Couverture de DIO_269

Article de revue

De l’identité dans un monde globalisé : pour une communauté ouverte

Pages 121 à 137

Notes

  • [1]
    Comme l’ont bien montré Cas Mudde (2007 ; 2017) et Hans-Georg Betz (2007 ; 2017), le nativisme – c’est-à-dire l’idéologie selon laquelle la communauté politique doit être composée uniquement des membres natifs d’une même nation conçue comme culturellement unifiée, et pour qui tout élément (personnes ou idées) « non-natif » est perçu comme menaçant l’homogénéité de l’Etat-nation – est une forte composante du populisme. La dénonciation de l’élite au nom du peuple se double ainsi d’une définition ethno-culturelle de ce peuple, associée à une exigence de pureté et d’authenticité pouvant conduire à la xénophobie.
  • [2]
    Il est malheureusement des cas dramatiques et des circonstances historiques où cette liberté n’est pas laissée à l’individu, comme dans les affrontements génocidaires par exemple. Le souci de précision conceptuelle ne doit évidemment pas rendre aveugle ici à la complexité de la réalité vécue.
  • [3]
    Je renvoie ici aux analyses que j’ai développées en 1999 avec Alain Renaut dans Alter Ego, Les paradoxes de l’identité démocratique. Alain Renaut a poursuivi l’élaboration conceptuelle des termes et des positionnements en présence dans Humanisme de la diversité. Essai sur la colonisation des identités (2009) en distinguant un universalisme dogmatique et un universalisme critique, ainsi qu’une conception dogmatique (« diversitariste ») de la diversité des identités et une conception critique ou réflexive de celle-ci. Cet ouvrage posait clairement, mais sans y répondre thématiquement, la question que je reformule ici : « Le respect de la dignité humaine impose-t-il un aveuglement aux différences identitaires ? ».
  • [4]
    Dans le même sens, voir l’article de Ien Ang, « Dépasser l’unité dans la diversité : pour des identités cosmopolites » (2102), et plus, récemment, celui de Pierre Guénancia, « Identité et cosmopolitisme » (2017).
  • [5]
    Sur la différence entre la communauté de Tönnies et la société de Durkheim, voir Sylvie Mesure (2013 ; 2017).
  • [6]
    Bien évidemment, un tel choix n’est pas illimité : j’ai telle couleur de peau, je suis né.e dans tel pays, je suis une femme ou un homme etc., tous ces éléments me singularisent et je ne peux en changer à volonté comme d’habits, pour évoquer la figure honnie du commerçant de Tönnies. Pourtant, je peux choisir d’accentuer telle ou telle facette de mon identité en fonction des circonstances et des événements sans m’y réduire pour autant. Ainsi par exemple Raymond Aron racontait-il dans ses Mémoires (1983 : 500) comment la Guerre des Six Jours avait provoqué une “bouffée de judéité” dans sa “conscience de Français” et réactualisé une dimension de son identité jusque-là ignorée ou non valorisée par lui.
  • [7]
    Voir aussi sur ce point le dernier ouvrage d’Alain Policar : Comment peut-on être cosmopolite ? (2018, chap. 4).
  • [8]
    Suivant ses derniers travaux, Serge Paugam, dans une inspiration durkheimienne et à partir d’une interrogation sur ce qui construit le lien social, n’hésite pas d’ailleurs à considérer l’attachement comme un phénomène social fondamental.
  • [9]
    Dans ses Leçons de sociologie, Durkheim tente une synthèse de l’antinomie entre patriotisme et cosmopolitisme en voyant dans la constitution d’États démocratiques organisés autour du respect de l’individu et de ses droits le moyen de réaliser l’universalité dans la particularité d’une nation. En ajoutant que tous les États du monde, s’ils étaient démocratiques, constituent autant de manières particulières d’exprimer l’universel, il fait signe vers l’idée d’un “cosmopolitisme enraciné” thématisé par le néo-cosmopolitisme contemporain. Voir sur ce point, l’article de Dominique Schnapper : « Durkheim et la nation » (2017).
  • [10]
    Sur la position de Kwame Anthony Appiah, voir aussi The Ethics of Identity (2005, chapitre 6 : « Rooted Cosmopolitanism ») et, plus récemment, The Lies That Bind. Rethinking Identity (2018).

1L’heure est au retour des frontières, des nationalismes et des populismes, y compris au sein même de l’Europe. Il est au retour aussi de la tentation du repli identitaire sur soi et sur sa nation, faisant voler en éclat l’idée même d’un monde commun. Contre cette logique identitaire, aussi pernicieuse qu’inquiétante, je voudrais défendre l’idée d’une « communauté ouverte » par allusion distinctive à la Société ouverte de Popper. La substitution du terme « communauté » à celui de « société » vise en effet à témoigner ici du fait qu’il ne s’agit plus aujourd’hui, comme le faisait Popper dans le contexte du début de la Guerre froide, de plaider en faveur des sociétés démocratiques par opposition aux anciens pays de l’Est, mais de réfléchir aux défis posés par un monde globalisé et éminemment travaillé par les questions identitaires, que ces identités soient pensées à partir du genre, de la religion, de la culture ou encore de la nation. L’idée de « communauté » exprime le fait que notre identité personnelle se construit à travers les nombreux liens que nous tissons les uns avec les autres, à travers une identité collective qui nourrit notre subjectivité. La référence identitaire, quand elle est pensée comme une affiliation et non au sens d’une assignation, est une source d’enrichissement personnel qui n’est pas contradictoire avec l’idée de liberté et de choix individuel. Elle ne le devient que quand une conception fermée de la communauté envahit notre imaginaire, au point qu’il ne devient plus possible de concevoir la communauté d’un « nous » autrement que par opposition et en tension avec la ou les communauté(s) des « autres », perçues en tant que facteur potentiel d’altération de notre propre identité. C’est contre cette conceptualisation fallacieuse et dangereuse de la communauté que je défendrai l’idée d’une « communauté ouverte » et, corrélativement, la possibilité de penser une identité plurielle capable de s’ouvrir à l’altérité et à la différence. Parmi les penseurs qui ont réfléchi sur la nature de nos appartenances, il est impossible de ne pas citer Tönnies, lui dont le concept de « communauté » semble hanter aujourd’hui bien des consciences, si l’on en croit la rhétorique nativiste [1] de nombreux populismes.

