1De nos jours, le téléphone portable fait désormais partie intégrante du quotidien de nombreux consommateurs. Cette percée du téléphone portable se retrouve également dans les points de vente physiques où les clients l’utilisent dans le cadre de leurs activités de magasinage (Encadré 1). En réponse à cette nouvelle tendance, les distributeurs développent différentes techniques de mobile in-store permettant aux clients de pouvoir cumuler des coupons promotionnels, recevoir des offres personnalisées ou bien encore accéder au paiement mobile.
Encadré 1 : L’usage du téléphone portable sur le marché français
2En dépit de l’importance croissante du téléphone portable, de nombreux questionnements restent en suspens. En effet, plusieurs recherches ont étudié l’utilisation du téléphone portable à des fins marchandes en magasins physiques (e.g. Spaid et Flint, 2014 ; Fuentes et al., 2017). En revanche, rares sont celles à avoir intégré ses usages non marchands alors même qu’ils représentent la moitié des utilisations faites par les chalands en magasin (Grewal et al., 2018 ; Sciandra et al., 2019). Par ailleurs, la littérature s’est essentiellement intéressée aux motivations d’usage du téléphone portable en magasin (Spaid et Flint, 2014), à sa valeur perçue (Jeanpert et Seck, 2018), à son impact sur les comportements d’achat (Bellini et Aiolfi, 2017 ; Grewal et al., 2018 ; Högberg et al., 2019 bureau Sciandra et al., 2019), ou à la satisfaction post-visite (Grewal et al., 2018). Elle s’est montrée, à notre connaissance, plus discrète sur son impact sur l’expérience vécue par le client. L’usage du téléphone portable en magasin correspond, selon Bèzes (2018), à une expérience omnicanal déclenchée par le client et non contrôlée par l’enseigne. Il souligne le besoin de recherches sur l’utilisation du téléphone portable en magasin. Comprendre l’expérience vécue par le client dans ce contexte omicanal, constitue donc un enjeu, tant pour les chercheurs que pour les détaillants (Collin-Lachaud et Vanheems, 2016).
3Pour répondre à ces manquements dans la littérature, cette recherche vise à cerner dans quelle mesure l’utilisation du téléphone portable en magasin, quelle qu’elle soit, peut venir enrichir ou, au contraire, altérer l’expérience. Plus spécifiquement, cette étude tend à explorer les relations qui existent entre les différentes dimensions de l’expérience dans un contexte de digitalisation indirecte du point de vente où le chaland utilise une technologie qui n’est pas forcément contrôlée, ni toujours souhaitée, par les enseignes (Bèzes, 2018). Ce besoin de clarification apparaît essentiel pour les enseignes qui s’inquiètent de voir leurs clients utiliser leur téléphone portable et s’abstraire du contexte expérientiel qu’elles proposent. En ayant une meilleure compréhension de la manière dont le téléphone portable influence l’expérience vécue, les enseignes devraient être à même d’identifier les leviers sur lesquels jouer pour ne pas subir l’utilisation du téléphone portable mais plutôt l’exploiter à leur avantage. Nous faisons le choix de nous intéresser au cas des courses ordinaires, à savoir l’achat de produits pour lesquels la fréquence d’achat est quasi hebdomadaire (Barth et Antéblian, 2010).
4Une première partie aborde le cadre conceptuel de l’article. Une attention particulière est accordée aux usages du téléphone portable et à l’expérience de magasinage. Le cadre méthodologique de l’étude qualitative est développé dans une deuxième partie. Les résultats de l’analyse de contenu répondent, dans une troisième partie, à la question de recherche. Enfin, dans la conclusion, les apports théoriques et les implications managériales sont soulignées, suivies des limites menant aux différentes voies de recherche.
Définition du cadre théorique
L’utilisation du téléphone portable dans le magasin
5L’usage du téléphone portable transforme le commerce en magasin de multiples façons. Ses utilisations sont nombreuses et peuvent être à finalité marchande ou non marchande. Il est principalement utilisé pour la recherche d’informations et la comparaison d’offres (Fuentes et al., 2017 ; Jeanpert et Seck, 2018 ; Holmes et al., 2013). Les clients passent des appels pendant leurs achats (Fuentes et al., 2017), demandent l’avis des autres ou achètent pour autrui grâce au téléphone portable (Spaid et Flint, 2014). On assiste à une transformation des courses d’une activité individuelle à une activité sociale (Fuentes et Svigstedt, 2017). Le téléphone portable permet de rendre les courses plus agréables et de s’évader de l’ambiance désenchantée des magasins en écoutant de la musique (Fuentes et al., 2017 ; Spaid et Flint, 2014).
6Ainsi, les bénéfices du téléphone portable en magasin sont surtout d’ordre utilitaire, cognitif et hédonique (Holmes et al., 2013 ; Fuentes et al., 2017 ; Jeanpert et Seck, 2018). Il est même parfois considéré comme un outil accroissant le pouvoir du client (Spaid et Flint, 2014). Pour autant, son usage implique des coûts comme une réduction de l’attention (Fuentes et al., 2017 ; Grewal et al., 2018), une perte d’autonomie, d’interaction sociale et un risque de dépendance (Jeanpert et Seck, 2018). Toutefois, les recherches en marketing n’ont que rarement étudié ces aspects négatifs et problématiques des usages du téléphone portable (Fuentes et Svigstedt, 2017).
7La littérature sur l’influence du téléphone portable sur les chalands apparaît contrastée. Bellini et Aiolfi (2017) montrent que ses usages non marchands réduisent le nombre d’achats non planifiés et augmente celui d’oublis d’achats planifiés. De leur côté, Sciandra et al. (2019) soulignent que la distraction provoquée par les usages non marchands du téléphone portable amène les chalands à effectuer davantage d’achats non planifiés à nature hédonique et à augmenter le nombre d’oublis d’achats planifiés. Grewal et al. (2018) précisent que les clients vont passer plus de temps en magasin, revenir plus souvent sur leurs pas du fait de la distraction induite, ce qui, in fine, va les conduire à acheter plus. Il semblerait ainsi que l’utilisation du téléphone portable puisse avoir des effets différents selon qu’elle soit à finalité marchande ou non marchande.
