Notes
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[1]
Ce travail a été présenté en 2017 dans le cadre du 1er séminaire sur les archives judiciaires du Grupo de Estudios Historia y Justicia à Viña del Mar, puis au 14e congrès de l’Association française de science politique (AFSP). L’auteure souhaite en remercier les participants et discutants, en particulier Lilian Mathieu, ainsi que Paola Díaz, Santiago Amietta, Milena Jakšić et Nadège Ragaru pour leurs commentaires sur les premières versions de l’article. Elle remercie également le programme Conicyt-Fondecyt qui a soutenu cette recherche à travers les programmes Fondecyt Iniciación n° 11121171 et Fondecyt Regular n° 1180038.
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[2]
Qui englobe l’offre de services juridiques et l’expérience que font les usagers du système judiciaire. Catherine Albiston et Rebecca Sandefur, « Expanding the Empirical Study of Access to Justice », Wisconsin Law Review, 1, 2013, p. 101-120.
-
[3]
À l’exception de travaux comme ceux de Mauricio Duce. Voir sur ce point Jeanne Hersant, « Patronage and Rationalization: Reform to Criminal Procedure and the Lower Courts in Chile », Law & Social Inquiry, 42 (2), 2017, p. 423-449.
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[4]
Seuls les tribunaux de première instance sont pris en compte dans ce texte, étant donné que les cours supérieures (cours d’appel et Cour suprême) fonctionnaient déjà, au temps de la justice inquisitoire, de façon collégiale et selon une procédure qui prévoit un rapport oral du dossier par un-e rapporteur-trice, théoriquement en présence de l’avocat-e de la défense.
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[5]
Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris : La Découverte, 2004, p. 19.
-
[6]
Alejandra Matus, El libro negro de la justicia chilena, Santiago : Editorial Planeta Chilena, 1999.
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[7]
Helen Ietwsaart, « Labor Relations Litigation: Chile, 1970-1972 », Law & Society Review, 16 (4), 1981-1982, p. 656 ; Jeanne Hersant, « Mérite et bienveillance. Faire carrière dans l’administration judiciaire au Chili (1974-2016) », Critique internationale, 82, 2019, p. 117-136.
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[8]
Alejandra Matus, El libro negro de la justicia chilena, op.cit. ; Gisela Von Mühlenbrock, « Discretion and Corruption: The Chilean Judiciary », Crime, Law and Social Change, 25, 1997.
-
[9]
Máximo Langer, « Revolution in Latin American Criminal Procedure: Diffusion of Legal Ideas from the Periphery », American Journal of Comparative Law, 55, 2007, p. 617-675 ; Jeanne Hersant, « Patronage and Rationalization. Reform to Criminal Procedure and the Lower Courts in Chile », article cité.
-
[10]
L’arrêt définitif des tribunaux inquisitoires était initialement programmé pour 2008 mais l’avant-dernier a fermé ses portes en 2016. Il en reste un officiellement en activité dans la Région métropolitaine, qui inclut la capitale Santiago, et concentre 40 % de la population du pays. Quant à ceux qui ont officiellement fermé, ils ont en réalité transféré leur contentieux aux tribunaux civils, lesquels fonctionnent toujours selon une procédure écrite et assignent une partie de leur personnel (juge et fonctionnaire) au contentieux pénal.
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[11]
Réforme constitutionnelle n° 19.448, 20 février 1996. Pour plus de détails, voir Jeanne Hersant, « Patronage and Rationalization: Reform to Criminal Procedure and the Lower Courts in Chile », article cité.
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[12]
Néanmoins les principes de la procédure accusatoire qui sont plus favorables aux justiciables ont été incorporés à la procédure inquisitoire. Il est important de préciser que la RPP a modifié le Code de procédure pénale, mais pas le Code pénal.
-
[13]
Mené entre 2012 et 2016, ce travail a consisté, outre l’observation mentionnée et l’analyse des dossiers ici restituée, à effectuer des entretiens (63) avec différents acteurs judiciaires, principalement des juges et des employés des tribunaux de première instance.
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[14]
Lequel a cessé son activité le 31 décembre 2016.
-
[15]
Définie par l’Organisation des Nations unies (ONU) comme « the role of state-led truth-telling exercises and amnesties in resolving outstanding justice questions in democratizing contexts ». Cath Collins, « State Terror and the Law: The (Re)judicialization of Human Rights Accountability in Chile and El Salvador », Latin American Perspectives, 35 (5), 2008, p. 20.
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[16]
Lors de son allocution d’investiture, le 12 mars 1990, Patricio Aylwin, premier président élu après la dictature, affirma la nécessité d’investiguer les faits, en dépit de la loi d’amnistie, afin d’établir les responsabilités et de permettre aux familles de disparus de faire le deuil de leurs proches et aux victimes d’être reconnues comme telles. Cette déclaration a précédé la création de la Commission nationale vérité et réconciliation, le 25 avril 1990.
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[17]
Qui interdit la persécution pénale de tous les crimes et délits commis au Chili entre 1973 et 1978 à l’exception d’une liste exhaustive incluant notamment les crimes et délits sexuels, la conduite en état d’ivresse, etc. Le juge Guzman a trouvé comment la contourner, en 1998, ouvrant la voie à l’inculpation du général Pinochet. Juan Guzman, Au bord du monde. Les mémoires du juge de Pinochet, Paris : Les Arènes, p. 139.
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[18]
Cath Collins, « Human Rights Trials in Chile During and After the “Pinochet Years” », The International Journal of Transitional Justice, 4 (1), 2010, p. 67-86 ; Paola Diaz et Carolina Gutiérrez, « Resistencia en dictadura y en post-dictadura. La acción colectiva de las agrupaciones de familiares de detenidos desaparecidos en Chile », Pandora, 8, 2008, p. 187-204.
-
[19]
Cath Collins, « State Terror and the Law: The (Re)judicialization of Human Rights Accountability in Chile and El Salvador », article cité, p. 26. Les crimes contre l’humanité ont été définis en droit chilien en 2009 (loi 20.357 du 18 juillet 2009), et leur imprescriptibilité reconnue par la signature de la convention de Rome (reconnaissant ainsi la Cour pénale internationale) la même année.
-
[20]
Depuis 2013, afin de désengorger les tribunaux de première instance régis par la procédure inquisitoire et accélérer leur processus de fermeture définitive, la Cour suprême a décidé que l’investigation dans les cas de crimes contre l’humanité commis en dictature serait menée par les cour d’appel.
-
[21]
Michel Foucault, La verdad y las formas jurídicas, Barcelone : Gedisa, 1980.
-
[22]
Référencés de la façon suivante : Affaire n° 1, homicide, 1994 ; Affaire n° 2, abus sexuel, 2004 ; Affaire n° 3, homicide, 1991.
-
[23]
Michel Foucault, La verdad y las formas jurídicas, op. cit, p. 71.
-
[24]
Voir le dossier « Regards pluridisciplinaires sur les victimes », Archives de politique criminelle, 28, 2006.
-
[25]
Entretien réalisé le 1er juin 2012.
-
[26]
Le rapport policier indique que les enquêteurs en ont profité pour croiser l’identité des voisins interrogés avec le fichier des délinquants ; cela leur a permis d’identifier l’un d’entre eux comme une personne condamnée par un autre tribunal de la circonscription, qui s’était soustraite à la justice.
-
[27]
Probablement la Misión Iglesia del Señor – Chile, groupe évangélique fondé en 1911 dans le sud du Chili.
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[28]
Jeanne Hersant, « Mérite et bienveillance. Faire carrière dans l’administration judiciaire au Chili (1974-2016) », article cité.
-
[29]
Yves Dezalay et Bryant G. Garth (eds.), Lawyers and the Rule of Law in an Era of Globalization, New York : Routledge, 2011.
-
[30]
Jeanne Hersant, « Mérite et bienveillance : faire carrière dans l’administration judiciaire au Chili (1974-2016) », article cité.
-
[31]
Tous les prénoms indiqués dans le texte sont fictifs.
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[32]
Une situation similaire est rapportée dans María José Azócar, Andrea Cerda et Alejandra Ramm, Imputados y víctimas: vivir la justicia desde orillas opuestas, coll. « Documentos de trabajo ICSO », 13, Santiago : UDP/ICSO, 2006 p. 20, <https://www.icso.cl/images/Paperss/sexto.pdf>.
-
[33]
Entretien avec la juge du dernier tribunal inquisitoire en activité, au sujet du fonctionnement de la justice inquisitoire avant la RPP, Santiago, 11 août 2016.
-
[34]
Entretien avec un juge d’un tribunal pénal réformé, Valparaíso, 11 juillet 2016.
