1La philosophie en tant que discipline universitaire a été introduite en Corée à la fin du xixe siècle. Toutefois, la formation et la recherche en philosophie n’ont pas vraiment commencé avant les années 1920. Le premier établissement à offrir à des Coréens la possibilité de suivre des études supérieures de philosophie fut l’université impériale de Keijō – aujourd’hui Séoul – (), fondée par les Japonais en 1924. Les premiers diplômés de cette école rédigèrent leurs travaux en coréen et contribuèrent ainsi à l’implantation de la philosophie dans la péninsule coréenne. Ils furent rejoints par d’autres Coréens, de retour dans leur pays natal après des études en Autriche, en Allemagne, en France et aux États-Unis. Je les appelle les « premiers philosophes coréens ». Il remplissaient trois conditions : tout d’abord, ils avaient un diplôme d’études supérieures de philosophie ; deuxièmement, ils avaient lu les textes philosophiques occidentaux dans la langue d’origine ou en traduction ; troisièmement, ils avaient tous écrit un essai en coréen contemporain. J’aborderai trois questions à la lumière de ces éléments.
2La première question porte sur leur attitude envers la philosophie. J’ai constaté avec étonnement que les premiers philosophes coréens parlaient de la philosophie comme s’ils étaient déjà très familiers des problèmes, de la terminologie et des sujets de la philosophie occidentale. D’où venait cette familiarité ? Pour répondre à cette question, il nous faudra prendre en compte l’introduction de la philosophie occidentale en Corée à la fin du xixe siècle.
3Le deuxième point concerne leur conception de la philosophie. On peut diviser ces premiers philosophes coréens en deux groupes principaux. Un premier groupe voyait dans la philosophie une façon de changer le monde. Pak Chonghong (1903-1976), Sin Namchŏl (1903-1958) et Pak Ch‘iu (1909-1949) sont des figures représentatives de ce courant. Un deuxième groupe de penseurs concevait la philosophie comme une façon de comprendre le monde à l’échelle intellectuelle. An Hosang (1902-1999) et Han Ch‘ijin (1901-1958 ?) illustrent cet autre mode de pensée.
4La troisième question porte sur leurs méthodes philosophiques. Les philosophes de la première catégorie insistaient beaucoup sur la « pensée subjective ». La passion, le pathos, y jouait un rôle essentiel. Les philosophes du second groupe insistaient sur l’importance de la pensée logique et rationnelle, le logos, et prônaient une compréhension plus objective du monde et de l’humanité.
La philosophie comme nouvelle discipline universitaire
5La philosophie coréenne contemporaine remonte à l’époque où la péninsule coréenne (1910-1945) subissait l’occupation japonaise. En 1919, un an après la fin de la Première Guerre mondiale, considérée par le théologien allemand Hans Küng comme un « tournant dans l’histoire mondiale (1990 : 20-24), surgit le mouvement d’indépendance du Samil (le 1er mars) ; en même temps, un sentiment de modernisation dans toutes les sphères de l’existence se répandit parmi les intellectuels coréens. C’est à ce moment-là que les jeunes philosophes qui avaient étudié en Europe et aux États-Unis regagnèrent leur pays natal. Fondée par les Japonais en 1924, l’université impériale de Keijō commença à partir de 1929 à produire des diplômés pourvus d’une connaissance philosophique de première main. En cette même année parut le premier numéro de Sinhŭng (), une revue universitaire publiée par les premiers diplômés de Keijō. En 1933, de jeunes philosophes diplômés de cette université et d’autres qui rentraient en Corée après leurs études à l’étranger créèrent ensemble la première société philosophique, Ch‘ŏrhak yŏn’guhoe (, Association des études philosophiques), dotée d’une revue officielle, Ch‘ŏrhak (, Philosophie). Pour eux, la philosophie ne pouvait être qu’occidentale.
