Notes
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[1]
Il s’agit d’une mimique qui reprend la référence au personnage du Topo Gigio, initialement utilisée dans les années 2000 par le joueur Juan Román Riquelme, qui demandait au président de Boca Juniors d’ouvrir les oreilles – attribut caractéristique de la marionnette. Après avoir marqué un but contre River Plate, Riquelme fait ce geste dont les connotations politiques sont claires ; or, interrogé par la presse, il nie celles-ci et assure avoir fait référence au personnage préféré de sa fille. Ainsi naît l’association du Topo Gigio à la manifestation du mécontentement dans le cadre footballistique.
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[2]
En décembre 2018, le Collectif Actrices Argentines organise une conférence de presse afin de faire connaître et d’accompagner la plainte déposée par la comédienne Thelma Fardín contre son ancien collègue Juan Darthés, qu’elle accuse de l’avoir violée lorsqu’elle était mineure, lors d’une tournée au Nicaragua en 2009. Darthés, galán de la télévision argentine, avait déjà fait l’objet d’accusations informelles de nombreuses actrices – souvent tues par les médias – pour ses comportements abusifs.
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[3]
Connell définit le régime de genre comme l’« état des rapports de genre dans une institution donnée à un moment donné » (1987 : 120).
-
[4]
Entre 1989 et 2001, le gouvernement Menem met en place en Argentine un deuxième « programme néolibéral » (le premier étant celui de Martínez de Hoz sous le régime militaire de 1976-1983), porté notamment par le ministre de l’Économie Domingo Cavallo. Tout en se réclamant de la tradition péroniste, Menem mène à bien une série de réformes libérales (privatisations en masse, dont celle de la compagnie aérienne Aerolíneas Argentinas, Loi de Convertibilité, etc.) qu’il veut modernisatrices et adaptées à la mondialisation (Novaro 2002, Fair 2014). L’État entre en récession à la fin des années 1990, et la décennie ménémiste débouche sur la crise économique de 2001.
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[5]
De taquito : une talonnade (littéralement) / faire quelque chose les doigts dans le nez (au sens figuré) ; tirar un centro : faire un centre / donner un coup de main ; cortita y al pie : une passe courte et propre / un énoncé simple, direct et franc.
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[6]
Le jeu lui-même a été pensé par des hommes et pour des hommes ; la taille du terrain, des cages, la durée du match, sont autant de variables qui ont été fixées dans l’optique d’une pratique exclusivement masculine.
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[7]
Le cas le plus notoire est celui d’un entraîneur d’un petit club dans la province de La Pampa accusé de multiples agressions sexuelles sur mineurs.
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[8]
Le concept d’« hétérosexualité obligatoire » (compulsory heterosexuality) a été popularisé par Adrienne Rich dans son essai de 1980, « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne ». Il désigne la façon dont les sociétés érigent l’hétérosexualité en norme, à la fois comme contrainte et comme principe de définition de la « normalité ». Ainsi, comme institution politique, il a une dimension régulatrice, que Rich appelle à repenser.
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[9]
À noter que le logo de la Coupe féminine de basket-ball de 2018, par exemple, ne présente pas une telle mise en relief de la coiffure, ni donc une telle exacerbation de la féminité.
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[10]
La question de la participation des personnes transgenres et transsexuelles a fait l’objet de débats véhéments, y compris dans les rangs du féminisme, et elle cristallise notamment les crispations des courants radicaux transexcluants. Parmi les propositions avancées dans l’univers académique allant dans le sens de l’inclusivité, nous pouvons relever, tout d’abord, celles qui prônent un respect de l’identité de genre dans les sports organisés de façon binaire, à condition que les personnes concernées par le changement de catégorie se soumettent à l’hormonosubstitution (NCCA 2011). Elles mettent l’accent sur le rôle déterminant du niveau de testostérone, et non pas des chromosomes ou des organes génitaux, pour le rendement sportif. En ce sens, la possibilité d’une réorganisation intégrale de la compétition par tranches hormonales, non-genrée, a été évoquée, en particulier en athlétisme. Cette perspective est néanmoins contestée par certain·e·s spécialistes, qui soulignent que le niveau de testostérone ne constitue qu’un facteur parmi d’autres (le vO2 max, la taille du cœur…) pour le rendement des sportif·ve·s, et qu’axer le débat sur cette seule donnée revient à le poser en termes masculinistes. Elle a fait l’objet de controverses par son caractère discriminatoire envers les femmes hyperandrogènes, comme ce fut le cas avec l’athlète sud-africaine Caster Semenya en 2011 (Sudai 2017). Dans la perspective d’un effacement de la division sexuée, d’autres songent au maintien provisoire d’un système biparti, comportant une catégorie parfaitement mixte et une autre réservée aux femmes (trans-inclusive), en particulier pour les sports collectifs de contact, où la différence physique peut être source d’enjeux spécifiques (Travers 2018). Le sujet est loin d’être épuisé, et il ne semble pas y avoir à ce jour une réponse complètement satisfaisante, susceptible de garantir l’équité et le fairplay si cher à l’univers sportif, tout en combattant les discriminations et en préservant l’intégrité physique et morale de sportif·ve·strans et intersexes, trop souvent soumis·es à une batterie d’examens médicaux plus ou moins arbitraires.