-
[35]
Propos recueillis dans le cadre d’une rencontre avec un groupe d’étudiants en licence de sociologie, Valparaíso, 17 novembre 2017.
-
[36]
L’autorisation d’observer l’activité du tribunal nous a été accordée par le juge de façon exceptionnelle, sans exiger d’autorisation de la cour d’appel ou de la Cour suprême, juridictions qui nous ont régulièrement dénié l’accès à la partie non publique des tribunaux, nous obligeant à abandonner observation et travail d’archive, et à recentrer l’enquête sur les récits autobiographiques des fonctionnaires réaffectés dans les nouveaux tribunaux après la mise en place de la RPP.
-
[37]
Voir sur ce point Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, op. cit., p. 33-34.
-
[38]
Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris : Galilée, 1995, p. 17. Cité dans Eric Ketelaar, « (Dé)Construire l’archive », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 82, 2006, p. 67-68.
-
[39]
Leticia Barrera López, « Performing the Court: Forms and Practices of Legal Knowledge-Making in Argentina », thèse de doctorat en sciences juridiques, Cornell University, 2009. URL : <https://ecommons.cornell.edu/bitstream/handle/1813/12828/Barrera%20Lopez;jsessionid=62029BD73FBE3EBB2497ACA99AAE9506?sequence=1> (consulté le 28 novembre 2017).
-
[40]
La cour d’appel révisait chaque sentence comportant une peine de prison supérieure à un an, laquelle était sans effet jusqu’à ce que la Cour ait donné son feu vert. Entretien avec une juge ayant exercé dans l’ancien système, région de Valparaíso, 19 janvier 2015.
-
[41]
Entretien avec un ancien avocat ayant exercé à la fin des années 1990, 7 mai 2015.
-
[42]
Notes de terrain, 18 mai 2012.
-
[43]
La pratique des tests de véracité pour les mineurs victimes d’abus sexuels a eu cours dans la justice pénale réformée jusqu’en 2018, avec la promulgation d’une loi y mettant fin. Cette loi prévoit également l’enregistrement audiovisuel de la première déclaration des victimes, dans les heures suivants la plainte, dans un environnement adéquat ; elle fait suite à la mobilisation d’associations autour de la campagne « No me pregunten más » (<https://nomepreguntenmas.cl/>), qui dénonçait les auditions répétitives (jusqu’à sept ou huit) pratiquées par le système judiciaire, et qui entraînaient des phénomènes de re-victimisation.
-
[44]
La série d’entretiens avec des victimes prises en charge par le SML au début des années 2000 concorde avec le contenu de notre dossier n° 2. María José Azócar, Andrea Cerda et Alejandra Ramm, Imputados y víctimas: vivir la justicia desde orillas opuestas, op. cit., p. 20.
-
[45]
Jean Bérard, « Dénoncer et (ne pas) punir les violences sexuelles ? Luttes féministes et critiques de la répression en France de mai 68 au début des années 1980 », Politix, 107, 2014, p. 61-84.
-
[46]
Voir par exemple Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Paris : Raisons d’Agir, 1999.
-
[47]
Vanessa Codaccioni, Légitime défense, Paris : CNRS Éditions, 2018. Voir en particulier : « Vanessa Codaccioni : Dans les procès de légitime défense, c’est le mort qui est jugé », Libération, 25 octobre 2018.
-
[48]
Claire Oppenchaim, « Vanessa Codaccioni, La légitime défense. Homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2019, mis en ligne le 14 janvier 2019, consulté le 18 avril 2019. URL : <http://journals.openedition.org/lectures/30165>.
-
[49]
Traduction la plus fidèle possible du document original, compte tenu des fautes de frappe et de syntaxe contenues dans le rapport de police.
-
[50]
Renaud Dulong, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris : Éditions de l’EHESS, 1998.
-
[51]
Voir sur ce point Fabien Jobard, « Le banni et l’ennemi. D’une technique policière de maintien de la tranquillité et de l’ordre publics », Cultures & Conflits, 43, 2001.
-
[52]
Rappelons que les aveux sont au fondement de la justice inquisitoire. Michel Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice : cours de Louvain, 1981, Louvain-la-Neuve : Presses Universitaires de Louvain, Chicago : University of Chicago Press, 2012.
-
[53]
L’équivalent de 29 euros environ.
-
[54]
Les circonstances atténuantes sont définies dans le Code pénal chilien selon le critère de la « conduite antérieure irréprochable » des justiciables (article 11 alinéa 6), ainsi que par tout témoignage indiquant leur « participation remarquée au sein de leur cercle social ». María Paz Ríos, « La atenuante de irreprochable conducta anterior en el nuevo sistema procesal penal entre los años 2004 y 2011 », mémoire de licence en sciences juridiques et sociales, Faculté de droit, Université du Chili, 2012, p. 16.
-
[55]
Michael Burawoy, « Revisits: An Outline of a Theory of Reflexive Ethnography », American Sociological Review, 68, 2003, p. 671.
-
[56]
La seule étude existante au préalable concerne les actuarios des tribunaux des conflits du travail sous l’Unité populaire de Salvador Allende (1970-1973). Heleen Ietswaart, « Labor Relations Litigation: Chile, 1970-1972 », Law & Society Review, 16 (4), 1981-1982, p. 656-672.
-
[57]
En plus de la procédure inquisitoire, qui se déroule à huis clos, l’État chilien a en outre décrété un délai de 50 ans avant d’ouvrir le contenu des dossiers de la « commission Valech », qui a permis l’identification et l’indemnisation des victimes de la dictature. Oriana Bernasconi, Daniela Mansilla Santelices et Rodrigo Suárez Madariaga, « Las comisiones de la verdad en la batalla de la memoria: usos y efectos disputados de la verdad extrajudicial en Chile », Colombia Internacional, 97, 2019, p. 27-55
-
[58]
Michel Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice : cours de Louvain, op. cit., p. 211.
-
[59]
Ibid., p. 226. La RPP a introduit en droit de la procédure le principe de la « saine critique » (sana crítica), intermédiaire entre celui du régime de la preuve (prueba legal) sur lequel reposait la procédure inquisitoire, et celui de l’intime conviction (libe convicción).
-
[60]
Máximo Sozzo, « Volviendo sobre Foucault. Entrevista con Mariana Valverde », Delito y Sociedad, 42, 2016, p. 143-154.
1Cet article s’intéresse à l’élaboration de la preuve judiciaire dans la justice inquisitoire chilienne, où le statut de victime n’existe pas [1]. Nous souhaitons à travers cette étude de cas réfléchir à la façon d’aborder l’accès à la justice [2] et la pénalité « ordinaire » en Amérique latine. Ces thématiques sont souvent éclipsées – au moins dans le cas du Chili – par l’analyse du processus de justice transitionnelle [3], qui a fait émerger la catégorie de victime en rapport avec les crimes contre l’humanité. Plus généralement, cet article souhaite aussi réfléchir à la façon de penser la pénalité contemporaine des aires non européennes ou « occidentales ».
2La procédure pénale inquisitoire au Chili ne prévoit pas de délai pour l’instruction des dossiers, celle-ci est secrète et ne débouche pas sur un débat public et contradictoire en audience. L’avocat de la défense n’a accès que de façon restreinte au dossier, et il n’est pas rare que, dans les tribunaux engorgés de Santiago, ni les plaignants ni les prévenus ne rencontrent le juge au cours de la procédure [4]. Cette justice est opaque : pour paraphraser Bruno Latour dans son étude du Conseil d’État français, on peut préciser que, dans cette enceinte du droit pénal, personne ne parle jamais publiquement et toute la procédure se fait par écrit [5]. Celle-ci se déroule en effet à travers d’épais volumes dont les pages sont cousues à la main par les fonctionnaires des tribunaux, à l’aide d’un épais fil blanc. La perte d’un dossier met irrémédiablement fin à la procédure [6].
3Dans la pratique des tribunaux pénaux inquisitoires, durant la période retenue ici (1991-2004), l’investigation et l’accusation – attributions du juge –, et même parfois l’élaboration de la sentence étaient de facto exercées par les fonctionnaires, en raison d’une pratique illégale mais très répandue, la délégation de fonctions [7]. Cette pratique tenait d’une part à l’absence de contrôle de l’activité administrative des juges, qui dirigeaient l’administration du tribunal et bénéficiaient d’une autonomie totale en la matière ; elle relevait d’autre part, de l’indigence de la justice pénale en raison du budget extrêmement faible dont elle disposait jusqu’à la mise en œuvre de la réforme de la procédure pénale (RPP) [8].