2Dans son ouvrage majeur de 1887, Communauté et société, Tönnies définissait en effet la communauté comme une « communauté de sang, de lieu, et d’esprit » (2010 : 17). Il y voyait un état social caractérisé par l’harmonie et la concorde, par l’entente entre des membres unis dans la chaleur d’une vie commune régie par des coutumes, des mœurs, une foi partagée où le tout règne sur les parties et où les liens personnels sont forts.

3Cette vision de la communauté reposait sur une conception de l’appartenance qui semble étrangère à l’esprit de la modernité. Elle faisait fond sur une conception essentialiste de la culture conçue comme un tout uniforme et fermé qui ne laissait guère de place à l’individualité. Si cette conception a pu être reprise dans les années 1980 par certains communautariens (MacIntyre 1997 [1981] notamment), elle ne fait plus guère de sens aujourd’hui dans un monde à la fois globalisé, où les cultures ne peuvent plus se penser indépendamment les unes des autres, et par ailleurs fortement individualisé. Pourtant, la pensée de Tönnies reste d’une surprenante actualité en ce qu’elle nous engage à réfléchir aujourd’hui encore sur ce qui définit pour nous les conditions d’un monde partagé. Il s’agira ici de montrer que si Tönnies a bien identifié un niveau fondamental d’appartenance – nous sommes tous insérés dans une société particulière caractérisée par une histoire et une culture singulières à laquelle nous sommes attachés – ce niveau ne devrait pas être exclusif d’autres types d’appartenance et d’autres types de loyauté. Ainsi que l’a démontré Dominique Schnapper (1994), il est possible de penser au-delà de la « communauté ethnique et culturelle », pour employer ses propres termes, une « communauté de citoyens » qui la transcende au moins comme un idéal sans pour autant la nier – tout le problème étant de découvrir et de réaliser la formule théorique et pratique de leur compatibilité. Il est possible également de concevoir une conciliation ou une réconciliation idéale et conceptuelle des deux premiers niveaux d’appartenance avec celui de notre commune inscription dans l’humanité.

4Après avoir montré que les trois derniers niveaux d’appartenance évoqués – communauté ethnique et culturelle, communauté des citoyens, communauté humaine – ne peuvent s’articuler, ne serait-ce même que dans l’idéal, qu’à partir d’une conception désubstantialisée ou désontonlogisée de la culture – sans laquelle le concept même de culture ne peut mener à mon sens qu’à l’affrontement culturel et à la promotion d’ « identités meurtrières » –, je m’attacherai tout particulièrement au troisième niveau d’appartenance mentionné et défendrai l’idée, ou l’idéal, d’un cosmopolitisme réflexif, critique et dialogique, qui devrait s’entendre aussi comme un « cosmopolitisme enraciné » (rooted Cosmopolitanism), pour reprendre le concept élaboré par Kwame Anthony Appiah dans Cosmopolitanism : Ethics in a World of Strangers (2012). J’essaierai également de montrer que le cosmopolitisme ainsi défini permet de combiner nos différentes appartenances sans contradiction ni schizophrénie, et qu’il est hautement souhaitable, dans un monde se globalisant tout en demeurant culturellement différencié, de pouvoir se penser simultanément comme un citoyen attaché à son pays, mais aussi, par-delà les frontières, comme un « citoyen du monde » concerné par notre avenir commun.

5La question de notre identité se pose en effet aujourd’hui avec une grande acuité. Caractérisée par une intense connectivité rendue possible par les progrès technologiques et par une mobilité sans cesse accrue, que ce soit sous la forme du tourisme de masse ou celle des phénomènes migratoires, la dynamique de globalisation nous conduit à reposer la question de savoir « qui nous sommes » et « ce que nous voulons être ». Car la réponse à la question de savoir « qui je suis » n’a plus la même évidence aujourd’hui que celle qu’elle aurait pu avoir, au demeurant non sans ambiguïté quant à sa portée anti-universaliste, pour « l’individu communautaire » décrit par Tönnies et qui aurait pu affirmer : « je suis de ce sang, de ce lieu, de cette communauté ». Les choses sont bien plus complexes en réalité, dans la mesure où l’autre, les autres, quelle que soit la façon de « le » ou de « les » caractériser, n’est plus, à l’âge du monde globalisé simplement à l’extérieur de « notre » communauté ou « ailleurs » et « loin d’ici ». Il est désormais aussi près de nous, et même en nous, ce qui introduit un rapport étrange et partagé de proximité et de distance qu’on a pu désigner sous l’appellation de « The Globalisation of Strangeness » (Rumford 2013). En reprenant ce terme ici, je voudrais souligner combien l’identité qu’il s’agit d’interroger aujourd’hui est fondamentalement à concevoir comme une construction qui s’élabore dans notre rapport à l’autre à partir d’une dialectique complexe et fragile entre le commun et le différent – trop de « commun » ou trop de « différent » apparaissant risquer de défaire cette construction dont la formule, aussi bien dans ce qu’elle a de souhaitable que dans ce qu’elle peut avoir de problématique, tend, au péril de ses possibles dérives « identitaires », à se généraliser à la planète tout entière. Si l’on postule que la radicalisation identitaire n’est pas une fatalité, force est néanmoins de conceptualiser à nouveau l’identité collective de façon à lui épargner ses basculements générateurs d’affrontements et de violences.

6En défendant l’idée d’une « communauté ouverte », je voudrais précisément souligner que nous ne sommes pas toujours contraints [2], par une logique binaire, à nous penser « comme ceci » et non pas « comme cela » – comme Tutsi et non pas comme Hutu, comme hindou et non pas comme musulman, comme sunnite et non pas comme chiite, comme bouddhiste birman possiblement extrémiste et non pas comme musulman rohingya –, mais que nous pouvons aussi, quand les circonstances le permettent, revendiquer de multiples appartenances, appartenir à de multiples communautés, obéir à de multiples loyautés, sur le mode d’un « je suis ceci », mais « aussi cela ». Reste que le concept de « communauté », tout comme celui d’identité, doit être manié avec prudence, tant il est souvent hâtivement associé à l’idée de communautarisme qui, dans ses versions radicales, conduit au repli et au séparatisme identitaires. Ce pourquoi il m’apparaît indispensable de reprendre ici un travail de conceptualisation permettant de séparer les idées de communauté et d’identité collective de leurs radicalisations idéologiques. Pour ce faire, j’examinerai dans un premier temps deux interprétations antithétiques, et selon moi erronées, de l’idée de communauté :

7– La première la définit dans le sens du particularisme le plus extrême, au sens d’une conception singulariste de l’identité qui met unilatéralement l’accent sur ce qui distingue en différenciant, voire en opposant : la communauté est alors conçue comme une unité homogène pourvoyeuse de repères identitaires forts qui excluent autant qu’ils rassemblent. Je la désignerai comme l’interprétation « communautarienne » de la communauté et de l’identité.