1« Le montant de la transaction est de 9 euros » : voici ce qu’affiche mon écran lorsque, en juin 2019, j’achète un billet pour aller voir l’équipe argentine de football lors de son premier match de la Coupe du monde. L’équipe féminine, bien entendu. Difficile de ne pas être partagée face à cette bonne affaire, qui laisse croire à une forme de démocratisation dans l’accès à un grand événement sportif, alors qu’elle témoigne en réalité de la sous-valorisation de la pratique du football par les femmes, notamment par rapport à celle de leurs homologues masculins. Ce contraste est perceptible à l’échelle globale (à titre de comparaison, le billet le moins cher pour la phase des poules de la Coupe du monde masculine de football, organisée en 2018 en Russie, coûtait 94 euros), mais les inégalités dont il est le symptôme se manifestent de façon singulière dans chaque fédération. L’Argentine, pays où le football est non seulement le sport le plus pratiqué et le loisir par antonomase, mais aussi un pilier de l’identité nationale, apparaît en ce sens comme un cas particulièrement intéressant par la façon dont s’y articulent aujourd’hui les enjeux sportifs et les questions de genre.
2Après douze ans d’absence de la Coupe du monde féminine de football, plus importante compétition internationale, l’équipe nationale argentine se rend en 2019 à Paris dans un contexte marqué, sur le plan sportif, par les protestations des joueuses face aux politiques de l’Asociación de Fútbol Argentino (Association de Football Argentin – AFA), dont les deux moments forts sont la grève initiée en 2017 et le geste adressé [1] par l’ensemble des footballeuses aux hauts dirigeants avant un match de la Copa América en 2018, immortalisé sur une photo devenue virale (Gartón 2019). Les joueuses y dénonçaient le maintien du sport féminin au stade amateur, l’absence de prise en charge des frais de déplacement et les mauvaises conditions d’entraînement.
3Parallèlement, sur le plan social, l’Argentine est traversée depuis le milieu des années 2010 par l’essor d’un mouvement féministe dont il est l’un des chefs de file du sous-continent latino-américain. Au Ni Una Menos de 2015 qui appelait à lutter contre l’alarmante recrudescence des féminicides, à la campagne pour la légalisation de l’IVG durant l’automne austral 2018 ou encore à la vague de libération de la parole suite aux dénonciations des abus sexuels par le Collectif d’Actrices Argentines quelques mois plus tard, vient s’ajouter, début 2019, une revendication d’ordre sportif : celle de la professionnalisation du football féminin.
4En janvier 2019, alors que le milieu médiatique, d’une part, et la jeunesse, d’une autre, sont encore ébranlés par le témoignage de la comédienne Thelma Fardín [2] et l’avalanche de dénonciations qui s’ensuivit, la footballeuse Macarena Sánchez, militante féministe revendiquée, porte plainte contre son club UAI Urquiza, qui vient de la renvoyer au milieu de la saison sportive. Dans le communiqué publié sur les réseaux sociaux, l’attaquante dénonce la « violation systématique » des droits des joueuses et réclame la professionnalisation du football féminin. Elle devient rapidement la porte-parole du « football féministe, dissident et professionnel » qu’elle appelle de ses vœux. En mars, quelques mois avant la Coupe du Monde, le président de l’AFA, Claudio ‘Chiqui’ Tapia, annonce l’attribution de la somme de 120 000 pesos mensuels (quelque 3000 euros à l’époque) aux clubs de première division féminine pour financer les contrats de huit joueuses par équipe. L’AFA se félicite haut et fort de ce tournant « historique » pour le football féminin ; or, s’il symbolise un aboutissement important des revendications initiées par Macarena Sánchez, c’est stricto sensu une semi-professionnalisation qui est actée par cette décision, et elle ne concerne par ailleurs que les clubs – majoritaires, certes – de la Capitale Fédérale.
5Il s’agit là d’une convergence assez inédite dans le pays où les féminismes de la seconde moitié du xxe siècle (souvent appelés de la « deuxième » et « troisième » vagues) n’avaient pas fait du sport un de leurs chevaux de bataille (Elsey & Nadel 2019). La pratique du football féminin était pourtant déjà une réalité au pays de Maradona – des matchs sont recensés depuis le début du xxe siècle (Gartón 2019) –, mais négligée ; ce n’est qu’en 1991, et grâce aux pressions de la FIFA, que Julio Grondona, alors président de l’AFA, avait acté la création d’un tournoi officiel (amateur).