4Ce système foncièrement déficient du point de vue des droits des justiciables fut revu en profondeur à la faveur d’une ambitieuse réforme de la procédure pénale (RPP), mise en œuvre de façon graduée entre 2000 et 2005. Le Chili s’est doté ex nihilo d’une procédure pénale accusatoire fondée sur le principe du procès équitable, la présomption d’innocence et l’oralité des débats. Le succès de cette réforme, considérée comme exemplaire à l’échelle de l’Amérique latine [9], a occulté le fait que le système pénal inquisitoire a toujours cours plus de quinze ans après l’adoption de la RPP [10]. En effet, tous les crimes et délits antérieurs à 2006 sont jugés par la justice pénale inquisitoire, grâce à l’introduction d’une disposition idoine dans la Constitution à l’issue de négociations aussi bien avec les militaires qu’avec les associations de victimes de la dictature [11]. Il a en somme été laissé à la justice pénale inquisitoire l’épineuse tâche de juger les crimes commis par la dictature du général Pinochet (1973-1990), et en général les affaires de droit commun antérieures à 2006 [12], sur lesquelles nous nous pencherons dans cet article.
5Cette étude tire son origine d’un travail ethnographique [13], dont nous souhaitons ici restituer l’aspect archivistique. Dans le cadre d’une observation menée entre avril et juillet 2012 dans l’un des deux tribunaux inquisitoires encore en activité au Chili [14], nous avons eu l’opportunité de compulser des dossiers retournés au tribunal par le service des archives judiciaires, dans le cas d’affaires rouvertes en 2012 pour des faits commis en 1991, 1994 et 2004. La période considérée est donc conditionnée par les dossiers qu’ont sélectionnés pour nous les fonctionnaires du tribunal, mais elle nous permet justement d’appréhender la justice ordinaire, dans un contexte marqué par la mise en place de la justice transitionnelle [15].
6En effet, à partir de 1990 s’est ouvert un gigantesque chantier judiciaire autour des crimes de la dictature (1973-1990) en application de la « doctrine Aylwin » [16]. En conséquence, en dépit de la loi d’amnistie [17] et des lenteurs institutionnelles associées [18], les avocats des familles de victimes et disparus ont multiplié les dépôts de plainte et ouvertures d’enquêtes [19]. Ce chantier échut aux tribunaux de première instance [20], lesquels subissaient déjà une surcharge de travail endémique avec les affaires de justice ordinaire. En raison de cette concomitance, le processus de justice transitionnelle semble s’imposer a priori pour expliquer la procédure expéditive ou au contraire la dilatation des délais, particulièrement en ce qui concerne la prise en compte des victimes, dans les affaires de droit commun présentées ici.
7Ce contexte permet d’éclairer au moins un des cas analysés (I.1, Affaire n° 1 : dossier pour homicide, 1994), mais nous faisons l’hypothèse plus générale d’une justice pénale ordinaire qui perpétue le principe de « l’épreuve sociale » – au sens de Michel Foucault [21] – dans l’élaboration de la preuve judiciaire, dans le cadre d’une procédure routinisée autour d’une logique de gestion des stocks de dossiers en souffrance. Cette routinisation est particulièrement perceptible à travers le sort réservé aux victimes. Après avoir présenté le contexte institutionnel et archivistique des tribunaux pénaux de première instance (I.2 et I.3), nous montrerons à travers l’étude des archives comment opère l’épreuve sociale au cours de l’enquête policière et judiciaire (II).
8Les dossiers présentés ici [22] constituent une opportunité unique d’appréhender l’élaboration de la preuve et la condition des victimes dans la justice pénale inquisitoire. Au Chili, les archives judiciaires sont stockées – mais pas conservées – pendant une période de 80 ans. C’est seulement à l’issue de cette période qu’elles sont versées aux archives nationales, devenant ainsi publiques, souvent en piètre état.
I. Archéologie de l’administration de la preuve judiciaire au Chili
9Dans son archéologie de l’administration de la preuve judiciaire, Michel Foucault distingue l’épreuve sociale de la preuve judiciaire, chacune correspondant à des moments et schémas distincts de résolution des conflits. Ainsi, à la différence du droit contemporain fondé sur l’investigation et la preuve, le droit féodal germanique reposait sur des épreuves, « épreuves sociales, épreuves de l’importance sociale d’un individu. […] L’accusé d’un assassinat pouvait parfaitement établir son innocence s’il réunissait douze témoins qui jurent qu’il n’avait commis aucun assassinat » [23]. Ces témoignages « garantissaient non son innocence, mais son importance sociale ». L’absence de statut pour les victimes n’est certes pas propre au contexte analysé [24], mais précisément ici, cela donne lieu à une « épreuve sociale », c’est-à-dire l’évaluation de la responsabilité des personnes impliquées – victimes et agresseurs – à l’aune de leur valeur sociale, de la part des différents acteurs du processus judiciaire.
10Dans l’immédiat, l’hypothèse d’une enquête vite expédiée en raison de la surcharge de travail provoquée par la « doctrine Aylwin » se pose nettement dans l’un des trois dossiers examinés, nous commencerons donc par lui, afin de dérouler ensuite l’hypothèse principale de notre recherche.
I.1. Justice transitionnelle ou épreuve sociale ?
Affaire n° 1 : dossier pour homicide ouvert le 20 octobre 1994, 8e tribunal du crime de San Miguel (réf. 30.865-6)
11Il s’agit de la réouverture d’un dossier, en 2009, dans une affaire de disparition intervenue en 1994. À l’époque, le corps du disparu, connu comme trafiquant et consommateur de drogue, et auteur de violence conjugale, n’avait pas été retrouvé ; l’affaire avait été rapidement classée. Le disparu était connu pour des faits illicites et violents, et sa compagne avait quant à elle produit, à l’époque, des documents prouvant son « insertion sociale et familiale » : une pétition des voisins en sa faveur, des extraits de cotisation au système de retraites, des témoignages de bonne conduite, la copie d’un contrat de travail. Même l’enquête de voisinage – normalement ordonnée par le juge, qui fait partie du protocole de routine – n’avait pas été réalisée. Lors de l’entretien qu’il nous accorda, le juge mentionna cette affaire, dont il était en train de rédiger la sentence : d’après lui, l’affaire avait été rapidement classée à l’époque, car « la justice était préoccupée en priorité par les disparitions en dictature » [25]. Le dossier a été rouvert le 31 juillet 2009 lorsqu’un particulier a découvert les restes du disparu dans son jardin.
12La procédure est relancée une fois localisée la compagne du disparu, auteure présumée des faits qui a finalement été condamnée en 2011 avec son amant de l’époque, après avoir avoué le crime – l’analyse des ossements ayant déterminé la cause violente du décès. Son rapport d’expertise psychiatrique – réalisée après la réouverture de l’enquête en 2009 – indique d’emblée : « l’inculpée est la deuxième d’une fratrie de quatre personnes provenant d’un foyer légalement constitué », qualité jugée suffisamment significative pour qu’elle apparaisse dans le rapport. L’enquête de voisinage est réalisée pour la première fois en 2009 par la police judiciaire : plusieurs des personnes interrogées n’habitaient pas dans le quartier quinze ans auparavant, et ne savent donc rien [26]. Parmi les témoignages de moralité récents figure également la lettre manuscrite, en date du 3 octobre 2010, d’une ancienne employeuse de l’accusée qui la décrit comme une « bonne employée de maison » et ajoute qu’elle-même a donné des cours de « catéchisme familial » aux enfants de l’accusée. Figure aussi une lettre du pasteur de la « Misión Iglesia » [27] en soutien à l’accusée, qui « en tant que membre de la communauté s’est montrée une bonne mère, travailleuse, toujours prête à aider son prochain ».
13On voit dans ce cas que, si la fermeture prématurée du dossier semble imputable au contexte de justice transitionnelle, les éléments suivants semblent y avoir aidé : aussi bien le disparu que sa compagne correspondent chacun à des critères opposés – selon les pièces apparaissant dans le dossier – en termes d’insertion sociale et familiale. Cette hypothèse de l’épreuve sociale que doivent subir les personnes impliquées dans la procédure judiciaire sera étayée à partir de deux autres cas (II).
14Dans l’immédiat, nous décrirons la façon dont l’absence de statut pour les victimes se traduit dans les interactions avec les actuarios-as (fonctionnaires du greffe), lesquels prennent les déclarations des parties en lieu et place du juge, la plupart du temps sans autre formation que l’observation des pratiques de leurs pairs (I.2). En effet, au cours des entretiens, plusieurs fonctionnaires et juges ont témoigné des conditions déplorables d’accueil des victimes dans les tribunaux des années 1990, ainsi que de la pratique des dessous de table [28] ; mais aucun ne s’est référé au chantier de la « doctrine Aylwin » comme cause de désorganisation des tribunaux.