8– À l’extrême opposé, une conception purement abstraite ou désincarnée de l’identité rejette ou relativise, elle aussi unilatéralement, tout ce qui divise et enracine dans un ancrage particulier et distinctif pour privilégier exclusivement une dimension de communauté plus englobante que toutes les autres communautés particulières, à savoir la communauté humaine à laquelle nous appartenons tous. Cette approche, tout aussi dogmatique que l’approche « communautarienne » de la communauté, fait fond sur une interprétation universaliste de cette dernière qui ne rend pas compte de la réalité de nos multiples appartenances et de l’attachement particulier que nous pouvons avoir pour elles. De fait, nous ne pouvons nous attacher à l’idée abstraite d’humanité de la même manière, plus affective qu’intellectuelle ou conceptuelle, que nous nous attachons à ce qui nous est proche : la famille, les amis, le village, la région, le pays. Aussi, semble-t-il vain d’invoquer un amour abstrait pour l’humanité qui paraît bien ténu face à la mécanique des affrontements identitaires.

9C’est la raison pour laquelle il me semble important, dans le contexte actuel où les alternatives sont en voie de se creuser fortement, de dégager une autre interprétation de la communauté qui se tienne à distance des deux premières, c’est-à-dire qui tienne compte à la fois de la réalité de nos appartenances et de nos attachements particuliers, sans pour autant ruiner toute approche de l’autre comme un alter ego, égal en moi en dignité, y compris à travers les affiliations et les fidélités qui lui sont propres [3]. Cette dernière interprétation de la communauté, que je qualifierai de « cosmopolite », présente l’avantage à mon sens de pouvoir concilier les différents niveaux de nos identités collectives – ceux de la communauté ethnique et culturelle, de la communauté civique et de la communauté humaine – dans un monde encore majoritairement constitué d’États-nations dont il n’est sans doute ni souhaitable ni possible d’envisager la disparition [4].

L’interprétation singulariste de la communauté : l’identité communautarienne

10Un retour sur Tönnies est ici un passage obligé, dans la mesure où, s’il n’est pas le seul à avoir défendu l’interprétation que j’ai qualifiée de « communautarienne » de la communauté, il en présente cependant une version particulièrement éclairante dans son ouvrage de 1887. La communauté qu’il conceptualise en la différenciant de la société se présente sous la forme d’une « communauté » native, une communauté d’origine, fondée sur un lien d’appartenance ethno-culturelle. Dès la première partie de Communauté et société, Tönnies définit en effet la communauté, j’y reviens, comme une « communauté de sang, de lieu et d’esprit » caractérisée par une entente et une harmonie résultant d’une ascendance et d’une provenance communes, d’une vie commune sur un territoire commun, d’une histoire et d’une tradition communes, d’une communauté de destin. Il s’agit là d’une version de la communauté que l’on pourrait qualifier « d’ethno-culturelle » dans la mesure où le culturel ici ne se sépare pas du biologique, Tönnies n’hésitant pas à faire de la communauté de sang le type le plus pur de communauté :

11

En fait, c’est seulement dans les liens du sang et le mélange du sang que se présente de la façon la plus immédiate, l’unité, et donc la possibilité d’une communauté des volontés humaines, ensuite, c’est dans la proximité spatiale qu’elle peut naître, et aussi enfin, pour les hommes, dans le rapprochement spirituel.
(Tönnies 2010 : 24)

12Au-delà d’une telle fondation ethno-culturelle, la communauté se caractérise aussi par quatre traits fondamentaux :

131. Elle est essentialiste, dans la mesure où l’individu ne peut se définir et se comprendre que par rapport à elle, et seulement en fonction d’elle, et que son identité s’impose à lui comme une nature.

142. Elle est héritée, autant à travers des liens de filiation qu’à travers la transmission d’une tradition qui repose sur des ancêtres, des dieux et des rites communs.

153. Elle est homogène, au sens où elle ignore, plutôt qu’elle ne nie, le pluralisme axiologique et le conflit interne propre aux sociétés modernes et individualistes. La communauté définie par l’entente et le consensus est en effet une communauté « d’avant l’individualisme ». Durkheim avait au demeurant pu écrire dans De la division du travail social qu’au sein de telles sociétés de type holiste ou collectiviste l’individu n’existait pas [5]. Même s’il existe d’une certaine manière, cet individu ne remet en tout cas jamais en question les évidences communautaires auxquelles il souscrit spontanément et sans distance critique. C’est que « le vivre-ensemble » de la communauté est conçu sur « un mode de structuration hétéronome », pour reprendre les termes de Marcel Gauchet (2017 : 145-146), au sens où chaque être particulier n’existe et ne se définit que par la communauté à laquelle il appartient et par la place qu’elle lui assigne.

164. Cette communauté est enfin fermée, au sens où elle est autarcique et indépendante et où elle ignore plutôt qu’elle ne nie, ou ne veut supprimer, la pluralité des communautés qui lui sont extérieures. Elle délimite un espace entre un « eux » et un « nous » qui n’est pas forcément belliqueux, mais peut être teinté d’indifférence vis-à-vis d’autres formes de communauté. Elle se caractérise plus par l’isolement et le repli que par la confrontation communautaire. Pour elle, la véritable altérité, le véritable étranger, prend surtout la forme de l’apatride, représenté par le marchand, qui introduit en son sein le poison de l’individualisme, du calcul et de la rationalité instrumentale et qui la conduira à sa lente et inexorable perte. Les propos de Tönnies à cet égard sont édifiants :