6On oserait donc espérer que, dans ce contexte de lutte pour l’extension ou l’approfondissement des droits des femmes qui pénètre diverses sphères déterminantes pour l’architecture des rapports de genre dans la société argentine (la santé publique, le milieux du travail, le couple…), cette première initiative de professionnalisation soit étendue. Le sport, loin d’être un simple loisir, fait lui-même partie, selon Michael A. Messner (2002), de ce que R. W. Connell appelle les « institutions de base » (1987 : 117), des espaces de la société (comme l’État ou l’armée) où le système patriarcal se trouve très peu contesté et où, par conséquent, les rapports de genre se dessinent selon un imaginaire stéréotypé et des schémas ankylosés. Néanmoins, l’institution sportive se caractérise également par un « régime de genre » [3] complexe, qui s’articule de telle sorte que certaines de ses composantes, comme le sport féminin, sont nettement moins intégrées à l’appareil médiatique et commercial (propre au sport lui-même) qui sert la dynamique et les intérêts du patriarcat (Messner 2002). Ces composantes, dont le football féminin, sont donc traversées par une tension fondamentale, marquées par un rapport paradoxal – tantôt d’attraction, tantôt de rejet – avec le « centre institutionnel du sport » (Messner 2002 : 21). Ainsi, les joueuses féministes argentines comme Macarena Sánchez cherchent simultanément à intégrer le noyau dur de la pratique de haut-niveau (et à avoir un revenu et des conditions de travail à la hauteur de celle-ci) et à remettre en cause, à « déconstruire », les mécanismes dudit noyau. La revendication doit donc négocier sans cesse pour se positionner quelque part entre la reproduction et l’invention, la recherche de l’égalité et l’ambition de saper les fondements sur lesquels reposerait cette supposée égalité. Comment le football féminin peut-il être à la fois professionnel (aligné avec ce noyau fonctionnel de l’institution sportive) et dissident (non-conformiste, en rupture avec l’autorité) ? Ces revendications ne comportent-elles pas une tension inhérente qui, si les premières venaient à aboutir parfaitement dans la réalité, deviendrait une véritable contradiction, voire une aporie, puisque se présenterait alors la possibilité de faire du football féminin une copie conforme du masculin – qui est en principe tout sauf dissident, tout sauf féministe ? Probablement, mais ce problème est loin de se poser à l’heure actuelle au plan pratique. Il peut néanmoins s’avérer stimulant pour penser les rapports entre le féminisme argentin, celui d’un pays du Sud Global, et le sport national masculin par excellence. Nous chercherons à montrer que le croisement de ces deux univers met l’un et l’autre face à ses propres conflits ou ses propres paradoxes, et qu’il instaure par là une dialectique qui permet d’appréhender le football sous un nouveau jour, à l’aide d’une perspective de genre, tout en invitant à considérer, à travers les enjeux de la pratique sportive de haut niveau, les points de friction de la théorie et du militantisme féministes.
7Le football féminin s’affirme en Argentine dans un contexte de globalisation économique et, à l’échelle nationale, de tournant néolibéral [4] ; la professionnalisation a lieu, quant à elle, au moment où le pays traverse une lourde crise économique et sociale sous le gouvernement du libéral de centre-droit Mauricio Macri. En quels termes poser, tout d’abord, les revendications des travailleuses du sport à l’ère néolibérale ? Quel type de féminisme peut se faire porteur de ces réclamations ?
8Comment, ensuite, ce féminisme argentin, qui s’intéresse à l’univers footballistique, peut-il proposer une critique de celui-ci ? Comment peut-il déjouer les rapports, si étroits, entre cette pratique sportive et la promotion d’une « masculinité hégémonique » ?
9Et quel est, finalement, la richesse de cet univers – qui pourrait a priori lui paraître hostile – pour la pensée féministe ? Qu’est-ce que le sport, et le football féminin en particulier, permet, de par lui-même, de remettre en question au sein d’une société comme celle de l’Argentine contemporaine ?
Professionnalisation du football et féminisme(s)
10Si l’on revient au contexte de la Coupe du monde de 2019, on remarque qu’Estefanía Banini, numéro 10 de l’équipe nationale, est souvent surnommée par la presse « La Messi de l’équipe féminine ». Le rapprochement, s’il se veut flatteur envers l’attaquante, place d’emblée le football féminin dans une position de comparé vis-à-vis du masculin ; le premier ne peut être appréhendé que selon les catégories du second, et son existence, en tant que pratique à part entière, est donc niée. On ne pourrait pas, par ailleurs, établir ce même parallèle sur le plan des salaires : celui de Banini ne représente qu’une fraction infime de celui de la star du Barça. C’est un fait que les différences de revenus des figures centrales de l’équipe féminine et masculine sont incommensurables. Suffirait-il alors, pour faire taire toute protestation, de payer Estefanía Banini autant que Lionel Messi, Soledad Jaimes autant que Sergio Agüero (hypothèse folle s’il en est) ?
11Alors que le football apparaît comme un espace de plus en plus pensé en termes d’intérêts marchands, le manque supposé de rentabilité des événements sportifs féminins est un facteur souvent évoqué par les autorités et les acteurs médiatiques pour justifier leur désintérêt et les prodigieux écarts de salaires et d’investissements. Mais on peut aisément renverser la question : comment pourrait-il devenir rentable s’il est délaissé par les clubs, les fédérations et les médias ?
12L’Argentine, un pays où le football, arrivé de Grande-Bretagne à la fin du xixe siècle, était pourtant très tôt devenu un vecteur des identités populaires (Alabarces 2018), n’échappe pas à la dynamique marchande qui régit aujourd’hui ce sport. La critique classique identifie la source de tous ces maux à la professionnalisation du football masculin, intervenue en Argentine dans les années 1930. À l’aune de ces thèses, la réalité à laquelle font face les joueuses est bien souvent romantisée à travers le mythe de la « pureté » de l’amateurisme, qui supposerait, comme son étymologie l’indique, un rapport passionné et désintéressé à la pratique sportive. Ces interprétations s’appuient sur une appréhension anachronique du football, tout comme, fort probablement, sur des stéréotypes de genre qui associent la femme non seulement à la pureté, mais aussi à une forme de dévotion quasi aveugle. Péchant par naïveté, elles contribuent, elles aussi, à maintenir ces travailleuses dans une situation de précarité. En outre, c’est bien le basculement vers la professionnalisation de la pratique masculine qui avait jadis ouvert massivement les portes de la pratique sportive aux milieux défavorisés (Alabarces 2018). Le potentiel commercial du football apparaît donc tout autant comme une cause de ses dérives marchandes que comme une condition de sa démocratisation, qu’il est donc difficile de rejeter en bloc ; rémunérer dignement une joueuse comme Estefanía Banini ne signerait pas la déchéance morale du football féminin.