I.2. « Au tour de la violée » : quand le statut de victime n’existe pas
15Dans la justice inquisitoire chilienne, le but de la procédure n’est pas tant d’élaborer des éléments de preuve que de découvrir la vérité, au moyen des aveux ou de la confrontation. Les fonctionnaires de la justice inquisitoire étaient en charge des prises de déposition et interrogatoires, tâches pour lesquelles ils n’avaient reçu aucune formation. Théoriquement le juge devait superviser les auditions, mais c’était loin d’être toujours le cas. Dans cette configuration, les professionnels du droit – juges et avocats litigants, mis en avant dans les études de sociologie juridique sur l’Amérique latine [29], ne jouaient souvent qu’un rôle secondaire. En revanche, les fonctionnaires qui avaient la confiance du juge, ou actuarios, étaient indispensables au fonctionnement des tribunaux. Jusqu’aux années 1990, leur qualification importait peu, hormis l’exigence du certificat d’études secondaires. Il n’existait pas de concours ni de contrat de travail, les personnes recrutées l’étaient sur recommandation d’un tiers ; les magistrats et employés du Poder Judicial cooptaient ainsi les membres de leur famille. Avant d’être titularisés, les nouveaux arrivants devaient travailler plusieurs semaines, mois ou années comme « méritants » ou « surnuméraires », sans recevoir d’appointements ni de formation au service public [30].
16À son arrivée comme fonctionnaire dans l’institution judiciaire, au début des années 2000, Ximena [31] a été choquée par « les conditions dans lesquelles se déroul[ai]ent les prises de déposition » (entretien réalisé le 15 mai 2012). Elle évoque trois situations particulièrement révélatrices du déni de considération de la victime, et l’apparente confusion entre interrogatoire et prise de déposition.
17— Situation 1 : À une femme victime de vol avec violence, le fonctionnaire qui prenait la déclaration demande : « Il t’a touché le popotin ? Ça t’a plu ? » Ximena ajoute que, dans ce genre de cas, elle a déjà vu des fonctionnaires mettre en doute la parole du plaignant : « Tu es sûr-e qu’on t’a volé ? Tu ne serais pas en train de mentir ? »
18— Situation 2 : Une femme agent de salle qui, voulant faire entrer une plaignante dans la salle du tribunal, ouvre la porte de la salle d’attente et annonce à voix haute « au tour de la violée » [32].
19— Situation 3 : Lors d’un entretien avec une femme victime d’abus sexuel dont Ximena prenait la déposition, dans la salle commune du tribunal, il était évident que ses collègues arrêtaient de parler et de faire du bruit pour essayer d’entendre les détails.
20Dans l’une de ces situations, Ximena a protesté auprès du juge et a finalement obtenu la mise à disposition d’une pièce à part pour qu’y soient réalisés les entretiens sensibles. Une pratique fréquente, en effet, était le careo : un entretien contradictoire pour confronter la version de la victime et celle de son agresseur. Paula, qui exerce aujourd’hui comme juge d’un tribunal réformé, relate son expérience comme fonctionnaire d’un tribunal inquisitoire, au début de sa carrière :
La procédure était vraiment choquante. Une fois, dans une affaire de viol, j’ai dû confronter une fillette de huit ans avec son agresseur. J’ai cherché une solution en urgence… Je suis allée parler avec la juge et la rencontre a eu lieu dans son bureau et pas dans la salle commune [qui tenait lieu de salle d’audience dans les tribunaux inquisitoires]. Mais la confrontation a bien eu lieu…
22Les fonctionnaires assuraient, en outre, la gestion administrative du volume des dossiers, en maintenant l’équilibre entre les affaires en cours et les entrées de nouvelles affaires : « un bon actuario était celui qui savait faire le nécessaire pour maintenir le navire à flot » [33], celui qui savait clore rapidement un dossier, comme dans le cas de certains délits – vols à l’étalage – lesquels, en pratique, n’étaient pas poursuivis [34]. Par ailleurs, dans le souci de faciliter le travail du juge, il était fréquent, d’après Paula, que le fonctionnaire reformule la déclaration des victimes pour l’adapter à la classification juridique des délits [35].
23Nous exposerons maintenant le rôle des dossiers judiciaires comme documents et comme archives créées par les fonctionnaires des tribunaux, afin de mieux aborder la procédure inquisitoire des années 1990 et 2000.
I.3. Dossiers judiciaires et archivation
24Les dossiers judiciaires (expedientes) sont la pièce maîtresse de la procédure pénale inquisitoire. C’est pourquoi il est nécessaire de se pencher sur eux pour pouvoir examiner plus avant l’élaboration de la preuve judiciaire.
25L’autorisation de compulser des dossiers nous a été accordée oralement par le juge du tribunal, sous la condition que nous n’en ferions aucune reproduction. Chaque dossier comportait des centaines de pages et était constitué de divers volumes. Nous avons donc pris des notes pendant plusieurs semaines, tout en profitant du formidable site d’observation que nous donnait la table mise à notre disposition dans la salle d’audience, au milieu des fonctionnaires. Sans possibilité de reproduire ces dossiers ni de prolonger la durée d’observation au sein du tribunal [36], nous avons concentré notre attention de façon forcément arbitraire sur ce qui faisait sens pour nous dans les éléments de chaque dossier dont le contenu était organisé d’une façon qui nous était mystérieuse et indéchiffrable [37]. Hormis les trois dossiers présentés, nous en avons examiné un quatrième, dans une affaire d’usurpation d’identité ouverte en 2008, que nous n’avons pas retenu ici car la fuite de l’usurpateur présumé avait empêché à l’enquête d’avancer.
26Les dossiers étaient constitués – et cousus – par les fonctionnaires (actuarios) qui menaient dans les faits la procédure, en théorie sous la supervision du juge mais bien souvent en toute autonomie. Un « bon » dossier était un dossier « bien ordonné », qui facilitait le travail du juge et constituait un motif de fierté pour le fonctionnaire qui l’avait assemblé. Néanmoins les fonctionnaires ne pouvaient laisser aucune empreinte de leur travail dans ces dossiers, tout au plus pouvaient-ils porter des annotations au crayon à l’attention du juge, pourvu que tout soit ensuite soigneusement effacé et indétectable. Prendre en compte ces pratiques nous permet d’aller au-delà de la matérialité purement textuelle du document, à travers la « phase créatrice préalable » de l’archivation, qui « produit autant qu’elle enregistre l’événement » [38].
27De fait, Bruno Latour, mais aussi Leticia Barrera Lopez dans son ethnographie de la Cour suprême argentine considèrent le dossier judiciaire comme source d’autorité, canal de construction et réceptacle du savoir juridique : ce qui n’est pas consigné dans le dossier n’existe pas [39]. Nous en voulons pour preuve, dans le cas chilien, les « audiences privées » que sollicitaient les avocats de la défense, las de devoir convaincre un fonctionnaire « qui ne connaissait rien au droit » de la pertinence de leur argument [pour que celui-ci soit versé au dossier].
Finalement, j’ai appris à faire ce que j’avais vu d’autres faire : demander une audience privée au juge pour le convaincre directement. Du coup, j’avais la possibilité de lui présenter oralement mon argument, mais sans témoin ni contrepartie, ce qui plaçait cette pratique en dehors de la légalité, même s’il n’existait aucune norme qui l’interdise explicitement ou la réglemente. Le vrai souci apparaissait lorsque l’affaire remontait à la cour d’appel […] [40]. Le résultat de l’audience privée se notait dans la sentence du juge, mais n’était étayé par aucun élément du dossier. Cela posait donc un problème de procédure [41].
29Ce tableau étant brossé, nous nous attacherons, à travers l’analyse détaillée de deux autres cas, à explorer l’hypothèse plus structurelle d’une justice indigente et désorganisée dans laquelle l’impréparation des « petites mains » qui élaborent les dossiers influe sur le déroulement de la procédure.
II. Les manifestations de l’épreuve sociale dans les dossiers judiciaires
30L’épreuve sociale au sens de M. Foucault est présente dans nos notes sur les trois affaires, à travers le rôle des « témoins de bonne conduite » (testigos de conducta) dont nous avons trouvé trace dans les épais dossiers reliés de fil blanc que nous avons pu consulter au cours de cette enquête. Après avoir abordé le rôle des fonctionnaires judiciaires, nous souhaitons mettre en avant celui de la police et des experts dans l’élaboration de la preuve judiciaire, à travers la mobilisation de stéréotypes sociaux et de genre utilisés dans les documents compilés dans les dossiers judiciaires, qui servent à fonder la décision du juge.
