Notes
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[1]
Il s’agit uniquement d’auteurs ou d’interprètes de genres musicaux tirés du patrimoine culturel ivoirien. Cette classification ne prend pas en compte le chanteur de reggae Alpha Blondy, qui s’est imposé comme une vedette mondiale depuis le succès de son album Jérusalem (1986).
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[2]
Le groupe zouglou ivoirien Anti-Palu a reçu le prix Kora du meilleur groupe africain de l’année en 2003 ; il a été suivi par Magic System en 2012. Par ailleurs, le groupe Espoir 2000 a été nominé dans la catégorie « Best Francophone » des mtv Africa Music Awards 2014 à Durban.
-
[3]
En 1991, la Côte d’Ivoire applique un programme de rigueur des bailleurs de fonds des institutions de Breton Woods. Sur le plan économique, le pays confronté à des difficultés de trésorerie est dans l’incapacité de satisfaire les revendications sociales des étudiants. Sur le plan politique, le président Houphouët-Boigny est fortement ébranlé par l’instauration du multipartisme et par une santé déclinante.
-
[4]
Les wôyôs ou ambiance facile sont des groupes d’animation des quartiers populaires composés de batteurs de tam-tams, de chœurs et d’un lead vocal. Dans leurs chansons faites a capella aux sons des tam-tams, ils expriment en français, en nouchi et dans les différentes langues maternelles ivoiriennes leur mal-être, confrontés qu’ils sont à l’illettrisme, à la déscolarisation, à la violence et aux difficultés quotidiennes de toutes sortes. Cette musique n’a pas d’écho sur le plan national puisqu’elle n’intéresse pas les principales maisons de production de l’époque que sont Showbiz et emi. Les chanteurs wôyô ne peuvent, par conséquent, entrer en studio afin de mettre leur album sur le marché et vivre de leur art. Confinés dans leurs différents quartiers, ces jeunes survivent en partie grâce aux maigres ressources tirées de l’animation des veillées funèbres.
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[5]
Suspendue à la fin des années 1990, elle a été relancée en mars 2013.
-
[6]
Enregistrée à ses débuts et diffusée en différé, l’émission connaît un franc succès et est présentée en direct quelques mois plus tard. Au vu de l’engouement des spectateurs et à l’invitation de ses annonceurs, Tempo sera enregistrée dans plusieurs lieux publics en semaine et diffusée le samedi suivant sur les antennes de rt1.
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[7]
Le « ca » signifie Campus Ambiance. C’est un hommage aux précurseurs du zouglou que sont les étudiants des Parents du campus.
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[8]
Le groupe 113 pour Un gaou à Oran, pour lequel est également conviée la star sud-africaine Brenda Fassie. En 2004, Magic System joue en première partie de Maureen Lilanda et Danny, deux stars zambiennes. En 2008, le groupe apparaît sur la compilation « Raï’n’b fever » aux côtés du chanteur Khaled sur le titre Même pas fatigué : 300 000 exemplaires de l’album sont vendus en 2009. D’autres collaborations suivront.
-
[9]
Il existe également une version française de cette chanson interprétée par Chawki et Kenza Farah, une hispanique (Chawki et Sophia Del Carmen) et une néerlandaise (Chawki et Do Van Hulst).
-
[10]
Le clip fait mieux que Habibi I love you du duo Chawki-Pitbull (12 649 758 vues le 16 juillet 2014, mis en ligne le 29 juillet 2013)
-
[11]
C’est le cas du quotidien gratuit 20 Minutes (27 juin 2014) et du Journal de 13 heures de la chaîne France 2 (24 juillet 2014).
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[12]
dj Arafat, le chef de file du coupé-décalé ivoirien, a été élu meilleur artiste masculin africain lors de la cérémonie des Koras en décembre 2012.
1 De l’indépendance, en 1960, au début des années 1990, la Côte d’Ivoire s’est imposée comme l’un des plus importants pôles culturels de l’Afrique francophone. Surnommée pendant ces années « la plaque tournante de la musique africaine », elle a vu éclore des talents tels que les artistes musiciens Manu Dibango, Salif Keïta, Mory Kanté, Boncana Maïga, les chorégraphes et metteurs en scène Souleymane Koly et Werewere Liking (Arnaud 2003). Elle a également abrité des concerts de sommités de la musique d’Afrique centrale comme Franco, Pépé Kallé, Tabu Ley Rochereau, Tshala Muana, Papa Wemba, Sam Fan Thomas, Kanda Bongo Man, Koffi Olomidé...
2 En 1977, à l’ombre du succès des musiciens d’Afrique centrale dans la capitale ivoirienne, sort le premier 33 tours de l’artiste ivoirien Ernesto Djédjé, dont les six premiers albums étaient passés inaperçus. Avec ce nouveau disque « ziboté », enregistré au Nigeria, Ernesto Djédjé s’inspire de l’afrobeat de Fela Kuti et lance le ziglibithy. Il s’agit d’une nouvelle danse alliant la musique traditionnelle bété de l’ouest de la Côte d’Ivoire et le disco venu des États-Unis. Le coup d’essai est un coup de maître. L’album Ziboté devient un tube en Côte d’Ivoire et dans la sous-région ouest-africaine. Ernesto Djédjé est élu meilleur artiste ivoirien de l’année 1977, à l’issue du referendum lancé par l’hebdomadaire Ivoire Dimanche (id). Avec son orchestre, Les Ziglibithiens, ils enchaînent des albums à succès (Les Ziglibithiens 1978, Golozo 1979, Azonadé 1980, Zouzoupalé 1981, Tizéré 1982). L’artiste, qui se fait appeler « le roi du ziglibithy » ou encore le « Gnoantré national », est au sommet de son art lorsqu’il meurt subitement en 1983 à l’âge de 35 ans. Avec la disparition d’Ernesto Djédjé, le ziglibithy créé par l’artiste n’a pu être perpétué par ses deux héritiers que sont Blissi Tébil et Johnny Lafleur.
