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Article de revue

Pourquoi avons-nous besoin d’amis ? L’amitié au prisme de l’éthique chez Xun zi

Pages 13 à 29

Notes

  • [1]
    Cet article s’inscrit dans un vaste projet de recherche soutenu par le Ministère chinois de l’Éducation, en partenariat avec les principaux instituts de recherche en sciences humaines et sociales du pays, sous l’intitulé suivant : « Étude comparative des civilisations politiques chinoise et occidentale d’un point de vue éthique » (17JJD720007).
  • [2]
    Désignant à l’origine une unité de monnaie dans les inscriptions des os oraculaires, peng renvoya par la suite aux personnes qui étudient ensemble : « on appelle “peng” les personnes appartenant à la même école (tong men yue peng 同門曰朋) et “you” celles qui ont les mêmes aspirations et les mêmes engagements (tong zhi yue you 同志曰友) » (Hanyu dazidian 1993 : 859)
  • [3]
    Parmi ces emplois, on en dénombre cinq où you fait partie du nom d’une personne (ran you 然友) ; dans ces cas-là, il ne renvoie pas à ce qu’on entend par « amitié » et ne signifie pas non plus « amis ».
  • [4]
    Elle n’a été reconstituée qu’à l’époque de Liu Xiang (劉向 77-76 avant J.-C.) (voir Hutton 2016 : xviii).
  • [5]
    Aristote associe lui aussi les amis aux membres de la famille et écrit par exemple que « l’amitié entre frères est semblable à celle entre camarades » (Aristote 1994 : Livre VIII, 14-1161b).
  • [6]
    Yi 義 dans la citation possède une signification multidimensionnelle : il renvoie à la fois au sentiment ou à la conscience morale interne et aux qualités extérieures, aux codes et au comportement. Il a donc été traduit respectivement par « devoirs » (Rémi Mathieu), « droiture » (James Legge), « moralité » (Wing-tsit Chan), « justesse » (de Bary), « principes moraux » (John Knoblock), etc. Eric Hutton conserve, quant à lui, la transcription « yi ».
  • [7]
    Chez Xun zi, you est à la fois un nom et un verbe. En tant que verbe, il signifie « être aimable avec », « se lier d’amitié », « traiter quelqu’un amicalement » ou « faire de quelqu’un son ami », comme on le voit quand Xun zi évoque l’hégémon : celui « qui parvient à acquérir des alliés fait des seigneurs ses amis […]. Dès qu’il les traite selon la voie de l’amitié et du partenariat, qu’il les reçoit en les respectant, les seigneurs l’apprécient » (Xun zi 2009 : IX-98-99). Dans ces cas-là, l’amitié est clairement considérée comme le moyen d’arriver à ses fins pour l’hégémon.
  • [8]
    Bien que dans de nombreux contextes confucéens, « zhong » signifie être « loyal » envers soi-même, « fidèle » à sa propre nature ou « sincère » dans son for intérieur, il revêt aussi une implication externe, à savoir « faire de son mieux pour les autres », « se consacrer pleinement aux choses que l’on entreprend de faire » ou « loyauté envers l’État ou le souverain ». Dans les Entretiens, on lit que « le souverain traite ses ministres selon les rites [li] et les ministres servent leur souverain avec loyauté [zhong] (Confucius 2009 : III-19) ; à Fan Chi qui s’enquérait de l’humanité. Confucius répondit : « À domicile être serviable [gong] ; dans son service public, être respectueux [jing] ; dans ses rapports avec les autres, être loyal [zhong] » (id., ibid.).
  • [9]
    Voir Liang Tao (2020).

1En tant qu’êtres sociaux, les humains s’inscrivent dans des réseaux interpersonnels. Raillé par l’ermite qui affirmait qu’un véritable maître aurait dû vivre complètement en retrait du monde, Confucius, qui concevait la sociabilité comme fondamentale pour la nature et l’existence humaines, réagit par la satire en ces termes : « Je ne puis faire des oiseaux et des [bêtes sauvages] mes compagnons de vie ! Si je ne suis pas compagnon des hommes, de qui le serai-je donc ? » (Confucius 2009 : XVIII-6).

2Les relations sociales et les communautés devenant de plus en plus compliquées et complexes, nous devons, où que nous soyons, envisager avec prudence qui fréquenter ou avec qui nouer des relations intimes. Hormis certains membres de la famille ou appartenant à la parentèle, les personnes les plus proches avec lesquelles nous sommes susceptibles de partager nos sentiments, nos émotions et nos inquiétudes sont celles que l’on appelle les « amis ». Il n’est donc pas surprenant que, dans les premières délibérations éthiques, quel que soit leur type, depuis les Grecs anciens jusqu’aux confucianistes pré-Qin, l’amitié s’impose toujours comme une notion centrale dans leurs réflexions sur le sens et la valeur de la vie. Rien d’étonnant non plus à ce que la vie bonne serve souvent d’alibi pour justifier nos relations amicales avec certaines catégories de personnes et notre recul délibéré par rapport à certaines autres. Cependant, la vie bonne nécessitant elle-même une définition, l’apport bénéfique de l’amitié dans la vie personnelle et en société est devenu l’objet de débats animés dans les théories éthiques.

3À partir des propos sur l’amitié amorcés par les philosophes confucianistes et grecs de l’antiquité, et notamment ceux de Confucius, Mencius et Aristote, cet article s’intéressera aux points de vue de Xun zi en examinant où et comment il propose une justification morale de l’amitié. Nous montrerons que sa façon singulière d’appréhender l’amitié s’inspire des théories sur la nature humaine (xing 性), sur l’étude (xue 學) et sur la communauté humaine (qun 群), et qu’elle fait partie de sa reconstruction du rite, des principes rituels ou du respect de l’étiquette (li 禮) en matière d’éthique sociale, d’éducation et de politique, et que, s’appuyant sur ces théories, Xun zi formule des réponses à des questions telles que : « pourquoi avoir un ami », « comment se faire un ami » et « que pouvons-nous attendre de lui » ? Il est vrai que l’amitié joue un rôle important dans la philosophie de Xun zi qui s’interroge sur ce que la vie peut et doit être, et révèle une approche caractéristique de la vie bonne tout à fait unique dans la tradition confucéenne.

