Notes
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[1]
Yannick Barthe, Les retombées du passé. Le paradoxe de la victime, Paris : Seuil, coll. « La couleur des idées », 2017.
-
[2]
Janine Barbot et Nicolas Dodier, « La force des dispositifs », Annales. Histoire, Sciences sociales, 71 (2), 2016, p. 421-450.
-
[3]
Id., « Se confronter à l’action judiciaire. Des victimes au carrefour des différentes branches du droit », L’Homme, 223-224, 2017, p. 100.
-
[4]
Id., « De la douleur au droit. Ethnographie des plaidoiries lors de l’audience pénale du procès de l’hormone de croissance contaminée », in Daniel Cefaï, Mathieu Berger et Carole Gayet-Viaud (dir.), Du civil au politique. Ethnographies du vivre ensemble, Bruxelles : Peter Lang, 2009, p. 289-322.
-
[5]
Élisabeth Claverie, « Mettre en cause la légitimité de la violence d’État. La justice pénale internationale comme institution, comme dispositif et comme scène », Quaderni, 78, 2012, p. 67-83.
-
[6]
Id., « Les victimes saisies par le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie », in Sandrine Lefranc (dir.), Après le conflit, la réconciliation ?, Paris : Michel Houdiard, 2016, p. 152-171.
-
[7]
Élisabeth Claverie, « Les combattants, les fétiches et le prétoire », Cahiers d’études africaines, 231-232, 2018, p. 699-735.
-
[8]
Dans le sillage des travaux de Michael Pollak, L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris : Métailié, coll. « Points », 1990 et d’Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Paris : Fayard, coll. « Pluriel », 2013.
-
[9]
Pour Renaud Dulong, le témoignage est à considérer comme un « opérateur de factualité », au même titre que les enregistrements, les clichés photographiques et d’autres documents, traces et vestiges recueillis au cours d’une enquête judiciaire ou policière. Cependant, pour que le témoignage acquiert un statut de preuve, il doit être soutenu par toute une série d’éléments, souvent matériels, qui rendent « tangible la certification du réel ». Cf. Renaud Dulong, « Les opérateurs de factualité. Les ingrédients matériels et affectuels de l’évidence historique », Politix, 39, 1997, p. 65-85.
-
[10]
Sandrine Lefranc et Lilian Mathieu (dir.), Mobilisations de victimes, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Res publica », 2009 ; Stéphane Latté, « Les “victimes”. La formation d’une catégorie sociale improbable et ses usages dans l’action collective », thèse de sciences sociales, Paris : EHESS, 2008.
-
[11]
Jean-Paul Vilain et Cyril Lemieux, « La mobilisation des victimes d’accidents collectifs : vers la notion de “groupe circonstanciel” », Politix, 44, 1998, p. 135-160 ; Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete, « Mettre en mouvement les agriculteurs victimes des pesticides. Émergence et évolution d’une coalition improbable », Politix, 111, 2015, p. 175-196. Voir également le très bel article que Vincent-Arnaud Chappe et Narguesse Keyhani ont consacré à la mobilisation des cheminots marocains contre les discriminations à la SNCF et dans lequel ils montrent comment la judiciarisation d’une cause participe à la constitution d’un collectif et le type de problèmes posés par ce passage du droit à la cause. Cf. Vincent-Arnaud Chappe et Narguesse Keyhani, « La mobilisation des cheminots marocains contre les discriminations à la SNCF », Revue française de science politique, 68 (1), 2018, p. 7-29.
-
[12]
Janine Barbot et Nicolas Dodier, « Face à l’extension des indemnisations non judiciaires. Le cas des victimes d’un drame de santé publique », Droit et Société, 89, 2015, p. 89-103.
-
[13]
Laura Centemeri, « Retour à Seveso : la complexité morale et politique du dommage à l’environnement », Annales. Histoire, Sciences sociales, 66 (1), 2011, p. 213-240.
-
[14]
Emmanuelle Fillion et Didier Torny, « De la réparation individuelle à l’élaboration d’une cause collective. L’engagement judiciaire des victimes du distilbène », Revue française de science politique, 65 (4), 2015, p. 583-607.
-
[15]
Paul Jobin, Maladies industrielles et renouveau syndical au Japon, Pars : Éditions de l’EHESS, 2006.
-
[16]
Deborah Puccio-Den, « Mafia : état de violence ou violence d’État ? L’affaire Impastato et la requalification concomitante des groupes subversifs et de l’État en Italie (1978-2002) », Quaderni, 78, 2012, p. 23-43.
-
[17]
Milena Jakšić, La traite des êtres humains en France. De la victime idéale à la victime coupable, Paris : CNRS éditions, 2016.
-
[18]
Stéphane Latté et Richard Rechtman, « Enquête sur les usages sociaux du traumatisme à la suite de l’accident de l’usine AZF à Toulouse », Politix, 73, 2006, p. 159-184 ; Philippe Ponet, « Remettre les corps en ordre : entre savoirs et pouvoirs. La “professionnalisation” de l’évaluation médicale du dommage corporel », Revue française de sociologie, 48 (3), 2007, p. 477-517.
-
[19]
Yannick Barthe, Les retombées du passé, op. cit.
-
[20]
Joseph A. Amato, Victims and Values. A History and a Theory of Suffering, New York : Praeger, 1990.
-
[21]
Luc Boltanski, La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris : Métailié, 1993.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
William Felstiner, Richard Abel et Austin Sarat, « The Emergence and Transformation of Disputes: Naming, Blaming, Claiming… », Law and Society Review, 15 (3-4), 1980-1981.
-
[24]
Didier Fassin et Richard Rechtman, L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris : Flammarion, 2007.
-
[25]
Yannick Barthe, Les retombées du passé, op. cit., p. 12.
-
[26]
Richard Rechtman, « Être victime : généalogie d’une condition clinique », L’Évaluation psychiatrique, 67 (4), 2002, p. 775-795.