17

Le commerce est, dans toute culture originellement locale et sédentaire un phénomène étranger et facilement haï. Et le commerçant est en même temps l’homme cultivé typique sans patrie, voyageur, connaissant les mœurs et les arts étrangers, sans amour et sans respect pour ceux d’un pays particulier, sachant plusieurs langues, ayant la réplique facile et la parole double, adroit, s’accommodant à tout et cependant ne perdant jamais de vue ses buts, se mouvant ici et là, rapide et souple, changeant de caractère et de façons de penser (de croyances ou d’opinions) comme d’habits à la mode, emportant une chose ou une autre par-delà les frontières des territoires traversés.
(Tönnies 2010 : 176)

18Toute communauté, qu’elle soit ouverte ou fermée, peut en ce sens se laisser appréhender à la façon dont elle conçoit et se rapporte à ceux qu’elle considère comme des « étrangers ». Pour la communauté fermée de Tönnies, la ligne de démarcation qui sépare « ceux d’ici » et « ceux d’ailleurs » est surtout celle qui distingue ceux qui sont enchâssés et assignés à leur communauté native au sens où une fleur ne pourrait pas être coupée de ses racines sans périr, et ceux qui, se trouvant partout à l’aise dans le monde, sont capables de comparer, de relativiser et peut–être même d’ébranler les traditions constituées et solidifiées. L’apatride sans feux ni lieux de Tönnies n’est pas loin d’évoquer « l’élite cosmopolite » dénoncée par certains populismes contemporains.

19Force est d’en convenir : une telle conception de nos appartenances, qu’au-delà de Tönnies on pourrait faire remonter au romantisme allemand, continue d’alimenter un imaginaire qui bloque et parasite toute réflexion sur l’identité. Benedict Anderson (1983) avait défini pour sa part la nation comme une « communauté : on pourrait le dire aussi de toute communauté, mais quand cet imaginaire se déploie sous la forme d’une compréhension ethnique et solipsiste de la communauté dans un monde qui n’est plus structuré sur ce modèle, les conséquences peuvent être dramatiques. Au plan collectif, elle peut conduire à la représentation d’un monde composé d’aires culturelles discrètes, homogènes et incompatibles, à la manière de ce que s’est représenté Huntington (1996). Conçue sur ce mode, la logique identitaire ne saurait alors être qu’une logique de conflictualisation et, possiblement, d’affrontement conduisant inévitablement au « clash des civilisations », même si cette logique de conflictualisation peut prendre d’autres formes comme lors d’affrontements ethniques au sein d’un même territoire par exemple.

20Une précision s’impose cependant. En soulignant les dangers et les dérives d’une définition communautarienne de la communauté, je ne veux pas laisser entendre qu’il y aurait une continuité entre les positions de Tönnies et celles de Huntington. L’auteur de Gemeinschaft und Gesellschaft sait parfaitement que la communauté dont il dessine les traits a bel et bien disparu, emportée par la logique de l’individualisation. Son concept de communauté n’est donc utilisé qu’au titre de correctif aux excès de l’individualisme : s’il appelle à revivifier les dimensions de communauté encore présentes dans la société, il est bien conscient que le modèle d’une communauté native, homogène, et close sur elle-même n’est plus ni une réalité ni une option pour la modernité. Conçu non pas comme un correctif à portée heuristique, mais au sens d’une alternative opposée dogmatiquement aux sociétés modernes, c’est pourtant ce modèle qui continue de nourrir une représentation guerrière et toxique de l’identité. Un tel modèle cependant ne découle pas logiquement d’une réalité essentielle que nous aurions à constater et mécaniquement à reconnaître, mais résulte d’un choix, qui, au plan collectif, réduit la diversité à l’altérité radicale et qui, au plan individuel, absolutise et privilégie une seule dimension de son identité et la réifie en une définition de soi rigidifiée. Contre toutes les conceptions dogmatiques de la culture ou de l’identité, il est par conséquent impératif de souligner le rôle de la réflexion et de nos choix dans la manière dont nous nous définissons nous-mêmes. Aussi importantes que soient la tradition et la culture de notre communauté de naissance pour la formation de notre subjectivité, ainsi que l’avait souligné Charles Taylor (1989) dans sa critique du Moi libéral conçu comme désencombré et décontextualisé, nous ne sommes pas déterminés à ce point par ces dernières pour ne plus nous concevoir que comme des agents passifs et de simples réceptacles d’une nature essentialisée qui nous priverait de toute distance critique, de tout recul réflexif sur nous-mêmes. C’est là ce que ce que souligne aussi Armatya Sen quand il voit dans cette « illusion d’une destinée » ce qui conduit à la violence et à laquelle il oppose le pouvoir de la raison et de la réflexion. Dans Reason before Identity (1999), il soulignait à juste titre combien notre identité est complexe, plurielle, mouvante et surtout construite à travers nos choix [6]. Je souscris entièrement à cette analyse qui s’oppose à la représentation « fataliste » d’une essence et aux catégorisations réductrices qui emprisonnent les individus comme dans des compartiments identitaires hermétiquement clos : les Juifs, les Musulmans, les Hindous etc. Certes, il peut ne pas être aisé de sortir de « l’enfermement communautaire », surtout pour les « entités blessées » qui sont attaquées pour l’une ou l’autre de leurs particularités, qu’elles soient religieuses, culturelles ou racialisées et qui, compréhensiblement, même si c’est aussi regrettable, peuvent devenir des « entités réactives » répondant à la violence par la violence. Il ne faut pas en conclure que ce soit là une fatalité. L’appel à la raison, au choix, et à la responsabilité, par où se trouve dissoute l’illusion de la destinée, permet de comprendre que l’identité est aussi ce que l’on en fait[7].

21Si l’on veut défendre l’idée d’une communauté ouverte, il apparaît donc nécessaire de récuser ce que j’ai appelé le modèle « communautarien » ou « singulariste » de la communauté dont la réactualisation, dans un monde défini par l’individualisme et le pluralisme axiologique et culturel, est susceptible de conduire au raidissement identitaire et à la tentation d’une réduction autoritaire de la diversité, aussi bien sur le plan interne que sur le plan externe. Si tel que le souligne justement Gil Delannoi (2005 : 49), le « communautarisme est obsession de la communauté », tout comme « le nationalisme est obsession de la nation », il importe d’être réellement attentif au sens que l’obsession y met. Là contre, une autre interprétation, antithétique, de la communauté peut se concevoir qui, récusant dans son principe toute idée d’enracinement, élargit l’identité collective et l’ouvre au moins en droit à l’ensemble de l’humanité.