Les amis dans les premiers textes confucéens

4Dès les premières définitions normatives de l’éthique, comment se faire des amis et comment aider un individu à choisir les bonnes personnes à titre de proches sont parmi les préoccupations essentielles pour bien vivre et agir de manière convenable. L’amitié est vue à la fois comme un bien personnel et un ingrédient nécessaire à la vie publique, et elle est souvent désignée comme appartenant au paradigme éthique de la vie bonne. Par exemple, « pour Aristote la vie bonne consiste au premier chef en une activité agréable et bénéfique à l’égard des amis » (Grayling 2013 : 6). Aristote consacre tout un chapitre de l’Éthique à Nicomaque aux différentes « espèces de l’amitié », où il affirme que « [l’amitié] est ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre. Car sans amis personne ne choisirait de vivre, eût-il tous les autres biens » (Aristote 1994 : VIII, 1, 1155a).

5De même, les conversations portant sur l’amitié abondent dans les premiers textes confucéens, où, pour désigner les amis ou l’amitié, on utilise les caractères you 友 ou peng 朋 ou la combinaison des deux – peng you 朋友. Dans la plupart des cas, « you » renvoie à ce que l’on entend par « ami(s) » ou « amitié » dans les textes pré-Qin, tandis que le caractère « peng » ou l’expression « peng you » s’emploie parfois aussi pour exprimer la même chose comme on le constate dans les Entretiens de Confucius où peng you ou peng est utilisé neuf fois, chez Mencius, où on en relève trois occurrences, et chez Xun zi où il revient à cinq reprises. Bien que peng et you soient, en chinois moderne, utilisés ensemble pour désigner les amis ou l’amitié, dans les textes anciens on les employait généralement séparément, selon leur différence sémantique : peng renvoyait aux compagnons ou aux alliances (politiques) au sein de la vie sociale et académique, tandis que you portait davantage sur l’attraction et l’estime réciproques entre deux personnes (morales) partageant le même investissement dans la Voie (dao 道) [2].

6Comparativement, on utilise plus souvent you pour faire référence aux amis ou à l’amitié dans un sens général, et c’est l’un des concepts éthiques majeurs dans les premiers textes confucéens. Il apparaît 27 fois dans les Entretiens de Confucius, à 35 reprises chez Mencius [3] et, dans l’œuvre de Xun zi parvenue jusqu’à nous [4], on en relève 34 occurrences dans diverses situations. Plus important que la fréquence avec laquelle le caractère revient dans les textes classiques, il convient de noter que tous les premiers maîtres confucianistes placent l’amitié au cœur de leurs échanges sur la façon de mener une vie morale.

7On lit dans les Entretiens que parmi les trois choses sur lesquelles Zeng zi 曾子, un disciple de Confucius, s’examine quotidiennement figure si oui ou non il n’a pas manqué de loyauté dans ses relations avec ses amis (voir Confucius 2009 : I-4) ; Zi Xia 子夏, un autre disciple de Confucius, rappelle que celui « qui [est] digne de confiance dans [ses] rapports avec [ses] amis », est éduqué, quand bien même il n’aurait pas encore étudié (ibid. : I-7). Pour la première fois dans l’histoire du confucianisme, Mencius rattache les relations entre amis aux quatre autres qui constituent les cinq « relations humaines essentielles » (ren lun 人倫), et considère la « confiance » guidant leurs relations comme l’une des cinq vertus constantes (wu chang 五常) qui, selon lui, furent instaurées et enseignées par l’ancien roi-sage (voir Meng zi : III A-I).

8L’amitié occupe une place prépondérante dans le paradigme confucéen de la vie bonne qui répond au processus permanent tridimensionnel visant à acquérir une pleine humanité, les trois dimensions étant respectivement la joie, la sagesse et la vertu (Yao 2018 : 222-232). L’amitié joue un rôle irremplaçable dans les trois dimensions où elle s’illustre de manière remarquable. Ainsi, une chose gaie peut facilement tourner au désespoir si on ne cultive pas correctement l’amitié. Le paradigme confucéen cherche à promouvoir et renforcer l’amitié à travers la sagesse et la vertu plutôt qu’à travers les gains matériels et le plaisir physique. Pour ce qui est de l’importance de la sagesse dans l’amitié, les confucianistes et les philosophes de l’antiquité grecque ont un point commun. Comme on le lit dans le dialogue de Platon « Lysis ou De l’amitié », Socrate déclare : « Si tu deviens savant [sage], mon enfant, tout le monde t’aimera, tout le monde s’attachera à toi ; car tu seras utile et bon. Sinon, personne ne t’aimera, ni ton père, ni ta mère, ni tes proches » (Platon 1992 : VI, 323).

9Il ne fait aucun doute que, dans les écrits de Confucius et de Mencius, l’amitié est un sujet primordial qui occupe une place inaliénable dans les conversations sur l’ordre social et sur la façon de devenir pleinement humain. Xun zi s’inscrit dans ce sillage et enseigne la nécessité de l’amitié pour respecter l’étiquette et pour mener une existence humaine digne de ce nom. Bien qu’il admette que la fidélité envers les amis fasse partie intégrante des convenances, Xun zi a une façon tout à fait unique de justifier l’amitié pour connaître une vie bonne et pour renforcer son statut dans le processus visant à devenir humain, qui diffère d’une certaine façon de Confucius et de Mencius. En bref, la manière dont Xun zi appréhende l’amitié découle des trois perspectives qu’il a clairement dégagées. En effet, on ne peut pleinement apprécier l’importance qu’il accorde aux amis ou à l’amitié, à moins de se placer dans le contexte de sa reconstruction théorique des perspectives sur la nature humaine, sur le rôle des maîtres et sur la façon dont les communautés humaines fonctionnent. Ces trois angles d’approche sont intimement liés à son propos principal sur les convenances et constituent une éthique caractéristique de l’amitié.

Les amis et la nature humaine

10Au lieu de simplement déclarer que les êtres humains sont identiques ou similaires par nature mais se différencient les uns des autres dans les pratiques comme le fit Confucius (2009 : XVII-2), ou d’affirmer qu’ils naissent bons mais perdent ensuite cette bonté native, gâtée ou corrompue par des forces culturelles ou politiques mauvaises ou en raison de l’absence de compassion comme le suppose Mencius, Xun zi formule un autre type d’éthique concernant la nature humaine, dans laquelle il réaffirme la nécessité de l’amitié pour mener une vie bonne.

