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Article de revue

Analyse comparée du discours gouvernemental au Canada et au Québec

Pages 85 à 105

1 – Introduction

1Le Canada est un pays de tradition britannique qui a adopté le système de Westminster c’est-à-dire que son régime politique se définit comme une monarchie constitutionnelle parlementaire qui imite à plusieurs égards le modèle de son ancienne métropole (sur la vie politique au Canada : Bernard 2005 ; Tremblay, Pelletier 2017). Depuis la fondation de la confédération canadienne, par l’acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867, en plus de l’Etat central situé à Ottawa, chaque province a ses propres institutions avec leurs champs de compétences (gouvernement, parlement, administration propres).

2La vie politique y est rythmée par les élections qui donnent le pouvoir en alternance à un seul parti, soit le parti libéral, soit le parti conservateur. Le parti qui est élu doit réunir au moins une fois par année les représentants du peuple afin qu’ils exercent le contrôle des actes de l’exécutif et votent les lois. Dès lors, au début de chaque session parlementaire, le gouvernement présente un discours inaugural qui analyse la situation du pays et qui expose ses principales intentions législatives. Ce discours s’appelle "discours du trône" au Canada ou "discours inaugural" au Québec. Au Canada, ce discours est lu par le chef de l’État (le gouverneur général) qui est le représentant de la Reine alors qu’au Québec il est présenté selon les époques soit par le lieutenant-gouverneur ou par le Premier ministre. Au Canada et au Québec, le Premier ministre est le personnage central des institutions parlementaires. On le décrit comme un « monarque électif » (Massicotte 2000, p.281) parce qu’il concentre le pouvoir autour de ses collaborateurs immédiats, qu’il nomme les ministres, les sénateurs et les juges ainsi que tous les hauts fonctionnaires. C’est lui qui fixe les orientations gouvernementales, coordonne les politiques et prépare le discours inaugural.

3Ce type de discours se prête bien à l’analyse comparative car les conditions d’énonciation sont à peu près identiques. Les textes sont soumis à un processus d’élaboration rigoureux afin de refléter les objectifs du gouvernement et sont toujours prononcés dans le même cadre. Les variations liées à la composition de l’auditoire, au contexte de l’événement discursif sont donc neutralisées. Il en va de même des allégeances partisanes en raison de l’alternance des partis au pouvoir. Il y a même stabilité du format dans le temps puisque ces discours répondent à des contraintes institutionnelles fortes avec des passages obligés comme les témoignages de fidélité à la monarchie.

4Mais il ne faut pas limiter l’analyse aux discours devant le parlement. En effet, les chefs politiques s’adressent également à l’opinion, soit directement devant divers auditoires, soit par l’intermédiaire des médias. Ils parlent à des auditoires diversifiés sociologiquement comme des assemblées locales (comtés, municipalités), des chambres de commerce, des congrès d’associations corporatives, des groupes de citoyens ou des journalistes dans le cadre de conférences de presse ou à la radio-télévision. Bien que plus diverses, ces situations se ressemblent au niveau fédéral et au niveau provincial (bien qu’au niveau fédéral, les conférences de presse n’ont pas été mises en ligne pendant la période étudiée). Pour en rendre compte, nous avons constitué deux autres corpus que nous avons appelé les "discours de circonstance".

5Cela fait donc au total quatre corpus – deux pour les Premiers ministres canadiens et deux pour leurs homologues québécois (tableau 1) – qui sont comparables deux à deux. La comparaison vise à repérer les particularités du vocabulaire employé dans chacun d’eux par rapport à l’autre. Par exemple, on peut supposer que le statut constitutionnel et les contraintes institutionnelles pèsent sur le choix des mots utilisés pour s’adapter à la structure fédérale et à la division des pouvoirs imposée par la constitution canadienne. Les dirigeants d’un État fédéral ont-ils recours à un registre lexical différent des dirigeants d’un État provincial dont les champs de compétence sont plus restreints ?

6Après avoir présenté les corpus, une question sera examinée : qu’est-ce qui distingue deux ensembles de textes contemporains, de même genre et sensiblement de même longueur ? A notre connaissance, cette question n’a pas encore trouvé de réponse satisfaisante, du moins au plan statistique. Pour tenter d’y répondre, nous aurons recours à une série d’indices stylométriques et lexicométriques.

2 – Les corpus

7Les corpus des discours du trône ou déclarations gouvernementales ont été constitués en dépouillant le Journal des débats de la Chambre des communes du Canada et celui de l’Assemblée nationale du Québec depuis 1867. Nous avons retenu la version française des discours canadiens qui a la même valeur officielle que la version anglaise.

8La fréquence des discours du trône au Canada et inauguraux au Québec a varié dans le temps car au début des années 1980 les sessions ont eu tendance à se prolonger au-delà d’une année, ce qui a réduit le nombre de discours. On a aussi constaté un allongement progressif des discours : ceux prononcés avant 1960 étaient relativement courts et comprenaient en moyenne moins de 2 000 mots ; ils ont atteint une moyenne de 4 600 mots à la fin du vingtième siècle. On observe le même phénomène au Québec mais avec un allongement encore plus significatif avec le gouvernement du Parti québécois (René Lévesque) de 1976 à 1985, la moyenne oscillant entre 7 000 et 10 000 mots. Cette prolixité traduit sans doute la complexité grandissante de la gouverne collective.

9Les corpus des "discours de circonstance" sont moins homogènes et plus restreints dans le temps pour des raisons d’accès aux archives. Celui des discours des Premiers ministres québécois a été essentiellement constitué grâce aux archives des Premiers ministres qui ont été dépouillées exhaustivement. Il couvre plus d’un siècle : de Lomer Gouin en 1905, jusqu’à Jean Charest en 2014, mais il n’est vraiment exhaustif qu’à partir de 1960 (pour la période antérieure, les archives sont lacunaires). Les discours des Premiers ministres canadiens n’ont été disponibles qu’à partir de leur mise en ligne sur internet (janvier 1995) et concernent les Premiers ministres Jean Chrétien, Paul Martin et Stephen Harper, jusqu’en mars 2010. Pour les années subséquentes les textes des discours des Premiers ministres canadiens n’ont plus été mis en ligne sur le site du Premier ministre et ont été remplacés par des capsules vidéo et des communiqués de presse contenant seulement quelques phrases des discours.

