Notes
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[1]
Comme le veut la convention thaïe je ferai, à partir de maintenant, référence à l’auteur en le mentionnant par son prénom.
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[2]
Pour le rôle que Sangkhomsat parithat a joué dans la politique culturelle thaïe et le mouvement pacifiste auprès des étudiants et des intellectuels, voir Kongkirati 2005 et Phetprasert 2006.
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[3]
On assista aussi à des manifestations contre les produits américains et japonais au début des années 1970, organisées par le Centre National des Étudiants de Thaïlande. Pour une discussion détaillée sur le rôle du mouvement étudiant thaï dans les changements sociaux, voir Tangjaitrong (1986) et, pour les politiques culturelles, voir Kongkirati (2005).
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[4]
Ce terme de la langue thaïlandaise parlée est une altération phonétique de l’anglais foreign. On l’utilise couramment pour désigner les étrangers et les Occidentaux en particulier [NdlR].
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[5]
Baker et Phongpaichit (2009 : 186) expliquent que, bien que la constitution de 1968 formât un parlement dominé par un Sénat dont les membres étaient nommés, le Parlement était utilisé comme un forum pour critiquer le régime militaire : « Ils gelèrent le budget de l’armée, exigèrent des fonds supplémentaires pour développer les provinces et révélèrent au grand jour des scandales de corruption. Le premier ministre […] se montra profondément choqué par ces atteintes au pouvoir et aux privilèges des généraux ».
1Le diptyque romanesque Made in usa (เมดอิน ยู. เอส. เอ.) et Parfait idiot (Made in usa 2) (โง่เง่าเต่าตุ่น [เมดอิน ยู. เอส. เอ.2]) publié en 1973 par Sujit Wongthes [1] (né en 1945) brosse le portrait de la jeune génération thaïe de l’ère américaine, dont l’enfance a été bercée par la propagande anticommuniste et pro-américaine et qui a souffert ensuite « du néo-colonialisme, de la dictature militaire et de la rapide exploitation capitaliste » (Baker et Phongpaichit 2009 : 167). Les deux ouvrages critiquent aussi le régime militaire en décrivant la crise de l’identité thaïe officielle dans le climat de la Guerre froide.
2Afin de bien comprendre le sens des deux volumes de Sujit Wongthes, il est important de souligner ici le contrôle répressif de l’opinion publique imposé par la junte du maréchal Sarit Thanarat (1957-1963) et par la sévère propagande anticommuniste enclenchée durant le second gouvernement du maréchal Phibunsongkhram (1948-1957). Dans le climat de la Guerre froide qui se développe après la Seconde Guerre mondiale, l’étiquette « communiste » servait d’arme politique dans la lutte qui opposait les royalistes aux généraux. Phibun exécute un « coup d’État silencieux » en 1951 contre son propre gouvernement royaliste, dominé par les démocrates, au motif qu’il y avait des communistes au Parlement et dans le cabinet. Cet incident illustra de manière criante combien la politique thaïe était redevable du combat idéologique international (Baker et Phongpaichit 2009 : 143-144). Il est largement admis que la justification de la « loi [thaïlandaise] anticommuniste (1952), calquée sur la législation relative aux activités antiaméricaines, était que le communisme est anti-thaï dans ses idées et son mode de vie » (Winichakul 2004 : 6). En termes de stratégie culturelle, Phibun créa le ministère de la Culture en 1952 et, en tant que responsable de ce ministère, il lança une campagne de propagande visant à « soutenir la rhétorique, alimentée par les États-Unis, qui dépeignait le communisme comme l’ennemi public numéro 1 » en s’appuyant sur des émissions radio, des adaptations du théâtre populaire (ลิเก), des pièces et des pamphlets (Harrison 2010 : 199). Ce sentiment pro-américain s’intensifia parallèlement à la tendance à l’anticommunisme, qui devint synonyme de sinité.
3À la fin des années cinquante, sous le régime de Sarit, l’étiquette « communiste » signifiait déjà « ce qui est étranger » et par extension la « non-thaïtude ». Les États-Unis étaient devenus le grand ami de la Thaïlande. « L’extranéité américaine » paraissait désirable, notamment parce qu’elle connotait la modernité et le progrès, le prototype de l’idéologie du développement de l’État thaï. En revanche, « l’extranéité communiste » passait pour un dangereux ennemi de la nation, de la religion et du roi.
4L’étendue du sentiment pro-américain et anticommuniste qui a construit l’identité politico-nationale de la Thaïlande apparaît dans ces romans courts. Sur fond de propagande du gouvernement militaire, les deux textes s’enracinent dans le mouvement contre la guerre du Vietnam, animé par des intellectuels et des étudiants thaïs qui contestaient le gouvernement à l’aide d’un discours nationaliste antiaméricain et pacifiste. En raison du contrôle étroit sur la presse et d’une connaissance publique limitée des activités militaires du gouvernement, le ministère des Affaires étrangères ne reconnut la coopération militaire thaïe-américaine qu’en 1967, après une décennie d’opérations anticommunistes au Vietnam (Sulak 1967 : 3). Cependant, quelques informations concernant des manœuvres conjointes entre la Thaïlande et les États-Unis au Laos et au Vietnam avaient filtré depuis le début des années soixante ; elles se répandirent peu à peu dans la deuxième moitié de la décennie depuis le « monde communiste » et le « monde libre ».
5Le Parti communiste thaïlandais (cpt) utilisa des informations provenant des pays communistes pour attaquer le gouvernement militaire, qu’il qualifia de « traitre » (ขายชาติ) et de « suppôt de l’impérialisme américain » via une radio pirate émettant depuis la République populaire de Chine, la Voix du peuple thaïlandais (เสียงประชาชนแห่งประเทศไทย, Kongkirati 2005 : 194-212). Vers le milieu des années soixante, des articles de presse parus dans Time, Newsweek et le Washington Post sur la collaboration avec les États-Unis dans le contexte de la guerre au Vietnam arrivèrent en Thaïlande ; envoyés par des étudiants thaïs aux États-Unis, ils circulèrent auprès des étudiants, des intellectuels et de la presse du pays (Kongkirati 2005 : 212-244).