11Pour Xun zi, les dispositions et les inclinations innées sont ce qu’on appelle la « nature » (xing 性) tandis qu’un comportement vertueux ou des pensées morales relèvent de ce qu’on appelle « artifice » ou « activité consciente » (wei 偽). Tels sont les deux aspects qui s’opposent dans le fait d’être humain : « L’homme est, par nature, mauvais. Ce qu’il a de bon lui vient d’acquis artificiels » (Xun zi 2009 : XXIII-289). Le « mal » (e 惡) n’a donc rien à voir avec le « péché originel » de la doctrine chrétienne ; il résulte d’une tendance innée à l’autosatisfaction qui, si elle n’est pas corrigée ou contenue, va nécessairement engendrer le désordre social et le chaos. Pour Xun zi, l’être humain naît avec des désirs ou des sentiments et des émotions tournés vers la satisfaction et le profit, une faiblesse qui le mènera nécessairement à « la débauche et [au] trouble », le fera se détourner des « rites et [des] devoirs, [de] la culture et [du] respect […] » et se livrer à « [l’]agressivité et [à la] brutalité. […] C’est pourquoi il doit nécessairement se transformer sous l’influence d’un maître et d’un modèle pour emprunter la voie des rites et des devoirs. Il peut alors exprimer sa politesse et sa civilité et participer à la culture et au respect du principe ; ainsi, il tend vers le bon ordre » (id., ibid.).

12La nature innée entraîne le déclin des vertus, mène au désordre, et altère notre relation aux autres. Les êtres humains non transformés étant les premiers à satisfaire leurs besoins personnels et à veiller à leurs propres intérêts, s’il leur était permis de suivre leur nature à l’état brut, ils se soustrairaient à toutes les responsabilités sociales et morales : « Dès que leurs femmes et leurs enfants sont à leurs côtés, leur piété filiale envers leurs propres parents décline. Dès que leurs aspirations et leurs désirs sont satisfaits, la confiance que leurs amis croyaient pouvoir mettre en eux disparaît » (Xun zi 2009 : XXIII-297). Pour préserver des vertus telles que la piété filiale envers les parents, les devoirs envers l’État et la fidélité envers les amis, on doit se livrer à une « activité consciente » afin de surmonter ou juguler les « affections humaines » (ren qing 人情) « les plus déplaisantes » (shen bu mei 甚不美). Pour modifier leurs émotions et leurs dispositions débridées, les hommes ont un criant besoin d’une direction rituelle. Le système des rites (li 禮) a été instauré par les sages (sheng 聖) ou anciens rois (xian wang 先王) qui, hostiles au chaos et au désordre, conçurent un vaste éventail de rites-rituels afin d’infléchir les tendances égocentriques des individus. Le rite permet de guider le gens non seulement dans la vie en société mais aussi dans leur vie personnelle. Les rites funéraires, par exemple, sont censés prendre en charge la vie et la mort. « [L]a naissance est le commencement de la vie humaine et la mort en est l’aboutissement. Lorsque commencement et aboutissement se passent excellemment, la voie humaine est intégralement parcourue » (Xun zi 2009 : XIX-238) et lors des obsèques d’une personne ordinaire, le rite veut que sa famille et ses amis se rassemblent pour manifester leur chagrin et leur respect envers le défunt.

13Pour expliquer sa nécessité, l’amitié est envisagée dans sa fonction qui consiste à nous aider à corriger ou à guider nos tendances innées. Quant à ce que recouvre le fait d’être un dirigeant, un ministre, un père, un fils, un frère aîné ou cadet, un mari et une épouse, Xun zi répond à ces interrogations en expliquant comment chacun doit agir pour remplir ses obligations, ajoutant implicitement l’amitié au nombre des obligations en question. Dans le cas des devoirs et des vertus incombant au frère aîné, Xun zi déclare qu’on attend de lui « qu’il se montre paternellement affectueux et aimant, en témoignant une fraternelle amitié » (Xun zi 2009 : XII-153). Cela signifie que l’amitié se manifeste d’abord dans les relations familiales et qu’elle répond à un rituel associé à la famille. Cela est corroboré par Chenyang Li qui avance que, dans un contexte confucéen, « les véritables amis sont comme des membres de la famille et que les membres de la famille ne sont pas interchangeables », citant à l’appui de sa remarque « une étude étymologique qui montre que le mot chinois original pour “ami”, you 友, signifie “frère aimant/fraternité aimante” et que qualifier quelqu’un de you équivaut à le reconnaître comme un bon membre de sa famille ou de la quasi-famille » (Li 2019 : 495) [5]. Les amis sont à bien des égards assimilés à des membres de la famille, dans la mesure où ils nous épaulent pour parvenir à juguler nos tendances innées et nous aident à cultiver nos qualités. Il existe néanmoins une différence entre les membres de la famille et les amis. Xun zi va chercher chez Confucius ce qu’il faut entendre par enseignement dans ce domaine ; il cite la conversation de Confucius pour expliquer en quoi les amis sont nécessaires au-delà de la sphère familiale : « Même si vous possédez la vigueur du plus puissant officier de cette principauté, vous ne pourrez vous soulever vous-même. Non point par manque de force, mais parce que les conditions ne vous le permettent pas. C’est pourquoi si, rentré chez vous, vous manquez de distinction dans votre conduite, c’est de votre propre responsabilité. Mais si, sorti de chez vous, vous ne jouissez pas d’une brillante réputation, c’est de la faute de vos amis. Aussi, lorsqu’un homme de bien rentre chez lui, il se comporte de façon zélée, et quand il sort, il ne prend pour amis que des sages. Pourquoi ne bénéficierait-il pas dès lors d’une réputation de piété filiale en agissant de la sorte ? » (Xun zi 2009 : XXIX-348-349). On peut déduire à partir de cette citation que, pour Xun zi, les membres de la famille et les amis agissent sur différents plans ; les premiers nous aident au sein du foyer à surmonter des motivations et des attitudes immorales, tandis que l’on compte sur l’aide des seconds pour maintenir une réputation vertueuse dans la sphère publique.