10Pour assurer l’équilibre dans la comparaison, nous avons retenu pour cette étude les discours de circonstance québécois qui correspondent à la période couverte par le corpus équivalent des Premiers ministres canadiens (janvier 1995 - mars 2010), soit : Jacques Parizeau, Lucien Bouchard, Bernard Landry et Jean Charest.

11Chacun de ces textes a été traité selon les mêmes procédures (Labbé 1990) : balisage, correction et standardisation orthographiques, lemmatisation selon les normes adoptées pour l’ensemble de la bibliothèque électronique de textes politiques mise en ligne par le Centre de Linguistique de Corpus de l’Université de Neuchâtel (les références des travaux portant sur ces corpus sont données à la fin de cet article). Cette standardisation des procédures est indispensable pour permettre la comparaison des corpus. Ceux-ci sont présentés dans le tableau 1.

Tableau 1

Caractéristiques des quatre corpus

Nombre textesLongueur
(mots)
Vocabulaire
(vocables)
Canada
Discours du trône131273 4597 066
Discours circonstance630962 54214 260
Québec
Discours inauguraux131333 6018 562
Discours circonstance4761 029 43315 226
Total1 3682 599 03522 156

Caractéristiques des quatre corpus

12Ces quatre corpus ont été comparés entre eux à l’aide d’un certain nombre d’indices stylistiques puis lexicaux.

3 – Caractéristiques stylistiques

13Nous avons développé une série d’indices stylométriques comme : la diversité et la spécialisation du vocabulaire ou la longueur et la structure des phrases dont les résultats sur les corpus canadiens et québécois ont déjà été présentés (notamment : Labbé, Labbé et Monière 2008 ; Labbé et Monière 2008 ; Monière et Labbé 2014, 2012 et 2010). Nous présentons ici un nouvel indice stylométrique : le poids des catégories grammaticales (ou parties du discours).

14Du point de vue stylistique, le visage d’un texte découle d’un choix premier entre le verbe ou nom. Un texte centré sur le verbe contiendra plus de pronoms, d’adverbes et de conjonctions de subordination ("groupe du verbe"). A l’inverse, le substantif est accompagné d’adjectifs, de déterminants et de prépositions ("groupe du nom"). Le tableau 2 résume le poids de ces deux groupes dans les 4 corpus (les tableaux détaillés sont en annexes 1 et 2).

Tableau 2

Poids des groupes du verbe et du nom dans les quatre corpus (en pour mille mots)

QuébecCanada
Proportion ‰IndiceProportion ‰Indice
D. Circonstance
Groupe du verbe305,51,00277,40,00
Groupe du nom693,60,00722,01,00
D. trône/inauguraux
Groupe du verbe265,31,00218,10,00
Groupe du nom734,00,00781,31,00

Poids des groupes du verbe et du nom dans les quatre corpus (en pour mille mots)

15Dans les discours de circonstance des Premiers ministres québécois, le poids du groupe du verbe (verbes, pronoms, adverbes et subordinations) est en moyenne de 305,5 pour mille mots contre 277,4 ‰ chez leurs homologues fédéraux. Les indices, en troisième et dernière colonnes, indiquent que ces deux écarts ont moins d’une chance sur 10 000 de se produire par hasard. Deux conclusions s’imposent. D’une part, la propension à utiliser les éléments du groupe du verbe est nettement plus faible en chambre que dans les discours moins solennels et ceci tant au niveau fédéral que québécois. D’autre part, dans un même genre, au niveau fédéral, on utilise systématiquement moins le groupe du verbe qu’au niveau québécois.

16Dans le détail, les Premiers ministres canadiens privilégient le futur – politique d’annonces très caractéristique du niveau fédéral - et le participe présent, qui est le mode le plus proche du nom, alors que les Québécois sont plus portés à choisir le conditionnel et les passés (imparfaits, passés simples et passés composés). On peut penser que le discours des premiers est plus prospectif et celui des seconds plus rétrospectif. Au niveau fédéral, les propos sont moins personnalisés (moins de pronoms) contrairement aux Premiers ministres québécois dont les propos sont également plus chiffrés et datés (les chiffres et dates sont avec les noms propres les principaux éléments qui ancrent le discours dans le temps, l’espace, la société, l’économie…). Ce dernier trait confirme que les Premiers ministres québécois se situent à un moindre niveau de généralité que leurs homologues fédéraux.

17Naturellement, il s’agit de moyennes mais, comme les deux corpus s’étendent sur de longues périodes et concernent de nombreuses équipes différentes, on peut conclure qu’il ne s’agit pas d’accidents mais de véritables différences qui peuvent tenir au cadre constitutionnel, à la vie politique ou aux cultures.

18Nous avons déjà repéré ces phénomènes dans les discours électoraux (Labbé, Monière 2010). L’étude de C. et D. Labbé (dans ce même numéro) indique que dans les discours de la présidence Chirac - contemporaine des corpus que nous étudions (1995-2007) - les densités sont de 323 ‰ (groupe du verbe) et 676 ‰ (groupe du nom), soit une propension plus forte à utiliser le verbe que chez les Premiers ministres canadiens et québécois. Malheureusement, il y a encore peu de travaux sur ces questions qui donneraient d’utiles points de repères.

19Trois explications théoriques peuvent être proposées.

20Selon J. Dubois (1969) le verbe traduirait une tension du message (et donc du locuteur) vis-à-vis de ses destinataires (les "allocutaires"), de l’objet du discours et du contexte de son énonciation. A l’inverse, la prédominance du groupe du nom donne un discours moins tendu, plus neutre et tourné vers l’objet du discours plutôt que vers les destinataires du message.

21Selon P. Guiraud (1950 et 1960), la prédominance du substantif est une caractéristique de la prose abstraite ou littéraire.

22Pour sa part, D. Mayaffre 2004 soutient que cette prépondérance du substantif signifie que le discours est orienté vers les notions, les concepts, les idées et qu’une augmentation de la densité des verbes déplacerait le centre de gravité du discours vers « les moyens de la politique ».

