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Article de revue

Quel est le bon nombre des amis ? Remarques sur la critique aristotélicienne de la poluphilia

Pages 233 à 250

Notes

  • [1]
    Toutes les traductions sont miennes, sauf mention contraire.
  • [2]
    Dirlmeier (1983 : 558) suggère que ce sont là deux néologismes d’Aristote, une idée reprise par Fürst (1996 : 184).
  • [3]
    Voir Rhet. I, 12, 1372a12-14 ; II, 5, 1383a2-3 ; 9, 1387a19-21. Voir aussi Politique, III, 13, 1284a21 et b27, où, traitant de l’ostracisme, Aristote montre pourquoi la cité démocratique, recherchant l’égalité, s’emploie logiquement à ostraciser ceux qui se distinguent par leur richesse ou leur entregent, et IV, 6, 1293a32.
  • [4]
    Voir Pindare, Pythiques, V, 1-5 : « La richesse est toute puissante, lorsque, associée à une pure vertu, le mortel à qui le destin l’a octroyée, mène avec lui cette compagne qui attire les amis. » (trad. dans Puech 1922).
  • [5]
    Voir Lysias, Discours, VIII, 7, 3-8 dans Gernet et Bizos (1924 : 124-125).
  • [6]
    Voir Hésiode, Les travaux et les jours, v. 715 (cité par Aristote en EN, IX, 10), Héraclite DK 22B9 et Démocrite DK 68B49. Sur Hésiode, voir Fraisse (1974 : 46-50), et sur Démocrite, voir El Murr (2020 : 574-576).
  • [7]
    Pour plus de détails, voir El Murr (2018 : 51-53 et 2020 : 566-567).
  • [8]
    Comme l’indique le début de plusieurs chapitres du livre IX : voir 1164b22 (ἀπορίαν δ’ ἔχει), 1165a36 (ἔχει δ’ ἀπορίαν), 1168a28 (ἀπορεῖται), 1169b3 (ἀμφισβητεῖται).
  • [9]
    Selon Gauthier-Jolif (1970 : 725), décrivant EN, IX, 4-6, « nous sommes donc bien en présence de “questions disputées”, – très exactement d’une polémique anti-platonicienne », Aristote évaluant « les vues en vogue à l’Académie » à l’aune de sa propre conception de l’amitié.
  • [10]
    Pour une tentative de ce genre, très différente de celle défendue ici, on peut lire le commentaire de Thomas d’Aquin au livre IX de l’EN : les sept premiers chapitres du livre IX sont selon lui consacrés à la définition des « propriétés » de l’amitié, et les cinq suivants aux difficultés posées par ces propriétés du point de vue de ceux qui aiment (ex parte amantium) dans les chapitres 8 et 9, et du point de vue de ceux qui sont aimés (ex parte amatorum) dans les chapitres 10, 11 et 12. Pour le texte latin, voir Raymundi et Spiazzi (1964) et pour une traduction anglaise, Litzinger (1993). Voir également Pakaluk (1998 : 162-165) pour une autre interprétation de la structure des chap. 4 à 9 du livre IX de l’EN.
  • [11]
    Et ce, même dans le sacrifice de sa propre personne, puisqu’Aristote va jusqu’à dire que l’homme de bien qui donne sa vie pour sa cité ou son ami est là encore ami de lui-même, parce qu’il choisit ce qu’il y a pour lui de meilleur selon son intellect : voir EN, IX, 8, 1169a16-34.
  • [12]
    Voir El Murr (2018 : 131-134) et le commentaire détaillé de Lefebvre (2003).
  • [13]
    Voir EN, IX, 9, 1170b4-5 : « car ils prennent plaisir à percevoir en commun ce qui est bon par soi » (συναισθανόμενοι γὰρ τοῦ καθ’ αὑτὸ ἀγαθοῦ ἥδονται).
  • [14]
    Alberti (1990) parle à son sujet de la “compénétration mentale” des amis vertueux, engagés dans une vie commune. Lefebvre (2003 : 171) rappelle à juste titre que l’idée de “conscience”, plutôt que de “sensation” commune, ne contribue pas à éclairer ce qu’Aristote explique dans ce chapitre, à savoir « la nature de la vie commune des amis en tant qu’ils sont des hommes : vivre ensemble pour des hommes, ce n’est pas vivre comme des animaux les uns à côté des autres, mais partager des discours et des pensées ».
  • [15]
    J’ai traduit le texte édité par Bywater (1890).
  • [16]
    C’est ce même verbe qu’emploie Aristote, en EN, V, 8, 1133a4, quand il traite de la réciprocité de l’échange et remarque qu’elle assure la cohésion des citoyens.
  • [17]
    À l’opposé de cette acception intense, ou intime, de la vie commune, on trouve en EN, IV, 12, 1126b11 et 13, 1127a18 une acception beaucoup plus large. Dans ces deux passages, il s’agit de caractériser ce vice qu’est la complaisance (ἀρεσκεία), sur lequel Aristote reviendra à la fin de notre chapitre. Dans ce contexte, τὸ συζῆν est mis sur le même plan que les fréquentations quotidiennes et les transactions commerciales et désigne clairement la vie en société, dans ce qu’elle a de moins intime. C’est ce même sens que l’on retrouve en EN, X, 8, 1178b3-5 quand Aristote oppose vie théorétique et exercice de la vertu dans des actes qui s’adressent à l’homme en tant qu’il en est un homme et vit en société (συζῇ).
  • [18]
    Voir Lefebvre (2003 : 171-172).
  • [19]
    Relevons qu’une vie commune implique un plaisir partagé, parce que nul ne consentirait à passer sa vie avec un être chagrin. C’est pourquoi, selon Aristote, les vieillards et les personnes moroses ne sont pas enclins à l’amitié selon le plaisir ou la vertu, mais à la seule amitié utilitaire, qui n’implique aucune vie commune : voir EN, VIII, 3, 1156a27 et 56b4-5 ; 6, 1157b14-16.
  • [20]
    Significativement, c’est encore sur la vie commune qu’Aristote revient dans le chapitre conclusif du livre IX : voir EN, IX, 12.
  • [21]
    Michel d’Éphèse, commentateur byzantin de l’EN, en a proposé une, avec prudence : « de tels amis [sc. ceux avec lesquels il est possible de mener une vie commune] pourraient être environ trois, car en avoir davantage serait sans doute difficile » (in Ethic. Nic. IX, 522, 14-15, dans Heylbut 1892). On trouve la même réponse (mais énoncée plus de dix siècles plus tôt) dans le Toxaris de Lucien de Samosate : voir infra note 32.
  • [22]
    Que l’on retrouve par exemple dans la Poétique, quand Aristote examine la question de la longueur de la tragédie et raisonne par analogie avec la taille des animaux : voir Poet. 7, 1450b35-1451a6.
  • [23]
    Dans sa critique du “communisme” des gardiens dans la cité idéale de la République, Aristote reproche à Socrate/Platon de se contredire en prétendant cimenter les gardiens de la cité par l’amitié alors que les mesures préconisées fragmentent l’affection que l’on ressent naturellement pour ses proches et donc diluent l’amitié en l’étendant démesurément : voir Pol. II, 4, 1262b3-24 et El Murr (2017).
  • [24]
    Dans son commentaire au livre VIII de l’EN, Aspasius précise que l’ὑπερβολή (« excès ») dont il s’agit en 1158a10-12 est κατὰ τὸ εὖ, « selon le bien » (in Ethic. Nic. VIII, 173, 9, dans Heylbut 1892). Sur le commentaire d’Aspasius à l’EN en général, voir Barnes (1999).
  • [25]
    Voir par exemple Montaigne, Essais, I, 28, avec mon commentaire dans El Murr (2018 : 58-62).
  • [26]
    Voir la note explicative de Gauthier-Jolif (1970 : 687-688) qui traduisent ἑταιρικὴ φιλία par « amitié d’enfance ».
  • [27]
    Sur l’ἄρεσκος (« complaisant »), voir EN, IV, 12, 1126b11-28.
  • [28]
    Pour faire de l’amitié civique une véritable forme d’amitié et établir ainsi une continuité de l’amitié civique à l’amitié parfaite, Cooper en vient à minimiser l’importance de la dimension personnelle dans la conception aristotélicienne de l’amitié et affirme, par exemple, que savoir qu’autrui me souhaite ce qui est bon pour moi n’implique pas nécessairement l’intimité, ni la connaissance personnelle : voir Cooper (1990 : 235, n. 18). Pour une critique détaillée, voir Annas (1990).
  • [29]
    Voir Plutarque, De la pluralité d’amis (Περὶ πολυφιλίας) dans Klaerr (1989). L’enquête de Plutarque sur l’amitié devait inclure en outre Du flatteur et de l’ami (De adulatore et amico), De l’amour fraternel (De fraterno amore), Comment on peut tirer profit de ses ennemis (De capienda ex inimicis utilitate), ainsi que d’autres traités qui ne nous sont pas parvenus : voir pour plus de détails Klaerr (1989 : 216).
  • [30]
    On comparera, par exemple, De amicorum multitudine, 93E et EN, 1171a5, 94A et 1156b27, 94B et 1155b15-1156a5, 95C-E et 1171a3.
  • [31]
    Sur la « philosophie populaire » de Plutarque, voir Van der Stockt (2011).
  • [32]
    Lucien de Samosate, dans le dialogue qu’il consacre à l’amitié, le Toxaris, compare le poluphilos à la femme volage et affirme que la force de l’amitié ne saurait être préservée au-delà de trois amis (37, 19-23). Deux siècles plus tard, Thémistius, dans son Peri philias (270a8-b2 Hardouin), relève l’impossibilité dans laquelle se trouve le poluphilos de satisfaire aux besoins contradictoires de chacun de ses amis, reprenant ainsi l’argument d’Aristote en EN, IX, 10, 1171a5-7.
  • [33]
    La tendance critique est propre à la tradition philosophique, car dans la tradition rhétorique, on trouve quelques mentions de la poluphilia, mais qui sont évidemment positives. Voir surtout Dion de Pruse, Sur la royauté (Or. III, 107, 1-7), où il est conseillé au roi de pratiquer la poluphilia au motif que le poluphilos étend son savoir et son influence et atteint presque l’omniscience par l’entremise des yeux et des oreilles de ses amis. Voir également Libanius, De la pauvreté (Or., VIII, 6, 1-4), où le sophiste oppose les richesses apparentes aux véritables richesses dont la poluphilia fait partie, et, du même, Sur l’esclavage (Or., XXV, 59, 1-7).
  • [34]
    Pour une évaluation de ce genre, voir les passages mentionnés à la note précédente.
  • [35]
    Sur la place de la philia dans la théorie stoïcienne des biens, voir Diogène Laërce, VII, 95-98 et Laurand (2008 : 54-62).
  • [36]
    Pour une défense vigoureuse, mais selon moi pas totalement convaincante, de la conception stoïcienne de l’amitié, voir Laurand (2008).