6Les articles des étudiants thaïs résidant à l’étranger, ou de correspondants improvisés, constituaient la source principale des informations publiées. La Revue des sciences sociales (สังคมศาสตร์ ปริทัศน์, Sangkhomsat parithat), lancée en 1963 sous la direction de Sulak Sivaraksa, offrait une arène intellectuelle où l’information en provenance de l’étranger circulait sous forme d’essais, d’articles et de reportages émanant de sources extérieures à la Thaïlande [2]. Les articles de Sujit Wongthes, écrits aux États-Unis pour un journal thaï, ainsi que Made in usa et Parfait idiot, illustrent le même processus de retour d’informations contraires à celles diffusées par le gouvernement national. La différence cruciale entre les deux romans et les publications antérieures sur ces mêmes sujets réside dans la dramatisation du récit personnel d’un individu aux prises avec le revers de la médaille. Parfait idiot en particulier dépeint la crise de l’identité thaïe anticommuniste et pro-américaine face à la nouvelle politique chinoise de l’administration américaine.
L’auteur et son chemin
7Avant même la publication de Made in usa et Parfait idiot, Sujit était déjà un auteur réputé. Depuis les années soixante, il était membre actif et co-fondateur du groupe littéraire « Jeunes et Beaux » (หนุ่มเหน้าสาวสวย), qu’il animait avec son proche ami et confrère Khanchai Boonpan (né en 1944). Le groupe était basé à l’université Silpakorn, à Bangkok, où les deux écrivains avaient obtenu leur diplôme en archéologie. Sujit et Khanchai incarnaient la génération de l’ère américaine avec ses « enfants doués et ambitieux » qui venaient pour la plupart d’écoles primaires situées dans les provinces et que la marée sociale avait propulsés à Bangkok pour leur études secondaires et supérieures (Anderson 1985 : 42). Tous deux s’étaient installés à Bangkok, où ils avaient bâti leur carrière. À l’époque, la capitale était déjà devenue le « centre local » de ce qu’Anderson a appelé un « double provincialisme » (1985 : 42) : Bangkok n’était que le « centre local » car les plus doués des jeunes citadins avaient déjà quitté la ville pour aller étudier en Amérique et en Europe.
8Quand Sujit écrivit Made in usa et Parfait idiot aux États-Unis, entre avril 1971 et avril 1972, il était en congé de son poste de journaliste au Siamrath rai wan (สยามรัฐรายวัน), l’un des journaux les plus vendus auprès des cadres, des professions libérales et de la classe moyenne. Il partit en Amérique pour se former auprès de maisons d’édition à New York, à Syracuse et Ithaca, où il fréquenta des doctorants thaïs de l’université Cornell. Cette dernière était non seulement l’un des foyers du mouvement pacifiste des étudiants américains, mais aussi un centre intellectuel informel d’étudiants thaïs, surtout en sciences politiques, anthropologie, sociologie et histoire. Elle hébergeait le « projet Thaïlande », un programme consacré à l’Asie du sud-est et une bibliothèque possédant la plus vaste documentation du pays sur la Thaïlande. La plupart de ces étudiants bénéficiaient de bourses allouées par des organisations américaines en Thaïlande ou par le gouvernement thaï.
9Durant son séjour aux États-Unis, Sujit écrivit des articles pour Siamrath rai wan. Ces derniers servirent de base à Made in usa et à Parfait idiot (Wongthes 2004 : 14). L’auteur mit fin à sa carrière de journaliste pour Siamrath rai wan au moment où il terminait le manuscrit des deux nouvelles en 1972 car, selon ses propres termes, il était « en désaccord avec la censure des actualités politiques internationales » (ibid. : 276). L’effet d’un voyage extérieur sur un voyage intérieur, autoréflexif et contemplatif est plus explicitement mis en scène par le personnage de Thongboem Bandan dans Parfait idiot que par celui de Sujit, le journaliste de Made in usa.
10On pourrait grossièrement qualifier les deux courts romans de carnets de voyage. En circulant à travers des lieux géographiques inconnus, chacun d’eux montre la façon dont le protagoniste et narrateur perçoit l’américanité à la fois en relation et en opposition avec la « thaïtude ». Ils décrivent la collision, le conflit et la négociation entre les vieilles idées et les nouvelles, incarnées par les habitants de ces lieux étrangers. Les vieilles idées expriment les contraintes et les autorités répressives, tandis que les idées et informations nouvelles, acquises au contact des États-Unis, célèbrent la liberté et l’égalitarisme. Dans Parfait idiot, la libération a un prix : elle oblige à détruire sa béate ignorance et à questionner son identité ancrée dans la « thaïtude ». Celle-ci, aussi vague, insaisissable et monolithique qu’elle soit, se révèle plus clairement en parallèle et en opposition avec d’autres cultures.
Fabriqué en Amérique, acheté en Thaïlande
11Made in usa et Parfait idiot s’inscrivent dans « l’ère américaine » de l’histoire thaïe moderne (Anderson 1977 : 15) et la « vogue américaine » qui séduisait les classes moyennes urbaines (Baker et Phongpaichit 2005 : 150), comme le suggère de manière criante l’expression « made in usa ». Bien que cette étiquette renvoie d’habitude à une garantie de qualité, la préface de l’auteur rend le titre sarcastique. Sujit y déclare :
On trouve l’expression « made in usa » apposée sur une grande variété de produits, depuis les grosses machines, […] les postes de radio, les télévisions jusqu’aux bombes et aux balles de tous calibres…
Bien sûr, le label « made in usa » est tellement répandu qu’il étiquette même un individu, qu’il se décline sous la forme d’un expert en horticulture ou d’un enseignant d’université. Il peut facilement tourner une personne « made in Thaïland » en un article en solde, sans valeur.
Je n’ai aucun droit de combattre l’expression « made in usa », ni d’entrer en compétition avec elle ; mais je ne l’adore pas au point de la placer à la tête de mon lit. Je l’utilise comme titre de mon livre parce qu’il vaut la peine de remarquer, qu’à ce moment précis de ma vie, l’expression influence et opprime l’Asie du sud-est. Mais c’est aussi tout simplement parce ce que j’ai écris le livre en Amérique.