13Si la professionnalisation effective dans les années 1930 ne signifie pas nécessairement le début de la décadence et de la corruption pour le football argentin, l’apogée du néolibéralisme dans les années 1990 coïncide avec la fin du cycle maradonien, et donc avec ce que Pablo Alabarces appelle « la crise des représentations footballistiques » (2018 : 164), marquée par la déchéance de la grande figure dionysiaque et populaire du football masculin, Diego Armando Maradona. Sa mise à l’écart à la suite d’un contrôle de dopage positif, puis sa retraite, vont de pair avec une mutation du public, due au renchérissement du prix des billets et des retransmissions de matchs sur les chaines câblées, mais aussi, en partie, avec une mutation de l’origine sociale des joueurs, désormais préparés dès leur plus jeune âge à la pratique de haut niveau – par un régime alimentaire spécifique, l’aménagement des activités extra-scolaires, etc. C’est à l’aune de ces changements dans le contexte économique et sociétal qu’il convient peut-être de penser les enjeux de la professionnalisation du football féminin.
14Et ce aussi parce que le tournant néolibéral ne saurait se cantonner à des sphères comme celle du sport ; il touche également des domaines de pensée traditionnellement critiques vis-à-vis de l’ordre établi – c’est là toute sa force de pénétration –, y compris le féminisme. Les rapports complexes entre féminisme et libéralisme ont fait l’objet de nombreux débats, en particulier en Amérique du Nord, où les voix les plus critiques signalaient le risque induit par le prisme égalitariste de concevoir les femmes comme des « hommes en puissance » (Schaeffer 2001). Récemment, cependant, ce courant libéral semble avoir été progressivement remplacé par un « féminisme néolibéral » (Rottenberg 2018), porté le plus souvent par des femmes de pouvoir et épuré de toute dimension oppositionnelle.
15En ce sens, appréhender la dichotomie Banini/Messi uniquement au prisme du salaire conduit à une simplification grossière : si l’écart salarial est un enjeu de taille dans les sociétés capitalistes contemporaines, il doit être compris dans un engrenage plus large qui place systématiquement les femmes dans une position de vulnérabilité. Dans l’univers du sport, le problème de la rémunération est un symptôme parmi d’autres du sexisme à outrance, mais il ne s’avère peut-être pas l’angle le plus pertinent pour interroger de façon structurelle les rapports de genre qui s’y jouent et leur lien avec le mépris du football féminin. Notons, par exemple, que le désintérêt envers la variante féminine se manifeste d’emblée dans la différence de formation des footballeuses (qui se fait le plus souvent dans des tournois informels) par rapport à celle de leurs homologues masculins (formés très tôt dans les divisions inférieures des clubs). Puis, lorsque les joueuses obtiennent une place dans les clubs, leurs conditions de travail sont particulièrement précaires. Gabriela Gartón (2019), ancienne gardienne de l’équipe nationale et sociologue (un doublet symptomatique des configurations professionnelles auxquelles donne lieu l’amateurisme) note qu’au manque de matériel et de ressources financières s’ajoute le caractère flou des contrats amateurs signés par les sportives, dont les intérêts sont négligés au profit de ceux du club – qui peut en même temps retenir une joueuse dans ses rangs contre son gré et la renvoyer à tout moment. Le harcèlement et les agressions verbales et physiques sont également de mise, bien que les joueuses les taisent le plus souvent par crainte de perdre leur place dans un club. L’asymétrie qui, en termes de genre, traverse le football argentin apparaît donc comme structurelle, et elle n’a d’ailleurs pas manqué d’être dénoncée en tant que telle. La professionnalisation nécessite des innovations logistiques et une transformation profonde de la vision même du football pratiqué par les femmes ; en ce sens, comme le signale Mónica Santino, footballeuse et référente de la Villa 31, bidonville emblématique de la ville de Buenos Aires, elle « est plus qu’un salaire ».
16D’autre part, puisque les inégalités économiques ne s’épuisent pas dans les rapports de genre, et que les salaires indécents des stars du football ne font qu’accentuer les clivages sociaux à l’échelle globale, le féminisme dit « néolibéral » (un féminisme qui se contenterait peut-être de faire de Banini une véritable Messi-bis) court le risque de perpétuer, au nom d’un égalitarisme acritique, les privilèges de classe et de race des femmes blanches et aisées (Rottenberg 2018). Il est donc intéressant de noter que les revendications dont il est ici question proviennent d’un féminisme du Sud Global, c’est-à-dire d’un mouvement qui se veut intersectionnel et qui, loin de les cautionner, conteste les inégalités économiques produites par le système capitaliste. Ainsi, en Argentine, la marche du Ni Una Menos (« pas une de moins ») intègre, lors de sa troisième édition, une protestation contre le pacte signé par le gouvernement Macri avec le Fonds Monétaire International (Vergès 2019).
17Le creusement des inégalités Nord/Sud, accentué par la globalisation et la dérégulation des marchés, passe d’ailleurs également par le marché du football, et ce n’est pas un hasard si bon nombre de clubs européens absorbent des joueurs et des joueuses issu·e·s de pays extra-communautaires, contribuant à accentuer l’écart de niveau et de richesse entre les ligues (Madeiro 2007). La pénétration du capitalisme transparaît aussi dans le mode de gestion des clubs : la plupart de ces fédérations européennes, devenues des véritables « multinationales du loisir » (Ginesta 2010), ont adopté une logique entrepreneuriale dans leur gestion.