-
[27]
Sandrine Lefranc et Lilian Mathieu, « De si probables mobilisations de victimes », in Id. (dir.), Mobilisations de victimes, op. cit., p. 22.
-
[28]
Cf. Annette Wieviorka, L’ère du témoin, op. cit.
-
[29]
Projet de recherche « ProsCrim. La traite des êtres humains saisie par les institutions. Une comparaison France/Allemagne » (ANR-13-FRAL-0014-01). Coordonné par Mathilde Darley (CNRS-CESDIP-Centre Marc Bloch Berlin) et Rebecca Pates (Université de Leipzig, Allemagne), il bénéficie du co-financement de l’Agence nationale de la recherche (ANR) et de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG). Membres pour l’équipe française du projet : Mathilde Darley, Gilles Favarel-Garrigues, Alban Jacquemart, Milena Jakšić, Gwénaëlle Mainsant, Lilian Mathieu, Muriel Mille, Nadège Ragaru.
-
[30]
L’on pense ici en particulier à des travaux consacrés à l’Inde, contemporaine et des années 1920, singulièrement le remarquable Daniela Berti, « Pouvoirs locaux et contraintes judiciaires dans une affaire de viol en Inde », Diogène, 239-240, 2012, p. 139-165 et Shahid Amin, Event, Metaphor, Memory. Chauri-Chaura, 1922-1992, Berkeley : University of California Press, 1995.
-
[31]
Voir la contribution de Sandrine Lefranc, « Des “procès rwandais” à Paris. Échos locaux d’une justice globale », dans ce dossier, p. 317.
-
[32]
Sur ces sphères d’autorité plurielles, ainsi que leur déchiffrage par les procureurs et juges, voir Daniela Berti et Gilles Tarabout, « La vérité en question. Idéal de justice et techniques judiciaires en Inde », in Yazid Ben Hounet et Deborah Puccio-Den (dir.), Autour du crime, Paris : L’Herne, 2016, p. 117-134.
-
[33]
Nous nous référons notamment au livre que Rafaëlle Maison a consacré au procès de Naser Orić devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Rafaëlle Maison, Coupable de résistance ? Naser Orić, défenseur de Srebrenica, devant la justice internationale, Paris : Armand Colin, 2010.
-
[34]
Ou invitent les anthropologues à les assister au procès. Cf. Julien Seroussi, « Introduction, Regards croisés sur les crimes de masse », Grief, 3, 2016.
1La construction en objet d’intérêt de la catégorie de victimes a suscité des cadrages privilégiés. Certains travaux ont décrit, pour mieux le déplorer, l’avènement d’une « société des victimes » dans laquelle une sensibilité presque exclusive à cette condition singulière se serait cristallisée, simplifiant le récit de faits complexes, alimentant les concurrences entre victimes et entraînant l’orientation exclusive des procédures judiciaires vers des enjeux de réparation. D’autres recherches ont pointé la permanence d’un soupçon qui aurait continué à peser sur les personnes manifestant de manière trop présente dans les arènes judiciaires les souffrances qu’elles avaient endurées.
2Plutôt que d’adopter une position de surplomb par rapport à ces débats sur la centralité ou la marginalité des victimes, une aspiration a guidé la constitution de ce dossier : se tenir au plus près des acteurs – qu’il s’agisse de personnes qualifiées de victimes, de professionnels de la justice ou de la police, etc. – et restituer les opérations critiques par lesquelles ils sont amenés à prendre parole, à faire récit de leur expérience, établir des faits et formuler des attentes. Au-delà des sensibilités disciplinaires plurielles des articles ici rassemblés (anthropologie, sociologie, sociologie historique du politique), une même attention aux détails minuscules, à la matérialité à travers laquelle gestes et actes adviennent, traverse les écritures dans une démarche qui fait écho aux analyses du processus de victimisation par le droit. Nous pensons ici aux travaux de Yannick Barthe sur les victimes d’essais nucléaires français [1] ou de Janine Barbot et Nicolas Dodier sur les procès d’hormone de croissance. Ces derniers envisagent le procès comme un dispositif [2] de temps long non réductible aux audiences et comme le site privilégié pour étudier « les moments de confrontation des victimes aux différentes juridictions, civiles ou pénales » [3]. Le procès apparaît ici comme un moment constitutif de l’identité des victimes engagées dans un « travail normatif » pour obtenir réparation des dommages qu’elles estiment avoir subis.
3Si pour certaines des victimes étudiées dans ce dossier le procès constitue l’espace d’expression collective d’une plainte (Sandrine Revet), d’autres ont au contraire pour particularité d’exister dans l’arène judiciaire sans que leur présence ne soit précédée d’une mobilisation collective qui les fasse passer « de la douleur au droit » [4]. Les procédures judiciaires sont déclenchées en leur absence, et leur présence est peu soutenue par des collectifs de victimes. Elles n’obtiennent peu ou guère de réparation et leur statut se réduit à celui du simple témoin. Que fait le procès à ces victimes individuelles qui existent en grand nombre sans être portées par un « collectif » ? Et à l’inverse, quel statut juges et avocats donnent-ils à cette parole qui s’exprime et ne revendique rien ? Est-elle conçue comme un simple témoignage destiné seulement à décrire une scène de crime ? Ou agit-elle comme preuve des crimes contenus dans les charges ? Comment faire concrètement l’ethnographie de cette présence ? Les enquêtes d’Élisabeth Claverie sur la justice pénale internationale et sur les témoignages de victimes constituent un point d’appui nécessaire à ces interrogations [5]. À partir d’une ethnographie des audiences des procès pour crimes de guerre, elle met en lumière la profonde ambiguïté qu’entretiennent les juridictions pénales internationales quant au statut des victimes [6]. Si cette justice est rendue d’abord et avant tout « en leur nom », leur parole est fortement encadrée dans ce qui est caractérisé comme une épreuve dans le jeu d’interrogatoires et de contre-interrogatoires entre l’accusation et la défense. Le procès apparaît ainsi comme une scène « de confrontations juridiques, politiques et sociales inédites » [7]. Les « coups » s’échangent en partie au détriment des intérêts des victimes, qui ne sortent pas indemnes de ces affrontements. Le prétoire apparaît ainsi comme une scène critique, un espace dramatique où s’expriment des enjeux qui le dépassent. Enfin, même si les règles d’énonciation sont les mêmes pour toutes les victimes, des ruptures de cadre sont fréquentes – une parole qui déborde, un geste qui trahit l’exaspération ou l’ennui – que seule une ethnographie minutieuse est à même d’éclairer.
