Diogène 2017/1 n° 257

Couverture de DIO_257

Article de revue

Valerio Adami. Un regard philosophe

Pages 171 à 180

English version

1Entrer dans l’atelier de Valerio Adami est une lecture en soi. Une traversée des apparences où chaque aplat de couleurs a été mûrement pensé, où chaque ligne directrice (ou non) est porteuse de sens et où chaque allégorie visuelle cède le pas à l’énigme. Énigme de la couleur devenue toile. Énigme de l’espace à peindre. Énigme de la forme qui, comme l’écrit si bien Jacques Dupin, semble « simplifiée jusqu’à l’évidence » (Dupin 1982 : 199). Énigme du réel et de ses possibilités d’être. Énigme de la toute puissance de la couleur, de l’horizontalité première du dessin qui se révèle sur le chevalet, dans une ultime verticalité…

2Il y a en effet dans cet univers si graphiquement présent une interrogation constante, un questionnement sans fin. Dans la lumière diffuse de l’atelier, visible et invisible agissent de concert. Tout commence et finit par le dessin. Tout devient lecture, déchiffrement latent, élucidation de l’instant à voir. Et tout nous convie à l’étude et à la réflexion. Fin lecteur, Valerio Adami orchestre en temps et heures sa partition picturale. Pour ce faire, il peut changer de registre et créer en Italie un institut européen du dessin, une fondation unique en son genre qui donna naguère la parole aux philosophes, aux poètes et aux écrivains. En France, en Italie, en Inde ou ailleurs, il continue d’œuvrer, de s’interroger sur le comment et le pourquoi de la figuration, d’explorer l’intériorité du dessin et de traquer, d’une œuvre à l’autre, ce qui se voit et ce qui ne se voit pas.

3En adepte du fondu enchaîné, Valerio Adami ne déroge pas à la règle qu’il s’est imposée depuis de très nombreuses années et ses « heures d’oraison » sont toujours à l’écoute de la couleur (Adami 2018a). Travaillant sept jours sur sept, de 14h30 à 20h30, après une matinée consacrée à la lecture et à l’écriture, ce soliste s’attaque à grands coups de crayons, de gomme et de pinceaux à la rythmique de sa pensée. De l’esquisse à main levée au tableau finalisé, tout un vocable se met en œuvre, tout un rituel aussi, fait de déconstructions savamment reconstruites et de territoires minutieusement reconquis. Adami parle ainsi non pas de signature mais d’empreinte de moments vitaux non pas de gommage mais d’un « Labor limae » (Adami 2002 : 143) autrement dit, d’une érosion naturelle visant, selon ses propres termes, à libérer le dessin de ce qui l’entrave. Cette dialectique de l’effacement se traduit par une mise à distance de l’image initiale et par un classicisme surprenant de modernité. Il se pourrait que les tableaux de Valerio Adami agissent sur notre inconscient à la manière d’un miroir déformant et que leurs perspectives inversées se nourrissent de nos projections mentales. Unicité de la couleur, pluralité de la ligne, diversité d’interprétation participent dès lors à cette mise à nu du réel. Un processus créatif qui s’élabore, trait par trait, toile par toile, dans sa forme la plus accomplie.

4Valère-Marie Marchand. Vous parlez souvent de « l’appel de la peinture ». Il est vrai que l’étymologie du mot « vocation » (qui vient du verbe latin « vocare ») est inhérente à cette notion d’appel. Quand et comment avez-vous pris conscience de cette prédisposition ?

5Valerio Adami. Curieusement, j’ai toujours eu le sentiment d’avoir été destiné à la peinture. Je me suis souvent demandé si je ne peignais pas déjà dans le ventre de ma mère. Peux-t-on pour autant parler de vocation ? Il s’agit, en tous les cas, d’une voix (et même d’une voie) que j’ai suivie pas à pas… Jusqu’à l’âge de 40 ans, j’ai été un « homme de musées », ce que je ne suis plus aujourd’hui car nous autres, Occidentaux, nous privilégions trop souvent la culture au détriment du savoir…

6Quelle différence établissez-vous entre culture et savoir ?

7La culture dépend en grande partie de l’alphabétisation alors que le savoir peut être transmis par la tradition orale. Le véritable savoir est aujourd’hui détenu par des communautés qui vivent en autarcie à l’autre bout du monde…

8À vous entendre, on a l’impression que trop de savoir finit par abolir le savoir. Pourrait-on en dire autant des couleurs ?

