Notes
-
[1]
Il existe une étude très documentée sur le personnage, mais dans laquelle jamais ce lien de parenté n’est évoqué : Henry Poulet, La Vie de F.-R.-A. Mallarmé, 1755-1831, Nancy, Édition du « Pays lorrain » et du « Pays messin », 1911, p. 129-152, 212-228, 284-305.
-
[2]
Jean Roudaut, « Sartre et la tentation mallarméenne », Le Magazine littéraire, n° 368, 1998, p. 54-56.
-
[3]
Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, MVL 1938 (s.l.n.d.). Ce texte est cité in Adolphe Robert, Edgar Bourloton, Gaston Cougny (dir.), Dictionnaire des parlementaires français : depuis le 1er mai 1789 jusqu’au 1er mai 1889, Paris, Bourloton, 1889-1891, qui aura pu servir de source.
-
[4]
Edouard Dujardin, Mallarmé parmi les siens, Paris, Édition Messein, 1936, p. 68.
-
[5]
Documents Stéphane Mallarmé, V, Paris, Nizet, 1976, présenté par Carl Paul Barbier, p. 13, avec un impressionnant dépliant où figure un Tableau généalogique de la famille composé de 350 noms, soit une reconstitution qui excède de loin la représentation que Mallarmé pouvait avoir de sa parentèle. Le cas qui nous retient doit être distingué de la situation produite par les immédiats lendemains de la décennie révolutionnaire et de leurs conséquences infamantes pour les « fils de Conventionnels » étudiés par Sergio Luzzatto, Mémoire de la Terreur, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1991, p. 141-177. Il faut du temps à la fabrique de l’ancêtre ; nous renvoyons à notre étude sur le sujet : Louis Hincker, « L’ancêtre révolutionnaire : Michel Leiris/Claude Simon », Littératures, n° 82, 2020, p. 191-205. Inversement, les effets durables et différés de la stigmatisation des Conventionnels, toujours très vifs quand Mallarmé est encore un jeune homme, peuvent se lire dans le pamphlet de Charles Marchal, Les Régicides, Paris, s.éd., 1865 : le personnage en question, croqué en trois lignes, y est qualifié de « proconsul féroce », p. 46.
-
[6]
Antoine Compagnon, « La place des Fêtes. Mallarmé et la IIIe République des Lettres », in Bertrand Marchal, Jean-Luc Steinmetz (dir.), Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, Paris, Éditions Hermann, 1999 p. 39-86.
-
[7]
Cette lettre datée du 10 novembre 1885 a été révélée pour la première fois par Henri Mondor, L’Amitié de Verlaine et Mallarmé, Paris, Gallimard, janvier 1940.
-
[8]
Pascal Durand, « Auto/biographie. Le dispositif Verlaine/Mallarmé », Littératures, n° 44, 2001, p. 97-119.
-
[9]
Jean-Luc Steinmetz, Stéphane Mallarmé. L’absolu au jour le jour, Paris, Fayard, 1998, p. 19.
-
[10]
Patrick Thériault, Le (Dé)montage de la Fiction : la révélation moderne de Mallarmé, Paris, Honoré Champion, 2010.
-
[11]
D’un siècle à l’autre, l’exégèse mallarméenne n’a cessé d’interpréter en ce sens « la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots » (« Crise de vers », 1897). Pour ne donner que deux exemples : l’un du côté d’un ami contemporain fidèle : Camille Mauclair, « L’esthétique de Stéphane Mallarmé », id., L’Art en silence, Paris, Ollendorff, 1901, p. 72-116 ; l’autre du côté des avant-gardes du xxe siècle : Maurice Blanchot, « Le silence de Mallarmé », in Faux Pas, Paris, Gallimard, 1943, p. 117-123.
-
[12]
« Reçu lettre énorme et charmante de Mallarmé, avec tout plein de détails pour Hommes du jour », lettre de Verlaine à Léon Vanier, fin novembre 1885, cité par Pascal Durand, « Auto/biographie », art. cit., p. 100.
-
[13]
Camille Mauclair, Mallarmé chez lui, Paris, Grasset, 1935, p. 130-131.
-
[14]
Thierry Roger, « Le dernier clerc. Camille Mauclair témoin de “Mallarmé chez lui” (1935) », Revue d’histoire littéraire de la France, 2004/2, p. 434-447 ; Pascal Durand, « Poétique et politique des Souvenirs littéraires. Mallarmé après Mallarmé », in Vincent Laisney (dir.), Les Souvenirs littéraires, Liège, Presses universitaires de Liège, 2017, p. 309-331.
-
[15]
Bertrand Marchal, Stéphane Mallarmé, Paris, Sorbonne Université Presses, coll. « Mémoire de la Critique », 1998.
-
[16]
Emmanuel des Essarts, « Souvenirs littéraires », La Revue de France, 15 juillet 1899, reproduit in Dominique Delpirou (dir.), La Mort de Mallarmé, Paris, Sorbonne Université Presses, 2016, p. 659-665. Des Essarts, poète et professeur d’université a composé en 1879 son propre recueil de Poèmes de la Révolution, 1789-1796.
-
[17]
Souligné par Jean-Luc Steinmetz, Stéphane Mallarmé. L’absolu au jour le jour, op. cit., p. 28, p. 487, note 60.
-
[18]
Ibid., p. 18-19.
-
[19]
Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, 2003, p. 1736 ; Jean-Bernard s’est, pour sa part, montré à partir de 1884 prolixe historien des Lundis révolutionnaires : histoire anecdotique de la Révolution française, Paris, George Maurice Libraire-éditeur.
-
[20]
Jean-Paul Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, Paris, Gallimard, 1986, p. 121-122.
-
[21]
Camille Mauclair, Le Soleil des morts, Paris, Ollendorff, 1898, p. 160
-
[22]
Dans son ouvrage : Pascal Durand, Mallarmé. Du sens des formes au sens des formalités, Paris, Le Seuil, 2008, p. 139, l’auteur pense que le « Comment mort ? » se rapporte à la crise métaphysique de Mallarmé des années 1860. Il est peu probable que Verlaine soit à ce point renseigné. Si on suit René Ghil, Les Dates et les œuvres : symbolisme et poésie scientifique, chap. « Quatre visites à Verlaine », p. 43-53 (1922), les retrouvailles des deux anciens confrères du Parnasse datent du début de l’année 1886. La crise que Mallarmé évoquait dans ses lettres de jeunesse pour des confidents privilégiés ne sera connue que tardivement au xxe siècle par les travaux d’Henri Mondor, à partir de documents inédits et par la publication du premier volume de la Correspondance en 1959.
-
[23]
Paul Verlaine, Les Hommes d’aujourd’hui (1885-1893). Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, 1972, p. 757-879. Le fascicule sur Mallarmé ne paraît qu’en 1887.
-
[24]
Mallarmé, de son côté, s’installe à Paris définitivement fin novembre 1871.
-
[25]
Paul Verlaine, Œuvres en prose complètes, op. cit., p. 280, 288, 326, 543, 829 ; p. 458-459.
-
[26]
Henri Mondor, L’Amitié de Verlaine et Mallarmé, Paris, Gallimard, 1940, p. 88.
-
[27]
Ibid., p. 87.
-
[28]
Pascal Durand, « Auto/biographie », art. cit.
-
[29]
Paul Verlaine, « Stéphane Mallarmé », Les Poètes maudits (1884). Œuvres en prose complètes, op. cit., p. 657-666.
-
[30]
La lettre de Mallarmé, qui fait donc office de réponse, a été publiée elle pour la première fois en 1898 par le poète et critique Fagus dans sa Revue des beaux-arts et des lettres du 1er octobre 1898. Il l’a recopiée chez l’éditeur Vannier, pour un article consacré à Mallarmé qui vient de mourir, mais sans lui attribuer un titre.
-
[31]
Pascal Durand, Mallarmé, op. cit., p. 197, 215 ; selon l’auteur, construire son propos en déconstruisant, sans les détruire, les prescriptions auxquelles il répond, est une sorte de règle personnelle de fonctionnement de Mallarmé. Vincent Kaufmann, L’Équivoque épistolaire, Paris, Minuit, 1990, p. 85-86 ; selon l’auteur, pour Mallarmé l’échange épistolaire est formel, il manque de présence, et renvoie du côté des absents, il donne une forme au désinvestissement, à l’impersonnel.
-
[32]
Sylvie Triaire, Marie Blaise, Marie-Ève Thérenty (dir.), L’Interview d’écrivain. Figures bibliques d’autorité, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2004.
-
[33]
Cet intitulé postiche a transformé cette lettre en un « texte », inséré dans les Œuvres complètes qui paraissent pour la première fois en 1945 chez Gallimard dans la Bibliothèque de la Pléiade.
-
[34]
Ludwig Lehnen, « Mallarmé et ses disciples : une “coupure épistémologique” ? L’exemple de Charles Morice », Romantisme, vol. 33, n° 119, 2003, p. 85-94.
-
[35]
Rémy Ponton, « Le champ littéraire en France de 1865 à 1905 », Thèse de sociologie, soutenue sous la direction de Pierre Bourdieu, Université Paris Descartes, en 1977, dactyl. EHESS, 2e partie, chap. 2 : « Symbolistes et décadents. Habitus de classe et innovation poétique », p. 209-251.
