Couverture de DM_097

Article de revue

Les paradoxes identitaires des hipsters : quelles stratégies pour les marques ?

Pages 71 à 86

Notes

  • [1]
    Dix ans après sa cotation en Bourse, la marque de prêt-à-porter American Apparel, est en faillite (Libération, 05/09/16). De même, les ventes d’Urban Outfitters, communément appelé le « supermarché de la hipster attitude » sont en constante baisse depuis 2011 ; l’action ayant perdu 35% de sa valeur en 2015 (Libération, 05/09/16).

1Les contre-cultures de consommation ne sont pas un phénomène nouveau et occupent une place centrale dans l’évolution des sociétés de consommation occidentales. Elles se forment sur la base d’oppositions communes aux normes dominantes de la société, et placent la résistance à l’hégémonie du marché au cœur de leur identité (Arnould et Thompson, 2005). Elles sont ainsi, des cibles de consommateurs que les marques ont encore du mal à viser.

2Bon nombre de recherches les ont appréhendées via les paradoxes identitaires qu’elles sous-tendent (Firat et Venkatesh, 1993). Les principaux paradoxes postmodernes de la consommation jusqu’à lors étudiés relèvent des oppositions « hétérogénéité vs uniformité », « consommation passive vs personnalisation active », « individualisme vs tribalisme » ou encore « fragmentation vs mondialisation » (Cova, 1996). Dans le cadre de ce papier et à l’instar des travaux de Cova, Carù et Cayla (2018), nous nous intéressons au paradoxe identitaire des contre-cultures « existence par le marché vs échappée du marché » que l’on observe par exemple, dans l’adoption de modes alternatifs d’échange ou dans la réappropriation de certains produits. L’appréhension de ce paradoxe identitaire et sa traduction en leviers d’action marketing sont des enjeux majeurs pour les marques, qui ont des difficultés à cibler les adeptes des contre-cultures de consommation.

3Ce papier a choisi la contre-culture hipster comme terrain de recherche. Bien que ce terme soit né dans les années 1940, il n’en existe pas de définition consensuelle. Arsel et Thompson (2011) l’entendent comme une expression culturelle de la consommation indépendante et notent sa prégnance dans les domaines de la musique, de l’art et de la mode. Les derniers papiers se référant aux hipsters insistent sur le sens symbolique de leur consommation, en opposition au consumérisme traditionnel, et les présentent comme une « contre-culture à la mode » (Arsel et Thompson, 2011, p. 795). Peu de recherches sur cette contre-culture ont été conduites. Les travaux d’Arsel et Thompson (2011) s’intéressent aux mécanismes de préservation identitaire que les hipsters développent, étant menacés par un mythe de marché banalisé et caricaturé. Ceux de Cronin et al. (2014a) appréhendent le profil des hipsters via leurs actions de résistance et de non-conformité à la culture dominante, avec pour champ d’application la consommation alimentaire.

4Au niveau managérial, cette contre-culture est devenue une cible de choix pour les marques et sa pérennité en fait sa force au regard d’autres communautés obsolètes (EMO, Techtonik…). Dans le domaine du prêt-à-porter par exemple, la marque The Kooples s’est appropriée le style hipster pour définir son image. Elle met en scène, dans une atmosphère rock et chic, des couples branchés, à l’allure « bobo » et dandy. Dans le secteur de l’horlogerie, la tendance hipster permet de relancer la marque de montres Lip, après avoir disparu pendant près de quarante ans, avec le slogan explicite « N’est pas Lipster qui veut ». De même, dans le domaine du tourisme, la Bretagne a utilisé le thème hipster pour orchestrer le lancement de la ligne LGV et attirer les habitants de la capitale. La campagne « Passez à l’Ouest » permet de communiquer sur des idées reçues « Ici aussi on a des hipsters », « Ici aussi on a un marché aux puces ».

5Le Wall Street Journal et Brand Week rappellent également que l’importance commerciale de la mouvance hipster ne cesse de croître depuis plus de trente ans (Arnould et Thompson, 2005). De même, McWilliams (2015) dans son ouvrage « Flat White Economy » note que ce sont des participants actifs de la vie économique avec un fort pouvoir d’achat.

6Mais si le phénomène hipster séduit les gestionnaires de marques, s’inscrire dans cette tendance n’est pas sans risque. En effet, réservée au départ à une « élite » anticonsumériste, la mouvance hipster a défini des codes stylistiques facilement imitables, repris à des fins commerciales par des marques de consommation de masse. Aussi, renier les fondements de cette contre-culture dans une logique marchande ne conduirait-il pas à la ruine des marques qui en font leur crédo [1] ?

7Notre recherche prend pour terrain d’application le profil hipster, afin d’investiguer le paradoxe identitaire « existence par le marché vs échappée du marché ». Vingt-cinq entretiens semi-directifs ont été conduits afin de décrypter les oppositions structurant ce paradoxe, pour qu’elles soient comprises et utilisables par les marques. Plus globalement, ce papier tente de répondre à la problématique générique suivante : comment les marques traduisent-elles les paradoxes identitaires des contre-cultures en leviers d’action marketing ?

8Cet article est structuré en trois parties. Premièrement, prenant pour ancrage théorique le courant postmoderne, nous présentons les paradoxes identitaires liés à la consommation et les principales recherches conduites sur la contre-culture hipsters. Deuxièmement, nous analysons le paradoxe identitaire « existence par le marché vs échappée du marché » au travers de six oppositions structurant son discours. Enfin, nous mettons en perspective la traduction de ces oppositions dans les pratiques managériales et discutons les enjeux auxquels s’exposent les marques ciblant les adeptes des contre-cultures de consommation.

Postmodernité, paradoxes identitaires et consommation

9Le postmodernisme est mobilisé en comportement du consommateur afin d’appréhender les paradoxes identitaires de la consommation (Firat et Venkatesh, 1993). Un paradoxe étant une déclaration a priori contradictoire, bien que fondée ou valable ; il se base toujours sur l’idée que des conditions opposées peuvent exister simultanément (Mick et Fournier, 1998). Le consommateur postmoderne affiche des représentations de soi opposées et prône ainsi, la non-conformité à une image unique (Firat et Venkatesh, 1993). Parmi, les paradoxes identitaires postmodernes relevés dans la littérature, le paradoxe « existence par le marché vs échappée par le marché » a retenu notre attention.