II.1. Épreuve sociale et rapport d’expertise
Affaire n° 2 : dossier pour abus sexuel ouvert le 10 février 2004, 8e tribunal du crime de San Miguel – ex-2e tribunal du crime de Puente Alto (réf. 67.611-PL – auparavant 67.611-F)
31Ici, nous ne connaissons pas la cause de la présence du dossier au tribunal en 2012. On notera que dans le simple énoncé de l’affaire, sur la couverture du dossier, la condition de la victime est, d’une certaine façon, effacée : il n’est fait aucune mention du fait qu’il s’agit d’une enfant. La fonctionnaire du tribunal qui nous remis le dossier attira notre attention sur la situation sociale du prévenu, un cadre moyen, conjoint de la mère de la fillette abusée : « C’est inhabituel d’avoir une affaire qui implique quelqu’un avec sa situation [42]. »
32Voici ce qu’indiquent nos notes de l’époque :
Une des couvertures intérieures du dossier, écornée et abîmée (l’une des plus anciennes) fait apparaître la date du 10.01.2006 […]. Sur la première page intérieure, une série de documents pliés en deux et agrafés en pagaille, certains ne peuvent pas être identifiés, sauf à les déchirer. Le premier document est une déclaration enregistrée au commissariat (Prefectura de menores). Le nom de la fillette abusée y est rayé au stylo. La déclaration est pleine de fautes de frappes et quelques-unes d’orthographe. Sur certains documents suivants, le nom est rayé, sur d’autres non [bien que la condition de mineure de la fillette exige l’anonymat comme indiqué dans la suite du dossier].
34L’absence de protocole de prise en charge des victimes – propre au système inquisitoire – dans les cas de violences sexuelles, mais aussi de protection des mineurs, est illustrée par cette affaire. Il est indiqué dans le dossier que la fillette victime d’agression sexuelle a dû se soumettre à une expertise psychologique et à un « test de véracité », lesquels furent finalement réalisés près d’un an après la date des faits, par le service médico-légal. Peu après, la psychologue chargée du suivi de la fillette pour le service national de protection des mineurs (SENAME, partie civile) sollicita formellement auprès du tribunal l’annulation de la citation à comparaître qui lui avait été adressée, au nom de la Convention internationale de protection des droits de l’enfant, afin de ne pas porter préjudice à la psychothérapie dans laquelle était engagée la victime [43].
35Au début du dossier, le prévenu désigne un avocat et une liste de « témoins de moralité » (testigos de conducta) qui, par la suite, sont convoqués au tribunal et interrogés. Dans sa déclaration, la ligne de défense du prévenu est la suivante : la mère de la fillette, son épouse, souffre de troubles psychologiques, il en veut pour preuve qu’elle « manipule sa fille et maltraite l’employée de maison ». Personne de sa famille à elle n’a assisté à leur mariage, ce qu’il trouve être un élément suspicieux, et il ajoute que le premier fils de son ex-épouse – qu’il a adopté – pourrait tout à fait être l’auteur de l’abus pour avoir vécu si longtemps avec une mère instable.
36L’expertise psychologique se range aux arguments du prévenu. Dans sa conclusion, le rapport du service médico-légal (SML) – organisme étatique qui délivre les expertises médicales, psychologiques et psychiatriques aussi bien que les certificats de décès et les rapports d’autopsie – indique en effet : « L’expertisé nie toute inclination de type pédophile et homosexuel. » Quelque cinquante pages plus loin apparaît dans le dossier la déclaration de l’un des psychologues qui, ayant réalisé l’expertise, fut cité à comparaître au tribunal. Il indique qu’il n’a pas diagnostiqué un profil pédophile chez l’accusé et ajoute que, « d’après son expérience », il se pourrait tout à fait que la plainte soit le fruit d’un acte de vengeance de l’épouse, une « femme trompée ».
37Dans cette affaire, l’épreuve sociale consiste – grâce aux témoins de moralité – à opposer la condition sociale de l’agresseur supposé aux déclarations de la victime. L’argument de la défense repose ici en outre sur la parole d’experts en psychiatrie, qui cherchent à déterminer l’orientation sexuelle de l’accusé, ainsi que la conduite de son épouse – justifiée cette fois sur la foi non pas d’une expertise mais de « l’expérience » – afin de confirmer ou infirmer les faits.
38La prise en charge déficiente des victimes d’agressions sexuelles [44], et « la difficulté de faire entendre le viol dans une enceinte judiciaire » [45], pour la période considérée, n’est certes pas propre au Chili. La criminologie a, par ailleurs, montré la relation existante entre la peine reçue et le profil socioéconomique des délinquants [46]. Néanmoins, ce que nous montrons ici, à travers l’épreuve sociale à laquelle sont soumises les victimes, est un phénomène plus proche de celui analysé par Vanessa Codaccioni [47] dans son étude de la légitime défense, quand les victimes sont considérées comme étant responsables de leur propre décès, dans un mouvement de criminalisation de la délinquance des classes populaires [48]. L’affaire n° 3 (homicide, 1991) nous paraît en être un exemple frappant. Dans ce cas, un homicide involontaire, à la suite d’un accident de la route à Santiago en 1991, met en présence un père de famille bénéficiant d’un emploi stable avec un cadavre sans identité, mais avec une apparence de « délinquant » selon les rapports de police.
II.2. Épreuve sociale et appréciation policière
Affaire n° 3 : dossier pour homicide ouvert le 16 avril 1991, 9e tribunal du crime de San Miguel (réf. 11.103-LSA)
San Ramon, 14 avril 1991
À l’attention du 9e tribunal du crime de San Miguel
Je rends compte à Votre Honneur qu’aujourd’hui à 7h25, le second caporal XX et le personnel à sa charge, en service sur l’avenue Américo Vespucio, côté sud, face à la rue Independencia, ont trouvé un cadavre de sexe masculin non identifié, d’environ 20 ans, mesurant 1,70 m, de corpulence mince, au teint brun, aux cheveux courts et noirs, aux yeux marron, revêtu d’un tee-shirt bleu à col blanc, d’un pantalon court à rayures blanches, d’un gilet bleu et de chaussettes noires. Le cadavre présente des blessures au visage et à la tête, en plus semble-t-il, de fractures multiples sur le corps, pour avoir été renversé par un véhicule duquel nous ignorons les antécédents étant donné qu’il a pris la fuite [49].
40Quelques jours plus tard (sa déclaration est enregistrée au tribunal le 18 avril 1991), le chauffeur du véhicule se présente à la police sous la pression de son employeur : il avait pris cette nuit-là son véhicule professionnel (un « taxibus »), qui ne lui appartenait pas, pour « aller acheter des médicaments pour son bébé malade ». On apprend au cours de sa déclaration et dans la suite du dossier que les phares du véhicule étaient défectueux.
41Un peu plus loin dans le dossier apparaît la déclaration du chef de patrouille qui a trouvé le corps :
Je présume que le défunt a traversé [l’avenue] du nord au sud, et qu’il l’a peut-être fait en courant au vu des caractéristiques que présentaient les blessures sur son corps et aussi pour la position dans laquelle il se trouvait. Je présume également qu’il pourrait s’agir d’un délinquant à cause de sa coupe de cheveux et en plus à cause de l’heure [de l’accident] parce qu’au carrefour de América Vespucio et Independencia les gens attendent les transports en commun […] et à cet endroit il y a souvent des vols à l’arme blanche dont les auteurs prennent la fuite en direction de la Bandera. J’ajouterais que l’heure approximative à laquelle s’est produit l’accident doit être aux alentours de 6 heures, parce que le corps n’était pas encore froid et que ses vêtements étaient secs alors qu’il y avait de la brume.
43Le 22 avril, la juge du tribunal ordonne la remise en liberté du chauffeur, ainsi que l’audition des autres policiers ayant assisté à la découverte du corps. Le 24 mai, un autre membre de la patrouille est entendu par le tribunal : « C’était une personne qui n’était pas bien vêtue et j’ai remarqué qu’elle avait les cheveux très courts, ça m’a donné l’impression qu’elle s’était fait raser [le crâne] à une date récente. » Le rapport d’autopsie, en date du 25 avril 1991, indique qu’aucun objet ou document d’identité n’a été trouvé dans les poches du défunt.
44Le 25 mai, un document adressé par le juge à la Police judiciaire (Policía de Investigaciones) ordonne de poursuivre l’investigation pour homicide involontaire en indiquant qu’il n’y a pas de suspect (en dépit des aveux du chauffeur). À la suite de ce document apparaît une note écrite et signée par la juge, ordonnant de citer à comparaître les autres policiers de la patrouille.