-
[36]
Ibid.
-
[37]
L’étude la plus documentée est celle de Léon Le Febve de Vivy, Les Verlaine, Bruxelles, Miette, 1928.
-
[38]
Se reporter à la virulence des on-dit répétés à l’époque et collectés in Bertrand Marchal, Jean-Luc Steinmetz (dir.), Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, op. cit.
-
[39]
Documents Stéphane Mallarmé, V, op. cit.
-
[40]
Antoine Compagnon, « La place des Fêtes », art. cit.
-
[41]
Lettre à Paul Verlaine, 16 novembre 1885, in Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 787.
-
[42]
Jean-Luc Steinmetz, « Plutôt la vie », in Bertrand Marchal, Jean-Luc Steinmetz (dir.), Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, op. cit., p. 23-37.
-
[43]
Propos rapporté par le romancier et poète irlandais George Moore, Avowals, Londres, Cumann Sean-eolias na h-Éireann, 1919, p. 275.
-
[44]
Bertrand Marchal, « Notice » pour le poème de Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, in Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 1316.
-
[45]
Daniel Oster, « Ce que je pourrais dire de Stéphane Mallarmé », in Bertrand Marchal, Jean-Luc Steinmetz (dir.), Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, op. cit., p. 5-22.
-
[46]
Camille Mauclair, « L’esthétique de Stéphane Mallarmé », art. cit., p. 88-91.
-
[47]
Jean-Paul Sartre, Mallarmé, op. cit., p. 30, 43.
-
[48]
Barbara Johnson, Défigurations du langage poétique, 4e partie : « Crise de la prose », Paris, Flammarion, 1979, p. 161-211.
-
[49]
Vincent Kaufmann, La Faute à Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire, Paris, Le Seuil, 2011, p. 80.
-
[50]
Lettre à Eugène Lefébure, 27 mai 1867, in Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 720.
-
[51]
Bibliothèque nationale de France, n.a.fr. 14977, IV, f° 166, mars 1898.
-
[52]
Camille Mauclair, « L’esthétique de Stéphane Mallarmé », art. cit., p. 85-86.
-
[53]
Patrick Besnier, Henri de Régnier. De Mallarmé à l’Art Déco, Paris, Fayard, 2015.
-
[54]
André Fontainas, De Stéphane Mallarmé à Paul Valéry, Paris, E. Bernard, 1928, sp., 5 mai 1918.
-
[55]
Edwige Phitoussi, « Edgar Degas selon Paul Valéry : portrait de l’artiste en ombres chinoises » Image [&] Narrative, n° 20, 2007 [http://www.imageandnarrative.be/inarchive/affiche_findesiecle/phitoussi.htm] (consulté en mars 2021).
-
[56]
Daniel Pick, Faces of Degeneration. A European Disorder, c.1848-c.1918, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
-
[57]
Stéphane Mallarmé, « Pour un tombeau d’Anatole », in id., Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 531
-
[58]
Jean-Paul Sartre, Mallarmé, op. cit., p. 102.
-
[59]
Ibid., p. 53.
-
[60]
Ibid., p. 143.
-
[61]
Kan Miyabayashi, « Plume-a-je : une lecture d’Igitur », in Bertrand Marchal, Jean-Luc Steinmetz (dir.), Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, op. cit., p. 255-267.
-
[62]
Quentin Meillassoux, Le Nombre et la sirène. Un décryptage du « Coup de dés » de Mallarmé, Paris, Fayard, 2011, p. 33.
-
[63]
Gardner Davies, Vers une explication rationnelle du Coup de dés, essai d’exégèse mallarméenne, Paris, José Corti, 1953, p. 38-49.
-
[64]
Bertrand Marchal, La Religion de Mallarmé, Paris, Droz, 2018 (éd. revue et corrigée) [1re éd. 1988], p. 112-120.
-
[65]
Gardner Davies, Vers une explication rationnelle du Coup de dés, op. cit., p. 80-81, 88.
-
[66]
Quentin Meillassoux, Le Nombre et la sirène, op. cit., p. 38
-
[67]
Ibid., p. 108-109.
-
[68]
Daniel Moutote, Maîtres livres de notre temps. Postérité du « Livre » de Mallarmé, Paris, José Corti, 1988, p. 9-10.
-
[69]
Vincent Kaufmann, La Faute à Mallarmé, op. cit., p. 94.
-
[70]
Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, Paris, Fayard, 2005.
-
[71]
Quentin Meillassoux, Le Nombre et la sirène, op. cit., p. 205.
-
[72]
Jean-Paul Sartre, Mallarmé, op. cit., p. 143.
-
[73]
Ibid., p. 144.
-
[74]
Ibid., p. 16.
-
[75]
Camille Mauclair, « L’esthétique de Stéphane Mallarmé », art. cit., p. 106.
-
[76]
Jean-Paul Sartre, Mallarmé, op. cit., p. 37.
-
[77]
Bertrand Marchal, La Religion de Mallarmé, op cit., p. 513, 522-524.
-
[78]
Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 701.
-
[79]
Bertrand Marchal, Stéphane Mallarmé, op. cit.
-
[80]
« Souvenirs littéraires », in Dominique Delpirou, La Mort de Mallarmé, op. cit., p. 659-665.
-
[81]
Voir Jean-François Hamel, Camarade Mallarmé, Paris, Éditions de Minuit, 2014, qui analyse les interprétations d’un Mallarmé révolutionnaire depuis la Libération par les différentes avant-gardes intellectuelles qui se sont succédé jusqu’à l’orée du xxie siècle.
-
[82]
Et en tout premier lieu : Bertrand Marchal, La Religion de Mallarmé, op. cit., à qui notre propos doit beaucoup.
-
[83]
Bertrand Marchal, La Religion de Mallarmé, op. cit., p. 470-484, 644.
-
[84]
Antoine Compagnon, « La place des Fêtes », art. cit., p. 85-86.
-
[85]
Stéphane Mallarmé, « Villiers de l’Isle-Adam », Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 113.
Hésite […] ancestralement à n’ouvrir pas la main.
1Stéphane Mallarmé avait dans son ascendance, côté paternel, un arrière-grand-oncle – frère de l’arrière-grand-père en ligne directe – membre de la Convention, ayant voté la mort du roi. Cela se disait, cela se savait ; pourtant, lui-même semble avoir évité de préciser quoi que ce soit en la matière. Mais d’autres en ont parlé, comme s’ils s’étaient proclamés d’eux-mêmes les historiens de cet héritage, à la place de l’intéressé [1].
2Il faut alors tâcher de faire la part entre les témoins – à expliquer pour l’historien –, les analyses venues des études littéraires spécialisées – qui elles-mêmes tentent de mener conjointement : une histoire attachée aux spécificités d’époque d’un côté, et la révélation de la signification intrinsèque du texte de l’autre – et enfin les captations politico-intellectuelles rétrospectives qui entendent en partie régler des comptes, comme sous la plume plus particulièrement de Sartre, comme on le verra, lui-même habité par la relation entre Littérature et Révolution – avec majuscules – issue du xixe siècle [2].
3Par ailleurs, d’archives il n’y en a pas, ou presque. Dans les papiers personnels et familiaux du poète qui ont été donnés à la Bibliothèque Jacques Doucet au début des années 1970, on relève recopiée sur une petite feuille découpée de 10 cm × 10 cm cette déclaration attribuée à François René Auguste Mallarmé, député de la Meurthe, lors du procès de Louis XVI :
Louis a été cent fois parjure ; le glaive de la justice s’est promené trop longtemps sur sa tête sans le frapper. Il est temps que les représentants de la nation française apprennent aux autres nations que nous ne mettons aucune différence entre un roi et un citoyen. Je vote pour la mort [3].
5Cette note n’est pas datée, mais ce n’est pas un document du xviiie siècle. Aucune annotation n’y est ajoutée ; l’identité du déclamateur n’est pas précisée. On sait grâce au témoignage d’Édouard Dujardin, ami et plus tard cofondateur de l’Académie Mallarmé en 1937, que le poète prenait régulièrement des notes sur des petits morceaux de papiers coupés d’avance et uniformes, qu’il ne laissait lire à personne [4]. Mais il ne s’agit pas de son écriture ; on reconnaît celle de Geneviève, sa fille, décédée en 1919. Celle-ci a donc fait rétrospectivement de ces quelques mots prononcés en l’an II l’unique archive familiale se référant à l’arrière grand-oncle du poète, en l’absence d’autres documents. Dans l’ensemble de la correspondance au sein de la parenté qui soit aujourd’hui disponible, il n’est en effet nulle part question de lui.
6L’exégèse littéraire ne s’est pas privée de donner un avis, élaborant ses propres théories et construisant par ses propres moyens une figure ancestrale imposante.
7Dans le cinquième volume de la série « Documents Mallarmé » paru en 1976, réunissant une ample documentation familiale choisie, on lit en introduction une notice biographique reconstituée résumant la vie de François René Auguste Mallarmé (1755-1831), qui entend souligner le handicap social qu’aurait représenté l’encombrante ascendance : « Voici tout d’abord le résumé d’une carrière qui devait entraver l’avenir de plus d’un Mallarmé. » Lieu commun post-révolutionnaire, ou vérité avérée [5] ?