Amis et maîtres

14Selon Xun zi, « […] les hommes saints ont transformé leur nature et suscité l’artifice. C’est à partir du moment où l’artifice a été suscité qu’ils ont conçu les rites et les devoirs [yi]. Dès lors que les rites et les devoirs furent conçus, ils ont institué les lois et les règlements » (Xun zi 2009 : XXIII-292) [6]. Les gens ordinaires, quant à eux, doivent aussi modifier leur nature et manifester leur « artifice » ou effort délibéré. Ce processus de transformation de la vie les amène à suivre les modèles adéquats et à observer les normes. C’est dans la figure et l’activité des maîtres que se trouvent les modèles et les normes en question. C’est pourquoi « l’étude » ou l’éducation constitue la première priorité pour transformer la nature humaine et instaurer un bon ordre social chez Xun zi, et pourquoi il considère les maîtres et les professeurs (shi 師) comme des modèles pour tout un chacun, comme la source des enseignements moraux ainsi que comme une garantie de succès du projet éducatif concernant les rites et la moralité. C’est dans le cadre de cet enseignement visant au perfectionnement de soi que se dessine non seulement le statut élevé qu’occupe l’amitié mais aussi le rôle que les amis sont censés jouer pour mener une vie bonne.

15Le texte de Xun zi s’ouvre sur le chapitre « Exhortations à l’étude » (quan xue 勸學), qui pose les bases de tout le discours méthodique sur la transformation de la nature humaine et la mise en place de pratiques artificielles délibérées (huaxing qiwei 化性起偽). Dans ce système, les maîtres jouissent d’un statut particulièrement élevé car c’est à travers eux que les enseignements de la sagesse peuvent se transmettre aux gens ordinaires, enseignements permettant aux êtres humains de corriger leur mauvaise nature originelle et d’apprendre à se conduire comme des humains. En accolant l’appellation d’ « amis » aux maîtres, Xunzi souligne la nécessité de l’amitié dans la transformation morale de chacun.

16À trois reprises dans le texte, Xun zi associe le mot « amis » à celui de « maîtres ». Au chapitre 2 consacré au « Perfectionnement de soi », il refuse d’envisager simplement l’éducation et l’amitié comme le moyen de flatter son amour-propre ; au contraire, les amis ne sont pas seulement un miroir qui reflète la bonté mais aussi un instrument qui nous encourage (à faire le bien) : « C’est pourquoi, si celui qui me critique à bon escient est mon maître et celui qui m’approuve à bon escient mon ami, celui qui me flatte en flagorneur est mon malfaiteur » (Xun zi 2009 : II-12). Dans le même chapitre où il aborde « l’art de gouverner ses souffles [qi 氣] et de nourrir son cœur [xin 心] » (ibid. : II-15), Xun zi précise les circonstances dans lesquelles chercher de l’aide à la fois de ses professeurs et de ses amis : « Lorsque l’on se montre vulgaire et médiocre, incapable et nonchalant, on extirpe ses défauts en fréquentant des maîtres et d’excellents amis » (id., ibid.). Au chapitre XXIII, Xun zi souligne que suivre ses maîtres et ses amis est une des façons grâce auxquelles toutes sortes de gens pourraient apprendre à être bons et à devenir de véritables gentilshommes : « […] même si un homme dispose d’une nature et d’un caractère excellents, si son esprit possède des facultés de discrimination et de compréhension, il lui faudra forcément quérir un maître de sagesse et le servir, choisir d’excellents amis pour se lier avec eux d’amitié » ; la raison en est simple : « […] Dès qu’il aura trouvé d’excellents amis et se sera lié d’amitié avec eux, ce qu’il lui sera loisible d’observer, ce seront des pratiques basées sur la fidélité et la confiance, le respect et la politesse » (Xun zi 2009 : XXIII-299). On peut donc logiquement en déduire que, pour Xun zi, les amis sont aussi importants que les maîtres, et qu’ils appartiennent à la même catégorie, dans la mesure où ils nous aident à surmonter notre mauvaise nature, nos comportements répréhensibles et à mener une vie bonne et vertueuse.

17Étant donné le rôle identique ou similaire que les « maîtres » et les « amis » sont censés remplir pour permettre de devenir un homme de bien, en considérant les amis comme des « maîtres », Xun zi maximise la noblesse et la bonté de l’amitié. Il ne faut donc guère s’étonner qu’en tenant « en haute estime son maître » (long shi 隆師) et en chérissant ses amis (qin you 親友), il pose les bases sur lesquelles bâtir et finaliser sa propre transformation (Xun zi 2009 : II-12).

18Le statut élevé que Xun zi confère à l’amitié dans une vie bonne s’inscrit dans la tradition confucéenne de ses prédécesseurs. Il existe un lien étroit entre l’amitié, l’étude et le perfectionnement de soi dans les Entretiens comme en témoigne le fait que le texte s’ouvre sur trois questions rhétoriques portant sur les qualités de tout gentilhomme : « N’est-ce pas tout de même un plaisir d’étudier et, au moment voulu de mettre en pratique ce que l’on a appris ? N’est-ce pas tout de même une joie d’avoir des amis venus de loin nous visiter ? N’est-ce pas tout de même le fait d’un homme de bien de garder sa bonne humeur même lorsqu’il est méconnu ? » (Confucius 2009 : I-1). Ces trois questions portent sur les trois aspects les plus importants qui caractérisent une personne moralement bonne. La première traite de l’enseignement et de l’étude, la seconde de l’amitié, et la troisième de l’interaction entre soi et les autres. Ces indices textuels prouvent que chez Confucius l’amitié est intimement liée ou parallèle à l’étude, qui, comme on l’a montré plus haut, a préparé Xun zi pour sa justification de l’amitié à travers le statut noble et supérieur des maîtres. En associant les amis et les maîtres, Xun zi réaffirme que l’amitié fait partie des relations humaines les plus importantes et qu’elle ne doit pas être traitée à la légère.

19L’association amis-maîtres ne renforce pas seulement la position de l’amitié dans la structure morale « hiérarchique » mais révèle aussi la possibilité de tirer des enseignements de ses amis. Les maîtres ont pour rôle primordial d’enseigner, de guider ou d’influencer des personnes plus jeunes ou moins avancées dans leur vie sociale et morale. Bien que les amis appartiennent généralement à la même tranche d’âge, ils n’ont pas moins pour vocation à diriger notre perfectionnement moral, voire à nous servir de modèle.