45Le 20 juin, un troisième policier donne sa version des faits, au sujet de laquelle nous n’avons pas noté d’élément nouveau par rapport à celle de ses collègues. Le 3 juillet, c’est au tour du quatrième policier de la patrouille :
Le défunt était jeune, il avait les cheveux très courts. Les faits se sont probablement passés à l’aube. Lorsque nous avons trouvé le corps, il faisait encore nuit et il y avait de la brume. Je présume que le défunt fuyait [littéralement « s’arrachait », langage familier] quelqu’un et il est possible qu’avant l’accident il ait commis un vol à l’arme blanche, ce que je présume en raison des caractéristiques du sujet et l’heure [de l’accident] puisque c’est l’heure où les gens vont au travail. Nous n’avons pas localisé de témoins, il y avait des personnes au carrefour mais nous ne les avons pas interrogées.
47Ce témoignage est important parce qu’il rend compte, plus que d’une description, de la version policière des faits, qui sera reprise par l’avocat de la défense. Le récit indique également que les policiers n’ont pas jugé utile de suivre la procédure d’usage, c’est-à-dire interroger les éventuels témoins oculaires. Comme dans l’affaire n° 1, ceux-ci ont été négligés, alors qu’ils sont en général un élément clé des enquêtes policières [50].
48On trouve ensuite dans le dossier, en date du 6 août 1991, un « rapport technique confidentiel du commissariat de San Ramon ». Après une description complète, croquis à l’appui, du lieu de l’accident et une description pièce par pièce du véhicule impliqué dans l’accident vient une description des « participants » :
49Un homme non identifié de 23 ans dont on ignore les antécédents (on sait à ce stade que personne n’a réclamé le corps à la morgue). Souffrant de graves lésions et d’un polytraumatisme, il est décédé sur place. Il n’y a pas encore d’information au sujet de ses empreintes digitales.
50Le chauffeur, dont est repris un extrait de la déclaration à la police, le 16 avril : « L’accident a eu lieu le dimanche 14 avril 1991, aux environs de 4h30-5h ; je conduisais le taxibus sur l’avenue Américo Vespucio [….]. Dans le secteur il y avait de la brume et on ne voyait pas à plus de 20 mètres. Les phares n’étaient pas en bonne condition, parce que la batterie était en mauvais état. ».
51Le document indique qu’il n’y avait ni témoins ni « informateurs » sur place, ce qui semble contredire la version du policier n° 4, qui indique que les personnes présentes aux abords du lieu de l’accident n’ont pas été interrogées. Vient ensuite une description de la « dynamique générale de l’accident » :
Le participant 1, vraisemblablement en état d’ébriété, traversait l’avenue América Vespucio vers le sud, à un endroit qui se trouve en dehors du passage piéton. Le participant 2 conduisait un taxibus à une vitesse estimée au moins 60 km/h, ce qui constitue un excès de vitesse en zone urbaine. Dans les conditions précédemment décrites, le participant 1, probablement en raison de son ébriété, s’est exposé imprudemment au risque d’accident en traversant la chaussée à l’endroit signalé précédemment et face à la proximité du véhicule 2, étant renversé le participant 1 sur la zone hachurée du croquis, par la partie frontale du véhicule. […] La présomption selon laquelle le piéton se trouvait en état d’ébriété se fonde sur la forte odeur d’alcool éthylique qu’exhalait son corps au moment de réaliser les pressions thoraciques abdominales [pour tenter de le ranimer].
53Le rapport conclut sur la causalité de l’accident :
Causalité concomitante/circonstancielle : le participant 2 conduit son véhicule à une vitesse excessive en zone urbaine. Causalité première : le participant 1, en raison vraisemblablement de son état d’ébriété, s’expose imprudemment au risque d’accident en traversant la chaussée en dehors du passage piéton et se fait renverser par le véhicule 2.
55Dans cette affaire, la condition sociale présumée de la victime croise les stéréotypes associés à la délinquance [51], et le rôle des témoins dans l’enquête policière semble négligé en conséquence. On notera d’ailleurs qu’au fil de ces déclarations et rapports de la police, il n’y a ni suspect ni victime, seulement des « participants », ce alors même que l’auteur des faits a reconnu les avoir commis. Quant au délit de fuite, il n’en est plus question dans la suite de l’enquête. Avant même d’être une « victime », le défunt est un « délinquant ». On sait par ailleurs que le chauffeur est marié et père de famille, qu’il a un emploi, et il a produit une pétition – une feuille quadrillée comportant une lettre manuscrite et les signatures de soutien de la part de voisins qui agissent alors en témoins de moralité. D’ailleurs, en dépit des aveux du chauffeur [52], le juge décide de poursuivre l’enquête « en l’absence de suspect ».
56Le 2 septembre 1991, la morgue annonce qu’elle n’a pas pu identifier le cadavre. On comprend au fil des échanges entre le service d’état civil et le tribunal que cette situation pose un problème pour la poursuite de la procédure. Plus loin apparaît dans le dossier un certificat de décès présenté comme celui du défunt, qui est en réalité celui d’un homme de 44 ans. Ni la date, ni le lieu, ni la cause du décès, ni la présence d’alcool dans le sang ne coïncident avec les informations du rapport de police. Pourtant c’est cette identité qui sera prise en compte dans la suite de la procédure judiciaire.
57Le 31 décembre 1991, le chauffeur est accusé d’homicide involontaire, en plus du délit de fuite et du délit de non-assistance à personne en danger. Un mandat d’arrêt est émis. Viennent ensuite de nouveaux témoignages de bonne conduite de la part des voisins pour plaider en faveur de sa libération conditionnelle, qui lui est concédée le 7 février 1992, contre une caution de 5 000 pesos [53]. L’acte d’accusation est émis en mars 1992, ce qui met fin à l’instruction et ouvre l’accès de la défense au dossier. Le 25 mars, l’avocate de l’accusé récuse l’acte d’accusation en raison de la longueur de la procédure et des éléments présentés dans le rapport de police, à savoir que la cause principale de l’accident fut l’imprudence du piéton, et que « les conditions météorologiques rendaient l’accident imprévisible » (sic).
58Dans sa sentence, en date du 13 mai 1992, le juge marque nettement ses distances vis-à-vis du fameux rapport de police parce qu’il a « acquis la conviction que la cause de l’accident fut l’excès de vitesse du véhicule, et que l’irresponsabilité du piéton ne saurait compenser la responsabilité du chauffeur ». Le juge accepte en revanche la circonstance atténuante plaidée par l’avocate de l’accusé, c’est-à-dire son « irréprochable conduite antérieure, accréditée dans les registres par le mérite de l’extrait d’acte de naissance et casier judiciaire » selon la formule consacrée dans les actes judiciaires. Le chauffeur est donc condamné à une peine de 540 jours de prison, peine abaissée à 61 jours par la cour d’appel de la circonscription quelques mois plus tard, qui lui attribue une « rémission conditionnelle de peine ». Le chauffeur a demandé en 2010 la restitution des 5 000 pesos versés pour sa libération conditionnelle en 1991. Après sept relances, et presque deux ans d’attente, le tribunal reçut finalement le dossier le 21 mars 2012, et effectua le remboursement avant de clore l’affaire.
59Cette affaire est particulièrement éloquente quant à l’épreuve sociale que doivent affronter les victimes pour que le préjudice qui leur a été fait soit pris en compte dans la procédure judiciaire. En premier lieu, toutes les pièces rassemblées dans le dossier et le fil de l’investigation portent la marque des stéréotypes sociaux des agents de police. La rationalité proprement juridique sur laquelle se fonde la sentence se démarque clairement du jugement social exprimé dans les rapports et déclarations de police, néanmoins leur contenu fait foi, notamment comme fondement de l’argument de l’avocate de la défense. En outre, des considérations d’ordre moral, liées à la situation sociale et familiale de l’accusé, permettent de faire jouer la clause des circonstances atténuantes [54].
Conclusion
60L’analyse des cas présentés nous a permis de réaliser une « revisite archéologique » [55] de notre terrain de 2012 dans le cadre d’une enquête ethnographique sur les employés judiciaires confrontés à la RPP, un terrain jusqu’alors inexploré [56].
61La reconnaissance officielle du statut de victime dans la procédure pénale chilienne s’adresse, jusqu’à la fin des années 1990, aux victimes des crimes contre l’humanité commis en dictature. Les dossiers étudiés ici nous renseignent sur la condition des victimes dans la justice ordinaire, lesquelles sont soumises au « flair » ou à la discrétion des agents du tribunal ou de police. La faible professionnalisation de l’expertise et du travail judiciaire reflète l’absence de réflexion et de cadre légal sur le statut de victime jusqu’au processus de réformes judiciaires des années 2000. Le traitement des affaires repose par conséquent, en partie, sur les jugements et stéréotypes sociaux en vigueur au sein des institutions et groupes professionnels concernés. Nous observons dans les trois cas analysés une relativisation du préjudice subi en fonction des caractéristiques sociales de l’agresseur et de la victime.