8Grewal et al. (2018) s’intéressent à la relation entre utilisation du téléphone portable et satisfaction à l’égard de l’expérience. Dans l’une de leurs études, ils arrivent à la conclusion que l’utilisation du téléphone portable n’a aucune influence sur la satisfaction, tandis que pour l’autre, ils soulignent qu’elle diminue légèrement la satisfaction globale. Selon Stroz et al. (2019), un autre cadre théorique couramment mobilisé par les recherches s’intéressant aux effets de dispositifs digitaux sur le consommateur est celui de la valeur. Au même titre que la satisfaction, la valeur est un jugement d’évaluation faisant référence à une appréciation réalisée par le consommateur à la suite d’une expérience (Rivière et Mencarelli, 2012). Elle ne correspond donc pas à ce qui est vécu par le chaland dans le point de vente même si la littérature sur l’expérience de magasinage suggère l’existence de relations entre expérience, satisfaction et intention d’achats (Bustamante et Rubio, 2017). Pour mieux appréhender les conséquences d’une expérience où le client a fait usage de son téléphone portable, il convient donc déjà de comprendre comment celle-ci peut être impactée par l’utilisation du téléphone portable.
9Enfin, les travaux antérieurs révèlent que le téléphone portable est utilisé en magasin principalement pour des achats impliquants et nécessitant un certain niveau d’expertise (Jeanpert et Seck, 2018 ; Holmes et al., 2013). Les recherches sur l’utilisation du téléphone portable en magasin ne semblent pas avoir analysé l’impact de ses usages marchands et non marchands dans le cas des courses ordinaires en mobilisant l’approche par l’expérience alors qu’une telle influence se lit en filigrane dans ces travaux.
L’expérience de magasinage
10L’expérience s’inscrit dans le paradigme Personne – Objet – Situation (Punj et Stewart, 1983 ; Roederer, 2012). Elle peut donc être abordée comme une interaction entre une personne et un objet de consommation, dans une situation donnée. Cette interaction implique chez celui qui la vit des réponses à différents niveaux (Verhoef et al., 2009). L’expérience de magasinage correspond à l’expérience vécue par le chaland dans un point de vente physique ou virtuel.
11Au regard de la littérature existante, Flacandji et Krey (2020) arrivent à la conclusion que l’expérience de magasinage peut être conceptualisée comme une structure multidimensionnelle composée de sept dimensions (Encadré 2). En s’appuyant sur Gentile et al. (2007), ils soulignent que les variations du nombre de dimensions et des terminologies pour les désigner dans la littérature traduisent toute la complexité à vouloir décomposer ce construit holiste par nature (Roederer, 2012 ; Verhoef et al., 2009) ; toutes les dimensions étant imbriquées les unes dans les autres. Chacune d’elles peut être en position de dominance ou d’opposition par rapport aux autres selon le type d’expériences et les consommateurs (Bouchet, 2004).
Encadré 2 : Les dimensions de l’expérience
La dimension affective reflète le plaisir et le déplaisir que le client a retiré de son expérience.
La dimension sensorielle fait allusion aux stimulations sensorielles perçues par le client et à ce qu’il a ressenti au cours de sa visite.
La dimension physique renvoie à ce que le chaland a fait au cours de son expérience et rend compte des actions et comportements entrepris à destination du magasin et des produits.
La dimension sociale fait référence aux interactions que le client a pu avoir avec le personnel en contact, les personnes qui l’accompagnaient ou les autres clients. Via son téléphone portable, le consommateur a la possibilité de rester connecté avec sa sphère privée (Collin-Lachaud et Vanheems, 2016).
La dimension symbolique traduit l’idée qu’une visite en magasin ou les produits vendus peuvent constituer un vecteur de signification pour le client (Roederer, 2012).
La dimension temporelle souligne le fait que le chaland peut agir sur le temps de l’expérience. Il peut être appréhendé comme une durée à combler, une ressource à contrôler et un rythme à ralentir ou retrouver (Roederer, 2012).
12Beck et Crié (2015) soulignent que les techniques mobile in-store peuvent enrichir l’expérience client en apportant de l’information, en rassurant, en faisant gagner du temps ou bien encore en divertissant. L’expérience peut être enrichie lorsque l’utilisation du téléphone portable influence positivement l’une de ses dimensions ou lorsque l’utilisation du téléphone portable réduit les réponses négatives générées en son absence. A l’inverse, une expérience peut être altérée lorsque l’utilisation du téléphone portable augmente les réponses négatives et réduit celles qui sont positives en son absence. L’intérêt de cette recherche est d’étudier dans quelle mesure les usages, marchands ou non marchands, du téléphone portable enrichissent ou, au contraire, altèrent l’expérience vécue par les chalands dans un point de vente physique.
Méthodologie
13Pour répondre à notre problématique, une démarche qualitative dyadique est adoptée (Encadré 3). Confronter le point de vue des chalands à celui des professionnels de la grande distribution nous apparaît indispensable. En effet, les détaillants fournissent le cadre de l’expérience mais c’est bien le chaland qui s’approprie le contexte expérientiel pour pouvoir y vivre son expérience (Carù et Cova, 2006). Une approche dyadique permet de pouvoir apprécier si clients et professionnels partagent les mêmes représentations de l’impact de l’usage marchand ou non marchand du téléphone portable sur l’expérience vécue par le chaland.
Encadré 3 : Méthodologie de la recherche
Concernant les caractéristiques de l’échantillon (Annexe 1), nous avons veillé à interroger des clients et professionnels de différentes enseignes et formats. Les entretiens ont fait l’objet d’une retranscription, d’un double codage et d’une analyse de contenu manuelle.
Principaux résultats
14A l’issue de l’analyse de contenu, les résultats permettent d’établir une forte influence du téléphone portable sur l’expérience de magasinage car l’ensemble de ses dimensions est impacté. Nous commencerons par discuter la vision des clients sur l’impact des usages marchands et non marchands sur l’expérience vécue et poursuivrons en présentant la vision des managers.