La consommation comme moyen d’existence

10Les travaux sur l’existence par le marché s’intéressent principalement aux paradoxes identitaires induits par la consommation. À titre d’exemple, Cronin et al. (2014b) s’intéressent aux paradoxes identitaires dans l’expérience de consommation alimentaire des femmes. Ils montrent que leurs choix alimentaires reflètent le paradoxe « féminité ascétique vs féminité hédonique », où l’aliment doit à la fois répondre au diktat de la minceur et au plaisir gustatif. Les auteurs identifient un autre paradoxe identitaire « maîtresse de maison vs domestique », lié au rôle de mère nourricière. Bien que la préparation des repas contribue à la réalisation de soi, un sentiment de servitude reste perçu par ces femmes qui relèguent leurs propres envies derrière celles de leur famille (Cronin et al., 2014b).

11Skandalis, Byrom et Banister (2016) analysent quant à eux, le paradoxe identitaire « individualisme vs tribalisme », dans le cadre de l’expérience de jeu en ligne Football Manager. Ils notent que l’immersion individuelle des joueurs est juxtaposée à leur intégration tribale au sein de la communauté du jeu. Plus précisément, si les joueurs cherchent à se dévouer totalement au jeu, ils ressentent néanmoins le besoin de partager collectivement leurs réalisations au sein de la communauté. Ainsi, l’expérience de jeu en ligne met en tension l’identité personnelle et collective.

12Enfin, Cova (1996) puis Holt (2004) ont examiné les moyens employés par les consommateurs pour pallier ces paradoxes et résoudre leurs dilemmes identitaires. Pour Cova (1996), le marketing tribal contribue au maintien de ces paradoxes identitaires en proposant des produits favorisant une plus grande liberté des consommateurs, tout en les reliant à une communauté. Pour Holt (2004), ce sont les marques iconiques qui vont servir de repères dans le paysage de la consommation.

La résistance à la consommation comme échappatoire

13L’échappée du marché est souvent associée à la notion « d’aliénation », entendue comme une condition individuelle reflétant une déconnexion vis-à-vis d’autrui, des institutions ou du soi réel (Kozinets, 2001). Aussi, les travaux de Cova et al. (2018) proposent un cadre intégrateur aux recherches sur cette thématique et mettent en évidence une typologie d’évasions basées sur deux dimensions : la distance au soi et la distance du domicile. La distance au soi est liée à la quête croissante de la perte de soi (Scott et al., 2017) alors que la distance du domicile est liée au contexte expérientiel (Carù et Cova, 2007). Quatre types d’évasions sont identifiées : 1. Les évasions banales et quotidiennes, favorisées par les technologies virtuelles ; 2. Les évasions réparatrices encouragées par les tiers lieux, publics ou privés (centres commerciaux, lieux culturels, cercles amicaux) ; 3. Les évasions guerrières associées à la douleur physique de la pratique d’un sport et au dépassement de soi ; 4. Les évasions Turnériennes représentées par l’appartenance communautaire.

14Les recherches sur l’échappée du marché ont analysé les pratiques de consommation des contre-cultures comme moyen de s’opposer à la culture dominante (Kozinets, 2002). Trois particularités leur sont généralement attribuées (Desmond et al., 2000) : l’authenticité (ancrage dans un courant de pensée dominant et résistance à la société de consommation), la médiation (intra et inter contre-cultures) et la différence (croyance en un système de valeurs cohérent favorisant le changement culturel).

15Ces recherches ont également insisté sur le fait que si les membres de contre-cultures cherchent à créer une identité propre, à contre-courant, l’observance des codes de la communauté reste de mise. À titre d’exemple, les travaux de Chaney et Goulding (2016) sur le style vestimentaire montrent que les consommateurs d’Heavy Rock utilisent des tenues alternatives (vêtements noirs, teeshirts aux ornements macabres, maquillage gothique, ceintures et bracelets cloutés) afin de s’opposer à la norme tout en se conformant à une uniformisation communautaire. De même, ceux de Cléret et Rémy (2010) sur la contre-culture Electrodance, notent que le port de vêtements fluorescents permet de se démarquer des standards stylistiques courants, mais reste en accord avec la culture hip-hop dont elle s’inspire.

16Les préférences musicales sont également le moyen pour les contre-cultures, d’exprimer une identité paradoxale, axée tant sur l’individu que sur le groupe. Ulusoy et Schembri (2018) ont montré récemment que, les messages diffusés par la musique contre-culturelle stimulent la pensée critique individuelle et encouragent l’ouverture à d’autres contre-cultures. Le mécontentement social scandé dans ces musiques favoriserait des affiliations contre-culturelles éclectiques et fragmentées (Ulusoy et Schembri, 2018).

17Les codes des contre-cultures sont parfois repris par les entreprises du marché capitaliste à des fins de commercialisation pour s’imposer comme une tendance de consommation (Izberk-Bilgin, 2010). On retrouve ici les thèmes de la critique artiste du capitalisme condamnant le manque d’authenticité de la société marchande et l’étranglement du potentiel créatif des individus (Boltanski et Chiapello, 1999). Tel est notamment le cas du phénomène hipster, initialement considéré comme l’expression d’une contre-culture de consommation et devenu progressivement un mythe de marché banalisé (Arsel et Thompson, 2011).

Consommation postmoderne, entre échappée du marché et existence par le marché : application au cas des hipsters

18À l’origine, le terme « hipster » provient du mot « hepcat », utilisé par les jazzmen de l’époque aux États-Unis, pour désigner des artistes et autres initiés dans la scène musicale. Peu à peu, le mot se transforme et devient « hipster » en référence au terme « hip » pour évoquer un style « branché » et avant-gardiste (Greif, 2010). Son opposition aux normes dominantes de la culture américaine fait très vite du hipster une véritable icône culturelle de la consommation indépendante (Arsel et Thompson, 2011). Les hipsters sont ainsi présentés comme une communauté issue de la classe moyenne (Lanham, Nicely et Bechtel, 2003), symbole d’une rébellion contre-culturelle, individualiste et artistique (McCracken, 2010). Si la base identitaire de la contre-culture de consommation hipster repose sur l’échappée du marché, elle semble également exister à travers le marché. Les travaux d’Arsel et Thompson (2011) appréhendent le profil hipster via le champ de la consommation indépendante et s’intéressent aux mécanismes de préservation identitaire qu’ils développent. Observant la naissance d’un mythe de marché dévalorisant et banal, les auteurs analysent le processus de « démystification » (pratiques, stratégies, contre-discours) qu’utilisent les hipsters, pour s’abstraire d’associations marchandisées et superficielles. Ainsi, l’image de contre-culture des hipsters, associée à la volonté de s’extraire du marché, est juxtaposée au mythe de marché hipster, synonyme de contre-culture à la mode existant par le marché.