6Cette idée mérite quelques explications. Les problèmes abordés par les premiers philosophes coréens, leur méthode d’approche, leurs concepts et leur façon de penser et d’écrire étaient calqués sur la philosophie occidentale. La « philosophie d’Asie de l’est » était totalement absente de leur formation intellectuelle. Ils se distinguaient à cet égard des traditionnels philosophes confucéens des générations précédentes. Les premiers philosophes coréens partageaient les mêmes problèmes et la même méthodologie que, par exemple, les néo-kantiens, les néo-hégéliens et les husserliens. Deux articles publiés par Kim Kyesuk (1905-1989), l’un des premiers diplômés du département de philosophie de Keijō, illustrent cette tendance. Ils s’intitulent « Une brève réflexion sur la philosophie de Cohen » et « Sur la méthode spéculative ». Le premier consiste en une introduction sommaire à la logique épistémologique d’Hermann Cohen ; le second porte sur la méthode hégélienne. Ces contributions ne sont pas faciles à lire : leurs arguments manquent de clarté. On s’étonne néanmoins de constater à quel point Kim maîtrise ces thèmes. Il ne manifeste aucune hésitation, aucune perplexité, et aucun signe d’appréhension intellectuelle. Il semble tout à fait l’aise avec son sujet. Kwŏn Sewŏn, un condisciple de Kim à l’université de Keijō, fit paraître, dans la deuxième livraison de la même revue, des articles intitulés respectivement « Addenda à la distinction entre vérité et exactitude » et « Sur la doctrine phénoménologique de la vérité ». Ces articles, qui traitent de Leibniz et de Husserl, sont beaucoup plus faciles à comprendre et plus clairs que ceux de Kim. Le ton adopté et sa façon de penser et d’écrire témoignent d’une telle assurance qu’on aurait peine à deviner que les thèmes qu’il traite n’appartiennent pas à son environnement culturel.
7Les premiers philosophes coréens ont étudié la philosophie occidentale en lisant les sources primaires. Ils connaissaient Platon, Kant, Hegel et Husserl dans la langue d’origine. Presque tous les étudiants apprenaient l’allemand ; certains maîtrisaient le grec et le latin. Ils pouvaient de la sorte acquérir une connaissance de première main de la philosophie occidentale. Quand ils faisaient de la philosophie, c’était de la philosophie occidentale. Or comment expliquer le fait que ces philosophes se sentaient familiers de matériaux, problèmes, concepts et théories d’origine occidentale ? Comment pouvaient-ils penser et écrire comme si la philosophie occidentale était la leur ?
8En fait, ces premiers philosophes ont été formés dans un système moderne du savoir et de méthodes de recherche. La philosophie était une discipline nouvelle, analogue aux mathématiques, à la physique, à la psychologie ou à la sociologie. Bien que les études supérieurs diffèrent des études primaires et secondaires dans la mesure où l’on attend des étudiants qu’ils développent un plus fort esprit critique, la formation de ces derniers passe d’abord par l’acceptation et l’imitation de l’enseignement que dispensent les professeurs. L’éducation moderne a pour particularité d’utiliser un vocabulaire technique nouveau, qui comprend des termes tels que liberté (), égalité (), justice (), droit (), individus (), sujet (), pensée (), raison (), rationalité (), rationalisme (), empirisme (), recherche (), science () et tant d’autres. Ces mots désignent l’activité humaine et la place de l’individu dans le monde, et se détachent des modes traditionnels de pensée. La première génération de philosophes coréens se mit à appréhender les êtres humains et le monde à travers cette nouvelle terminologie et à l’aide de nouvelles façons de voir et de penser. Ils n’avaient pas besoin de définir le sens de ces termes savants ; ils s’en servaient aussi naturellement que de leurs cuillers et de leurs baguettes. Cela vaut aussi pour Han Ch‘ijin, qui arriva en Corée vers 1929 après avoir obtenu son doctorat à l’université de Californie du sud. Bien qu’il ait suivi un cursus en anglais, les termes qu’il emploie dans son Introduction à la logique (Nollihak kaeron, 1931) et sa Nouvelle introduction à la philosophie (Ch‘oesin ch‘ŏrhak kaeron, 1936) sont pratiquement les mêmes que ceux de ses collègues qui avaient fait leurs études de philosophie à Keijō ou dans l’une des universités japonaises. En fait, la philosophie coréenne contemporaine a emprunté son vocabulaire philosophique aux Japonais, dont les formidables travaux de traduction ont précédé de presque deux générations le début de la philosophie en Corée (Kang 2012).