8Lors du colloque de Cerisy pour le centenaire de la disparition de l’écrivain, Antoine Compagnon [6] a fait parler le poète, et a présupposé un sujet de conversation habituelle : « Il ne cache pas qu’un de ses ancêtres a été Conventionnel, probablement régicide, son arrière-grand-oncle François René Mallarmé : “Le conventionnel n’a-t-il pas présidé au cours du procès Louis XVI ?” lui demande en 1885 Verlaine, qui est au courant. » La chose semblerait donc entendue au moment où Verlaine, collaborant à la série Les Hommes d’aujourd’hui [7], cherche à renouer avec son ancien confrère du Parnasse contemporain des années 1860-1870 ? Dans une étude très serrée des lettres échangées entre Verlaine et Mallarmé pour l’occasion, Pascal Durand a inversement omis de commenter la question posée par Verlaine sur l’ancêtre Conventionnel, redoublant par là même l’absence de réponse de Mallarmé [8]. Tout compte fait, il vaut mieux se résoudre au constat de Jean-Luc Steinmetz, bien plus proche de ce que l’on peut lire effectivement : « Il est remarquable que Mallarmé (soit ignorance de sa part – ce qui paraît improbable –, soit de propos délibéré) ait laissé sans réponse cette question concernant son arrière-grand-oncle [9]. »
9Constatons ce fait : pendant que le poète se tait, son silence n’est pas identifié par tout le monde ; et inversement : s’il y a interprétation, chacun livre sa version concernant cette relation généalogique supposée. Il y a là plusieurs strates de discours, plusieurs intervenants, à des moments différents, du vivant de Mallarmé comme après, par le relais desquels s’interprète la chose. Or, dans sa fameuse réponse à Verlaine en date du 16 novembre 1885, dite aujourd’hui de manière apocryphe « Autobiographie », Mallarmé n’a rien confirmé. Ce contraste entre la prosopopée des uns et le mutisme de l’écrivain est intrigant, car ce n’est pas la même chose d’étudier cette relation généalogique en la constatant, en la posant comme un fait avéré (quitte à se cantonner au genre de la notice biographique), ou bien de partir de ce silence pour essayer de comprendre si cette non-réponse en est bien une, et si Mallarmé n’a pas, à sa manière, répondu autrement que ce qui était attendu. Car enfin, dans la poétique de Mallarmé, jamais le silence ni l’ancestralité n’auront été neutres, bien au contraire comme nous aurons à le rappeler grâce aux études spécialisées.
10Paradoxe ici de la mise en source par nous-même d’un texte qui n’existe pas, ou d’une parole non adressée ; sorte de portait cubiste d’un silence dont les différentes facettes réclament d’être saisies : une constellation de propos, où chaque intervenant aiguise sa propre subjectivité sur la question des origines sociales et familiales, leur incidence sur une verve poétique qui durant les dernières décennies du xixe siècle aura justement voulu prendre en défaut toute forme de réglementation, d’institutionnalisation de l’expression de la première personne du singulier. Mallarmé invitait à se dérober, dans un mouvement de ressaisissement paradoxal face à toute injonction d’une quelconque remise de soi. Il invitait à faire entendre autrement la hantise qui traverse les dispositifs d’énonciation organisant la société contemporaine, dans tout ce qui les enracine et les ordonne généalogiquement ; manière pour lui de défier les prédestinations, et pour son compte, plus particulièrement familiales. Le rapport que Mallarmé entretint avec l’ancestralité entrait dans son programme de déconstruction des fictions absolues, tout autant que dans sa reconnaissance de leur nécessité temporelle toute relative – dialectique indépassable de la société moderne par laquelle il se considérait lié à ses contemporains, et au milieu d’eux à l’incessant renouvellement du mécanisme de représentation du passé [10].
Généalogie d’un silence
11Un silence de Mallarmé ne peut que retenir, puisqu’il est le poète des choses tues, abolies, qui poursuit un texte de l’évanouissement. Sa poésie qui tend à la révélation par l’effacement, repousse les limites de l’expression, mais elle a pour fonction par son éloquence propre de raviver singulièrement la parole. Elle prend parti pour le silence afin d’accéder à l’insondable en dépassant les bords du langage, en suspendant la dénotation et la fonction de référence, et faire entendre musique, couleur – le silence qui parle en quelque sorte [11].
12Évidemment, il y a une grande différence entre un silence et le silence. Tout en considérant qu’il se pourrait qu’il y ait un lien : comme il y en a un – même d’opposition – entre les circonstances et la poésie, entre le hasard et les lettres, pour le dire dans un langage mallarméen puisque c’est là son programme.
13Faut-il courir le risque de ne s’en tenir qu’aux traces écrites, puisque des échanges oraux on n’en saura rien ? Sans qu’il soit évident qu’ils aient eu lieu, si l’on essaie de recenser ce qui laisserait soupçonner leur existence. En novembre 1885, Verlaine s’extasiait de la lettre de Mallarmé dans laquelle celui-ci parlait de lui-même et de sa lignée [12] et contredisait sa réputation de retenue en la matière. Confession qui en effet pouvait surprendre, si on suit Camille Mauclair, rendant compte ultérieurement en historien du symbolisme, de la plus grande réserve de son ami et maître concernant son ascendance :
Il se taisait sur ses origines, et il semblait qu’on dût respecter une pudeur, une volonté douce mais ferme de traverser la vie comme n’importe qui, sans histoire. Il m’arriva un jour, fortuitement, d’effleurer devant lui ce sujet délicat. “On ne dira rien, me répondit-il, car rien n’en vaudrait la peine. Je n’existe – et si peu – que sur le papier. Encore est-il blanc préférablement”. Je n’oublierai jamais son regard, un des plus sereinement tristes que j’aie jamais vus. C’était un soir, à Valvins, au moment où je le quittais à l’entrée du pont pour regagner Marlotte d’où venait le soir [13].
15Mais le « Souvenir littéraire » est un genre qui peu paraître précieux, ambivalent, équivoque [14]. Si l’on se fie aussi bien à la recension des critiques parues du vivant de Mallarmé éditée par Bertrand Marchal [15], qu’à la collecte réalisée par Dominique Delpirou des nécrologies publiées durant l’année qui suivit le décès du poète, seul Emmanuel des Essarts, fidèle ami de longue date, a évoqué l’ancêtre révolutionnaire [16]. Inversement, une anecdote fut répétée sans modération et maintes fois relayée par la suite [17], quand pour faire montre d’auto-ironie Mallarmé rapportait qu’il se faisait appeler « le comte de Boulainvilliers » dans le pensionnat huppé à Auteuil où sa tante paternelle, entichée d’aristocratie, désireuse que son neveu profite de ses nobles condisciples, l’avait placé. Il dissimulait à ses camarades son nom plébéien, feignant de ne pas l’entendre quand cette tante le faisait demander, allant jusqu’à nier qu’il fût le sien. L’historiette devenue quasi-rengaine, et renvoyant à cette auto-dénomination fictive, contraste avec la discrétion concernant l’ancêtre régicide ; l’une et l’autre révèlent la confrontation entre deux ascendances symétriquement opposées reçues en héritage, car le grand-père paternel de Stéphane s’était marié en 1800 avec une épouse d’un noble émigré, et déjà mère de trois filles [18]. Le poète avait donc pris l’habitude d’en sourire en public, indiquant aussi quelle était la sensibilité politique dans laquelle s’était faite son éducation. Dans l’édition du Figaro du 9 août 1898, le publiciste Jean-Bernard s’amusa du contraste entre l’ascendance du conventionnel et le refrain sur l’aristocratisme de façade du jeune collégien d’Auteuil, avant de donner à lire la réponse de Mallarmé pour une enquête sur « L’idéal à 20 ans [19] ». Les deux renseignements pouvaient donc être à ce moment-là, de notoriété publique, mais malgré tout, il faut le noter, toujours relayés très inégalement par l’intéressé.