62Ce travail d’exploration archivistique nous permet d’éclairer le fonctionnement de la justice pénale inquisitoire, au cours des années de transition entre dictature et démocratie, et entre justice inquisitoire et RPP. Ce mode d’élaboration de la preuve propre à la justice inquisitoire ordinaire n’est pour ainsi dire pas pris en compte par les travaux récents en sociologie du droit. Ceux-ci tendent à ne décrire les systèmes judiciaires latino-américains qu’au prisme de la justice transitionnelle. Il convient néanmoins de souligner le fait que, dans le cas du Chili, la justice transitionnelle est tout aussi difficile d’accès pour les chercheurs que la justice ordinaire abordée dans cet article [57].
63Nous souhaitons par ailleurs souligner l’importance de connaître empiriquement un mode d’élaboration de la preuve judiciaire qui échappe à la genèse historique de la pénalité élaborée par Michel Foucault – centrée sur les systèmes pénaux européens.
64La décision du juge de poursuivre l’enquête, dans l’affaire n° 3 (homicide, 1991), nous place en présence d’un mode d’élaboration de la preuve qui repose sur un procédé propre à la justice inquisitoire telle que décrite par Foucault pour l’Europe du xvie au xviiie siècle – où la confession doit être corroborée par une preuve juridique (l’épreuve sociale). Dans les affaires n° 1 (homicide, 1994) et n° 2 (abus sexuel, 2004), en revanche, l’épreuve sociale vient compléter le procédé d’« hétérovéridiction » (l’expertise psychiatrique) [58] propre à la justice pénale « correctrice » contemporaine. Or, la procédure pénale inquisitoire au Chili ne comporte ni procureur ni défense, et pas davantage le principe d’intime conviction du juge – qui seraient le propre des systèmes pénaux actuels [59].
65Nous rejoignons finalement l’interprétation que fait Mariana Valverde de l’œuvre de M. Foucault : celui-ci a mis en œuvre une généalogie de la pénalité contemporaine extrêmement féconde, mais il l’a fait depuis une posture européo-centrée [60]. L’étude empirique de la justice pénale du Chili durant les années 1990 permet de repenser la généalogie foucaldienne, en montrant l’articulation d’une forme contemporaine de justice inquisitoire à la justice correctrice.
Notes
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[1]
Ce travail a été présenté en 2017 dans le cadre du 1er séminaire sur les archives judiciaires du Grupo de Estudios Historia y Justicia à Viña del Mar, puis au 14e congrès de l’Association française de science politique (AFSP). L’auteure souhaite en remercier les participants et discutants, en particulier Lilian Mathieu, ainsi que Paola Díaz, Santiago Amietta, Milena Jakšić et Nadège Ragaru pour leurs commentaires sur les premières versions de l’article. Elle remercie également le programme Conicyt-Fondecyt qui a soutenu cette recherche à travers les programmes Fondecyt Iniciación n° 11121171 et Fondecyt Regular n° 1180038.
-
[2]
Qui englobe l’offre de services juridiques et l’expérience que font les usagers du système judiciaire. Catherine Albiston et Rebecca Sandefur, « Expanding the Empirical Study of Access to Justice », Wisconsin Law Review, 1, 2013, p. 101-120.
-
[3]
À l’exception de travaux comme ceux de Mauricio Duce. Voir sur ce point Jeanne Hersant, « Patronage and Rationalization: Reform to Criminal Procedure and the Lower Courts in Chile », Law & Social Inquiry, 42 (2), 2017, p. 423-449.
-
[4]
Seuls les tribunaux de première instance sont pris en compte dans ce texte, étant donné que les cours supérieures (cours d’appel et Cour suprême) fonctionnaient déjà, au temps de la justice inquisitoire, de façon collégiale et selon une procédure qui prévoit un rapport oral du dossier par un-e rapporteur-trice, théoriquement en présence de l’avocat-e de la défense.
-
[5]
Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris : La Découverte, 2004, p. 19.
-
[6]
Alejandra Matus, El libro negro de la justicia chilena, Santiago : Editorial Planeta Chilena, 1999.
-
[7]
Helen Ietwsaart, « Labor Relations Litigation: Chile, 1970-1972 », Law & Society Review, 16 (4), 1981-1982, p. 656 ; Jeanne Hersant, « Mérite et bienveillance. Faire carrière dans l’administration judiciaire au Chili (1974-2016) », Critique internationale, 82, 2019, p. 117-136.
-
[8]
Alejandra Matus, El libro negro de la justicia chilena, op.cit. ; Gisela Von Mühlenbrock, « Discretion and Corruption: The Chilean Judiciary », Crime, Law and Social Change, 25, 1997.
-
[9]
Máximo Langer, « Revolution in Latin American Criminal Procedure: Diffusion of Legal Ideas from the Periphery », American Journal of Comparative Law, 55, 2007, p. 617-675 ; Jeanne Hersant, « Patronage and Rationalization. Reform to Criminal Procedure and the Lower Courts in Chile », article cité.
-
[10]
L’arrêt définitif des tribunaux inquisitoires était initialement programmé pour 2008 mais l’avant-dernier a fermé ses portes en 2016. Il en reste un officiellement en activité dans la Région métropolitaine, qui inclut la capitale Santiago, et concentre 40 % de la population du pays. Quant à ceux qui ont officiellement fermé, ils ont en réalité transféré leur contentieux aux tribunaux civils, lesquels fonctionnent toujours selon une procédure écrite et assignent une partie de leur personnel (juge et fonctionnaire) au contentieux pénal.
-
[11]
Réforme constitutionnelle n° 19.448, 20 février 1996. Pour plus de détails, voir Jeanne Hersant, « Patronage and Rationalization: Reform to Criminal Procedure and the Lower Courts in Chile », article cité.
-
[12]
Néanmoins les principes de la procédure accusatoire qui sont plus favorables aux justiciables ont été incorporés à la procédure inquisitoire. Il est important de préciser que la RPP a modifié le Code de procédure pénale, mais pas le Code pénal.
-
[13]
Mené entre 2012 et 2016, ce travail a consisté, outre l’observation mentionnée et l’analyse des dossiers ici restituée, à effectuer des entretiens (63) avec différents acteurs judiciaires, principalement des juges et des employés des tribunaux de première instance.
-
[14]
Lequel a cessé son activité le 31 décembre 2016.
-
[15]
Définie par l’Organisation des Nations unies (ONU) comme « the role of state-led truth-telling exercises and amnesties in resolving outstanding justice questions in democratizing contexts ». Cath Collins, « State Terror and the Law: The (Re)judicialization of Human Rights Accountability in Chile and El Salvador », Latin American Perspectives, 35 (5), 2008, p. 20.
-
[16]
Lors de son allocution d’investiture, le 12 mars 1990, Patricio Aylwin, premier président élu après la dictature, affirma la nécessité d’investiguer les faits, en dépit de la loi d’amnistie, afin d’établir les responsabilités et de permettre aux familles de disparus de faire le deuil de leurs proches et aux victimes d’être reconnues comme telles. Cette déclaration a précédé la création de la Commission nationale vérité et réconciliation, le 25 avril 1990.
-
[17]
Qui interdit la persécution pénale de tous les crimes et délits commis au Chili entre 1973 et 1978 à l’exception d’une liste exhaustive incluant notamment les crimes et délits sexuels, la conduite en état d’ivresse, etc. Le juge Guzman a trouvé comment la contourner, en 1998, ouvrant la voie à l’inculpation du général Pinochet. Juan Guzman, Au bord du monde. Les mémoires du juge de Pinochet, Paris : Les Arènes, p. 139.
-
[18]
Cath Collins, « Human Rights Trials in Chile During and After the “Pinochet Years” », The International Journal of Transitional Justice, 4 (1), 2010, p. 67-86 ; Paola Diaz et Carolina Gutiérrez, « Resistencia en dictadura y en post-dictadura. La acción colectiva de las agrupaciones de familiares de detenidos desaparecidos en Chile », Pandora, 8, 2008, p. 187-204.
-
[19]
Cath Collins, « State Terror and the Law: The (Re)judicialization of Human Rights Accountability in Chile and El Salvador », article cité, p. 26. Les crimes contre l’humanité ont été définis en droit chilien en 2009 (loi 20.357 du 18 juillet 2009), et leur imprescriptibilité reconnue par la signature de la convention de Rome (reconnaissant ainsi la Cour pénale internationale) la même année.