9La deuxième raison qui permet d’expliquer la familiarité des philosophes coréens avec la philosophie occidentale tient à cette histoire japonaise. Lorsque les premiers philosophes coréens ont commencé à rédiger leurs écrits, les philosophes japonais avaient déjà une connaissance de longue date de la philosophie occidentale. Citons, parmi leurs ouvrages, Nature et éthique (, 1912) de Kato Hiroyuki ; Étude sur le bien (, 1911), Pensée et expérience (, 1911), Intuition et réflexion dans la conscience de soi (, 1917), Le Problème de la conscience (, 1920) et Beaux-arts et moralité (, 1927) de Nishida Kitaro ; L’Essence de la philosophie de la religion et ses questions fondamentales (, 1920) de Hatano Seiichi ; Les Sciences naturelles à l’époque moderne (, 1915), Introduction à la science (, 1916), et Études de philosophie des mathématiques (, 1925) de Tanabe Hajime ; et Les Problèmes fondamentaux de l’éthique (, 1916), Esthétique (, 1917) et Personnalisme (, 1922) d’Abe Jiro (Hamada 1994 : 170-184). Outre ces travaux, les philosophes japonais avaient aussi produit des études sur des écoles de pensée ou des thèmes particuliers : Abe Yosihige dans le domaine des études kantiennes, Tajahasi Satomi sur Hegel et Husserl, Kuki Sujo sur l’existentialisme, Kawakami Hajime et Miki Kiyosi sur la pensée marxiste… Les philosophes coréens ne pouvaient à ce stade-là se mesurer à leurs homologues japonais, du moins en termes de production savante.
10Il faut noter que même si le néo-kantisme et le néo-idéalisme prévalaient à la fin des années vingt, d’autres courants philosophiques se concentrant sur des aspects plus concrets de la vie humaine, comme la Lebensphilosophie (philosophie de la vie), le marxisme et l’existentialisme, n’étaient pas inconnus des jeunes philosophes coréens. C’est peut-être la troisième raison pour laquelle ces derniers ne sentaient à l’aise avec la philosophie contemporaine, même si les philosophes qu’ils lisaient et commentaient venaient de l’Occident, via le Japon. La plupart des premiers philosophes coréens regardaient du côté de la philosophie européenne contemporaine. Ainsi, Kwŏn Sewŏn et Yi Chongu (1903-1974) s’intéressaient à la Lebensphilosophie ; Sin Namch‘ŏl, Pak Ch‘iu et Chŏn Wŏnbae (1903-1984) au marxisme ; Pak Chonghong à l’existentialisme. Ces trois écoles philosophiques étaient tournées vers la réalité humaine concrète et se voulaient antimétaphysiques. On peut facilement comprendre qu’elles aient attiré de jeunes philosophes privés d’autonomie politique. Les premiers philosophes coréens cherchaient à comprendre et à changer la réalité dans laquelle ils vivaient. Cette remarque nous mène directement à une question-clé : quelle était leur motivation pour faire de la philosophie dans un contexte aussi pauvre et démuni que celui des années vingt et trente ?
Pourquoi la philosophie ?
11Gardons cette question à l’esprit pour écouter ce que déclare Pak Chonghong, l’une des figures majeures de la philosophie coréenne, dans un article de 1933 :
Comme on le sait, Aristote disait que la philosophie commence avec l’étonnement. Mais on peut satisfaire ce genre d’étonnement en sortant de l’ignorance. Ce qui nous pousse à faire de la philosophie ne relève-t-il pas moins de cet étonnement bénin que de l’angoisse douloureuse provoquée par la réalité qui est la nôtre et qui nous opprime trop ?
13Pak voulait dire qu’à ses yeux, il faut chercher la raison fondamentale de faire de la philosophie « dans la réalité concrète de son époque, de la société dans laquelle il vivait, de son pays ». Selon lui, la philosophie s’enracine dans la réalité humaine. À son instar, An Hosang pensait que le point de départ de la philosophie est la réalité au sein de laquelle nous vivions. Dans un article consacré à la pensée de Bruno Bauer, il écrivait :
Le problème intrinsèque et urgent de la philosophie théorique est le monde réel. […] Le réel ne constitue pas seulement le point de départ de la vie quotidienne, mais aussi celui de la vie universitaire. Est-ce que partir du réel signifie le quitter pour toujours ? Non. Partir du réel est, au bout du compte, une démarche destinée à nous y ramener, pas à le laisser définitivement derrière nous. Partir du réel, le quitter puis y revenir, tel est le sens véritable des efforts humains et la finalité de la vie.