4Travailler sur le processus de victimisation par le droit en pratiquant une ethnographie pas à pas à partir des cas que tout semble a priori opposer – victimes de crimes contre l’humanité, de catastrophes naturelles et de violences sexuelles – ouvre trois types d’interrogations. Premièrement, comment des personnes se constituent-elles en victimes en ces lieux et temps spécifiques ? Par-delà l’exposition des expériences vécues et des souffrances, il s’agit de déterminer quelles formes de savoir et d’identités sont, lors des procès, individuellement ou collectivement acquises. Deuxièmement, quels rapports victimes et témoignage entretiennent-ils [8] ? Ces rapports sont modelés par l’apprentissage de l’énonciation d’une plainte, mais ils sont également complexifiés par la diversité des acteurs appelés à témoigner. Enfin, que peut nous apprendre le prisme de la victime sur le processus d’établissement de la preuve et la production d’un jugement [9] ?
I. Dépasser le binarisme victime passive / victime active
5Au sein d’une littérature en sciences sociales stimulante autant par les interrogations théoriques qu’elle soulève que par les terrains ethnographiques explorés, trois types de questions en particulier ont retenu l’attention : les processus de mobilisation des/au nom des victimes et la construction de causes ; la carrière des victimes ; enfin, les pratiques d’étiquetage corrélées. Les victimes sont saisies à travers et dans les contextes où elles se mobilisent [10], quand elles se constituent en collectif [11], s’érigent en expertes de leur propre cause ou encore formulent des demandes de réparation [12]. Nombreuses sont ici les causes qui sont constituées par des collectifs de victimes : victimes des risques environnementaux [13], de santé [14], de pollutions industrielles [15], de mafias [16], etc. D’autres recherches ont abordé la question des victimes à travers les pratiques de catégorisation et d’étiquetage [17] et la contribution des expertises à ces opérations classificatoires [18]. Qu’elles soient parlées par des collectifs de « victimisateurs » [19] ou qu’elles prennent la parole en leur nom propre, leur visibilité nouvelle est corrélée à une montée des claims of suffering au sein des sociétés contemporaines [20], correspondant à un moment où la parole sur la souffrance serait devenue une « parole agissante » [21]. Celle-ci aurait conduit « l’individu singulier » à se muer en « individu en puissance d’être cause », puis en « individu fait cause » [22].
6Au-delà de leurs différences, l’ensemble des travaux ont convergé vers un constat : se dire victime, faire reconnaître les préjudices subis, se constituer en collectif n’a rien d’évident [23]. La « carrière » des victimes est au contraire émaillée de multiples épreuves et la victimisation est à appréhender comme un processus avant tout collectif, au coût particulièrement élevé et à l’issue toujours incertaine. Les raisons de l’incertitude qui entoure la catégorie sont multiples. Non seulement les victimes sont toujours frappées d’un soupçon d’inauthenticité [24], non seulement s’identifier comme victime peut être socialement dégradant, voire humiliant, mais la catégorie même recèle une part de paradoxe que Yannick Barthe, dans son enquête récente sur les victimes d’essais nucléaires français, a justement résumé : « Comment, en effet, comprendre ce paradoxe de la victime qui, d’un côté revendique d’être reconnue comme telle et qui, de l’autre, ne parvient pas à s’approprier pleinement cette catégorie [25] ? » Les principales concernées peuvent être réticentes à se reconnaître comme victimes car la catégorie présuppose de leur part une certaine passivité. Résister à la catégorie reviendrait à réintroduire la capacité à agir, à refuser d’être réduit aux seuls traits d’innocence et de vulnérabilité, à faire preuve de réflexivité et de puissance critique. Le double inversé de cette victime agissante, réflexive et critique serait une victime parfaitement passive qui n’existerait que dans la souffrance et le traumatisme [26]. Ainsi, pour Sandrine Lefranc et Lilian Mathieu, « la victime, sauf à se nier comme telle, ne saurait être actrice du processus qui la produit. Avant d’être un sujet politique, elle est un sujet d’imputation : une figure à laquelle des discours et des comportements sont prêtés et au nom de laquelle on prend des positions » [27].
7Deux pôles se sont ainsi dessinés, autour desquels gravitent la majorité des travaux sociologiques et anthropologiques sur les victimes. Le premier, dans une posture descriptive, analytique et parfois aussi prescriptive, s’est employé à dénoncer la passivité à laquelle les victimes seraient acculées dans la période contemporaine. Le second a rassemblé des écrits centrés sur l’examen des processus et des épreuves conduisant vers l’acquisition d’un statut de victime toujours incertain. Dans les dynamiques sociales observées, dans certains travaux ayant entrepris de les décrire, trois binarismes ont semblé servir de canevas : l’opposition entre « bonne » et « mauvaise » victime, entre victime « passive » et « agissante », entre les victimes « parlées » par d’autres et celles qui tentent de formuler une parole propre.