Une expérience davantage enrichie grâce à l’usage marchand et non marchand du téléphone portable : le point de vue des clients
15Dans la mesure où l’activité de magasinage implique l’achat de produits, les usages marchands du téléphone portable sont logiquement prédominants. Les clients recourent davantage à des usages non contrôlables par les enseignes. Ils sont seulement 8 à déclarer utiliser leurs applications, catalogues dématérialisés ou e-mailings en magasin (Annexe 1). Au regard du nombre de verbatim, il semblerait que les utilisations marchandes (Tableau 1) et non marchandes (Tableau 2) tendent davantage à enrichir l’expérience qu’à l’altérer.
Expérience et usage marchand du téléphone portable : le point de vue des clients
Dimension | Fréquence d’apparition | Verbatim illustratifs |
---|---|---|
Physique | Enrichissement 34/34 clients (160 v.) | I3 : « On n’est pas obligé de déposer tout ce qu’il y a dans le chariot on pourrait l’avoir aussi avec le scan mais du fait de l’avoir sur téléphone c’est plus facile. Et puis on peut directe ment enregistrer ses cartes bancaires. » |
Altération 17/34 clients (17 v.) | I2 : « Avec l’application je dépense plus donc c’est un peu un inconvénient. » | |
Cognitive | Enrichissement 30/34 clients (90 v.) | I28 : « Si j’ai besoin d’avoir une information sur un produit qui n’est pas disponible, j’irais regarder directement sur mon téléphone. » |
Altération 7/34 clients (8 v.) | I11 : « On ne sait pas quoi prendre comme décision, on réfléchit moins avec le smartphone. » | |
Temporelle | Enrichissement 21/34 clients (34 v.) | I5 : « Ça facilite la vie, de plus ça me fait un gain de temps dans mes courses. » |
Altération 18/34 clients (19 v.) | I28 : « Si je commence à aller sur Yuka par exemple, effective ment ça prendra plus de temps c’est vrai que là je reste plus d’un quart d’heure pour faire mes courses. » | |
Affective | Enrichissement 18/34 clients (31 v.) | I11 : « Vous êtes bien plus fier d’avoir choisi vous-même votre produit sans l’aide de qui que ce soit. » |
Altération 14/34 clients (17 v.) | I18 : « Moi je ne suis pas trop adepte de cette utilisation-là, du paiement sur mobile*. C’est surtout que je n’ai pas trop confiance encore à mettre mes données bancaires sur le téléphone pour payer. » | |
Sociale | Enrichissement 17/34 clients (28 v.) | I29 : « J’appelle ma fille ou mes garçons : j’ai trouvé ça, c’est à tel prix, est-ce que vous le voulez toujours ? » |
Altération 8/34 clients (10 v.) | I4 : « Je pense que le téléphone nous renferme un peu sur nous même […] Voilà il n’y a plus de lien, il n’y a plus forcément au niveau des courses, on ne regarde pas forcément les gens. » | |
Symbolique | Enrichissement 10/34 clients (15 v.) | I17 : « Avec notre téléphone portable on est vraiment auto nome. » |
Altération 2/34 clients (2 v.) | I4 : « C’est vrai que là ça serait la fin des caissières… » | |
Sensorielle | Enrichissement 5/34 clients (6 v.) | I15 : « Notre smartphone nous permet d’avoir un visuel sur les produits. […] On peut avoir plus d’informations donc on peut faire le meilleur choix. » |
Altération 1/34 clients (1 v.) | I3 : « Faut quand même lever la tête et regarder les autres produits qui sont disponibles, les produits qui sont aussi en tête de gondole ou les nouveaux produits parce que ça ne sera pas visible directement sur l’application. » |
Expérience et usage marchand du téléphone portable : le point de vue des clients
Note : v. = verbatim.* Le terme « mobile » utilisé dans les verbatims fait référence au téléphone portable.
Expérience et usage non marchand du téléphone portable : le point de vue des clients
Dimension | Fréquence d’apparition | Verbatim illustratifs |
---|---|---|
Physique | Enrichissement 17/34 clients (28 v.) | I17 : « J’utilise plus précisément pour appeler, pour envoyer des messages. » |
Altération 10/34 clients (15 v.) | I23 : « Si je réponds par exemple je réponds à un appel je peux oublier d’acheter quelque chose que je dois acheter ça peut m’arriver. » | |
Cognitive | Enrichissement 1/34 clients (1 v.) | I31 : « Vu que je ralentis, je prends plus le temps d’observer ce qui est autour de moi et donc je vais être sensible aux promos et autres bonnes affaires. » |
Altération 10/34 clients (15 v.) | I16 : « Les appels téléphoniques peuvent vous faire oublier un produit. » | |
Temporelle | Enrichissement 12/34 clients (13 v.) | I25 : « En file d’attente, je peux tuer le temps en regardant un petit peu mon téléphone. » |
Altération 2/34 clients (2 v.) | I19 : « Si on reçoit même un SMS, dès lors on ne va pas oublier ce qu’on fait mais ça peut ralentir pendant les courses. » | |
Sensorielle | Enrichissement 6/34 clients (11 v.) | I9 : « Quand je suis à la caisse, quand je suis dans la file d’attente pour payer je téléphone et je joue un petit peu, je regarde des vidéos. » |
Altération 7/34 clients (11 v.) | I4 : « Si on est sur notre téléphone on ne voit pas forcément ce qui se passe autour. » | |
Sociale | Enrichissement 7/34 clients (7 v.) | I17 : « Le fait d’avoir mon téléphone lors de mes courses c’est de ne pas me sentir toute seule. » |
Altération 3/34 clients (4 v.) | I32 : « J’en aurais plus si je n’avais pas le téléphone à la main. » | |
Affective | Enrichissement 3/34 clients (3 v.) | I7 : « Si j’attends à la caisse et qu’il y a de la queue, je vais sortir mon téléphone. […] Voilà je peux être assez divertie par mon téléphone. » |
Altération 2/34 clients (2 v.) | I34 : « Je n’aime pas trop la sensation d’être absorbée, enfin on n’est pas à fond dans ce qu’on fait quand on est tout le temps sur son portable. » | |
Symbolique | Enrichissement 0/34 clients (0 v.) | |
Altération 0/34 clients (0 v.) |
Expérience et usage non marchand du téléphone portable : le point de vue des clients
Note : v. = verbatim.16Les dimensions physique, cognitive et temporelle de l’expérience sont les plus affectées par les utilisations marchandes et non marchandes du téléphone portable, et elles sont intimement liées.