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[20]
Depuis 2013, afin de désengorger les tribunaux de première instance régis par la procédure inquisitoire et accélérer leur processus de fermeture définitive, la Cour suprême a décidé que l’investigation dans les cas de crimes contre l’humanité commis en dictature serait menée par les cour d’appel.
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[21]
Michel Foucault, La verdad y las formas jurídicas, Barcelone : Gedisa, 1980.
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[22]
Référencés de la façon suivante : Affaire n° 1, homicide, 1994 ; Affaire n° 2, abus sexuel, 2004 ; Affaire n° 3, homicide, 1991.
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[23]
Michel Foucault, La verdad y las formas jurídicas, op. cit, p. 71.
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[24]
Voir le dossier « Regards pluridisciplinaires sur les victimes », Archives de politique criminelle, 28, 2006.
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[25]
Entretien réalisé le 1er juin 2012.
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[26]
Le rapport policier indique que les enquêteurs en ont profité pour croiser l’identité des voisins interrogés avec le fichier des délinquants ; cela leur a permis d’identifier l’un d’entre eux comme une personne condamnée par un autre tribunal de la circonscription, qui s’était soustraite à la justice.
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[27]
Probablement la Misión Iglesia del Señor – Chile, groupe évangélique fondé en 1911 dans le sud du Chili.
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[28]
Jeanne Hersant, « Mérite et bienveillance. Faire carrière dans l’administration judiciaire au Chili (1974-2016) », article cité.
-
[29]
Yves Dezalay et Bryant G. Garth (eds.), Lawyers and the Rule of Law in an Era of Globalization, New York : Routledge, 2011.
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[30]
Jeanne Hersant, « Mérite et bienveillance : faire carrière dans l’administration judiciaire au Chili (1974-2016) », article cité.
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[31]
Tous les prénoms indiqués dans le texte sont fictifs.
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[32]
Une situation similaire est rapportée dans María José Azócar, Andrea Cerda et Alejandra Ramm, Imputados y víctimas: vivir la justicia desde orillas opuestas, coll. « Documentos de trabajo ICSO », 13, Santiago : UDP/ICSO, 2006 p. 20, <https://www.icso.cl/images/Paperss/sexto.pdf>.
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[33]
Entretien avec la juge du dernier tribunal inquisitoire en activité, au sujet du fonctionnement de la justice inquisitoire avant la RPP, Santiago, 11 août 2016.
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[34]
Entretien avec un juge d’un tribunal pénal réformé, Valparaíso, 11 juillet 2016.
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[35]
Propos recueillis dans le cadre d’une rencontre avec un groupe d’étudiants en licence de sociologie, Valparaíso, 17 novembre 2017.
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[36]
L’autorisation d’observer l’activité du tribunal nous a été accordée par le juge de façon exceptionnelle, sans exiger d’autorisation de la cour d’appel ou de la Cour suprême, juridictions qui nous ont régulièrement dénié l’accès à la partie non publique des tribunaux, nous obligeant à abandonner observation et travail d’archive, et à recentrer l’enquête sur les récits autobiographiques des fonctionnaires réaffectés dans les nouveaux tribunaux après la mise en place de la RPP.
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[37]
Voir sur ce point Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, op. cit., p. 33-34.
-
[38]
Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris : Galilée, 1995, p. 17. Cité dans Eric Ketelaar, « (Dé)Construire l’archive », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 82, 2006, p. 67-68.
-
[39]
Leticia Barrera López, « Performing the Court: Forms and Practices of Legal Knowledge-Making in Argentina », thèse de doctorat en sciences juridiques, Cornell University, 2009. URL : <https://ecommons.cornell.edu/bitstream/handle/1813/12828/Barrera%20Lopez;jsessionid=62029BD73FBE3EBB2497ACA99AAE9506?sequence=1> (consulté le 28 novembre 2017).
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[40]
La cour d’appel révisait chaque sentence comportant une peine de prison supérieure à un an, laquelle était sans effet jusqu’à ce que la Cour ait donné son feu vert. Entretien avec une juge ayant exercé dans l’ancien système, région de Valparaíso, 19 janvier 2015.
-
[41]
Entretien avec un ancien avocat ayant exercé à la fin des années 1990, 7 mai 2015.
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[42]
Notes de terrain, 18 mai 2012.
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[43]
La pratique des tests de véracité pour les mineurs victimes d’abus sexuels a eu cours dans la justice pénale réformée jusqu’en 2018, avec la promulgation d’une loi y mettant fin. Cette loi prévoit également l’enregistrement audiovisuel de la première déclaration des victimes, dans les heures suivants la plainte, dans un environnement adéquat ; elle fait suite à la mobilisation d’associations autour de la campagne « No me pregunten más » (<https://nomepreguntenmas.cl/>), qui dénonçait les auditions répétitives (jusqu’à sept ou huit) pratiquées par le système judiciaire, et qui entraînaient des phénomènes de re-victimisation.
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[44]
La série d’entretiens avec des victimes prises en charge par le SML au début des années 2000 concorde avec le contenu de notre dossier n° 2. María José Azócar, Andrea Cerda et Alejandra Ramm, Imputados y víctimas: vivir la justicia desde orillas opuestas, op. cit., p. 20.
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[45]
Jean Bérard, « Dénoncer et (ne pas) punir les violences sexuelles ? Luttes féministes et critiques de la répression en France de mai 68 au début des années 1980 », Politix, 107, 2014, p. 61-84.
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[46]
Voir par exemple Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Paris : Raisons d’Agir, 1999.
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[47]
Vanessa Codaccioni, Légitime défense, Paris : CNRS Éditions, 2018. Voir en particulier : « Vanessa Codaccioni : Dans les procès de légitime défense, c’est le mort qui est jugé », Libération, 25 octobre 2018.
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[48]
Claire Oppenchaim, « Vanessa Codaccioni, La légitime défense. Homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2019, mis en ligne le 14 janvier 2019, consulté le 18 avril 2019. URL : <http://journals.openedition.org/lectures/30165>.
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[49]
Traduction la plus fidèle possible du document original, compte tenu des fautes de frappe et de syntaxe contenues dans le rapport de police.
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[50]
Renaud Dulong, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris : Éditions de l’EHESS, 1998.
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[51]
Voir sur ce point Fabien Jobard, « Le banni et l’ennemi. D’une technique policière de maintien de la tranquillité et de l’ordre publics », Cultures & Conflits, 43, 2001.
-
[52]
Rappelons que les aveux sont au fondement de la justice inquisitoire. Michel Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice : cours de Louvain, 1981, Louvain-la-Neuve : Presses Universitaires de Louvain, Chicago : University of Chicago Press, 2012.
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[53]
L’équivalent de 29 euros environ.
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[54]
Les circonstances atténuantes sont définies dans le Code pénal chilien selon le critère de la « conduite antérieure irréprochable » des justiciables (article 11 alinéa 6), ainsi que par tout témoignage indiquant leur « participation remarquée au sein de leur cercle social ». María Paz Ríos, « La atenuante de irreprochable conducta anterior en el nuevo sistema procesal penal entre los años 2004 y 2011 », mémoire de licence en sciences juridiques et sociales, Faculté de droit, Université du Chili, 2012, p. 16.
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[55]
Michael Burawoy, « Revisits: An Outline of a Theory of Reflexive Ethnography », American Sociological Review, 68, 2003, p. 671.
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[56]
La seule étude existante au préalable concerne les actuarios des tribunaux des conflits du travail sous l’Unité populaire de Salvador Allende (1970-1973). Heleen Ietswaart, « Labor Relations Litigation: Chile, 1970-1972 », Law & Society Review, 16 (4), 1981-1982, p. 656-672.
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[57]
En plus de la procédure inquisitoire, qui se déroule à huis clos, l’État chilien a en outre décrété un délai de 50 ans avant d’ouvrir le contenu des dossiers de la « commission Valech », qui a permis l’identification et l’indemnisation des victimes de la dictature. Oriana Bernasconi, Daniela Mansilla Santelices et Rodrigo Suárez Madariaga, « Las comisiones de la verdad en la batalla de la memoria: usos y efectos disputados de la verdad extrajudicial en Chile », Colombia Internacional, 97, 2019, p. 27-55
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[58]
Michel Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice : cours de Louvain, op. cit., p. 211.
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[59]
Ibid., p. 226. La RPP a introduit en droit de la procédure le principe de la « saine critique » (sana crítica), intermédiaire entre celui du régime de la preuve (prueba legal) sur lequel reposait la procédure inquisitoire, et celui de l’intime conviction (libe convicción).
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[60]
Máximo Sozzo, « Volviendo sobre Foucault. Entrevista con Mariana Valverde », Delito y Sociedad, 42, 2016, p. 143-154.