L’interprétation universaliste de la communauté : l’identité humaine

22C’est Martha Nussbaum qui me semble avoir le mieux illustré cette position dans son étude de 1994 : « Patriotisme et cosmopolitisme ». S’inquiétant du retour d’un certain nationalisme aux États-Unis, elle y défend le principe d’une éducation cosmopolite centrée sur l’idée que la première de nos allégeances devait aller à la communauté des êtres humains du monde entier. Considérant que la nation n’est qu’une « limite moralement arbitraire », elle entend défendre l’idéal d’un cosmopolitisme « raisonnable et réglé par des principes » susceptible de s’opposer aux forces du nationalisme et de l’ethnocentrisme. Elle invite ainsi à surmonter « nos loyautés partisanes » et nos attachements particuliers pour s’élever à la considération que seule compte véritablement la communauté morale constituée par l’humanité de tous les êtres humains. Partant de l’idée « que les valeurs et les sentiments nationaux subvertissent même en fin de compte les valeurs qui tiennent ensemble une nation, parce qu’ils remplacent « par une idole colorée les valeurs fondamentales de justice et de droit » (Nussbaum 1994 : 101), elle en vient à considérer comme moralement secondaire, et même comme dangereuse, toute idée de communauté nationale. Selon elle, la nation ne peut donc que conduire au nationalisme et à une forme de repli sur soi au détriment de nos obligations morales les plus essentielles. Au demeurant, ce texte radical de Martha Nussbaum a suscité débats et oppositions, au point de devoir la conduire à assouplir ou à adoucir sa position dans « Toward a globally sensitive patriotism » où elle revalorise le rôle de l’attachement à la nation sous la forme d’un « patriotisme purifié » (2008 : 83) susceptible de prévenir toute dérive nationaliste ou ethnocentriste.

23Faut-il cependant choisir entre nationalisme et cosmopolitisme ? Parmi toutes les objections qui ont été faites à Nussbaum et qui ont été rassemblées dans For Love of Country : Debating the Limits of Patriotism (1996), j’en retiendrai principalement trois :

241. Pour estimable qu’elle soit, la position qu’elle défend dans sa première version est bien trop abstraite pour faire sens à la lumière de la réalité de ce que nous vivons. Nous nous trouvons tous insérés dans des communautés particulières auxquelles nous sommes attachés (communauté religieuse, communauté ethnique et culturelle, communauté nationale et civique) et nous sommes loin de les considérer comme « moralement secondaires ». Elles nous importent dans la mesure où elles sont pour nous à la fois des contextes de sens, mais aussi la source de toute solidarité et de toute reconnaissance. Tout lien social repose en effet sur ces deux dimensions essentielles que sont la protection (à travers la solidarité) et la reconnaissance, qui peuvent se laisser entendre aussi comme un « compter sur » et un « compter pour », pour reprendre les termes de Serge Paugam (2008). Et ce lien social ne peut être conçu abstraitement : il se démultiplie et se pluralise en lien de filiation, lien de participation élective, lien de participation organique (lien d’affiliation professionnelle), lien de citoyenneté. Ces liens qui assurent protection et reconnaissance à l’individu possèdent, qui plus est, une dimension affective qui renforce les interdépendances humaines [8]. Comment aller à l’encontre d’une réalité anthropologique aussi massive ? C’est d’ailleurs ce qu’oppose aussi Michael Walzer à Martha Nussbaum quand il l’invite à ne pas sous-estimer la pluralité des « sphères d’affection » qui nous relient les uns autres et à travers lesquelles se construit notre subjectivité.

25Martha Nussbaum a certes bien vu, de fait, que notre Moi ne saurait se construire qu’à travers une imbrication d’appartenances. Elle reprend en effet la métaphore du cercle élaborée par le cosmopolitisme antique en soulignant que pour les Stoïciens il n’était pas nécessaire d’abandonner toutes nos identifications locales pour se concevoir comme des « citoyens du monde ». Au contraire, ils soulignaient leur importance pour l’individu et les conceptualisaient sous la forme d’une série de cercles concentriques s’établissant à partir de lui : « Le premier est dessiné autour de nous-mêmes ; le suivant comprend la famille proche ; puis suit la famille élargie : puis dans l’ordre les voisins ou les groupes locaux, les concitoyens, les compatriotes – et nous pouvons facilement ajouter à cette liste les groupes ethniques, linguistiques, historiques, professionnels, le genre et l’identité sexuelle. Au-delà de tous ces cercles, il y a le plus important : celui de l’humanité dans son ensemble » (2012 : 104).

26Bien consciente de la multiplicité de nos appartenances et de la pluralité de nos loyautés, Martha Nussbaum nous invite cependant à les considérer comme moralement non pertinentes, et comme secondes, concernant le champ de nos préoccupations éthiques et nous invite pour ainsi dire à sauter les étapes intermédiaires qui pourraient nous y conduire, en passant directement du premier au dernier cercle évoqué. Mais c’est là précisément ce que lui reproche à juste titre Walzer quand il considère que les différents cercles de nos appartenances, considérés par nous comme autant de « sphères d’affection », devraient plutôt être appréhendés à l’inverse en tant que constituant les étapes d’une progression vers l’obligation éthique et le respect que nous devons à l’humanité conçue en termes de communauté morale.

272. La deuxième objection qui pourrait être adressée à Martha Nussbaum, et qui me semble corrélative de la première, est que l’obligation éthique de considérer chaque être humain comme une personne possédant une dignité égale à moi-même et auquel nous devons respect et considération en tant qu’il est un membre de notre commune humanité, ne peut se fonder sur la seule considération abstraite de l’humanité : elle nous oblige toujours à l’égard d’êtres historiquement, socialement, et géographiquement situés, façonnés par leurs allégeances spécifiques et leurs multiples appartenances. La question posée ici touche à l’interprétation du cosmopolitisme mobilisée par Nussbaum dans son argumentation, que je confronterai plus loin à l’idée d’un « cosmopolitisme enraciné » (rooted cosmopolitanism) défendu aussi bien par Ulrich Beck que par Kwame Anthony Appiah.