15Pour An, « on commence vraiment à faire de la philosophie » en établissant une distinction entre un réel visible et un réel invisible mais permanent, solide et situé au-delà du visible. An partage avec Pak la notion selon laquelle le réel est le point de départ de la philosophie : mais il distingue entre une sphère visible et une sphère invisible, et attribue au réel un ordre objectif qui transcende le donné empirique.
16Han Ch‘ijin, un autre philosophe qui a joué un rôle important dans l’introduction en Corée de la philosophie comme de la psychologie, de la logique, de la sociologie, de la théorie de l’éducation et de la démocratie, décrivait sa motivation pour faire de la philosophie comme une quête du sens de la vie humaine. Dans la préface de sa Nouvelle introduction à la philosophie (Ch‘oesin ch‘ŏrhak kaeron, ), il écrit :
Tout être humain aime vivre, mais c’est difficile de vivre. Qu’aime l’être humain ? N’est-il pas vrai qu’un être humain veut vivre parce que c’est difficile, non pas parce que c’est difficile de vivre ? Supposons qu’il n’y ait aucune épreuve : pour quoi un être humain vivrait-il ? […] La souffrance devient supportable quand on sait qu’on souffre. […] Un être humain peut vivre sa propre vie de manière active quand il se connaît lui et son environnement. L’avantage de la philosophie est de se connaître soi-même.
18La philosophie chez Han relève de la vision du monde – elle est weltanschaulich. Il comprend les problèmes de la philosophie comme les « problèmes essentiels que les cœurs humains cherchent à résoudre » et « les efforts déployés pour accéder à la véritable signification de la vie humaine et de l’univers » :
Le véritable sens de la vie humaine consiste à se connaître soi-même. Ce faisant, l’existence devient plus noble et plus libre. Le philosophe a pour mission de montrer la voie à la vie humaine et de la rendre bonne et belle en étudiant et en critiquant toutes les expériences humaines. La philosophie a pour vocation d’assurer une vie noble.
20Han affirme que la philosophie devrait recourir à l’intellect plutôt qu’à l’émotion et au désir, puisqu’elle est avant tout une quête de la connaissance rationnelle et méthodique, sans pour autant négliger la place importante que tiennent le désir et l’émotion dans la vie humaine.
21Pourquoi les premiers philosophes coréens croyaient-il que la philosophie occidentale pourrait leur fournir un outil pour comprendre la réalité concrète et la transformer ? De fait, la philosophie – en l’occurrence occidentale – a été le procédé par lequel les premiers philosophes coréens ont soulevé des questions concernant la réalité et grâce auquel ils ont trouvé des réponses. Ils ne se sont pas appuyés sur la pensée asiatique traditionnelle. La tradition ne pouvait pas les aider à s’attaquer aux problèmes qu’ils rencontraient. « Cette ère est une ère occidentalisée. Aujourd’hui, on conçoit la vie en Asie de l’est de la même manière que les Occidentaux », écrivait Han Ch‘ijin (1936 : 219). On pourrait tout aussi aisément avancer le contraire, mais ces propos montrent bien la façon dont l’un de ces intellectuels se situait par rapport à son époque. Pour les premiers philosophes coréens, la philosophie était un moyen de partager les fruits de la modernité portés par la culture occidentale.
22Les premiers philosophes coréens n’avaient pas de science très développée ; ils n’avaient pas de système de marché capitaliste ; ils ne vivaient pas en démocratie ; ils ne subissaient pas l’aliénation liée aux progrès technologiques. Cependant, ils traitaient des questions philosophiques de la même façon que les Occidentaux et ne différaient pas vraiment de leurs homologues occidentaux. On pourrait dire de la sorte qu’une culture de la modernité commença moins à s’enraciner sur le sol coréen par la réalité que par la réflexion, ou la pensée. Pour les premiers philosophes coréens, pratiquer la philosophie était en soi une activité propre à un mode de vie moderne. S’y consacrer était pour eux une manière de participer à la modernisation en lisant et en écrivant des textes philosophiques à une époque d’oppression coloniale.