23Nous ajouterons que le discours à dominante polémique comporte une proportion importante de verbes alors qu’un discours plutôt pédagogique est plus orienté sur le nom. Tous les hommes politiques mélangent en proportion variable ces deux types et les modulent en fonction du cadre de l’énonciation. Les discours du trône ou inauguraux sont à dominante pédagogique alors que les discours de circonstance contiennent une proportion plus importante de polémique. Ces deux dimensions se retrouvent dans le vocabulaire.

4 – Le vocabulaire caractéristique

24La détermination des singularités lexicales d’un texte (ou d’une collection de textes) par rapport à un étalon de référence est habituellement traitée sous le nom de "spécificités du vocabulaire" (Lafon 1980 et 1984 ; Lebart et Salem 1994). Cette technique standard comporte diverses limitations, notamment l’influence de la catégorie grammaticale et de la fréquence du vocable sur les indices. Des solutions à ces problèmes ont été présentées, notamment dans : Monière et Labbé 2012 et Monière et Labbé 2018. Le terme "vocabulaire et très caractéristique" indique que les calculs incluent ces corrections.

25Enfin, le calcul standard des "spécificités" implique que le corpus étudié soit très petit par rapport à l’ensemble de référence, ce qui le rend impropre à la comparaison de deux corpus sensiblement de même longueur. Une solution a été proposée dans Monière et Labbé 2008 (voir également Savoy 2010). La méthode sera rappelée avant de présenter les résultats les plus significatifs.

4.1 – Méthode

26L’hypothèse suivante fonde la détermination du vocabulaire caractéristique : soit deux corpus A et B comportant sensiblement le même nombre de mots (NA ≈ NB), on suppose que ce sont deux échantillons issus d’une même population de paramètres inconnus dans laquelle n’interviennent que des fluctuations "normales" (dues au hasard) comme il s’en produit dans toute grande population homogène et stationnaire. Dans ce cas, pour un vocable i - dont les effectifs sont FiA et FiB respectivement dans A et B - ses effectifs ne doivent pas s’écarter significativement de la moyenne des deux observations – soit les effectifs théoriques Eia et EiB - en acceptant un risque d’erreur α. Avec α = 5 %, l’intervalle de fluctuation normale sera de ± 1,96 écart-types (σ) autour de ces valeurs théoriques et de ± 2,56σ pour α = 1 %. En dehors de cette plage, le vocable est considéré comme appartenant au vocabulaire caractéristique de A et/ou B, noté C+ lorsque ses effectifs sont significativement supérieurs au seuil et C- dans le cas inverse.

27En cas de longueurs égales, les valeurs théoriques sont égales et la symétrie est acquise : les caractéristiques positives de l’un sont les caractéristiques négatives de l’autre. Lorsque NA ≈ NB, les moyennes pondérées sont utilisées et l’on ne retient que les vocables dont FiA et FIB tombent en dehors de l’intervalle de fluctuation normale défini ci-dessus.

28Deux précisions doivent être apportées.

29Premièrement, le poids des catégories grammaticales est une variable "cachée". Monière et Labbé 2012 montre qu’effectivement les différences de poids des catégories grammaticales provoquent des biais dans le calcul classique des "spécificités du vocabulaire" et propose, pour neutraliser ces biais, que le calcul ne porte plus sur l’ensemble des mots mais sur chaque grande catégorie grammaticale considérée isolément.

30Deuxièmement, il faut considérer les vocables dont les effectifs FiA + FiB sont suffisants pour qu’une absence dans l’un des deux corpus soit caractéristique au seuil choisi (soit, avec NA = NB, un effectif total de 8 au seuil de 5 % et 10 pour un seuil de 1 %). Nous avons proposé d’appeler cette valeur le "seuil de caractéristique négative" (Monière et Labbé 2018). Soit :

  • V’ ce sous-ensemble des vocables dont les effectifs sont supérieurs ou égaux à ce seuil ;
  • N’ la surface de A + B couverte par ces vocables appartenant à V’.

31Dans le corpus des discours de circonstance, V’ compte 6 681 vocables avec au moins 8 occurrences dans A+B, soit 32,5 % de VA+B, mais ces vocables couvrent une surface de 1 960 846 mots (98,4 % de NA+B). Certes on ne prend en compte que moins d’un vocable sur trois, mais cette perte d’information ne concerne que 2 % de la totalité des mots (ou surface des deux corpus).

32Au sein de ces 6 681 vocables, on distinguera deux sous-ensembles.

33Un "vocabulaire non-caractéristique" composé des vocables appartenant à V’ et dont les effectifs dans A et B ne diffèrent pas significativement. Ils sont 4 281, soit 64 % de V’.

34Les autres - 36 % de V’ - sont caractéristiques de A et B. Mais ces derniers couvrent près de 60 % de N’. Dans les discours du trône/inauguraux, les vocables non caractéristiques représentent 68 % de V’ et 45 % de la surface considérée par le calcul. Dans les deux cas, ce sont donc les vocables les plus fréquents qui ont le plus de chance d’être caractéristiques (cette propriété est discutée dans Monière et Labbé 2012 et 2018).

4.2 – Principales différences entre le Canada et le Québec

35Apparemment, ces résultats semblent loin de l’hypothèse nulle évoquée ci-dessus qui laisse attendre environ 5 % ou 1 % d’individus déviants (ou caractéristiques). Cependant, la plupart de ces vocables caractéristiques sont présents dans les deux corpus et seules leurs densités d’utilisation diffèrent. Dès lors, il faut considérer non pas leurs effectifs totaux mais l’écart par rapport à ce que donnerait l’hypothèse nulle (pas de différence significative entre FiA et FiB). Ce raisonnement va être illustré par les deux vocables les plus caractéristiques dans le corpus des discours de circonstance.

4.2.1 – Deux exemples

36"Vous" est le vocable usuel le plus sur-employé dans les discours de circonstance des Premiers ministres québécois et le plus sous-employés par leurs homologues fédéraux (avec le nom du pays et de ses habitants sur lesquels on revient ci-dessous). Symétriquement "nous" est la première caractéristique positive des Premiers ministres canadiens et le vocable le plus sous-employé par les Québécois. Les éléments du calcul sont donnés dans le tableau 3.