Introduction

1Quel est le bon nombre des amis ? Formulée de la sorte, cette question pourrait sembler purement casuistique et peu digne de l’intérêt d’un philosophe. Pourtant, son importance n’a pas échappé aux philosophes de l’Antiquité qui tous, de près ou de loin, se sont intéressés à la φιλία ou à l’amicitia. Se demander quel est le bon nombre des amis, c’est en effet poser le problème de la limite de l’amitié, et plus précisément encore, de l’extension d’une relation spécifique à autrui, dont on voit bien qu’elle ne requiert pas l’exclusivité, mais ne peut pour autant s’étendre indéfiniment sans se dénaturer. Or dire que la relation amicale se satisfait d’une certaine pluralité – au sens où la relation amoureuse, entendue dans son sens conventionnel, s’en accommoderait plus difficilement –, mais ne peut toutefois tolérer une démultiplication de ses objets – à moins de souscrire à l’usage dégradé que les réseaux sociaux font désormais du terme « ami » – suppose que l’on dispose d’un critère permettant de déterminer une certaine limite à l’extension de cette relation. Cette approche est celle d’Aristote qui consacre tout un chapitre de l’Éthique à Nicomaque [ci-après : EN] (IX, 10) à la poluphilia (πολυφιλία), au « grand nombre des amis », et à la question de savoir si c’est là une composante essentielle du bonheur. Aristote précise, ce faisant, le rapport entre amitié et vie commune, car le bon nombre des amis, nous apprend-il, est celui avec lequel « la vie commune » (τὸ συζῆν) reste possible.

2Malgré la littérature considérable que les conceptions antiques de l’amitié ont suscitée, on ne s’est guère préoccupé de la question de la poluphilia, ne la considérant ni comme une question philosophiquement importante pour l’éthique d’Aristote, ni d’ailleurs comme une question historiquement intéressante révélant des différences significatives quant au rôle de l’amitié dans la vie bonne au sein des éthiques anciennes. Pour utiles qu’elles soient, les analyses éparses que l’on trouve dans les grandes synthèses de Bohnenblust (1905), Fraisse (1974) ou encore Fürst (1996), demandent à être complétées par une lecture plus détaillée du chapitre IX, 10 de l’EN et par un traitement plus systématique du sort que les éthiques anciennes ont réservé à la question de la poluphilia. Dans le présent article, je m’attacherai surtout à proposer un commentaire de ce chapitre de l’EN consacré à la poluphilia et réserverai pour la conclusion quelques remarques sur la postérité de cette question.

La poluphilia avant Aristote

3Les livres VIII et IX de l’EN portent sur l’amitié (philia). Avant d’envisager les opinions divergentes à ce sujet en EN, VIII, 2, Aristote justifie l’intérêt de son enquête, en précisant que « l’amitié est non seulement chose nécessaire (ἀναγκαῖον), mais aussi chose noble (καλόν), puisque nous faisons l’éloge de ceux qui aiment leurs amis et que le grand nombre d’amis passe pour être une chose noble (ἥ τε πολυφιλία δοκεῖ τῶν καλῶν ἕν τι εἶναι) » (EN, VIII, 1, 1155a28-32) [1]. La mention de la poluphilia dès l’ouverture de l’enquête est un premier indice de l’importance de cette question et de la nécessité du traitement détaillé qu’Aristote va en faire, mais cette mention indique également que cette question doit être traitée parce que c’est une opinion admise que le grand nombre d’amis est un bien. C’est précisément la valeur de cette opinion qu’Aristote examine en IX, 10, une fois définies les conditions de l’amitié véritable et des autres formes de philia.