19Ce paradoxe quant à l’identité de la contre-culture hipster constitue le point de départ du présent article. Cette recherche s’intéresse au profil identitaire des hipsters dans une approche postmoderne de juxtapositions des paradoxes (Firat et Venkatesh, 1993 ; Skandalis et al., 2016). L’objet est d’investiguer le paradoxe identitaire « existence par le marché vs échappée du marché » et de décrypter les oppositions que ce paradoxe induit, afin qu’elles puissent être utilisables par les marques. Pour ce faire, une approche qualitative par entretiens a été adoptée (Encadré 1).

Encadré 1 : Méthodologie de l’étude qualitative par entretiens approfondis

Afin de mieux appréhender les paradoxes fondateurs de l’identité des hipsters, une approche exploratoire a été privilégiée dans cette recherche en raison du manque de travaux sur le sujet.
L’échantillon
La sélection de l’échantillon a reposé sur deux étapes complémentaires. Dans un premier temps, nous nous sommes intéressés au phénomène de « mode indépendante » largement porté par la culture hipster (Arsel et Thompson, 2011). Pour ce faire, nous avons contacté l’association Maison Mode Méditerranée, le Marché de la Mode Vintage de Lyon et les administrateurs de groupes dédiés à la mode vintage sur Facebook. Un échantillon « boule de neige » a permis de sélectionner 42 répondants potentiels. Tous ont été soumis à une première phase d’entretiens individuels, d’une durée moyenne de 45 minutes, afin d’appréhender leur histoire, leurs modes de vie, leurs passions et leurs expériences de consommation en matière de « mode indépendante ». Pour ne pas introduire de biais, le terme « hipster » n’a pas été mentionné lors de cette première collecte de données. L’analyse du corpus, issu de la retranscription intégrale des 42 entretiens, a été réalisée par deux chercheurs indépendants. À l’issue, 17 individus ont été éliminés de l’échantillon final. Les 25 répondants sélectionnés pour participer à la deuxième collecte de données sont ceux ayant spontanément abordé la culture hipster. Leur discours insistait sur l’opposition entre phénomène de mode et contre-culture et proposait une définition personnelle du hipster. En termes d’orientation professionnelle, les 25 recrutés étaient majoritairement vendeurs, serveurs dans des cafés, disc-jockey ou producteurs dans une AMAP. Il est à noter que si nous avons tenté de respecter les critères de représentativité habituels utilisés dans la construction de l’échantillon, celui-ci se compose de 11 hommes et 14 femmes majoritairement jeunes ([18-42 ans]).
Le déroulement des entretiens
La seconde phase d’entretiens individuels visait à appréhender les paradoxes identitaires des hipsters. Elle s’est déroulée 3 semaines après la fin de la première. Elle a été conduite auprès des 25 répondants à leur domicile ou sur leur lieu de travail, en régions PACA et parisienne. Les entretiens ont duré en moyenne 1h et ont été enregistrées et retranscrites sur plus de 450 pages. Le guide utilisé se divisait en 4 parties : 1. Évocations spontanées suite à la présentation d’une photographie présentant 4 hommes ayant un style hipster ; 2. Valeurs associées à la mouvance hipster et apprentissage/transmission de ces valeurs ; 3. Identification à la communauté. 4. Style de vie et relations aux marques. L’usage d’une technique projective en début d’entretien nous a permis de nous concentrer sur la thématique du hipster, que les participants avaient spontanément abordée lors de la première collecte de données.
L’analyse du discours des répondants
Une analyse de contenu thématique a été menée via le logiciel Sphinx Lexica et permet de reconnaître six oppositions structurant le discours des hipsters et illustrant le paradoxe identitaire « existence par le marché vs échappée du marché ». Les contradictions mises en évidence se veulent structurelles et transversales dans leur discours. Ainsi, les oppositions identifiées sont récurrentes dans le discours des répondants, et se retrouvent au travers des différentes thématiques abordées en entretien. En d’autres termes, chaque question du guide d’entretien n’aboutit pas exclusivement à une opposition, mais à un ensemble de thèmes structurant l’analyse et permettant in fine d’illustrer le paradoxe identitaire « existence par le marché vs échappée du marché ».

Les paradoxes identitaires du hipster : du reflet à la mentalisation

20Bien que les participants aient reconnu immédiatement le style hipster des hommes représentés sur la photographie, ils ne s’y identifient pas pour autant. Il existe donc, un décalage entre la façon dont ils se perçoivent et celle dont ils sont perçus. Nous avons ainsi choisi d’analyser les caractéristiques identitaires des hipsters à partir des concepts de « reflet » et de « mentalisation » (Kapferer, 1997) (Figure 1). Ces facettes, traditionnellement utilisées pour comprendre l’identité de marque, ont été choisies ici pour appréhender le décalage entre image projetée et image perçue. Dans le cadre de l’identité de marque, le reflet s’apparente au miroir externe de la cible (« ils sont ») ou encore au soi social. La mentalisation correspond quant à elle, au miroir interne de la cible (« je suis »), le soi individuel. Ces catégories sémantiques sont appliquées à l’analyse du discours des hispters. Elles permettent d’illustrer le paradoxe identitaire « échappée du marché vs existence par le marché » au travers de six oppositions : 1. Absence de catégorisation vs membres d’une communauté ; 2. Marginaux vs bourgeois ; 3. Avant-gardistes vs trendy ; 4. Libres vs prisonniers de leurs codes ; 5. Autodidactes vs apprentis ; 6. Passionnés vs indifférents.

Figure 1

Les paradoxes identitaires des hipsters : de la mentalisation au reflet

Figure 1

Les paradoxes identitaires des hipsters : de la mentalisation au reflet

1 – Absence de catégorisation vs Appartenance communautaire

21Bien qu’appartenant clairement à la communauté des hipsters, les répondants n’affirment pas faire partie de ce groupe qu’ils observent comme externe à eux-mêmes : « Cela peut paraître très cliché, mais quand j’entends le terme “hipster” je vois un homme d’une vingtaine d’années, à la table d’un Starbuck, travaillant sur un MacBook flambant neuf et vêtu d’une chemise à carreaux, d’un bonnet et surtout d’une paire de lunettes épaisses et d’une barbe de trois jours ». Les codes visibles de l’appartenance communautaire (« MacBook », « chemise à carreaux », « bonnet », « paires de lunettes », « barbe », « Starbuck ») traduisent le thème de l’existence par le marché. Arsel et Thompson (2011) notent que ces codes de discrimination esthétique sont parfois utilisés par les hipsters afin de « démystifier » le champ de la consommation indépendante. Ils rappellent que les marques symbolisant l’icône hipster ne représentent pas les valeurs esthétiques qu’ils adoptent ou les motivations sous-jacentes. Les personnes les « qualifiant » d’hipsters sont considérées comme « des outsiders non informés et dépourvus de sophistication ».