Tableau 3

Les emplois du "vous" et du "nous" dans les discours de circonstance des Premiers ministres québécois et canadiens

Tableau 3
Québec (A) Canada (B) Ecart par rapport à H0 FiA EiA FiB EiB Absolu Relatif (%) Circonstances vous 6 545 5 756 3 571 4 411 1 629 16 nous 12 732 16 169 15 827 12 390 6 874 24 Inauguraux vous 1 756 2 087 1 513 1 183 661 20 nous 3 333 2 817 1 080 1 596 1 032 23

Les emplois du "vous" et du "nous" dans les discours de circonstance des Premiers ministres québécois et canadiens

37Dans leurs discours de circonstance, les Québécois ont utilisé 6 545 fois le "vous" (FiA) alors que l’hypothèse nulle n’en laissait attendre que 5 756 (EiA) ; à l’inverse, les Canadiens n’en ont utilisé que 3 571 (FiB) contre 4 411 attendus (EiB). Le total des écarts absolus par rapport à H0 est de 1 629 (789 + 840), soit 16 % du total des occurrences de ce vocable. Autrement dit, on s’écarte de 16 % de la situation attendue dans une population homogène. L’écart est encore plus sensible avec "nous" (24 %). A ce propos, il faut rappeler que, dans leurs discours de circonstances, les Canadiens utilisaient moins de pronoms que les Québécois et que le calcul du vocabulaire caractéristique neutralise cette différence. Autrement dit, hors chambre, les Premiers ministres fédéraux s’adressaient à leurs auditoires en les incluant dans le propos alors que les Québécois étaient plus dans une relation d’extériorité (ou de tension) avec les personnes à qui ils s’adressaient.

38La situation est inverse devant le parlement (dernier cadre du tableau 3). S’adressant aux députés, les dirigeant québécois ont privilégié le "nous" – pour véhiculer l’idée d’une action commune au gouvernement, à la majorité parlementaire et au-delà l’unité du pays derrière ses dirigeants – alors que leurs homologues fédéraux se sont placés dans une position plus classique de chefs de l’exécutif s’adressant aux parlementaires.

39Ces différences sont conformes aux conclusions tirées des catégories grammaticales et aux autres différences entre les lexiques comparés deux à deux.

4.2.2 – Les verbes

40Cette relation un peu différente avec les auditoires et – au-delà avec les citoyens – se trouve confirmée par l’examen des verbes caractéristiques aux quatre corpus comparés deux à deux (encadré 1). Rappelons que les caractéristiques positives de l’un sont les négatives de l’autre.

Encadré 1. Comparaison des verbes les plus caractéristiques (extraits)

Discours de circonstance :
Québec : faire, avoir, être, dire, aller, décider, falloir, vouloir, croire, oser, penser, agir, commencer, développer
Canada : aider, offrir, protéger, accomplir, travailler, promettre, renforcer, collaborer, annoncer, veiller, accroître
Discours du trône ou déclarations gouvernementales :
Québec : vouloir, dire, aller, falloir, faire, parler, savoir, penser, agir, devoir
Canada : approuver, travailler, présenter, renforcer, aider, accroître, veiller, inviter

41Les deux listes se recoupent en bonne partie. Les dirigeants québécois privilégient, outre l’action (faire), les principaux verbes modaux ou "pseudo-auxiliaires" (Benveniste 1965, Gross 1999, Labbé et Labbé 2010) qui servent à exprimer la nécessité (falloir), l’obligation (devoir), la probabilité ou le souhait – devoir, croire, souhaiter -, la possibilité (pouvoir), la connaissance (savoir) et surtout en politique : la volonté (vouloir). Ils sont associés de manière privilégiée à certains verbes d’action, d’état, de possession, de la pensée, de la communication ou de l’action : être, avoir, faire, penser, dire, agir. Au niveau fédéral, en chambre comme dans leurs discours de circonstance, les chefs parlent d’aider, de travailler, de renforcer, de veiller, d’accroître, etc. Il s’agit essentiellement de promesses et d’annonces faites au pays à travers le parlement ou des divers auditoires. Ils évitent autant que possible : vouloir, falloir mais aussi : devoir (sauf avec la nuance du probable). Si on suit la logique de Dubois (1969, p. 107), les verbes préférés au niveau fédéral sont ceux qui « marquent un état, un accompli, une distance, une absence de tension » alors que les autres indiquent « une prise en charge, une tension plus ou moins grande du sujet en face de l’interlocuteur ». Autrement dit, on retrouve ici la distinction faite plus haut entre l’implication dans le propos ou le retrait, le combat ou l’explication.

4.2.3 – Les noms propres

42Les noms propres servent à ancrer le discours dans l’espace et à désigner ceux à qui on s’adresse.

43Les Premiers ministres québécois et canadiens ne mettent pas en tête de liste les mêmes réalités (encadré 2). Les Québécois se réfèrent aux principales villes de leur territoire et à d’autres Premiers ministres qui, dans le passé, ont mis en place des politiques significatives comme J. Lesage ou R. Lévesque. Les références au Premier ministre fédéral J. Chrétien indiquent la conflictualité des relations avec le gouvernement canadien. Si les Premiers ministres québécois se concentrent sur leurs champs d’action locaux, les Premiers ministres canadiens pour leur part ont des horizons plus larges qui s’étendent à l’ensemble de la planète puisque le gouvernement canadien possède l’essentiel de la compétence en matière de relations et de commerce international. Il est maître des questions de paix et de guerre. Dans les déclarations gouvernementales toutefois les différences s’atténuent à l’exception des référents identitaires qui prédominent dans les noms propres des discours du trône canadiens (encadré 2).