9Vous savez, notre conception de l’art s’est considérablement appauvrie. À vouloir remplacer l’éthique par l’esthétique, on en oublie la valeur métaphysique de l’art. On visite les musées sans ressentir le moindre émerveillement. Je suis très déçu par cette industrialisation de la culture.

10Lorsque vous étiez enfant, votre grand-père Ricardo vous demandait de mettre en images certains mots. Ce jeu est vite devenu, entre vous, une sorte de langage codé et de cette complicité est né ce vocable secret qui, dans votre cas, prend le nom de dessin. Au départ, cela pourrait s’apparenter à un jeu de rébus ou de communication silencieuse. C’est un peu pour répondre à votre grand-père que vous vous êtes mis à dessiner. D’ailleurs vous évoquez le rôle de cet homme dans votre dernier livre – Les Impromptus du matin – qui est paru récemment aux éditions Galilée. C’est, me semble-t-il, un épisode décisif…

11C’est un fait indéniable. Cet épisode fondateur est l’un de mes meilleurs souvenirs. Cela dit, le choix de devenir peintre, s’est fait, pour moi, assez tôt, disons vers l’âge de dix ou onze ans, et cette décision n’a pas fait, loin de là, l’unanimité dans ma famille. Mon père qui était industriel, aurait préféré que je lui succède à la tête de son entreprise. Mon frère est devenu metteur en scène et moi je suis resté fidèle à ma passion pour le dessin. Contre vents et marées et en dépit de l’opposition de mon père, je suis tout de même arrivé à être admis à l’école des Beaux-Arts et à dédier complètement ma vie à la peinture. Ce qu’il advient entre la ligne et la couleur m’étonne toujours. Il n’y a pas, pour moi, de plus beau voyage…

12Avez-vous été choisi par l’art ? On a l’impression que votre parcours a été conditionné par chacune de vos rencontres…

13Impossible de répondre à une telle question. J’ai commencé à dessiner, et donc à construire ma vie d’artiste, quand j’avais huit ou neuf ans. Très tôt, je n’ai vécu que pour la peinture. C’est ma première expression. Même si j’ai écrit des textes, ce qui compte pour moi c’est le dessin. Et lui seul.

14Vous comparez le dessin à une « terre promise au-delà du visible ». Seriez-vous un soliste du trait ?

15Je l’ai souvent pensé. Néanmoins je ne suis pas aussi solitaire qu’il n’y paraît car j’ai créé en Italie un Institut européen du dessin. À l’époque, c’était une première. Cette fondation pluridisciplinaire était très active, très ouverte sur toutes les formes d’art. Cette initiative a été très importante pour moi, tant sur plan affectif que créatif. J’y ai invité de nombreux amis écrivains, philosophes, poètes ou musiciens, comme Jacques Derrida, Pierre Boulez ou Carlos Fuentes. Ce collectif se réunissait une ou deux fois par an dans ma maison de Mena. Nos échanges étaient publiés dans une revue spécialement conçue pour cette fondation. Ce fut une période très enrichissante, très amicale, très festive aussi.

16Le lac d’Orta est un lieu que vous aimez particulièrement et c’est toujours face à un autre plan d’eau, le lac Majeur, à Mena, que se situe votre atelier d’été.

17Le lac d’Orta était un lieu aimé par Nietzsche. C’est le premier endroit où je me sois installé après avoir quitté mes parents qui habitaient à Milan. J’avais loué une maison qui avait les pieds dans l’eau et dans laquelle j’ai énormément travaillé. Ensuite je l’ai quittée pour Vérone et Mena qui se situe près du lac Majeur. C’est un lac que j’aime beaucoup. Une sorte de point fixe riche en souvenirs… J’y ai notamment rencontré ma femme, Camilla. La présence du lac, sa symbolique même, accompagne ma vie. C’est plus calme, plus dessiné, plus tactile en un sens que la mer. Cet ancrage-là me convient.

18L’épure est également une notion qui vous tient à cœur. Est-ce pour magnifier la couleur que vous élaguez le trait et recourez si souvent à la gomme ?