22Si dans l’imaginaire collectif, les hipsters semblent former une communauté, leur sentiment d’appartenance communautaire et les mécanismes d’identification au groupe demeurent quasi-inexistants. Par ailleurs, le refus de toute forme de catégorisation est clairement revendiqué dans leur discours : « Je ne me revendique d’aucun mouvement ni d’aucun groupe. Je n’aime pas lorsque l’on met des personnes dans des cases en fonction de leurs vêtements, styles de musique ou modes de vie ». Les hipsters semblent ainsi privilégier leur identité personnelle, c’est-à-dire la représentation de soi en tant qu’individualité unique, au détriment de leur identité sociale. Ainsi, le refus de toute catégorisation reflète le thème « l’échappée du marché ». Nous considérerons, à l’instar des travaux de Cova et al. (2018), les hipsters comme une tribu postmoderne qui ne s’affirme pas.

2 – Marginaux vs Bourgeois

23Le paradoxe identitaire « existence par le marché vs échappée du marché » est également illustré par l’opposition « marginaux vs bourgeois ». La marginalité, liée à l’absence de catégorisation est une caractéristique propre aux hipsters, les conduisant à l’exclusion sociale (« l’échappée du marché »). Elle va de pair avec la notion de pauvreté : « Ce style c’est la barbe, les chemises à carreaux, des vieux jeans… un style pauvre, mais esthétique » ; « Ma mère dit que je m’habille comme une clocharde ». Les hipsters ont tendance à fuir les réseaux de distribution traditionnels et privilégient des circuits alternatifs : « Je n’aime pas trop fréquenter les grosses enseignes de prêt-à-porter, je préfère les petites friperies qui proposent des vêtements bien plus sympas et originaux ». Ils se distinguent de la masse, s’associent à un art choquant ou révolutionnaire, et au final, existent par le marché en s’opposant aux conventions (Cronin et al., 2014a). L’image de l’individu déviant au travers de laquelle le hipster se définit, ne reflète pas celle du bourgeois ou « bobo » qu’il véhicule : « Les hipsters représentent dans l’imaginaire collectif le “bobo” du XXIe siècle ». Pour Arsel et Thompson (2011), la tendance à caricaturer des contre-cultures de consommation est courante. Dès lors qu’elles se dotent de valeurs identitaires, ces contre-cultures sont en proie à des marques qui utilisent et exacerbent leurs représentations iconiques comme élément de différenciation de leurs produits. Ainsi, une contre-culture de consommation comme celle des hipsters peut être réduite à une tendance emblématique « bourgeois bohème », compte tenu des produits qu’elle mobilise et des attitudes stéréotypées qu’elle adopte (Arsel et Thompson, 2011).

3 – Avant-gardistes vs Trendy

24Le hipster affiche clairement son désir d’être précurseur dans différents domaines (artistiques, vestimentaires, technologiques). Il a tendance à adopter une démarche active dans la recherche d’information sur de nouveaux produits au point de devenir un expert : « Je suis fan de casques audio, je fais beaucoup de recherches sur les dernières sorties, les dernières technologies. J’aime dénicher les sites de musique inconnus du grand public ». Cette expertise se traduit par l’expérimentation de comportements en amont de leur intégration et de leur diffusion au sein de la société. Comme l’illustre le verbatim précédent, la découverte de sites de musique encore inconnus apparaît comme un comportement de recherche pointue. Le fait d’être avant-gardiste tend à les abstraire du marché dans la mesure où ils sont en quête de produits et services non encore diffusés.

25Néanmoins, s’ils font de l’avant-gardisme une revendication, les hipsters restent perçus comme de simples suiveurs des tendances actuelles, comme en atteste le discours de nos répondants : « Le style hipster est à contre-courant, c’est devenu branché, à la mode, ce qui va à l’encontre de l’essence même du hipster ! ». Ces résultats avaient également été mis en avant par Arsel et Thompson (2011) qui présentent le hipster comme une contre-culture à la mode. Et c’est donc en suivant un phénomène de mode qu’il peut, au final, exister par le marché.

26L’opposition « avant-gardisme vs trendy » est facilement compréhensible : la volonté d’être précurseur en matière stylistique, artistique et musicale le pousse à adopter un comportement d’initiateur de tendances. Ces tendances sont ensuite reprises, généralisées et deviennent des phénomènes de mode, s’adressant à des consommateurs de tendances plutôt qu’à des créateurs (Arsel et Thompson, 2011).

4 – Libres vs Prisonniers de ses codes

27Pour les hipsters, le refus de catégorisation sociale, tout comme l’absence de sentiment d’appartenance est source de liberté. La seule règle à laquelle ils obéissent est le fait de ne pas en avoir : « Sachant que je n’ai aucune règle et que je ne m’impose aucune limite dans le choix de mes vêtements, dans la manière de tailler ma barbe et dans ma façon de vivre en général, je suis totalement libre de ce côté-là, et je ne m’impose vraiment aucune contrainte. C’est important d’avoir un esprit libre et indépendant à l’heure de l’uniformisation des individus, sans aucune identité propre qui, je pense, peut-être dangereuse sur le long terme ». Pour autant, l’analyse du discours des répondants tend à démontrer la prégnance de l’apparence et par-là même celle des codes esthétiques auxquels ils doivent répondre : « C’est être en soi perfectionniste lorsque l’on s’habille, que l’on taille sa barbe ou que l’on écoute de la musique par exemple ».

28Ainsi, si les hipsters entendent « l’indépendance » et la « liberté » comme les valeurs guidant leur mode de consommation, ils ne demeurent pas moins prisonniers des codes qui définissent leur image. Aussi, bien que la liberté soit présentée comme le moyen de s’abstraire du marché, les codes régissant leur mode de consommation, les font exister par le marché.