Encadré 2. Comparaison des noms propres les plus caractéristiques

Discours de circonstance :
Québec : Sherbrooke, Cri, Hydro-Québec, Lesage, Chrétien, France, Séguin, Outaouais, Québec, Québécois, Montréal, Lévesque
Canada : Canadien, Canada, Équipe-Canada, Afghanistan, Pacifique, Nations Unies, G7, Afrique, Colombie Britannique, Arctique, Vancouver, G8, Asie, Alberta, Chine, OTAN
Discours du trône ou déclarations gouvernementales :
Québec : Lévesque, Sherbrooke, Meech, Laval, Québec, Montréal
Canada : Canada, Canadien, Genève, Vancouver, Yukon, Arctique, Commonwealth

44L’analyse des substantifs les plus employés est aussi révélatrice des différences des champs d’interventions des deux États (encadré 3). Les Premiers ministres québécois dans leurs discours de circonstance insistent sur les fonctions de l’État provincial en privilégiant la formation de la main-d’œuvre, l’intégration des immigrants, la langue et la culture françaises, l’avenir politique du Québec avec la souveraineté, l’éducation, les régions. Le sur-emploi de certains adjectifs - national, francophone, français, européen, fédéral et régional - confirme cette tendance.

45Du côté des dirigeants canadiens, on insiste plus sur les fonctions régaliennes, en privilégiant les enjeux de sécurité avec le sur-emploi des vocables comme : sécurité, crime, guerre, terrorisme, conflit, menace, etc. La liste des adjectifs préférés confirme cette tendance à parler des fonctions internationales de l’État canadien (encadré 3).

Encadré 3. Comparaison des substantifs et adjectifs les plus caractéristiques

Discours de circonstance :
Québec
substantifs : main-d’œuvre, rendez-vous, contraire, souveraineté, métropole, jeunesse, question, commission, million, éducation, débat, réflexion, ministère, état, français, entreprise, projet, travail, enjeu, emploi, région
adjectifs : français, francophone, délégué, public, culturel, syndical, collectif, fédéral, référendaire, souverain, municipal, québécois, national, social, salarial, scolaire, souverainiste, anglophone, régional, européen
Canada :
substantifs : pays, sécurité, collectivité, paix, crime, monde, guerre, mesure, terrorisme, prospérité, soldat, merci, siècle, arme, récession, possibilité, enfant, ouest, valeur, hémisphère, conflit, menace
adjectifs : canadien, mondial, commercial, militaire, long, aimable, provincial, entier, sécuritaire, humanitaire, conservateur, sain, fier, atlantique, honorable, afghan, international, solide, meilleur, africain
Déclarations gouvernementales :
Québec :
substantifs : éducation, école, travail, voirie, assemblée, jeunesse, développement, colonisation, état, enseignement, monsieur, conseil, président, ministre, décentralisation, concertation, élève, élu, réflexion, drainage, accident, loisir, électricité, électrification
adjectifs : législatif, public, municipal, scolaire, québécois, forestier, culturel, politique, francophone, minier, vrai, agricole
Canada :
substantifs : pays, commune, sénat, chambre, membre, parlement, mesure, guerre, commerce, ouest, combattant, paix, majesté, défense
adjectifs : canadien, mondial, international, commercial, armé, royal, relatif, destiné, national, militaire, uni, autochtone

46Les Premiers ministres québécois se préoccupent principalement d’éducation, de voirie, de colonisation, d’agriculture et d’énergie électrique. Leurs homologues canadiens explorent des horizons plus vastes en privilégiant les questions de paix et de guerre, de commerce international, de sécurité et de révérence monarchique.

47Que ce soit devant les députés en chambre ou à l’extérieur de celle-ci, le discours des Premiers ministres québécois est centré sur le local : le Québec, les Québécois et leur allié « naturel » (la France), la langue, la culture, l’enseignement. A l’inverse, le discours de leurs homologues canadiens investit le monde, les institutions internationales, le commerce, la paix et la guerre. Ils parlent au nom du Canada et des Canadiens et se référent plus souvent aux concepts de nation et de national que leurs homologues québécois qui les utilisent significativement moins dans leurs déclarations en chambre.

4.2.4 – Les vocables identitaires

48Contrairement à une idée reçue qui identifie le nationalisme aux discours québécois, ces données comparatives indiquent que le processus de « nation building » - au sens de K. Deutsch (1953 ; 1966) - a été plus intense dans les discours canadiens que dans les discours québécois comme le montre la fréquence d’emplois des concepts identitaires au Québec et au Canada (tableau 4). Le processus d’affirmation nationale du Canada s’est développé en synchronie et de façon concomitante avec le développement du mouvement indépendantiste québécois au début des années soixante. Pour illustrer ce fait mentionnons que jusqu’en 1965 le Canada n’avait pas de drapeau national ni d’hymne national (Ryan 2000).

Tableau 4

Vocables identitaires en fréquence pour 1000 mots dans les déclarations gouvernementales

QuébecCanada
VocablesCirconstanceInaugurauxCirconstanceD. du Trône
nation0,620,350,540,88
national1,421,141,031,90
Québec/Canada8,474,936,836,26
Québécois/Canadien (n.p.)2,351,403,663,85
québécois/canadien (adj.)2,331,442,482,61

Vocables identitaires en fréquence pour 1000 mots dans les déclarations gouvernementales

49Ce phénomène se manifeste par le fait que dans la grande majorité des cas observés, soit 8 cas sur 10, autant pour les concepts génériques (nation, national) que pour les concepts spécifiques (Québec, Canada Québécois, Canadien, etc.), leur fréquence relative est plus élevée dans les discours canadiens à l’exception toutefois de "nation" et "national" dans les discours de circonstance. C’est B. Landry qui est seul responsable de cet excédent (avec des fréquences de 1.75 ‰ pour "nation" et 2,33 ‰ pour "national"), ses prédécesseurs et successeurs québécois étant beaucoup plus sobres sur ce point (voir Labbé, Monière 2008, p. 190).

4.3 – Phrases caractéristiques

50Les vocables caractéristiques doivent être replacés dans leur contexte. Les dictionnaires utilisent pour cela des citations illustratives, mais celles-ci sont choisies a priori par le rédacteur. L’ordinateur permet d’éviter cet arbitraire : il relit tout le corpus en recherchant les phrases les plus caractéristiques. Pour cela, il attribue à chacune un score qui sera le solde du nombre de vocables C+ et C- qu’elle contient. Afin de neutraliser les différences de longueurs, un score relatif est calculé en divisant le score absolu par le nombre de mots contenus dans la phrase. Les encadrés 4 et 5 donnent les phrases les plus caractéristiques des discours de circonstance des Premiers ministres québécois puis canadiens. Faute de place, les phrases des discours du trône/inauguraux ne sont pas reproduites.