19Oui, car tout processus créatif résulte d’une attente. Mon ami Richard Lindner me disait souvent : « Tu vois, Valerio, mon atelier est une salle d’attente. Je suis là et j’attends que quelque chose se produise. ». Grâce à lui, j’ai compris ce que signifiait l’attente, au sens métaphysique du terme. C’est d’ailleurs lorsqu’on attend quelqu’un, que notre imagination prend forme et que l’on se prépare à cette rencontre. Ce gommage agit sur le dessin un peu à la manière du flux et du reflux… C’est en s’effaçant que la ligne met au jour une autre présence, non dite et bien plus précieuse à mes yeux.

20Ce jeu de cache-cache entre visible et invisible ne fait-il pas partie de vos priorités picturales ?

21La peinture nous amène à réfléchir sur la notion de vérité. La vérité est quelque chose de difficile, voire d’impossible, à définir… C’est par le mystère de la peinture et de la poésie que l’on peut y parvenir.

22Ici, nous sommes au pied du Sacré-Cœur, dans votre atelier parisien. C’est un lieu que vous avez choisi et complètement reconstruit. L’atelier semble être, pour vous, le lieu de tous les mystères…

23Oui et non. Pendant des années, j’ai peint dans des chambres d’hôtel. Pendant longtemps, j’ai eu une vie très nomade. Il me fallait l’anonymat d’un lieu de passage pour réinventer la possibilité d’un atelier et ces voyages ne prenaient forme que lorsqu’ils apparaissaient sur l’horizontalité de la feuille de papier. Toute ma vie s’organisait alors autour de cet élan vital. Je ne voyageais pas pour me dépayser ni pour faire du tourisme, mais pour comprendre, pour apprendre à me connaître. L’attrait d’un paysage n’est rien en comparaison du chemin qui nous rapproche d’autrui et du parcours qui mène à soi-même. Lorsque je parcourais le monde, je recherchais les lieux qui me permettaient de me mettre au diapason de l’autre. Ce parcours était d’autant plus constructif qu’il passait par le geste de la main, autrement dit par l’acte même du dessin…

24La chambre d’hôtel est aussi un lieu clos, propice à l’écriture et à la lecture…

25C’est tout à fait exact. J’ai beaucoup séjourné et travaillé dans des chambres d’hôtel alors que mes moyens me permettaient, à l’époque, de louer une maison. Au fond, j’avais vraiment besoin d’un lieu clos, de me retrouver seul entre ces quatre murs qui me protégeaient peut-être du monde extérieur. Par leur anonymat, ces chambres d’hôtel décuplaient ma solitude et m’incitaient à vivre et à penser de manière beaucoup plus libre.

26On a l’impression que vous êtes toujours sur le fil de votre pensée, toujours concentré sur votre travail, toujours relié à la ligne, à la gomme, à la continuité du trait.

27Je n’ai jamais passé un jour de ma vie sans dessiner. Il m’est même arrivé de louer tout un compartiment de train pour pouvoir rester seul et dessiner !

28Le lieu même de l’atelier, sa configuration si particulière, ne permet-il pas de faire page blanche ?

29Tout à fait. Cette page blanche occasionne certains rituels. J’ai ainsi besoin de ranger mon atelier avant chaque séance de travail.

30Dans votre atelier parisien, on remarque trois toiles sur trois chevalets différents. Ces trois rendez-vous représentent-ils trois étapes de la création ?

31Dans tous mes ateliers, il y a toujours trois chevalets. J’ai besoin de passer d’une étude à l’autre, d’un format à l’autre…

32Vous avez eu de très nombreux ateliers. Aimé Maeght vous a souvent invité, l’été, à travailler dans sa fondation à Saint-Paul-de-Vence.

33L’atelier est fondamental pour un peintre. J’ai eu la chance de travailler dans ce lieu extraordinaire qu’est la fondation Maegth. C’était plutôt unique. Tous les jours, j’y croisais des artistes de toutes nationalités, notamment Fernand Léger et Juan Miro qui vécurent là assez longuement. Comme j’étais alors tout jeune, on me prenait en amitié… Il y avait dans cette fondation un climat bienveillant qui se prêtait à l’entraide…

34Dans votre journal, vous évoquez avec une certaine tendresse les dernières années de Miro…

35J’ai été très lié avec Miro. J’ai habité avec lui à Barcelone, assez longtemps. Cette rencontre ne se serait pas faite sans Aimé Maegth qui a été l’un de mes plus grands amis. Aujourd’hui encore, je suis lui profondément reconnaissant de tout ce qu’il m’a apporté.