283. Une troisième objection serait que l’attachement à la nation, que l’on pourrait ramener au patriotisme si ce terme n’était pas devenu si désuet, ne dégénère pas nécessairement en « nationalisme » entendu au sens de repli sur soi en même temps qu’exaltation de soi par quoi nous serions condamnés à un raidissement identitaire potentiellement conflictuel, voire belliqueux. Là encore, il faut s’élever contre l’illusion de nécessité qui nous déterminerait à tenir notre communauté nationale pour une communauté close, naturelle et homogène, laquelle établirait une ligne de démarcation infranchissable entre nous et ceux que nous identifions à des étrangers. Il est certes difficile de définir précisément ce qu’est une nation, ainsi que l’indique Gil Delannoi dans son récent livre (2018), tant la multiplication des critères retenus pour le faire ne semble pas en épuiser la signification. Pourtant, si nous simplifions et la définissons comme nation culturelle et comme nation civique et politique, il faut souligner que cette communauté culturelle particulière, caractérisée par une histoire et une langue communes, est traversée par des particularismes de toutes sortes (culturel, religieux, de genre etc.) qui tous peuvent coexister sans heurts dans l’unité d’un projet civique et politique commun : je peux m’affirmer comme Français et musulman, Français et juif, ou Français catholique et breton – sans que cela soulève de difficulté insurmontable si l’on ne se définit pas de façon univoque par une seule et unique appartenance, et si l’on se débarrasse du fantasme de l’homogénéité ou de la pureté. Les sociétés modernes sont plurielles, pluri-culturelles et pluri-ethniques, bien loin de l’idéal de la communauté propre à Tönnies, et il est bien vain de recourir à ce modèle pour penser la réalité du monde contemporain. Bien plus, il faudrait qualifier sa réactualisation de toxique et dangereuse si elle conduit à penser la communauté politique sur le mode d’un ethno-nationalisme.

29D’autre part, si, entendue au sens de communauté culturelle et de communauté politique singulière, la « nation concrète est un particularisme » (Schnapper 2017 : 33), il ne s’ensuit pas obligatoirement que ce particularisme doive nous opposer à d’autres particularismes sous la forme d’un nationalisme agressif. Et encore moins, comme l’affirme Nussbaum, que le patriotisme doive nous détourner de nos obligations éthiques envers l’humanité. Il est possible en fait de concevoir une synthèse entre patriotisme et cosmopolitisme – ce qu’a au demeurant tenté Durkheim [9], suivi par, plus proches de nous, Ulrick Beck et Kwame Anthony Appiah à travers leur défense d’un « cosmopolitisme enraciné ».

L’interprétation cosmopolite de la communauté : l’identité différenciée

30L’expression « rooted cosmopolitanism » a été employée par Ulrich Beck et Kwame Anthony Appiah pour définir les traits de ce qu’ils présentent comme ce qui devrait être un néo-cosmopolitisme à l’heure de la mondialisation. Commençons par évoquer l’apport d’Appiah [10], puisque qu’il fut l’un des contradicteurs de Martha Nussbaum dans le volume cité plus haut : For Love of Country.

31Évoquant la mémoire de son père qui, à la fin de sa vie, avait laissé un mot à ses enfants leur enjoignant de toujours chérir le pays où ils étaient nés, le Ghana, tout en se pensant aussi comme de véritables « citoyens du monde », Appiah y défend l’idée qu’il n’y a pas de conflit de loyautés entre son patriotisme et son cosmopolitisme, en se définissant lui-même comme un « cosmopolitan Patriot » (1996). Il n’y a pas lieu selon lui de trancher l’alternative en faveur de l’un ou de l’autre dans la mesure où les deux positionnements sont moralement signifiants pour l’individu. Patriotisme et cosmopolitisme expriment avant tout des sentiments impossibles à opposer et même à hiérarchiser. On se souvient à cet égard des mots de Montesquieu : « Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma famille et ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe et préjudiciable au Genre humain, je le regarderais comme un crime » (1986 : 981). À l’inverse, Appiah soutient que, quelles que soient nos obligations fondamentales à l’égard du genre humain, elles ne peuvent pas l’emporter sur celles que nous éprouvons à l’égard de notre famille, de nos amis, de notre patrie, de ceux qui nous sont proches et à avec lesquels et grâce auxquels se construit notre identité (Appiah 2006 : 330). Contre un cosmopolitisme que l’on pourrait qualifier d’« extrême », et qui qualifie d’inessentielle toute autre allégeance que celle que nous avons à l’égard de chaque être humain, il défend l’idée d’un « cosmopolitisme partial » (Appiah 2005 : 242) à travers lequel il entend exprimer le projet d’une composition et d’une articulation de nos multiples obligations. Un cosmopolitisme qu’il entend aussi définir comme un « cosmopolitisme libéral », faisant du respect des droits humains la substance éthique qui le caractérise.

32Ainsi conçu, le cosmopolitisme dont se réclame Appiah est un cosmopolitisme « qui a des racines, mais qui a aussi des ailes », pour reprendre l’expression de Ulrich Beck (2002 : 19), dans la mesure où la particularité et la singularité n’entravent pas l’ouverture à l’altérité et à la pluralité des autres conçus à la fois comme des égaux, mais aussi des égaux différents de ce que je suis. Le néo-cosmopolitisme contemporain, chez Beck et Appiah, se caractérise par un traitement spécifique de l’altérité et de la pluralité culturelles : contre tout ethnicisme clanique reposant sur le fantasme de l’incommensurabilité des cultures, il fait valoir un universalisme salvateur ; contre un « universalisme de l’identique », il avance un « universalisme de la différence » capable de s’ouvrir au monde et à la diversité.