Encadré 4. Phrases caractéristiques des discours de circonstance des Premiers ministres québécois (avec leurs scores)

Phrases longues
« Résultat : le gouvernement libéral, entraîné dans cette spirale, a dû augmenter les taxes et les impôts : 9 millions 600 mille dollars en 1990 ; 19 millions de dollars en 1991 ; 22 millions de dollars en 1992 ; 33 millions de dollar en 1993 ; 24 millions de dollars en 1994 ; au total : 108 millions de dollar en cinq ans. » (L. Bouchard, 28 avril 1998, score absolu : 46).
« On avait une situation satisfaisante, il ne faut pas que ça dérive, il ne faut pas que ça glisse, parce qu’on va être obligé de recommencer des débats, puis recommencer des législations qui pourraient ne pas être nécessaires si les hommes et les femmes d’affaires de Montréal réalisaient que la langue officielle du Québec, c’est le français, et que la langue de la ville de Montréal, c’est le français aussi, que c’est notre instrument commun de communication et que ça nous a bien payés d’être à la fois Européens et Nord-Américains. » (B. Landry, 9 décembre 2002, score absolu : 40).
« C’est la route 185 dans le Bas-Saint-Laurent ; c’est la route 175 entre Québec et ville Saguenay ; c’est l’autoroute 73 et la route 173 en Beauce ; c’est l’autoroute 55 entre le centre du Québec et l’Estrie ; c’est l’autoroute 25 entre Montréal et Laval ; c’est l’autoroute 50 en Outaouais ; c’est l’autoroute 35 vers la frontière du Vermont ; c’est l’autoroute 30 en Montérégie ; c’est la 20 dans le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie. » (J..Charest, 28 avril 2005, score absolu : 33).
Phrase brève la plus significative
« Encore une fois, il n’y eut pas de référendum sur cette constitution. » (J. Parizeau, 12 septembre 1995, score : 0.93)

51Sur les 66 mots que compte la première de ces phrases, le solde des mots C+ et des mots C- est de 46 mots, soit 7 sur 10 (score relatif). De ce double point de vue, elle est la plus représentative du discours des Premiers ministres québécois quand ils s’adressaient directement à leurs compatriotes car elle illustre leur thème favori : la dénonciation du pouvoir fédéral, spécialement sur le plan fiscal. Secondairement, elle montre également l’abus des chiffres - si frappant dans les propos des chefs québécois – abus que la troisième phrase illustre de manière frappante.

52Pour la seconde phrase, sur les 98 mots, le solde des C+ et C- est de 40 (soit le même score relatif). Elle illustre l’autre thème dominant : la défense de la langue et de la culture française et la conscience de sa fragilité, spécialement dans la capitale économique de la province (Montréal).

53Enfin, la dernière phrase de l’encadré révèle, dans la bouche de J. Parizeau, l’un des rares consensus de la classe politique québécoise : le rejet de la constitution fédérale de 1982, rappelé par tous les Premiers ministres du moins jusqu’en 2010.

54Les deux phrases longues les plus caractéristiques du Canada (encadré 5) illustrent une double dimension du discours politique fédéral contemporain : d’une part, l’exaltation des hauts faits du "récit national", et la mise en valeur de certaines institutions fédérales, comme l’armée et la gendarmerie royale (GRC), spécialement sous le gouvernement Harper ; d’autre part, l’empiètement sur les compétences des provinces – comme l’éducation – grâce à des programmes "nationaux" comme les bourses du millénaire. Enfin, outre l’insistance sur la grandeur du pays, la démocratie, la liberté et la prospérité, le discours politique fédéral invoque volontiers Dieu et la Reine (Elizabeth II), souveraine du Canada…

Encadré 5. Phrases significatives des discours de circonstance des Premiers ministres canadiens (avec leurs scores)

Phrases longues
« Que ce soit pour faire respecter la loi et l’ordre dans l’ouest canadien, se porter à la défense des alliés à la crête de Vimy, défier les nazis en Normandie, lutter contre le fascisme partout en Europe, repousser le communisme dans la péninsule coréenne et pendant la guerre froide, venir en aide aux Canadiens touchés par le débordement de la rivière rouge ou par la crise du verglas au Québec, ou encore pour défendre les valeurs universelles que sont la liberté, la démocratie et les droits de la personne en ex-Yougoslavie et en Afghanistan, les hommes et les femmes des forces canadiennes et de la GRC ont toujours répondu à l’appel du Canada avec courage. » (S. Harper, 3 avril 2007, score absolu : 54).
« Tout ce que nous avons accompli, l’élimination du déficit, la réduction du fardeau fiscal qui pèse sur les Canadiens, la stratégie canadienne pour l’égalité des chances, la subvention canadienne pour l’épargne études, qui mettra les études postsecondaires à la portée des étudiants de demain, et les bourses du millénaire dont nous sommes si fiers, qui donneront espoir et ouvriront des portes à plus de 100 000 Canadiens et Canadiennes par année, n’a qu’un objectif simple : aider les jeunes Canadiens et Canadiennes à concrétiser leurs rêves et leur potentiel ; non seulement cela, mais aussi faire en sorte que nos jeunes les plus doués puissent réaliser ces rêves et ces promesses ici-même au Canada. » (J. Chrétien, 20 mars 1998, score absolu : 47).
Phrases brèves les plus significatives
« Le Canada, notre Canada, mérite vraiment notre fierté et notre patriotisme. » (S. Harper, 11 février 2010, score relatif : 0.91)
« Que Dieu bénisse le Canada et que Dieu sauve la Reine. » (S. Harper 14 juillet 2006, score relatif 0.91)
« Nous habitons un pays fort et uni, où règnent la liberté, la démocratie, la prospérité et l’espoir. » (S. Harper, 23 juillet 2007, score relatif : 0.86)

5 – Le vocabulaire commun

55Il est naturel que l’intérêt se porte d’abord sur les différences. C’était d’ailleurs l’objectif premier des calculs que nous présentons. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que la majorité des vocables compris dans le calcul sortent "non-caractéristiques". Autrement dit, il n’est pas possible de rejeter l’hypothèse selon laquelle les premiers ministres partagent la même propension à utiliser ces vocables.