36Pour quelle raison ne datez-vous plus vos toiles ?

37Il me semble qu’une toile n’a pas à être reliée à mon temps de vie. La peinture ne relève ni de la narration ni de l’illustration. Indiquer une date figerait à jamais un tableau. Enfin, cette non-datation me permet de résister à une spéculation qui n’a rien à voir avec l’art… La date est une valeur ajoutée qui n’a pas d’importance à mes yeux.

38Le dessin correspond à votre goût pour la solitude et à votre esprit de « soliste ». Sans être un solitaire (car vous avez de nombreux amis), il y a un désir d’insularité chez vous, un isolement que l’on peut retrouver dans vos compositions très cloisonnées. Par ailleurs, vous aimez vous recueillir auprès de vos livres. Ces moments de silence sont, me semble-t-il, très importants pour vous. Ce sont des temps de reconstruction. Dans votre livre, vous évoquez cet instant décisif où, par la maîtrise du trait, le chaos initial devient geste ordonné, comme si le dessin était avant tout construction de la pensée.

39Vous savez, je suis devenu solitaire par la peinture et par la force des choses, mais je n’ai jamais songé à me couper d’autrui… Comme j’avais profondément besoin de m’exprimer, j’ai donc choisi la peinture et tout d’abord le dessin. Au départ, la pratique de la peinture m’a un peu dérouté et je me suis un peu méfié de l’usage de la couleur qui n’est jamais anodine. Je crois que j’ai été avant tout un dessinateur. Le dessin me permet de suivre le cours de mes pensées. J’aime assez cette idée de forme close. Une ligne que je trace va vivre sa vie avant de revenir à son point de départ. C’est pour moi la forme même de la pensée.

40Le dessin implique-t-il un apprentissage de la pensée ?

41Le dessin est indissociable de la forme, de la forme dans tous les sens du terme. Si l’on dessine une figure, on doit tenir compte de sa verticalité, de ses proportions, de ses inclinations, de sa mobilité, de son environnement immédiat et de son emplacement. Le dessin, c’est une multiplicité de possibles dans un espace donné.

42Le dessin est-il le complément de la couleur ?

43La relation entre dessin et couleurs est si complexe que je ne sais pas si c’est la couleur qui est inhérente au dessin ou si c’est le dessin qui annonce la couleur…

44Vous dites que le dessin est horizontal et la toile verticale…

45Pour moi, tout commence par le dessin. Il y a un lien très intéressant entre l’horizontalité, l’oblique et la verticalité. L’horizontale et la verticale sont aussi indissociables que l’horizon et le fil à plomb. Notre optique est basée sur ce principe. La rencontre de l’horizon et du fil à plomb est d’ailleurs traduite par la croix. Le dessin c’est aussi une formulation de la pensée. C’est une rhétorique.

46D’où l’idée d’un certain espace-temps…

47Oui, mais il m’arrive de dépasser toute notion de temporalité. Ce qui va de soi – en l’occurrence la vérité – est simultané, et cela dans toute œuvre.

48Vos lignes se construisent dans une certaine temporalité alors que vos couleurs semblent échapper à l’idée même de devenir. Ce sont des tonalités immédiates.

49Vous avez raison, mais il y a aussi le travail de gommage que j’effectue sur chaque dessin et qui remet constamment en question la couleur.

50Votre rapport au temps est très particulier. Quelle a été l’idée de départ de ce journal de bord – Les Impromptus du matin – publié aux éditions Galilée ?

51Disons que c’est mon premier terrain d’expression. C’est un support de réflexion. Tous les matins, j’y consigne des notes, des interrogations qui ont un lien avec mes lectures, ma vie quotidienne. Ce journal est une sorte d’échauffement avant le travail dans l’atelier… J’ai toujours eu besoin d’une longue maturation avant de peindre. En ce sens, ma démarche est à l’opposé de celle des impressionnistes qui dialoguaient avec la lumière dans n’importe quelles circonstances. Ce n’est pas mon cas. Et ce qui est primordial pour moi c’est le dessin. La couleur traduit certains états d’âme, certaines émotions. Mais ce n’est que lorsque apparaît le dessin que cet espace devient autonome. C’est mon seul maître à penser. L’acte de dessiner me fait accéder à une autre vie.