18Les clubs argentins, pour leur part, ont résisté jusqu’à ce jour tant bien que mal à cette tendance à la privatisation (bien que certains aient fait des expériences, plus ou moins longues et plus ou moins fructueuses, de ce que l’on appelle le gerenciamiento) (Gil 2003 ; Moreira & Hijós 2013), et un certain nombre de dirigeants revendiquent encore la tradition associative sous le signe de laquelle est né le football local. Si l’on ne saurait présenter les clubs argentins comme des bastions de l’anticapitalisme, leurs particularités invitent cependant à prendre en compte la possibilité d’une autre gestion des clubs, différente de celle à l’œuvre actuellement dans la plupart des ligues en Europe ; s’ils font donc brèche, c’est moins par leurs vertus intrinsèques que parce que leur existence même ouvre à la possibilité d’imaginer d’autres modèles de gouvernance. Et dans cette brèche, le féminisme sud-américain, avec son regard critique sur le tournant néolibéral de la fin du xxe siècle, pourrait s’avérer un outil pertinent pour repenser les schémas économiques du marché footballistique, dans une optique croisant les clivages de genre, de classe, et de développement. Plutôt que de vouloir faire du football féminin un double du masculin, de vouloir égaliser la version masculine du sport, ce féminisme intersectionnel pourrait permettre d’interroger la structure profondément inégalitaire qui, à différents niveaux, est sous-jacente à l’univers du football.
19Ainsi, la variante féminine, comprise en tant qu’institution à part entière, pourrait inviter à questionner le lien entre le « football » et le « masculin » en Argentine et à examiner le rapport sous-jacent des Argentin·e·s à leur imaginaire national.
Le football et l’imaginaire de l’État-nation au prisme du féminisme
20Alabarces (2018) part du concept de « communauté imaginée » de Benedict Anderson pour donner à voir l’importance du football (ou plus précisément du fútbol) dans la construction de l’identité argentine. Appréhendé très tôt dans la logique du mythe – qui opère ici en deux temps : celui de l’importation du sport anglais, puis celui de la différenciation et de l’appropriation locale (Nadel 2014) – ce sport, popularisé au début du xxe siècle, devient sous le péronisme un récit véritablement étatique, et se voit érigé en symbole de la Patrie. C’est qu’entre la fin du xixe siècle, lorsqu’il s’implante dans le Río de la Plata, et l’arrivée au pouvoir du national-populisme dans les années 1940, se développe une variante locale (sans doute exagérée et mythifiée par le discours patriote) du sport anglais, une expression qui se veut hybride et qui a été définie comme le style criollo (Archetti 2001). Par sa réappropriation du sport du pays dominant, l’Angleterre, qui en est de plus le fondateur, le pays latino-américain peut défier la puissance impériale – et éventuellement vaincre celle-ci. Le fútbol est ainsi un espace privilégié où transparaît très tôt, mais aussi durablement, le récit sur l’autonomie et la vigueur de la jeune nation. Le rôle clef du football dans la fondation du récit national se traduit aujourd’hui dans les diverses façons dont ce sport imprègne le quotidien argentin : les graffitis sur les façades des immeubles, les discussions animées avec les chauffeurs de bus ou de taxi, les hurlements déchaînés des supporteurs dans le stade qui retentissent à l’autre bout de la ville, le silence réligieux lorsque l’équipe nationale dispute un match de la Coupe du Monde, ou encore ces nombreuses tournures idiomatiques argentines (« de taquito », « tirar un centro », « cortita y al pie », etc. [5]) qui sont originellement des métaphores footballistiques.
21Or, la plupart des référents auxquels renvoient ces images sont masculins : les femmes sont a priori exclues du grand récit national. Le football, tel qu’il a été introduit à la fin du xixe siècle, ne les concerne pas (Nadel 2014) [6]. Dans une région où la naissance des États précède fondamentalement celle des communautés nationales, la construction de l’imaginaire de la nation va de pair avec l’invention de l’essence du citoyen. Aux yeux de la nation argentine, la pratique féminine est dangereuse à double titre : pour la santé reproductive de la femme (son rôle dans la nouvelle Nation est avant tout celui de mère) tout comme pour l’idée même de la féminité – et donc pour celle de sa contrepartie, la masculinité. Afin d’assurer le maintien de la structure genrée de la nation, les femmes doivent être exclues de cet espace proprement masculin. La genèse de la masculinité hégémonique (Connell 1995) argentine est donc, quant à elle, éminemment liée au football : le « macho » argentin mange de la viande (ne fait pas la cuisine mais prépare l’asado) et, après avoir joué au football toute son enfance, devient un supporteur indéfectible de son club préféré. D’une façon similaire, le joueur typique expose sa masculinité en se vantant sur les réseaux sociaux de son corps musclé, de sa voiture dernier modèle, de sa femme mannequin. Il affiche, tout comme le premier, une sexualité viriliste, qui transparaît d’ailleurs dans le langage employé par les uns et les autres dans le champ du football (Archetti 2003) : le lexique de la soumission se fait omniprésent, et l’adversaire est toujours présenté comme une figure éminemment passive, par sa féminité ou son homosexualité plus ou moins implicites. En plus de perpétuer la misogynie et l’homophobie, ce vocabulaire conduit à comprendre les rapports sexuels en termes agonistiques. Et le vainqueur est toujours le mâle viril, actif, hétérosexuel.