La philosophie face au réel : deux directions
23Quelle méthode philosophique les premiers philosophes coréens ont-ils adoptée pour comprendre et transformer la réalité ? Il n’y a ici aucune uniformité. An Hosang et Han Ch‘ijin essayaient de comprendre la réalité d’une manière objective et rationnelle ; Sin Namch‘ŏl, Pak Ch‘iu et Pak Chonghong privilégiaient une approche subjective et passionnée.
24Arrêtons-nous sur les cas de An et Han. L’un et l’autre prêtaient beaucoup d’importance à la réalité humaine, mais se distinguaient de leurs confrères qui tentaient de la concevoir de manière subjective et passionnée. An affirmait que la philosophie constitue la « véritable connaissance de tout ce qui a trait au réel ». Selon lui, la philosophie part du réel, s’en détache et y retourne. Dans ses Conférences sur la philosophie (, Ch‘ŏrhak Kangron), An essaie de comprendre « les antinomies du réel » de manière holistique, dynamique et dialectique. La réalité des êtres humains comme celle de la nature se compose pour lui de moments antinomiques. On va puis on vient, on gagne puis on perd, on vit puis on meurt. Aller et venir appartiennent à un même mouvement ; ce ne sont pas des entités distinctes ; leur différence apparaît selon leur points de départ et d’arrivée. La vie et la mort ne diffèrent pas dans leur dimension ontologique, mais selon le point de vue d’où on les regarde. Tout tourne et pivote de cette façon. La rotation ou la révolution représente la « vérité » absolue de tout ce qui est :
La raison pour laquelle, quand la philosophie se confronte au réel, elle ne s’arrête pas aux apparences ou à ce qui est visible, mais part à la recherche du principe caché derrière le visible, est que le visible n’est que la manifestation de ce principe essentiel. Il faut aller à l’essentiel, au lieu de se raccrocher à l’apparence, afin de comprendre profondément et complètement l’apparence grâce à l’appréhension de ce principe. L’essence dont on parle est le côté principiel de l’apparence ; l’apparence est le côté existentiel de ce principe. La philosophie est la véritable connaissance de tout ce qui a trait au réel.
26Dans sa façon de faire de la philosophie, An accorde un rôle important au « principe de mouvement, de transformation et de rotation [ou de révolution] », parce qu’il sert de fondement pour aborder les problèmes de l’être et du devenir en termes d’ontologie et de cosmologie. Cela ne veut pas dire pour autant que An se réclame dogmatiquement d’une métaphysique sans épistémologie. Pour lui, la métaphysique repose sur l’épistémologie. À cet égard, il subit encore l’influence du néo-kantisme. Cependant, il donne la priorité à la relation objective à laquelle appartient l’objet de la connaissance, plutôt qu’au sujet épistémique. On le constate dans la façon dont il aborde la question : « Qu’est-ce que le vrai ? »
27Selon An, la connaissance réside dans le jugement, qui instaure des relations entre les représentations (Vorstellungen). Établir des relations constitue la propriété fondamentale du jugement. Ce dernier permet de dégager le rapport objectif entre les objets sans tomber dans l’arbitraire subjectif. On peut dire, par exemple, « la neige est blanche » ou « les roses sont des plantes » mais on ne peut pas dire « la neige est noire » ou « les roses sont des animaux ». Que la relation soit juste ou erronée, cela dépend de la relation objective entre ses composants. L’unique critère de vérité ou d’erreur tient à la relation objective. Les relations objectives déterminent leur propre contenu selon une nécessité logique. La vérité n’est rien d’autre qu’une relation objective, selon lui. Bien que son explication soit extrêmement absconse et difficile à suivre, il est clair qu’An s’inscrit dans le prolongement du néo-kantisme en cherchant à dégager le logos des choses, inhérent au monde logique et indépendant du sujet épistémique.