16Ascendance choisie, crainte d’être démasqué, refus d’entendre son nom, c’est comme si un dispositif équivoque d’énonciation de soi s’était très tôt mis en place dès l’enfance de Mallarmé. C’est Sartre qui, au xxe siècle, à l’affût de précédents avec qui il se compare, verra en lui un poète se vouant à l’imaginaire pour sortir de son milieu, et de sa situation. À ses yeux, les poètes de cette époque étaient des fils, déterminés par la connaissance de ce qui avait été avant eux, la famille étant la base sous-jacente de la poétique à l’époque de la famille bourgeoise [20]. Et que dans cette manière de ne pas se dire il puisse y avoir comme un écho des perturbations révolutionnaires, c’est peut-être encore Camille Mauclair qui le signifie le mieux dans son roman dystopique – où le personnage de Calixte Armel est l’avatar de Mallarmé –, quand il écrit : « La sensation de silence inouï est plus effrayante et plus majestueuse que le tocsin des révolutions [21]. »
Ce que Verlaine pensait savoir
17En novembre 1885, les demandes de Verlaine sont précises, elles suggèrent une grille de lecture préétablie : « Le Conventionnel n’a-t-il pas présidé au cours du procès Louis XVI ? Circonstances remarquables ? Comment mort [22] ? » Qu’avait Verlaine en tête ? À tout le moins, ces questions renvoient à cette fascination déjà mentionnée pour les conséquences généalogiques de la Révolution française. Les 27 notices d’écrivains rédigées par Verlaine de 1885 à 1893 pour la série Les Hommes d’aujourd’hui indiquent régulièrement des éléments sur les origines familiales et les opinions politiques [23]. Doit-on tenir compte du fait que Verlaine fut un ancien employé à l’Hôtel de Ville de Paris du temps de la Commune [24], affichant à l’époque son hébertisme et sa haine des Jacobins de la Ire République, et qu’enfin fils de militaire il avait entendu parler politique chez lui quand il était enfant, suffisamment pour qu’il le signale rétrospectivement [25] ? Quand Henri Mondor révéla en 1940 le message de Verlaine en date du 10 novembre 1885 [26], il publia aussi la missive de Charles Morice qui en octobre 1885 l’avait précédée : « Verlaine me charge de vous demander […]. 2 : de quel pays êtes-vous originaire. 3 : Si vous n’avez pas un ancêtre dans la Convention [27]. » Le ton est nettement moins affirmatif ; il s’agirait d’une hypothèse, d’un soupçon, d’une présomption, première entrée en matière, Morice étant envoyé en éclaireur.
18Pascal Durand a remis en contexte les intentions du Verlaine journaliste à l’égard de Mallarmé et tout le protocole d’écriture qui commande alors l’échange épistolaire entre les deux hommes [28]. L’année précédente Les Poètes maudits ont déjà dit le compagnonnage poétique hors du Parnasse [29]. Mallarmé rédige sans doute sa réponse en anticipant la récriture de ses propos par Verlaine, qui seule sera connue du public – et ce jusqu’à sa mort en 1898 [30]. La lettre de Mallarmé a sa part d’ironie et d’équivoque, à destination d’une chronique au code bien défini. Jusqu’à quel point Mallarmé accepte-t-il de jouer le jeu de sa propre légitimation ? Le double jeu est notoire sous sa plume d’épistolier, notamment dans ses réponses à des enquêtes journalistiques [31] – un genre en plein développement auquel les écrivains tentent alors de s’adapter [32].
19La lettre de Mallarmé semble transparente, étonnamment claire ; c’est un commentaire cursif, rétrospectif et prospectif sur lui-même, sur son œuvre, sur celle à venir ; d’où le sens que son éditeur posthume a voulu lui donner en la titrant « Autobiographie [33] ». Mais le portrait de Mallarmé paru dans les Hommes d’aujourd’hui appartient bien à l’idiome journalistique, et répond à un système d’attente des lecteurs dont Verlaine entend, lui, profiter ; Verlaine éclipse le côté expérimental de l’écriture de son confrère, – pourtant explicité dans sa réponse – au profit d’une conception plus ordinaire de la poésie, chose dans laquelle précisément Mallarmé ne peut se reconnaître – encore plus depuis la récente disparition d’Hugo, au fondement de la « crise de vers » comme il l’écrit en 1897. À partir de 1885, deux jeunesses – une génération de poètes nés aux environs de 1860 – se regroupent autour de ces deux hérétiques du Parnasse, elles utilisent Verlaine et Mallarmé comme chefs, face à la domination des Parnassiens dans le champ littéraire. Charles Morice, l’émissaire, est un de ceux qui font la jonction [34]. Il n’est pas inutile, pour décrypter le silence qui nous retient, de souligner que pour les Décadents autour de Verlaine la poésie sert à montrer, c’est un art de la perception. Mais pour Mallarmé et les Symbolistes, il s’agit non pas de dire la chose, mais l’effet qu’elle produit, c’est un art de l’allusion [35].
20Dans sa thèse inédite, Rémy Ponton a comparé les itinéraires sociaux et esthétiques des deux renégats du Parnasse, l’un ayant choisi la spontanéité et la sincérité contre l’impersonnalité, et l’autre ayant opté pour l’hermétisme face à l’expression précise et claire [36]. Dans la décennie 1870, Verlaine apparaît aux yeux des Parnassiens comme un dangereux délinquant, qui glisse du côté de la misère et de la bohème ; une déchéance qui correspond à la trajectoire sociale descendante de sa famille. Son grand-père a été procureur auprès de la cour hautaine de l’Abbaye de Saint-Hubert du temps des Pays-Bas autrichiens et ce jusqu’au placement sous séquestre par la République française en 1795. Cet aïeul semble s’être rallié ensuite par ambition comme par conviction à la Révolution qui l’a fait devenir notaire. Tôt orphelin et démuni, son fils a suivi une carrière militaire modeste avant de connaître une vie laborieuse de petit-bourgeois [37]. Paul fut destiné au métier d’employé, c’est ainsi qu’il se retrouva à l’Hôtel-de-Ville de Paris. Pour Verlaine, le déclassement a pu être propice à l’innovation poétique, pour compenser comme pour protester.
21Mallarmé est quant à lui raillé autant pour son esthétisme que pour son statut social ; sa syntaxe est suspecte, assimilée à une forme de décadence mentale car elle ferait du langage un rempart infranchissable pour le lecteur [38]. Mallarmé est professeur, petit-fils et fils de fonctionnaire dans l’Enregistrement et les Domaines depuis la Révolution [39]. Le parallélisme est remarquable : les Verlaine comme les Mallarmé ont commencé leurs carrières respectives dans les nouveaux et temporaires départements français du Nord, et entre le notariat et l’Enregistrement qui s’occupe des impôts sur la transmission des biens, il y a clairement un lien. La révolte en poésie de Mallarmé a pu être, pour lui aussi, une réponse à la médiocrité de sa carrière, choisie finalement par nécessité dans l’enseignement public [40].
L’écho du silence
22Se pourrait-il que Mallarmé ait, plus qu’on ne peut le penser au premier abord, répondu quand même à Verlaine sur les points apparemment restés en suspens ?
Oui, né à Paris, le 18 mars 1842, dans la rue appelée aujourd’hui passage Laferrière. Mes familles paternelle et maternelle présentaient, depuis la Révolution, une suite ininterrompue de fonctionnaires dans l’Administration de l’Enregistrement ; et bien qu’ils y eussent occupé presque toujours de hauts emplois, j’ai esquivé cette carrière à laquelle on me destina dès les langes [41].
24On a souvent fait valoir sa manière d’en appeler dans cette lettre à des précédents littéraires dans sa lignée, par opposition au déterminisme professionnel familial produit de la Révolution dont il a voulu se détacher : un syndic des libraires sous Louis XVI, un rimeur publiant dans L’Almanach des Muses et Les Étrennes aux Dames, un arrière-petit cousin auteur d’un volume romantique. Il y avait là de quoi suggérer une prédestination, une vie se dirigeant vers la littérature, confirmée par quelques ancêtres plus ou moins lointains rappelant de préférence l’Ancien Régime et sélectionnés [42]. Notons ce « oui », en ouverture, qui en soi peut se lire comme ne contredisant rien des suppositions de Verlaine. L’adverbe valant proposition affirmative gagne peut-être encore en profondeur, si on le compare à un propos, ailleurs rapporté, de Mallarmé confiant désirer écrire un drame où le héros – descendant d’une famille et vivant dans un château – hésite à agir, poussé par les vents qui l’incitent à le faire pourtant en faisant entendre « oui » dans le bruit de la bourrasque [43]. L’exhortation des ancêtres en filigrane du gémissement des vents, c’est le thème d’Igitur comme celui du Coup de dés – le premier publié à titre posthume, le second ultime texte rendu public dans une édition ne correspondant pas au vœu originel du poète –, mais peut-être là aussi dans la lettre à Verlaine.
25La relation entre Mallarmé et l’écriture du « sujet » a été maintes fois débattue : qu’est-ce qui se dit dans ses textes quand il dit « je », quand il réfléchit sur la disparition puis la réapparition de l’énonciateur, l’interface entre ce qui s’obscurcit, se cache et ce qui affecte la pause, se montre ? C’est la ligne de crête sur laquelle l’histoire littéraire tente de se tenir, à la jonction du domaine du sensible et de celui des idées, pour éviter autant la « réduction formaliste » que la « réduction philosophique » selon l’avertissement de Bertrand Marchal [44].