17Les utilisations du téléphone portable à finalité marchande sont plurielles (liste de courses, comparateur de prix, carte de fidélité, support pour recevoir des promotions, etc.) et semblent être liées aux différentes phases de la trajectoire d’achat. Elles permettent d’obtenir davantage d’informations et conduisent à simplifier le processus de décision (« Au lieu d’aller chercher les ingrédients en regardant derrière, on peut voir directement sur le site de quoi est composé tel ou tel produit », I7). Elles enrichissent ainsi la dimension cognitive de l’expérience. Ce résultat confirme les conclusions de Fuentes et al. (2017) qui mettent en avant le rôle positif du téléphone portable dans l’acquisition d’informations. Cependant, ce surplus d’informations est parfois contradictoire (« Je dirais que ça a tendance des fois à différer mon achat, parce qu’en fait l’afflux d’informations qui peuvent être en plus contradictoires fait que des fois je ne vais pas me décider », I19). Cette complexification induite de l’acte d’achat peut conduire à une altération de la dimension cognitive.
18Un seul client évoque un enrichissement de cette dimension lors de l’usage non marchand. En revanche, ils sont plus nombreux à considérer que le téléphone portable l’altère en détournant leur attention de l’objectif de leur visite. Comme le soulignent Grewal et al. (2018), la distraction induite peut amener à oublier des produits (« Je suis moins attentive au point d’oublier des produits que j’avais notés sur ma liste », I1).
19La dimension physique de l’expérience semble être moins impactée par les utilisations non marchandes du téléphone portable. L’objectif affiché par les clients est de s’occuper, d’éviter de se sentir seuls ou de gérer des affaires de la vie quotidienne ou professionnelle.
20Pour autant, près d’un tiers des clients considère que l’usage du téléphone portable conduit à une altération de cette dimension. Lors d’usages marchands, il leur incombe de réaliser plus d’actions, dont certaines non pratiques. Lors d’usages non marchands, la déconcentration qu’il engendre peut se traduire par des oublis, une gêne au magasinage, voire même des bousculades.
21Nos résultats mettent en évidence une très forte ambivalence autour des dimensions temporelle, affective et sociale de l’expérience pour l’usage marchand du téléphone portable. Si la plupart des clients déclare qu’il leur permet de gagner du temps en matière de prise de décision, certains d’entre eux considèrent également qu’il peut parfois avoir l’effet inverse et leur en faire perdre. Ce résultat est en accord avec Grewal et al. (2018) qui montrent que l’usage du téléphone portable peut augmenter le temps passé en magasin et conduire à plus d’achats non prévus. Cette altération de la dimension temporelle se fait néanmoins au profit de l’enrichissement des dimensions cognitive, symbolique et affective.
22Pour l’usage non marchand, la dimension temporelle est, quant à elle, principalement enrichie. Au-delà d’être perçu comme une ressource à contrôler, le temps peut être appréhendé comme un rythme à ralentir ou à retrouver car il offre la possibilité d’atteindre l’état de flow (« Quand je suis sur mon téléphone je n’arrête pas d’écrire des messages, d’être sur les réseaux et finalement j’oublie que je suis dans un hypermarché », I24). L’effet de l’usage non marchand du téléphone portable sur la dimension temporelle de l’expérience peut même conduire à un enrichissement d’autres dimensions de l’expérience comme les dimensions cognitive, sensorielle et physique.
23Le plaisir lié aux bonnes affaires réalisables grâce au téléphone portable semble être l’élément le plus générateur d’émotions positives. Le plaisir apparaît extrinsèque à l’utilisation du téléphone portable et est dérivé de la fierté de réaliser ses courses en totale autonomie (« J’arrive à faire mes courses toute seule, j’aime bien me débrouiller, éviter d’embêter le personnel », I30), du confort d’achat octroyé qui rend les courses agréables et de son côté rassurant. Cependant, plusieurs clients indiquent que cette utilisation marchande peut altérer la dimension affective. Elle peut être source d’insécurité pour tous les usages liés à des applications ou au paiement par téléphone portable, de frustration lorsque des produits consultés en ligne sont indisponibles en magasin, d’un sentiment d’invasion, de dépendance et d’incitation à l’achat non désiré.
24L’utilisation non marchande affecte, dans une moindre mesure, la dimension affective. Elle permet de lutter contre l’ennui lors de l’attente en caisse mais elle peut également être désagréable en raison du sentiment de dépendance qu’elle génère.
25Les usages marchands impactent davantage la dimension sociale que les non marchands. Une forme d’ambivalence est observée autour de cette dimension. D’un côté, le téléphone portable permet aux clients d’interagir avec des personnes non présentes physiquement, facilite les interactions avec le personnel ou évite une interaction non désirable (« Déjà que je n’aime pas les vendeurs du coup avec mon téléphone, je me dis que je ne vais pas aller poser une question à un vendeur pour ne pas qu’il puisse me répondre mal », I17). D’un autre côté, il est perçu comme une barrière aux interactions sociales. Ce résultat rappelle la recherche de Collin-Lachaud et Vanheems (2016) sur le rôle positif des technologies dans le maintien du lien avec la sphère privée et celle de Fuentes et al. (2017) sur la rupture de lien social avec le personnel lors de l’utilisation du téléphone portable.
26L’effet de l’usage marchand, et non marchand du téléphone portable sur les dimensions sensorielle et symbolique semble relativement limité puisque peu d’interrogés considèrent qu’il est source de stimulations sensorielles et qu’il enrichit la dimension symbolique en permettant d’affirmer son identité et d’évoluer en totale autonomie. A l’inverse, certains répondants considèrent qu’il inhibe les stimulations sensorielles en les rendant moins attentifs à l’environnement du magasin (« On est plus obsédé par la discussion qu’on a au téléphone que par ce qui nous entoure », I4), et que son utilisation peut aller à l’encontre de leurs valeurs car ils menacent des emplois. Pour l’usage non marchand aucun client n’évoque une altération et/ou un enrichissement de la dimension symbolique de l’expérience.