8La réflexion poursuivie ici est quelque peu différente dans la mesure où les contributions rassemblées ne relèvent pas de la seule sociologie des mobilisations et des causes. Un double déplacement est ainsi opéré par rapport à la littérature existante. D’abord, nous avons souhaité croiser les enquêtes portant sur les procès pour génocide et crimes contre l’humanité (Sandrine Lefranc et Guillaume Mouralis), avec celles qui se déploient dans le cadre des procédures judiciaires plus ordinaires (Jeanne Hersant et Sandrine Revet). Nous pouvons bien sûr nous demander si ces situations sont véritablement comparables et en vertu de quoi ? Se dire victime recouvre des sens différents dans un procès pour crimes de guerre et de catastrophe naturelle. De même, les contraintes qui pèsent sur l’énonciation de la plainte et du témoignage reflètent des logiques sensiblement différentes selon que l’on se place dans un cadre national ou international. Nous soutenons toutefois que l’hétérogénéité des cas, plutôt que de les renvoyer à leur spécificité, permet au contraire de tisser des fils reliant la production d’une parole victimaire, son encadrement et sa traduction en preuve judiciaire. Les cas rassemblés dans le présent dossier sont en effet reliés par un paradoxe : les procédures judiciaires n’ont pas besoin de témoignages de victimes pour attester d’une faute ou d’un crime. Se pose dès lors la question de l’effet de cette parole victimaire sur les opérations de qualification des faits et le procès.
9Le second déplacement concerne la constitution des causes et la présence des victimes dans le prétoire. Les procédures judiciaires étudiées dans ce dossier ne sont pas nécessairement ouvertes par une mobilisation des victimes et la judiciarisation des souffrances ou des dommages endurés donne rarement lieu à la constitution de nouveaux collectifs. Quel effet la procédure judiciaire exerce-t-elle sur cette présence solitaire, isolée et peu soutenue ? Une fois sorties du prétoire, ces victimes-témoins au procès peuvent-elles encore se prévaloir de leur qualité de victime en l’absence de collectifs pour soutenir leur souffrance ? Cette dernière question nous invite à être attentifs aux temporalités et aux itinéraires des témoignages non réductibles à leur seule expression dans le prétoire.
II. Quels procès ? Quels crimes ? Quelles places pour les victimes ? Élargir le spectre de l’analyse
10Au moment de la sélection des cas d’étude, trois élargissements de perspective ont été adoptés, qui concernent l’éventail temporel, la nature des crimes poursuivis et les scènes de procès, affectant la place conférée aux victimes au sein des procédures judiciaires. À un premier niveau a été souhaitée une extension du périmètre de l’enquête à une période – celle de la sortie de la Seconde Guerre mondiale – antérieure à ce qui a été présenté comme l’avènement de la victime et du témoin [28]. La finalité n’est pas, en procédant à un déchiffrage rétrospectif de procédures judiciaires des années 1940, d’envisager « l’absence » de la victime telle qu’elle est aujourd’hui communément appréhendée comme une déficience, pas davantage de verser dans une illusion étiologique. Elle est de renouveler les interrogations sur les rapports entre les personnes visées par des infractions, les dépositions dans le prétoire et l’établissement de la preuve judiciaire. Elle est aussi de dénaturaliser certaines caractéristiques aujourd’hui tenues pour constitutives de la qualité de victime.
11Dans les travaux récents sur la justice transitionnelle – qu’elle soit post-régime ou post-guerre –, la Seconde Guerre mondiale fournit une référence incontournable, parfois faiblement problématisée. L’un des présupposés communs est celui selon lequel le procès de Nuremberg (1945-1946) au cours duquel des inculpés allemands furent jugés par un tribunal pénal international, aurait constitué, par contraste avec le procès Eichmann (1960-1961) en Israël, un procès sans victimes dans le prétoire, et plus généralement parcimonieux en témoignages. À Nuremberg, les victimes n’auraient contribué ni à l’explication des persécutions ni à l’établissement de la preuve. La contribution de Guillaume Mouralis sur le Tribunal militaire international de Nuremberg est ici extrêmement précieuse en ce qu’elle rouvre le dossier. En l’occurrence, ce que montre l’auteur n’est pas tant l’absence des victimes que celle d’un certain modèle de victime. Élargissant l’analyse au-delà des seules audiences pour considérer le spectre des organisations juives ayant cherché à peser sur la conduite du procès, il défend trois idées centrales : des personnes ayant été victimes ne témoignèrent pas en cette qualité ; la réception de leur témoignage aurait été largement dépourvue d’empathie dans un contexte où, le choix de faire ou non comparaître certaines victimes engagea des enjeux politiques et professionnels ; enfin, ces victimes ne se pensaient pas comme traumatisées et n’étaient pas mues par une demande de réparation. Vecteurs de relecture du passé, ces éléments peuvent aussi nous aider à interroger l’époque contemporaine à nouveaux frais : que sait-on des rapports entre victimes et témoignage aujourd’hui ? Comment l’empathie en est-elle venue à être considérée comme une évidence dans le rapport à la victime en amont, pendant et en aval des procès et jusqu’à quel point l’est-elle ? Les recours à la justice visent-ils tous des formes de réparation homogènes et uniques ?
12Afin d’aborder ces interrogations, il apparaît nécessaire de transcender les « frontières », fréquemment posées dans la littérature, entre la mise en jugement de guerres civiles, d’autres formes de conflits et de génocides (soit des contextes de violence extrême), d’une part, des procès impliquant des crimes radicalement autres et/ou d’une ampleur moindre, d’autre part. Ce deuxième choix méthodologique opéré dans la sélection des cas d’étude rassemblés dans le dossier est né des discussions menées au sein de la recherche « ProsCrim » sur la traite des êtres humains coordonnée par Mathilde Darley – à l’origine du projet de Section thématique soumis au Congrès de l’Association française de science politique (AFSP) dont sont issues la plupart des contributions à ce dossier [29]. Ces discussions ont en effet suggéré le caractère heuristique d’une ouverture du champ de l’analyse à d’autres formes de procès. Ici, en l’occurrence, au-delà d’une justice post-conflit confrontée à des crimes de masse, des actes relevant de la qualification de crimes contre l’humanité ou de génocide, nous avons souhaité convier dans la discussion deux autres configurations : une justice confrontée aux mondes de la catastrophe et de l’effroi d’une part (avec la contribution de Sandrine Revet sur le procès Xynthia), des meurtres, viols et vols qui constituent l’ordinaire d’une justice pénale (dans le cas du Chili étudié par Jeanne Hersant), d’autre part.