13Loin de s’arrêter sur le côté mode des produits, de la qualité, de la tendance et du statut social du « made in usa », Made in usa et Parfait idiot mettent en scène les sentiments partagés de la population thaïe envers ce que symbolise « l’Amérique », que ce soit la « liberté » et « la patrie de la démocratie » ou la « coercition » et « le gendarme auto-proclamé du monde » dans la culture de la Guerre froide [3]. Plutôt que du gouvernement américain per se, les deux courts romans traitent du ressentiment à l’égard du gouvernement militaire thaïlandais pour son hypocrisie, son pouvoir excessif, son rôle de « pays à la botte » de l’Amérique (Wongthes 2004 : 166) et, surtout, pour avoir muselé l’information et caché la « vérité » sur ce qui se passait dans la région ainsi que sur le communisme en général. Les deux œuvres condamnent le gouvernement thaï, soi-disant démocratique mais dirigé par les militaires, à travers des critiques frontales qui comparent la censure en Thaïlande avec la démocratie et la liberté américaines. Les citoyens américains peuvent dénoncer ouvertement leur gouvernement et manifester contre lui, voire révéler des informations qui déstabilisent l’administration, comme ce fut le cas lors des « papiers du Pentagone » publiés à la une du New York Times en 1971.
14À travers le regard du narrateur, Sujit le journaliste, Made in usa dépeint le mouvement pacifiste des étudiants américains, la vie des étudiants thaïs à l’université Cornell et leurs attitudes face à la guerre du Vietnam. Parfait idiot décrit l’« éveil » de son narrateur, Thongboem Bandan, en Amérique. Thongboem est présenté comme un « péquenaud » endoctriné depuis l’enfance par la propagande anticommuniste du régime militaire, qui lui a fait croire que les héros américains protégeaient la Thaïlande des méchants communistes, en particulier la Chine – ce jusqu’à ce qu’il entreprenne le voyage qui va changer sa vie.
15Une fois aux États-Unis, Thongboem se met à fréquenter des étudiants thaïs à Cornell et travaille au Herald. Il est sidéré en voyant Richard Nixon offrir un rameau d’olivier à Mao Zedong ; il s’étonne de la sinophilie ambiante ; et il découvre au quotidien des nouvelles parfaitement inaccessibles dans son pays d’origine. La politique de Nixon a un tel impact sur Thongboem – une incarnation de la population thaïe ignare – car il a cru la version communément admise par la plupart des Thaïlandais, selon laquelle « le Vietnam du nord, communiste, a monté une coalition avec la Chine pour envahir le Vietnam du sud. C’est pourquoi l’Amérique est entrée en guerre pour apporter son assistance, à l’instar des soldats thaïs » (Wongthes 2004 : 148). Maintenant que les deux ennemis jurés, l’Amérique et la Chine, prennent le thé ensemble, Thongboem est « choqué », comme l’exprime de manière sarcastique le titre Parfait idiot.
Made in usa : la découverte de la liberté et de la bravoure
16Les attraits de Made in usa et Parfait idiot tiennent à la popularité de l’auteur et à la soif des lecteurs pour des informations autres que celles émanant du gouvernement. Surtout, ils viennent du fait que les deux œuvres satisfont et critiquent en même temps l’engouement pour « l’américanité ». Tout en parlant des Thaïlandais et de leurs soucis pour leur pays, les deux récits dressent un portrait de l’Amérique (l’ampleur de sa liberté, son mouvement pacifiste et la découverte du pays par le narrateur), des Américains (les étudiants qui manifestent contre leur gouvernement et les réactions à Washington) et des universités américaines, incarnées par la prestigieuse Cornell University.
17Made in usa comporte onze chapitres qui se déroulent sur douze jours riches en événements, depuis le départ du narrateur de Bangkok, le 22 avril 1971, jusqu’à la manifestation contre la guerre du Vietnam qui a lieu à Washington le 3 mai suivant. La durée réduite confère une impression d’immédiateté analogue à celle d’un reportage journalistique. Les trois premiers chapitres ne se contentent pas de brosser de manière comique la personnalité du narrateur, sarcastique et dégourdi, ses appréhensions et ses maladresses à l’occasion de son premier voyage à l’étranger, mais fournit également des détails sur son trajet de Bangkok à Ithaca via Bombay, Athènes, Rome, Francfort, l’aéroport Kennedy et Syracuse.
18L’anxiété du protagoniste se manifeste dès la première phrase de Made in usa : « Je ne sais toujours pas pourquoi (alors que je marche nonchalamment dans l’aéroport Don Muang) je vais en Amérique » (Wongthes 2004 : 30). Cette déclaration d’ouverture traduit à la fois l’appréhension et le désir de partir à l’étranger. Sujit n’a pas d’objectif précis pour son séjour aux États-Unis ; il se moque de son désir de partir. Son esprit est partagé entre la volonté de prendre l’avion et l’incertitude face à ce qui l’attend. Le narrateur plaisante avec ses amis : « Ne faites rien encore pour soigner cette société contagieuse. Attendez que je rentre d’Amérique car je serai alors “made in usa”. Vous verrez – ce genre d’article coûte cher et est très en vogue » (ibid. : 37). Sa conclusion révèle clairement l’ambivalence de ses sentiments. Tout en décrivant la popularité des nakrian-nog (นักเรียนนอก) ou de tout ce qui est nog (« dehors »), sa remarque montre aussi que, pour le protagoniste, partir à l’étranger est à la fois un cadeau (qui le rendra « cher » et « en vogue ») et un risque car il quitte une société connue malgré les défaut qu’elle a. En dépit de son ton cocasse, sa remarque vise les étudiants partis à l’étranger et qui deviennent subitement privilégiés à leur retour, tout simplement parce qu’ils ont été ailleurs.