20En fusionnant les amis et les maîtres, Xun zi voit dans les amis un soutien important pour améliorer nos qualités morales. Cela signifie que les amis qui nous sont chers peuvent éventuellement devenir des moyens de préserver ou d’accroître notre propre estime éthique. D’où les controverses et débats sur les raisons qui nous poussent à avoir des amis : l’amitié a-t-elle une valeur intrinsèque ou n’est-elle qu’un moyen en vue d’une fin particulière ? Pour répondre à cette question, on trouve dans l’Éthique à Nicomaque l’une des premières occurrences de l’opposition entre les valeurs intrinsèques et acquises : de nombreuses personnes déclareraient qu’il est éthiquement juste d’avoir des amis « par plaisir ou par intérêt » (Aristote 1994 : Livre VIII, 7.1157b). D’un autre côté, Aristote souligne cependant que la meilleure amitié est désintéressée et n’est fondée que sur la vertu (ibid : 1156b).

21Nous lions-nous d’amitié avec quelqu’un pour qui il est ou parce qu’il pourrait nous être utile et servir nos desseins ? Les implications des propos de Xun zi sur l’amitié regardent dans les deux directions. Il semble clair, d’une part, que Xun zi n’accorde pas de valeur intrinsèque aux amis, dans la mesure où il insiste surtout sur l’aide et le soutien que ces derniers peuvent nous apporter. D’autre part, l’aide et le soutien respectifs que les amis s’apportent renvoyant dans la plupart des cas à une influence morale ou à des conseils d’ordre éthique, il semble que Xun zi ne présuppose pas simplement que les amis devaient être instrumentalisés à nos propres fins [7]. Le secret pour combiner ces deux aspects se situe dans le lien de l’amitié non pas avec des bénéfices d’ordre matériel ou social mais avec le fait « d’étudier et de pratiquer » en mettant sur le même plan les amis et les maîtres. Enseigner et apprendre étant interdépendants, et « maître » et « élève » des termes souvent interchangeables dans la pensée confucéenne, l’ascendant des amis peut aussi être un parcours à double sens. Bien que « xue » sous la plume de Xun zi recouvre un ensemble de sujets d’étude infiniment plus large que chez Confucius et Mencius, il s’applique néanmoins principalement à la connaissance morale et à l’amélioration du caractère. Par conséquent, l’amitié n’implique pas seulement de se livrer mutuellement à des réflexions morales mais elle peut aussi susciter le désir puissant d’apprendre l’un de l’autre. Xun zi souligne que si on rencontre les bons amis, on se comportera naturellement selon l’étiquette et on fera preuve de retenue et de respect : « Qu’il rencontre un ami et il cultive les devoirs rituels qui conviennent à la civilité et à la politesse » (修禮節辭讓之義) (Xun zi 2009 : VI-63)

22Les amis étant nécessaires à notre perfectionnement moral et comportemental, Xun zi accorde une attention particulière au genre de personnes que l’on doit traiter comme nos amis. Un ami est un ami parce qu’il nous incite à vouloir nous améliorer, tandis qu’il faut tenir à distance ceux dont les suggestions sont néfastes. Aussi, l’un des enjeux importants pour Xun zi est-il d’apporter des critères fiables pour choisir comme amis les bonnes personnes, une démarche qu’il considère comme fondatrice pour cultiver nos vertus : « Lorsqu’on règne sur les hommes, on ne peut manquer d’être attentif au choix de ses ministres. Lorsqu’on est un homme ordinaire, on ne peut manquer d’être circonspect quant au choix de ses amis » (Xun zi 2009 : XXVII-337). En choisissant les bonnes personnes comme amis, on sera capables de renforcer son engagement éthique dans la Voie et de progresser dans la perfection morale.

23Ce thème est récurrent dans le discours confucéen qui rappelle qu’afin de tirer un bénéfice moral de l’amitié, il faut élire avec soin ses compagnons, et que ces derniers doivent être moralement bons ou plus avancés que soi dans le perfectionnement moral. La raison pour laquelle Confucius ordonne à ses disciples de « se lie[r] avec ceux parmi les gentilshommes qui sont imprégnés du sens de l’humain » (Confucius 2009 : XV-10) est qu’ils profiteraient ainsi de l’influence vertueuse de ces derniers. Confucius va jusqu’à dégager trois types de personnes comme bénéfiques et trois autres comme néfastes : « Parmi les choses bénéfiques, il y a les trois amitiés ; parmi les trois choses dommageables, il y a les trois amitiés. Il est bénéfique de lier amitié avec des personnes droites, de lier amitié avec des personnes sincères et de lier amitié avec des personnes au large savoir. Il est dommageable de lier amitié avec des sycophantes, de lier amitié avec des opportunistes et de lier amitié avec des beaux parleurs » (ibid. : XVI-4). Cela est aussi vrai pour Xun zi qui enseigne que quand on se lie d’amitié, on ne doit pas anticiper les avantages matériels ou sociaux que l’on pourrait en retirer ; au contraire, la seule chose à prendre en considération est un gain d’une autre nature : celui qui consiste à nous aider à nous améliorer moralement.

L’amitié et la vie en communauté

24Pour Xun zi, l’amitié ne trouve pas seulement sa justification dans la nature humaine ou dans le fait que les amis remplissent un rôle similaire à celui des maîtres. Xun zi adopte une autre perspective sur l’amitié qui découle de ses réflexions sur pourquoi et comment les communautés humaines se forment. Il semble évident que la « force [des êtres humains] ne vaut pas celle des bœufs [ni] leur vélocité [celle] des chevaux. Pourtant, ils parviennent à utiliser les qualités [des uns et des autres]. Pourquoi cela ? » (Xun zi 2009 : IX-104). Ce à quoi Xun zi répond : « Je dirais que c’est parce que les hommes peuvent se rassembler en groupes, alors que les [animaux] ne le peuvent pas ; Pourquoi peuvent-ils se rassembler en groupes ? Je dirais que c’est parce qu’ils ont opéré des différenciations sociales » (id., ibid.). Afin de dominer les forces débridées, qu’elles soient internes ou externes, et d’user avec discernement des ressources disponibles, les individus doivent se regrouper en communautés (qun 群). Afin de créer des communautés, ils doivent se diviser en différentes classes et en différents groupes (fen 分). Cependant, cela suscite une question plus importante : comment des communautés divisées peuvent-elles être harmonieuses, ou, dit autrement, comment peuvent-elles remplir les fonctions requises sans conflits ou affrontements qui aboutiraient au chaos et à l’anarchie ? Selon Xun zi, la seule raison ou le seul moyen d’assurer la cohésion des communautés humaines se trouve dans le pouvoir de cohésion et de transformation des rites (li 禮) et des principes moraux (yi 義), ce qui l’amène à affirmer qu’« il est impossible de rejeter les rites et les devoirs, ne fût-ce qu’un bref instant » (Xun zi 2009 : IX-105). Non seulement les rites et les devoirs moraux brident les dispositions ou les tendances innées des êtres humains mais ils peuvent aussi les pousser à travailler ensemble efficacement. Ce sont les rites et les principes moraux qui permettent aux hommes de former des communautés et d’y introduire avec pertinence des distinctions entre différents groupes sociaux. Pour garantir la paix parmi les individus sans tomber dans le supposé « état de nature » où l’homme est un loup pour l’homme pour reprendre la fameuse métaphore de Thomas Hobbes, il ne suffit pas d’observer les rites et les devoirs, il faut aussi cultiver de bonnes amitiés. Par conséquent, Xun zi nous enjoint à fréquenter les bonnes personnes et à nous lier à des amis dignes de ce nom afin de contrebalancer notre nature querelleuse et d’assurer la cohésion du groupe.