28Han Ch‘ijin insiste, pour sa part, sur la relation étroite qui existe entre philosophie et sciences. La philosophie devrait reconnaître ce qu’apporte la recherche scientifique et tirer parti des méthodes scientifiques : à défaut, elle ne saurait garantir son exactitude. Il estime que la philosophie ne peut parvenir à une vue rationnelle et cohérente de la vie et du monde que sur une base scientifique. Dans ce contexte, Han intègre des éléments de psychologie contemporaine dans ses observations philosophiques sur l’esprit humain ; il fait appel au béhaviorisme, qu’il décrit et critique à la fois comme « une théorie affirmant que l’esprit humain n’est rien d’autre qu’une sorte de réaction à des stimuli qui viennent de l’environnement extérieur et qui rejette l’existence d’un esprit immatériel ». Quand Han parle de l’univers, il met l’accent sur l’état présent de celui-ci et affirme que toute spéculation sur son origine ou sa fin est une « fiction portée par la fantaisie ». Il se montre tout aussi sceptique quant à l’existence d’un but préétabli dans la nature. D’après lui, chaque être vivant atteint un certain but à partir de sa propre nature, mais ce but n’est pas inscrit a priori : il advient en fonction d’un environnement et d’un moment donné. En ce qui concerne l’origine de la vie, il fait appel à la génétique et à la théorie de l’évolution, d’une part ; il insiste, d’autre part, sur le fait que les hommes sont les êtres vivants les plus nobles car ils possèdent la conscience et la rationalité. Il tente par ailleurs de fournir une interprétation rationnelle de la religion, à partir des travaux d’Auguste Comte, Herbert Spencer, Edward B. Tyler et William James.
29Le projet philosophique de Han vise à comprendre rationnellement l’humain et le monde. Son attitude rationaliste transparaît dans son impatience à intégrer les acquis de la recherche scientifique dans le débat philosophique ; mais aussi dans sa conception de la vie humaine. Han établit une distinction entre deux postures face à la vie : l’hédonisme et le rationalisme. Il voit dans le premier une attitude selon laquelle seule notre réalité visible existe : c’est de celle-ci qu’il faut donc jouir. Le rationalisme en revanche s’abstient du plaisir immédiat et pousse à vivre conformément à son devoir. L’hédonisme est centré sur le moment présent ; il considère en outre l’argent comme un moyen de réaliser les objectifs de la vie. Le rationalisme est axé sur l’avenir ; il considère le jugement rationnel et le devoir comme plus importants dans la vie. Selon Han, l’hédonisme a pour avantage de mettre la réalité visible si haut que son adepte se concentrera sur le travail d’aujourd’hui sans se soucier du lendemain. Cependant, l’hédonisme présente deux inconvénients : il néglige l’avenir et fait de l’argent une fin en soi. À l’opposé, le rationalisme a pour avantage de privilégier l’avenir et donner lieu à un mode de pensée universelle. Le cosmopolitisme émane d’une attitude rationaliste. Bien que le rationalisme ait pour inconvénient de penser davantage à l’avenir qu’au présent, il est naturel pour Han de défendre une conception rationaliste de l’existence :
On réfléchit au nom de l’avenir. Le progrès commence par le reproche. Si l’on se plaint de l’état présent, c’est que l’on songe au futur.
31Han ne tranche pas entre hédonisme et rationalisme, mais penche clairement vers le second. Toutefois, dans sa conception d’une vie adulte, le plaisir représente la matière de la vie, la raison sa forme. Il évoque à cet effet un « eudémonisme rationnel » comme attitude « appropriée » envers la vie. On observe chez lui une rupture par rapport à la tradition, une attitude rationnelle face à l’existence et, par-dessus tout, une façon rationnelle d’appréhender la complexité de la vie humaine au moyen de la réflexion philosophique.