27Il existe également une forte interrelation entre les dimensions de l’expérience. Ce résultat est logique au regard de la nature holistique de ce construit. Ainsi, un même usage du téléphone portable peut affecter plusieurs dimensions de l’expérience simultanément, certaines étant enrichies et d’autres altérées. A titre d’exemple, l’usage d’une application enseigne influence positivement la dimension affective et symbolique, de manière ambivalente la dimension temporelle et physique et négativement la dimension sociale. L’enrichissement des dimensions physique et cognitive semble bien souvent se faire au détriment des dimensions temporelle et sociale. En cherchant des informations par lui-même pour l’aider à choisir ses produits, le consommateur peut passer plus de temps en magasin. Cette autonomie permise par le téléphone portable renforce les dimensions physique, cognitive et symbolique au détriment des interactions sociales. Enfin, une analyse de l’influence du téléphone portable sur l’expérience vécue en fonction de sa fréquence met en évidence une influence légèrement différente sur certaines dimensions. Chez ceux qui utilisent le plus leur téléphone portable, l’usage marchand conduit à un enrichissement plus fort de la dimension symbolique, à une moindre altération de la dimension cognitive, à aucun enrichissement de la dimension sensorielle et à une très forte ambivalence de la dimension affective.
Une expérience enrichie par l’usage marchand et non marchand du téléphone portable : le point de vue des managers
28Tout comme les clients, les managers considèrent que l’usage marchand du téléphone portable peut avoir un impact relativement fort sur les dimensions physiques et cognitives de l’expérience (Tableau 3). Ils mettent en évidence un enrichissement de la dimension physique, mais contrairement aux clients, ils ne perçoivent pas l’altération de cette dimension due aux manipulations en plus et au manque de praticité de l’usage du téléphone portable. Ils soulignent également que le téléphone portable a pour conséquence de faire acheter plus ou, au contraire, de freiner un achat désiré (« A l’inverse un produit que le client avait l’habitude d’acheter et il voit que sur l’application il est très mal noté, du coup il décide de ne plus l’acheter », M11).
Expérience et usage marchand du téléphone portable : le point de vue des managers
Dimension | Fréquence d’apparition | Verbatim illustratifs |
---|---|---|
Physique | Enrichissement 15/15 managers (131 v.) | M12 : « On a l’application Casino Max qui permet de faire à la fois du paiement en caisse mais également de scanner les produits pour qu’il y ait moins d’attente en caisse, ça permet de suivre son budget sur le téléphone. |
Altération 4/15 managers (4 v.) | M8 : « C’est peut-être plus facile de feuilleter un catalogue papier qu’en digital, parce que déjà il faut capter. » | |
Cognitive | Enrichissement 15/15 managers (76 v.) | M1 : « Le smartphone donne un accès d’informations in- croyable. » |
Altération 6/15 managers (10 v.) | M13 : « Complexifier dans le sens où on a, on se pose encore plus de questions par rapport à ce que l’on achète. » | |
Affective | Enrichissement 9/15 managers (23 v.) | M11 : « On peut trouver du plaisir via la bonne affaire, et encore plus, lorsque les produits que l’on a l’habitude d’acheter sont en promotion. » |
Altération 9/15 managers (23 v.) | M13 : « Le fait d’avoir le catalogue digital sur son téléphone, qu’un produit soit en catalogue et qu’il ne le trouve pas peut provoquer de l’insatisfaction. » | |
Sociale | Enrichissement 9/15 managers (20 v.) | M12 : « Souvent j’entends que le client des fois il va sur le smartphone, il dit au vendeur c’est celui-là que je veux. » |
Altération 8/15 managers (10 v.) | M8 : « Il pose moins de questions aux vendeurs parce que sur téléphone il a les avis, les compositions. » | |
Temporelle | Enrichissement 7/15 managers (19 v.) | M11 : « Donc le bénéfice après en gain de temps est considérable. En perdant 10 minutes à créer une carte de fidélité, on en gagne en confort d’achat. » |
Altération 6/15 managers (10 v.) | M12 : « Il y en a qui sont restés des heures dans le rayon pour scanner et retrouver le produit qui est à 80 %. » | |
Symbolique | Enrichissement 8/15 managers (19 v.) | M13 : « Quand ils utilisent leurs applications, on sent qu’il y a vraiment un comportement responsable. » |
Altération 3/15 managers (3 v.) | M10 : « Des fois il y a un produit qu’il serait peut-être tenté d’acheter et il va voir qu’il y a 50 personnes qui disent que ce n’est pas bon, il va se dire que ce n’est pas bon mais si ça se trouve, il aurait adoré lui. » | |
Sensorielle | Enrichissement 3/15 managers (3 v.) | M8 : « Ils se promènent dans les rayons avec le catalogue sur le téléphone, ils voient les produits en promotion. » |
Altération 3/15 managers (4 v.) | M14 : « S’ils sont sur leur application, forcément ils ne vont pas regarder les promotions. » |
Expérience et usage marchand du téléphone portable : le point de vue des managers
Note : v. = verbatim.29Au niveau des usages non marchands, les managers sont partagés. Ils sont autant à considérer que le téléphone portable enrichit la dimension physique qu’à penser le contraire (Tableau 4).