22Voici bien une conception de la sexualité que le féminisme en plein essor dans le Cône Sud s’efforce de contester. Le prototype de l’homme dominateur (qui couvre un large spectre, allant du machirulo, au sexisme ordinaire, jusqu’au criminel) se trouve particulièrement remis en question depuis quelques années. Son impunité est pointée du doigt, notamment à partir de la vague de dénonciations qui éclate en décembre 2018. Celle-ci touche également l’univers du football, chasse gardée de ces masculinités hégémoniques (Connell 1995) – d’après le média sportif Goal, on compte au moins trois plaintes visant des joueurs ou anciens joueurs de la première division depuis le début de l’année 2020 –, mais elle ne le fait que très progressivement, et de façon localisée [7]. Gabriela Gartón (2019) signale à ce sujet le silence qui règne encore autour des abus commis à l’encontre des joueur·se·s des divisions juvéniles, dans un milieu où les détenteurs du pouvoir se protègent mutuellement (boys’ club oblige). S’il y a un moyen de briser cette omerta, c’est peut-être bien dans la lignée de la libération de la parole promue par le féminisme argentin, qui vise, entre autres, à combattre la stigmatisation des victimes, à faire en sorte que la honte change de camp. Repenser l’imaginaire footballistique sous une perspective féministe inviterait à interroger la configuration de l’identité argentine, et son caractère doublement excluant – vis-à-vis des femmes et des masculinités subalternes (Connell 2005) –, aussi bien que les jeux de pouvoir au sein des diverses institutions (plus ou moins sombres et ankylosées) chargées du football à toutes les échelles.
23Une autre manifestation du discours de la masculinité hégémonique qui traverse le monde du football est, nous l’avons suggéré, celui de l’hétérosexualité obligatoire [8] (Caudwell 2002). En ce sens, le football féminin se trouve d’emblée en porte-à-faux. Les joueuses, du fait qu’elles s’intéressent à un sport traditionnellement réservé aux hommes, sont accusées d’être « masculines » et donc, le plus souvent, lesbiennes (Nadel 2014) – car le sujet « masculin » doit être attiré par les femmes. Les deux lieux communs qui font office de prémisses dans le football mainstream (la « masculinité » et l’hétérosexualité) entrent en contradiction dans le cas du football pratiqué par les femmes. Pour la logique qui régit la matrice hétérosexuelle (Butler 2005), ces femmes ne peuvent pas être « masculines » et hétérosexuelles.
24Si, en dehors de cette matrice, ce paradoxe n’en est pas un – dans la mesure où le lien prétendument structurel entre sexe, genre, orientation sexuelle et identité sexuelle est artificiel, dans la mesure aussi où « masculin » et « féminin » sont deux pôles culturellement construits qui ne font sens qu’au sein de ladite matrice hétéronormative et hétérosexiste (Butler 2005) –, il conduit néanmoins, au sein d’un univers machiste et hétéronormé comme celui du football, à une impasse. Ainsi, le football féminin dérange : soit il bafoue une des prémisses de ce sport, soit il remet en question le fonctionnement de la matrice hétérosexuelle – et les premières peuvent difficilement subsister sans la seconde. Mais alors, dans l’accusation de lesbianisme, réitérée sans cesse « à l’encontre » du football féminin, demeure aussi un espace pour l’affirmation d’identités sexuelles subalternes (Connell 2005 ; Symons 2007) et pour la contestation de la norme, à partir de la resignification de l’invective même. Malgré l’homophobie régnante dans l’univers du sport, une joueuse comme Macarena Sánchez assume ouvertement son homosexualité : elle se réapproprie, avec fierté et sous le signe du discours féministe queer, l’accusation ; elle fait du stéréotype un catalyseur pour l’affirmation de l’identité homosexuelle. Dans l’acceptation, et non pas la contestation de ce stéréotype, réside un geste radicalement rebelle, qui ouvre à la possibilité de concevoir l’existence de fait – et non en tant qu’accusation, peur ou fantasme – de l’homosexualité dans le football de haut niveau. Une brèche, là aussi, susceptible de contribuer à terme à déconstruire l’exigence de se conformer à l’idée de la masculinité hégémonique qui pèse sur les joueurs professionnels argentins.
25Nous avons avancé, jusqu’ici, que le féminisme permettrait de réexaminer et de déconstruire cet espace marqué par le sexisme et les stéréotypes liés au genre qu’est le football. À quoi bon, pourrait-on demander ? N’est-il pas tentant de rejeter en bloc un tel univers, fief de masculinités hégémoniques, traversé qui plus est par de multiples formes d’inégalités ? C’est qu’il y a peut-être bien quelque chose qui résiste dans le football, qui fait sa « nature contradictoire » (Aitchison 2007), un potentiel féministe intrinsèque au football féminin qui pourrait s’avérer, de par son existence même, un outil pour repenser le genre.
Femmes, genre et sport : des corps performants
26La réponse la plus classique des dirigeants et des acteurs médiatiques sportifs au stéréotype de la « masculinité » des joueuses (et son corollaire, celui du lesbianisme) a souvent été leur hyper-féminisation (Gartón & Hijós 2017). Le souhait exprimé en 2004 par Sepp Blatter, alors président de la FIFA, de voir les femmes porter des vêtements « plus moulants », en est fortement symptomatique. Le monde publicitaire argentin, qui ne fait pas exception à l’échelle globale, a souvent alimenté ce que R. W. Connell (1987) appelle la « féminité accentuée », à travers les photographies choisies des joueuses, ainsi que le choix des couleurs (forte prédominance du rose) et de la typographie (cursive) sur les affiches. Un exemple parlant de ce mécanisme de représentation est l’omniprésence de la « queue de cheval » : les cheveux longs apparaissent comme un symbole de la « féminité conventionnelle », qui permet de « différencier les joueuses de leurs homologues masculins mais aussi du stéréotype de la femme homosexuelle à la coupe courte » (Cox & Thompson 2000 : 14). Le logo de la Coupe du Monde féminine de 1999, par exemple, met bien en relief cet attribut féminin (Cox & Thompson 2000), que l’on retrouve dans celui de l’édition de 2019 [9]. Macarena Sánchez est elle-même ambassadrice de la marque de produits capillaires Sedal (propriété de la multinationale Unilever), qui dans sa dernière campagne invite à « repenser le rose » (pour en faire la couleur de la force, du courage) – sans pour autant remettre en question le lieu commun qui l’associe à la féminité. Le football féminin professionnel semble pouvoir ainsi trouver une place dans la communication de masse, à condition de s’y inscrire en se pliant à un certain nombre de codes traditionnels liés au genre.