3 Après Ernesto Djédjé, l’on assiste à un foisonnement de genres musicaux nationaux : le gnaman gnaman de Kéké Kassiry, le lékiné de Guéi Victor, le polihet de Gnahoré Djimi, le laba-laba de Luckson Padeau et ainsi de suite. Malgré cette embellie, aucun artiste ivoirien [1] n’a réussi à s’imposer à l’extérieur du pays. Même en Côte d’Ivoire, cette musique urbaine est discréditée, car dans la capitale économique Abidjan, elle est surtout proposée dans les quartiers populaires d’Abobo (au Maquis du château) et de Yopougon (Bar éclat, Baron bar, etc.). À l’opposé, les concerts des artistes étrangers qui attirent l’élite se déroulent dans la prestigieuse salle du Palais des congrès de l’hôtel Ivoire, en plein cœur du quartier chic de Cocody.
4 Ce paradoxe a pendant longtemps alimenté le prisme de la médiocrité des artistes nationaux. Il s’est progressivement estompé au début des années 1990 avec le succès des premiers chanteurs zouglou. Grâce aux Parents du campus, Les Salopards, Espoir 2000 et surtout Magic System, le zouglou est devenu au fil des années la principale musique urbaine ivoirienne et l’une des plus écoutées dans les capitales d’Afrique francophone.
5 Le statut actuel du zouglou dans le champ culturel africain [2] symbolise toute la dynamique des genres émergents (Kadi 2011) en Afrique francophone. D’où la rédaction de cet article qui se propose d’analyser les fondements d’un tel succès qui était loin d’être acquis. Il s’agira de mettre au jour les grandes articulations de l’embellie du zouglou ivoirien. Une démarche qui s’explique par le fait que, dans un environnement culturel national miné par la piraterie des œuvres artistiques, les cultures populaires ont été longtemps assimilées à des instruments de divertissement des classes défavorisées et frappées d’une certaine illégitimité.
L’explosion des musiques urbaines ivoiriennes : une symphonie sans suite
6 En 1994, dans ce qui apparaît à ce jour comme le dernier album d’une jeune carrière pourtant prometteuse, l’artiste ivoirien nst Cophie’s à travers le titre z à z chante la dynamique interne de la musique ivoirienne moderne :
z en z l’alphabet musical commence par z.Chez nous au pays tout se chante en z.z en z l’alphabet musical commence par z.Chez nous en Côte d’Ivoire tout se chante en z.Ziglibithy, ziguehi, zoblazo, zouglou, zogoda…
8 Nst Cophie’s est également le précurseur du zogoda (danse de l’abeille dans l’ethnie baoulé). En 1992, le lancement de cette énième mode musicale ivoirienne se déroule dans une boîte de nuit parisienne. À cette occasion, l’artiste, en vedette américaine, est vêtu en rouge et noir (la couleur du nouveau style musical) et entouré d’invités prestigieux, tel l’artiste congolais Papa Wemba. La diffusion du clip du lancement du zogoda sur les chaînes de télévision publique en Côte d’Ivoire est un énorme succès si bien que le rouge et noir deviendra la couleur des vacances 1992. En dépit de ce succès médiatique, l’artiste ne parviendra pas à pérenniser le zogoda. Fidèle à la rythmique du « z », l’expérience du Zopio Dance tentée deux ans plus tard à travers la chanson z à z se révéla tout aussi infructueuse.
9 Mais l’analyse du créateur du zogoda n’en est pas moins pertinente. Elle traduit, en réalité, le caractère éphémère des principales tendances de la musique ivoirienne moderne. En effet, après la mort d’Ernesto Djédjé en 1983, des créations aussi populaires que le goly de Jimmy Hyacinthe ou encore le polihet de Gnahoré Djimy n’ont pu survivre à la disparition de leurs inspirateurs. D’autres rythmes en vogue tels le gnaman gnaman de Kéké Kassiry, le ziguehi des ras, le laba-laba de Luckson Padeau, le lékiné de Guéi Victor, le wami d’Anouma Brou Félix, le bolo super de Kané Sondé, le gnèze moule de Ziké, la danse du chien de Manes Star, la pagnora de Koudou Zebless, le promador de Grand Père, le mapouka du groupe Nigui Saff K-dance, et même le zoblazo de Frédéric Meiway ont également disparu de l’univers de la musique ivoirienne.
10 Cette instabilité artistique est inhérente aux faiblesses structurelles des genres ivoiriens. Contrairement au makossa du Cameroun ou à la rumba congolaise, par exemple, la plupart des genres musicaux ivoiriens ne semblent pas véritablement refléter une identité culturelle nationale. Ils sont plutôt l’expression de spécificités culturelles ethniques et régionales. Ainsi, le ziglibithy, le la-ba-laba, le lekiné et le bolo super sont tirés des rythmes traditionnels du centre-ouest ivoirien (tohourou, gbégbé, aloukou, etc.). Le zoblazo de Frédéric Meiway tire son origine du patrimoine culturel nzema (tambours et fanfare) à l’extrême sud du pays. À l’instar d’Ernesto Djédjé qui, s’inspirant d’Elvis Presley (le roi de la pop), s’était proclamé « roi du ziglibithy », la plupart des artistes sont proclamés « roi » dans leurs domaines respectifs. Aussi, les « rois » des différents genres s’imposent-ils très souvent dans leurs régions d’origine ainsi que dans certains quartiers populaires d’Abidjan, où se retrouvent les principaux groupes ethniques ivoiriens.
11 Ces artistes établissent certes une connivence ethnique ou régionale avec leurs mélomanes, mais ils ne parviennent pas à incarner l’idée de la nation au sens culturel. Cet échec relatif de la musique populaire doit être également mis en rapport avec le pouvoir politique. En l’absence d’un environnement culturel très structuré, la plupart des artistes en vogue tirent leur légitimité de la reconnaissance de l’autorité politique. C’est le cas d’Ernesto Djédjé qui, grâce à son talent, avait réussi à obtenir un statut d’artiste officiel du régime. Aussi était-il invité à se produire à toutes les cérémonies officielles présidées par le président Félix Houphouët-Boigny. D’où son surnom de « Gnoantré national ». Tel ne sera plus le cas avec les différents « rois » de la musique ivoirienne qui lui succèderont.
12 Après le ziglibithy d’Ernesto Djédjé, les autres genres ivoiriens n’ont pas bénéficié du même intérêt de la presse et des instances politiques, ce qui explique en partie la difficulté qu’a connue la naissance d’une musique nationale ivoirienne avant 1990.