52On vous lisant, on découvre, jour après jour, vos « éphémérides ». Et les notes qui en résultent sont comme un accompagnement du temps…

53Oh, c’est plutôt moi que j’accompagne ! Ma journée se déroule ainsi : je me lève vers 8 heures. À partir de 9 heures, je lis et j’écris jusqu’à midi trente. Puis, à partir de 14 h 30, je vais dans l’atelier et j’y travaille jusqu’à 21 heures. Quoi que je fasse, j’ai toujours besoin d’avoir entre mes mains un crayon. Le dessin m’aide à architecturer ma pensée.

54Travaillez-vous en musique ou en silence ?

55Les deux. J’écoute beaucoup de musique classique mais aussi de la musique traditionnelle indienne. Je suis très sensible à cette musique non écrite qui me semble plus spontanée que notre musique écrite, à l’exception du jazz bien évidemment…

56Le rythme est très important dans votre œuvre. Cette impulsion première se retrouve dans votre écriture qui est visible sur certaines de vos œuvres et qui, dites-vous, ressemble à celle de votre mère…

57Oui, ce n’est que fort tardivement que j’ai découvert que mon écriture ressemblait de plus en plus à celle de ma mère. Cette parenté est d’autant plus troublante qu’elle est involontaire. Elle m’évoque cet épisode des Affinités électives où l’héroïne se met à écrire de la même façon que l’homme qu’elle aime. La réconciliation affective devient, ici, réconciliation graphique…

58On dit que vous avez une « écriture ». Cette définition vous convient-elle ?

59Disons que j’ai un style. Le style c’est tout ce que nous sommes sans en avoir conscience. Je dis souvent que « le chemin accompli entre soi et l’autre, c’est le style » Ce style m’aide à me perfectionner et à me renouveler sans cesse. C’est un fil d’Ariane grâce auquel mon errance prend sens.

60Vous êtes très actif sur le plan éditorial et bibliophilique. Tout récemment, vous avez réalisé une estampe originale pour le sixième volume de la collection « Empreintes d’artistes » publié aux éditions Cristel. Quel est votre regard sur l’édition d’art ?

61On dit que notre époque est celle de l’image, ce qui est vrai dans un sens, mais ce que l’on oublie de dire c’est que notre capacité de lecture est souvent réduite à zéro et que notre culture visuelle s’est considérablement appauvrie. Ainsi, par exemple, lorsqu’on regarde aujourd’hui l’abstraction et lorsqu’on étudie l’abandon de la figuration, on se rend compte qu’on doit apprendre à reconstruire une image et que celle-ci ne va pas toujours de soi… L’édition d’art, lorsqu’elle est bien faite, peut donc apporter un nouvel éclairage et nous amener à trouver, à travers le cheminement d’un artiste, d’autres résonances.

62Peut-on parler de culture « picturale » ?

63Oui et non, car ce terme de « pictural » me semble un peu réducteur. Tout ce qui est visuel est qualifié de « pictural », ce qui, à mon avis, est plutôt simpliste. Pour des peintres comme Raphaël ou Dürer, la dimension sacrée était bien plus intéressante que le « pictural » !

64Votre vision de l’histoire de l’art est plutôt interactive. La peinture serait-elle pour vous un questionnement sans fin ?

65Pendant très longtemps, j’ai cru en effet qu’il y avait dans l’acte de peindre un jeu de questions-réponses. Mais, à partir de l’âge de soixante ans, je me suis mis à penser différemment… Je crois qu’il y a autre chose. Un jour, j’ai visité un musée à Florence et je me suis retrouvé devant un tableau que j’avais maintes et maintes fois étudié. Et je me suis aperçu que toutes ces interrogations, si rationnelles fussent-elles, étaient totalement inutiles et qu’elles réduisaient le tableau à une signification qui n’était peut-être pas la sienne. C’est devant ce tableau de Botticelli que j’ai découvert l’extase et que je me suis dit que le divin était dans ce moment de méditation. L’extase, pour moi, ne relève pas de l’exaltation, ce n’est pas un éblouissement fugitif, mais une connaissance et une intuition profonde de l’instant. C’est Le Clézio qui parle, à juste titre, d’Extase matérielle : ce livre résume vraiment toute l’énigme de la création.

66Les critiques d’art n’ont-ils pas un peu trop tendance à vouloir expliquer l’inexplicable ?