25Ainsi, la nécessité de la communauté humaine et de la division sociale implique une sorte de justification de l’amitié. Xun zi n’est pas le premier dans la tradition confucéenne à avoir souligné l’importance de choisir comme amis les bonnes personnes. Comment garder ses distances avec l’imbécile ou le vaurien, et comment se lier d’amitié avec l’homme sage et bon ne font pas seulement partie des préceptes importants de la sagesse confucéenne mais sont aussi des facteurs clés contribuant à la vie bonne. Les questions concernant les critères à appliquer pour choisir ses amis ont toujours été primordiales dans les discours inspirés du Maître. Toutefois, c’est Xun zi qui pour la première fois débat de la nécessité de l’amitié du point de vue des communautés humaines et insiste sur les bienfaits mutuels que la véritable amitié est censée apporter. Chez Xun zi, c’est le partage ou non de la Voie (dao 道) qui mène à la compréhension des amis sous la forme d’une relation mutuellement bénéfique entre des individus ayant le même caractère ou le même niveau d’avancement dans le perfectionnement moral.

26L’influence qu’exercent mutuellement les amis ne revêt pas dans la plupart des textes grecs l’importance que ne cessent de souligner les penseurs confucéens. Partant du principe que les amis sont nécessaires à la réalisation d’une vie bonne, les philosophes de l’antiquité grecque tendent à définir l’amitié comme un état, une activité et un sentiment (voir Aristote 1994 : Livre VIII). Platon, en particulier, associe l’amitié à la philia, une sorte d’amour qui n’obéit pas à l’amour-passion (eros) mais s’adresse à l’entourage intime qui inclut les amis sans se limiter à eux (Grayling 2013 : 6). D’autres caractéristiques telles que l’égalité, la réciprocité, la non-interchangeabilité viendront s’y ajouter pour dégager une définition de l’amitié. Par exemple, dans la philosophie grecque « l’utilité mutuelle est un principe fondateur de l’amitié », et la réciprocité en matière d’utilité, ou en d’autres termes « l’utilité d’un individu pour un autre, et pour sa famille et sa communauté, est une condition pour le considérer comme un ami pour lui et pour eux » (ibid. : 25).

27En comparaison, la réciprocité en amitié est beaucoup plus simple et plus directe. Dans les réflexions confucéennes sur l’amitié, priorité est donnée à la Voie que partagent les deux partis comme le souligne Confucius : « Si les voies sont différentes, il est futile de vouloir concevoir un projet commun » (Confucius 2009 : XV-40). Adhérant à cette tradition, Xun zi définit les amis comme des personnes dont les engagements sont identiques, et explique que les amis sont ceux avec lesquels on partage la Voie : « […] être en amitié, c’est toujours s’entraider. Mais si l’on ne suit pas la même voie, comment s’entraider ? » (Xun zi 2009 : XXVII-337, c’est l’auteur qui souligne). Dans les communautés humaines, des personnes ayant les mêmes aspirations se rapprocheront en tant qu’amis, non seulement pour fédérer leur force dans les activités sociales mais aussi pour atteindre ensemble le même niveau de perfectionnement moral en tendant vers le haut. Puisque les amis sont des individus que rassemblent leurs caractères similaires, on peut, en observant les amis de quelqu’un, savoir quel genre de personne il est : « Car ce qui ressortit à la même catégorie tend à s’associer. Tout cela est manifeste. C’est à ses amis qu’on reconnaît un homme » (ibid. : XXVII-338). Xun zi en arrive donc à la conclusion qu’« [o]n ne peut pas ne pas être circonspect quand il s’agit de choisir pour ami un homme de qualité. C’est même le fondement de la vertu » (id., ibid.).

28En raison des relations complexes au sein des communautés humaines, les amitiés durables ne vont pas de soi. Dans son texte, Xun zi cite la conversation de Confucius avec Zi Gong 子貢, l’un de ses disciples, pour expliquer à quel point il est difficile de maintenir l’amitié, et pourquoi il en est ainsi. Dans ce dialogue, Confucius dit à Zi Gong que servir un prince ou faire face à son épouse est difficile, ce à quoi Zi Gong répond que, dans ces conditions, il « aimerait souffler un peu » avec ses amis. Confucius poursuit en citant le Livre des poèmes (Shi 詩) pour expliquer comment aider convenablement ses amis : « Si vos amis jouissent de votre aide prodigue, / C’est que vous les aidez d’un maintien grave et digne. La relation avec les amis est […] difficile. Comment pourriez-vous souffler un peu avec eux ? » (Xun zi 2009 : XXVII-335, c’est l’auteur qui souligne). La difficulté ne vient pas seulement de ce qu’exigent mutuellement les amis mais plutôt de la perception de la communauté humaine. Les amis ne sont pas là pour abonder dans notre sens ou alimenter notre vanité. On attend plutôt d’eux qu’ils corrigent ou condamnent la mauvaise décision que l’on aura prise ou le choix malheureux que l’on aura fait. De la même façon qu’il n’est pas si simple d’obéir à la pitié filiale, Xun zi s’oppose à l’opinion selon laquelle l’amitié n’est faite que pour la satisfaction. La valeur de l’amitié tient au fait qu’un bon ami nous aide à prendre dans la vie la bonne direction, à ne pas nous écarter de la Voie et à ne pas commettre d’erreurs graves. Par la bouche de Confucius, Xun zi rappelle que « si un père dispose d’un fils admoniteur, il ne se comporte jamais en manquant aux rites. Si un gentilhomme dispose d’un ami susceptible de le critiquer, il n’agit jamais sans se rappeler ses devoirs moraux » (Xun zi 2009 : XXIX-348). Cette conversation révèle que Xun zi est en désaccord avec la loyauté à sens unique envers le dirigeant ou avec la piété filiale à sens unique envers le père, telles qu’elles ont largement été propagées plus tard en Chine. Pour lui, ce qui est crucial dans l’amitié n’est pas de se faire mutuellement plaisir mais de veiller à ce que chacun suive la Voie et cultive les vertus.