La naissance du zouglou : vers l’émergence d’une identité culturelle
13 Pour le sociologue Jean-Claude Ruano-Borbalan (2004 : 7), « l’acquisition d’une identité culturelle, traditionnellement marquée par des communautés plus homogènes, paraît aujourd’hui plus ouverte ». Il explique cette mutation par le fait que cette identité est « liée à des effets médiatiques et générationnels ». Ces deux facteurs ont indubitablement marqué l’avènement de la musique zouglou au début des années 1990.
14 En effet, en 1991, les Ivoiriens découvrent sur leur petit écran Didier Bilé et les membres du groupe Les Parents du campus. Ce sont des étudiants dont la majorité réside à la Cité universitaire de Yopougon, un quartier populaire d’Abidjan. Le clip de leur album Gboglo Koffi, tourné dans cette résidence universitaire, se distingue par une chorégraphie atypique : les bras levés vers le ciel, ces étudiants implorent la clémence des dieux devant un quotidien devenu insupportable. Dans un registre caustique, les chanteurs lèvent le voile sur l’ampleur de la misère estudiantine (insuffisance des bourses et des structures d’hébergement, paupérisation croissante, hantise du chômage…). Ils interpellent les autorités de l’époque en ces termes :
Gboglo Koffi, savez-vous qu’ici en cité la vie est dureOn a trop de problèmesPour avoir Ndaya il faut bosser beaucoupNdaya qui est là ça suffit pas.
16 Grâce à cette nouvelle musique alliant la puissance du verbe à la gestuelle, les étudiants ivoiriens, fortement impliqués dans les manifestations pour l’instauration du pluralisme en Côte d’Ivoire, le 30 avril 1990 (Bailly 1995) expriment leur ras-le-bol face à une administration universitaire et un système politique impuissants [3]. C’est le sens de cette apostrophe de Gboglo Koffi. Le personnage éponyme de l’album des Parents du campus renvoie initialement au lièvre dans les contes populaires baoulé. Mais, selon Jean-François Kola (2008), dans le milieu estudiantin des années 90, il fait implicitement allusion à la personnalité du premier président de la République de Côte d’Ivoire, Félix Houphouët-Boigny. En outre, le terme « Ndaya » désigne une ong créée par l’épouse du président pour soutenir l’enfance déshéritée. Cette ong renvoie dans le langage des étudiants aux aides à l’enseignement supérieur dont les montants sont en deçà des besoins réels des étudiants. Cette aide financière, dont quelques-uns d’entre eux bénéficient, est ainsi assimilée à une aumône dérisoire devant l’immensité de leurs besoins.
17 L’album des Parents du campus diffusé en boucle sur les médias d’État (radio et télévision) s’impose comme celui des vacances 1991. Les précurseurs du zouglou, imités par d’autres étudiants, puis par l’ensemble de la jeunesse ivoirienne, dansent les bras levés vers le ciel. Mais, au-delà de la chorégraphie, c’est surtout le contenu du message, la « philosophie » zouglou en d’autres termes, la description sans concession des difficultés du monde estudiantin, ce cri de colère d’une génération s’estimant orpheline car oubliée par la classe politique, qui séduit l’ensemble de la jeunesse du pays en quête de repères.
18 Sur le plan artistique, le zouglou, popularisé par un groupe d’amis étudiants, est en réalité une émanation de l’ambiance facile, encore appelée wôyô [4]. On comprend alors pourquoi avec le coup de maître des Parents du campus, le zouglou va sortir du cadre estudiantin pour s’imposer dans les quartiers populaires de la capitale économique ivoirienne. C’est le cas du Gbatanikro, situé dans la commune de Treichville d’où sont originaires les groupes Poussins chocs (Petit Yodé et L’Enfant Siro), Les Surchocs et les artistes Petit Denis et Dezzy Champion. Dans leurs œuvres, ces chanteurs témoignent de leurs conditions existentielles, rapportent les mythes et les métaphores des couches populaires. Mieux, les chansons zouglou inspirées des réalités sociales et politiques nationales renvoient à l’idée de la nation en construction (Bahi 2011).
19 En puisant dès le départ leurs thèmes dans l’imaginaire collectif, les chanteurs zouglou réussissent à établir une connivence avec l’ensemble de la population. De fait, depuis 1991, cette musique domine le paysage culturel ivoirien. Une telle longévité constitue déjà un fait notable dans la pérennisation de la musique ivoirienne moderne. La plupart des artistes de la seconde moitié des années 90 (Petit Yodé et L’Enfant Siro, Les Garagistes, Espoir 2000 et surtout Magic System) continuent de signer des titres à succès et de donner au zouglou et à la musique ivoirienne leurs lettres de noblesse. En l’espace de deux décennies, le zouglou ivoirien est passé d’un phénomène de mode estudiantin à l’une des musiques urbaines francophones les plus connues dans le monde. On ne peut comprendre une telle success story si l’on fait abstraction de l’évolution des médias et leur impact sur les cultures urbaines, aussi bien en Côte d’Ivoire qu’en Afrique francophone.
Les médias comme passeurs culturels
20 À l’instar des musiques ivoiriennes citées par nst Cophie’s, le zouglou aurait pu devenir un effet de mode sans l’apport des médias étrangers qui ont véritablement joué le rôle de « passeurs culturels » pour cette musique (Lamizet 2006).
21 Pour mieux saisir l’importance des médias dans la dynamique du mouvement zouglou, il importe de revenir au statut des musiques urbaines dans le champ culturel ivoirien avant 1990. Cette période est marquée par la domination des rythmes étrangers. C’est que la Côte d’Ivoire est devenue très tôt l’un des plus grands consommateurs de rythmes d’Afrique centrale. Le soukouss et la rumba congolaise en sont la parfaite illustration (Séri 1984 : 121). Les médias ivoiriens, notamment la première chaîne de la télévision, ont joué un rôle prééminent dans la réception particulièrement forte de la musique étrangère en Côte d’Ivoire, à travers des émissions à succès comme Afrique étoiles. Animée par Yves Zogbo Junior et Macy Domingo au milieu des années 1980, Afrique étoiles est une émission publique mensuelle enregistrée dans la prestigieuse salle du Palais des congrès de l’hôtel Ivoire et diffusée sur les antennes de la première chaîne de la télévision ivoirienne [5]. Elle fait la part belle aux vedettes d’Afrique et de la diaspora et est sponsorisée par la compagnie aérienne Air Afrique. Il en est de même pour Vidéo Stars plus, également animé par Yves Zogbo Junior. Cette émission hebdomadaire sponsorisée par Hollywood Chewing Gum diffuse des clips étrangers, notamment ceux des vedettes du RnB américain.