33Dans « The Cosmopolitan Society and Its Ennemies » (2002), Beck, constatant le renouveau des identités ethniques et nationales dans un monde pourtant globalisé (ce qu’il tient pour « the Ethnic Globalization Paradox »), défend l’idée que le cosmopolitisme est avant tout un anti-essentialisme qui s’oppose tant au communautarisme qu’au nationalisme. Faisant du respect des droits humains, « une sorte de religion civile du cosmopolitisme contemporain » (2002 : 37), son cosmopolitisme repose, comme celui d’Appiah, sur un universalisme non « impérialiste », c’est-à-dire respectueux de la diversité. Ce qu’Appiah résume par l’heureuse formule : le cosmopolitisme, c’est « l’universalité, plus la différence » (2006 : 306). Fondé sur une dialectique du même et de l’autre, qui refuse de réduire l’égal à l’identique, le cosmopolitisme de Beck et d’Appiah doit s’entendre comme un cosmopolitisme réflexif et critique, ouvert sur les différentes manières dont, au sein de leurs cultures et de leurs nations, les êtres humains peuvent particulariser l’universalité. À l’heure des conflits ethniques, de l’islamisme identitaire et politique, de la résurgence en Europe de l’antisémitisme, à l’heure enfin de la montée planétaire du fondamentalisme religieux, cette position me semble pouvoir être raisonnablement tenue. Même si Appiah, à l’instar de Beck, est réticent à employer le terme même d’« humanisme » (qui lui semble se fonder sur un universalisme non problématisé impliquant un ethnocentrisme inavoué), une telle position pourrait aussi se définir comme un « humanisme critique » tel qu’en France le défend Alain Renaut (2009). En tout cas, c’est à partir d’un tel point de vue, qualifié de « cosmopolitisme enraciné » ou d’« humanisme de la diversité », que peut se laisser penser une identité différenciée ou plurielle, et qu’il est possible d’envisager un dialogue entre les cultures – ce qu’Appiah désigne comme une « conversation » interculturelle qui, si elle ne débouche pas toujours sur un accord, permet au moins de dépasser le conflit et la violence.

34Au fil de ces analyses, j’espère avoir montré qu’il n’est pas nécessaire d’abandonner toute référence au concept d’identité, ni même à celui de culture, pour apprivoiser la « bête identitaire » (Maalouf 1998 : 533). Encore faut-il pour cela écarter toute interprétation dogmatique de la culture qui la concevrait sous la forme d’un ensemble homogène et fermé sur lui-même, installé dans une relation d’incommensurabilité avec d’autres entités. Encore est-il requis en outre de ne pas se comprendre et se définir soi-même comme une simple émanation de cette culture absolutisée. L’identité particulière se construit à la rencontre d’une identité collective elle-même singulière et d’une identité universelle, bien plutôt que dans l’opposition de l’une à l’autre. Si nous sommes tous immergés dans des groupes d’appartenance singuliers qui nous distinguent et nous différencient, nous ne sommes pas déterminés par eux au point de ne plus nous reconnaître aussi dans de ce qui nous unit à d’autres, y compris à travers nos différences. Sauf à nous trouver inscrits dans une situation de violences et d’affrontements collectifs où l’identité nous est imposée, nous ne sommes pas non plus déterminés au point de perdre toute capacité de réflexion et de choix quant à ce que nous voulons être. Certes, ce choix est circonscrit à partir de données que nous n’avons pas toutes choisies et qui délimitent le champ de nos possibilités. Quand nous sommes attaqués, méprisés ou tourmentés en raison d’une des dimensions de notre identité, il est difficile, voire impossible humainement, de ne pas céder à la tentation de s’y réduire et de la défendre (et ainsi de « se défendre »). Pour autant, il n’est pas inutile d’essayer de produire, et surtout de mettre en œuvre, quand une telle possibilité nous est offerte, une interprétation non toxique de l’identité collective susceptible de démonter les pièges d’une définition sectaire de soi.

Références

  • Anderson, B. (1983) Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. London, NewYork : Verso.
  • Ang, I. (2012) « Dépasser l’unité dans la diversité : pour des identités cosmopolites », Diogène, n° 237 : 12-27.
  • Appiah, K.W. (1996) « Cosmopolitan Patriots », in J. Cohen (dir.), For Love of Country : Debating the Limits of Patriotism, pp. 21-29. Boston : Beacon Press.
  • Appiah, K. A. (2005) The Ethics of Identity. Princeton : Princeton University Press.
  • Appiah, K. A. (2006) Cosmopolitanism : Ethics in a World of Strangers. New York, London : W. Norton & Company.
  • Appiah, K. W. (2018) The Lies That Bind. Rethinking Identity. New York, London : W. Norton & Company.
  • Aron, R. (1983) Mémoires. Paris : Julliard.
  • Beck, U. (2002) « The Cosmopolitan Society and Its Ennemies », Theory, Culture and Society, vol. 19 (1-2) : 17-43.
  • Betz, H.-G. (2007) « Against the ‘Green Totalitarianism’ : Anti-Islamic Nativism in Contemporary Radical Right-Wing Populism in Western Europe », in C. Schori Liang (dir.), Europe for Europeans. The Foreign and Security Policy of the Populist Radical Right, pp. 33-54. Bodmin, Carnwell : MPG Books Ldt,.
  • Betz, H.-G. (2017) « Nativism and The Success of Populist Mobilization », Revista Internacional de Pensamiento Politico, vol. 12 : 169-188.
  • Delannoi, G. (2005) « Nation et communauté », Les Cahiers du Cevipof, n°43, Autour du communautarisme : 29-61.
  • Delannoi, G. (2018) La nation contre le nationalisme. Paris : PUF.
  • Durkheim, É. (2007 [1893]) De la division du travail social. Paris : PUF.
  • Durkheim, É. (2015 [1950]) Leçons de sociologie. Paris : PUF, Quadrige.
  • Gauchet, M. (2017) L’avènement de la démocratie, tome IV, Le nouveau monde. Paris : Gallimard.
  • MacIntyre, A. (1997 [1981]) Après la Vertu. Paris : PUF.
  • Guénancia, P. (2017) « Identité et cosmopolitisme », Raison Présente [n°201] : 75-86.
  • Huntington, S. P. (1997 [1996]), Le choc des civilisations. Paris : Odile Jacob.
  • Maalouf, A. (1998) Les identités meurtrières. Paris : Grasset.
  • Mesure, S. & Renaut A. (1999) Alter Ego. Les paradoxes de l’identité démocratique. Paris : Grasset.
  • Mesure, S. (2013) « Durkheim et Tönnies. Regards croisés sur la société et sur sa connaissance », Sociologie, n°2, vol. 4 : 201-211.
  • Mesure, S. (2017) « Le lien social à l’épreuve de l’individualisme. Le culte de l’individu chez Emile Durkheim », Revue internationale de Philosophie, 2, n° 280 : 157-180.
  • Montesquieu (1986) Mes pensées, p. 981. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol.1.
  • Mudde, C. (2007) Populist Radical Right Parties in Europe. Cambridge : Cambridge University Press.
  • Mudde, C. & Kaltwasser, C. (2017) Populism. A very short Introduction. Oxford : Oxford University Press.
  • Nussbaum, M. C. (1994) « Patriotism and Cosmopolitanism », trad. par L. Lourme, « Patriotisme et cosmopolitisme », Cahiers Philosophiques, 2012/1, n° 128 : 99-110.
  • Nussbaum M. C., with Respondents (1996), in J. Cohen (dir.), For Love of Country : Debating the Limits of Patriotism. Boston : Beacon Press.
  • Nussbaum M. C. (2008) « Towards a globally sensitive Patriotism », Daedalus, CXXXVII, n° 3 : 78-93.
  • Nussbaum, M. C. (2012 [2011]) Capabilités : Créer les conditions d’un monde juste. Paris : Flammarion.
  • Paugam, S. (2008) Le Lien social. Paris : PUF.
  • Policar, A. (2018) Comment peut-on être cosmopolite ?. Paris : Éd. du bord de l’eau.
  • Popper, K. (1945) The Open Society and its Ennemies. London : Routledge, 2 vol.
  • Renaut, A. (2009) Humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités. Paris : Flammarion.
  • Rumford, Ch. (2013) The Globalization of the Strangeness. Basingstoke : Palgrave Macmillan.
  • Schnapper, D. (1994) La communauté des citoyens : sur l’idée moderne de nation. Paris : Gallimard.
  • Schnapper, D. (2017) De la démocratie en France. République, nation, laïcité. Paris : Odile Jacob.
  • Schnapper, D. (2017) « Durkheim et la nation », Revue Internationale de Philosophie, 2, n° 280 : 201-221.
  • Sen, A. (1999) Reason before Identity, The Romanes Lecture of 1998. Oxford : Oxford University Press.
  • Sen, A. (2006) Identity and Violence : the Illusion of Destiny. London : Allen Lane.
  • Taylor, Ch. (1998 [1989]) Les sources du Moi. La formation de l’identité moderne. Paris : Seuil.
  • Tönnies, F. (2010 [1887]) Communauté et société, trad. par N. Bond et S. Mesure. Paris : PUF.
  • Walzer, M. (1996) « Spheres of Affection », in J. Cohen (dir.), For Love of Country : Debating the Limits of Patriotism, pp. 125-127. Boston : Beacon Press.