13Ce faisant, l’opportunité nous est offerte – et c’est le troisième élément de cadrage adopté – d’embrasser une gamme plus large de crimes et d’interroger les incidences de cette variabilité sur la place conférée aux victimes et à leur témoignage dans la production d’un savoir et d’un jugement sur les faits. Les scènes que nous observons sont, elles aussi, différenciées : à une extrémité, les procès étudiés par Jeanne Hersant et Sandrine Revet se déroulent dans un cadre national (Chili, France) ; à l’autre, Guillaume Mouralis a consacré son enquête à la justice pénale internationale. Le procès pour faits de génocide au Rwanda au tribunal de grande instance de Paris, exploré par Sandrine Lefranc, représente un exercice de justice pénale internationale déléguée à des juridictions nationales au titre de la compétence universelle. Comme nous le verrons, cette justice se dessine dans plusieurs scènes, souvent désajustées, et dans des séquences temporelles de longueur variable : Sandrine Revet inclut dans sa réflexion sur le traitement judiciaire de la catastrophe Xynthia des séquences judiciaires en appel ; Sandrine Lefranc explore une procédure qui se situe au bout d’une chaîne de procès ; Jeanne Hersant envisage des affaires ayant, au Chili, fait l’objet de révisions de procédures.
14Enfin, nous avons fait le choix d’inclure deux cas permettant de penser la justice pénale depuis ses marges : une configuration dans laquelle deux procédures se déroulent en parallèle et où les victimes se constituent également parties civiles, menant une procédure de demande de réparation (Sandrine Revet) ; une justice inquisitoire chilienne dans laquelle les victimes sont doublement absentes puisque les procédures y sont sans audience et que, dans une ère autoritaire, le statut de victime n’y est pas reconnu (Jeanne Hersant).
15En résulte une vaste palette d’inscriptions des « victimes » au sein des dispositifs judiciaires : d’un bout à l’autre de la scène judiciaire, leur place peut être réputée centrale (le procès de Pascal Simbikangwa au titre du génocide des Tutsi à Paris) ou bien insignifiante. Entre ces deux pôles, Sandrine Revet étudie une configuration dans laquelle la présence des victimes, variable en première instance et en appel, se prête à un encadrement méticuleux des prises de parole tandis que Guillaume Mouralis éclaire les réticences face à des témoignages appréhendés comme possible entrave à l’établissement de la preuve. D’un point de vue méthodologique, décliner cette pluralité permet de mieux cerner à quel moment des procédures ou des audiences les dépositions sont sollicitées, quels sont leur nombre et leur durée, quelles formes d’écoute sont proposées (écourtée, encadrée, interrompue de multiples questions, etc.), comment les divers protagonistes (procureurs, avocats de la défense, membres de la cour, prévenus, etc.) s’adressent aux victimes et comment ces dernières se constituent en victimes, acquièrent dans ce processus des formes de savoir et participent, directement ou non, à l’établissement de la preuve et des jugements.
III. Devenir victime : acquisition d’une expertise et exercice d’un jugement ?
16Quels apports heuristiques retenir de ces variations de focale ? Le premier est sans doute relatif aux modes de constitution des victimes, et en particulier au rôle de l’écoute des témoignages. L’enjeu porte conjointement sur la manière dont une pluralité d’acteurs, en interaction entre eux et avec les personnes pensées comme victimes, construisent des dispositifs de traduction en termes juridiques de ce que l’oreille, la vision et les sens ont produits et sur la sollicitation et le maniement des émotions. La question des agencements entre l’oralité et l’écrit a fait l’objet de recherches d’une grande richesse ces dernières années dans le cadre des réflexions sur la justice en acte et les « techniques de vérité » (pour reprendre l’expression de Daniela Berti et Gilles Tarabout) [30]. La visée en était d’éclairer le travail judiciaire, la capacité des procureurs et des juges à suggérer l’existence d’un contraste entre vérité judiciaire et vérité sociale, leur aptitude aussi à émettre des jugements moraux sur les contraintes sociales pesant sur les procédures judiciaires. L’attention, dans ce segment du dossier, porte davantage sur les articulations entre le recueil de la parole des victimes et les savoirs que ces dernières acquièrent à la faveur de ce processus.
17La contribution de Sandrine Revet nous servira ici de guide : prenant pour objet le procès intenté au titre de la catastrophe Xynthia (en première instance en 2014 et en appel en 2015), Sandrine Revet a choisi une configuration dans laquelle l’enjeu résidant moins dans l’examen d’actes que de non-actes de la part des prévenus (lesquels auraient pu éviter des décès), la présence des victimes a été pensée comme une composante centrale dans l’attestation des responsabilités et la définition des critères moraux d’appréciation des jugements. Comme l’auteure le démontre au terme d’une ethnographie fine des scènes de procès, le recueil de la parole victimaire a été hanté par la crainte de « débordements » et le maillage des relations d’expériences vécues à travers des consignes précises. Le point nodal de la réflexion réside cependant dans l’attention portée au travail accompli par les victimes, pour certaines constituées parties civiles, afin de se doter d’une expertise relative aux faits, de se forger une conviction intime et d’apprécier la juste rétribution des faits. À la faveur d’échanges entre victimes (en dehors du prétoire), dans l’observation d’un appareil judiciaire qui leur était souvent peu familier, autant que dans des prises de parole parfois récurrentes, elles ont appris à déchiffrer des pièces du dossier. En d’autres termes : le fait de témoigner peut aussi conduire les victimes à construire et à consolider collectivement un jugement propre.