19L’angoisse et le désespoir de ce voyageur novice, handicapé par la barrière de la langue, animent avec humour le deuxième chapitre. Une fois à bord de l’avion, le narrateur se remémore son embarras face à un fonctionnaire thaï pointilleux et inefficace au moment d’obtenir son passeport, par opposition à la facilité avec laquelle il s’est vu délivrer un visa par un employé du consulat américain. Interrogé par le fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères, il avait répondu avec une fausse naïveté qu’il travaillait comme journaliste pour Siamrath rai wan : sa requête avait été traitée dans les meilleurs délais. Il en conclut que « ce sont en fait ces fonctionnaires gouvernementaux qui donnent son sens au mot “privilège” » (ibid. : 43). La comparaison entre « la manière thaïe » et « la manière américaine » vient de commencer.
20La fébrilité du personnage s’accroît visiblement pendant son vol entre Rome et Francfort (ch. 3). Il abandonne son ton enjoué pour méditer : « La raison pour laquelle je suis si nerveux, en particulier maintenant, s’explique par le fait que je voyage si loin de mon pays. Je vais devoir côtoyer des gens qui parlent des langues différentes, qui ont des cultures et des peaux différentes. Ça ne serait pas si terrible si nous pouvions communiquer mais cela m’est impossible » (ibid. : 53). À l’aéroport jfk, il s’en sort finalement tant bien que mal au contrôle des passeports et achète un billet pour un vol intérieur pour Syracuse où il va rendre visite à sa petite amie qui étudie à Cornell. La « menace » qu’il y a à voyager vers l’inconnu transparaît dans l’anxiété du narrateur face à la barrière linguistique, qui révèle sa perte de contrôle et son incapacité à communiquer.
21Le voyage s’achève au chapitre suivant, où son réveil à Ithaca marque le début de sa nouvelle aventure. Un étudiant thaï l’invite à aller voir la célèbre comédie musicale Hair. Il accepte car il a beaucoup entendu parler de la nudité montrée sur scène : « J’ai voulu voir de la chair de farang [4]. Je regarderai tout mon soûl cette fois » (Wongthes 2004 : 65). On peut comprendre son attitude comme une tentative de renverser le regard masculin occidental sur les femmes thaïes en se positionnant lui-même comme un sujet du regard masculin thaï sur les femmes (et les hommes) occidentales. Au chapitre cinq, Sujit présente brièvement le Projet thaï de Cornell et s’entretient avec neuf doctorants thaïlandais. Il raconte leurs histoires à travers leur propre voix, grâce à un style proche de l’interview et qui cherche à donner l’impression d’un reportage objectif. Ces étudiants thaïs lui parlent de leurs origines, de leurs études et de leurs projets une fois diplômés ; certains vont devenir universitaires, d’autres fonctionnaires, d’autres ne savent pas encore.
22Sa tentative de maintenir une distance journaliste échoue lorsque le narrateur, évoquant les intérêts américains en Thaïlande, remarque que « la Thaïlande, le pays bien-aimé d’un grand nombre d’autres et le mien aussi ressemble à une vierge qui aurait fauté avec un Américain. Ce type s’en désintéresse complètement. Il n’a plus qu’à la surveiller et monter la garde pour qu’un autre gars ne la séduise pas en vue d’en faire sa maîtresse » (Wongthes 2004 : 71). Évidemment, l’analogie renvoie à la Thaïlande comme objet d’intérêt académique en raison de sa situation stratégique sur l’échiquier politique de l’Asie du sud-est. Toutefois, son accent sarcastique, misogyne et patriotique désigne aussi les relations inégales entre la Thaïlande et les États-Unis en termes extrêmement sexualisés et genrés. La Thaïlande est devenue une « femme déchue » à cause de sa liaison avec les États-Unis.
23La comparaison de la Thaïlande avec une « vierge souillée » trahit une anxiété relative à la perte de protection et de contrôle de la sexualité féminine, déclenchée autour de 1967 par une politique destinée à accueillir les soldats américains en Thaïlande par des tours de « repos et loisirs » (rest and recreation). Ce fut le début du tourisme sexuel en Thaïlande. On estimait à 300 000 le nombre de prostituées à Bangkok à cette époque : « Le ministre de l’Intérieur, le général Praphat Charusathian, en voulait encore plus parce qu’elles attiraient les touristes et stimulaient l’économie » (Baker et Phongpaichit 2009 : 149). Cependant, l’argument économique entra en contradiction avec une préoccupation socioculturelle. Jeffrey (2002 : 22) rappelle que, durant l’ère américaine, « le désir de préserver la pureté des femmes face à l’influence étrangère » s’articulait de manière problématique avec « l’importance symbolique des femmes et de leur comportement sexuel pour la culture et l’identité nationales » (ibid. : 30). Cette divergence renforça encore davantage la division culturelle entre la « vierge » et la « putain ». L’analogie de Sujit sous-entend donc une critique de l’autorité militaire et des dégâts qu’elle a provoqués en Thaïlande à plusieurs niveaux.
24Dans les chapitres six et sept, le protagoniste devient interviewer. Deux bibliothécaires thaïlandais le briffent sur le fonds thaï de l’université Cornell. Il rencontre M. Akin Rabibadhana, un doctorant en anthropologie qui explique que la Thaïlande est devenue un sujet d’étude pour les chercheurs thaïs comme américains. Bien que le narrateur voyage dans un lieu supposément « inconnu », il a découvert une Thaïlande en miniature dans la communauté intellectuelle thaïe et dans les travaux savants consacrés à son pays. La rencontre avec le familier dans un contexte différent lui permet de réfléchir ensuite à ce qu’il a su en Thaïlande des opinions et des nouvelles découvertes aux États-Unis.