5 – Autodidactes vs Apprentis

29Les hipsters développent et apprennent les codes auxquels ils sont soumis tels de véritables autodidactes : « J’ai appris les codes par moi-même, des trucs que j’aime vraiment. J’ai appris des astuces sur des costumes par exemple, des règles que tu dois respecter ». Certains répondants reconnaissent néanmoins avoir été influencés directement par des personnes qu’ils considèrent comme des hipsters : « Il y en a qui aiment bien le style du hipster actuel et il n’y a rien de mal là-dedans, c’est leur problème. Et il y en a d’autres qui le sont dans leur comportement, comme ma cousine qui m’a vraiment inspiré. Elle m’a fait découvrir le quartier de Williamsburg ». Le mode de vie hipster peut donc répondre à une forme d’apprentissage auprès de personnes influentes de cette mouvance. Ainsi, selon l’état d’avancement dans l’apprentissage, les hipsters peuvent avoir un statut différent, allant de l’apprenti à l’autodidacte, servant de démarcation symbolique au sens d’Arsel et Thompson (2011). Cette démarcation contribue à préserver l’identité menacée des hipsters, en opérant une distinction de statut lié à leur investissement dans le champ de la consommation indépendante. Cette opposition traite d’un modèle d’apprentissage des codes, rites et symboles propres à la contre-culture hipster. Si pour les hipsters un apprentissage en autodidacte est un moyen d’intégrer ces codes, ils restent également sensibles à des influenceurs, et se placent ainsi dans une posture d’apprentis. L’apprentissage des codes en autodidacte tend donc à les abstraire du marché, même si l’influence que peuvent exercer certains pairs atteste de leur existence par le marché.

6 – Passionnés vs Indifférents

30Les hipsters se présentent comme des êtres passionnés qui, au travers de leurs activités culturelles ou artistiques, vont chercher à exprimer leur individualité : « C’est un peu un milieu élitiste où l’on partage des passions différentes, mais communes ». Leur créativité s’exprime par une passion pour l’art (photographie, cinéma, musique, « Je crée mes propres sons, mais juste par passion »), la mode ou le « do it yourself » (« Le « do it yourself » est de mise en ce qui concerne les vêtements. Avec des vieilles chemises et teeshirts on peut modifier, rajouter des couleurs pour en faire quelque chose de neuf à la fois tendance et sympa avec un look vintage »). On retrouve ici les idées de Belk (1988, p. 146) pour qui, « l’avoir, le faire, et l’être sont intégralement liés » dans la définition du soi. Le hipster se trouve immergé dans cette quête de l’objet qu’il va incorporer à son self. Il affirme sa distance par rapport à la société de consommation (l’être), et pour trouver l’objet unique (l’avoir), il passe beaucoup de temps à le rechercher (le faire). Mais si les hipsters se présentent comme des êtres passionnés, le reflet identitaire qu’ils projettent relève plus de l’indifférence : « Quand tu vois un hipster, tu te dis ce mec est totalement décalé, limite “je m’en foutiste” ». Il existe donc un total décalage entre « l’avoir » (le centre d’intérêt, l’objet source de passion) et « l’être » (la distanciation par rapport à la société de consommation, l’indifférence vis-à-vis d’autrui). En d’autres termes, le partage des passions pour la consommation indépendante crée une identité collective, permettant d’asseoir une existence par le marché (Skandalis et al., 2016). Néanmoins, l’image d’indifférents qu’ils projettent encourage leur échappée du marché.

31La Figure 1 synthétise les caractéristiques préalablement énoncées et retrace le profil identitaire des hipsters, via l’opposition reflet/mentalisation. Les stratégies d’utilisation de ces oppositions identitaires par les marques sont abordées dans la sous-section suivante.

32Sur le plan théorique, ce papier s’inscrit dans le prolongement des travaux de Cova et al. (2018). En effet, les résultats montrent que l’évasion de la contre-culture hipster se caractérise par une distanciation au soi et à l’univers domestique importante. En effet, les six oppositions mises en évidence, se basent sur la distinction entre soi réel et soi social. La distance entre ces deux facettes du soi contribue à définir des identités multiples. La distance de l’univers domestique s’observe quant à elle, dans la tendance à la marginalisation. La fuite des réseaux de distribution traditionnels au profit de la fréquentation des circuits alternatifs ou des lieux éphémères méconnus du grand public, illustre parfaitement cette tendance. Aussi, compte tenu d’une distance au soi et à l’univers domestique forte, l’échappée qu’offre la contre-culture hipster est peut-être de type Turnérien (Cova et al., 2018). L’évasion Turnérienne correspond à l’immersion dans une anti-structure ou encore une communauté potentiellement régénératrice. La contre-culture hipster peut s’apparenter à une communauté postmoderne, dans laquelle co-existent individualisme et tribalisme. On retrouve ici les caractéristiques de l’évasion Turnérienne (1974) :

  • Les interactions sociales entre les membres sont collaboratives : même s’ils se proclament autodidactes, les hipsters demeurent influencés par leurs pairs ;
  • Les objectifs sont communs : partage de différentes passions artistiques et culturelles ;
  • L’expérience de consommation transcende le marché par opposition à la traditionnelle nature commerciale des échanges : fréquentation de circuits alternatifs de distribution.

33Si nos résultats confirment certaines conclusions avancées par Arsel et Thompson (2011), ils s’en distinguent néanmoins, compte tenu du champ de recherche investigué. Les travaux d’Arsel et Thompson (2011) analysent les mécanismes de préservation identitaire dans un champ de consommation particulier, celui de la consommation indépendante et se focalisent sur la contre-culture hipster. Leur recherche, menée en comportement du consommateur montre que trois pratiques « démystifiantes » permettent de protéger leur identité : la discrimination esthétique, la démarcation symbolique et la souveraineté du consommateur. Nos résultats s’inscrivent quant à eux, dans le champ du management des marques et visent à traduire les paradoxes identitaires des contre-cultures en leviers d’action marketing, pour les marques qui souhaiteraient cibler le profil hipster. La section suivante propose des pistes stratégiques destinées à répondre à cet objectif.

Implications managériales : comment les marques peuvent-elles utiliser les paradoxes identitaires des hipsters pour mieux les cibler ?

Recourir au « Do It Yourself » pour éviter l’uniformisation et la catégorisation

34L’absence de catégorisation est une caractéristique identitaire forte chez les hipsters. Dès qu’ils se sentent catégorisés ou ciblés par une marque, les hipsters ont tendance à la fuir, compliquant ainsi toutes stratégies de fidélisation. Passionnés par l’art, la mode et la transformation de leurs produits, les hipsters s’intéressent beaucoup au mouvement « Do It Yourself ». Cette tendance met en exergue trois dimensions importantes dans la recherche de style du hipster : financière, récréative et protestataire. Aussi, les marques pourraient s’emparer de cette tendance pour satisfaire leur refus de catégorisation et tenter de les fidéliser. La customisation favorise en effet, le « sur-mesure » et contribuerait à renforcer le sentiment d’abstraction d’un marché de produits uniformisés. De même, ces individus étant reconnus comme des initiateurs de tendances, les marques pourraient faire appel à la production participative et solliciter leurs idées de produits nouveaux, via des plateformes spécialisées. À titre d’exemple, la marque Craft’n Sound offre la première enceinte Bluetooth déco à fabriquer soi-même (Encadré 2).