Expérience et usage non marchand du téléphone portable : le point de vue des managers
Dimension | Fréquence d’apparition | Verbatim illustratifs |
---|---|---|
Physique | Enrichissement 6/15 managers (6 v.) | M11 : « Beaucoup sont au téléphone avec leurs écouteurs aux oreilles en train de téléphoner. » |
Altération 5/15 managers (10 v.) | M2 : « Voilà les petits accidents de caddies qui se rentrent dedans ou un caddie qui rentre dans une TG. » | |
Cognitive | Enrichissement 0/15 managers (0 v.) | |
Altération 7/15 managers (10 v.) | M2 : « Ils sont moins concentrés, puisque forcément ils sont la tête dans le téléphone. » | |
Sensorielle | Enrichissement 4/15 managers (4 v.) | M13 : « Le client peut écouter sa musique sur son téléphone. » |
Altération 5/15 managers (7 v.) | M15 : « Il n’est pas très réceptif à son environnement, il est vrai- ment focalisé sur son smartphone, donc il ne voit pas, il n’entend pas. » | |
Sociale | Enrichissement 0/15 managers (0 v.) | |
Altération 5/15 managers (6 v.) | M9 : « Le nombre de clients qui sont au téléphone quand ils passent en caisse, c’est impressionnant. Ils ne disent pas bon- jour, au revoir, etc. C’est une rupture dans le relationnel. » | |
Temporelle | Enrichissement 1/15 managers (1 v.) | M13 : « Vu que c’est une corvée, ils préfèrent faire leur corvée en même temps que téléphoner comme ça, ils pensent qu’ils font plusieurs choses à la fois. » |
Altération 2/15 managers (4 v.) | M11 : « Je les vois tourner en rond, rechercher leurs produits, ils ne sont pas concentrés, donc forcément ils vont mettre plus de temps. » | |
Affective | Enrichissement 0/15 managers (0 v.) | |
Altération 1/15 managers (1 v.) | M14 : « Il y a des incompréhensions entre l’hôtesse et le client parce qu’il ne sera pas attentif, il ne va pas donner sa carte et après à la fin il n’aura pas ses points et il va râler. » | |
Symbolique | Enrichissement 0/15 managers (0 v.) | |
Altération 0/15 managers (0 v.) |
Expérience et usage non marchand du téléphone portable : le point de vue des managers
Note : v. = verbatim.30Les managers interrogés soulignent l’impact positif de l’usage téléphone portable sur la dimension cognitive de l’expérience, surtout en cas d’indisponibilité ou d’absence des vendeurs sur le lieu de vente (« Pour le client qui veut un renseignement sur le produit, et s’il ne trouve pas quelqu’un dans l’instant dans le rayon, en allant sur une de ses applications et en scannant le code, il aura toutes les informations sur son téléphone en réel », M11). A l’instar des clients, ils évoquent également la complexification de l’acte d’achat (« Ils vont consulter des sites qui peuvent donner des informations parfois contradictoires, donc les perturber », M9), la réduction de la réflexion des clients, et ainsi, l’altération de la dimension cognitive de l’expérience. Pour ce qui est de l’usage non marchand du téléphone portable, cette dimension apparaît être uniquement altérée.
31L’ambivalence autour des dimensions affective, sociale et temporelle est également de mise du côté des managers pour l’usage marchand. Selon eux, le téléphone portable va enrichir la dimension affective grâce au confort d’achat, au plaisir de faire des bonnes affaires et au sentiment de réassurance. Toutefois, il la dégrade de par la frustration et la dépendance qu’il peut engendrer. L’usage non marchand du téléphone portable a, de son côté, une très faible influence sur cette dimension.
32Pour la dimension sociale, l’enrichissement semble se faire vis-à-vis du cercle privé et l’altération au niveau des interactions avec le personnel en contact. Ce rôle ambivalent du téléphone portable sur les interactions avec le personnel en contact semble plus prononcé chez les professionnels que chez les clients qui ne voient l’usage non marchand seulement comme une source d’altération de l’expérience.
33Les managers perçoivent le temps principalement comme une ressource à contrôler. Ils considèrent que l’usage marchand du téléphone portable permet de gagner du temps même si plusieurs soulignent son impact négatif sur la dimension temporelle. Concernant l’usage non marchand, ils perçoivent davantage une influence négative du téléphone portable sur l’expérience.
34La dimension symbolique est, dans une moindre mesure, enrichie, lors de l’usage marchand car les managers perçoivent le téléphone portable comme un moyen pour le client d’affirmer son identité et son autonomie, et de pouvoir rester connecté à l’enseigne. Ce dernier point se retrouve uniquement chez les managers qui considèrent que les données de navigation collectées permettent de pouvoir proposer des produits adaptés aux clients, et ainsi, de leur donner le sentiment d’avoir reçu un traitement préférentiel. L’usage non marchand n’a quant à lui aucun impact sur la dimension symbolique.
35Pour ce qui est de la dimension sensorielle, une fois encore, le téléphone portable – dans son usage marchand ou non – est source de stimulations mais peut également priver le client des stimulations proposées par le contexte expérientiel mis à sa disposition par l’enseigne.
36Nos résultats mettent en évidence que les professionnels tendent davantage que les clients à considérer que les usages marchands enrichissent l’expérience et que les usages non marchands l’altèrent (Figure 1). Tous les professionnels ne semblent néanmoins pas se questionner sur les usages opérés par leurs clients (« Je ne suis pas là à regarder ce qu’ils font avec leur téléphone », M11). Ceci peut apparaître surprenant dans la mesure où ils sont unanimes pour affirmer qu’ils doivent revoir leur stratégie et mieux y intégrer le téléphone portable. Une forme de myopie semble même les toucher dans la mesure où ils négligent les usages non marchands pour focaliser leur attention sur les seuls usages marchands qu’ils sont, en partie, en mesure de contrôler.
Représentation schématique de l’influence du téléphone portable sur l’expérience vécue(a)
Représentation schématique de l’influence du téléphone portable sur l’expérience vécue(a)
(a) Les notes ont été calculées en divisant le nombre total de verbatim de chaque catégorie par 10, avec une note maximum de 4 (par exemple, 160 verbatim / 10 = 16 > 4, donc note de 4 pour les clients pour ce qui est de l’enrichissement de la dimension cognitive grâce à l’usage marchand du téléphone portable). La note maximum de 4 a été choisie car seul le nombre de verbatim des dimensions cognitive et physique dépasse ce seuil. Même si la proportionnalité n’est pas respectée pour ces deux dimensions, ce choix offre une meilleure lisibilité aux graphiques.Conclusion
37En s’appuyant sur le cadre conceptuel de l’expérience, cette recherche s’intéresse à l’impact des usages marchands et non marchands du téléphone portable sur l’expérience de magasinage. Elle complète les travaux de Grewal et al. (2018) et Sciandra et al. (2019) en allant au-delà de la théorie des capacités attentionnelles et de l’impact sur les achats pour s’intéresser au vécu de l’expérience dans sa globalité.