IV. Témoigner, être évalué
18Comment devient-on témoin et quelles sont les contraintes d’énonciation d’un témoignage ? Plusieurs articles s’intéressent aux carrières de témoignages, à travers le temps et l’espace, et mettent l’accent sur les manières de formuler les récits. Par le témoignage, s’agit-il de convaincre les juges, d’établir la preuve, de s’adresser au public ? Quelles sont les incidences de la réitération de ces récits de soi sur injonction, depuis les premières dépositions – devant la police, les enquêteurs judiciaires ou des associations – jusqu’au terme de procès ?
19L’exploration des carrières des témoignages, second axe de réflexion du dossier, constitue l’un des versants de l’enquête ethnographique menée par Sandrine Lefranc au tribunal de grande instance de Paris dans le cadre d’un procès en compétence universelle. L’un des enjeux au cœur de son enquête est d’interroger « la difficulté de construire un monde commun dans [un] procès “distant” où des mondes sociaux nombreux cohabitent sans trouver toujours de commune mesure » [31]. Il s’agit de réfuter une vision irénique d’une justice internationale pénale qui, parce qu’éloignée dans l’espace (et le temps) des faits mis en jugement, parviendrait à offrir une lecture univoque des actes, de leurs auteurs et de leurs victimes.
20Soucieuse d’éviter un trop fréquent glissement du témoin à la victime (et réciproquement), l’auteure trace au scalpel des lignes de démarcation qui sont aussi des lignes de pouvoir entre des témoins de contexte (principalement du Nord, souvent des « sachants » universitaires, journalistes ou psychologues) et des témoins de fait (essentiellement rwandais). Leurs rapports, nous explique-t-elle, reflètent, sans toutefois s’y réduire, la prégnance de clivages raciaux et sociaux sur les scènes de procès. En raison même de la nature des procédures déléguées qu’elle a observées, les témoignages entendus à la barre viennent s’inscrire dans une chaîne de dépositions, écrites et orales, dont l’existence pourrait être attestée en d’autres affaires, mais qui acquièrent ici une visibilité décuplée. Là où Sandrine Revet évoquait ces témoins de la catastrophe qui tentaient de donner une forme juridique à des narrations parfois antérieurement livrées aux médias, Sandrine Lefranc aborde des paroles dont les échos ont résonné à travers une succession d’arènes judiciaires et une « cascade de procès ».
21Les victimes doivent à la fois acquérir un art de dire leur expérience et préserver la crédibilité de leurs témoignages malgré la répétition de ceux-ci – qui sont parfois réitérés sur une décennie et très loin du lieu des faits. Le foisonnement des énoncés, qu’ils soient oraux ou consultés dans la version papier versée dans les dossiers, constitue un défi pour les professionnels de la justice : au-delà de quel seuil de variabilité un propos perd-il en crédibilité ? Comme le montre remarquablement Sandrine Lefranc, les témoins se retrouvent placés dans une situation où, à force de se redire, ils risquent de se contredire, voire de se dédire, chaque parole nouvelle menaçant d’effacer la validité de la précédente.
22En abordant la question de l’interprétation par les juges de contenus testimoniaux dotés d’une extrême valence dans la procédure, l’enquête de Sandrine Lefranc ouvre sur un troisième axe de réflexion proposé par ce dossier, à savoir la manière dont une entrée dans l’arène judiciaire par le truchement des victimes éclaire les modes d’établissement de la preuve et la fabrique des jugements.
V. Établir la preuve par la victime : quelques pistes
23Comment s’opère l’établissement de la preuve par la victime ? La question nous convie à examiner plus largement le statut du témoignage dans l’établissement de la preuve judiciaire, particulièrement sa place dans les plaidoiries des avocats, les réquisitoires des procureurs et la décision des juges. Une fois encore, le sillon sera creusé en prenant deux contributions pour compagnons de route, celles de Sandrine Lefranc et de Jeanne Hersant. Depuis des terrains et entrées contrastés, les deux auteures reviennent sur l’importation au sein des arènes judiciaires de divisions sociales qui influencent l’établissement judiciaire des faits et la prononciation des verdicts. De ces jeux sociaux, les victimes sont un objet et un acteur… jusque dans leur absence physique.
24De l’arène du procès intenté à Pascal Simbikangwa, Sandrine Lefranc nous offre une description attentive à la restitution des mondes sociaux locaux qui s’y croisent. Si, en France, ce monde est tenu à distance des faits, les protagonistes qui se présentent devant les juges, victimes ou prévenus, témoins-victimes ou témoins-auteurs de crime demeurent souvent unis par des relations et hiérarchies, des conflits sociaux et politiques ayant voyagé avec eux depuis le Rwanda. À la différence de configurations étudiées sur des scènes nationales où les professionnels de la justice peuvent être familiers des relations locales de domination se déployant en amont, en parallèle et en dehors du prétoire (lesquelles conduisent éventuellement les victimes ayant porté plainte à se rétracter lors des audiences) [32], sur cette scène française se jouent donc des rapports de force et des loyautés faiblement déchiffrables par les juges et les avocats. Dans cet exercice de justice « déterritorialisée », l’enjeu central est l’étude des processus de translation (au sens physique du terme) entre des formes d’illisibilité remodelées dans le cours du procès : les différences linguistiques, culturelles et sociales – décuplées – résistent, en effet, aux opérations de traduction que l’on tente de leur appliquer. L’acte de juger n’apparaît dès lors que marginalement comme la résultante d’une œuvre de clarification, prélude à l’adoption d’une décision judiciaire solidement étayée.