26Poésie du retrait, en fait très investie par celui qui écrit et qui ne se laisse pas oublier [45]. C’est en représentant le monde par soustraction, le narrateur en crise devenu absent, que la poésie devient « musicienne du silence » (« Sainte », 1883). Peu de temps après la disparition de Mallarmé, Camille Mauclair rapportait que le poète lui avait confié se montrer incapable d’écrire en se contentant d’une forme française habituelle, se sentant sans cesse poussé à étudier la langue. La « Crise de vers » avait remis en cause la narration, l’éloquence, l’enseignement ; l’allusion, l’allégorie, la fiction avait été le moyen de prendre ses distances, le monde étant constitué en une écriture symbolique à déchiffrer. Le poète se distinguait de l’écrivain, ne pouvant exprimer des notions sociales ou des réalités de son époque ; l’œuvre d’art se voyait dotée d’une langue distincte du parler ordinaire [46]. Ultérieurement, Sartre pensa que « L’Action restreinte » (1895) mallarméenne fut une grève du silence choisi par toute la poésie de 1860 à 1900, expression d’un quiétisme du ressentiment de la part de poètes, petits fonctionnaires du temps où la poésie ne paie plus [47]. Barbara Johnson a fait remarquer que Mallarmé connut deux phases d’écritures entrecoupées d’une période de 20 ans : de 1862 à 1867 d’abord, et interrompue par la mort de Baudelaire, puis à de 1885 à 1898 dans l’ère nouvelle suivant le décès de Victor Hugo. Entre ces deux morts, celle de deux pères en poésie, ce fut effectivement pour lui un véritable « interrègne » quasi silencieux, mais débouchant sur une dynamique du retour, de la revenance en faveur du vers et de son universalité, toute prose étant regardée comme faite de vers rompus dans la langue [48].
27Selon Vincent Kaufmann, quand Mallarmé cède la place à l’initiative des mots, il cède aussi la place à l’inconscient qui se manifeste dans le glissement d’un mot à l’autre, d’un signifiant à l’autre. La mort de l’auteur et l’inconscient marcheraient de concert, la littérature devenant le lieu où le sujet se retourne sur les fondements de sa propre subjectivité, expérimente sa non-existence et se confronte à son propre procès : c’est toujours Igitur et le Coup de dés [49]. Mais si, effectivement, la sensation est toujours première, et qu’« il faut penser de tout son corps [50] », certains propos rapportés mettent alors en correspondance des détails biographiques plus qu’il ne semble, comme c’est par exemple le cas en mars 1898 dans les Carnets inédits d’Henri de Régnier [51] où Mallarmé se met à évoquer trois souvenirs d’enfance. Le fait que Mallarmé soit décédé quelques mois plus tard, donne aussi à ce type de confidences une tonalité testamentaire. Il y a d’abord l’indifférence qu’il a ressentie à la mort de sa mère en 1847 – il a cinq ans –, et embarrassé de son manque de douleur, il fit mine en public de s’affliger ostensiblement en se roulant par terre. En 1848, des émeutiers ont arraché des piques aux grilles des jardins de son quartier, il entendit chanter La Marseillaise et y répondit en répétant « abreuve-nos-sillons » pensant que cela formait un seul mot. Il eut enfin l’occasion de rencontrer Béranger chez une parente, se mettant à écrire ses premiers vers sous cette influence et dans ceux-ci écrivant « ennemi » en voulant dire « et demi ». À ces trois occasions, l’enfant semble être entré en vibration par simple résonance, telle une corde sympathique d’un instrument de musique : la mort d’un ascendant, la révolution, la langue entre le babil et l’apprentissage de l’écriture poétique. Ceci ne peut pas ne pas signifier, si on considère que le symbolisme mallarméen sert à montrer que l’apparence du monde est faite de signes transitoires devant être rapportés à une loi cachée [52]. Seule une déchirure la laisserait entrevoir. Et si Régnier enregistre le propos, c’est qu’on peut penser qu’il a aussi son propre imaginaire familial, concernant notamment la Révolution, descendant qu’il est pour sa part d’émigrés désargentés [53].
Symboliser l’ancêtre après la Révolution
28Dans un chapitre de Degas, danse, dessin (1938) intitulé « Degas et la Révolution », Paul Valéry a opposé la personnalité du peintre à celle de Mallarmé parce qu’il pensait avoir découvert que l’ancêtre Conventionnel de celui-ci, avait été responsable de l’arrestation du grand-père de l’artiste. L’affaire remontait à 1792, et il en déduisait une double filiation belliqueuse transmise aux deux descendants qui n’étaient jamais parvenus à se lier d’amitié. Mais si Degas passait pour parler aisément de la mésaventure de son grand-père à Verdun durant la Révolution, c’est par une formule qui confine à la contradiction que Valéry validait le pendant du côté du poète : « Ce Mallarmé, je le savais, était de la famille du poète, ancêtre ou non. » Dans un livre paru dix ans plus tôt, André Fontainas, plus tard membre fondateur de l’Académie Mallarmé, relata que Valéry lui avait expliqué cette histoire dès mai 1918 [54]. Valéry, qui semble bien le seul à avoir spéculé aussi loin, ajoutait donc à qui voulait l’entendre l’hypothèse d’une répétition de l’histoire à celle de l’hérédité révolutionnaire. Comme Verlaine un demi-siècle plus tôt, il agissait à la fois comme filtre et témoin. Degas mort en 1917 et Mallarmé disparu en 1898, apparaissaient appartenir à une époque déjà lointaine, et le livre de Valéry relevait à sa façon des portraits imaginaires [55]. L’épisode dit des « Jeunes vierges de Verdun », mettant en scène le Conventionnel Mallarmé représentant en mission – grand répresseur et déchristianisateur du temps de la Terreur – avait eu de longue date sa traduction poétique et amplificatrice, sur le registre doloriste et hagiographique : Victor Hugo en a fait un poème, dans Odes et Ballades (1826), et Jacques Delille l’avait déjà évoqué dans Malheur et Pitié (1803) – répertoire peut-être connu de Valéry comme de Degas et de Mallarmé.
29La seconde moitié du xxe siècle fut obsédée par la théorie de l’hérédité-dégénérescence issue des hantises post-révolutionnaires [56], et toutes les gloses sur l’ancestralité dont aurait été victime Mallarmé peuvent être lues à cette aune. Lui-même semble avoir été en proie à ce type d’angoisse, à lire par exemple ses notes inédites sur le tombeau de son fils Anatole, précocement décédé à l’âge de huit ans, dans lesquelles Mallarmé s’attribue une déficience héritée et coupable dans son propre sang [57]. Sartre faisait remarquer qu’en tant que progéniture programmée par ses parents fonctionnaires, devant reprendre les carrières du père et du grand-père, le poète avait été par avance condamné à faire renaître les morts, à incarner plusieurs ancêtres à la fois puisque étant tous les mêmes [58]. Inversement, Mallarmé se félicitait dans une lettre de 1862 à son ami Cazalis de ne pas au moins transmettre du sang de marchand à ses enfants [59].
Sujétion ancestrale
30En poésie le silence n’est pas apathique. Il agit en souterrain, inspire par correspondances. Il habite une constellation de textes qu’il fait se mouvoir. C’est finalement dans les manuscrits inédits comme Igitur ou dans une œuvre comme le Coup de dés qu’il devient possible de lire des formes de réponses indirectes, effectivement non adressées en tant que telles. Constatons que l’ancestralité a traversé remarquablement au moins par deux fois, espacées d’une trentaine d’années, les recherches en écriture de Mallarmé. Les études spécialisées donnent aujourd’hui à lire le décryptage de sa signification aussi esthétique qu’anthropologique. Elles en dressent le bilan telle une vaste toile peinte inscrite dans les textes, sans avoir besoin d’en référer à un support originel.
31Les fragments d’Igitur – datables de la grande crise métaphysique du poète à la fin des années 1860 – relatent une visite rituelle et hallucinée dans le caveau des ancêtres avec lesquels il s’agit autant de rompre que de reconnaître leur héritage, et son titre même (igitur veut dire « donc ») sous-entendrait que son prologue aurait disparu. Dans Igitur, c’est l’héritier qui fonde son ascendance. Il est projeté par sa race hors du temps. Sa mission consiste implicitement à découvrir la nécessité et l’inanité de l’Idée de l’Absolu. Il se retrouve ainsi programmé par la folie de ses ancêtres. L’épreuve consiste à concéder que celle-ci est malgré tout utile, tel un glorieux mensonge [60]. Le protagoniste apparaît tel un fantôme dans un miroir, il agit sous le signe de la rémanence, de l’après-coup, tout ce qui relève de l’action est déjà passé, seul reste le langage se réfléchissant. L’héritier appartient à une narration ancienne, il répète ses aïeux, son anachronisme crée une a-temporalité. Mais il se trouve devant un dilemme car sa mission a perdu son sens, du fait du décalage temporel [61].
32Cette cinquantaine de feuillets semble continuer les motifs d’Hamlet et de « L’Esprit pur » de Vigny. Un châtelain descend dans le caveau des ancêtres pour y accomplir à minuit un acte décisif et parfait. La question est de savoir si cet acte doit être accompli, et à travers celui-ci l’exécution d’un commandement gage de la pérennité de la lignée [62]. Le personnage est l’ultime incarnation de sa famille ou de sa race. Il a été élevé en vue de l’accomplissement d’un devoir déterminé : abolir le hasard. Mais son nom représente l’esprit logique (« donc »), et il a conscience de la folie de ce qui lui est demandé, de la folie de la croyance inébranlable de sa famille en la matière. Il ne veut cependant pas décevoir l’attente de ses ancêtres et donc désire s’acquitter de son devoir avant de mourir. Hésitant, il éprouve des doutes quant à son existence même et est envahi par une sensation d’absence de moi [63]. Au bord de l’impuissance, de la terreur, de l’ennui, de la pétrification, de la paralysie, de la névrose, l’héritier doit faire face à la fatalité de la race et il désirerait s’émanciper du commandement de l’Absolu en passant de l’enjeu au jeu. Le rituel d’Igitur consiste à revivre sur le mode d’un simulacre symbolique toute l’histoire de cet Absolu hérité, pour ensuite s’en décharger – simila similibus curantur. C’est une épreuve de dépersonnalisation de soi, qui est en fait une aventure spirituelle pour retrouver le moi. C’est un acte d’hommage aux ancêtres, pour leur repos, mais aussi un acte de séparation vis-à-vis de leur commandement. Transposée en littérature, la race est aussi une famille d’esprit : la poésie philosophique hantée par l’Absolu qui impose au poète le tout ou rien, et qui intime de parier sur lui. Mais les Lettres ne sont qu’une comédie, et obéissent au « comme si ». L’héritier devient alors un comédien qui simule le hasard aboli, afin qu’au bout du rituel le poète ne se justifie plus que de lui-même, porte-parole de la royauté spirituelle de l’homme ayant pris la place du Dieu mort, grâce au génie de la fiction [64].