25Le narrateur s’intéresse alors (ch. 8) à l’Amérique massivement démocratique incarnée par les étudiants américains qui se préparent pour aller manifester contre la guerre du Vietnam à Washington. On lui remet une brochure sur le Vietnam, où figure un « Questionnaire Viet » composé de différentes questions ridiculisant les examens universitaires sur les pays du sud-est asiatique, comme dans l’exemple qui suit :
Trouver les correspondances
a. Vietnam b. Laos c. Cambodge d. Chine | 1. Dépôts d’armes et fermiers 2. Villages et fermiers ennemis 3. Routes stratégiques et fermiers 4. Sites archéologiques servant d’abri aux ennemis et fermiers. |
26Le narrateur souligne le malaise mais aussi le sens de l’humour des « étudiants américains » (ibid. : 89), dont le questionnaire tourne en ridicule les politiques internationales du gouvernement américain, en particulier celles menées en Asie du sud-est.
27Le climat d’opposition à la guerre du Vietnam s’intensifie au fil des chapitres. Le chapitre neuf porte sur le communiqué de presse mensuel du président Nixon, la réaction hostile des étudiants, la circulation de tracts pacifistes et la préparation de la manifestation de mai, où l’accent porte sur la non-violence : « Pas d’armes, pas de vandalisme ». Le narrateur souligne le droit des étudiants à contester le gouvernement et fait crûment ressortir la dissimulation de la vérité et la répression contre les dissidents en Thaïlande. Il se dit que, si certains de ces étudiants ne connaissent rien du Vietnam, ils savent au moins grâce aux médias nationaux que leur gouvernement est responsable des massacres et des morts là-bas. Le chapitre se termine le dernier jour d’avril, avec le départ de nombreux étudiants d’Ithaca pour Washington et la phrase de conclusion : « Évidemment, ils s’attendent tous à se faire arrêter par la police » (ibid. : 102).
28Le voyage en voiture du protagoniste pour Washington, en compagnie de ses amis thaïs et américains, occupe le chapitre dix. Il met aussi l’accent sur des actions pacifiques telles que défiler, bloquer les rues et empêcher la circulation, menées par les manifestants afin d’attirer l’attention de l’opinion publique sur la guerre du Vietnam. Le narrateur souligne le sens de l’ouverture qui préside à la fois au projet des manifestants et au projet de répression du gouvernement. Chaque côté connaît bien les stratégies de l’autre et y répond en conséquence. Étonné devant cette confrontation au grand jour entre le gouvernement et les citoyens, il se demande : « Est-ce à cause du mauvais karma des États-Unis ou des péchés du peuple américain ? […] Je l’ignore. Je n’en ai aucune idée. Et je ne veux pas y penser » (ibid. : 109). Cette question rhétorique et le détachement dont il fait preuve montrent qu’il n’arrive pas à concevoir ni la désobéissance civile comme stratégie ni l’obligation civile de l’État à l’égard des citoyens. Les manifestants veulent faire entendre leur voix et exprimer leur mécontentement envers le gouvernement, tandis que ce dernier n’a pas le droit de leur faire du mal au motif qu’ils désapprouveraient sa politique. Cette ampleur de la démocratie active lui paraît si incompréhensible que le narrateur essaie de l’interpréter à l’aune des concepts bouddhistes de « mauvais karma » et de « péchés ». En Thaïlande, l’élite dirigeante a toujours utilisé ces deux « réponses universelles » pour justifier toute injustice sociale et pour étouffer les revendications d’égalité.
29Une fois la manifestation entamée, le narrateur et son ami thaï se séparent des étudiants américains : « Nous ne devons pas rester avec eux ; nous travaillons sur des choses différentes » (ibid. : 110). Sa remarque établit une « distance journalistique » assumée ; il ne veut pas participer à la manifestation, mais l’observer et témoigner.
30Au dernier chapitre, le protagoniste arpente la ville pour regarder la manifestation et parler aux habitants. Certains soutiennent la manifestation, mais pas tous ; d’autres expriment leur colère devant les nuisances qu’elle engendre. Made in usa se termine avec le départ des étudiants qui quittent Washington après la manifestation. Le dialogue entre le narrateur et George, son ami américain, sert de conclusion :
« Ces Washingtoniens enragés signent le succès des étudiants », expliqua George.
« Je ne comprends pas ».
« Les étudiants voulaient alerter les habitants d’ici sur ce qui se passe dans le monde. Parce qu’avant notre manifestation, ils n’avaient aucune idée de la situation au Vietnam ».
« N’oublie pas qu’ils sont furieux ».
« Ils sont furieux… oui », confirma George. « À partir de maintenant ils vont penser, penser, penser aux raisons de leur colère : pourquoi tout ça ? Et à la fin, ils se feront une idée de ce qui s’est passé au Vietnam ».
« À quoi est-ce que ça mènera alors ? »
« Eh bien, à quoi est-ce que ça mènerait si tu ne faisais rien ? ».
32Le livre se clôt sur une question rhétorique formulée par George, un étudiant américain très politisé. Elle engage les lecteurs thaïs de la même manière que la manifestation de Washington avait troublé les habitants de la ville. Ils seront amenés à réfléchir non seulement à la guerre du Vietnam, mais aussi à la Thaïlande et à sa situation politique. Il ne faut pas oublier qu’au moment où Made in usa fut publié, en avril 1973, la Thaïlande était sous dictature militaire depuis bientôt 15 ans.
33Made in usane se contente pas de communiquer des informations aux lecteurs thaïs. Il évoque des expériences personnelles avec un style journalistique fait de dépêches et d’interviews. Ce mélange réussi permet à Sujit de transmettre son opinion personnelle et son message politique. Il exprime son inquiétude, sa perplexité, voire de l’autodérision et du doute envers lui-même en tant que Thaï qui a la « chance » de voir l’Amérique. Parallèlement, il s’autorise à critiquer implicitement la situation politique thaïlandaise et questionne ouvertement la ferveur anticommuniste qui dissimule les informations et contrôle l’opinion publique.
Parfait idiot : anticommuniste, donc thaï ?
34Si Parfait idiot (Made in USA2) reprend la même thématique que Made in usa (dévoiler la vérité sur la guerre du Vietnam et réagir à l’engouement pour le « made in usa »), il ne s’agit pas pour autant d’une suite. La différence majeure entre les deux textes tient au fait que Parfait idiot dénonce ouvertement, à travers son protagoniste et narrateur, « l’abêtissement » de la population par le régime militaire. À l’inverse de Sujit, le journaliste informé, Thongboem Bandan est un personnage discret, dont le nom ouvertement démodé évoque des origines rurales et une naïveté inculte.