25Si l’analyse de Sandrine Lefranc interroge la production des jugements en donnant à voir les incidences de paroles de victimes (et d’accusés) aux soubassements sociaux, politiques et culturels difficiles à cerner, Jeanne Hersant envisage, elle, un cas limite du point de vue de la place de la victime dans l’établissement de la preuve puisque, au-delà du moment de recueil par la police des dépositions, les victimes sont tout simplement absentes. Sa réflexion porte sur la justice pénale inquisitoire chilienne, abordée depuis trois affaires de droit commun traitées pendant la période dictatoriale dont elle a pu observer la réouverture en 2012 à la faveur d’une ethnographie dans deux cours de justice. Dans ce système judiciaire, les affaires ne sont pas débattues en salles d’audience (un dispositif absent) ; l’action de la justice ne résulte pas non plus d’une confrontation entre juges et avocats. La procédure se déploie dans la confidence de dossiers d’accusation avec, pour principaux protagonistes, des agents de police, des greffiers et des bureaucrates à qui l’administration de la justice a été déléguée. Comment, à travers quels dispositifs, quels savoirs, quelles pratiques sociales les victimes sont-elles dès lors parlées ? Quelles techniques d’identification et de caractérisation les agents de la justice, dont on a vu qu’ils ne sont pas tous des juges en raison des délégations de pouvoir, appliquent-ils dans leur travail ?
26Dans l’une des affaires que Jeanne Hersant envisage, à défaut de parvenir à identifier le corps d’une victime, un autre (peut-être une autre, qui sait ?) lui est même substitué, guère plus lisible, mais dont la seule présence autorise à ne pas clore le cas. C’est à travers la confrontation avec des pratiques sociales menues, qu’elles soient celles des justiciables ou des personnels de la justice, que Jeanne Hersant nous offre une intelligence des modes d’administration de la preuve. La dyade formée par le-s prévenu-e-s et la victime y occupe une place centrale. Si les travaux sur la justice en acte nous ont accoutumés à interroger ce rapport – singulièrement la porosité des frontières entre victimes et coupables dans des affaires de crimes contre l’humanité ou de génocide où des criminels présumés sont parfois conviés à la barre en tant que témoins [33] –, le dialogue muet entre victimes et prévenu-e-s obéit ici à des règles autres : à défaut d’être vues, écoutées, éventuellement entendues, les victimes ont été couchées sur le papier. Ce sont avant tout des victimes écrites. L’établissement de la preuve et l’annonce d’un jugement résultent d’épreuves sociales que traversent et le prévenu et la victime. Au fil des procédures s’observent des jeux de (dis)qualifications croisées à la faveur d’enquêtes de moralité qui, loin de porter prioritairement sur l’auteur présumé des faits – voire un auteur des faits ayant avoué leur commission –, se centrent sur la victime. Entre le début et la fin d’une affaire, la victime est susceptible d’être devenue autre (stigmatisée selon des critères de jugement sociaux ou de genre) ; selon un principe de vase communiquant, le prévenu se métamorphose également ou, plus précisément, l’appréciation (sociale) de ses actes. La caractérisation des victimes affecte en retour l’intelligence du crime et la sentence qui lui est attachée.
27En dernier ressort, les articles rassemblés dans ce dossier, prenant pour entrée la victime, nous offrent un prisme sur l’arène du procès et sur la justice qui, au-delà de la diversité des configurations explorées, nous éclaire sur la nécessité de considérer le procès avant tout comme une scène critique où s’affrontent univers politiques, juridiques et sociaux distincts. Les apports d’articles réunis ici n’épuisent pas pour autant la réflexion sur le processus de victimisation par le droit. Reste encore à explorer non pas tant la distance – culturelle, sociale ou géographique – qui sépare les professionnels du droit des témoins-victimes au procès, que les opérations de traduction et de cadrage par lesquelles cette distance est réduite. Dans le contexte de justice pénale internationale, les juges se font de plus en plus anthropologues [34], tandis que les témoins-victimes se muent en « informateurs » des configurations sociales, politiques et culturelles complexes. Le procès, s’il reste un terrain de confrontations vives et inédites, apparaît aussi comme une scène de production de connaissances et de savoirs à laquelle les témoins-victimes prennent une part active.
Notes
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[1]
Yannick Barthe, Les retombées du passé. Le paradoxe de la victime, Paris : Seuil, coll. « La couleur des idées », 2017.
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[2]
Janine Barbot et Nicolas Dodier, « La force des dispositifs », Annales. Histoire, Sciences sociales, 71 (2), 2016, p. 421-450.
-
[3]
Id., « Se confronter à l’action judiciaire. Des victimes au carrefour des différentes branches du droit », L’Homme, 223-224, 2017, p. 100.
-
[4]
Id., « De la douleur au droit. Ethnographie des plaidoiries lors de l’audience pénale du procès de l’hormone de croissance contaminée », in Daniel Cefaï, Mathieu Berger et Carole Gayet-Viaud (dir.), Du civil au politique. Ethnographies du vivre ensemble, Bruxelles : Peter Lang, 2009, p. 289-322.
-
[5]
Élisabeth Claverie, « Mettre en cause la légitimité de la violence d’État. La justice pénale internationale comme institution, comme dispositif et comme scène », Quaderni, 78, 2012, p. 67-83.
-
[6]
Id., « Les victimes saisies par le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie », in Sandrine Lefranc (dir.), Après le conflit, la réconciliation ?, Paris : Michel Houdiard, 2016, p. 152-171.
-
[7]
Élisabeth Claverie, « Les combattants, les fétiches et le prétoire », Cahiers d’études africaines, 231-232, 2018, p. 699-735.
-
[8]
Dans le sillage des travaux de Michael Pollak, L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris : Métailié, coll. « Points », 1990 et d’Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Paris : Fayard, coll. « Pluriel », 2013.
-
[9]
Pour Renaud Dulong, le témoignage est à considérer comme un « opérateur de factualité », au même titre que les enregistrements, les clichés photographiques et d’autres documents, traces et vestiges recueillis au cours d’une enquête judiciaire ou policière. Cependant, pour que le témoignage acquiert un statut de preuve, il doit être soutenu par toute une série d’éléments, souvent matériels, qui rendent « tangible la certification du réel ». Cf. Renaud Dulong, « Les opérateurs de factualité. Les ingrédients matériels et affectuels de l’évidence historique », Politix, 39, 1997, p. 65-85.
-
[10]
Sandrine Lefranc et Lilian Mathieu (dir.), Mobilisations de victimes, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Res publica », 2009 ; Stéphane Latté, « Les “victimes”. La formation d’une catégorie sociale improbable et ses usages dans l’action collective », thèse de sciences sociales, Paris : EHESS, 2008.