29Les amis font partie des communautés humaines et il est primordial de préserver la fidélité entre amis car, sans elle, ils perdraient facilement confiance les uns envers les autres, leur relation mutuellement bénéfique se transformant en une relation mutuellement nuisible. Nombre de penseurs avant lui ont parlé de la « confiance » ou de la « fidélité » (xin 信) comme d’une vertu qui gouverne les rapports entre amis, mais c’est Mencius qui le premier la hisse au niveau de « l’affection » entre le père et le fils, du « devoir » entre le souverain et son sujet, de la « distinction » entre le mari et la femme, et de la préséance ou « ordre de séniorité » entre les frères ainés et cadets, pour élaborer ce qu’on appelle les cinq vertus constantes (wu chang 五常) (Meng zi 2009 : III A-I). Dans le sillage de Confucius et de Mencius, Xun zi rappelle l’importance de la confiance comme vertu. Cependant, en la hissant à un statut supérieur, Xun zi souligne la fonction auxiliaire de l’amitié dans le bon fonctionnement des communautés humaines. Dans la tradition confucéenne, la confiance est intimement liée à une autre vertu, la loyauté, avec laquelle elle forme un binôme (zhong xin 忠信) [8]. On relève 27 occurrences de cette paire chez Xun zi, contre sept dans les Entretiens et quatre chez Mencius. La combinaison de ces deux vertus a de nombreuses implications dans les conceptions de l’amitié chez Xun zi. Tout d’abord, l’amitié apparaît dans les communautés humaines et elle ne peut perdurer qu’à travers l’instauration d’un bon ordre au sein de la société ; deuxièmement, le public et le privé sont à la fois imbriqués et différenciés dans l’amitié telle que la pensent les auteurs confucéens, la vertu entre personnes et la vertu dans la vie sociale étant toujours considérées comme interdépendantes ; troisièmement, l’association « loyauté-confiance » de plus en plus fréquente de Confucius à Xun zi signale une nouvelle orientation dont Xun zi prend l’initiative en accordant une importance accrue aux fonctions publiques de l’amitié.

30En rattachant la vertu qui gouverne les amis à la « loyauté » qui peut s’appliquer à la sphère publique, Xun zi cultive la tradition confucéenne en traitant l’amitié comme quelque chose d’important dans la sphère personnelle. Cela saute aux yeux lorsque l’on compare Xun zi à Aristote qui associe l’amitié non pas à la loyauté mais à la « justice » et place cette dernière au-dessus de l’amitié. Pour Aristote, la justice existe dans tous les domaines, intime comme public. Alors qu’on observe chez Xun zi un distinguo entre la confiance comme vertu majeure de l’amitié, et la loyauté comme vertu majeure de la communauté, Aristote affirme de façon irréfutable que la justice fonctionne à la fois dans les relations communautaires et dans les relations amicales ou plus exactement que la justice contrôle tant la vie personnelle que publique et que l’amitié obéit aux relations communautaires : « il est naturel […] que la justice croisse en même temps que l’amitié » (Aristote 1994 : Livre VIII, 11-1159b). Autrement dit, tandis que l’amitié chez Xun zi, même si elle répond aux besoins des communautés humaines, demeure une relation d’ordre personnel qui caractérise l’approche chinoise des relations amicales, l’amitié selon Aristote se voit conférer un rôle à jouer dans la vie publique et est soumise à la régulation de la justice comme la vertu qui régit à la fois les affaires personnelles et les relations publiques.

En guise de conclusion

31En ouverture de cet article, nous avons examiné les raisons de l’amitié et cherché quelle en était la justification éthique. Nous avons mis en perspective la réponse de Xun zi à la question dans le contexte de la tradition confucéenne et confirmé que Xun zi suit, en grande partie, les enseignements sur l’amitié dispensés par Confucius et Mencius, mais qu’il y ajoute ses propres caractéristiques. Les spécificités que Xun zi apporte dans son traitement du sujet se trouvent dans ses théories générales sur la nature humaine, sur l’étude et l’éducation, et sur la nature et la fonction de la communauté humaine. Nous avons successivement étudié les arguments de Xun zi selon lesquels l’amitié s’explique par la nécessité des individus de surmonter leurs tendances innées à la compétition et au conflit, de sorte qu’on évite ou corrige le chaos et le désordre, qu’elle se justifie par le fait qu’elle participe de l’étude et de l’éducation, et que de bons amis sont analogues à des maîtres en termes d’influence morale et de modèles exemplaires, enfin que l’amitié se justifie du fait qu’elle assure le bon ordre des communautés humaines qui ont pour vocation d’aider les hommes à maîtriser les forces naturelles et domestiques à leur profit. Ces trois perspectives constituent la justification éthique de l’amitié pour Xun zi, ce en quoi non seulement elle diverge des raisons avancées par la philosophie grecque mais se différencie plus ou moins des points de vue soutenus par Confucius et Mencius.

32Oubliée et négligée pendant longtemps, la théorie de Xun zi retient désormais de plus en plus l’attention des chercheurs contemporains qui, pour certains, ont même inclus le Xunzi dans ce qu’on appelle les « Quatre nouveaux livres » [9]. Dans la même veine, en soulignant combien les amis sont nécessaires pour surmonter nos tendances égocentriques et en mettant l’accent sur l’amitié comme dessinant et participant d’une vie collective saine, la justification de l’amitié selon Xun zi se révèle de plus en plus pertinente dans le monde moderne. Ses critères exigeants en termes d’éthique peuvent certes s’avérer difficiles à respecter pour les Chinois d’aujourd’hui et les êtres humains en général qui, à divers degrés, sont en proie au nombrilisme comme en témoignent les amitiés illusoires et virtuelles par internet. Néanmoins, Xun zi pourrait nous servir de guide ou de « maître » pour reprendre sa terminologie, non seulement parce qu’il nous fournit une sorte de vade mecum très utile en cette époque dominée par les soi-disant amis à l’échelle mondiale qui échangent sur les réseaux sociaux, mais aussi parce qu’il conçoit l’amitié comme un facteur essentiel de perfectionnement de soi.