35Parfait idiot, contrairement à la « distance journalistique » de Made in usa, propose, du point de vue de Thongboem, un « anti-communiste » thaï, un regard politisé et personnel sur la politique de rapprochement avec la Chine menée par le gouvernement américain. Comme pour beaucoup de ses contemporains, l’attitude hostile de Thongboem envers la Chine révolutionnaire venait de l’énorme propagande pro-américaine, antichinoise et nationaliste.
36En m’appuyant sur le contexte sociopolitique du roman, sur les traits du personnage principal et sur le choix du titre, je souhaiterais montrer comment le texte utilise « l’abêtissement » de la population par le régime militaire comme métaphore du climat de répression sociale et politique en Thaïlande. Le calvaire de Thongboem déclenche aussi son processus de désendoctrinement, et celui du lecteur en même temps. Sa stupéfaction et sa « naïveté » deviennent un outil narratif qui questionne la nouvelle politique des États-Unis envers la Chine et juxtapose la sinophilie américaine à la sinophobie thaïe, qui depuis 1949 opposait la démocratie américaine à la Chine communiste et « démoniaque ».
37Parfait idiot comporte quatre chapitres qui s’ouvrent, chacun, sur un événement politique international ou national :
- Le 15 juillet 1971 le président Nixon annonce que sa visite officielle en Chine aura lieu avant mai 1972.
- Le 26 octobre 1971 les Nations Unies reconnaissent la rpc comme représentante de la Chine à la place de Taïwan.
- Le 17 novembre 1971 le général Thanom Kittikhajon monte un coup d’État qui renverse son propre cabinet et demeure à la tête du gouvernement.
- Le 21 février 1972, trois grandes chaînes de télévision américaines émettent en direct depuis Pékin (Wongthes 2004 : 124, 172, 200, 238).
38Le premier événement échappe aux tentatives de compréhension de Thongboem, handicapé par sa « connaissance » endoctrinée des relations entre l’Amérique, la Chine, le Vietnam et la Thaïlande. Il déstabilise et contredit ses convictions. Le protagoniste perd ses illusions et peu à peu, au fil de l’histoire, apprend à reconnaître la complexité de la politique internationale. À tous les chapitres, Thongboem observe les réactions des étudiants américains face aux événements, interroge les étudiants thaïs, débat avec eux de questions importantes et réfléchit à tout cela par lui-même. On relève davantage de monologues intérieurs où il exprime librement son désarroi, sa colère et sa frustration face à l’« état d’ignorance » instillé par le gouvernement thaï au moyen d’une propagande omniprésente.
39Comme la plupart des Thaïlandais de sa génération, Thongboem a grandi dans la croyance que la Chine a provoqué la guerre du Vietnam, tandis que l’Amérique passe pour le héros en train de sauver le Vietnam d’un destin communiste. Après avoir appris que Nixon projetait de se rendre en Chine, Thongboem est stupéfait, voire choqué. Il reconnaît :
Je suis troublé parce que je n’ai pas la moindre idée de la Chine continentale. Dans les journaux de Bangkok, je n’ai jamais rien lu que des ragots sur Mao Zedong, qui ne disaient pas autre chose que nous, les Thaïlandais, devons être anticommunistes et réprouver la Chine rouge. Pour être honnête, je suis anticommuniste sans le savoir. Mais si on me demande ce qu’est le communisme, tout ce que je peux répondre est que je ne sais pas. Je sais seulement qu’il détruit la nation, la religion et le roi.
41Thongboem est incapable de comprendre l’objectif de Nixon. Il ne saisit pas pourquoi le président des États-Unis, le « leader du monde libre » et le grand allié de la Thaïlande, irait en Chine, la nation des communistes, ces « méchants communistes qui veulent perfidement détruire la Thaïlande » (ibid. : 130-131). À nouveau, le monologue intérieur de Thongboem réitère la conviction que le communisme est anti-thaï. Seulement, il se montre désormais sceptique, il s’interroge.
42Le mythe selon lequel la Chine est responsable de la Guerre du Vietnam et que l’Amérique vole au secours de ce dernier est démythifié par l’autre version de « l’histoire » que défend Than, une étudiante du Vietnam du sud qui fait sa thèse en sciences politiques à Cornell. C’est la première fois que Thongboem rencontre quelqu’un originaire du Vietnam déchiré par la guerre. Than lui dit :
Nous ne connaissons pas le communisme. Nous ne détestons ni n’aimons la démocratie. Mais les pays occidentaux et les nations puissantes ne nous laissent jamais régler nous-mêmes nos affaires internes. Pourquoi ont-ils toujours besoin de nous dire ce que nous devons faire et ce que nous devons être ? […] Ho Chi Minh n’a qu’amour pour le pays et pour notre indépendance – celle de tous les Vietnamiens. Communiste ou non, ce n’est pas ce qui compte pour nous. […] L’Amérique a appuyé le gouvernement de Ngo Dinh Diem et a essayé par tous les moyens d’entraver les élections nationales parce qu’en vérité la plupart des Vietnamiens respectent Ho Chi Minh. Et il est devenu un ennemi des pays occidentaux. […] Nous voulons [nous débarrasser de la pauvreté] par nous-mêmes, avec un leader qui nous dirigerait vraiment. Pas un leader soutenu par l’Amérique pour sucer le sang du peuple […] Tandis que j’étudie et que je travaille ici, dans ma chambre, j’entends le bruit des tirs, des bombes, des hélicoptères de combat, les cris des gens, les appels à l’aide des fermiers et les cris des enfants blessés par les bombes.
44Attristé par le récit de Than, la compassion de Thongboem alimente sa colère envers les États-Unis, puis envers lui-même pour avoir tout ignoré de cela et pour finir envers le gouvernement thaï, coupable d’« abêtir » les gens. Son vieux monde en noir et blanc est gagné par le gris. Son doute initial et son auto-questionnement se combinent à la colère et enclenchent son désendoctrinement. Les personnages discutent aussi de la propagande du gouvernement américain visant à manipuler les Américains pour qu’ils soutiennent la guerre ; propagande ébranlée quand a éclaté la vérité sur les opérations menées en Asie du sud-est (Wongthes 2004 : 163-166).