4En quel sens, toutefois, est-il admis que la poluphilia est « une chose noble » ? Comme l’a relevé Dirlmeier (1983 : 558), c’est là la seule occurrence du substantif dans toute l’EN, Aristote utilisant ensuite en IX, 10 l’adjectif πολύφιλος. Le substantif revient en revanche de façon récurrente dans la Rhétorique et la Politique. Après avoir défini le genre délibératif, Aristote examine le sujet des discours qui visent à exhorter ou dissuader, à savoir le bonheur, et considère les définitions admises de celui-ci ainsi que ses parties. Parmi elles on trouve, outre la bonne naissance et la richesse, « le grand nombre des amis et l’amitié des gens de bien » (Rhet. I, 5, 1360b20 : πολυφιλίαν, χρηστοφιλίαν). La distinction même qu’établit Aristote entre la poluphilia et la khrēstophilia[2] indique que la poluphilia est ici dotée d’une signification très large, englobant les amis qui ne sont pas vertueux, comme le confirme un passage du même chapitre, où l’ami est défini comme celui qui fait pour un autre ce qu’il croit bon pour celui-ci et où l’ami vertueux est un cas particulier du précédent (1361b35-38). Les autres mentions dans des passages ultérieurs de la Rhétorique précisent le sens qu’il convient de donner à la poluphilia : celle-ci y est très clairement entendue comme l’une des composantes essentielles de l’influence politique, au même titre que la richesse, ou l’exercice des magistratures, et un moyen pour l’acquérir et la consolider [3]. Dans la Rhétorique, Aristote fait donc de la poluphilia une partie du bonheur, parce que c’est là un bien admis comme tel par la plupart des gens, un bien instrumental, au même titre que la richesse, ou la bonne naissance, qui permet d’exercer une influence ou protège de celle d’autrui. C’est en ce sens, me semble-t-il, que l’on peut comprendre la première mention de la poluphilia par Aristote au début de son enquête sur l’amitié dans l’EN.

5Cette mention de la poluphilia parmi les choses tenues pour bonnes n’a d’ailleurs rien d’étonnant si l’on considère les quelques rares apparitions de l’adjectif poluphilos chez des auteurs antérieurs à Aristote. Pindare, par exemple, dans sa cinquième Pythique, célèbre la victoire d’Arcésilas à la course de chars en mentionnant la richesse dès l’ouverture et la multitude d’amis qu’elle apporte au mortel quand elle est jointe à la vertu [4]. Près d’un siècle plus tard, dans un contexte tout à fait différent, on retrouve dans un discours de Lysias une association similaire entre richesse, réputation, et nombre d’amis [5]. Malgré le petit nombre des occurrences de ce terme avant Aristote, il apparaît ainsi qu’être poluphilos est tenu pour un bien. Au contraire, c’est « le petit nombre d’amis » (ὀλιγοφιλία) ou pire, « l’absence d’amis » (ἀφιλία), qui sont considérés négativement, ce que confirme la Rhétorique d’Aristote en faisant de l’un et l’autre des maux causés par le sort (1386a9-11).

6Même s’il est possible de déceler, avant lui, l’amorce d’une réflexion éthique sur le bon nombre des amis et les ferments d’une critique de leur multiplication [6], Aristote est le premier à poser la question de la poluphilia dans le cadre plus large d’une analyse éthique des éléments du bonheur où l’amitié et le rapport qu’elle entretient à la vertu jouent un rôle central.

Définition et formes de l’amitié chez Aristote ; place du chapitre 10 dans le livre IX de l’Éthique à Nicomaque

7Par rapport à ses prédécesseurs, Aristote apporte à l’analyse de la philia deux inflexions théoriques fondamentales. La première consiste à réduire l’extension du champ de l’enquête en constituant l’amitié comme problème spécifiquement éthique ; la seconde à formuler une définition unitaire de l’amitié (conçue comme une relation consciente, réciproque et active de bienveillance mutuelle envers autrui et en vue de lui) permettant toutefois d’en déterminer différentes formes, selon le type d’objet aimé. Ainsi, bien que le terme grec φιλία désigne pour Aristote et ses contemporains un ensemble hétérogène de relations humaines (comprenant ce que nous appelons les relations amicales, mais aussi les relations familiales, politiques, voire les relations commerciales), il est possible de distinguer dans cet ensemble trois formes d’amitié : l’amitié selon l’utile, celle qui vise le plaisir, enfin l’amitié parfaite selon la vertu [7]. Tel est le cœur de la conception de l’amitié exposée par Aristote au livre VIII de l’EN et qui donne à ce livre son unité et sa structure.

8L’unité du livre IX, en revanche, semble plus décousue, puisqu’Aristote y aborde un certain nombre de questions disputées, ou apories, relatives à l’amitié [8]. Parmi celles-ci figure la question du bon nombre des amis, à laquelle on a vu que le début du livre VIII faisait allusion. Cette approche quelque peu rhapsodique propre au livre IX a parfois dérouté les commentateurs, parce que c’est justement dans ce livre qu’on trouve les analyses plus profondes d’Aristote sur l’essence même de l’amitié. En réponse à cette difficulté, Gauthier et Jolif (1970 : 725) ont par exemple soutenu que « c’est là un accident, qui n’a […] rien d’exceptionnel » et qui s’explique, au fond, par l’enjeu polémique de certains chapitres, où Aristote s’expliquerait notamment avec Platon [9]. Sans nier l’aspect rhapsodique du livre IX, ni même remettre en cause la tonalité polémique de certains chapitres, il convient toutefois de se demander s’il est possible de déceler dans l’organisation des derniers chapitres du livre IX une forme de logique ou de progression cohérente, éclairant leurs enjeux [10].

9Des chapitres 4 à 10 du livre IX de l’EN, on peut repérer l’approfondissement d’une question dont le fil directeur est la psychologie de l’homme vertueux qu’Aristote introduit en IX, 4. Dans ce chapitre, Aristote montre que la relation de l’homme vertueux à son ami est structurellement analogue à celle qu’il a envers lui-même. Mais quel sens y-a-t-il à dire que l’homme vertueux est philautos, « ami de lui-même » ? EN, IX, 8 revient sur cette question en distinguant deux formes d’amitié pour soi-même (1168a27-1169b2) : celle, condamnable, correspondant à notre emploi courant et péjoratif du terme égoïste, et une autre qui signifie l’attachement que l’homme vertueux a envers lui-même. Est-ce à dire que pour Aristote l’amitié pour autrui dérive, ou découle, de l’amitié pour soi-même, au sens où la seconde serait la condition de la première ? Rien n’est moins sûr, car Aristote prend bien soin de noter que l’homme vertueux a le devoir de s’aimer lui-même (IX, 8, 1169a11-12), soulignant ainsi que l’amitié envers soi-même est pour l’homme vertueux une conquête pratique, et non un donné dont l’amitié dériverait quasi mécaniquement. En effet, l’amitié que l’homme vertueux se porte à lui-même s’adresse à lui-même en tant qu’elle s’adresse à la partie dominante et intellective de son âme (noûs). De l’égoïste du sens commun à l’homme de bien, il y a donc un gouffre, identique à celui qui sépare qui vit sous l’emprise des affections de qui vit conformément à la raison (IX, 8, 1169a4-5). Cependant, si l’homme de bien doit s’aimer lui-même plus que tout [11], y a-t-il encore place pour quelqu’un d’autre que lui-même, pour un autre soi-même ? Et si c’est bien le cas, en quoi l’homme de bien peut-il aimer cet autre soi-même, qui ne semble rien devoir lui apporter qu’il n’ait lui-même déjà ?

10Telles sont les deux questions qu’entend résoudre le chapitre IX, 9, qui défend à la fois l’autosuffisance de l’homme vertueux et la nécessité de l’amitié pour son bonheur. Sans entrer dans le détail de ce chapitre complexe et débattu [12], rappelons qu’Aristote y défend la prédominance de la vie commune entre amis en la coordonnant à l’activité commune de perception et de pensée [13]. Par cette communauté [14], dans laquelle il voit sans aucun doute l’essence même de l’amitié entre vertueux, Aristote dépasse l’antinomie de la suffisance à soi du vertueux et de la nécessité pour lui d’avoir des amis, en montrant que même l’homme vertueux et parfaitement heureux a besoin d’amis puisque le désir qu’il ressent pour l’existence de son ami rend son propre bonheur plus parfait.

11Pourtant, ce besoin d’amis est d’une étrange sorte, car il ne fait signe vers aucun manque – sinon le vertueux ne serait pas autosuffisant –, la perception et la pensée communes des amis se prolongeant indéfiniment et n’ayant d’autre limite que la pure effectivité de leur perfection. Par conséquent, si l’homme heureux a besoin d’amis sans en ressentir le besoin, si ceux-ci sont nécessaires à son bonheur sans qu’ils lui manquent, pourquoi ne pas avoir le plus grand nombre d’amis possible dans le seul but de multiplier les occasions de perception et de pensée communes ? C’est pour répondre à ce problème qu’Aristote envisage en IX, 10 la question de la poluphilia.

12Finalement, une fois qu’il est devenu clair que l’homme de bien aime ce qui est bon pour lui selon son intellect, on comprend non seulement en quoi il doit être ami de lui-même, mais aussi pourquoi il aime son ami comme un autre lui-même. Or aimer son ami comme un autre soi-même ne va pas sans une certaine vie commune dont le chapitre IX, 9 détaille la structure théorique profonde. Reste à interroger l’extension de cette vie commune et à examiner si cette structure théorique s’accommode du grand nombre des amis. Telle est la tâche dévolue à EN, IX, 10.

Amitié et vie commune

13Dans le passage très concis de l’Ethique à Eudème (VII, 12, 1245b20-26) où il traite de la poluphilia, Aristote distingue deux problèmes : la possibilité d’acquérir beaucoup d’amis vertueux et celle de satisfaire effectivement aux conditions de l’amitié parfaite avec un grand nombre d’amis. C’est à ce second problème qu’est exclusivement consacré notre chapitre de l’EN :

14

Doit-on se faire le plus grand nombre d’amis possible, ou bien, de même qu’en ce qui concerne l’hospitalité, on estime juste de dire : « ni un homme aux hôtes nombreux, ni un homme sans hôtes » [Hésiode : Les travaux et les jours, v. 715], de même aussi, pour ce qui est de l’amitié, convient-il de n’être ni sans amis, ni non plus d’en avoir en nombre excessif ?
Pour les amis selon l’utile, ce principe semblera convenir parfaitement, car payer de retour un grand nombre d’amis pour les services qu’ils ont rendus est pénible et la vie ne suffirait pas pour le faire. Les amis dont le nombre dépasse celui des amis qui suffisent à notre propre vie sont superflus et autant d’obstacles à la vie bonne. On n’a donc en rien besoin d’eux. Les amis selon le plaisir sont eux aussi suffisants en petit nombre, comme l’assaisonnement dans la nourriture.
Pour ce qui est des amis vertueux, en revanche, faut-il en avoir le plus grand nombre possible, ou bien existe-t-il quelque limite à un groupe d’amis, comme c’est le cas pour la taille d’une cité ? Car avec dix hommes il n’y aurait pas de cité, et avec cent mille, ce n’en serait plus une. Mais sans doute ce nombre n’est-il pas un nombre déterminé, mais n’importe lequel compris entre des limites déterminées. Ainsi le nombre des amis est-il également déterminé, et sans doute s’agit-il du nombre maximum d’amis avec lesquels on pourrait mener une vie commune — car c’est bien cela qui est apparu comme étant le plus caractéristique de l’amitié. Or qu’il ne soit pas possible de mener une vie commune avec un grand nombre de personnes et de se partager soi-même entre elles, voilà qui est évident. En outre, il faut que ces personnes soient aussi amies entre elles, si elles doivent toutes passer leur journée les unes avec les autres, mais voilà qui est bien laborieux à réaliser avec un grand nombre de personnes. Et il est difficile également pour un grand nombre de personnes de partager les joies et les peines comme le feraient les membres d’une même famille, car il arrivera vraisemblablement qu’on se réjouisse avec l’un et qu’on prenne part à la peine d’un autre en même temps.
Sans doute est-il bon, par conséquent, de ne pas chercher à avoir le plus grand nombre d’amis possible, mais tout juste ceux qui suffisent à la vie commune, car il ne semblerait pas qu’il soit même possible d’avoir une amitié intense pour un grand nombre de gens. Voilà précisément pourquoi on ne peut être amoureux de plus d’une personne : l’amour se veut en effet une sorte d’excès de l’amitié et ne s’adresse qu’à un seul. L’amitié intense ne s’adresse donc aussi qu’à un petit nombre.
C’est bien ainsi, semble-t-il, que cela se passe aussi dans les faits, car des personnes en grand nombre ne deviennent pas amies entre elles de cette amitié qui lie les camarades, et les amitiés chantées par les poètes adviennent entre deux personnes. Et ceux qui ont un grand nombre d’amis et sont familiers de tout le monde passent pour n’être amis de personne, sauf à parler de ce lien qui unit les concitoyens, et on les appelle aussi “complaisants”. En tant que concitoyens, il est bien sûr possible d’être amis avec un grand nombre de personnes, sans pour autant être complaisant, mais en étant, au contraire, véritablement vertueux. Mais être ami du fait de la vertu et des personnes elles-mêmes, cela n’est pas possible avec un grand nombre, et il faut se réjouir quand on a découvert même un petit nombre d’amis de cette sorte.
(EN, IX, 10, 1170b20-1171a19) [15]

15Contrairement à l’Éthique à Eudème, où la question de la poluphilia n’est envisagée que par rapport à la forme la plus haute d’amitié, ce chapitre de l’EN détaille la réponse à la question de savoir s’il faut se faire le plus grand nombre d’amis possible selon les trois formes de philia. L’intérêt de cette approche exhaustive de la question n’est pas tant qu’elle permet d’articuler des réponses de nature différente, puisqu’il va s’agir de montrer que la poluphilia n’est jamais souhaitable, quelle que soit la forme que prend l’amitié, mais tient plutôt à la différence dans le traitement du problème selon la forme de philia considérée.

16Aristote passe très rapidement sur les deux premières formes d’amitié. Il remarque que l’amitié selon l’utile ne peut tolérer un trop grand nombre d’amis, car il est alors impossible de « payer de retour les services rendus » (ἀνθυπηρετεῖν) [16]. Or il n’y a pas d’amitié sans réciprocité puisque même l’amitié entre personnes inégales – un père et son fils, par exemple – ne va pas sans réciprocité, un fils témoignant à son père une affection proportionnée aux avantages que ce dernier lui procure (voir EN, VIII, 8-10, 1158b1-1159b25). Avoir un trop grand nombre d’amis utiles s’avère contre-productif, puisqu’alors même que nos besoins normaux sont limités, donc facilement satisfaits par un petit nombre d’amis de cette sorte, multiplier ces amitiés revient à multiplier les liens de réciprocité et d’obligation qu’elles impliquent et qui deviennent autant d’« obstacles » (ἐμπόδιοι) au bonheur. S’agissant des amitiés selon le plaisir, Aristote ne dit pas que leur multiplication est pénible – le faire eût été paradoxal –, mais qu’elle ne sert à rien et que peu d’amis selon le plaisir suffisent « comme l’assaisonnement dans la nourriture » suffit, en petite quantité, à agrémenter le plat.

17Aristote peut ensuite en venir à ce qui pose vraiment problème, car c’est eu égard à l’amitié entre hommes vertueux que la question de la poluphilia constitue un véritable enjeu. Le cœur de son analyse consiste à montrer que la multiplication du nombre des amis vertueux contredit directement une des composantes indispensables à cette forme d’amitié : la vie commune (τὸ συζῆν). Avant d’en venir aux arguments qu’il avance contre la poluphilia, il convient de préciser ce qu’entend Aristote par « vie commune ».

18À considérer l’EN dans son ensemble, on remarque qu’à trois exceptions près, la totalité des occurrences des verbes employés pour désigner la vie commune, à savoir συζῆν (« vivre en commun »), συνημερεύειν (« passer ses journées ensemble ») et συνδιάγειν (« passer sa vie ensemble »), apparaissent dans les livres VIII et IX de l’EN consacrés à l’amitié. Aristote emploie ces verbes pour désigner le temps intime que l’homme vertueux partage avec lui-même ou avec son ami, ou encore les moments que partagent les amis selon le plaisir, notamment les jeunes gens [17]. Mener une vie commune revient pour Aristote à employer le temps en commun, à « passer ses journées les uns avec les autres » (μετ’ ἀλλήλων συνημερεύειν), bref à passer sa vie avec son ami, en partageant des discours et des pensées, et en poursuivant des buts communs, autant d’activités qu’il serait d’ailleurs réducteur de rapporter aux seuls objets de la contemplation, puisqu’elles peuvent se rapporter aussi bien à des activités pratiques [18]. La vie commune dans laquelle s’actualise la communauté de perception et de pensée évoquée en EN IX, 9 n’est pas, après tout, l’apanage des seuls philosophes.

19De cette vie commune, Aristote précise dans notre chapitre qu’elle « est apparue » (ἐδόκει) comme étant ce qu’il y a de « plus caractéristique de l’amitié » (φιλικώτατον). À quoi Aristote fait-il allusion ici et comment comprendre cette remarque ?

20En EN, IX, 4, Aristote a distingué quatre traits caractéristiques, ou propriétés, de l’amitié (φιλικά) : (i) faire le bien en vue de son ami, (ii) souhaiter qu’il existe et vive, (iii) passer sa vie avec lui et partager ses préférences, et (iv) partager ses joies et ses souffrances. Les propriétés (iii) et (iv) correspondent à la vie commune dont il est question dans notre chapitre. Si l’on compare ces quatre propriétés du point de vue de l’extension, on voit que (iii) et (iv) sont évidemment les plus restreintes, car il est plus facile de faire du bien à un grand nombre d’amis ou encore de souhaiter qu’ils existent, que de partager activement leur perception et leur pensée de ce qui est bon, ainsi que leurs joies et leurs peines. De ce point de vue, il est clair que les propriétés de la relation amicale directement liées à la vie commune s’accommodent très mal de la poluphilia. Toutefois, le recours à EN, IX, 4 n’explique pas pourquoi la vie commune est la plus caractéristique de l’amitié, ni où Aristote a précédemment mentionné cette idée.

21Pour le comprendre, il faut se reporter à EN, VIII, 6 consacré à l’importance de l’activité dans l’amitié. Aristote y explique qu’on peut être appelé ami de deux façons, « d’après une disposition » (καθ’ ἕξιν) ou « d’après une activité » (κατ’ ἐνέργειαν) (1157b6). Les amis éloignés les uns des autres, à distance, sont amis d’après une disposition : ils sont dans un état d’amitié envers leurs amis, sans pour autant pouvoir exercer leur amitié. Les amis proches, « ceux qui mènent une vie commune » (οἱ συζῶντες) et partagent le plaisir de vivre en commun, sont, quant à eux, amis d’après une activité, parce que tout ce qu’ils mettent en œuvre pour le bonheur de leur ami constitue l’exercice même de leur amitié [19]. On peut se dire ami à distance, « car les distances ne dissolvent pas l’amitié absolument, mais son exercice. Mais si l’absence se prolonge, elle semble bien provoquer l’oubli de l’amitié même » (EN, VIII, 6, 1157b10-12). D’où l’on voit que ces deux manières d’être ami, en puissance et en acte, ne sont pas sur le même plan, car toute disposition amicale a pour fin son actualisation dans une amitié en exercice. Aucune amitié ne peut donc se dispenser de la vie commune, si elle se veut amitié véritable, c’est-à-dire activité. Et Aristote de conclure « qu’il n’y a rien de plus propre aux amis que de mener une vie commune » (1157b19) [20]. Quand Aristote déclare, dans notre chapitre, que la vie commune est ce qu’il y a « de plus caractéristique de l’amitié », il rappelle l’un des acquis importants de son analyse des formes de philia : la vie commune est une condition de possibilité de l’amitié selon la vertu, en tant qu’elle est une amitié en acte. Or c’est précisément cette condition fondamentale que la poluphilia empêche de remplir, comme Aristote s’emploie à le montrer en détail dans la suite du chapitre.

22Qu’il y ait une limite au nombre des amis est d’abord rendu clair au moyen d’un raisonnement par analogie. Aristote rapproche la question du bon nombre des amis de celle du bon nombre de citoyens dans la cité. Cette question est traitée en détail dans un passage de la Politique (VII, 4, 1325b32-1326b25) où Aristote se refuse à donner une limite quantitative déterminée au nombre de citoyens (tout comme, dans notre chapitre, il se refuse à donner une réponse numériquement déterminée à la question du bon nombre des amis) [21]. Il précise cependant que ce nombre doit remplir une double exigence : l’autosuffisance de la cité (nombre minimum en deçà duquel la cité devient dépendante d’une autre cité) et l’ordre et la cohésion sociale par le respect de la loi (nombre maximum au-delà duquel la loi ne peut s’appliquer à tous et à chacun). Or pour que ce respect de la loi soit réel, « il est nécessaire que les citoyens se connaissent mutuellement, <connaissent> leurs qualités, parce que là où il se trouve que ce n’est pas le cas, nécessairement ce qui touche aux magistratures et aux procès va mal » (Pol. VII, 4, 1326b16-17, trad. Pellegrin). La limite du nombre de citoyens dans une cité est celle qui garantit la possibilité d’une vie politique commune où mon concitoyen ne m’est jamais totalement étranger. Il y a donc une limite à la taille d’une cité, comme c’est le cas pour tout organisme et tout outil, ajoute Aristote : « Il existe en fait une certaine mesure pour la grandeur d’une cité, comme il y en a une aussi pour tout le reste : animaux, plantes, instruments. Car aucun d’eux, qu’il soit trop petit ou qu’il soit d’une grandeur excessive, ne disposera de sa capacité propre, mais soit il aura été totalement privé de <sa> nature, soit il sera dans un état déficient » (1326a35-40, trad. Pellegrin). Pour la communauté des amis, ce principe fondamental de la pensée d’Aristote [22] s’applique avec la même rigueur : la mesure dont parle Aristote, c’est précisément ce nombre imprécis d’amis – imprécis parce que légèrement différent selon les cas – au-delà duquel la communauté d’amis ne remplit plus sa fonction, l’activité commune de perception et de pensée. Le bon nombre des amis est ainsi une médiété bordée par deux cas-limites également contre-nature : la solitude impensable du vertueux qui rend l’exercice de la vertu imparfait, et sa dispersion dans la multitude d’amis qui le rend impossible.

23Aristote montre ensuite l’impossibilité pratique de vivre une amitié vertueuse avec un grand nombre d’amis en convoquant trois arguments distincts. Le premier consiste à rappeler que vivre en commun avec plusieurs amis, c’est « se partager soi-même » (διανέμειν ἑαυτόν), ce qui devient impossible si ces amis sont trop nombreux. Le deuxième argument montre qu’une vie commune avec un grand nombre d’amis nécessite que chacun de ces amis soit également ami avec chaque autre. Or il est évident que multiplier les amis, c’est aussi multiplier les risques d’incompatibilité, donc mettre en danger l’harmonie même de la vie commune. Enfin, le troisième argument, reprenant l’une des propriétés de l’amitié détaillées précédemment, montre que plus on multiplie les amis, plus les devoirs particuliers que chaque amitié singulière impose risquent de se contredire et qu’il devient impossible de partager les joies et les souffrances de ses amis. On voit ainsi le risque que représente la poluphilia pour l’amitié vertueuse : en multipliant les amis au-delà de la mesure, on est conduit soit à préférer un ami au détriment d’un autre (ce qui revient à nuire à l’un, donc à détruire une amitié particulière), soit à ne plus agir du tout (ce qui est contraire à l’amitié en général).

24Finalement, la poluphilia dilue l’intensité du lien amical, car il n’est pas possible d’être « ami intensément » (φίλον σφόδρα) avec un grand nombre [23]. Pour le prouver, Aristote convoque une autre analogie, entre amour et amitié cette fois. Cette analogie a déjà été mobilisée en EN, VIII, 7, quand il s’agissait de comparer les différentes formes d’amitié les unes aux autres. Aristote remarquait alors qu’« on ne peut pas être ami d’une amitié parfaite (κατὰ τὴν τελείαν φιλίαν) envers un grand nombre de personnes, tout comme on ne peut être amoureux d’un grand nombre de personnes en même temps, car l’amour est semblable à un excès (ἔοικε γὰρ ὑπερβολῇ), et quelque chose de ce genre advient naturellement envers une seule personne » (1158a10-13). Notre chapitre précise de quel excès il s’agit : l’amour est « une sorte d’excès de l’amitié » (ὑπερβολὴ τις φιλίας), donc une forme d’amitié excessive [24]. Puisqu’il ne fait pas de doute que l’amour est pros hena, « ne s’adresse qu’à un seul » (en même temps), l’amitié est alors évidemment pros oligous (« ne s’adresse qu’à un petit nombre »). L’amitié n’est en aucune façon un appauvrissement ou un affaiblissement de l’amour. Chacune des deux relations possède une forme achevée, ou parfaite, une forme naturelle qui ne peut être dépassée. La forme parfaite de l’amitié, l’amitié selon la vertu, rend celle-ci naturellement incompatible avec la poluphilia.

25Aristote conclut son analyse par un appel aux faits et aux positions les plus communément admises qui tous confirment cette incompatibilité. Il revient sur la tradition poétique dont il était parti en citant Hésiode, et sur les grands modèles d’amitiés chantées par les poètes, les Achille et Patrocle, les Oreste et Pylade, ces amitiés « à deux » (ἐν δυσί) qu’Aristote n’a même pas besoin de mentionner, tant elles ont marqué l’imaginaire grec (et bien au-delà [25]). Aristote mentionne à ce propos les amis liés par « cette amitié qui lie les camarades » (κατὰ τὴν ἑταιρικὴν φιλίαν), par quoi il faut entendre une forme d’amitié intense, purement élective et indépendante de tout lien familial [26]. Les chants des poètes célèbrent cette amitié intense qui lie les couples d’amis et confirment donc la critique générale de la poluphilia. L’opinion commune fait de même, mais négativement, comme l’indique ce qu’elle réprouve, car l’ami de tout le monde, le complaisant, est reconnu pour n’être l’ami de personne [27].

26La fin du chapitre laisse néanmoins penser que la critique aristotélicienne de la poluphilia n’est peut-être pas aussi générale qu’il y paraît. Aristote rappelle que « du fait de la vertu et des personnes elles-mêmes » (δι’ἀρετὴν δὲ καὶ δι’αὐτοὺς), il est impossible d’avoir un grand nombre d’amis, comment l’ont montré tous les arguments précédents. Mais il ajoute qu’« en tant que concitoyens » (πολιτικῶς), il n’en va pas de même : il est possible d’être ami d’un grand nombre politikōs, sans pour autant être complaisant, « en étant véritablement vertueux » (ὡς ἀληθῶς ἐπιεικῆ). La vertu peut s’accommoder de la poluphilia, ce qui interdit de voir dans la fin de notre chapitre une simple allusion au sens doxique de la poluphilia qu’on a vu à l’œuvre dans la Rhétorique. Mais l’amitié, ou du moins une certaine forme d’amitié, semble pouvoir s’en accommoder aussi. Pourtant, Aristote ne vient-il pas d’expliquer en détail qu’aucune des trois formes d’amitié n’est compatible avec la poluphilia ?

27Certains commentateurs, notamment Cooper (1990), ont cru voir dans ce passage une preuve en faveur de l’existence chez Aristote d’une forme particulière d’amitié, l’amitié civique, ou amitié entre concitoyens, présente dans toute cité bien constituée et nécessaire pour que celle-ci participe à tous les aspects du bien : le bien-être matériel et le développement éthique de chaque citoyen dans la communauté (voir Cooper 1990 : 235). Dans cette forme d’amitié civique, la dimension personnelle et vécue de la philia est évidemment très faible, voire inexistante [28]. Mais est-ce à une telle forme d’amitié qu’Aristote fait allusion ? Il semble bien plus naturel de considérer, avec Annas (1990 : 246-247), que lorsqu’Aristote mentionne les amis « en tant que concitoyens », il pense tout simplement à ces relations qui naissent des associations particulières entre les citoyens, qu’elles soient politiques, commerciales ou cultuelles. C’est après tout de cette façon qu’il décrit, en EN, VIII, 14, 1161b13-14, les amitiés « politiques » (πολιτικαί), en affirmant qu’« elles ressemblent davantage aux amitiés entre membres d’une association » (κοινωνικαῖς ἐοίκασι μᾶλλον). Dans ces associations où les concitoyens se lient les uns aux autres, dialoguent, agissent en commun, sans être nécessairement ou exclusivement motivés par l’utilité, ils partagent une vie commune, dans laquelle il est possible de multiplier les amis parce que cette vie n’a pas l’intimité et l’intensité qui sont les siennes dans l’amitié vertueuse, où l’on aime son ami pour lui-même et pour ce qu’il est.

Conclusion : la poluphilia après Aristote

28Quatre siècles après Aristote, Plutarque consacre à la question du grand nombre des amis l’intégralité d’un traité s’inscrivant dans une enquête plus vaste sur la philia, dont quelques traités nous sont parvenus [29]. Le traité De la pluralité d’amis est directement tributaire de l’analyse d’Aristote, au point qu’il est vraisemblable de penser que Plutarque avait l’EN sous les yeux en rédigeant son opuscule [30]. Pourtant, EN, IX, 10 et le traité de Plutarque diffèrent nettement quant à leur teneur et leur portée. Là où Aristote, on l’a vu, mobilise les ressources de son analyse détaillée des formes d’amitié et une compréhension riche de la vie commune pour régler une question de philosophie pratique, Plutarque exploite certaines distinctions aristotéliciennes (par exemple celle entre les trois formes d’amitié) mais surtout force images et comparaisons au profit d’une critique de la poluphilia en forme d’exhortation à l’amitié véritable et d’une approche éducative de la philosophie [31]. Dans d’autres textes philosophiques (ou influencés par la tradition philosophique) postérieurs [32], la question de la poluphilia refait parfois surface et donne toujours lieu à une critique [33], sans jamais pourtant faire l’objet de l’attention que lui ont portée, chacun à leur manière, Aristote et Plutarque.

29Mais si la critique de la poluphilia a donné lieu à une telle unanimité depuis Aristote, on peut se demander pourquoi Plutarque juge encore utile de lui consacrer tout un opuscule. Il n’est pas impossible qu’une partie au moins des raisons ayant poussé Plutarque à écrire contre la poluphilia soit en réalité polémique, car, ce faisant, Plutarque prenait le contre-pied sur ce sujet (comme sur beaucoup d’autres) des positions de l’école stoïcienne. Les stoïciens ont en effet adopté une position tout à fait particulière sur le problème de la poluphilia :

30

Ils [les stoïciens] disent aussi que l’amitié ne se trouve que parmi les sages, à cause de leur similitude. Ils disent que cette amitié est une communauté des choses de la vie, lorsque nous usons de nos amis comme de nous-mêmes. Ils disent que l’ami est désirable pour lui-même et qu’avoir de nombreux amis est un bien. En revanche, chez les hommes mauvais, il n’y a aucune amitié et aucun homme mauvais ne peut avoir un ami. Tous les sots sont insensés, car ils n’ont aucun bon sens, mais font tout selon la folie qui équivaut à leur manque de bon sens.
(Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 124 dans Goulet-Cazé 1999)

31Il va sans dire que c’est bien à la multiplicité d’amis vertueux que ce passage fait allusion et que la conception stoïcienne de l’amitié n’implique aucunement l’apologie de la poluphilia au sens politique [34]. Qu’est-ce qui permet alors aux stoïciens de soutenir cette idée, profondément singulière dans toute l’éthique philosophique ancienne, que la poluphilia est un bien à rechercher ? Diogène Laërce résume ici les grands traits de la conception stoïcienne de l’amitié, mais il laisse au lecteur le soin de retrouver le principe qui les unit.

32Le passage cité énonce d’abord un paradoxe : seuls les sages sont amis, car eux seuls sont vertueux. Aussi amis puissent-ils se croire, les insensés ne peuvent être amis, parce qu’ils ne recherchent que des biens apparents, et que l’amitié est un bien réel, certes extérieur et instrumental, mais un bien tout de même [35]. Ce n’est pas toutefois la seule différence entre le sage et l’insensé du point de vue de l’amitié, car à l’insensé fait également défaut cette similitude qu’ont les sages entre eux et qui est en réalité leur commune inscription dans l’ordre universel, dans l’harmonie du tout, dont chaque sage sait qu’il n’est qu’une partie. Parce que seuls les sages sont véritablement et semblablement vertueux, seuls les sages sont véritablement amis.

33De ce premier paradoxe dépend une seconde thèse, tout aussi paradoxale : le sage est ami de tous les autres sages sans même les connaître. Si la seule condition de possibilité de l’amitié est la vertu, conçue comme direction de la raison en accord avec l’ordre du monde, alors la conscience commune de la subordination de toute raison humaine à la raison universelle suffit à établir une communauté entre les sages. Aussi le rapport interpersonnel vécu passe-t-il au second plan dans l’amitié stoïcienne, au profit d’une communauté étendue à tous les sages et à l’échelle de l’univers. En réservant l’amitié aux seuls sages, qui sont par définition citoyens du monde, les stoïciens ont-ils donc dispensé l’amitié de l’intimité et de la vie commune si importante aux yeux d’Aristote ? Ou peut-être la conception stoïcienne de l’amitié s’adosse-t-elle à une compréhension de la vie radicalement différente de celle d’Aristote ? Dans l’un comme l’autre cas, la limitation de l’extension de l’amitié ne saurait être sa condition d’existence, comme c’est le cas chez Aristote : elle ne saurait être une limite inhérente à sa définition même. Si l’amitié stoïcienne est limitée dans son extension, cela ne peut être que du fait de la rareté de la sagesse et de la vertu, jamais de l’amitié elle-même. Les stoïciens ont finalement affranchi l’amitié des limites dont elle ne semblait pas pouvoir sortir, mais cet affranchissement a un prix, puisque le cosmopolitisme stoïcien fait de l’amitié entre les sages une amitié sans intimité, une relation à l’échelle cosmique dont on peut se demander si elle est encore un lien vécu en commun [36].

Bibliographie

Références

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Date de mise en ligne : 16/11/2020.

https://doi.org/10.3917/dio.265.0233

Notes

  • [1]
    Toutes les traductions sont miennes, sauf mention contraire.
  • [2]
    Dirlmeier (1983 : 558) suggère que ce sont là deux néologismes d’Aristote, une idée reprise par Fürst (1996 : 184).
  • [3]
    Voir Rhet. I, 12, 1372a12-14 ; II, 5, 1383a2-3 ; 9, 1387a19-21. Voir aussi Politique, III, 13, 1284a21 et b27, où, traitant de l’ostracisme, Aristote montre pourquoi la cité démocratique, recherchant l’égalité, s’emploie logiquement à ostraciser ceux qui se distinguent par leur richesse ou leur entregent, et IV, 6, 1293a32.
  • [4]
    Voir Pindare, Pythiques, V, 1-5 : « La richesse est toute puissante, lorsque, associée à une pure vertu, le mortel à qui le destin l’a octroyée, mène avec lui cette compagne qui attire les amis. » (trad. dans Puech 1922).
  • [5]
    Voir Lysias, Discours, VIII, 7, 3-8 dans Gernet et Bizos (1924 : 124-125).
  • [6]
    Voir Hésiode, Les travaux et les jours, v. 715 (cité par Aristote en EN, IX, 10), Héraclite DK 22B9 et Démocrite DK 68B49. Sur Hésiode, voir Fraisse (1974 : 46-50), et sur Démocrite, voir El Murr (2020 : 574-576).
  • [7]
    Pour plus de détails, voir El Murr (2018 : 51-53 et 2020 : 566-567).
  • [8]
    Comme l’indique le début de plusieurs chapitres du livre IX : voir 1164b22 (ἀπορίαν δ’ ἔχει), 1165a36 (ἔχει δ’ ἀπορίαν), 1168a28 (ἀπορεῖται), 1169b3 (ἀμφισβητεῖται).
  • [9]
    Selon Gauthier-Jolif (1970 : 725), décrivant EN, IX, 4-6, « nous sommes donc bien en présence de “questions disputées”, – très exactement d’une polémique anti-platonicienne », Aristote évaluant « les vues en vogue à l’Académie » à l’aune de sa propre conception de l’amitié.
  • [10]
    Pour une tentative de ce genre, très différente de celle défendue ici, on peut lire le commentaire de Thomas d’Aquin au livre IX de l’EN : les sept premiers chapitres du livre IX sont selon lui consacrés à la définition des « propriétés » de l’amitié, et les cinq suivants aux difficultés posées par ces propriétés du point de vue de ceux qui aiment (ex parte amantium) dans les chapitres 8 et 9, et du point de vue de ceux qui sont aimés (ex parte amatorum) dans les chapitres 10, 11 et 12. Pour le texte latin, voir Raymundi et Spiazzi (1964) et pour une traduction anglaise, Litzinger (1993). Voir également Pakaluk (1998 : 162-165) pour une autre interprétation de la structure des chap. 4 à 9 du livre IX de l’EN.
  • [11]
    Et ce, même dans le sacrifice de sa propre personne, puisqu’Aristote va jusqu’à dire que l’homme de bien qui donne sa vie pour sa cité ou son ami est là encore ami de lui-même, parce qu’il choisit ce qu’il y a pour lui de meilleur selon son intellect : voir EN, IX, 8, 1169a16-34.
  • [12]
    Voir El Murr (2018 : 131-134) et le commentaire détaillé de Lefebvre (2003).
  • [13]
    Voir EN, IX, 9, 1170b4-5 : « car ils prennent plaisir à percevoir en commun ce qui est bon par soi » (συναισθανόμενοι γὰρ τοῦ καθ’ αὑτὸ ἀγαθοῦ ἥδονται).
  • [14]
    Alberti (1990) parle à son sujet de la “compénétration mentale” des amis vertueux, engagés dans une vie commune. Lefebvre (2003 : 171) rappelle à juste titre que l’idée de “conscience”, plutôt que de “sensation” commune, ne contribue pas à éclairer ce qu’Aristote explique dans ce chapitre, à savoir « la nature de la vie commune des amis en tant qu’ils sont des hommes : vivre ensemble pour des hommes, ce n’est pas vivre comme des animaux les uns à côté des autres, mais partager des discours et des pensées ».
  • [15]
    J’ai traduit le texte édité par Bywater (1890).
  • [16]
    C’est ce même verbe qu’emploie Aristote, en EN, V, 8, 1133a4, quand il traite de la réciprocité de l’échange et remarque qu’elle assure la cohésion des citoyens.
  • [17]
    À l’opposé de cette acception intense, ou intime, de la vie commune, on trouve en EN, IV, 12, 1126b11 et 13, 1127a18 une acception beaucoup plus large. Dans ces deux passages, il s’agit de caractériser ce vice qu’est la complaisance (ἀρεσκεία), sur lequel Aristote reviendra à la fin de notre chapitre. Dans ce contexte, τὸ συζῆν est mis sur le même plan que les fréquentations quotidiennes et les transactions commerciales et désigne clairement la vie en société, dans ce qu’elle a de moins intime. C’est ce même sens que l’on retrouve en EN, X, 8, 1178b3-5 quand Aristote oppose vie théorétique et exercice de la vertu dans des actes qui s’adressent à l’homme en tant qu’il en est un homme et vit en société (συζῇ).
  • [18]
    Voir Lefebvre (2003 : 171-172).
  • [19]
    Relevons qu’une vie commune implique un plaisir partagé, parce que nul ne consentirait à passer sa vie avec un être chagrin. C’est pourquoi, selon Aristote, les vieillards et les personnes moroses ne sont pas enclins à l’amitié selon le plaisir ou la vertu, mais à la seule amitié utilitaire, qui n’implique aucune vie commune : voir EN, VIII, 3, 1156a27 et 56b4-5 ; 6, 1157b14-16.
  • [20]
    Significativement, c’est encore sur la vie commune qu’Aristote revient dans le chapitre conclusif du livre IX : voir EN, IX, 12.
  • [21]
    Michel d’Éphèse, commentateur byzantin de l’EN, en a proposé une, avec prudence : « de tels amis [sc. ceux avec lesquels il est possible de mener une vie commune] pourraient être environ trois, car en avoir davantage serait sans doute difficile » (in Ethic. Nic. IX, 522, 14-15, dans Heylbut 1892). On trouve la même réponse (mais énoncée plus de dix siècles plus tôt) dans le Toxaris de Lucien de Samosate : voir infra note 32.
  • [22]
    Que l’on retrouve par exemple dans la Poétique, quand Aristote examine la question de la longueur de la tragédie et raisonne par analogie avec la taille des animaux : voir Poet. 7, 1450b35-1451a6.
  • [23]
    Dans sa critique du “communisme” des gardiens dans la cité idéale de la République, Aristote reproche à Socrate/Platon de se contredire en prétendant cimenter les gardiens de la cité par l’amitié alors que les mesures préconisées fragmentent l’affection que l’on ressent naturellement pour ses proches et donc diluent l’amitié en l’étendant démesurément : voir Pol. II, 4, 1262b3-24 et El Murr (2017).
  • [24]
    Dans son commentaire au livre VIII de l’EN, Aspasius précise que l’ὑπερβολή (« excès ») dont il s’agit en 1158a10-12 est κατὰ τὸ εὖ, « selon le bien » (in Ethic. Nic. VIII, 173, 9, dans Heylbut 1892). Sur le commentaire d’Aspasius à l’EN en général, voir Barnes (1999).
  • [25]
    Voir par exemple Montaigne, Essais, I, 28, avec mon commentaire dans El Murr (2018 : 58-62).
  • [26]
    Voir la note explicative de Gauthier-Jolif (1970 : 687-688) qui traduisent ἑταιρικὴ φιλία par « amitié d’enfance ».
  • [27]
    Sur l’ἄρεσκος (« complaisant »), voir EN, IV, 12, 1126b11-28.
  • [28]
    Pour faire de l’amitié civique une véritable forme d’amitié et établir ainsi une continuité de l’amitié civique à l’amitié parfaite, Cooper en vient à minimiser l’importance de la dimension personnelle dans la conception aristotélicienne de l’amitié et affirme, par exemple, que savoir qu’autrui me souhaite ce qui est bon pour moi n’implique pas nécessairement l’intimité, ni la connaissance personnelle : voir Cooper (1990 : 235, n. 18). Pour une critique détaillée, voir Annas (1990).
  • [29]
    Voir Plutarque, De la pluralité d’amis (Περὶ πολυφιλίας) dans Klaerr (1989). L’enquête de Plutarque sur l’amitié devait inclure en outre Du flatteur et de l’ami (De adulatore et amico), De l’amour fraternel (De fraterno amore), Comment on peut tirer profit de ses ennemis (De capienda ex inimicis utilitate), ainsi que d’autres traités qui ne nous sont pas parvenus : voir pour plus de détails Klaerr (1989 : 216).
  • [30]
    On comparera, par exemple, De amicorum multitudine, 93E et EN, 1171a5, 94A et 1156b27, 94B et 1155b15-1156a5, 95C-E et 1171a3.
  • [31]
    Sur la « philosophie populaire » de Plutarque, voir Van der Stockt (2011).
  • [32]
    Lucien de Samosate, dans le dialogue qu’il consacre à l’amitié, le Toxaris, compare le poluphilos à la femme volage et affirme que la force de l’amitié ne saurait être préservée au-delà de trois amis (37, 19-23). Deux siècles plus tard, Thémistius, dans son Peri philias (270a8-b2 Hardouin), relève l’impossibilité dans laquelle se trouve le poluphilos de satisfaire aux besoins contradictoires de chacun de ses amis, reprenant ainsi l’argument d’Aristote en EN, IX, 10, 1171a5-7.
  • [33]
    La tendance critique est propre à la tradition philosophique, car dans la tradition rhétorique, on trouve quelques mentions de la poluphilia, mais qui sont évidemment positives. Voir surtout Dion de Pruse, Sur la royauté (Or. III, 107, 1-7), où il est conseillé au roi de pratiquer la poluphilia au motif que le poluphilos étend son savoir et son influence et atteint presque l’omniscience par l’entremise des yeux et des oreilles de ses amis. Voir également Libanius, De la pauvreté (Or., VIII, 6, 1-4), où le sophiste oppose les richesses apparentes aux véritables richesses dont la poluphilia fait partie, et, du même, Sur l’esclavage (Or., XXV, 59, 1-7).
  • [34]
    Pour une évaluation de ce genre, voir les passages mentionnés à la note précédente.
  • [35]
    Sur la place de la philia dans la théorie stoïcienne des biens, voir Diogène Laërce, VII, 95-98 et Laurand (2008 : 54-62).
  • [36]
    Pour une défense vigoureuse, mais selon moi pas totalement convaincante, de la conception stoïcienne de l’amitié, voir Laurand (2008).
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