Encadré 2 : Craft’n Sound, la première enceinte DIY

Après une campagne de financement participatif réussie, la marque Craft’n Sound propose deux enceintes sédentaires sans fil vendues en kit, à assembler et à personnaliser soi-même. Le kit comprend les panneaux de bois, les haut-parleurs, les câbles de liaison, la mousse, la connectique, la colle à bois, les tournevis, l’électronique d’amplification et la réception Bluetooth. Ici, la marque met clairement en avant le DIY. Si l’effort de montage semble plus élevé, il permet à l’utilisateur/fabriquant de s’approprier ses enceintes et d’éviter l’uniformisation.

Offrir des produits/services innovants et d’avant-garde

35L’avant-gardisme apparaît comme l’une des caractéristiques identitaires des hipsters. Les marques ciblant ces consommateurs doivent donc insister sur l’innovation technologique de leurs produits. Tel est notamment le cas des marques rétro qui n’hésitent pas à renouveler leurs attributs techniques pour proposer une offre à la pointe. Dans le secteur de l’horlogerie par exemple, les montres Lip font leur réapparition après avoir disparu pendant près de 40 ans avec un slogan explicite « N’est pas Lipster qui veut » (Encadré 3). Considérée comme la doyenne des sociétés horlogères françaises, la marque Lip porte dans son ADN les codes de l’innovation, ayant été la première au monde à proposer un modèle électrique.

Encadré 3 : LIP et ses modèles de montres avant-gardistes

« N’est pas Lipster qui veut », tel est le slogan de la campagne de la marque française de montres Lip. En 2016, la marque est revenue sur le devant de la scène nationale et internationale de l’horlogerie, avec une campagne d’affichage au style vintage, en prenant pour égéries des hipsters. Si les codes stylistiques du hipster (barbe, tatouage, bretelles) sont mis en avant dans cette campagne, la marque réapparaît avec des modèles innovants tels que la Sous-Marinier, le premier modèle conçu pour la plongée, ou encore la nouvelle version de Himalaya dotée d’un mouvement mécanique à remontage automatique. Forts de leur succès, ces modèles renforcent l’aspect avant-gardiste de la marque Lip, qui faisait partie de son ADN.

36Les marques peuvent également utiliser des outils digitaux innovants pour renforcer le caractère avant-gardiste de leurs produits ou services. Tel est notamment le cas de la marque de prêt-à-porter The Kooples, qui propose aux couples du monde entier ses collections vintage et de nouveaux services virtuels. Afin de renforcer la proximité avec les clients et créer une intimité virtuelle, un assistant d’achat en ligne guide les clients en temps réel dans leur achat. Plus récemment, la marque a avancé sur le terrain des innovations digitales en créant une application mobile « BLACKOUT », un réseau social « anti-social » dédié aux couples. Son usage intuitif permet une découverte autonome de ses fonctionnalités avancées et favorise un apprentissage en autodidacte (Encadré 4).

Encadré 4 : BLACKOUT, le réseau social « anti-social » de The Kooples

Blackout est un réseau social dédié au couple avec une fonctionnalité unique : le décompte des secondes passées à deux, sans interruption. Une fois activée, un compteur démarre et l’application bloque tout appel, sms et notifications externes, permettant au couple d’être ni contacté, ni dérangé par autrui. Le lancement de ce micro-réseau social intimiste va à l’encontre même de la définition d’un réseau social, puisqu’il coupe le couple du monde extérieur. Il renforce ainsi l’image avant-gardiste de la marque.

S’approprier les codes de la liberté pour communiquer et laisser s’exprimer les passions

37Certaines marques s’inspirent des codes de la liberté, chers aux hipsters, pour crédibiliser leur message. Plusieurs possibilités s’offrent à celles qui souhaitent user de ces codes ; la première étant d’exploiter la liberté d’expression notamment via le street art. A titre d’exemple, la marque Converse a lancé en 2013 une campagne publicitaire « Shoes are boring. Wear Sneakers » dans les stations de métros parisiens, en donnant carte blanche aux artistes urbains KASHINK, NIARK1 et HOPARE, pour détourner des affiches de la marque. Une seconde possibilité est d’offrir aux consommateurs des supports d’expression au sein des boutiques, comme le fait l’enseigne de prêt-à-porter Citadium, afin d’échapper aux expériences d’achat classiques (Encadré 5).

Encadré 5 : Citadium et ses murs d’expression libres

L’enseigne de prêt-à-porter Citadium met à disposition de ses clients des murs d’expression pour les inciter à prendre la parole et développer leur créativité. Ces surfaces offrent un sentiment de liberté aux consommateurs qui peuvent dessiner, taguer ou colorier, écrire des messages tant inspirés que drôles. Cette démarche, à l’initiative de la marque, renforce sa proximité avec ses clients et place les points de vente comme de véritables lieux d’expression.

38Une autre stratégie des marques consiste à communiquer sur les préceptes de liberté qu’elles associent à leur offre-produit ou à leur mode de distribution. À titre d’illustration, la marque Big Moustache, jeune entre-prise de livraison de lames de rasoir, complète son activité avec un concept de barbiers ambulants (Encadré 6).

Encadré 6 : Big Moustache et son barbier ambulant

En 2015, l’entreprise Big Moustache propose le concept du barbier ambulant pour s’occuper des poilus barbus, moustachus, et rasés de près dans la rue. Avec un triporteur, le barbier ambulant sillonne la France exprimant ainsi une liberté de mouvement, mais également de style. Un des messages forts de la marque porte sur la diversité des modèles de barbe qui s’offrent aux hommes, tous libres de s’approprier le style qui leur convient, et où ils le souhaitent. À travers ce mode de distribution, la marque communique sur le caractère nomade et libre que reflète le style hipster.

Investir des lieux éphémères et marginalisés pour s’abstraire des lieux de distribution et de consommation traditionnels

39Nos résultats présentent la marginalité comme l’une des caractéristiques identitaires des hipsters. Les entreprises souhaitant surfer sur cette thématique peuvent ainsi investir des lieux éphémères et marginalisés pour s’abstraire des lieux de distribution traditionnels. Tel est notamment le cas de la SNCF qui, en partenariat avec Ground Control, a proposé en 2016 un club éphémère au pied d’un dépôt de trains abandonné à Paris (Encadré 7).

Encadré 7 : Grand Train : le club éphémère et marginal de la SNCF

En 2016, le collectif Ground Control et la SNCF ont créé « Grand Train », un lieu alternatif éphémère dans un ancien dépôt appartenant à la SNCF dans le 18e arrondissement de Paris. Derrière son apparence marginale (hangars désaffectés de 6 000 m²), cet endroit se revendique « libre et curieux » et propose au public un parcours original et décalé, dédié à l’univers des chemins de fer et du voyage. Ouvert de mai à octobre, ce lieu apparaît comme un salon des innovations sociales où se mélangent restaurants, bars, salles de cinéma, espace scénique, barbier, tatoueur, terrains de pétanque, poulailler ou encore potager urbain co-partagé.