Date de mise en ligne : 26/08/2021

https://doi.org/10.3917/dio.269.0121

Notes

  • [1]
    Comme l’ont bien montré Cas Mudde (2007 ; 2017) et Hans-Georg Betz (2007 ; 2017), le nativisme – c’est-à-dire l’idéologie selon laquelle la communauté politique doit être composée uniquement des membres natifs d’une même nation conçue comme culturellement unifiée, et pour qui tout élément (personnes ou idées) « non-natif » est perçu comme menaçant l’homogénéité de l’Etat-nation – est une forte composante du populisme. La dénonciation de l’élite au nom du peuple se double ainsi d’une définition ethno-culturelle de ce peuple, associée à une exigence de pureté et d’authenticité pouvant conduire à la xénophobie.
  • [2]
    Il est malheureusement des cas dramatiques et des circonstances historiques où cette liberté n’est pas laissée à l’individu, comme dans les affrontements génocidaires par exemple. Le souci de précision conceptuelle ne doit évidemment pas rendre aveugle ici à la complexité de la réalité vécue.
  • [3]
    Je renvoie ici aux analyses que j’ai développées en 1999 avec Alain Renaut dans Alter Ego, Les paradoxes de l’identité démocratique. Alain Renaut a poursuivi l’élaboration conceptuelle des termes et des positionnements en présence dans Humanisme de la diversité. Essai sur la colonisation des identités (2009) en distinguant un universalisme dogmatique et un universalisme critique, ainsi qu’une conception dogmatique (« diversitariste ») de la diversité des identités et une conception critique ou réflexive de celle-ci. Cet ouvrage posait clairement, mais sans y répondre thématiquement, la question que je reformule ici : « Le respect de la dignité humaine impose-t-il un aveuglement aux différences identitaires ? ».
  • [4]
    Dans le même sens, voir l’article de Ien Ang, « Dépasser l’unité dans la diversité : pour des identités cosmopolites » (2102), et plus, récemment, celui de Pierre Guénancia, « Identité et cosmopolitisme » (2017).
  • [5]
    Sur la différence entre la communauté de Tönnies et la société de Durkheim, voir Sylvie Mesure (2013 ; 2017).
  • [6]
    Bien évidemment, un tel choix n’est pas illimité : j’ai telle couleur de peau, je suis né.e dans tel pays, je suis une femme ou un homme etc., tous ces éléments me singularisent et je ne peux en changer à volonté comme d’habits, pour évoquer la figure honnie du commerçant de Tönnies. Pourtant, je peux choisir d’accentuer telle ou telle facette de mon identité en fonction des circonstances et des événements sans m’y réduire pour autant. Ainsi par exemple Raymond Aron racontait-il dans ses Mémoires (1983 : 500) comment la Guerre des Six Jours avait provoqué une “bouffée de judéité” dans sa “conscience de Français” et réactualisé une dimension de son identité jusque-là ignorée ou non valorisée par lui.
  • [7]
    Voir aussi sur ce point le dernier ouvrage d’Alain Policar : Comment peut-on être cosmopolite ? (2018, chap. 4).
  • [8]
    Suivant ses derniers travaux, Serge Paugam, dans une inspiration durkheimienne et à partir d’une interrogation sur ce qui construit le lien social, n’hésite pas d’ailleurs à considérer l’attachement comme un phénomène social fondamental.
  • [9]
    Dans ses Leçons de sociologie, Durkheim tente une synthèse de l’antinomie entre patriotisme et cosmopolitisme en voyant dans la constitution d’États démocratiques organisés autour du respect de l’individu et de ses droits le moyen de réaliser l’universalité dans la particularité d’une nation. En ajoutant que tous les États du monde, s’ils étaient démocratiques, constituent autant de manières particulières d’exprimer l’universel, il fait signe vers l’idée d’un “cosmopolitisme enraciné” thématisé par le néo-cosmopolitisme contemporain. Voir sur ce point, l’article de Dominique Schnapper : « Durkheim et la nation » (2017).
  • [10]
    Sur la position de Kwame Anthony Appiah, voir aussi The Ethics of Identity (2005, chapitre 6 : « Rooted Cosmopolitanism ») et, plus récemment, The Lies That Bind. Rethinking Identity (2018).

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.172

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions