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Article de revue

De l’amitié entre hommes dans le roman moderne japonais : Kokoro (Le pauvre cœur des hommes, 1914) de Natsume Sôseki

Pages 127 à 139

Notes

  • [1]
    Sur le spectre sémantique du terme kokoro, voir l’article de Sasaki (2009 : 3-25).
  • [2]
    Nous pensons ici à la célèbre formule de Montaigne « parce que c’était lui ; parce que c’était moi » dans les Essais pour qualifier la fulgurante amitié qui le lia à la Boétie.
  • [3]
    Voir en particulier « Masaoka Shiki, poète et prosateur », pp. 149-169.

Préambule : de l’amitié absente dans le roman féminin japonais moderne

1Lorsque nos collègues sinologues Frédéric Wang et Stéphane Feuillas nous ont sollicitée pour une contribution à ce numéro spécial de la revue Diogène autour de l’amitié en Asie orientale, nous avons été enthousiasmée par la perspective de rendre compte du Japon dans une dimension aussi chaleureusement humaine et nous avons immédiatement accepté. Nous savions cependant, intuitivement, avant tout examen, que nous ne pourrions aborder un tel sujet par le biais de la spécialité que nos années de recherche ont plus particulièrement confirmée : la littérature (romans et poésie) écrite par les femmes, du Japon de Meiji (1868) jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

2Les romans féminins modernes se déployant autour de cette thématique sont en effet trop rares pour constituer un matériau représentatif ; c’est bien plutôt leur absence qui est significative et mérite d’emblée d’être signalée. Invariablement, jusque dans les années 1920, les personnages féminins se trouvent essentiellement décrits dans leurs liens familiaux : filles, jeunes femmes en quête d’un mari, femmes mariées confrontées au désamour conjugal, au divorce, à la maladie ou à la polygamie. La dépendance sociale des femmes est alors telle que le genre romanesque leur laisse une unique possibilité, aussi puissante et déchirante soit-elle : l’écriture du malheur. Nulle place dans les romans de la vingtaine de romancières actives entre 1868 et 1930 pour une lumineuse amitié (même trahie), un soutien sans faille, un alter ego de même sexe, la possibilité de se respecter et de s’aimer personnellement davantage en respectant et en aimant d’amitié, de se confier, de se sentir confortée à la fois dans son humanité et son intimité, de renforcer son autonomie et son identité, d’accéder à sa propre liberté. Ce n’est pas un hasard si la création en septembre 1911 par Hiratsuka Raichô de la revue féministe Seitô, uniquement dirigée, rédigée et éditée par des femmes fait scandale. Rapidement d’ailleurs ces jeunes femmes auteures et intellectuelles féministes sont stigmatisées dans la presse pour leur déviance supposée (voir Lévy 2014). Dans le rôle qui est massivement assigné aux femmes dans le Japon moderne, à savoir celui de « bonnes mères et épouses avisées » (ryôsai kenbo), nulle place centrale pour un temps perdu dans une activité ou un espace du cœur qui ne servirait les parents, le mari et les enfants, ni donc, la famille et l’État. Tel est, dirons-nous, le constat premier, et majeur.

3Il existe cependant dans les années 1910 un type de romans qui fait florès, qui vise un public de jeunes lectrices, et qui consiste en des histoires d’amitié romantique entre jeunes filles où la frontière entre découverte de l’amitié et de la sensualité est particulièrement imprécise. Tomomi Ôta, qui consacre un article à ce genre romanesque, montre cependant bien qu’il ne s’agit pas tant d’amitié ou de relation homosexuelle entre adolescentes que d’histoires devant permettre à des jeunes filles d’apprendre l’amour tendre et la beauté féminine sans prise de risque, avant de franchir l’étape de la rencontre hétérosexuelle (voir Ôta 2016 : 85-98). Les deux auteures Yoshiya Nobuko et Tamura Toshiko, en faisant le choix de décrire des caresses sans ambiguïté, ont cependant, par ces textes, inscrit l’attirance entre femmes en termes de rupture et de provocation, sinon de résistance au patriarcat.

4L’histoire de l’amitié semble s’être écrite au masculin dans différents lieux du monde, dont le Japon. Ainsi le constatait Virginia Woolf en 1929, dans A Room of One’s Own (Une chambre à soi), déplorant la difficulté de trouver une histoire d’amitié entre femmes dans la littérature. « L’absence d’intimité féminine en littérature est en partie le résultat de la perspective masculine », précise Louise Bernikow (1980 : 5). Les hommes peuvent-ils percevoir les femmes sans eux dans un espace-temps dont ils ne seraient pas le centre ?

5C’est à travers cette double lecture de l’amitié entre hommes et de la place occupée par les femmes que nous allons procéder à l’examen d’un très célèbre roman du Japon moderne, Kokoro (« Le pauvre cœur des hommes », 1914), de l’écrivain Natsume Sôseki (1867-1916).

Introduction

6Kokoro est le premier roman japonais qui nous soit venu à l’esprit lorsque le projet de ce numéro de la revue Diogène nous a été soumis. L’amitié y est en effet déclinée doublement, à travers une histoire, puis une seconde annoncée par la première ; nous y reviendrons. Notre rôle étant aussi de rendre compte de la notion d’amitié au Japon, le choix de Natsume Sôseki, l’un des romanciers les plus chers au cœur des Japonais tout au long du xxe siècle, nous paraissait par ailleurs pertinent. Dans un article qu’il consacre à la popularité constante de l’écrivain au cours du xxe siècle et aux mécanismes éditoriaux expliquant ce succès, Dan Fujiwara montre que ses œuvres « constituent un des long-sellers les plus importants de l’histoire de l’édition japonaise » (Fujiwara 2011 : 2). Ses plus célèbres romans (dont Kokoro) figurant de très longue date sous la forme d’extraits dans la plupart des manuels scolaires nippons pour collégiens et pour lycéens, ils renvoient à un élément fort de culture générale, ont contribué à la formation intellectuelle des élites dirigeantes et restent en outre abondamment édités et lus. Notre collègue Dan Fujiwara révèle que la divinisation des valeurs morales de l’auteur par ses disciples puis par le milieu de l’enseignement secondaire a largement contribué à faire de Natsume Sôseki un écrivain national. La très abondante recherche critique le concernant, au Japon comme à l’étranger, renforce la place de tout premier ordre qu’il occupe dans la littérature japonaise moderne.

7Après des études de langue et littérature anglaises à l’Université impériale de Tôkyô, quelques années d’enseignement dans un collège puis un lycée de province, puis un séjour de deux ans à Londres (1900-1902) en tant que boursier du gouvernement, Natsume Sôseki débute sa courte carrière de romancier par la publication en feuilletons du roman satirique Wagahai wa neko de aru (Je suis un chat, ca. 1905-1907), où un chat, qui a pour maître un professeur, observe sans pitié, avec beaucoup de discernement et de gravité, la comédie humaine qui se joue sous ses yeux. Il est également le témoin impuissant du peu de considération dont il fait l’objet en tant qu’être vivant dissemblable. L’humour irrésistible de ce texte tient à la langue châtiée utilisée par l’animal, à la sophistication de sa pensée et à l’objectivité feinte de ses observations. Face au succès de ses premiers romans à la veine satirique, Natsume Sôseki démissionne en 1907 de son poste de professeur à l’Université impériale de Tôkyô afin de se consacrer à son activité littéraire. Une première grande trilogie révèlera son intérêt pour la satire sociale, tandis qu’une seconde s’épanouira au début des années 1910 sur le ton de la gravité et de l’exploration des mouvements de la conscience. L’ulcère à l’estomac qui le menace dès l’année 1910 l’emporte six ans plus tard alors qu’il rédige le long roman Meian (Clair-obscur, 1916). Lecteur passionné depuis l’enfance, il est, écrivait Jean-Jacques Origas dans le Dictionnaire de la littérature japonaise, « avec Mori Ôgai (1862-1922) l’un de ceux qui eurent la connaissance la plus vaste, la plus pénétrante du monde occidental » (Origas 1994 : 207). Outre de nombreux poèmes et essais, la quinzaine de récits qui constituent son oeuvre présentent des points communs : la banalité des situations où s’ancre la fiction, banalité de l’intrigue qui se trouve en tension avec une extrême lucidité ; une attention portée à la psychologie des personnages de même qu’aux transformations de la société ; le recours à des éléments autobiographiques ; enfin une réflexion profonde sur l’individu en prise avec son époque, son milieu social et son environnement affectif.

8Le roman Kokoro (1914) est l’un des plus célèbres de Natsume Sôseki ; c’est aussi l’un des récits de l’auteur qui a le plus constamment été privilégié dans les manuels scolaires de littérature japonaise pour lycéens, dès après la Seconde Guerre mondiale, et jusque dans les années 1990 (Fujiwara 2011 : 10). Il se concentre sur deux histoires consécutives d’amitié, méticuleusement expliquées. Ce double facteur, thématique et historique, explique que nous choisissions d’explorer plus avant ici ce grand « classique » de la littérature moderne japonaise.

Kokoro, un roman au croisement de plusieurs destins marqués par l’amitié

9Signalons que le titre du roman, dans sa simplicité résolue, est paradoxalement une invitation à sonder la complexité de l’âme humaine [1]. Le roman est d’abord publié en feuilleton entre le 20 avril et le 11 août 1914 sous le titre « Coeur - Le testament du Maître » (Kokoro - Sensei no insho). Ce dernier a ensuite été modifié et raccourci en Kokoro pour la publication du roman en un volume aux éditions Iwanami, titre rédigé au départ en kanji et puis bientôt rendu uniquement par les volutes de l’écriture en kana. En français, il a paru en mai 1957 sous le titre Le pauvre cœur des hommes dans une traduction de Georges Bonneau et Horiguchi Daigaku aux éditions Gallimard, collection Connaissance de l’Orient.

10Le récit se compose de trois parties qui relatent, nous l’avons dit, une double histoire d’amitié : dans la première partie, un jeune étudiant fait la rencontre d’un homme plus âgé que lui, qu’il va désigner par le terme respectueux, solennel mais chaleureux et banal au Japon de « Maître » (sensei) ; dans la seconde partie, le jeune homme, fraîchement diplômé, retourne dans la maison familiale, où son père est mourant ; il profite de son repos pour livrer un peu de sa vie intérieure et de son mystère. Enfin, dans la dernière partie, il reçoit une lettre du Maître qui lui confie quelques éléments clefs de sa vie avant de mettre fin à ses jours pour des raisons explicitées dans une longue lettre/testament. Par amour pour une femme, le Maître a autrefois trahi son ami d’enfance, qui s’est alors donné la mort, et la culpabilité ne cesse depuis de le ronger. C’est aussi pour cette raison qu’il se rend depuis des années une fois par mois au cimetière se recueillir sur la tombe de son ami. Par la fréquence de ses visites, il semble rendre hommage aussi au sentiment d’amitié.

Un itinéraire de l’amitié en trois stations

La rencontre : « Le Maître et moi » [2]

11La rencontre entre les deux protagonistes au début du récit a lieu sur la plage à Kamakura alors que le jeune homme, encore lycéen, prend quelques jours de repos avant la rentrée. L’amitié va souvent de pair dans le texte avec l’évocation de l’ennui, ou bien d’un vide, qu’elle permet de combler. « C’était un temps où bien que sans ennui, je mourrais d’ennui » (Natsume 1957 : 20), déclare le narrateur. Le Maître vient se baigner quotidiennement et l’étudiant, intrigué par l’inconnu, décide un jour de provoquer la rencontre en aidant son aîné à ramasser ses lunettes, puis en le suivant dans l’eau le lendemain. Le Maître lui adresse alors la parole tout en nageant : « Immense et bleue, s’étalait la mer. Rien ne flottait aux environs, hors nous deux. Et la forte lumière du soleil, aussi loin que les yeux portaient, illuminait l’eau et les montagnes. La liberté, la joie emplissaient ma chair, que je faisais se mouvoir dans la mer en une danse folle » (ibid. : 21-22). Suite à cette rencontre en résonance avec les éléments – mer et soleil – et la joie de se mouvoir en leur sein, ils passent un moment à faire la planche ensemble. Leurs entrevues se multiplient au fil des mois, mais il arrive que le Maître soit absent lorsque l’étudiant lui rend visite, car « en pèlerinage » au cimetière ; l’étudiant fait alors le choix de la discrétion, comme il l’explique : soit il partage des conversations avec la femme du Maître, qu’il apprend progressivement à mieux connaître et à apprécier, soit il rejoint le Maître au cimetière.

12Leurs rencontres se succèdent, très régulièrement, dans l’évidence de cette relation amicale et malgré la différence d’âge, sans que le texte ne juge nécessaire de disserter sur la nature de ce lien. L’étudiant partage régulièrement les repas du couple, se réjouit de la qualité de leur relation mais il partage aussi les confidences de la femme du Maître, celle-ci lui avouant qu’elle ne se sent pas vraiment aimée par son mari, qu’elle souffre de ne pas comprendre la raison de son pessimisme et de sa méfiance vis-à-vis de l’humanité, et, partant, envers elle. L’étudiant la rassure en lui disant que le maître lui a confié l’aimer éperdument. Comme il l’explique un peu plus loin, le Maître, déçu plus jeune par l’humanité, préfère aujourd’hui haïr l’univers des hommes plutôt que de les haïr individuellement (Natsume 1957 : 105). Ils s’entretiennent alors sur ce qu’est une relation vraie, l’étudiant reprochant au Maître de ne jamais lui parler de son passé : « Les pensées du Maître sont nées de son passé ; et c’est cela qui fait à mes yeux leur prix. Si on les sépare de votre passé, vos pensées perdent à mes yeux leur valeur : une poupée sans âme n’est pas présent à me satisfaire » (ibid. : 106). Le Maître lui demande alors abruptement s’il doit exhumer son passé, dans ce passage marqué par une intensification dramatique du récit : « Êtes-vous sincère ? dit-il soudain en me questionnant à fond. En punition de mes péchés, je suis condamné à douter des hommes. C’est pour cela que, de vous aussi, au fond de moi, je doute. Cependant, sans bien me comprendre moi-même, vous êtes le seul dont je voudrais ne pas douter. Vous êtes trop d’une pièce pour que l’on puisse douter de vous. Avant de mourir, en un seul être, ne fût-ce qu’un seul, je voudrais pouvoir croire, croire et puis mourir. Vous sentez-vous capable de devenir pour moi cet être unique ? Y consentez-vous ? Bref, êtes-vous sincère, du plus profond de votre cœur ? » (ibid. : 106). Devant la réponse positive de l’étudiant ayant répondu qu’il est sincère, le Maître promet de lui parler, un jour.

« Mes parents et moi » : le retour au pays

13L’étudiant ayant obtenu sa Licence, il souhaite fêter cet événement avec le couple. À table, la femme du maître évoque la fierté probable de ses parents, ce qui décide l’étudiant à aller les voir, d’autant plus que son père souffre de la recrudescence d’une maladie chronique. Lors d’une brève visite l’année précédente, il avait déjà eu l’occasion de comparer la vie trépidante qu’il mène à Tôkyô et celle qu’il mène chez ses parents. Ce premier séjour avait suscité des remarques passionnantes sur l’évidence de la vie familiale mais aussi sur la sensation pour l’individu qu’il est de se dissoudre dans le flux des habitudes et des obligations du pays natal. Lors du second séjour effectué juste après l’obtention de son diplôme, il est très chaleureusement accueilli par ses géniteurs ; il juge même que son père le félicite trop ardemment en comparaison de la dignité et de la réserve du maître et de sa femme à Tôkyô dans les mêmes circonstances. Globalement, les pensées qui traversent les personnages à cette occasion sont graves : que deviendra la mère si le père meurt ? Une petite fête de célébration de diplôme est en train de s’organiser dans la maison lorsque les journaux révèlent la maladie de l’Empereur Meiji, lui qui a honoré de sa présence la remise des diplômes à Tôkyô. Le projet de dîner de fête est alors immédiatement abandonné. Chaque jour, le père s’empresse de lire le journal et donne des nouvelles de la santé « de notre empereur » à toute la maisonnée. Quinze jours après l’arrivée de l’étudiant dans sa famille, soit le 30 juillet 1912 dans la réalité, l’Empereur Meiji meurt : deuil national à toutes les portes de toutes les maisons.

14Pour avoir décliné un poste de professeur dans une école éloignée, le jeune homme se voit reprocher par ses parents son peu d’entrain à trouver un emploi. Ces derniers ne comprennent pas davantage que le Maître ne travaille pas et ne propose pas son aide au jeune homme dans sa recherche de travail. « D’évidence, mes parents me comprenaient si mal que je devais leur faire l’effet d’un homme d’une autre planète qui eût marché les pieds en l’air. Je me trouvais moi-même profondément étranger à leur nature. Il y avait entre nous une trop grande distance pour que j’eusse la moindre envie de rien leur confier de mes pensées » (ibid. : 141). Alors que son père décline, un télégramme du Maître enjoint le narrateur de rentrer à Tôkyô. Malgré son désir de répondre à cet appel, il lui écrit que c’est impossible. Au chevet de son père agonisant, l’étudiant se voit peu après apporter un courrier très lourd, au dos duquel sont soigneusement écrits le nom et l’adresse du Maître ; il quitte aussitôt la pièce pour en prendre connaissance et en découvrir le mobile, exposé dans les dernières lignes : « quand vous aurez cette lettre entre les mains, moi je ne serai plus de ce bas monde : depuis longtemps je serai mort ». Confronté simultanément à la mort prévisible de son propre père et à celle, imprévisible, du Maître, le jeune homme est saisi d’affolement et en proie au dilemme. Il fait porter un mot à sa mère et à son frère (il sera de retour dans quelques jours), repart en train pour Tôkyô et profite du trajet pour se plonger dans la longue lettre qui lui a été remise (ibid. : 176). Il fait donc, certes au comble de la nervosité, le choix de laisser son père mourant pour s’enquérir de son ami.

« Le Maître et son testament »

15La peinture différentielle entre le sentiment familial non choisi et le sentiment amical, choisi, fait place à un récit qui trouve son dénouement dans la dramatisation de la situation. Dans sa lettre, le Maître lui confie qu’il souhaite faire du jeune homme son confident afin qu’il puisse tirer des leçons de son passé à lui. Il lui raconte comment il a été trahi, au décès de ses parents, par son oncle et sa tante, qui ont détourné à leur profit l’héritage qui lui revenait pour le dilapider, tout en l’envoyant poursuivre ses études à Tôkyô. De plus, il a constaté bientôt que le couple, outre qu’il s’était installé à demeure dans la maison familiale, lui conseillait maintenant de manière insistante de se marier avec leur fille, c’est-à-dire sa propre cousine, pour laquelle il n’éprouve rien. L’argent transforme les êtres, répète le Maître. L’étudiant qu’il est, terriblement déçu et meurtri, décide de vendre tout ce qu’il possède et de partir s’installer définitivement à Tôkyô. C’est ainsi qu’il emménage dans une maison qui va devenir sa pension, dans une grande demeure du quartier encore vert de Hongô, où vivent une veuve, sa fille et une domestique. Comme il porte le costume de la prestigieuse université de Tôkyô, il fait immédiatement bonne impression et il est accepté comme locataire sans aucune difficulté. Une relation se noue entre les différents personnages du roman : le jeune homme tombe rapidement amoureux de la jeune femme tout en se questionnant sur l’honnêteté de la mère, échaudé qu’il a été récemment par la malhonnêteté de son oncle. Il laisse ses soupçons de côté avec l’arrivée, dans la maison, de son ami d’enfance, K, qu’il a chaleureusement recommandé aux deux femmes en vantant ses qualités intellectuelles et morales et en exposant ses difficultés familiales. En effet, fils d’un moine mais adopté par une famille aisée de médecins, K s’est vu couper les vivres quand il a décidé d’entamer des études littéraires plutôt que scientifiques. Grâce à son ami inscrit dans la même université, il trouve donc à se loger dans la même pension que lui. Le Maître demande aux deux femmes de prendre soin de son ami, de s’entretenir régulièrement avec lui, de veiller à l’humaniser afin qu’il ne soit pas uniquement tendu vers l’effort, l’étude et la volonté. K retrouve peu à peu une certaine joie de vivre et son ami le surprend plusieurs fois en grande conversation enjouée avec la jeune fille dont il est lui-même épris, ce que le Maître tente vainement de révéler à K lors d’un petit voyage qu’ils entreprennent pendant l’été. Comme il le remarque, pour justifier sa pusillanimité, dans sa jeunesse il n’était pas fréquent de parler des femmes ou de l’amour. À l’automne suivant, craignant que la jeune femme n’accorde sa préférence à K, le Maître demande sa main à la mère, qui accepte. À l’annonce des fiançailles, K reste silencieux, discret, d’une dignité exceptionnelle malgré son chagrin et sa déception. Il se suicide cependant quelques jours plus tard, non sans avoir laissé un petit mot dans lequel il n’accuse personne, hormis lui-même, d’être si faible. Deux mois après, le Maître obtient son diplôme universitaire, se noie d’abord dans l’étude, puis dans le saké pour apaiser sa culpabilité ; enfin il se rend compte que la seule solution est pour lui de méditer en regardant de loin vivre les hommes (Natsume 1957 : 297), d’où l’oisiveté qui décontenance à la fois la femme et l’étudiant. Le remord ne le lâchera plus jamais, déçu très jeune par son oncle puis déçu atrocement par lui-même, vivant reclus et se sentant non seulement impropre au bonheur mais indigne des autres et de soi-même. Le Maître se demande d’ailleurs si K s’est suicidé par désespoir amoureux, ou bien à cause du heurt entre le réel et l’idéal (ibid. : 299), ou bien parce qu’il ne supportait pas le poids de la solitude. Et lui, le Maître, n’était-il pas en train de suivre la même pente ? La décision qu’il prend de se suicider intervient, nous dit le roman, deux ou trois jours après le décès de l’Empereur Meiji (30 juillet 1912) avec qui disparaissait l’esprit de la génération de Meiji (ibid. : 307). « Vous ne comprendrez peut-être pas mon suicide », écrit le Maître à l’étudiant, « écart de génération » ou « écarts des réseaux sensibles avec lesquels nous naissons à ce monde » (id., ibid.). Il abandonne sa femme avec tristesse ; il exige qu’elle ne sache jamais rien du suicide de K ni du sien, pour ne pas souiller la trame de ses souvenirs, et il prie l’étudiant, en dernière instance, de bien vouloir respecter ce souhait.

De la mise en abyme de l’amitié dans Kokoro

Une double amitié

16Le roman relate, on l’a vu, une double amitié : d’une part, l’amitié entre un étudiant et un homme plus âgé qu’il appelle Sensei (« Maître ») par respect et attachement mais dont il ne suit en réalité pas les enseignements, cette dénomination affectueuse par le statut social étant une habitude toujours très ancrée au Japon ; d’autre part, de l’amitié entre ce Maître et celui qui a été son ami d’enfance, né dans le même village, et qui apparaît comme personnage dans le troisième tiers du roman, sorte de flash-back amené au moyen d’un récit imbriqué dans la narration principale.

17Néanmoins, s’ils ont pour dénominateur commun la figure du Maître, les deux récits d’amitié ne concernent pas les mêmes générations de Japonais. Selon une chronologie inversée, la première amitié se déroule vraisemblablement vers 1890 durant la prime jeunesse du protagoniste que l’on découvre au début du roman vers 1910, sous les traits d’un homme mûr. Les deux premières parties ont pour narrateur l’étudiant, tandis que la troisième, écrite elle aussi à la première personne, correspond à la longue confession du Maître. Si l’on considère que nous construisons adultes nos relations sur des schémas hérités de l’enfance, on pourrait dire que la première amitié, celle avec le Maître, s’apparente à la relation père/fils, ne serait-ce que par la différence d’âge, la seconde histoire d’amitié étant, elle, plutôt comparable à la relation entre frère et sœur, au sein d’une même génération.

Des attachements contrastés

18Remarquons pour commencer l’habileté et le talent du romancier qui dépeint, dans ce roman extrêmement riche et intense, plusieurs situations affectives comme si seules ces comparaisons permettaient aux êtres de déterminer la nature de leurs différents attachements ; les deux personnages-clés du roman connaissent à la fois l’attachement familial, le lien amical et le lien amoureux ; ils s’expriment de surcroît à leur sujet. Lorsque, rentré dans sa province natale, l’étudiant compare la relation à son père à celle qu’il entretient avec le Maître – qui fait figure de père spirituel –, il dit partager avec le premier le divertissement mais avoue que le second exerce sur lui une grande emprise (Natsume 1957 : 82), constat dont il mesure toute la portée. Par contraste, lorsqu’il croise un vague ami de l’université, l’étudiant se rend avec lui au café et ils partagent une bière dont la mousse lui paraît représenter l’inconsistance de la conversation. L’amitié vraie semble donc requérir profondeur et admiration.

19L’amour et l’amitié sont également traités en position de rivalité à plusieurs moments du roman, bien avant le suicide de l’ami, notamment lorsque le Maître découvre que la jeune fille semble attirée aussi par K. La personnalité des deux jeunes hommes se trouve alors mise en concurrence l’espace de quelques pages.

Écarts générationnels et retours au pays natal

20L’écart entre les deux générations de protagonistes se mesure par exemple dans la façon qu’ont le Maître et l’étudiant de considérer et d’entourer leurs propres parents, notamment lors des retours dans la région natale (furusato). Pour l’étudiant, qui observe la bonhomie de son père et la naïveté de sa mère, avec amour certes mais aussi détachement, la vie de famille devient un poids au bout de quelques jours, tandis que pour le Maître c’est au contraire un havre de paix qui rompt la monotonie et l’austérité de toute une année d’études à Tôkyô, en tout cas lorsque ses parents sont encore vivants. D’autre part, l’étudiant, lorsqu’il reçoit la lettre de son ami le Maître dans le dernier tiers du récit alors que son père est en train de mourir, choisit de lire la missive de son ami jusqu’au bout, isolé dans une chambre, avant de sauter dans un train pour Tôkyô. Le retour au pays est à plusieurs reprises dans le roman l’occasion pour les personnages de mesurer leur liberté, leur devenir, leur souhait profond et fondamental.

21Une autre différence générationnelle importante concerne la perception du travail et l’utilisation du temps. Le Maître et le père de l’étudiant sont oisifs dans le roman sans que cet état de fait ne nuise à l’image de ces deux personnages plus âgés. Il est dit dans le roman, tout comme dans Je suis un chat d’ailleurs, que les hommes d’aujourd’hui (Natsume 1957 : 194) jouent souvent les affairés pour se donner l’air plus moderne. En cela, le jeune étudiant, peu pressé d’entrer dans la vie active, semble dans une certaine mesure adhérer aux valeurs de son aîné, au point que l’on peut se demander s’il ne suivra pas finalement la même voie que lui.

Solitude philosophique et amitié

22Le Maître suppose à plusieurs reprises que les autres, à commencer par sa propre femme et l’étudiant, sont fondamentalement tristes car fondamentalement seuls. L’amitié serait donc un divertissement, un élément fort de l’existence qui permet d’oublier que l’on naît puis vit seul. À plusieurs reprises, on voit les deux amis parler ensemble de leurs lectures mais sans jamais savoir de quels livres il s’agit. Cette activité est en fait censée exprimer la lente progression dans la compréhension de la psychologie de l’autre, de son mystère et des raisons de son pessimisme. De même, on ignore tout du contenu du mémoire de l’étudiant alors que sa rédaction l’occupe entièrement en divers points du récit (ibid. : 87).

23Face au défaitisme et à l’isolement qui caractérisent le Maître, peint sous les traits d’un sage taiseux mais fascinant, l’enthousiasme de l’étudiant est décrit comme réconfortant dans plusieurs scènes du roman, lui qui apporte des champignons séchés à son nouvel ami et à sa femme tout en ressentant une gêne face à ce couple respectable car les aliments qu’il offre sont odorants, réels, triviaux en comparaison du respect que lui inspirent le maître et son épouse. Le triangle que forment, à certains moments, les trois personnages n’en révèle pas moins la position solitaire qu’occupe l’épouse au sein du foyer, et partant de la société. Le Maître dit d’elle qu’elle vit confinée, sans amitié, qu’elle n’a que lui à qui se confier (ibid. : 42). Cette remarque en dit long sur les conditions réelles d’existence des femmes dans le Japon de Meiji.

La dé-considération pour les femmes

24Par élégance, on fera de la violente misogynie du texte un problème de génération. Il n’en reste pas moins qu’elle affecte notre re-lecture contemporaine. L’étudiant livre ses réflexions sur les femmes en côtoyant celle du Maître, qu’il trouve cependant moderne pour une Japonaise de sa génération : « la femme du Maître ne mettait pas vanité à vouloir prouver qu’elle avait un cerveau. Elle n’était pas, loin de là, moderne à ce point. Mais plutôt respectueuse de la vérité qui est au fond des choses, elle tenait à faire respecter des autres cette même vérité » (Natsume 1957: 62). Il ajoute plus loin : « D’ordinaire, entre homme et femme, il y a dans le niveau des idées une inégalité foncière. Avec la femme du Maître, je n’avais presque pas le sentiment de cette différence » (ibid. : 66). Bien que l’attachement du Maître à son épouse semble solide et nourri par une recherche d’élévation, ce personnage féminin demeure à la périphérie, à la fois de l’existence du Maître et de la forte relation amicale qui le lie au jeune narrateur qu’il désigne d’une certaine manière comme son exécuteur testamentaire littéraire, laissant sa femme ignorer tout de son passé et de la tragédie qui a définitivement assombri son caractère. La mère de l’étudiant n’est guère mieux jugée, comme l’attestent ces propos au moment où l’on prépare une petite réunion de célébration pour le diplôme qu’il a récemment obtenu : « À la moindre complication, ma mère se révélait bien femme, et parlait de suite, sans grande signification. La quantité rachetait la qualité, et le père et moi, fût-ce à nous deux, nous n’étions pas, quant au débit, de force à lui tenir tête » (ibid. :132). Ainsi, ce roman intense, servi par une traduction française admirable, perd beaucoup en crédibilité et en saveur en raison de son sexisme et de formules à l’emporte-pièce qui le rendent terriblement daté.

Conclusion

25À l’instar des rapports entre hommes et femmes, la représentation de l’amitié paraît-elle aujourd’hui datée dans Kokoro ? Ce roman de formation exhale certes une sorte de classicisme dans la leçon de pessimisme qui est donnée à un moment où l’un des personnages (l’étudiant mais avant lui le Maître dans la suite du roman) accède au monde adulte mais le message du drame recèle une portée universelle sur la culpabilité et le « pauvre cœur des hommes ». L’exigence morale véhiculée par les relations entre les personnages n’est d’ailleurs pas sans rappeler le texte épistolaire Lettres à un jeune poète (1929) de Rainer Maria Rilke, dont le sujet était la création et l’apprentissage tandis qu’ici il s’agit d’amitié et de trahison. Du moins la tension et la rigueur morale manifestes dans les deux textes nous semblent-elles communes, de même que la relation à l’apprentissage. Très subtile, la construction du roman permet au second récit d’amitié d’être disposé dans l’écrin d’une première histoire comportant des éléments répétitifs tels que le suicide et la culpabilité.

26L’amitié dans le roman Kokoro est aussi une manière de reconsidérer les liens du sang et le très important devoir de piété filiale dans le Japon de Meiji. À diverses reprises, le rapport au Maître et le rapport au père sont directement mis en parallèle. L’importance de la piété filiale est également rappelée dans les dernières pages du roman où l’on apprend que le Général Nogi suivit l’Empereur Meiji dans la mort en se suicidant par fidélité, acte qui s’inscrit en miroir de celui du Maître mettant fin à ces jours. Le personnage principal est, au moment le plus tragique du roman, triplement endeuillé : il perd son vrai père qu’il quitte pour rejoindre son ami sur le point de se suicider, et bientôt même il perd, comme tous les Japonais, l’Empereur Meiji, père symbolique de la nation.

27En outre, Natsume Sôseki est connu pour avoir partagé une amitié très forte avec le poète Masaoka Shiki (1867-1902), et qui fait l’objet d’un article que l’on doit à Jean-Jacques Origas (2008) [3]. Les deux écrivains aux tempéraments contrastés se sont rencontrés en 1889, au moment d’entrer à l’université, et l’on veut croire que cette amitié vécue de l’intérieur a peut-être influé sur la rédaction du roman, notamment pour ce qui concerne le lien qui lie le Maître à K. dans un rapport d’intimité et d’affection réciproque.

28Roman de l’amitié mais également de la perte, Kokoro se prête à plusieurs lectures auxquelles invite son titre aussi concis que polysémique : « Le cœur », dont l’écrivain saisit les intermittences, se voit associé, à plusieurs reprises dans le récit, aux vagues, aux nuages, à ce qui fluctue, au dynamisme émotionnel, à ce qui chez l’homme constitue sa mobilité de conscience, y compris en amitié.

Références

  • Bernikov, L. (1980) Among Women. New York : Harmony.
  • Fujiwara, D (2011) « La naissance d’un écrivain national : perspectives et enjeux – Le cas de Natsume Sôseki 1867-1916) », Les cahiers de Framespa – Nouveaux champs de l’histoire sociale, 8/11, Japon et Corée à l’époque contemporaine, mis en ligne le 20 décembre 2011.
  • Levy, C. [dir.] (2014) Genre et modernité au Japon – La revue Seitô et la femme nouvelle. Rennes : Presses universitaires de Rennes, collection « Archives du féminisme ».
  • Natsume, S. (1914) Kokoro. Aozora Bunko (Bibliothèque japonaise en ligne).
  • Natsume, S. (1957) Le pauvre cœur des hommes, traduit du japonais par Horiguchi Daigaku et Georges Bonneau. Paris : Gallimard, collection Connaissance de l’Orient / collection Unesco d’œuvres représentatives.
  • Origas, J. J. (1994) Dictionnaire de littérature japonaise. Paris : PUF/Quadrige.
  • Origas, J. J. (2008) La lampe d’Akutagawa - Essais sur la littérature japonaise moderne, présentés par E. Lozerand et C. Marquet. Paris : Les Belles Lettres, collection Japon.
  • Ôta, T. (2016) « Conte de fleurs (1916-1925) : amitié romantique entre jeunes filles selon Yoshiya Nobuko », in Parcours féministes dans la littérature et dans la société de 1910 à 1930, C. Lévy et B. Lefèvre (dir.), pp. 85-98. Paris : L’Harmattan, collection Des idées et des femmes.
  • Sasaki, K. (2009) « L’“Esprit” en japonais ancien », Diogène n° 227 (La philosophie au Japon), PUF : 3-25.
  • Woolf, V. (1977 [1929]) Une chambre à soi, traduit de l’anglais par Clara Malraux. Paris : Denoël, Bibliothèque 10/18.

Date de mise en ligne : 16/11/2020

https://doi.org/10.3917/dio.265.0127

Notes

  • [1]
    Sur le spectre sémantique du terme kokoro, voir l’article de Sasaki (2009 : 3-25).
  • [2]
    Nous pensons ici à la célèbre formule de Montaigne « parce que c’était lui ; parce que c’était moi » dans les Essais pour qualifier la fulgurante amitié qui le lia à la Boétie.
  • [3]
    Voir en particulier « Masaoka Shiki, poète et prosateur », pp. 149-169.

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