Faire appel à des influenceurs pour définir les codes de la tendance hipster

40Les marques désirant surfer sur un phénomène de mode ont tout intérêt à se baser sur le reflet ou l’image que projettent les hipsters. Les membres de la communauté étant assimilés à des apprentis, il est possible de faire appel à des influenceurs qui définiront des codes précis à respecter. Parmi les figures emblématiques de la mouvance hipster, le mannequin sexagénaire Philippe Dumas a récemment adopté un look hipster, et séduit des consommateurs et des marques souhaitant s’inscrire dans une tendance actuelle (Encadré 8).

Encadré 8 : Philippe Dumas, le nouvel influenceur de la mode hipster

Avec 42 000 followers sur Instagram, Philippe Dumas (@Dumphil) est devenu un véritable phénomène porté par les réseaux sociaux. En 2015, ce sexagénaire se lance dans le mannequinat senior. Il met un terme à sa profession de régisseur dans le cinéma, se laisse pousser barbe et moustache et adopte un nouveau look qui plaît bien : celui du hipster ! Véritable mannequin-blogueur, il diffuse les codes de la mode hipster via des hashtags de marques ou de barbershop et influence ainsi les membres de la communauté. Il séduit également les marques qui de façon ponctuelle ou permanente, cherchent à communiquer sur la tendance hipster et « embourgeoiser » leur image. Tel est notamment le cas de la marque automobile Ford qui, pour le lancement de sa nouvelle KA+ active, fait appel au mannequin hipster le plus en vogue du monde.

41Les marques pourraient même aller plus loin en gommant leur propre identité afin de mettre en exergue celle des différents adeptes de la contre-culture. L’idée serait de ne pas avoir une identité de marque figée, mais cosmopolite, composée de l’identité de chacun des acteurs de la contre-culture. Chaque adepte pourrait prendre, à tour de rôle, la parole et devenir de façon éphémère, un ambassadeur de la marque. La communication ne serait donc pas à l’initiative de la marque, mais relèverait de l’initiative des acteurs de la contre-culture.

Conclusion

42Ce papier a choisi d’investiguer le paradoxe identitaire des contre-cultures « existence par le marché vs échappée du marché », en prenant pour terrain d’application le cas des hipsters. Il permet d’appréhender via l’opposition des facettes mentalisation/reflet, le décalage entre la façon dont les hipsters se perçoivent et celle dont ils sont perçus. Six oppositions sont ainsi mises en évidence : 1. Absence de catégorisation vs membre d’une communauté ; 2. Marginaux vs bourgeois ; 3. Avant-gardistes vs trendy ; 4. Libres vs prisonniers de leurs codes ; 5. Autodidactes vs apprentis ; 6. Passionnés vs indifférents. Ces six oppositions illustrent le paradoxe identitaire « existence par le marché vs échappée du marché ». Sur le plan managérial, cinq stratégies d’entreprises ont été analysées et proposées : 1. Le « Do It Yourself » qui permet de s’affranchir de l’uniformisation ; 2. L’innovation qui passe par de nouveaux produits ou services ou par l’adoption d’un langage nouveau ; 3. L’appropriation des codes de la liberté ; 4. La préférence pour des lieux de distribution alternatifs ; et enfin 5. L’appel à des influenceurs.

43Sur le plan théorique, les stratégies 1 et 4 s’ancrent plus globalement dans les travaux de Kozinets (2002). Analysant le phénomène « Burning Man » l’auteur montre qu’il n’est pas possible d’échapper au marché, mais que ce type d’événement permet à l’individu d’opérer des changements mineurs au niveau de son identité. Le phénomène « Do It Yourself » ou le choix par les marques de lieux de distribution éphémères et marginalisés sont des options qui s’offrent au consommateur et lui permettent de s’opposer aux normes et aux conventions et d’afficher ses propres convictions. Il peut en conséquence exister par le marché mais aussi échapper au marché. Les marques peuvent ainsi offrir aux adeptes des contre-cultures une manière de clamer une identité unique et d’être socialement reconnus comme différents.

44La stratégie 5 faisant appel à des influenceurs s’inscrit dans les travaux d’Arsel et Thompson (2011) sur la protection identitaire au travers des théories de cooptation qui montrent que le marché absorbe les symboles des contre-cultures, et les adapte en offres commerciales. Si la préservation de l’identité est un moyen pour les adeptes des contre-cultures de rester en marge du marché, elle n’en demeure pas moins une technique socialement visible. Le recours à des influenceurs pour promouvoir leur marque permet au consommateur de protéger son identité et en conséquence, d’adopter plus facilement une marque dont la communication serait perçue comme étant à l’initiative des acteurs de la contre-culture.

45Enfin, les stratégies 2 et 3, fondées sur l’innovation, l’appropriation des codes de la liberté avec une expression libre, le choix de codes esthétiques déviants et le recours à l’art trouvent leur ancrage théorique dans les travaux de Heath et Potter (2005) sur le « Rebell Sell ». Les auteurs montrent que les produits et les marques utilisent la résistance des consommateurs qui se revendiquent membres d’une contre-culture en s’appropriant les symboles de cette contre-culture, en lui enlevant tout contenu « révolutionnaire » et en le remettant sur le marché. L’utilisation de l’art, l’expression libre et des codes esthétiques déviants en sont l’illustration parfaite.