5.1 – Les principaux vocables communs

56Pour sélectionner les vocables les plus caractéristiques, on dispose des valeurs de l’indice C. Il n’existe rien de tel pour classer la masse des vocables communs. Nous proposons un classement par catégorie grammaticale et par effectifs. A titre d’exemple, le tableau 5 donne les dix vocables communs les plus fréquents (avec les effectifs observés et attendus).

Tableau 5

Les principaux vocables communs entre les couples de corpus (classement par effectifs décroissants)

Québec (A)Canada (B)
FiAEiAFiBEiB
Discours du trône
au-delà (adv)125123102105
compagnie (nf)115115110110
demande (nf)114114109109
association (nf)110109104105
préoccupation (nf)109108102103
accompagner (v)1031059896
appliquer (v)1001039693
hausse (nf)97948790
été (nm)94949090
bilan (nm)94928688
Discours de circonstance
dont (pro)492495283280
emploi (nm)390397350343
mettre (v)384385302301
session (nf)326329287284
besoin (nm)317314268271
cours (nm)308312273269
encore (adv)339342193191
certain (dét.)277272229234
santé (nf)271263220228
meilleur (adj)258264233227
industrie (nf)262255213220

Les principaux vocables communs entre les couples de corpus (classement par effectifs décroissants)

57Il est logique que les Premiers ministres fédéraux et provinciaux utilisent autant "session" (parlementaire). Dans le même ordre d’idées, l’on peut admettre qu’ils partagent des mots usuels comme "demande", "hausse", "bilan", "emploi", "santé" ou "industrie". En revanche, on a du mal à expliquer la présence en tête de liste de l’adverbe "au-delà", du pronom "dont", de l’"été", etc.

58Comment expliquer que cette égale répartition concerne la grande majorité du vocabulaire ? Du point de vue statistique, plus on multiplie les observations, plus ces observations doivent converger vers les valeurs attendues, du moins en cas d’un phénomène homogène et stationnaire. Or, au début de l’article, il a été expliqué que le cadre institutionnel ainsi que la vie politique au Canada sont restés relativement stables tout au long de la période. Dès lors qu’il y a un nombre important de discours et de locuteurs, il semble logique que les écarts "accidentels" (conjonctures, personnalités) pèsent moins lourd et rendent plus apparentes les différences structurelles qui viennent d’être décrites.

59Toutefois, cette convergence ne permet d’écarter une autre hypothèse : une assez grande homogénéité du discours politique.

5.2 – Une assez grande homogénéité ?

60Lors de l’examen du cas des pronoms "vous" et "nous", il a été indiqué qu’il faut prendre en considération l’écart entre les effectifs observés et ceux que laisserait attendre l’hypothèse nulle. Sur l’ensemble des vocables caractéristiques, le total de ces écarts représente, pour les discours du trône ou inauguraux, 7 % de la surface comprise dans le calcul et 8 % pour les discours de circonstance.

61Ces résultats ne sont pas très éloignés des 5 % d’individus "anormaux" attendus dans une grande population homogène seulement soumise aux fluctuations aléatoires naturelles. Autrement dit, au sein des deux couples de corpus, l’emploi d’un nombre important de vocables diffère légèrement mais suffisamment pour caractériser des choix thématiques, lexicaux et stylistiques propres aux deux niveaux de gouvernement. Cependant, ces choix ne concernent qu’une proportion relativement faible du message (moins du double de la proportion de "déviants" que l’on attend dans une population homogène).

62Ce dernier constat amène à se demander si, au fond, les locuteurs ne sont pas plus proches qu’on pourrait l’imaginer. Au-delà des particularités indéniables mises à jour entre les discours politiques québécois et canadiens, n’y aurait-il pas un moule commun – voire plusieurs - qui s’imposerai(en)t aux politiciens dans leurs fonctions et leurs discours ? Naturellement, on songe au cadre assez strict dans lequel s’inscrit normalement le discours du trône (ou inaugural) mais ce cadre est beaucoup plus informel pour les discours de circonstances. Au-delà des codes de la vie parlementaire et politique (spécialement le « système de Westminster » évoqué en introduction), il faudrait évoquer : le système des partis, la communication moderne mais aussi le fédéralisme canadien qui, depuis plus d’un siècle et demi, encadre la vie politique au Québec.

63Cependant, il est impossible de conclure en l’absence d’autres études sur la question du vocabulaire commun entre deux corpus qui pourraient permettre de savoir si cette proximité se retrouve habituellement dans la comparaison entre corpus contemporains, de même genre et portant sur des thèmes proches. De plus, dire qu’une hypothèse ne peut être rejetée ne signifie pas qu’elle est "vraie" mais seulement que les observations disponibles sont compatibles avec elle et que l’on n’a pas de raison de lui préférer l’hypothèse contraire (Desrosières 1988).

6 – Conclusions

64Cette exploration comparative a mis au jour des différences significatives entre les discours gouvernementaux au Canada et au Québec. Par exemple, les premiers ministres canadiens privilégient le futur ce qui est caractéristique d’une politique d’annonce alors que leurs homologues québécois sont plus portés à choisir le conditionnel et les passés (imparfaits, passés simples et passés composés). On peut penser que le discours des premiers est plus prospectif et celui des seconds plus rétrospectif. Cette tendance est confirmée par le suremploi au niveau fédéral des verbes qui annoncent et constatent alors qu’au Québec le discours est plus marqué par la volonté et la nécessité.

65Au niveau fédéral, les propos sont moins personnalisés contrairement aux Premiers ministres québécois dont les propos sont également plus chiffrés et datés. Ce dernier trait confirme que les Premiers ministres québécois se situent à un moindre niveau de généralité que leurs homologues fédéraux.