-
[11]
Jean-Paul Vilain et Cyril Lemieux, « La mobilisation des victimes d’accidents collectifs : vers la notion de “groupe circonstanciel” », Politix, 44, 1998, p. 135-160 ; Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete, « Mettre en mouvement les agriculteurs victimes des pesticides. Émergence et évolution d’une coalition improbable », Politix, 111, 2015, p. 175-196. Voir également le très bel article que Vincent-Arnaud Chappe et Narguesse Keyhani ont consacré à la mobilisation des cheminots marocains contre les discriminations à la SNCF et dans lequel ils montrent comment la judiciarisation d’une cause participe à la constitution d’un collectif et le type de problèmes posés par ce passage du droit à la cause. Cf. Vincent-Arnaud Chappe et Narguesse Keyhani, « La mobilisation des cheminots marocains contre les discriminations à la SNCF », Revue française de science politique, 68 (1), 2018, p. 7-29.
-
[12]
Janine Barbot et Nicolas Dodier, « Face à l’extension des indemnisations non judiciaires. Le cas des victimes d’un drame de santé publique », Droit et Société, 89, 2015, p. 89-103.
-
[13]
Laura Centemeri, « Retour à Seveso : la complexité morale et politique du dommage à l’environnement », Annales. Histoire, Sciences sociales, 66 (1), 2011, p. 213-240.
-
[14]
Emmanuelle Fillion et Didier Torny, « De la réparation individuelle à l’élaboration d’une cause collective. L’engagement judiciaire des victimes du distilbène », Revue française de science politique, 65 (4), 2015, p. 583-607.
-
[15]
Paul Jobin, Maladies industrielles et renouveau syndical au Japon, Pars : Éditions de l’EHESS, 2006.
-
[16]
Deborah Puccio-Den, « Mafia : état de violence ou violence d’État ? L’affaire Impastato et la requalification concomitante des groupes subversifs et de l’État en Italie (1978-2002) », Quaderni, 78, 2012, p. 23-43.
-
[17]
Milena Jakšić, La traite des êtres humains en France. De la victime idéale à la victime coupable, Paris : CNRS éditions, 2016.
-
[18]
Stéphane Latté et Richard Rechtman, « Enquête sur les usages sociaux du traumatisme à la suite de l’accident de l’usine AZF à Toulouse », Politix, 73, 2006, p. 159-184 ; Philippe Ponet, « Remettre les corps en ordre : entre savoirs et pouvoirs. La “professionnalisation” de l’évaluation médicale du dommage corporel », Revue française de sociologie, 48 (3), 2007, p. 477-517.
-
[19]
Yannick Barthe, Les retombées du passé, op. cit.
-
[20]
Joseph A. Amato, Victims and Values. A History and a Theory of Suffering, New York : Praeger, 1990.
-
[21]
Luc Boltanski, La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris : Métailié, 1993.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
William Felstiner, Richard Abel et Austin Sarat, « The Emergence and Transformation of Disputes: Naming, Blaming, Claiming… », Law and Society Review, 15 (3-4), 1980-1981.
-
[24]
Didier Fassin et Richard Rechtman, L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris : Flammarion, 2007.
-
[25]
Yannick Barthe, Les retombées du passé, op. cit., p. 12.
-
[26]
Richard Rechtman, « Être victime : généalogie d’une condition clinique », L’Évaluation psychiatrique, 67 (4), 2002, p. 775-795.
-
[27]
Sandrine Lefranc et Lilian Mathieu, « De si probables mobilisations de victimes », in Id. (dir.), Mobilisations de victimes, op. cit., p. 22.
-
[28]
Cf. Annette Wieviorka, L’ère du témoin, op. cit.
-
[29]
Projet de recherche « ProsCrim. La traite des êtres humains saisie par les institutions. Une comparaison France/Allemagne » (ANR-13-FRAL-0014-01). Coordonné par Mathilde Darley (CNRS-CESDIP-Centre Marc Bloch Berlin) et Rebecca Pates (Université de Leipzig, Allemagne), il bénéficie du co-financement de l’Agence nationale de la recherche (ANR) et de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG). Membres pour l’équipe française du projet : Mathilde Darley, Gilles Favarel-Garrigues, Alban Jacquemart, Milena Jakšić, Gwénaëlle Mainsant, Lilian Mathieu, Muriel Mille, Nadège Ragaru.
-
[30]
L’on pense ici en particulier à des travaux consacrés à l’Inde, contemporaine et des années 1920, singulièrement le remarquable Daniela Berti, « Pouvoirs locaux et contraintes judiciaires dans une affaire de viol en Inde », Diogène, 239-240, 2012, p. 139-165 et Shahid Amin, Event, Metaphor, Memory. Chauri-Chaura, 1922-1992, Berkeley : University of California Press, 1995.
-
[31]
Voir la contribution de Sandrine Lefranc, « Des “procès rwandais” à Paris. Échos locaux d’une justice globale », dans ce dossier, p. 317.
-
[32]
Sur ces sphères d’autorité plurielles, ainsi que leur déchiffrage par les procureurs et juges, voir Daniela Berti et Gilles Tarabout, « La vérité en question. Idéal de justice et techniques judiciaires en Inde », in Yazid Ben Hounet et Deborah Puccio-Den (dir.), Autour du crime, Paris : L’Herne, 2016, p. 117-134.
-
[33]
Nous nous référons notamment au livre que Rafaëlle Maison a consacré au procès de Naser Orić devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Rafaëlle Maison, Coupable de résistance ? Naser Orić, défenseur de Srebrenica, devant la justice internationale, Paris : Armand Colin, 2010.
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[34]
Ou invitent les anthropologues à les assister au procès. Cf. Julien Seroussi, « Introduction, Regards croisés sur les crimes de masse », Grief, 3, 2016.