Bibliographie

Références

  • Aristote (1994) Éthique à Nicomaque, traduction française de Jules Tricot. Paris : Vrin
  • Badhwar, N. K. (1987) « Friends as Ends in Themselves », in Philosophy & Phenomenological Research, 48 : 1-23.
  • Confucius (2009), Les Entretiens, traduit du chinois par Rémi Mathieu, in Philosophes confucianistes. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».
  • de Bary, Wm. et al. (éds.) (1999). Sources of Chinese Tradition—From Earliest times to 1600. 2nde édition, tome I. New York : Columbia University Press.
  • Grayling, A.C. (2013) Friendship. New Haven & London : Yale University Press.
  • Hanyu dazidian 漢語大字典 (1993), Chengdu:Sichuan Cishu Chubanshe.
  • Li, Chenyang (2019) « A Confucian Solution to the Fungibility Problem of Friendship: Friends like Family with Particularized Virtues », in Dao: A Journal of Comparative Philosophy 18:493-508 (https://doi.org/10.1007/s11712-019-09683-2.)
  • Liang, Tao 梁濤 (2020) Xin Sishu yu Xin Ruxue 新四書與新儒學 [Les Quatre Nouveaux Livres et le nouveau confucianisme]. Beijing : Zhongguo Renmin daxue chubanshe.
  • Helm, B. (2017) « Friendship », in E. N. Zalta (dir.) The Stanford Encyclopedia of Philosophy,
  • https://plato.stanford.edu/archives/fall2017/entries/friendship/ (consulté le 6 janvier 2020).
  • Hobbes, T. (2000 [1651]) Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, traduit de l’anglais par G. Mairet. Paris, Gallimard, coll. « Folio essais ».
  • Lai, W. (1996) « Friendship in Confucian China: Classical and Late Ming », in Friendship East and West: Philosophical Perspectives, O. Leaman (dir.). Richmond : Curzon Press.
  • Meng Zi [Mencius] (2009), traduit du chinois par C. Le Blanc. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».
  • Platon (1992) Premiers dialogues, traduit du grec par É. Chambry. Paris : Flammarion.
  • Xunzi (1999), traduit en anglais par John Knoblock et en chinois moderne par Zhang Jue, Changsha : Hunan People’s Publishing House.
  • Xun zi (2009), traduit du chinois par Rémi Mathieu, in Philosophes confucianistes. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».
  • Xunzi—The Complete Text (2016), traduction de E. L. Hutton. Princeton & Oxford : Princeton University Press.
  • Yao, Xinzhong (2018) « Joy, Wisdom and Virtue. The Confucian Paradigm of the Good Life », Journal of Chinese Philosophy, 45/ 3-4 : 222-232.

Notes

  • [1]
    Cet article s’inscrit dans un vaste projet de recherche soutenu par le Ministère chinois de l’Éducation, en partenariat avec les principaux instituts de recherche en sciences humaines et sociales du pays, sous l’intitulé suivant : « Étude comparative des civilisations politiques chinoise et occidentale d’un point de vue éthique » (17JJD720007).
  • [2]
    Désignant à l’origine une unité de monnaie dans les inscriptions des os oraculaires, peng renvoya par la suite aux personnes qui étudient ensemble : « on appelle “peng” les personnes appartenant à la même école (tong men yue peng 同門曰朋) et “you” celles qui ont les mêmes aspirations et les mêmes engagements (tong zhi yue you 同志曰友) » (Hanyu dazidian 1993 : 859)
  • [3]
    Parmi ces emplois, on en dénombre cinq où you fait partie du nom d’une personne (ran you 然友) ; dans ces cas-là, il ne renvoie pas à ce qu’on entend par « amitié » et ne signifie pas non plus « amis ».
  • [4]
    Elle n’a été reconstituée qu’à l’époque de Liu Xiang (劉向 77-76 avant J.-C.) (voir Hutton 2016 : xviii).
  • [5]
    Aristote associe lui aussi les amis aux membres de la famille et écrit par exemple que « l’amitié entre frères est semblable à celle entre camarades » (Aristote 1994 : Livre VIII, 14-1161b).
  • [6]
    Yi 義 dans la citation possède une signification multidimensionnelle : il renvoie à la fois au sentiment ou à la conscience morale interne et aux qualités extérieures, aux codes et au comportement. Il a donc été traduit respectivement par « devoirs » (Rémi Mathieu), « droiture » (James Legge), « moralité » (Wing-tsit Chan), « justesse » (de Bary), « principes moraux » (John Knoblock), etc. Eric Hutton conserve, quant à lui, la transcription « yi ».
  • [7]
    Chez Xun zi, you est à la fois un nom et un verbe. En tant que verbe, il signifie « être aimable avec », « se lier d’amitié », « traiter quelqu’un amicalement » ou « faire de quelqu’un son ami », comme on le voit quand Xun zi évoque l’hégémon : celui « qui parvient à acquérir des alliés fait des seigneurs ses amis […]. Dès qu’il les traite selon la voie de l’amitié et du partenariat, qu’il les reçoit en les respectant, les seigneurs l’apprécient » (Xun zi 2009 : IX-98-99). Dans ces cas-là, l’amitié est clairement considérée comme le moyen d’arriver à ses fins pour l’hégémon.
  • [8]
    Bien que dans de nombreux contextes confucéens, « zhong » signifie être « loyal » envers soi-même, « fidèle » à sa propre nature ou « sincère » dans son for intérieur, il revêt aussi une implication externe, à savoir « faire de son mieux pour les autres », « se consacrer pleinement aux choses que l’on entreprend de faire » ou « loyauté envers l’État ou le souverain ». Dans les Entretiens, on lit que « le souverain traite ses ministres selon les rites [li] et les ministres servent leur souverain avec loyauté [zhong] (Confucius 2009 : III-19) ; à Fan Chi qui s’enquérait de l’humanité. Confucius répondit : « À domicile être serviable [gong] ; dans son service public, être respectueux [jing] ; dans ses rapports avec les autres, être loyal [zhong] » (id., ibid.).
  • [9]
    Voir Liang Tao (2020).
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