45Une fois entamé le processus de désendoctrinement, la critique à l’égard du gouvernement thaï se manifeste plus ouvertement dans une conversation entre Thongboem et d’autres étudiants thaïs. Ils s’entretiennent plus longuement de la situation politique en Thaïlande et de « l’identité thaïe », pro-américaine et antichinoise, devenue problématique à cause de la nouvelle politique du gouvernement américain vis-à-vis la Chine. Le New York Times a même suggéré que le coup d’État du premier ministre Thanom Kittikhachon contre son propre gouvernement était la répercussion de cette nouvelle politique, déclare Thongboem (Wongthes 2004 : 206). Cependant, les étudiants thaïs concluent que le coup d’État a été provoqué par le conflit entre les membres du parlement et le gouvernement Thanom au sujet de la répartition budgétaire qu’il avait promise pendant sa campagne électorale de 1969 [5] (ibid. : 212). Les idées divergent délibérément afin d’inscrire la liberté d’expression des étudiants par contraste avec la loi martiale instaurée après le coup d’État de 1971, qui abrogea la constitution de 1968 et interdit les rassemblements politiques de plus de cinq personnes en Thaïlande.
46Ce débat animé au sujet du coup d’État, de la démocratie, du communisme et de la Thaïlande face à la politique étrangère américaine débouche sur la visite de Nixon en Chine. Les Américains adhèrent en général à l’engouement pour la « sinité », en particulier dans les arts et la culture. Deux étudiants tournent en dérision un étudiant chauvin et le gouvernement thaï pour leur hostilité envers la Chine :
[…] eh bien, que penses-tu maintenant que Nixon va en Chine et que le pays a adhéré aux Nations Unies ? La moitié du monde, y compris l’Amérique, n’est-elle pas idiote [de se mettre en rapport avec la Chine] et seuls les Thaïlandais et leur gouvernement ne sont-ils pas intelligents ?
Sous peu, tu devras aussi être antiaméricain parce que les États-Unis sont sur le point d’établir des relations diplomatiques avec la Chine. Nixon et Mao Zedong vont bientôt prendre le thé ensemble.
48Le sarcasme ici joue sur la « logique » antichinoise adoptée par le gouvernement thaï selon laquelle la Chine communiste étant maléfique, tout pays qui entretient des relations avec elle l’est nécessairement aussi. Puisque les États-Unis sont en train de normaliser leurs relations avec la Chine, la Thaïlande doit devenir antiaméricaine si on suit la même logique. La remarque traduit l’inadéquation, sinon la crise, de l’identité thaïe officielle, qui rattache la « thaïtude » (ความเป็นไทย) au fait d’être anticommuniste et antichinois.
L’éveil et la contemplation
49La crise de l’identité thaïe est mise en scène à travers Thongboem dont la « naïveté » sert de stratégie narrative pour critiquer le gouvernement militaire et permettre aux lecteurs de reconnaître la propagande américaine. Cependant, l’identité thaïe demeure inextricable. Alors qu’elle s’engage dans une impasse politique quand les États-Unis se lient d’amitié avec la Chine, l’auteur semble proposer une autre vision, ancrée dans un récit historique d’échanges commerciaux et de relations culturelles entre les royaumes du bassin du Chao Phraya et la Chine d’avant 1911. La narration d’un moine bouddhiste est également intégrée à l’histoire et représente une possible sortie de la « crise », dès lors que la thaïtude s’enracine dans le bouddhisme, malgré l’origine indienne de ce dernier.
50Au chapitre trois de Parfait idiot, tandis que Thongboem écoute ses amis parler du projet de Nixon de se rendre en Chine, son monologue intérieur remonte le temps vers le passé préaméricain. La narration fait place à un récit sur les bonnes relations culturelles et commerciales entre Sukhothai, Ayutthaya, le royaume de Rattanakosin et la Chine, notamment sous le règne de Rama iii (1824-1851), lorsque les relations étaient étroites et bénéfiques (Wongthes 2004 : 217-218). Un autre étudiant thaï affirme que les Chinois ont vécu au Siam en paix et avec moins de conflits que dans d’autres endroits. C’est depuis peu que la Chine est devenue synonyme de communisme menaçant.
51L’évocation des relations prémodernes entre la Chine et le Siam porte au grand jour la faiblesse de l’identité thaïe officielle. L’anecdote d’un modeste moine bouddhiste itinérant est également utilisée pour former une image finale et porteuse d’espoir. Le moine passait les mois de carême dans une grotte près de la frontière entre le nord de la Thaïlande et la Birmanie, où le narrateur du récit le rencontra. Le moine ne prêchait pas la réincarnation, les Cinq Préceptes (pañca-sila) et les Huit Préceptes (attha-sila), le mérite et le karma qui constituent les concepts fondamentaux que la plupart des bouddhistes apprennent dès l’enfance. Il prônait plutôt le mak paet (มรรคแปด, le Noble Chemin octuple ou la Voie qui mène à la cessation de la souffrance) et le Kalama sutta.
52Le mak paet est composé de la sagesse (panya, la vision ou pensée juste), de la discipline ou éthique (sila, la parole juste, l’action juste, les moyens d’existence justes) et de la méditation (samathi, la persévérance, l’attention et la concentration justes). Kalama sutta désigne les dix principes qui distinguent le vrai du faux et protègent contre les croyances erronées. Ils invitent à ne pas se fier à quelque chose que parce 1. qu’elle s’est transmise de génération en génération ; 2. qu’elle appartient à la tradition ; 3. qu’elle est bien connue partout ; 4. qu’elle est citée dans un texte ; 5. qu’elle repose sur un raisonnement logique ; 6. qu’elle est en accord avec sa philosophie personnelle ; 7. qu’elle fait appel au « bon sens » ; 8. que l’idée nous séduit ; 9. qu’elle paraît acceptable ou que celui qui la professe semble digne de confiance ; et 10. qu’elle émane d’un maître.