38D’un point de vue théorique, la décomposition des effets de l’utilisation du téléphone portable sur chacune des dimensions de l’expérience contribue à enrichir la littérature sur l’expérience. Nous mettons en évidence que les dimensions ne fonctionnent pas de manière unifiée. Les dimensions cognitive et physique sont les plus affectées et sont principalement enrichies. Une utilisation spécifique du téléphone portable peut tout aussi bien enrichir une dimension et en altérer une autre. On constate également une ambivalence de l’influence du téléphone portable sur les différentes dimensions de l’expérience comme le soulignent Ardelet et al. (2017) dans le cas des objets connectés. Au contraire de Collin-Lachaud et Vanheems (2016), nos résultats suggèrent que l’utilisation du téléphone portable n’est pas toujours sans effort ni inconvénient, mais qu’elle implique la mobilisation de ressources cognitives. Ainsi, ils vont également à l’encontre des conclusions de Sciandra et al. (2019) qui soulignent que les chalands ne perçoivent que les bénéfices liés à l’usage non marchand du téléphone portable. Cette recherche constitue un prolongement des travaux sur l’expérience omnicanal. Le téléphone portable permet d’avoir des interactions simultanées et plus étendues que dans une expérience « classique » et offre davantage de liberté au client, deux caractéristiques principales de l’expérience omnicanal (Bèzes, 2018). Si la littérature sur le téléphone portable a essentiellement étudié son utilisation à des fins marchandes, notre recherche souligne que ses usages non marchands peuvent être tout aussi importants sur le vécu de l’expérience. En effet, le client peut recourir à son téléphone portable pour diverses raisons, marchandes ou non, voire utiliser différentes fonctionnalités simultanément. Dans certaines situations, les usages non marchands peuvent même conduire à l’état de flow, ce qui ne semble pas être le cas des usages marchands. Enfin, nos résultats révèlent une opposition entre continuité et discontinuité dans les usages du téléphone portable. Certains clients peuvent l’utiliser tout au long de leur trajectoire de magasinage, et ce à plusieurs fins, alors que d’autres vont y recourir de manière plus sporadique. La liste de courses ou le catalogue de l’enseigne interviennent en amont ou pour guider les pas du client dans le magasin étapes par étapes. De son côté, l’application Yuka participe au processus de décision d’achat des produits, le paiement par téléphone portable ou les applications coupe-file interviennent à la fin de la trajectoire, tandis que l’écoute de musique peut accompagner le client durant toute son expérience de visite.
39D’un point de vue managérial, nos résultats soulignent que le téléphone portable tend à influencer le parcours d’achat, que ce soit la trajectoire du consommateur au niveau spatial (ex. : application coupe file Monop’Easy qui supprime le passage en caisse) que sa réaction face aux produits (ex. : application Yuka qui peut inciter à acheter un produit non prévu ; réduction de l’attention lors d’un appel qui conduit à oublier de prendre un produit). Il convient également de mentionner que les clients sont lucides quant au pouvoir que l’utilisation du téléphone portable en magasin leur confère. Si certains usages sont plus ou moins imposés par les enseignes (ex : utilisation de l’application pour recevoir une réduction), d’autres sont délibérément choisis par les chalands. Le rapport de force avec les distributeurs semble ainsi s’inverser (Spaid et Flint, 2014), ce qui les oblige à revoir leur stratégie. L’analyse de l’évolution des ventes suite à l’utilisation par leurs clients d’applications telles que Yuka amène les détaillants à revoir leurs assortiments, à l’instar d’Intermarché qui a annoncé vouloir retirer 142 additifs de 900 produits de marque distributeur [1].
40L’analyse dyadique effectuée tend à souligner que les managers ne partagent pas exactement les mêmes représentations que leurs clients. Ils tendent, notamment, à sous-estimer l’influence des usages non marchands et de certains usages marchands qu’ils ne contrôlent pas. Pour autant, même si ces utilisations du téléphone portable ne constituent pas des antécédents de l’expérience contrôlables (Verhoef et al., 2009 ; Bèzes, 2018), elles n’en influencent pas moins l’expérience vécue. Le management de l’expérience client doit donc être pensé de telle sorte à ce qu’il soit profitable aussi bien aux enseignes qu’à leurs clients (Grewal et al., 2018). Nos résultats invitent les enseignes à ne pas voir le téléphone portable comme un concurrent, mais plutôt comme un allié à même d’enrichir l’expérience client. Les enseignes pourraient également continuer à développer des applications complètes afin de se rendre indispensables aux yeux des clients. Cette stratégie aurait l’avantage d’enrichir la dimension cognitive de l’expérience en simplifiant le processus de décision (ex. : accès à la composition d’un produit, à des comparatifs, au plan du magasin, à des suggestions de recettes) mais également les dimensions sociale et physique en favorisant les interactions sociales avec la sphère privée (ex. : liste des courses partagées). Ces applications peuvent miser sur la gamification et développer des quizz sur les produits recherchés par les chalands pouvant déboucher sur des réductions (Högberg et al., 2019). Les enseignes peuvent même aller jusqu’à intégrer des usages non marchands dans leur management de l’expérience client. Elles peuvent par exemple ajouter du contenu non marchand à leur application tel que la météo ou des flash infos (Sciandra et al., 2019) ou proposer du contenu indépendamment de toute application (ex. : QR codes en lignes de caisse donnant accès à des blagues ; jeux concours sur les réseaux sociaux). Si la dimension symbolique n’apparaît que rarement soulignée spontanément, elle n’en demeure pas moins un levier à ne pas négliger. Ainsi, des applications mettant en avant le statut privilégié du consommateur en lui proposant des réductions exclusives devraient être de nature à enrichir cette dimension. Toutefois, les enseignes doivent garder à l’esprit que leurs actions ne doivent pas être perçues comme intrusives (Gonzalez et Siadou-Martin, 2019).