32Un autre groupe de philosophes, parmi lesquels Sin Namch‘ŏl, Pak Ch‘iu et Pak Chonghong, s’est montré plus subjectiviste et passionné. Ces penseurs ne s’intéressent pas beaucoup à la tradition rationaliste en philosophie ; ils privilégient une façon subjective et plus engagée d’investir le réel. Pak Ch‘iu par exemple a diagnostiqué son époque comme étant celle d’une « crise » ; mais il pensait la crise moins comme un état de fait objectif que comme l’expression d’un sentiment subjectif (Pak 1934 : 13). Il voyait dans les crises modernes le « combat entre la richesse et la pauvreté » : et trouvait nécessaire, pour comprendre ce genre de conflit, de faire preuve de « subjectivité », c’est-à-dire, en l’occurrence, être passionné, contestataire, participatif et concret. Voilà qui signifie se mesurer au réel. Pak pensait que l’on pourrait surmonter la lutte des classes et celle entre la richesse et la pauvreté en abordant le réel de manière subjective. On a souvent le sentiment que sa philosophie s’ancre dans le sensible et exclut tout à fait le rationnel : Pak Ch‘iu oppose la raison à la passion, le logos au pathos. Or cette impression est fausse. Le point de vue original de Pak est résumé par sa formule « Toute pratique est action, mais toutes les actions ne sont pas pratiques » (1934 : 14). Pour cela, il exigeait un élément rationnel comme critère de distinction entre l’action et la pratique. Pour Pak, l’action μετά τοῡ λόγου, l’action selon le logos (c’est-à-dire la raison) est une vraie pratique. Cela signifie que seule une action rationnelle est pratique. Pak en concluait qu’il est impossible de surmonter la crise au moyen de la passion aveugle, même si un engagement passionné et passionnel est nécessaire. Il décrit la relation entre le logos et le pathos de la façon suivante :
La conception subjective du réel relève de la passion (du pathos) ; quand elle finit par déboucher sur la praxis, elle bascule inévitablement dans la sphère du rationnel. Telle est la dialectique du logos et du pathos. La praxis est la combinaison dialectique des deux. Ainsi, le logos et le pathos interviennent à tour de rôle dans la praxis. Le pathos (ou l’action) constitue le pouvoir de la praxis et le logos sa boussole.
34En ce qui concerne cette interrelation de logos et pathos, Pak Chonghong ne se situe pas très loin de Pak Ch‘iu. Pak Chonghong, dans son article de 1934, écrit ceci :
Notre quête philosophique ne cherchait à connaître ni l’« Idée » platonicienne ni Dieu. Elle servait à concevoir sur le plan conceptuel la réalité concrète, à partir de la réalité existante. Par conséquent, il est bon que nous intégrions à notre vie quotidienne la praxis sociale, c’est-à-dire nos activités sociales et concrètes. […] La tâche à laquelle nous sommes maintenant confrontés consiste à savoir sur quel mode et sous quelle forme notre praxis sociale conditionne et détermine notre compréhension du réel.
36Pak Chonghong souligne que le λόγος au sens grec du mot ne permet pas, à lui seul, de comprendre le réel, car il se cantonne à une contemplation passive, même s’il sauve les phénomènes et les fixe en termes conceptuels. Selon lui, les choses peuvent être conçues par une praxis active, et il n’existe aucun autre moyen d’accéder au réel que la praxis :
On ne peut concevoir le réel qu’à travers la praxis, qui s’exerce par une intervention active. Même la plus élémentaire sensation n’émane pas de la pure contemplation, mais d’une praxis sensible.
38Pak pense que le monde extérieur et les êtres humains ne peuvent être conçus si ce n’est que par la sensibilité. Cependant il ne néglige pas le rôle du rationnel dans une compréhension active et subjective du réel. Il n’oublie pas que la praxis est conditionnée par la raison. Il admet que, même si une loi est découverte à partir d’un événement singulier, elle nous met en condition de reproduire ce même événement. La théorie et la praxis se conditionnent mutuellement. La praxis peut se développer « sous la direction de la théorie » et la praxis ainsi élargie exige que la théorie se hisse à un nouveau stade. La théorie nourrit la praxis et la théorie en même temps, et la théorie ainsi élargie exige un niveau ultérieur de la praxis. « La théorie et la praxis se développent mutuellement de cette façon. La théorie ne peut jamais être séparée de son socle pragmatique qu’est le réel », déclare-t-il. Cette conception de la relation entre la théorie et la praxis, d’une part, entre la raison et la sensibilité, d’autre part, l’amène à évoquer la possibilité de « notre » philosophie, à savoir d’une philosophie coréenne. En 1933, Pak Chonghong déplorait le fait de n’avoir rien à dire sur la philosophie coréenne « contemporaine » et souhaitait vivement, dans un avenir proche, avoir une philosophie coréenne fondée sur et partant de la réalité concrète de son pays et du peuple coréen.