27L’incursion des footballeuses dans l’univers publicitaire peut néanmoins revêtir une dimension plus positive en ce qui concerne la représentation des corps sportifs, ou du moins ouvrir à une telle possibilité. Car si le sport est un champ où les normes de genre sont continuellement reproduites de façon stéréotypée, c’est aussi un espace où peut se jouer la contestation, ou la distorsion de celles-ci (Butler 2000 ; Jouan 2015). Le genre, en tant que résultat d’une performance rituelle, qui cherche sans cesse à reproduire un original qui n’existe pas, apparaît comme éminemment instable (Butler 2005). Ainsi, les corps féminins athlétiques qui, à un moment donné, peuvent sembler « trop masculins », voire monstrueux, à force d’être représentés (dans les médias), célébrés (pour leurs triomphes sportifs), et donc aussi normalisés, peuvent devenir des nouveaux exemples d’accomplissement d’une norme qui a, en réalité, muté. Marlène Jouan (2015) voit dans le regard que Judith Butler porte sur le potentiel contestataire des corps musclés des femmes sportives une compréhension similaire à celle qu’elle a de celui du drag dans Trouble dans le genre (2005), comme une pratique qui, par un geste carnavalesque, donne à voir le caractère performatif du genre, en même temps qu’il tourne en dérision les codes qui le régissent. Si le drag met en évidence l’acte ou la série d’actes qui génère les catégories relatives au genre – dévoilant alors leur théâtralité, voire leur imposture –, la normalisation des corps des femmes sportives, qui opère dans un temps plus long, révèle la perméabilité des limites de ces catégories que l’on croyait fixes ou même transcendantales.
28En juin 2020, sur un ton humoristique, la joueuse Yamila Rodríguez, attaquante à Boca Juniors, poste sur les réseaux sociaux une photo, passée par la populaire application FaceApp, où l’on voit l’ensemble de son équipe « travestie » ou « transexuée », c’est-à-dire présentée, au niveau du visage, sous une physionomie « masculine ». Que dit ce jeu parfaitement carnavalesque ? Il rapproche, dans une certaine mesure, l’opération de renversement opérée par le drag de celle du débordement des limites du genre mise en place par le corps athlétique des footballeuses en uniforme : les corps féminins sur la photo d’origine deviennent masculins, parce qu’ils sont réinterprétés à l’aune de la transformation du visage, mais aussi parce que les frontières entre le « masculin » et le « féminin » avaient, de fait, été brouillées par ces corps en tenue sportive. En même temps, la perspective de faire des femmes des « hommes-bis » dans le monde du football apparaît ici dans tout son ridicule, car elle est tournée en dérision lorsque poussée grotesquement à l’extrême. Or, s’il semble tout à fait inadéquat de penser le professionnalisme féminin en termes de « masculinisation » de la pratique, cela ne veut pas dire que le sport ne puisse pas interroger, in fine, la notion même de « féminité » corporelle telle qu’elle se joue sur le terrain.
29* * *
30Le football féminin professionnel promu à l’heure actuelle en Argentine ne saurait être un reflet parfaitement symétrique de la variante masculine. S’il se revendique à la fois du professionnalisme et de la dissidence, c’est peut-être parce qu’il cherche à dialoguer sérieusement avec le noyau dur de l’institution sportive tout en conservant un regard critique sur celui-ci. Il compose avec la réalité du professionnalisme telle qu’elle existe aujourd’hui, mais y introduit par ce geste même une rupture, et donne à penser la possibilité d’un professionnalisme autre, peut-être même, en effet, dissident. C’est que, dans ce pays latino-américain, le football féminin possède une dimension proprement hérétique, qui le place d’emblée en porte-à-faux avec l’imaginaire national – ce qui fait aussi tout son potentiel critique. Il constitue également un espace privilégié pour cultiver une pensée féministe : le football est un champ traversé par des tensions, et s’il peut apparaître comme une chasse gardée du machisme, il est aussi un champ fertile pour étudier la reconfiguration des significations du « masculin » et du « féminin » – y compris à travers une publication dérisoire sur Instagram.
31Pour conclure, notons que cette publication évoquée plus haut met en relief le rôle structurant de la binarité dans l’univers de la compétition sportive (ainsi que dans l’application en question), et son lien étroit avec les apparences. Régi encore aujourd’hui par un paradigme axé avant tout sur le corps biologique ou « naturel », l’univers sportif exclut, discrimine ou met en porte-à-faux les individus intersexes ainsi que les personnes transgenre et transsexuelles [10]. La question est particulièrement complexe et sensible, et aucune réponse ne semble à ce jour faire consensus. Il n’en demeure pas moins que les hésitations du Comité Olympique International et la lenteur des changements en la matière semblent être des symptômes d’une « anxiété » face à l’instabilité des catégories génériques et/ou sexuelles (Butler 2000), et à la possibilité d’une remise en question effective de leur pertinence en tant que grille organisationnelle. Que peut proposer l’Argentine, pays souvent salué pour son avant-gardisme en matière de droits des personnes transgenres, à l’heure où le féminisme s’empare de la question sportive ? Le football féministe local, s’il optait pour une véritable remise en cause structurelle des socles du sport national, pourrait-il donc renoncer, à moyen ou long terme, à l’épithète de féminin ?