67Toute émotion artistique est inexplicable… C’est pourquoi je ne me reconnais pas tellement dans ce mot de « figuration narrative ». Quand je me suis retrouvé devant ce tableau de Botticelli, je me suis mis à comparer les horizontales et les verticales, les lignes concaves ou convexes, les parallèles et les perpendiculaires. Finalement, je me suis rendu compte que j’étais sous le charme d’un sentiment peu analysable en soi. Plus je m’efforçais de reconstruire mentalement ce tableau, plus il m’échappait…

68Comment regardez-vous vos œuvres ?

69J’aime une toile au moment où je la peins. Lorsque le cordon ombilical est coupé, nous nous éloignons l’un de l’autre et il n’y a plus d’échange possible. Quand je rends visite à mes collectionneurs, je tourne toujours le dos à mes œuvres.

70Ne serait-ce pas la toile qui vous abandonne ?

71Il y a effectivement dans cet éloignement une notion d’abandon. Il y a aussi une mort. Une toile achevée est, pour moi, une toile morte même si cette toile renaît dans les toiles suivantes…

72La toile est-elle un corps vivant ?

73Bien sûr ! Vous savez, dans l’art classique, on ne parlait guère d’expressivité. Il aurait paru insensé de vouloir affaiblir un visage par la présence d’une expression. En fait, l’expression est apparue dans la peinture au même moment qu’en littérature. Les peintres ont d’abord introduit dans leurs toiles des mots écrits censés correspondre au personnage représenté, puis l’expression a fait partie du visage. Dans l’art classique, l’expression naissait du support de départ. Il y a des correspondances extraordinaires entre la parole écrite et le silence figuré.

74Vous êtes un grand lecteur et l’art de la fiction ne vous laisse pas indifférent. Pensez-vous, comme Ismaïl Kadaré, qu’il y ait, sous une forme ou sous une autre, des survivances de la mythologie ?

75Ce qui est fascinant – et ce que suggère Ismaïl Kadaré – c’est d’être contemporain de ses contemporains en tenant compte des systèmes mythologiques et du constant renouvellement de ce procédé au sein de ce qu’on appelle la « civilisation ». Malheureusement notre culture a fait de la mythologie une industrie qui ne correspond plus à rien.

76L’architecture et la notion même de « labyrinthe » ont une place non négligeable dans votre œuvre…

77Je parlerai plutôt de verticalité. Lorsque je travaille sur ma table de travail, à l’horizontale, la verticalité est difficilement atteignable. Ce n’est que lorsque je travaille sur de grandes toiles que je peux exprimer l’influx nerveux qui sort spontanément de la main. Ce qui m’interpelle, ce qui m’inspire, ce qui me motive, c’est la construction d’un corps et d’une pensée.

78On parle parfois de « l’éloquence d’un tableau ». Dialogue-t-on avec une œuvre d’art ? Et si oui… Comment ?

79Lorsque je visite une exposition ou lorsque je me rends dans un musée, j’aime avoir une présence amie à mes cotés et faire part de mes découvertes à celui ou à celle qui m’accompagne. Une œuvre d’art, c’est aussi et surtout un instant de partage. C’est une invitation au voyage, au dépassement de soi, à la rencontre. Et c’est peut-être un trait d’union entre l’unicité d’une émotion et la pluralité qui sommeille en nous !

Valerio Adami expose régulièrement à la Galerie Daniel Templon, 30, rue Beaubourg, 75003 Paris (Tel : 01 42 72 14 10).
www.danieltemplon.com

Bibliographie

Références

  • Adami, V. (2002 [2000]) Dessiner : La Gomme et les Crayons. Traduit de l’italien par J.-P. Manganaro et P. Bonnefis, Paris : Galilée
  • Adami, V. (2018a) Les Impromptus du matin. Autoportrait accompagné de dix-neuf dessins, texte établi par Amelia Valtolina, traduit de l’italien par Martin Rueff. Paris : Galilée.
  • Adami, V. [2018b] Passé par le feu, texte de Christophe Penot, avec une estampe originale de Valerio Adami. Saint-Malo : Cristel éditeur d’art, collection « Empreintes d’Artistes », n° 6.
  • Dupin, J. (1982) L’espace autrement dit. Paris : Galilée.
  • Le Clézio, J.M.G. (1967) L’Extase matérielle. Paris : Gallimard.

Date de mise en ligne : 22/11/2018.

https://doi.org/10.3917/dio.257.0171
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