33Entre 1895 et 1898, le Coup de dés tisse de nouveau le même motif. Le poing fermé sur les dés – « hésite […] ancestralement à n’ouvrir pas la main » – est un symbole de défi au destin, il empêche le commandement de s’accomplir ; c’est une protestation contre l’acte inutile préconisé par les ancêtres [65]. Le hasard est un Absolu absurde, il est une figure contradictoire – est et n’est pas –, il est contingence et coïncidence à la fois ; il est un infini et règne par sa suprématie. Il s’agit d’une aporie qui épuise le sens, et pose un choix impossible. S’abandonner au commandement des ancêtres pour accomplir une destinée qui brave le hasard en jetant les dés ? C’est valider une fiction peut-être nécessaire, mais futile. Abandonner ce commandement, et donc jouer le hasard, sans vouloir l’abolir, c’est accepter sa fatalité et donc rejeter la fiction. L’ironie désenchantée de Mallarmé consiste à dire que le génie poétique n’est que le fruit du hasard, aubaine d’une rencontre fortuite, ne serait que celle sexuelle entre des ascendants, un effet du hasard et hasard lui-même [66]. Il n’existe aucun nombre dans un dé qui permette de fixer les membres de cette contradiction. Pour suppléer au défaut, il ne faut pas respecter l’absolu mais rechercher sa diffusion ou son infinitisation pour ne pas désespérer d’une fiction vide. C’est le legs de la poétique de Mallarmé à destination du lecteur à qui est proposé de s’articuler lui-même au hasard diffus, viatique pour une forme de ressaisissement de soi [67]. Ainsi se perpétue le caractère intrinsèquement discontinu, modifiable à chaque instant par chaque lecteur du recueil poétique comme assemblage de pages indépendantes, à l’opposé du livre au sens traditionnel où se déroule une histoire [68].
Distanciation post-révolutionnaire
34Si l’on est tenté par le grand récit de la succession des avant-gardes, alors on dira, singulièrement à l’invitation de Sartre qui par mimétisme veut éviter pour son propre compte de se laisser glisser dans le seul monde des mots, qu’à l’exemple de Baudelaire dont il s’est longtemps réclamé, Mallarmé fut un enfant de la désillusion de 1848. Le modernisme littéraire aurait été fils de la mélancolie politique [69] et l’art pour l’art des Parnassiens l’antithèse de l’art social quarante-huitard [70], une désuétude fatale, le hasard et le néant régnant seuls sur les lettres comme sur les existences [71]. Mais désireuse de ne pas s’inféoder à une nouvelle école, l’hétérodoxie mallarméenne aurait consisté à retourner l’échec de la poésie en poésie de l’échec [72]. Se poser la question « La littérature existe-t-elle ? », c’était donc enregistrer la rupture d’avec l’époque où celle-ci avait encore une place providentielle, immuable comme auparavant la monarchie et Dieu ; le poète moderne et contemporain serait critique et réflexif ou ne serait pas [73]. Si peu ou prou la Révolution, depuis 1789, supposait la chute du roi, voire le régicide, et qui plus est rompait vis-à-vis de la détermination divine qui cessait d’être crue, c’était alors tout un de tuer son roi ou son dieu [74].
35Inversement, relevons tout de même en contrepoint, que les contemporains qui ont côtoyé Mallarmé ont souvent été frappés par ses dispositions et manières de se tenir qui par certaines d’entre elles pouvaient renvoyer à l’Ancien Régime. Tel Camille Mauclair, par exemple :
Sa tenue, son accueil, ses façons, sa politesse étaient celles d’un homme du xviiie siècle : la manière dont il contait une anecdote était celle d’un mémorialiste de la Régence. Il adorait le style Louis XVI [75] […].
37Cet habitus vieux style est peut-être la traduction de ce que Sartre pensait justement deviner d’une forme de haine de la bourgeoisie au nom de l’Ancien Régime. L’anoblissement de la poésie par elle-même, et ne se réclamant que d’elle-même, justifié dans un texte comme « La Cour » déroulant des variations sur le thème de la Révolution et ses conséquences, pouvait être compris comme un contrecoup de la disparition de la noblesse massacrée deux générations auparavant [76]. Bertrand Marchal a lui aussi analysé l’aristocratie mallarméenne comme un héritage de la Révolution dans le domaine symbolique, réplique aux faux-semblants de l’idole du suffrage et de l’idole de l’argent, le poète optant pour une obliquité et une incrédulité libératrices [77]. « Dans une époque où le poète est hors la loi », selon la formule adressée à Jules Huret dans la fameuse enquête de 1891 sur « l’Évolution littéraire [78] », Mallarmé pouvait s’exposer au reproche d’être un étranger à son siècle, retiré dans l’indifférence, méprisant la foule, insoucieux des problèmes sociaux, jouisseur et égoïste à sa manière, quasi fou littéraire et par-là même antirévolutionnaire, son horizon transcendantal restant incompris [79]. Ajoutons qu’Emmanuel des Essarts, ancien collègue des années d’enseignement à Tournon, a raconté par une anecdote jusqu’à quel point la volonté de dénoncer la duperie électorale contemporaine pouvait tourner à la facétie :
Aux élections municipales [1865] il s’était entendu avec quelques jeunes gens, professeurs, magistrats (un futur président !), fonctionnaires et il avait confectionné une liste où les deux tiers de noms authentiques et locaux étaient entremêlés des personnalités plus que défuntes de Rubens, Watteau, Véronèse, et Léonard de Vinci. Ces listes-là furent copiées à une vingtaine d’exemplaires. Quand on donna lecture au dépouillement, le Maire, brave homme mais peu lettré, se récria contre le secrétaire de mairie, et dit à haute voix de son bureau : “Comment, voilà de nouveaux venus, MM. Rubens, Watteau, Véronèse, qui ont cinquante voix et je ne suis pas prévenu de leur existence”. On juge que les rires éclatèrent. La mystification était inoffensive, mais spirituelle [80].
39Depuis les années 1950-1960, on ne lit plus Mallarmé comme on pouvait le faire de son vivant ou encore durant l’entre-deux-guerres. Loin d’être un auteur à l’écart de la politique, du contemporain, son écriture de l’Absolu visant une impersonnalité a été depuis comprise comme une critique moderne de la modernité, critique transitive, inscrite dans la société qui était la sienne, articulant la poésie à un programme de régénération sociale et religieuse [81]. Le colloque de Cerisy de 1997 en a établi le bilan, dans le sillage notamment des travaux fondamentaux de Bertrand Marchal [82], maître d’œuvre d’une nouvelle version des œuvres complètes dans la collection de la Bibliothèque de la Pléiade en 1998 et 2003. C’était déjà l’enjeu de la parution chez Gallimard de notes inédites en 1957 dans Le « Livre » de Mallarmé présentées par Jacques Scherer, avec une préface de Mondor qui entérinait ce changement de paradigme ; sans oublier l’importance qu’ont eue les différents volumes de la correspondance rendue publique à partir de 1959, toujours chez le même éditeur.
40Bertrand Marchal a expliqué la conception mallarméenne d’une nécessité d’une religion là où la Révolution l’avait laissée, et mal traitée ou mal résolue, tout en considérant la désuétude inéluctable du culte catholique. Pour retrouver la divinité tragique de l’homme et la nature religieuse du lien social, Mallarmé renvoyait dos à dos l’affectation mystique et l’anticléricalisme militant. Dans le projet anthropologique de Mallarmé la linguistique avait détrôné la métaphysique ; restait la réflexion sur le dispositif de représentation par le langage, ouvrant à un jeu vis-à-vis du réel, transcendance et illusion réaliste étant toutes les deux rejetées. D’où l’ascèse esthétique comme religion de salut défendue dans la lettre de 1885 à Verlaine. La modernité c’était l’âge de la fiction par opposition à l’âge de la foi. La religion de Mallarmé consistait à manifester l’évidence du rien, ou du vide, qui constitue la cité moderne, et la nécessité des constructions sociales toutes intrinsèquement langagières et religieuses pour parer à l’angoisse du Néant. Mallarmé dénonçait le gouvernement qui masque la fiction dont il procède, la confusion – en démocratie aussi – entre l’institution et la société. Il rétablissait une distance ironique pour que le citoyen retrouvât sa marge d’autonomie et dévoilât le simulacre sur lequel repose le discours d’autorité. À l’horizon du centenaire de la Révolution, Mallarmé réclamait, en 1887, le ministère du poète, seul capable d’inclure et de révéler le contexte d’énonciation dans le langage même : soit l’état social global comme celui du champ littéraire fin de siècle et la position sociale de celui qui l’énonce [83]. Dans un contexte de division accrue du travail, Mallarmé proposait d’organiser la solidarité entre les générations au sein des Lettres à l’aide d’une taxe prélevée sur les classiques réédités dans le domaine public et au bénéfice des plus jeunes et des moins prospères parmi les vivants – ultime métamorphose d’un héritage venu tout droit d’une dynastie de fonctionnaires de l’Enregistrement et des Hypothèques depuis la Révolution [84].