41Cette recherche présente néanmoins certaines limites. Tout d’abord, le choix du contexte des courses ordinaires pose la question de la validité externe et de la transférabilité à d’autres types d’expériences de magasinage. Les courses constituent une activité doublement préméditée. En effet, le client a bien souvent une connaissance précise des produits qu’il souhaite acheter et il peut utiliser son téléphone portable en amont de son entrée en magasin pour géolocaliser les rayons ou préparer ses bons de réductions sur une application. Ensuite, les évaluations post-expérience ne permettent pas de mesurer toute la richesse de l’expérience vécue (Flacandji et Krey, 2020). Il pourrait être intéressant de recourir à un corpus photographique, à la méthode des protocoles ou à des mesures de l’activité électrodermale pour mieux évaluer l’impact du téléphone portable sur certaines dimensions de l’expérience. Par ailleurs, tous les usages du téléphone portable n’influencent pas l’expérience de la même façon et des recherches subséquentes pourraient permettre de mieux cerner les effets de chacune d’entre elles, sur la trajectoire d’achat notamment. Enfin, il pourrait être intéressant d’analyser en profondeur si des différences interindividuelles existent en termes d’impact du téléphone portable sur l’expérience de magasinage.
Annexe 1 : Caractéristiques des clients
Annexe 2 : Caractéristiques des managers
Bibliographie
Références
- Ardelet C., Veg-Sala N., Goudey A., Haikel-Elsabeh M. (2017), Entre crainte et désir pour les objets connectés : comprendre l’ambivalence des consommateurs, Décisions Marketing, 86: 31-46.
- Barth I. et Antéblian B. (2010), Comprendre les courses ordinaires : enjeux et implications pour les grandes surfaces alimentaires, Décisions Marketing, 58: 49-61.
- Beck M. et Crié D. (2015), Les nouvelles aides à la vente et à l’achat : définition, état de l’art et proposition d’une taxonomie, Décisions Marketing, 79: 131-150.
- Bellini S. et Aiolfi S. (2017), The impact of mobile device use on shopper behaviour in store: An empirical research on grocery retailing, International Business Research, 10(4): 58-68.
- Bèzes C. (2018), Quel smart retailing en magasin pour quelle expérience omnicanal vécue ?, Recherche et Applications en Marketing, 34(1): 1-24.
- Bouchet P. (2004), L’expérience au cœur de l’analyse des relations magasin-magasineur, Recherche et Applications en Marketing, 19(2): 53-71.
- Carù A. et Cova B. (2006), Expériences de marque : Comment favoriser l’immersion du consommateur, Décisions Marketing, 41: 43-52.
- Collin-Lachaud I. et Vanheems R. (2016), Naviguer entre espaces virtuel et réel pour faire ses achats : exploration de l’expérience de shopping hybride, Recherche et Applications en Marketing, 31(2): 43-61.
- Flacandji M. et Krey N. (2020), Remembering shopping experiences: The Shopping Experience Memory Scale, Journal of Business Research, 107: 279-289.
- Fuentes C., Bäckström K. et Svingsted A. (2017), Smartphones and the reconfiguration of retails-capes: Stores, shopping, and digitalization, Journal of Retailing & Consumer Services, 39: 270-278.
- Fuentes C. et Svingstedt A. (2017), Mobiles phones and the practice of shopping : a study of how young adults use smartphones to shop, Journal of Retailing and Consumer Services, 38: 137-146.
- Gentile C., Spiller N. et Noci G. (2007), How to sustain the customer experience: an overview of experience components that co-create value with the customer, European Management Journal, 25(5): 395-410.
- Gonzalez C. et Siadou-Martin B. (2019), Vers une clarification de l’intrusivité des applications mobiles servicielles : le cas du gaspillage alimentaire, Décisions Marketing, 94: 12-37.
- Grewal D., Ahlbom, C.-P., Beitelspacher L., Noble S.M. et Nordfält J. (2018), In-store mobile phone use and customer shopping behavior: evidence from the field, Journal of Marketing, 82(4): 102-126.
- Högberg J., Shams P. et Wästlund E. (2019), Gamified in-store mobile marketing: The mixed effect of gamified point-of-purchase advertising, Journal of Retailing and Consumer Services, 50: 298-304.
- Holmes A., Byrne A. et Rowley J. (2013), Mobile shopping behaviour: Insights into attitudes, shopping process involvement and location, International Journal of Retail & Distribution Management, 42(1): 25-39.
- Jeanpert S. et Seck A.M. (2018), L’utilisation du mobile en magasin est-elle source de valeur pour le client ?, Colloque Etienne Thil, Roubaix, 4-5 octobre.
- Punj G.N. et Stewart D.W. (1983), An interaction framework of consumer decision making, Journal of Consumer Research, 10: 181-196.
- Rivière A. et Mencarelli R. (2012), Vers une clarification théorique de la notion de valeur perçue en marketing, Recherche et Applications en Marketing, 27(3): 97-123.
- Roederer C. (2012), Contribution à la conceptualisation de l’expérience de consommation : émergence des dimensions de l’expérience au travers des récits de vie, Recherche et Applications en Marketing, 27(3): 81-96.
- Sciandra M.R., Inman J.J. et Stephen A.T. (2019), Smart phones, bad calls? The influence of consumer mobile phone use, distraction, and phone dependence on adherence to shopping plans, Journal of the Academy of Marketing Science, 47: 574-594.
- Spaid B.I. et Flint D.J. (2014), The meaning of shopping experiences augmented by mobile internet devices, Journal of Marketing Theory & Practice, 22(1): 73-90.
- Stroz J., Benavent C. et de Pechpeyrou P. (2019), L’intérêt des techniques mobile-in-store : le rôle spécifique de l’orientation d’achat, Décisions Marketing, 93: 34-51.
- Verhoef P.C., Lemon K.N., Parasuraman A., Roggeveen A., Tsiros M. et Schlesinger L.A. (2009), Customer experience creation: Determinants, dynamics and management strategies, Journal of Retailing, 85(1): 31-41.
Mots-clés éditeurs : expérience de magasinage, téléphone portable, ambivalence, courses ordinaires, expérience omnicanal
Mise en ligne 28/05/2021
https://doi.org/10.7193/DM.100.79.96