Bibliographie
Références
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Notes
-
[1]
Il s’agit d’une mimique qui reprend la référence au personnage du Topo Gigio, initialement utilisée dans les années 2000 par le joueur Juan Román Riquelme, qui demandait au président de Boca Juniors d’ouvrir les oreilles – attribut caractéristique de la marionnette. Après avoir marqué un but contre River Plate, Riquelme fait ce geste dont les connotations politiques sont claires ; or, interrogé par la presse, il nie celles-ci et assure avoir fait référence au personnage préféré de sa fille. Ainsi naît l’association du Topo Gigio à la manifestation du mécontentement dans le cadre footballistique.
-
[2]
En décembre 2018, le Collectif Actrices Argentines organise une conférence de presse afin de faire connaître et d’accompagner la plainte déposée par la comédienne Thelma Fardín contre son ancien collègue Juan Darthés, qu’elle accuse de l’avoir violée lorsqu’elle était mineure, lors d’une tournée au Nicaragua en 2009. Darthés, galán de la télévision argentine, avait déjà fait l’objet d’accusations informelles de nombreuses actrices – souvent tues par les médias – pour ses comportements abusifs.
-
[3]
Connell définit le régime de genre comme l’« état des rapports de genre dans une institution donnée à un moment donné » (1987 : 120).
-
[4]
Entre 1989 et 2001, le gouvernement Menem met en place en Argentine un deuxième « programme néolibéral » (le premier étant celui de Martínez de Hoz sous le régime militaire de 1976-1983), porté notamment par le ministre de l’Économie Domingo Cavallo. Tout en se réclamant de la tradition péroniste, Menem mène à bien une série de réformes libérales (privatisations en masse, dont celle de la compagnie aérienne Aerolíneas Argentinas, Loi de Convertibilité, etc.) qu’il veut modernisatrices et adaptées à la mondialisation (Novaro 2002, Fair 2014). L’État entre en récession à la fin des années 1990, et la décennie ménémiste débouche sur la crise économique de 2001.
-
[5]
De taquito : une talonnade (littéralement) / faire quelque chose les doigts dans le nez (au sens figuré) ; tirar un centro : faire un centre / donner un coup de main ; cortita y al pie : une passe courte et propre / un énoncé simple, direct et franc.
-
[6]
Le jeu lui-même a été pensé par des hommes et pour des hommes ; la taille du terrain, des cages, la durée du match, sont autant de variables qui ont été fixées dans l’optique d’une pratique exclusivement masculine.
-
[7]
Le cas le plus notoire est celui d’un entraîneur d’un petit club dans la province de La Pampa accusé de multiples agressions sexuelles sur mineurs.
-
[8]
Le concept d’« hétérosexualité obligatoire » (compulsory heterosexuality) a été popularisé par Adrienne Rich dans son essai de 1980, « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne ». Il désigne la façon dont les sociétés érigent l’hétérosexualité en norme, à la fois comme contrainte et comme principe de définition de la « normalité ». Ainsi, comme institution politique, il a une dimension régulatrice, que Rich appelle à repenser.
-
[9]
À noter que le logo de la Coupe féminine de basket-ball de 2018, par exemple, ne présente pas une telle mise en relief de la coiffure, ni donc une telle exacerbation de la féminité.
-
[10]
La question de la participation des personnes transgenres et transsexuelles a fait l’objet de débats véhéments, y compris dans les rangs du féminisme, et elle cristallise notamment les crispations des courants radicaux transexcluants. Parmi les propositions avancées dans l’univers académique allant dans le sens de l’inclusivité, nous pouvons relever, tout d’abord, celles qui prônent un respect de l’identité de genre dans les sports organisés de façon binaire, à condition que les personnes concernées par le changement de catégorie se soumettent à l’hormonosubstitution (NCCA 2011). Elles mettent l’accent sur le rôle déterminant du niveau de testostérone, et non pas des chromosomes ou des organes génitaux, pour le rendement sportif. En ce sens, la possibilité d’une réorganisation intégrale de la compétition par tranches hormonales, non-genrée, a été évoquée, en particulier en athlétisme. Cette perspective est néanmoins contestée par certain·e·s spécialistes, qui soulignent que le niveau de testostérone ne constitue qu’un facteur parmi d’autres (le vO2 max, la taille du cœur…) pour le rendement des sportif·ve·s, et qu’axer le débat sur cette seule donnée revient à le poser en termes masculinistes. Elle a fait l’objet de controverses par son caractère discriminatoire envers les femmes hyperandrogènes, comme ce fut le cas avec l’athlète sud-africaine Caster Semenya en 2011 (Sudai 2017). Dans la perspective d’un effacement de la division sexuée, d’autres songent au maintien provisoire d’un système biparti, comportant une catégorie parfaitement mixte et une autre réservée aux femmes (trans-inclusive), en particulier pour les sports collectifs de contact, où la différence physique peut être source d’enjeux spécifiques (Travers 2018). Le sujet est loin d’être épuisé, et il ne semble pas y avoir à ce jour une réponse complètement satisfaisante, susceptible de garantir l’équité et le fairplay si cher à l’univers sportif, tout en combattant les discriminations et en préservant l’intégrité physique et morale de sportif·ve·strans et intersexes, trop souvent soumis·es à une batterie d’examens médicaux plus ou moins arbitraires.