41*
42S’il est un sous-texte de la lettre de Mallarmé adressée à Verlaine en novembre 1885, c’est que son point de vue personnel sur la Révolution interfère avec ses origines familiales. Mais pour lui quel parti prendre ? Et que devons-nous en comprendre à notre tour à son propos ?
43L’« interrègne » ouvert depuis 1789 serait un temps de l’entre-deux, une vacance entre passé et futur, sujet principal du poète critique qui entend conserver ses distances. La « crise de vers » fin de siècle n’est qu’un aspect d’une crise générale, comparable à celle du siècle précédent ; et si le poète cultive un sens aigu des crises récurrentes, c’est qu’il incarne la conscience sensible vis-à-vis des révolutions en tout genre bien qu’il reste en ce temps de transition un législateur non reconnu. La crise globale de la souveraineté, dynamique même de la modernité, profite au vers libre émancipé des canons hérités. Le présent est à la démystification, intimant de se débarrasser de « suzerainetés ancestoriales [85] », ce que l’ami cher, Villiers de L’Isle-Adam, n’a pas su faire, resté fidèle au passé et n’ayant pas suffisamment abdiqué ses préjugés nobiliaires – la famille de sang hypothéquant celle de d’esprit, l’ancêtre n’étant qu’un fétiche de ce qui reste d’une croyance perdue. Le poète défiera désormais les ancêtres et leurs commandements dont il est censé être dépositaire ; si le souvenir des aïeux le presse, jusqu’à le faire douter de ses nouvelles résolutions, le déterminisme hérité est un Absolu désormais archaïque qui a perdu sa légitimité. Certes, le langage est conditionné par un discours social déjà là, le sujet énonciateur obéit à une organisation préalable, chaque individu d’une foule n’existe pas pour lui-même, mais il n’y a là que modernité égalitaire qui fait rimer impersonnalité et démocratie idéalisée. Le règne du quiconque permet d’être autant le fils de ses parents que de personne, de railler ses contemporains et d’être pleinement de son époque.
44La malice mallarméenne aura consisté à dire qu’il vaut mieux rester indifférent au hasard des circonstances – ou alors le poétiser –, convertir l’héritage en un silence, le sort étant toujours quoi qu’on fasse aussi ironique que tragique. L’artifice d’une notice biographique ne pouvant l’occulter.
Notes
-
[1]
Il existe une étude très documentée sur le personnage, mais dans laquelle jamais ce lien de parenté n’est évoqué : Henry Poulet, La Vie de F.-R.-A. Mallarmé, 1755-1831, Nancy, Édition du « Pays lorrain » et du « Pays messin », 1911, p. 129-152, 212-228, 284-305.
-
[2]
Jean Roudaut, « Sartre et la tentation mallarméenne », Le Magazine littéraire, n° 368, 1998, p. 54-56.
-
[3]
Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, MVL 1938 (s.l.n.d.). Ce texte est cité in Adolphe Robert, Edgar Bourloton, Gaston Cougny (dir.), Dictionnaire des parlementaires français : depuis le 1er mai 1789 jusqu’au 1er mai 1889, Paris, Bourloton, 1889-1891, qui aura pu servir de source.
-
[4]
Edouard Dujardin, Mallarmé parmi les siens, Paris, Édition Messein, 1936, p. 68.
-
[5]
Documents Stéphane Mallarmé, V, Paris, Nizet, 1976, présenté par Carl Paul Barbier, p. 13, avec un impressionnant dépliant où figure un Tableau généalogique de la famille composé de 350 noms, soit une reconstitution qui excède de loin la représentation que Mallarmé pouvait avoir de sa parentèle. Le cas qui nous retient doit être distingué de la situation produite par les immédiats lendemains de la décennie révolutionnaire et de leurs conséquences infamantes pour les « fils de Conventionnels » étudiés par Sergio Luzzatto, Mémoire de la Terreur, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1991, p. 141-177. Il faut du temps à la fabrique de l’ancêtre ; nous renvoyons à notre étude sur le sujet : Louis Hincker, « L’ancêtre révolutionnaire : Michel Leiris/Claude Simon », Littératures, n° 82, 2020, p. 191-205. Inversement, les effets durables et différés de la stigmatisation des Conventionnels, toujours très vifs quand Mallarmé est encore un jeune homme, peuvent se lire dans le pamphlet de Charles Marchal, Les Régicides, Paris, s.éd., 1865 : le personnage en question, croqué en trois lignes, y est qualifié de « proconsul féroce », p. 46.
-
[6]
Antoine Compagnon, « La place des Fêtes. Mallarmé et la IIIe République des Lettres », in Bertrand Marchal, Jean-Luc Steinmetz (dir.), Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, Paris, Éditions Hermann, 1999 p. 39-86.
-
[7]
Cette lettre datée du 10 novembre 1885 a été révélée pour la première fois par Henri Mondor, L’Amitié de Verlaine et Mallarmé, Paris, Gallimard, janvier 1940.
-
[8]
Pascal Durand, « Auto/biographie. Le dispositif Verlaine/Mallarmé », Littératures, n° 44, 2001, p. 97-119.
-
[9]
Jean-Luc Steinmetz, Stéphane Mallarmé. L’absolu au jour le jour, Paris, Fayard, 1998, p. 19.
-
[10]
Patrick Thériault, Le (Dé)montage de la Fiction : la révélation moderne de Mallarmé, Paris, Honoré Champion, 2010.
-
[11]
D’un siècle à l’autre, l’exégèse mallarméenne n’a cessé d’interpréter en ce sens « la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots » (« Crise de vers », 1897). Pour ne donner que deux exemples : l’un du côté d’un ami contemporain fidèle : Camille Mauclair, « L’esthétique de Stéphane Mallarmé », id., L’Art en silence, Paris, Ollendorff, 1901, p. 72-116 ; l’autre du côté des avant-gardes du xxe siècle : Maurice Blanchot, « Le silence de Mallarmé », in Faux Pas, Paris, Gallimard, 1943, p. 117-123.
-
[12]
« Reçu lettre énorme et charmante de Mallarmé, avec tout plein de détails pour Hommes du jour », lettre de Verlaine à Léon Vanier, fin novembre 1885, cité par Pascal Durand, « Auto/biographie », art. cit., p. 100.
-
[13]
Camille Mauclair, Mallarmé chez lui, Paris, Grasset, 1935, p. 130-131.
-
[14]
Thierry Roger, « Le dernier clerc. Camille Mauclair témoin de “Mallarmé chez lui” (1935) », Revue d’histoire littéraire de la France, 2004/2, p. 434-447 ; Pascal Durand, « Poétique et politique des Souvenirs littéraires. Mallarmé après Mallarmé », in Vincent Laisney (dir.), Les Souvenirs littéraires, Liège, Presses universitaires de Liège, 2017, p. 309-331.
-
[15]
Bertrand Marchal, Stéphane Mallarmé, Paris, Sorbonne Université Presses, coll. « Mémoire de la Critique », 1998.
-
[16]
Emmanuel des Essarts, « Souvenirs littéraires », La Revue de France, 15 juillet 1899, reproduit in Dominique Delpirou (dir.), La Mort de Mallarmé, Paris, Sorbonne Université Presses, 2016, p. 659-665. Des Essarts, poète et professeur d’université a composé en 1879 son propre recueil de Poèmes de la Révolution, 1789-1796.
-
[17]
Souligné par Jean-Luc Steinmetz, Stéphane Mallarmé. L’absolu au jour le jour, op. cit., p. 28, p. 487, note 60.
-
[18]
Ibid., p. 18-19.
-
[19]
Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, 2003, p. 1736 ; Jean-Bernard s’est, pour sa part, montré à partir de 1884 prolixe historien des Lundis révolutionnaires : histoire anecdotique de la Révolution française, Paris, George Maurice Libraire-éditeur.
-
[20]
Jean-Paul Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, Paris, Gallimard, 1986, p. 121-122.