66Ces caractéristiques s’expliquent partiellement par les différentes compétences dévolues à chaque ordre de gouvernement dans le cadre du fédéralisme canadien. L’analyse des substantifs les plus employés le confirme. Que ce soit devant les députés en chambre ou à l’extérieur de celle-ci, le discours des Premiers ministres québécois est centré sur le local, la langue et la culture. A l’inverse, le discours de leurs homologues canadiens investit le monde, les institutions internationales, le commerce, la paix et la guerre. Ils parlent au nom du Canada et des Canadiens et se référent plus souvent aux concepts de nation et de national que leurs homologues québécois qui les utilisent significativement moins. Il s’agit d’une découverte inattendue. Les références identitaires sont plus affirmées dans les discours des Premiers ministres canadiens que dans ceux de leurs homologues du Québec qui sont pourtant réputés pour leur volonté d’affirmation nationale. Le nationalisme serait donc une caractéristique des dirigeants canadiens. Ce serait la raison pour laquelle, par rapport aux Québécois, ils ont plus utilisé le "nous" (les Canadiens) et moins le "vous" (qui m’écoutez)…

67Enfin une dernière surprise provient de l’importance du "vocabulaire commun" (les vocables dont la densité ne diffère pas significativement d’un corpus à l’autre). Des études comparables sur d’autres corpus permettront de savoir s’il s’agit d’une particularité du Canada et du Québec ou bien si cette proximité se retrouve dans des discours contemporains émis dans des conditions d’énonciation et sur des thèmes assez proches.

68La méthode présentée dans cet article permet donc de comparer des corpus de longueurs sensiblement égales, ce que ne peut faire la technique classique des "spécificités" du vocabulaire. Le calcul est également adapté pour tenir compte des catégories grammaticales et des fréquences des vocables. Cet outil a permis d’extraire une information synthétique de plus d’un millier de textes contenant 2,6 millions de mots, ce qu’une analyse "manuelle" est évidemment incapable de faire.

69Enfin, nous espérons avoir montré combien les vastes corpus de textes corrigés, standardisés et étiquetés sont des outils indispensables pour l’analyse du discours politique et, au-delà, pour l’étude de la langue.

Remerciements

Cyril Labbé et Dominique Labbé ont écrit les programmes informatiques et contribué, avec Denis Monière, à l’élaboration, de la grande bibliothèque dans laquelle se trouvent les quatre corpus utilisés pour cette étude. Ces corpus sont en ligne sur le site du Centre de Linguistique de Corpus de l’Université de Neuchâtel.
Deux rapporteurs anonymes ont relu une première version de ce texte et ont fait des remarques qui ont permis de l’améliorer sensiblement.
Toutes nos recherches ont été réalisées sans aide publique.

Annexe 1

Comparaison de la densité des catégories grammaticales dans les discours de circonstance des Premiers ministres canadiens et québécois

A QuébecB Canada‰
CatégoriesProportion ‰IndiceProportionIndice
Verbes135,91,0000132,20,0000
 Futurs6,30,00007,01,0000
 Conditionnels2,20,99472,10,0053
 Présent68,31,000062,50,0000
 Imparfaits4,81,00003,70,0000
 Passés simples0,31,00000,20,0000
 Participes passés20,50,998320,20,0017
 Participes présents2,40,00002,81,0000
 Infinitifs31,10,000033,61,0000
Noms propres31,50,000032,61,0000
Noms communs198,50,0000203,31,0000
Adjectifs62,70,000071,31,0000
 Adj, participe passé5,90,00007,41,0000
Pronoms97,61,000079,90,0000
Pronoms personnels52,51,000044,70,0000
Déterminants201,70,0001202,90,9999
 Articles139,50,0000145,91,0000
Nombres28,71,000020,70,0000
 Possessifs16,60,000020,71,0000
 Démonstratifs8,60,99998,20,0001
 Indéfinis8,31,00007,50,0000
Adverbes54,31,000049,50,0000
Prépositions168,90,0000175,61,0000
Coordinations30,30,000036,41,0000
Subordinations17,71,000015,80,0000
Lecture : dans le corpus Québec, on rencontre en moyenne 135,9 verbes pour mille mots contre 132,2 dans le corpus Canada. Bien que faible, la différence est significative au seuil de 1 % (troisième décimale de l’indice). En colonnes 3 et 5, un indice de 1 (ou de 0) signifie que la moyenne observée dans le corpus A est significativement différente de celle du corpus B (indice 0) avec un risque d’erreur inférieur à 1/10 000.
Annexe 2

Comparaison de la densité des catégories grammaticales dans les discours du trône (Canada) et inauguraux (Québec)

QuébecCanada
CatégoriesProportion ‰IndiceProportion ‰Indice
Verbes128,31,0000122,40,0000
 Futurs14,80,000017,11,0000
 Conditionnels1,51,00001,10,0000
 Présent49,81,000039,60,0000
 Imparfaits2,31,00001,10,0000
 Passés simples0,20,00020,30,9998
 Participes passés19,10,000021,11,0000
 Participes présents3,90,00005,81,0000
 Infinitifs36,50,994836,40,0052
Noms propres13,50,000019,11,0000
Noms communs219,30,0000231,21,0000
Adjectifs76,20,000079,71,0000
 Adj. participe passé7,80,000010,21,0000
Pronoms75,81,000052,40,0000
Pronoms personnels39,71,000029,60,0000
Déterminants206,90,0000216,91,0000
 Articles149,80,0000170,11,0000
Nombres16,81,000010,70,0000
 Possessifs19,90,003220,40,9968
 Démonstratifs10,51,00007,20,0000
 Indéfinis9,81,00008,50,0000
Adverbes47,21,000032,10,0000
Prépositions185,70,0000200,51,0000
Coordinations32,50,000133,90,9999
Subordinations14,01,0011,20,0000

Bibliographie

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  • Tremblay M., Pelletier R. (2017). Le parlementarisme canadien. Québec, Presses de l’Université Laval.

Mots-clés éditeurs : discours politique, statistique lexicale, linguistique de corpus, Québec, Canada, lexicométrie

Mise en ligne 11/10/2019

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