39*
40J’ai soulevé en ouverture la question de savoir pourquoi les premiers philosophes coréens paraissaient en terrain connu avec la philosophie occidentale. J’ai proposé une triple réponse. Tout d’abord, malgré l’éducation confucéenne traditionnelle qu’ont reçue la plupart des philosophes coréens, leur formation a bénéficié d’un système éducatif moderne et calqué sur un modèle occidental du savoir. Leur façon de voir les choses, de soulever des questions et de chercher des réponses obéissait à ce système d’éducation. Les premiers philosophes coréens étaient donc déjà sous l’influence de la culture occidentale. En deuxième lieu, la philosophie occidentale avait été introduite en Corée, soit par des intellectuels coréens formés au Japon, soit par des professeurs japonais qui enseignaient à l’université impériale de Keijō. Les premiers philosophes coréens ont appris la philosophie comme ils ont appris les mathématiques, la physique, la psychologie ou la sociologie. Troisièmement, les philosophies en vogue à la fin des années vingt et au début des années trente étaient la Lebensphilosophie, le marxisme et l’existentialisme. Ces philosophies se concentraient sur la réalité humaine, sociale et existentielle.
41Ma seconde question portait sur ce qui poussait ces intellectuels à pratiquer la philosophie. J’ai montré que ces philosophes étaient motivés par leur intérêt pour la réalité concrète. Leur philosophie s’orientait fondamentalement vers le réel. Cette démarche avait à voir avec leur désir de voir de nouveaux modes de vie s’installer sur la péninsule coréenne. Qu’était alors pour eux la philosophie ? Faire de la philosophie était à leurs yeux une façon de cultiver une culture de la modernité ; de réaliser le pouvoir de la rationalité et de la subjectivité pour transformer le réel. Faire de la philosophie était leur manière de moderniser leurs vies, à l’échelle personnelle et sociale.
42Ma troisième question concernait leur méthodologie. J’ai analysé deux directions. Un groupe de philosophes s’est attelé à trouver des explications rationnelles du réel. Ils ont essayé de dégager une structure logique du réel, voire un point de vue plus holistique du monde et de la vie (Welt- und Lebensanschauung). Politiquement et socialement, ils étaient plutôt conservateurs et libéraux. Une fois libérés du joug de la colonisation japonaise en 1945, ils ont joué un rôle important dans l’instauration d’une démocratie libérale en Corée du Sud. An devint le premier ministre de l’éducation, Han fut nommé consul auprès du gouvernement militaire américain provisoire et donna des conférences radiophoniques sur la démocratie. Il fut enlevé en Corée du Nord pendant la Guerre de Corée (1950-1953). Un autre groupe de philosophes œuvrait, pour sa part, pour un changement passionné et révolutionnaire de la réalité sociale. Ils s’efforçaient de transformer le réel à travers leurs idées. Après la libération du pays, tous à l’exception de Pak Chonghong adhérèrent au parti communiste et travaillèrent avec la Corée du Nord. Sin partit en Corée du Nord ; Pak Ch‘iu, devenu officier dans l’armée nord-coréenne, trouva la mort pendant la Guerre de Corée. De cette manière, les premiers philosophes coréens faisaient déjà l’expérience du conflit entre les conceptions marxiste et libérale du monde et de l’humanité, même s’ils avaient vécu à l’époque de l’occupation japonaise. Ils nous tendent comme un miroir dans lequel nous regarder avec ces questions : que pouvons-nous attendre de la philosophie et quel est le rôle des philosophes dans un monde qui change aussi vite que le nôtre ?
Références
- An, Hosang (1934) « », , 2 : 119-129.
- An, Hosang (1942) . Séoul : Tongangdang.
- Hamada, Junko (1994) Japanische Philosophie nach 1868. Leiden/New York : Brill.
- Han, Ch‘ijin (1936) . Seoul : Puhwalsa.
- Kang, Young Ahn (2012) « Conférence sur l’évolution des termes philosophiques en Corée », in V. A. Journeau (éd.) La Modernité philosophique en Asie, pp. 49-77. Paris : cnrs.
- Küng, Hans (1990) Projekt Weltethos. München/Zürich : Piper.
- Pak, Chonghong (1998) . Séoul : Minŭmsa.
- Pak, Ch‘iu (1934) « », , : 1-17.