociologie, 58 (1), 2017, p. 72.
-
[55]
Certains commentaires de la loi notent cependant les avancées réelles qu’elle autorise pour les personnes trans : Astrid Marais, « État civil – Le sexe (si) que je veux, quand je veux ! – Libres propos », La Semaine juridique. Édition générale, 45, 7 Novembre 2016, 1164.
-
[56]
Emilie M. Hafner-Burton, « Human Rights in a Globalizing World: the Paradox of Empty Promises », American Journal of Sociology, 110 (5), 2005, p. 1373-1411.
-
[57]
Sally E. Merry, « Legal Pluralism », Law & Society Review, 22, 1988, p. 869-896 ; Paul Schiff-Berman, « Le nouveau pluralisme juridique », Revue internationale de droit économique, XVIII (1-2), 2013, p. 229-256.
-
[58]
Voir l’article de référence de Dean Spade, « Documenting Gender », Hastings Law Journal, 59, 2008, p. 731-842.
-
[59]
Laurel Westbrook et Kristen Schilt, « Doing Gender, Determining Gender: Transgender People, Gender Panics, and the Maintenance of the Sex/Gender/Sexuality System », Gender & Society, 28 (1), 2013, p. 32-57.
-
[60]
Ian Hacking, « Making Up People », in Thomas C. Heller et Christine Brooke-Rose (eds.), Reconstructing Individualism. Autonomy, Individuality, and the Self in Western Thought, Stanford, CA : Stanford University Press, 1986, p. 222-236.
-
[61]
De nombreuses réflexions, aussi bien militantes que dans la doctrine, soulignent cependant l’intérêt qu’il y aurait à supprimer toute mention du sexe à l’état civil, ou à créer une catégorie de sexe « neutre » ou divers.
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[62]
Ali Aguado et Ian Zdanowicz, « L’usage du droit dans le mouvement d’émancipation trans », article cité, p. 89.
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[63]
Concernant notamment les personnes intersexes. Voir à ce sujet le « Mémoire présenté par le GISS sur le Projet de loi de modernisation de la Justice du xxie siècle », Paris, le 26 octobre 2016.
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[64]
Roger Brubaker, Trans. Gender and Race in an Age of Unsettled Identities, Princeton : Princeton University Press, 2016, p. 7.
-
[65]
Talia M. Bettcher, « Appearance, Reality, and Gender Deception: Reflections on Transphobic Violence and the Politics of Pretence », in Felix Murchadha (ed.), Violence, Victims, and Justifications, New York : Peter Lang Press, 2006, p. 181.