-
[21]
Camille Mauclair, Le Soleil des morts, Paris, Ollendorff, 1898, p. 160
-
[22]
Dans son ouvrage : Pascal Durand, Mallarmé. Du sens des formes au sens des formalités, Paris, Le Seuil, 2008, p. 139, l’auteur pense que le « Comment mort ? » se rapporte à la crise métaphysique de Mallarmé des années 1860. Il est peu probable que Verlaine soit à ce point renseigné. Si on suit René Ghil, Les Dates et les œuvres : symbolisme et poésie scientifique, chap. « Quatre visites à Verlaine », p. 43-53 (1922), les retrouvailles des deux anciens confrères du Parnasse datent du début de l’année 1886. La crise que Mallarmé évoquait dans ses lettres de jeunesse pour des confidents privilégiés ne sera connue que tardivement au xxe siècle par les travaux d’Henri Mondor, à partir de documents inédits et par la publication du premier volume de la Correspondance en 1959.
-
[23]
Paul Verlaine, Les Hommes d’aujourd’hui (1885-1893). Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, 1972, p. 757-879. Le fascicule sur Mallarmé ne paraît qu’en 1887.
-
[24]
Mallarmé, de son côté, s’installe à Paris définitivement fin novembre 1871.
-
[25]
Paul Verlaine, Œuvres en prose complètes, op. cit., p. 280, 288, 326, 543, 829 ; p. 458-459.
-
[26]
Henri Mondor, L’Amitié de Verlaine et Mallarmé, Paris, Gallimard, 1940, p. 88.
-
[27]
Ibid., p. 87.
-
[28]
Pascal Durand, « Auto/biographie », art. cit.
-
[29]
Paul Verlaine, « Stéphane Mallarmé », Les Poètes maudits (1884). Œuvres en prose complètes, op. cit., p. 657-666.
-
[30]
La lettre de Mallarmé, qui fait donc office de réponse, a été publiée elle pour la première fois en 1898 par le poète et critique Fagus dans sa Revue des beaux-arts et des lettres du 1er octobre 1898. Il l’a recopiée chez l’éditeur Vannier, pour un article consacré à Mallarmé qui vient de mourir, mais sans lui attribuer un titre.
-
[31]
Pascal Durand, Mallarmé, op. cit., p. 197, 215 ; selon l’auteur, construire son propos en déconstruisant, sans les détruire, les prescriptions auxquelles il répond, est une sorte de règle personnelle de fonctionnement de Mallarmé. Vincent Kaufmann, L’Équivoque épistolaire, Paris, Minuit, 1990, p. 85-86 ; selon l’auteur, pour Mallarmé l’échange épistolaire est formel, il manque de présence, et renvoie du côté des absents, il donne une forme au désinvestissement, à l’impersonnel.
-
[32]
Sylvie Triaire, Marie Blaise, Marie-Ève Thérenty (dir.), L’Interview d’écrivain. Figures bibliques d’autorité, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2004.
-
[33]
Cet intitulé postiche a transformé cette lettre en un « texte », inséré dans les Œuvres complètes qui paraissent pour la première fois en 1945 chez Gallimard dans la Bibliothèque de la Pléiade.
-
[34]
Ludwig Lehnen, « Mallarmé et ses disciples : une “coupure épistémologique” ? L’exemple de Charles Morice », Romantisme, vol. 33, n° 119, 2003, p. 85-94.
-
[35]
Rémy Ponton, « Le champ littéraire en France de 1865 à 1905 », Thèse de sociologie, soutenue sous la direction de Pierre Bourdieu, Université Paris Descartes, en 1977, dactyl. EHESS, 2e partie, chap. 2 : « Symbolistes et décadents. Habitus de classe et innovation poétique », p. 209-251.
-
[36]
Ibid.
-
[37]
L’étude la plus documentée est celle de Léon Le Febve de Vivy, Les Verlaine, Bruxelles, Miette, 1928.
-
[38]
Se reporter à la virulence des on-dit répétés à l’époque et collectés in Bertrand Marchal, Jean-Luc Steinmetz (dir.), Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, op. cit.
-
[39]
Documents Stéphane Mallarmé, V, op. cit.
-
[40]
Antoine Compagnon, « La place des Fêtes », art. cit.
-
[41]
Lettre à Paul Verlaine, 16 novembre 1885, in Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 787.
-
[42]
Jean-Luc Steinmetz, « Plutôt la vie », in Bertrand Marchal, Jean-Luc Steinmetz (dir.), Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, op. cit., p. 23-37.
-
[43]
Propos rapporté par le romancier et poète irlandais George Moore, Avowals, Londres, Cumann Sean-eolias na h-Éireann, 1919, p. 275.
-
[44]
Bertrand Marchal, « Notice » pour le poème de Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, in Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 1316.
-
[45]
Daniel Oster, « Ce que je pourrais dire de Stéphane Mallarmé », in Bertrand Marchal, Jean-Luc Steinmetz (dir.), Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, op. cit., p. 5-22.
-
[46]
Camille Mauclair, « L’esthétique de Stéphane Mallarmé », art. cit., p. 88-91.
-
[47]
Jean-Paul Sartre, Mallarmé, op. cit., p. 30, 43.
-
[48]
Barbara Johnson, Défigurations du langage poétique, 4e partie : « Crise de la prose », Paris, Flammarion, 1979, p. 161-211.
-
[49]
Vincent Kaufmann, La Faute à Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire, Paris, Le Seuil, 2011, p. 80.
-
[50]
Lettre à Eugène Lefébure, 27 mai 1867, in Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 720.
-
[51]
Bibliothèque nationale de France, n.a.fr. 14977, IV, f° 166, mars 1898.
-
[52]
Camille Mauclair, « L’esthétique de Stéphane Mallarmé », art. cit., p. 85-86.
-
[53]
Patrick Besnier, Henri de Régnier. De Mallarmé à l’Art Déco, Paris, Fayard, 2015.
-
[54]
André Fontainas, De Stéphane Mallarmé à Paul Valéry, Paris, E. Bernard, 1928, sp., 5 mai 1918.
-
[55]
Edwige Phitoussi, « Edgar Degas selon Paul Valéry : portrait de l’artiste en ombres chinoises » Image [&] Narrative, n° 20, 2007 [http://www.imageandnarrative.be/inarchive/affiche_findesiecle/phitoussi.htm] (consulté en mars 2021).
-
[56]
Daniel Pick, Faces of Degeneration. A European Disorder, c.1848-c.1918, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
-
[57]
Stéphane Mallarmé, « Pour un tombeau d’Anatole », in id., Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 531
-
[58]
Jean-Paul Sartre, Mallarmé, op. cit., p. 102.
-
[59]
Ibid., p. 53.
-
[60]
Ibid., p. 143.
-
[61]
Kan Miyabayashi, « Plume-a-je : une lecture d’Igitur », in Bertrand Marchal, Jean-Luc Steinmetz (dir.), Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, op. cit., p. 255-267.
-
[62]
Quentin Meillassoux, Le Nombre et la sirène. Un décryptage du « Coup de dés » de Mallarmé, Paris, Fayard, 2011, p. 33.
-
[63]
Gardner Davies, Vers une explication rationnelle du Coup de dés, essai d’exégèse mallarméenne, Paris, José Corti, 1953, p. 38-49.
-
[64]
Bertrand Marchal, La Religion de Mallarmé, Paris, Droz, 2018 (éd. revue et corrigée) [1re éd. 1988], p. 112-120.
-
[65]
Gardner Davies, Vers une explication rationnelle du Coup de dés, op. cit., p. 80-81, 88.
-
[66]
Quentin Meillassoux, Le Nombre et la sirène, op. cit., p. 38
-
[67]
Ibid., p. 108-109.
-
[68]
Daniel Moutote, Maîtres livres de notre temps. Postérité du « Livre » de Mallarmé, Paris, José Corti, 1988, p. 9-10.
-
[69]
Vincent Kaufmann, La Faute à Mallarmé, op. cit., p. 94.
-
[70]
Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, Paris, Fayard, 2005.
-
[71]
Quentin Meillassoux, Le Nombre et la sirène, op. cit., p. 205.
-
[72]
Jean-Paul Sartre, Mallarmé, op. cit., p. 143.
-
[73]
Ibid., p. 144.
-
[74]
Ibid., p. 16.
-
[75]
Camille Mauclair, « L’esthétique de Stéphane Mallarmé », art. cit., p. 106.
-
[76]
Jean-Paul Sartre, Mallarmé, op. cit., p. 37.
-
[77]
Bertrand Marchal, La Religion de Mallarmé, op cit., p. 513, 522-524.
-
[78]
Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 701.
-
[79]
Bertrand Marchal, Stéphane Mallarmé, op. cit.
-
[80]
« Souvenirs littéraires », in Dominique Delpirou, La Mort de Mallarmé, op. cit., p. 659-665.
-
[81]
Voir Jean-François Hamel, Camarade Mallarmé, Paris, Éditions de Minuit, 2014, qui analyse les interprétations d’un Mallarmé révolutionnaire depuis la Libération par les différentes avant-gardes intellectuelles qui se sont succédé jusqu’à l’orée du xxie siècle.
-
[82]
Et en tout premier lieu : Bertrand Marchal, La Religion de Mallarmé, op. cit., à qui notre propos doit beaucoup.
-
[83]
Bertrand Marchal, La Religion de Mallarmé, op. cit., p. 470-484, 644.
-
[84]
Antoine Compagnon, « La place des Fêtes », art. cit., p. 85-86.
-
[85]
Stéphane Mallarmé, « Villiers de l’Isle-Adam », Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 113.