22 En revanche, la visibilité de la musique ivoirienne au cours de cette période fut réduite à la diffusion de quelques clips de musiciens passés entre les différents programmes télévisuels. Il a fallu attendre le début des années 1990 pour que les responsables de la télévision ivoirienne lancent Tempo, une émission essentiellement consacrée à la promotion de la musique nationale. Produite et animée par le journaliste-animateur Georges Aboké, Tempo est une émission bimensuelle de variété enregistrée [6] au studio b de la télévision ivoirienne et diffusée le samedi suivant avant le journal de 13 heures. Elle devient, grâce au dynamisme de son animateur et producteur, le principal canal de vulgarisation de la musique zouglou (Koné 2010). L’on doit d’ailleurs à Georges Aboké le célèbre refrain « Zouglou ! ca [7] ! ». Pendant deux décennies, Tempo s’est imposée comme la principale émission culturelle ivoirienne. Ce succès a favorisé l’organisation des premiers spectacles zouglou live dans les lieux publics, un privilège jusqu’alors réservé aux artistes étrangers. L’émission, animée ensuite par Touré Aboubakar et Didier Bléou, a véritablement participé à la crédibilisation et à la pérennisation du mouvement zouglou.
23 Récemment interrogé sur le rôle qu’il a joué dans le développement du zouglou en Côte d’Ivoire, le journaliste Georges Aboké évoque d’autres facteurs ayant contribué à la réussite du mouvement :
La jeunesse se tournait inexorablement vers l’extérieur quand elle devait « s’éclater ». En outre, les médias et les night-clubs n’offraient pas aux rythmes et aux artistes ivoiriens les meilleures places. Il y avait comme un complexe à montrer ce que nous avions. Enfin, c’était l’époque où chaque rythme avait son roi. Alors, a jailli le zouglou. Il s’est imposé parce qu’il comportait des forces : création estudiantine, gestuelle sensée, danse « philosophique », musique simple, textes revendicatifs, animateurs disposés à assurer la promo.
25 Aboké insiste sur les contingences nationales sociales, culturelles et politiques ayant conduit à l’émergence et au développement du zouglou. Son analyse ne semble pas prendre en compte le caractère hybride du zouglou, sa capacité à fusionner des genres musicaux issus des différentes régions de la Côte d’Ivoire. La dimension interculturelle de cette musique a été très récemment mise en valeur par les jeunes artistes du groupe Sans Façon (2009) :
27 Contrairement aux premières musiques urbaines ivoiriennes, on note dans l’émergence du phénomène zouglou, outre l’impact des groupes wôyô, l’influence des principaux rythmes traditionnels ivoiriens (aloukou, gbégbé, goumé). Cette identité est également linguistique. En plus du français standard ou soutenu, les chanteurs zouglou utilisent un français atypique. Il s’agit de substantifs et d’expressions tels « Joli garçon sans produit ghanéen » (personne élégante), « ndaya » (aide accordée aux étudiants), « go » (jeune fille), et ainsi de suite. Ce langage singulier est le nouchi, qui à l’instar du français de Moussa forme une composante du français populaire ivoirien. Le nouchi est un parler en marge des institutions du savoir, un langage propre à la jeunesse déscolarisée, aux rejetés du système élitiste que représente le système éducatif ivoirien. Le français étant la langue institutionnelle, les étudiants entendent, à travers ce choix, manifester leur solidarité avec l’ensemble des exclus et exprimer ainsi leur désaffection du système politique et social. On comprend alors mieux pourquoi le zouglou devient la musique de la contestation (Blé 2006) et le nouchi la forme particulière de cette révolte sociale (Kadi 2013).
28 Par son caractère hybride et sa vocation sociale, c’est-à-dire la capacité des artistes à se faire l’écho des préoccupations de leurs concitoyens, le zouglou transcende les clivages ethniques et régionaux et acquiert, grâce à la puissance des médias, une véritable assise culturelle nationale (Konaté 2002). D’où cette conclusion de Jean-François Kola (2008) :
En définitive, la chanson zouglou n’est peut-être qu’une forme de manifestation de l’identité ivoirienne, du moins si l’on accepte le postulat que celle-ci existe. Dans l’optique d’une sociologie du bricolage (Bastide 1970 : 65-108) nous pouvons dire que la chanson zouglou, à travers les chaînes d’ensembles syntagmatiques comme le discours, les items linguistiques, stylistiques, culturels, sociopolitiques, crée de facto un système de relations paradigmatiques, qui exprime une identité culturelle ivoirienne, une mémoire collective ivoirienne.
30 C’est l’incarnation de cette identité culturelle qui explique mieux le succès de la première génération de zougloumen. Dans un marché miné à l’époque par la corruption et un système de distribution des produits culturels très peu élaboré, les ventes réalisées par Gboglo Koffi, l’album des Parents du campus (1991) et Bouche b des Salopards (1995), soit respectivement 100 000 et 200 000 exemplaires, relèvent d’un véritable exploit. Le succès de la plupart des œuvres musicales se mesurant à l’aune de 5 000 à 10 000 exemplaires vendus (Konaté 2002) sur le marché ivoirien, la réception des deux albums cités illustre toute la réussite de cette génération qui a fait du zouglou la principale musique ivoirienne. Cette génération s’étend de la création du mouvement en 1991 jusqu’à 1998. Ses figures de proue sont Les Parents du campus, Les Salopards, Zougloumania, Petit Yodé, Esprit de Yop, Système Gazeur, Les Poussins chocs, Les Surchocs, Les Copines, Les Zouglounettes, Petit Denis, Dezzy Champion, Les Djigbos, Les Galliets, Les Zos, Les Potes de la rue et d’autres.
31 La sortie du second album de Magic System, Premier Gaou (1999), ouvre la voie à la deuxième génération du zouglou, dont les principaux artistes sont Espoir 2000, Les Garagistes, Les Marabouts, Anti-Palu, Lato Crespino, Les Mercenaires, Khunta et Cisco, Molière, Fitini, Soum Bill et ainsi de suite.
Magic System : les chantres du métissage
32 Si le groupe Magic System ouvre la voie à la deuxième génération du zouglou, ce n’est pas uniquement en raison du record de vente de leur second album, Premier Gaou, écoulé à plus d’un million d’exemplaires à travers le monde. Contrairement aux deux premiers succès zouglou (Les Parents du campus et Les Salopards) qui sont demeurés sans suite, le groupe Magic System domine les musiques urbaines en Côte d’Ivoire et en Afrique francophone depuis 1999.
33 À l’instar des Parents du campus et des Salopards, la promotion des médias nationaux (radio et télévision) a été déterminante dans la réception populaire de l’album en Côte d’Ivoire. En effet, deux semaines seulement après sa sortie, plus de 40 000 exemplaires de Premier Gaou ont été vendus. Le titre éponyme de l’album parle de l’amour par intérêt et de la revanche d’un amoureux naïf (gaou) abandonné par sa dulcinée. Une situation de la vie courante dans une rythmique simple et efficace qui séduit les mélomanes aussi bien en Côte d’Ivoire qu’à l’étranger :
Après l’Afrique de l’Ouest, la vague Magic System atteint tous les autres centres urbains du continent africain. Avec près de 300 000 cassettes vendues dans leur pays et plus d’un million dans le reste du continent, le groupe se taille une belle réputation. Toutes les capitales les sollicitent et le tube a même du succès dans les boîtes de nuit de Tunis. On parle désormais du phénomène Magic System.
35 Si l’ancien animateur de la télévision ivoirienne Aboubakar Touré s’enorgueillit d’avoir lancé Premier Gaou en 1999 dans l’émission Tempo, la promotion des médias ivoiriens ne saurait, à elle seule, expliquer la réussite du groupe Magic System au-delà des frontières nationales. Ce, d’autant plus que les médias d’État ivoiriens n’étaient pas encore diffusés sur le bouquet satellitaire du groupe Canal plus. En réalité, ce qui apparaît comme un véritable record de vente pour un groupe musical en Afrique francophone est essentiellement le fait du marché extérieur, ce qui inclut les principales capitales africaines, la France métropolitaine et les Antilles françaises ; un exploit auquel a largement contribué Radio France Internationale (rfi) par le biais de l’émission Couleurs tropicales. Cette émission, produite et animée par Claudy Siar depuis 1995, est devenue au fil des années le lieu de passage privilégié des principales figures de la musique en Afrique et dans les Antilles.
36 Précurseur de ce qu’il a lui-même appelé la « génération consciente », Claudy Siar a une parfaite connaissance de l’univers du showbiz aussi bien en France qu’en Afrique. D’origine guadeloupéenne, cet animateur-producteur est un excellent passeur de la musique antillaise en Afrique francophone et vice versa. Son charisme a fait de Couleurs tropicales une émission-culte dans la plupart des pays couverts par la « radio mondiale ». C’est dans ce cadre qu’il a contribué à asseoir la notoriété des « gaous musiciens » à l’extérieur de leur pays. En 2000, avec le groupe Magic System, il chante quelques couplets du titre Jusqu’au bout de l’album à succès de Jocelyne Labylle J’ai déposé les clés. Depuis le succès de son single Quand tu veux en 1997, l’artiste guadeloupéenne est devenue une des icônes montantes de la musique zouk. C’est pourquoi sa collaboration avec le groupe zouglou ivoirien donne à ce dernier une certaine visibilité dans les Antilles.
37 Outre rfi, le lancement de la télévision musicale ntv2, filiale de la chaîne béninoise lc2, a représenté un véritable catalyseur pour les musiques urbaines. Au début des années 2000, cette chaîne diffuse en continu les nouvelles tendances de la musique dans une vingtaine de pays africains à partir du canal 126 de CanalSat Afrique. En dévoilant au public les artistes en vogue, les révélations et les nouveaux pas de danse, la chaîne a indéniablement contribué au succès de la musique ivoirienne, particulièrement du zouglou et du coupé-décalé dans les pays africains.
38 Le succès de ntv2 aussi bien chez le public que chez les artistes africains conduira en 2003 au lancement de Trace tv (anciennement mcm Africa), consacrée aux musiques et aux cultures urbaines du monde. En novembre 2011, Trace tv, devenue Trace Urban, inaugure Trace Africa, une filiale spécialement dédiée aux musiques urbaines africaines. Les émissions de Trace Africa African Hit 30 et African Hit 10 qui sont consacrées en exclusivité au classement des 30 et 10 meilleurs clips africainsn révèlent les grandes tendances des musiques urbaines africaines. Outre les clips vidéo, cette nouvelle chaîne innove en proposant aux abonnés des concerts ainsi que des interviews des artistes africains.
39 En définitive, la diffusion des principales musiques urbaines mondiales, en l’occurrence le RnB, le ragga, le zouk, l’électro, la pop, etc., à travers mcm Africa puis Trace Urban, a notablement influencé la musique zouglou, les musiques urbaines ivoiriennes, principalement le zouglou, le rap et plus tard le coupé-décalé représentant une part importante de cette programmation (Légende 2014).
40 L’avènement de ces chaînes satellitaires constitue, pour ainsi dire, le départ d’un métissage progressif et d’une internationalisation des musiques urbaines ivoiriennes. En 2001, le dj français Bob Sinclar signe le remix du titre Premier Gaou, sur le marché depuis 1999. Ce projet relance aussitôt la vente de l’album en France et fait mieux connaître les natifs d’Abidjan au public français. Cette nouvelle version de Premier Gaou, diffusée en boucle sur les radios en France, est classée troisième pendant l’automne 2002. Magic System profite de cette embellie et s’offre son premier concert à l’Olympia de Paris, le 1er décembre 2002. Le groupe ivoirien collabore également en 2003 avec la chanteuse française de RnB Leslie Bourgoin, l’idole des adolescents français de l’époque, sur un single intitulé On ne sait jamais. Le disque est vendu à 240 000 exemplaires en France. La même année, Magic System lance sur le marché français son album Premier Gaou à Paris, qui avait connu un flop à Abidjan en 2001 sous le titre de Poisson d’avril. Le succès est immédiat et l’album couronné Disque d’or.
41 Tirant les leçons de cette expérience, le groupe multiplie les duos et les collaborations avec les artistes et groupes les plus en vue sur le continent africain, une stratégie qui lui confère une véritable audience sur le plan national et international [8]. Les deux albums Cessa kié la vérité (2005), pour lequel le groupe a bénéficié de la collaboration d’Alpha Blondy (reggae), Brenda Fassie (afropop), Youssoupha (rap) et Brasco (rap), et Ki Dit Mié (2007) marquent une nouvelle orientation artistique et commerciale : celle d’une musique métissée, une musique dansante comme celle qui avait fait le succès du groupe Ochestra Baobab de Dakar dans les années 1970. C’est un choix payant si l’on se réfère au succès de leur titre Bouger Bouger et surtout Ki Dit Mié (visionné plus de 4,6 millions de fois sur youtube). Depuis lors, le groupe n’a de cesse d’engranger des tubes. Les distinctions de sa jeune discographie en sont une preuve éloquente : en 15 ans de carrière, le groupe ivoirien a obtenu 14 Disques d’or et 3 Disques de platine (Pooson 2014). Cette réussite de Magic System, qui est une grande première dans les musiques urbaines en Afrique francophone, s’explique par la vocation multiculturelle d’une œuvre ciblant le marché extérieur. C’est ce que confirme Traoré Salif (Asalfo), le lead vocal du groupe :
Il y a 850 groupes de zouglou en Côte d’Ivoire, dont on entend à peine parler ici et qui ne sortent pas de la communauté. Pour connaître de gros succès, il n’y a pas deux façons de faire : c’est la méthode Magic System. Mondialiser. Il faut apporter un son nouveau avec une base que les gens connaissent déjà.
43 Pour le leader de Magic System, le zouglou doit s’inspirer du raï dont les figures emblématiques Cheb Mami et Khaled avaient conquis le monde dans les années 90 en dopant le raï avec des sonorités occidentales. D’où la promotion d’un zouglou qui mélange la danse, le techno ainsi que d’autres sonorités telles le rap, le RnB. Il s’agit en d’autres termes d’un métissage musical conforme à la world music. Cette réussite commerciale a fait du groupe le « meilleur ambassadeur du zouglou » (Koné 2010) lors du Festival international du zouglou en 2010. Elle ne manque pourtant pas de susciter des interrogations sur l’identité de cette musique.
Zouglou originel vs zouglou occidentalisé ?
44 À l’origine, le zouglou est un genre dont les textes sont inspirés par l’actualité sociale et politique. Il repose sur des fondamentaux hérités du wôyô : c’est une musique jouée sur une rythmique composée de tambours entrecoupés de chœurs. Ce zouglou dit originel, qu’on observe très bien dans l’album Premier gaou, a fait place chez Magic System à un zouglou commercial proche de la musique pop. En conséquence, d’autres artistes n’ont pas hésité à remettre en cause l’orientation zouglou et même africaine des compositions du premier groupe zouglou ivoirien. C’est ce que confirme le journaliste culturel Albert Drogba Carino : « J’ai rencontré de nombreux artistes ou groupes zouglou qui ont tenu des propos très virulents à l’endroit de Magic System sous prétexte que ce groupe dénaturait le zouglou en faisant de la “Musique de Blancs” » (Atissony 2013). C’est pour sans doute répondre à cette critique que Magic System a intitulé son dernier album Africainement vôtre (2014).
45 Ce titre reflète un certain retour au zouglou « originel » nettement perceptible en Côte d’Ivoire au milieu des années 2000. Une tendance à mettre en rapport avec l’organisation des premiers festivals du zouglou à Abidjan. Les trois premières éditions de La Nuit du zouglou, organisée à partir de 2005 et devenue par la suite le Festival International du zouglou (fiz) en 2010 puis Zouglou Days en 2012, ont mis un accent particulier sur la détection des talents. Les organisateurs ont ainsi institué des concours de wôyô (Koné 2010) dans les quartiers populaires d’Abidjan (Place Ficgayo de Yopougon et Espace In’Allah de Koumassi) en vue d’assurer la relève du zouglou. L’importance accordée aux wôyô dans lesquels les grands noms actuels du zouglou ont fait leurs premières classes, n’est pas restée sans suite. Cette initiative a mis en lumière des chanteurs solos passés maîtres dans l’a capella et dont les textes sont inspirés des faits de société, comme Vieux Gazeur et Bagnon. Elle semble avoir favorisé la création de nouveaux groupes à succès tels que Les Patrons, Ceki’sa, Les Sans façon et aussi l’émergence d’une nouvelle génération de chanteurs ou groupes zouglou en vogue en Côte d’Ivoire : jc Pluriel, Lunik, Atito Kpata, Yabongo, Tonton Zela, Petit Sako, Samy Succès, Osmose, etc. On comprend alors pourquoi, avec l’intitulé du nouvel album des Magic System, le quotidien béninois Adjinakou (2014) évoque le « retour aux racines » des plus célèbres musiciens d’Abidjan.
46 Pourtant ce retour supposé aux sources s’apparente à une stratégie de communication en ce sens que la présentation du nouvel album du groupe coïncide également avec l’annonce de leur prochaine tournée africaine :
Décrit par le groupe comme une « déclaration d’amour à l’Afrique » et une « invitation au voyage et à l’ouverture », ce nouvel album est commun pour l’Europe et l’Afrique. Dans cette logique de rapprochement avec le continent africain, Magic System entamera une tournée africaine dès mai 2015. Il se produira ainsi dans de nombreux pays comme le Mali, la Côte d’Ivoire, le Cameroun ou encore le Togo.
48 En réalité, Africainement vôtre n’a pas changé la posture interculturelle qui est au fondement du succès du groupe. Ce nouvel album, à la mélodie légère et dansante et sur lequel on retrouve l’usage d’instruments électroniques et des textes courts (les chansons durent environ 3 minutes), illustre toute l’envergure pop du zouglou de Magic System. La chanson pop sur fond rythmique raï Magic in the Air, choisie pour la promotion de l’œuvre, en est une preuve éloquente. Elle raconte l’épopée de très jeunes joueurs africains de football et a été réalisée en duo avec Ahmed Chawki. À travers cet air entièrement exécuté en français, mais opportunément intitulé en anglais, Magic System tente subtilement de surfer sur le « phénomène » Chawki. Le jeune artiste marocain s’est en effet rendu célèbre grâce à son titre à succès Habibi I love you (2013) avec la star américaine Pitbull [9]. Magic in the Air est rapidement devenu un tube. Mis en ligne sur Youtube le 17 mars 2014, dans la fièvre de l’organisation de la Coupe du monde de football 2014, le clip officiel de Magic in The Air a été visionné plus de 23 134 295 fois en quatre mois (16 juillet 2014) [10], ce qui constitue un véritable exploit pour un groupe africain. La chanson a été logiquement sélectionnée parmi les tubes de l’été 2014 par plusieurs médias français [11].
49 L’importance des médias satellitaires et le succès planétaire du groupe Magic System ouvrent une nouvelle page du zouglou, celle de l’internationalisation du mouvement. Les musiciens de la seconde génération du zouglou comme Espoir 2000, Les Garagistes, Fitini, Yodé et Siro, Molière, Les Surchocs, Petit Denis, Anti-Palu, et les autres qui se sont depuis lors imposés en Côte d’Ivoire, ont l’ambition de conquérir le marché international. Selon Albert Drogba Carino, cette ouverture permettrait aux artistes d’atteindre un double objectif : d’une part, de « sortir le zouglou de son ghetto » en s’inspirant du modèle de Magic System, de l’autre, de faire face à la faiblesse du marché ivoirien du disque. Le journaliste ivoirien s’en explique :
Pour gagner un Disque d’or, il faut avoir vendu 50 000 exemplaires d’albums ou 75 000 pour les singles. Même si en son temps les Salopards avec Bouche b avaient vendu 200 000 cassettes, il est impossible d’atteindre ces chiffres dans nos pays africains à cause de la piraterie. En plus, il y a si peu de consommateurs de cd en Côte d’Ivoire. Nous n’avons pas encore la culture de l’achat des disques. Si Magic System ne visait que le marché local, je ne pense pas qu’il puisse avoir ces Disques d’or et de platine. Il faut donc trouver une stratégie pour se faire vendre à l’extérieur.
51 Cette vocation internationale du zouglou s’observe à deux niveaux. D’abord, ces musiciens optent de plus en plus pour la collaboration avec d’autres artistes et pour la diversification du contenu de leurs albums. C’est le cas du groupe Les Garagistes ayant connu, ces dernières années, un énorme succès en Côte d’Ivoire et en Afrique de l’ouest. Dans son album Fauteuil présidentiel (2010), le groupe a fait appel à des sonorités reggae et RnB à travers les titres Djo le taxi et Wawalessê. Deux ans plus tard, le groupe Les Patrons, dans l’album Haut niveau, signe le titre à succès Près du cœur en duo avec l’artiste RnB nigérian J. Martins. Conséquence logique, Haut niveau semble avoir donné une visibilité internationale au jeune groupe. Ses membres multiplient les concerts en Afrique et en Europe, notamment en France et aux Pays-Bas. Dans cette logique d’ouverture, le groupe Espoir 2000 qui s’est fait une solide réputation en Côte d’Ivoire et Afrique centrale pour la rigueur de ses textes axés sur les problèmes sociopolitiques, a proposé une chanson zouk, Je t’aime, dans son album Gloire à Dieu (2006). Ce métissage s’est accentué avec la sortie de Génération consciente (2014), meilleure vente du marché ivoirien en 2014 avec plus de 5 000 cd écoulés un mois après la sortie de l’album, le 25 janvier 2014. Sur ce dernier album, outre le zouk, à travers la chanson Laisse tomber Espoir 2000 a tenté l’expérience du RnB, en collaborant avec le groupe congolais Bana c4 sur le titre C’est gâté. L’objectif de ce zouglou hybride d’Espoir 2000 est, selon son producteur, « d’atteindre le marché international » (Kader 2014). Pour y parvenir, la production du groupe ivoirien envisage de faire participer d’autres artistes reconnus en Occident à la conception du nouvel album destiné au marché européen.
52 En outre, la qualité du clip C’est gâté, actuellement diffusé sur les principales chaînes de télévisions africaines et également mis en ligne, illustre l’autre cheval de bataille des groupes zouglou avides de notoriété internationale : il s’agit de la rigueur dans la conception des clips de leurs albums. Les clips vidéo produits par Yodé et Siro, Les Patrons, Les Garagistes, Fitini, Tonton Zéla… et diffusés ces dernières années sur les chaînes de télévisions ivoiriennes et étrangères – mais aussi sur Youtube – sont dorénavant réalisés à coups de millions de francs cfa et laissent très peu de place à l’amateurisme. D’où le satisfecit d’Olivier Laouchez, pdg de la chaîne de télévision Trace : « Je félicite la qualité des clips vidéo des chanteurs ivoiriens qui a connu une énorme progression. Par moments, nous sommes dans l’embarras » (Légende 2014).
53 Ces clips, dont les décors sont calqués sur ceux des artistes occidentaux tournant en boucle sur mtv et Trace Urban, témoignent d’une mondialisation de fait du zouglou et rendent caduc le débat sur l’opposition supposée entre le zouglou « originel » et le zouglou « occidentalisé ».
Conclusion
54 Abidjan s’est imposée comme l’une des places fortes des musiques urbaines africaines pendant les deux premières décennies qui ont suivi l’indépendance de la Côte d’Ivoire. Paradoxalement, à l’exception de l’intermède du ziglibithy d’Ernesto Djédjé, la musique urbaine ivoirienne, dont les créateurs ont été particulièrement prolifiques pendant cette période, est restée un genre du terroir confiné à l’intérieur des frontières nationales.
55 L’avènement de la musique zouglou en 1991 a progressivement changé les choses. En reprenant à son compte les thèmes de l’actualité sociale et politique ivoirienne et africaine, et en puisant dans les ressources culturelles ivoiriennes (français populaire, mythes, humour), le zouglou suscite l’adhésion d’une importante frange de la jeunesse ivoirienne. Au milieu des années 1990, il symbolise l’affirmation d’une identité culturelle ivoirienne et s’impose comme une musique nationale, comme l’attestent les records de vente des cassettes de la première génération du zouglou. Les figures de proue de cette génération sont Les Parents du campus et Les Salopards.
56 Malgré une forte adhésion des médias et du public ivoirien, le zouglou traverse une certaine impasse vers la fin des années 1990, jusqu’au succès mondial de l’album Premier Gaou du groupe Magic System. Tirant profit de cette audience internationale, Magic System rompt avec la tradition du zouglou originel inspiré du wôyô et multiplie les collaborations avec les artistes les plus en vogue en Afrique et en France. Cette fusion du zouglou avec les genres étrangers (zouk, RnB, hip-hop, raï…) confère à la musique de Magic System une dimension éclectique et séduit les férus des musiques du monde. Ce métissage est non seulement une réussite commerciale, mais assure une certaine crédibilité au mouvement zouglou. En témoignent l’audience de Magic System en Europe occidentale et les nombreux concerts de groupes comme Espoir 2000, Les Garagistes, Yodé et Siro, Les Patrons, etc., dans la sous-région ouest-africaine ainsi qu’en Afrique centrale. La musique zouglou est ainsi devenue l’un des genres les plus diffusés en Afrique francophone. L’exemple camerounais en est une preuve éloquente. Au pays de Sam Fan Thomas, Moni Bilé et Petit Pays, la musique ivoirienne, singulièrement le zouglou, semble avoir remplacé le makossa dans le cœur des mélomanes. C’est ce que souligne le correspondant local du quotidien ivoirien Nord-Sud : « Si les vibes ivoiriennes font sensation, certaines sont plus consommées que d’autres. C’est le cas, par exemple, du zouglou (rythme urbain né dans les années 90 et qui met l’accent sur les tares de la société), numéro un dans les hit-parades locaux » (Sanh 2014).
57 Comme l’illustre l’exemple camerounais, le zouglou ivoirien, qui est une musique à vocation sociale, séduit dans une Afrique en crise. Le métissage réussi avec d’autres genres urbains en vogue a favorisé au sein de la diaspora ivoirienne, à Paris, l’avènement du coupé-décalé (Boka 2013), qui s’est par la suite imposé sur le continent africain [12]. Par ailleurs, le phénomène zouglou suscite également l’adhésion des médias et des acteurs culturels internationaux. C’est le sens de la nomination, en août 2012, de Salif Traoré (A’salfo), le leader du groupe Magic System, en qualité d’ambassadeur de Bonne volonté de l’unesco. Dans cette même logique, le groupe Espoir 2000 vient d’être choisi par Microsoft Afrique comme « Ambassadeur de la propriété intellectuelle en Afrique » (Bléhiri 2014).
Bibliographie
Références
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- Seri, D. (1984) « Musique traditionnelle et développement national en Côte d’Ivoire », Tiers-Monde, 25(97) : 109-124.
Notes
-
[1]
Il s’agit uniquement d’auteurs ou d’interprètes de genres musicaux tirés du patrimoine culturel ivoirien. Cette classification ne prend pas en compte le chanteur de reggae Alpha Blondy, qui s’est imposé comme une vedette mondiale depuis le succès de son album Jérusalem (1986).
-
[2]
Le groupe zouglou ivoirien Anti-Palu a reçu le prix Kora du meilleur groupe africain de l’année en 2003 ; il a été suivi par Magic System en 2012. Par ailleurs, le groupe Espoir 2000 a été nominé dans la catégorie « Best Francophone » des mtv Africa Music Awards 2014 à Durban.
-
[3]
En 1991, la Côte d’Ivoire applique un programme de rigueur des bailleurs de fonds des institutions de Breton Woods. Sur le plan économique, le pays confronté à des difficultés de trésorerie est dans l’incapacité de satisfaire les revendications sociales des étudiants. Sur le plan politique, le président Houphouët-Boigny est fortement ébranlé par l’instauration du multipartisme et par une santé déclinante.
-
[4]
Les wôyôs ou ambiance facile sont des groupes d’animation des quartiers populaires composés de batteurs de tam-tams, de chœurs et d’un lead vocal. Dans leurs chansons faites a capella aux sons des tam-tams, ils expriment en français, en nouchi et dans les différentes langues maternelles ivoiriennes leur mal-être, confrontés qu’ils sont à l’illettrisme, à la déscolarisation, à la violence et aux difficultés quotidiennes de toutes sortes. Cette musique n’a pas d’écho sur le plan national puisqu’elle n’intéresse pas les principales maisons de production de l’époque que sont Showbiz et emi. Les chanteurs wôyô ne peuvent, par conséquent, entrer en studio afin de mettre leur album sur le marché et vivre de leur art. Confinés dans leurs différents quartiers, ces jeunes survivent en partie grâce aux maigres ressources tirées de l’animation des veillées funèbres.
-
[5]
Suspendue à la fin des années 1990, elle a été relancée en mars 2013.
-
[6]
Enregistrée à ses débuts et diffusée en différé, l’émission connaît un franc succès et est présentée en direct quelques mois plus tard. Au vu de l’engouement des spectateurs et à l’invitation de ses annonceurs, Tempo sera enregistrée dans plusieurs lieux publics en semaine et diffusée le samedi suivant sur les antennes de rt1.
-
[7]
Le « ca » signifie Campus Ambiance. C’est un hommage aux précurseurs du zouglou que sont les étudiants des Parents du campus.
-
[8]
Le groupe 113 pour Un gaou à Oran, pour lequel est également conviée la star sud-africaine Brenda Fassie. En 2004, Magic System joue en première partie de Maureen Lilanda et Danny, deux stars zambiennes. En 2008, le groupe apparaît sur la compilation « Raï’n’b fever » aux côtés du chanteur Khaled sur le titre Même pas fatigué : 300 000 exemplaires de l’album sont vendus en 2009. D’autres collaborations suivront.
-
[9]
Il existe également une version française de cette chanson interprétée par Chawki et Kenza Farah, une hispanique (Chawki et Sophia Del Carmen) et une néerlandaise (Chawki et Do Van Hulst).
-
[10]
Le clip fait mieux que Habibi I love you du duo Chawki-Pitbull (12 649 758 vues le 16 juillet 2014, mis en ligne le 29 juillet 2013)
-
[11]
C’est le cas du quotidien gratuit 20 Minutes (27 juin 2014) et du Journal de 13 heures de la chaîne France 2 (24 juillet 2014).
-
[12]
dj Arafat, le chef de file du coupé-décalé ivoirien, a été élu meilleur artiste masculin africain lors de la cérémonie des Koras en décembre 2012.