53Sujit propose le Kalama sutta comme une possible défense dans cette guerre idéologique. Il fournit une réponse au désarroi intellectuel et émotionnel de Thongboem. Le Noble Chemin octuple complète le Kalama sutta en tant que ligne de conduite propre à soulager la souffrance humaine. Bien que ni le Noble Chemin octuple, ni le Kalama sutta ne résolvent directement le problème de l’identité thaïe moderne, en particulier quand le bouddhisme a pour principe fondamentale la « non-identité », le roman semble suggérer qu’on peut les mobiliser pour échapper à l’endoctrinement et aux fausses croyances.
Conclusion : une autre identité thaïe ?
54Cet article a cherché à illustrer comment ces deux courts romans inscrivent en regard la propagande du gouvernement thaï avec la nouvelle stratégie des États-Unis dans la Guerre froide. L’incongruité entre les deux explique la crise de la « thaïtude ». Confronté à cette crise, le protagoniste commence à s’émanciper de l’abêtissement du gouvernement militaire et à reconnaître que « qu’il s’agisse des États-Unis ou de n’importe quel pays, […] aucun n’est meilleur que l’autre » (Wongthes 2004 : 233).
55L’analyse de Made in usa et de Parfait idiot montre que les difficultés liées à l’identité thaïe proviennent de la tentative de définir une identité culturelle en termes politiques et du refus d’« un mélange original dans chaque forme d’identité » (Huddart 2006 : 6-7) que Bhabha (1994) a souligné dans son étude des cultures hybrides : « Les cultures ne sont pas des phénomènes confidentiels ; au contraire, elles sont toujours en contact les unes avec les autres, et ce contact aboutit au métissage culturel » (Huddart 2006 : 7). Dans ce contexte, les deux textes portent un regard critique sur les Américains, l’américanité, les Thaïlandais, la thaïtude et la façon dont ils s’informent et se comprennent mutuellement. Dans Made in usa, Sujit Wongthes, le narrateur, se définit comme un observateur interprétant des phénomènes et des comportements culturels propres aux Thaïlandais comme aux Américains. Ce faisant, en dépit de la « distance journalistique », il prend réellement part à ce qui se passe en le comparant et en l’interprétant avec ce qu’il a appris dans son pays et loin de celui-ci, à l’instar de Thongboem dans Parfait idiot.
56Dans Made in usa comme dans Parfait idiot, l’inconnu (l’américanité) est perçu, décrypté, négocié et défini de manière sélective par rapport au familier (la « thaïtude ») au moyen d’une identification à chaque fois négative ou positive (Winichakul 2004 : 1-6). Les deux textes montrent l’interaction dynamique, la négociation et l’interprétation entre le connu et l’inconnu. On ne peut mener ces activités qu’en étant sorti de son environnement habituel et transporté dans une situation « d’entre-deux », aux frontières des cultures. L’américanité dans les deux œuvres passe par les yeux de personnages thaïs. En même temps, la thaïtude est perturbée et soumise à un examen rigoureux en relation avec l’américanité. C’est à la frontière de deux cultures qui s’influencent mutuellement qu’émergent Made in usa et Parfait idiot. Voyager et écrire dans un espace liminal ébranle de la sorte le concept de « patrie », notamment dans sa capacité à servir de source au « moi ».
57Appréhender les deux nouvelles comme liminales signifie voir que « ce qui est à la jonction de formes ou d’identités culturelles stables […] est essentiel à la création d’une nouvelle signification culturelle » ; la crise de l’identité qu’affronte le protagoniste facilite en réalité le « processus permanent de création de nouvelles identités » (Huddart 2006 : 7). Malgré la tentative dans Parfait idiot de localiser la « thaïtude » dans un passé préaméricain et dans une doctrine religieuse imperméable à l’influence occidentale, la narration du roman joue contre cette tentative. Le passé préaméricain est tout aussi « culturellement impur » que l’ère américaine et la doctrine religieuse est une mesure contre les fausses croyances et une voie vers la non-identité et la cessation de la souffrance. Made in usa comme Parfait idiot mettent en scène des contacts et des interactions culturelles fluides. Ils ouvrent la voie à l’émergence de nouvelles identités culturelles thaïes ; des identités en évolution, vivantes, dynamiques et pluralistes car constamment remises en question et redéfinies, par opposition à une identité rigide et étroite, imposée par l’autorité de l’État.
Références
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- Wongthes S (2004) เมดอิน ยู. เอส. เอ. Bangkok : Open Books.
Notes
-
[1]
Comme le veut la convention thaïe je ferai, à partir de maintenant, référence à l’auteur en le mentionnant par son prénom.
-
[2]
Pour le rôle que Sangkhomsat parithat a joué dans la politique culturelle thaïe et le mouvement pacifiste auprès des étudiants et des intellectuels, voir Kongkirati 2005 et Phetprasert 2006.
-
[3]
On assista aussi à des manifestations contre les produits américains et japonais au début des années 1970, organisées par le Centre National des Étudiants de Thaïlande. Pour une discussion détaillée sur le rôle du mouvement étudiant thaï dans les changements sociaux, voir Tangjaitrong (1986) et, pour les politiques culturelles, voir Kongkirati (2005).
-
[4]
Ce terme de la langue thaïlandaise parlée est une altération phonétique de l’anglais foreign. On l’utilise couramment pour désigner les étrangers et les Occidentaux en particulier [NdlR].
-
[5]
Baker et Phongpaichit (2009 : 186) expliquent que, bien que la constitution de 1968 formât un parlement dominé par un Sénat dont les membres étaient nommés, le Parlement était utilisé comme un forum pour critiquer le régime militaire : « Ils gelèrent le budget de l’armée, exigèrent des fonds supplémentaires pour développer les provinces et révélèrent au grand jour des scandales de corruption. Le premier ministre […] se montra profondément choqué par ces atteintes au pouvoir et aux privilèges des généraux ».