46Comprendre les groupes qui se veulent à contre-courant est donc un enjeu majeur pour les marques qui s’adressent à ces cibles mouvantes émergeant du postmodernisme et formées sur la base d’oppositions communes aux normes dominantes de la société. Afin de cibler les contre-cultures de consommation (Desmond et al., 2000), les stratégies adoptées par les marques doivent être subtiles puisque tout marketing perçu comme tel peut donner lieu à un rejet massif. Malgré cette difficulté, notre recherche montre que l’on peut dénombrer cinq stratégies marketing pertinentes qui sont fondées sur les travaux sur l’identité de Kozinets (2002), Heath et Potter (2005), et Arsel et Thompson (2011). Ces cinq stratégies intègrent les paradoxes identitaires de ces contre-cultures et jouent entre reflets et mentalisation pour mieux leur parler. Au terme de cette recherche, deux limites méthodologiques, ouvrant la voie à des recherches futures, doivent être soulignées. La première a trait à l’âge moyen des consommateurs interrogés. Cette étude gagnerait à être conduite auprès d’un public plus âgé. La seconde est liée à la nécessité d’opérer des triangulations méthodologiques afin de confirmer les résultats. Considérant que le sens se fonde sur des oppositions, l’analyse sémiotique du discours des répondants permettrait d’enrichir et de compléter nos avancées sur les paradoxes identitaires des hipsters. Par ailleurs, même si nous avons employé des techniques projectives (présentation de photographies) afin de stimuler l’imagerie mentale des interrogés, cette méthode ne se soustrait pas aux biais du mode déclaratif. Il serait intéressant de recourir à la technique de l’Album On-Line (Vernette, 2007 ; Kessous et al., 2017) dont la pertinence est révélée dans le cadre de l’interprétation d’une expérience de consommation. De même, compléter cette recherche par des approches anthropologiques comme l’observation participante, favoriserait une immersion totale dans l’univers hipster et une meilleure appréhension de leurs paradoxes identitaires. Enfin, une approche quantitative contribuerait à mieux explorer les phénomènes observés et à en mesurer leur importance. Elle permettrait en outre, de dresser une typologie des profils hipsters et de répondre à des problématiques de segmentation. La connaissance de ces différents profils est un enjeu majeur en matière de fidélisation, cette clientèle étant par nature très volatile et souhaitant échapper au mode consommation de masse.

Bibliographie

Références

  • Arnould E. J. et Thompson C. J. (2005), Consumer culture theory (CCT): Twenty years of research, Journal of Consumer Research, 31(4): 868-882.
  • Arsel Z. et Thompson C.J. (2011), Demythologizing consumption practices: How consumers protect their field-dependent identity investments from devaluing marketplace myths, Journal of Consumer Research, 37(5): 791-806.
  • Belk R.W. (1988), Possessions and the extended self, Journal of Consumer Research, 15(1): 139-168.
  • Boltanski L. et Chiapello E. (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
  • Carù A. et Cova B. (2007), Consumer immersion in an experiential context, Consuming experience, 34-47.
  • Chaney D. et Goulding C. (2016), Dress, transformation, and conformity in the heavy rock subculture, Journal of Business Research, 69(1): 155-165.
  • Cléret B. et Remy E. (2010), Gestion des relations et des tensions entre l’industrie musicale et les sous-cultures juvéniles : Le cas de l’Electrodance, Décisions Marketing, 60: 55-65.
  • Cova B. (1996), The postmodern explained to managers: Implications for marketing, Business Horizons, 39(6): 15-23.
  • Cova B., Carù A. et Cayla J. (2018), Re-conceptualizing escape in consumer research, Qualitative Market Research: An International Journal, 21(4): 445-464.
  • Cronin J.M., McCarthy M.B. et Collins A.M. (2014a), Covert distinction: how hipsters practice food-based resistance strategies in the production of identity, Consumption Markets & Culture, 17(1): 2-28.
  • Cronin J. M., McCarthy M. B., Newcombe M. A. et McCarthy S. N. (2014b), Paradox, performance and food: Managing difference in the construction of femininity, Consumption Markets & Culture, 17(4): 367-391.
  • Desmond J., McDonagh P. et O’Donohoe S. (2000), Counter-culture and consumer society. Consumption, Markets and Culture, 4(3): 241-279.
  • Firat A. F. et Venkatesh A. (1993), Postmodernity: the age of marketing, International Journal of Research in Marketing, 10(3): 227-249
  • Greif M. (2010), The hipster in the mirror, New York Times, 12.
  • Heath J. et Potter A. (2005), The Rebel Sell: How the Counterculture Became Consumer Culture, Harper Collins Publishers, Toronto.
  • Holt D. B. (2004), How brands become icons: The principles of cultural branding, Harvard Business Press.
  • Izberk-Bilgin E. (2010), An interdisciplinary review of resistance to consumption, some marketing interpretations, and future research suggestions, Consumption, Markets and Culture, 13(3): 299-323.
  • Kapferer J.N. (1997), Strategic brand management: creating and sustaining brand equity long term, 2, Auflage, London.
  • Kessous A., Valette-Florence P. et de Barnier V. (2017), Luxury watch possession and dispossession from father to son: A poisoned gift?, Journal of Business Research, Special Issue on luxury, 77, August, 212-222.
  • Kozinets R. V. (2001), Utopian enterprise: Articulating the meanings of Star Trek’s culture of consumption, Journal of Consumer Research, 28(1): 67-88.
  • Kozinets R.V. (2002), Can consumers escape the market? Emancipatory illuminations from burning man, Journal of Consumer Research, 29(1): 20-38.
  • Lanham R., Nicely B. et Bechtel J. (2003), The Hipster Handbook, New York: Anchor.
  • McCracken B. (2010), Hipster Christianity: When church and cool collide, Grand Rapids, MI: Baker Books.
  • McWilliams D. (2015), The Flat White Economy, London and New York: Duckworth Overlook.
  • Mick D. G. et Fournier S. (1998), Paradoxes of technology: Consumer cognizance, emotions, and coping strategies, Journal of Consumer Research, 25(2): 123-143.
  • Scott R., Cayla J. et Cova B. (2017), Selling pain to the saturated self, Journal of Consumer Research, 44(1): 22-43.
  • Skandalis A., Byrom J. et Banister E. (2016), Paradox, tribalism, and the transitional consumption experience: In light of post-postmodernism, European Journal of Marketing, 50(7/8): 1308-1325.
  • Turner V. (1974), Liminal to liminoid, in play, flow, and ritual: an essay in comparative symbology, Rice Institute Pamphlet-Rice University Studies, 60(3).
  • Ulusoy E. et Schembri S. (2018), Subculture as learning context: subcultural music consumption as language, channel and journey, Consumption Markets & Culture, 21(3): 239-254.
  • Vernette E. (2007), Une nouvelle méthode de groupe pour interpréter le sens d’une expérience de consommation: « l’Album On-Line » (AOL), Actes des 12e Journées de Recherche en Marketing de Bourgogne, Dijon, 37-55.

Mots-clés éditeurs : hipsters, contre-culture, identité, marques, postmodernité

Date de mise en ligne : 28/05/2021.

https://doi.org/10.7193/DM.097.71.86

Notes

  • [1]
    Dix ans après sa cotation en Bourse, la marque de prêt-à-porter American Apparel, est en faillite (Libération, 05/09/16). De même, les ventes d’Urban Outfitters, communément appelé le « supermarché de la hipster attitude » sont en constante baisse depuis 2011 ; l’action ayant perdu 35% de sa valeur en 2015 (Libération, 05/09/16).
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.168

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions