Notes
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[1]
Voir, à ce sujet, Martin 2011, Gugler 2011, Dönmez-Colin 2007, Armes 2006, ainsi que les articles publiés dans Études Maghrébines, Journal of North African Studies et récemment Journal of African Cinema.
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[2]
On lui rend hommage un peu partout : au festival de Tétouan de 2013, par exemple. Ses documentaires ont été primés au festival de Valladolid (Espagne) en 1988, de Montecatini (Italie) en 1989 et de Pessac (France) en 1995, et ont été diffusés sur plusieurs chaines de télévision.
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[3]
Pour une description plus précise du rôle de l’État tunisien dans la production cinématographique nationale, voir Martin 2007.
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[4]
Sonia Chamkhi, email adressé à l’auteure en mars 2014.
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[5]
Pour une exploration plus approfondie de cette structure, voir le chapitre « Assia Jebar’s Transvergent Nuba: The Nuba of the Women of Mount Chenoua (Algeria, 1978) », in Martin 2011 : 43-62.
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[6]
En cela, ce film ressemble à deux autres documentaires musicaux : le célèbre Buena Vista Social Club sur la musique afro-cubaine de Wim Wenders (1999) et Kinshasa Symphony (Martin Baer, 2010).
1 Quand elle parle des cinémas des femmes du Maghreb, la critique s’attarde sur des fictions cinématographiques narrant un retour au passé plus ou moins lointain [1], mais semble bouder les documentaires sur la musique réalisés par les cinéastes femmes de cette région. Or, ces films s’attachent à recouvrer une mémoire musicale sinon passée, du moins en phase de l’être – ou, plus exactement, à remonter les méandres de son histoire. Cette première focale devient, de folklorique, politique : elle dessine l’ébauche d’une histoire qui vient ébranler des certitudes, corrode les assises du grand récit officiel masculin et finit par troubler les pensées monolithiques des États et des cultures.
2 Je propose d’examiner trois documentaires musicaux exemplaires de trois femmes du Maroc, de Tunisie et d’Algérie. Izza Génini, pionnière du cinéma documentaire au Maroc, a réalisé, entre 1987 et 1993, une série de 11 films de 26 minutes intitulée Maroc, Corps et Âme, qu’elle a remontée en un documentaire intitulé Voix du Maroc (2003). Sonia Chamkhi, dans L’Art du mezoued (2010), enquête sur cette musique populaire d’origine andalouse qui survit sous le manteau en Tunisie. Safinez Bousbia tourne en 2012 El Gusto, documentaire sur la musique chaâbi d’Alger qui donnera lieu à la réunion de musiciens algérois dispersés après 1962 et à la tournée internationale d’un orchestre recomposé par les soins de la réalisatrice.
3 Dans les trois cas, les documentaires partent de la production musicale locale, en expliquent les ressorts puis renouent l’histoire de la musique locale à une histoire musicale et rythmique refoulée qui la rattache à un passé que personne dans chaque pays n’est prêt à regarder. Ainsi, partant d’un constat féministe humaniste (ou huma-féministe) qui consiste à étendre la solidarité féministe à tout groupe opprimé, chaque cinéaste remonte le fil de la tradition pour aboutir au même constat : la musique traditionnelle du Maghreb n’est pas seulement arabe, d’inspiration musulmane, ou berbère – elle fait aussi tronc commun avec la musique de la communauté juive maghrébine.
Les conditions de production
4Les trois films d’origines différentes (en termes de pays, génération et formation) illustrent la diversité des cinémas au Maghreb.
5Née à Casablanca, Izza Génini, la réalisatrice de Voix du Maroc (2003), quitte le Maroc en 1960 avec ses parents pour venir vivre à Paris. Elle y suit des études de langues et de lettres à la Sorbonne et à l’Institut des Langues Orientales, et s’investit très tôt dans le cinéma. Elle travaille d’abord pour les festivals de Tours et d’Annecy, puis, en 1973, fonde avec Louis Malle et Claude Nedjar la société sogeav – devenue aujourd’hui ohra – afin de racheter une salle de projection, assurer la promotion de films marocains et soutenir l’exportation de certains films en Afrique de l’ouest (tel Rue Cases-Nègres d’Euzhan Palcy, 1983). La sogeav devient aussi société de production et produit notamment le film Transes (Ahmed El Maanouni, 1981). En 1987, Izza Génini se lance dans la production et réalise une série de courts métrages sur la musique traditionnelle marocaine des hommes et des femmes. Sa double formation (littéraire/linguistique et pratique de la production, distribution et export du cinéma) la mène à une pratique cinématographique « raisonnée » du documentaire : ses films sont beaux à voir et laissent deviner un enjeu qui déborde leur constant petit format. Reconnue comme une grande dame du cinéma marocain [2], elle poursuit son patient travail de documentation et de monstration des musiques traditionnelles du Maroc. Son dernier documentaire en date, Nûba d’or et de lumière (80 minutes, 2008) part sur les traces des noubas de la tradition musicale andalouse.
6La formation de Sonia Chamkhi, tunisienne, est beaucoup plus théorique dans le domaine du cinéma. Docteur ès lettres de la Sorbonne dans la section Cinéma et Audiovisuel, elle a publié une remarquable étude sur le cinéma tunisien, Cinéma Tunisien Nouveau : parcours autre (2002), suivie de Cinéma Tunisien à la Lumière de la Modernité (2009). Elle enseigne la pratique audiovisuelle à l’Institut Supérieur des Beaux Arts à Tunis. Elle passe derrière la caméra pour réaliser deux courts métrages : Nesma wa Rih/Normal en 2002 (fiction) et Douz, la porte du Sahara (documentaire) en 2003. Sa fiction courte Wara el Blayek/Borderline (2008) et le Making of de « La Vie est un songe » de Hacen Mouathan (2009) sont remarqués par la critique internationale. Quand elle tourne L’Art du mezoued, son parcours de cinéaste est établi ; elle pose alors un regard d’experte sur la matière à filmer et sur la façon de le faire. Nous sommes alors dans les dernières années de la dictature de Ben Ali et le vernis de la paix sociale tunisienne commence à se craqueler. Lorsqu’elle enquête sur l’art du mezoued (c’est-à-dire de la musique de cornemuse), elle attire de la part des musiciens, chanteurs et compositeurs un discours à la fois expert et controversé. Elle consacrera ensuite un documentaire aux femmes contestataires : Militantes (52 minutes, 2012).
7Notre troisième réalisatrice, la toute jeune Safinez Bousbia, a un parcours singulier : née en Algérie, elle passe une grande partie de sa vie en Irlande, où elle obtient une maîtrise en architecture. Elle commence à faire son film presque par hasard : en se promenant dans la vieille ville d’Alger, elle rencontre un vendeur dans une petite échoppe qui lui raconte son passé de musicien de chaâbi. Elle décide alors de réunir les musiciens dispersés à la suite de la guerre d’indépendance de l’Algérie. Tout ce travail prendra sept ans, de longues années durant lesquelles elle se heurte à toutes sortes d’obstacles, non seulement financiers mais aussi humains et étatiques. Cette jeune femme, qui a un sens aigu de l’espace et de son organisation, a suivi son apprentissage du cinéma en réalisant ce premier film ; il a été nominé dans plusieurs festivals et primé à deux d’entre eux (voir filmographie). Elle travaille actuellement sur un second projet.
8À l’aune des parcours différents des réalisatrices, chacun de leurs documentaires bénéficie d’un mode de production et d’un montage financier particulier. La doyenne, Izza Génini, pour sa série de documentaires sur la musique traditionnelle au Maroc des années 1980, produit ses propres films par l’intermédiaire de la société sogeav, puis ohra (la même société changeant de nom et de charte en 1987) dont elle est la cofondatrice. Toutefois, certains de ses films ayant été diffusés à la télévision française puis marocaine (la chaîne 2m), elle bénéficie d’une aide de ces dernières qui lui permet de rééditer ses documentaires sous forme de dvd commerciaux et de financer son dernier film sur les noubas, Nûba d’or et de lumière, coproduit par ohra, 2m, sigma et la sacem. Les mêmes sources de coproduction ont présidé à la réalisation du documentaire qui nous préoccupe : Voix du Maroc (2003). Ainsi, si Izza Génini tourne ses documentaires au Maroc, sa source principale de financement (à part 2m) demeure française. Voici un mode de production singulier si l’on considère que le Centre National du Cinéma Marocain a une politique de financement de films nationaux avec avances sur recettes que l’on peut obtenir sur dossier en passant devant une commission.
9Sonia Chamkhi, quant à elle, vit dans un pays où le financement classique d’un film repose sur une subvention allouée par l’État par l’intermédiaire d’une commission dépendant de la section audiovisuelle du Ministère de la Culture. Pas d’avances sur recettes dans ce cas, mais une aide sur présentation de scénario du film à venir, qui peut s’assortir d’une aide supplémentaire pour la postproduction attribuable à une phase ultérieure du film en question [3]. Elle a obtenu cette aide pour ses divers courts métrages et a créé (comme tous les cinéastes maghrébins) sa propre compagnie de production, Moustaches, afin de monter ses projets. Cependant, son documentaire sur le mezoued n’a reçu aucune aide à la production. « J’ai fait le film avec mes économies personnelles. J’ai tourné le film sous l’ancienne dictature, sans même une autorisation de tournage » [4]. La radiotélévision tunisienne lui avait par ailleurs promis une allocation qui ne s’est jamais concrétisée. Le projet semble avoir surtout reposé sur une immense bonne volonté, un équipement numérique léger et une équipe de production souple.
10À l’inverse de ces deux films à la préhistoire financière ténue, la production du film de Safinez Bousbia – seul long métrage de notre corpus (2h35) – a un profil singulier. Bousbia est irlando-algé-rienne (ou algéro-irlandaise) et vivait en Irlande au début de son projet. C’est à partir de ce lieu qu’elle échafaude un montage financier par l’intermédiaire de sa maison de production, Quidam. Or, le projet de retrouver les musiciens qui avaient étudié le chaâbi au Conservatoire d’Alger avant 1962 a mené la réalisatrice aux quatre coins de l’Algérie, à Marseille et à Paris, augmentant d’autant le coût du documentaire. Pour parvenir à tourner le film, puis le monter, elle utilise elle aussi toutes ses économies (elle vend même sa maison), puis fait appel à l’Irish Film Board, organisme national irlandais, et sollicite une aide de l’Entreprise Nationale de Télévision Algérienne (et obtient des images d’archive). Pour la postproduction, elle présente son film au festival de cinéma d’Abu Dhabi et obtient une subvention. Son montage financier s’apparente moins aux montages transnationaux typiques d’une production cinématographique postcoloniale qu’à un montage « translocal », qui ne se réalise que grâce à la double appartenance de la réalisatrice aux deux espaces de la production. Ainsi, nous ne sommes pas face à une pioche dans un fonds transnational postcolonial (ex : Fonds Sud), mais à un financement qui rapproche deux communautés distinctes par le va-et-vient de la cinéaste passeuse, un financement « translocal ». On parle en effet de « translocalité » dès que deux ou plusieurs espaces de production se mêlent d’une localité à l’autre (Dublin et Alger par exemple) et non à l’échelle de la nation :
La translocalité préfère une imagination ancrée dans un lieu donné et révèle les processus dynamiques du local/mondial ; ces processus ont à voir non seulement avec la circulation dynamique du capital et des gens mais aussi avec celle des idées, des images, des styles et des technologies d’un lieu à l’autre dans une polylocalité. De plus, le traffic translocal est rarement à sens unique. Au contraire, la polylocalité permet la reconfiguration des différents espaces et les schémas de collaboration, concurrence, contestation et contradiction (Zhang 2010 : 136-137).
12Inscrire son mode de production dans un échange de ressources humaines et financières dans un contexte translocal plutôt que transnational oriente différemment le regard sur le film. Dans la première phase de production du film, nous ne sommes plus dans une économie néocoloniale classique de production de films, mais dans un régime d’affinités. Empressons-nous d’ajouter que ce type de production a déjà été utilisé par Farida Benlyazid pour La Chienne de vie de Juanita Narboni (2005), coproduit par le Maroc et l’Espagne.
13Les modes de financement des trois documentaires sont à l’image de l’indépendance des individus qui les ont réalisés. Pour Génini et Chamkhi, il s’agit de faire un film avec des bouts de chandelles ou presque, sur une musique qui dérange ; pour Bousbia, de faire un film dont le financement échappera en grande partie à la scission franco-algérienne et prendra position sur les diasporas survenues en 1962 : celle de la jeune réalisatrice qui veut faire revivre une musique et son orchestre. Les cinéastes opèrent dans un espace de liberté d’autant plus ouvert qu’elles ne dépendent d’aucun pouvoir de décision gouvernemental ou politique pour façonner leur œuvre. Elles imaginent un nouveau langage cinématographique pour dire l’histoire de chaque musique traditionnelle qui s’est effilochée au fil du temps.
Structures cinématographiques
14Si l’on en croit Michel Chion qui étudie les musiques des fictions et non des documentaires, le couple film/musique présente d’authentiques parallèles et recoupements : tous deux animés par un rythme, ils peuvent se compléter, s’opposer, s’harmoniser. Quand le film prend pour objet la musique (comme le font ces documentaires), le spectateur assiste à l’exécution d’un morceau (ou du moins à des extraits de cette exécution) qui imprime son rythme et ses accords à l’écran. C’est, selon Chion (1995 : 267), la fonction première et l’effet premier du film qui projette la musique : « Il nous semble assister à la constitution miraculeuse, dans le désordre du monde, d’un ordre et d’une harmonie ». Cet ordonnancement que crée la musique, qui guide l’écoute et le regard, fait écho à la définition du film par Nour-Eddine Sail (2012 : 22) :
Le film – pas le cinéma – ordonne la vie. Cette façon dont l’auteur, quand il me regarde dans la salle, ordonne mon regard, le met en adéquation avec le sien (…) cette possibilité qu’il a d’ordonner mon regard par rapport au sien, je trouve qu’il n’y a aucun art capable de faire ça.
16Le documentaire musical rassemble, dans une fusion magistrale, ces deux façons d’ordonner le regard, l’écoute, l’histoire que suggère la musique à l’écran : si l’on en croit ces deux critiques, c’est le film par excellence ! Faire un documentaire musical nécessite une stratégie narrative et de montage telle que le produit final réorientera le regard et l’écoute de la musique représentée. Quels récits nos cinéastes projettent-elles dans leurs films sur les musiques locales ? Et comment sont-ils structurés/montés ?
17Voix du Maroc, un remontage de plusieurs documentaires sur des musiques traditionnelles, commence par un concert filmé : des plans moyens d’ensemble alternent avec des gros, voire très gros plans sur chaque musicien. Une fois l’extrait du concert terminé, on coupe à un large panorama campagnard avec une voix off féminine (celle de la fille d’Izza Génini) qui dit : « Par sa lumière, ses hommes, son histoire, le Maroc est un pays d’images et de musiques. Le monde berbère, l’Islam, l’Afrique noire, le judaïsme, l’Andalousie le traversent ». À partir de cette ouverture sur les racines diverses de la musique marocaine, Génini isole sept traditions musicales apparemment distinctes qui retentissent dans sept lieux différents : la musique des Berbères ruraux de l’Atlas, la musique d’Islam jouée dans la ville sainte de Moulay Idriss, les chants andalous judéo-musulmans entendus à Tétouan, le malhoune de la Ménara de Marrakech, l’aïta qui accompagne les fantasias à Moulay Abdallah, la musique régionale de Marrakech et enfin les rythmes du sud du Sahara des Gnaouas. Ces sept chapitres se fondent toutefois les uns aux autres en une même continuité sonore.
18Les prises de sons et de vues de chaque famille musicale (avec ses musiciens, ses instruments, ses voix et ses chants sous-titrés) sont accompagnées par de sobres commentaires sur la nature de la musique, son origine, son lieu. Par exemple, pour présenter le malhoune : « Le malhoune est un ensemble de poèmes en arabe dialectal né dans le milieu des artisans, que des amateurs fervents interprètent lors des salons de musique comme ici, à la Ménara de Marrakech, autour du chanteur Boucetta ». La voix off se veut informative mais reste discrète. Cette voix, qui provient de ce que Deleuze (1985 : 305) appelait le « hors-champ relatif » (c’est-à-dire le hors-champ dans lequel ce que l’on perçoit à l’écran peut se prolonger) joue le rôle d’intertitre sonore : la voix annonce ou supplémente ce que l’on voit et entend. Elle maintient l’ordre de notre visionnement. L’image et la musique prennent le relais dans le champ et le montage fait alterner de façon régulière des plans d’ensemble avec de gros plans sur chaque artiste. Clairement, le documentaire ici va du collectif à l’individuel et vice versa, afin de projeter le jeu de l’ensemble et les particularismes de chaque virtuose sans ordre hiérarchique. En ce sens, il s’agit d’un documentaire démocratique de facture classique, qui cherche à saisir à la caméra une situation évanescente, celle d’une musique au devenir incertain. Le rythme des plans alternés rappelle aussi la structure de la nouba andalouse (nûba signifiant « à son tour »), qui réserve un solo à chaque musicien l’un après l’autre, ainsi que je l’ai décrit ailleurs [5].
19L’Art du mezoued de Sonia Chamkhi adopte une démarche différente pour représenter une musique peut-être menacée d’effa-cement. Il s’agit du mezoued, une musique jouée par un ensemble comprenant une cornemuse (mezoued en arabe), un chanteur et des percussions (bendirs, tambourins, darboukas). Les paroles des chansons populaires sont parfois grivoises, parlent d’une vie de pauvre ou de laissé-pour-compte : une sorte de blues tunisien qui dénonce l’injustice sociale et chante la douleur. La musique, quant à elle, suit les treize maqamat (ou modes) de la nouba andalouse : chaque maqam possède son propre rythme et son mode, que le musicien doit connaître. Il s’agit d’une forme musicale à la fois très sophistiquée (héritière d’une longue tradition musicale qui a ses lettres de noblesse) et populaire (puisqu’elle est destinée à la fête et qu’on la joue à l’occasion des mariages, par exemple).
20Le film a un récit-cadre. Il s’ouvre sur la réception d’un mariage et l’attente d’un chanteur et de son groupe pour que commencent la fête et la danse ; il se referme sur un retour au mariage, avec l’entrée en scène du chanteur de mezoued Salah Farzit (vu dans divers entretiens durant le film) et de son spectacle musical devant une foule dansante. Ce qui est mis en abyme entre les deux est une enquête sur le mezoued : la manufacture des cornemuses, son style particulier et ses chanteurs, compositeurs, joueurs de cornemuse et percussionnistes. Dans ce film, aucune voix off : les personnages défilent à l’écran, leurs monologues sont montés logiquement : on passe de la facture de la cornemuse chez un artisan à la réputation du mezoued comme chant populaire non reconnu par la culture musicale traditionnelle classique, aux percussions particulières selon les rythmes, pour finalement aller débusquer l’existence d’un double discours autour du mezoued. D’une part, un grand musicien de cornemuse et de mezoued en raconte l’histoire et met au jour ses racines nobles dans la longue histoire des noubas andalouses (musique de cour) transportées en Tunisie après l’expulsion des Musulmans et des Juifs d’Espagne en 1492 ; d’autre part, Salah Farzit affirme dans ce film que « le mezoued a été interdit pour plusieurs raisons » en Tunisie contemporaine, sans jamais véritablement dire lesquelles mais que le film finit par suggérer au moyen de différents évitements. La structure du film, outre la mise en abyme initiale, ressemble à celle d’un tissage où réapparaissent les fils des destinées des chanteurs et des musiciens qui se croisent, s’unissent ou se contredisent. La focale va d’un individu à un autre, d’un temps à un autre, s’attardant rarement sur une vision d’ensemble. Il nous appartient à nous, spectateurs extradiégétiques, d’ordonner l’histoire du mezoued et d’en combler les silences.
21Enfin, El Gusto suit – et complète ! – l’histoire d’un orchestre chaâbi. Safinez Bousbia, en visite touristique à la médina d’Alger, rencontre M. Ferkioui, qui lui montre des souvenirs du temps où il avait étudié la musique chaâbi au Conservatoire d’Alger, puis joué avec ses camarades musiciens dans les cafés de la ville. Ses amis ont été dispersés : les Juifs pieds-noirs sont partis en France en 1962 ; les autres ont été déplacés au gré des décisions du gouvernement algérien – qui a rénové la médina et relocalisé ses habitants dans des lieux plus salubres à la périphérie de la ville – ou des divers chemins qu’ont suivis leurs vies. Bousbia décide de retrouver et de regrouper les musiciens en Algérie. Elle fait de même avec les musiciens en France et finit par organiser une rencontre des deux groupes à Marseille, avec un concert à la clef au Théâtre du Gymnase. Forts du succès de cette expérience (l’ensemble a reçu un accueil phénoménal à Marseille), les musiciens donnent un concert à Bercy, produisent un cd et font une tournée internationale [6].
22La structure du documentaire est double, voire triple : linéaire au présent (on suit la reconstitution progressive de l’orchestre, puis ses deux premiers spectacles et les émotions qui accompagnent les retrouvailles des musiciens), le film opère des plongées dans le passé de chaque musicien qui se raconte à la caméra. Pas de retours en arrière, mais un commentaire de chacun : on suit un musicien en taxi à Alger, qui raconte des histoires passées de musique et de fêtes bien arrosées dans des cafés que l’on voit aujourd’hui fermés, murés. Un troisième élément structurel vient se superposer : celui du montage, qui met en parallèle les voix des musiciens en France et en Algérie. Toutefois, les propos des musiciens (la musique chaâbi jouée ensemble, la jeunesse de ces hommes maintenant âgés) établissent une continuité sémantique et sonore tout au long du film. Le spectacle musical avec tout le monde se situant à la fin du film, on suit la réunion progressive de tout l’orchestre.
23La dimension genrée des documentaires est intéressante : seul le film de Génini nous donne à entendre des hommes et des femmes exécutant la musique traditionnelle marocaine. Le mezoued et le chaâbi sont tous deux des pratiques musicales masculines. Pourtant, l’écriture cinématographique pose la différence du genre sous un jour nouveau à l’ère postcoloniale. En ce sens, le film semble illustrer la théorie (et non la condition, hantée par son fantôme néocolonial) du postcolonialisme, en ce qu’il propose une redistribution du pouvoir et projette dans un futur proche ou mythique de nouvelles formes de résistance au grand récit national ou néocolonial, au statu quo :
Le cinéma (et les médias en général), qui traitent du fantasme et de l’imaginaire, projettent de nouvelles possibilités de résistance et de subversion, surtout à travers le prisme de la micropolitique et de l’esthétique. Les grands récits se fissurent, ouvrant un espace pour ces spécificités infinies qui réfractent des histoires plus vastes, souvent refoulées, mal écrites et officieuses de la nation, des communautés, des classes, des genres et des groupes subalternes (Ponzanesi et Waller 2012 : 9).
25Dans cette perspective postcoloniale, les trois documentaires musicaux peuvent se lire comme des récits dits du point de vue subalterne. Ainsi, ce ne sont pas les voix des autorités en musicologie mais celles de Mohsen Matri, auteur-compositeur de chansons du mezoued, d’Abdelkarim Benzanti ou de Toumsi, tous deux chanteurs de mezoued, de Mehrez, artisan façonnier de cornemuses, ou encore de Moustapha Gattel Essid, grand artiste de la cornemuse et historien musicologue à ses heures, qui se mêlent, se répondent ou se contredisent parfois dans le film de Sonia Chamkhi. La parole des gens du mezoued retentit à partir des lieux d’où émane leur musique : des quartiers pauvres avec des poubelles qui débordent, des intérieurs modestes, des terrains vagues.
26De même, ce sont les musiciens de l’aïta ou les Gnaouas qui sont filmés et enregistrés dans le film d’Izza Génini, sans ethnomusicologue pour présenter en termes savants leurs concerts. On voit le public participer. Dans le chapitre sur l’aïta, on se retrouve dans une maison où l’on voit Fatna Bent el Houcine mener un chant en appel-et-répons avec les femmes autour de la table, chacune marquant le rythme – et les changements de rythme de la chanson – en battant des mains ou en tapant sur une bouteille en plastique. Le documentaire nous emmène dans les intérieurs des femmes ici et nous fait assister à un numéro musical improvisé et spontané, qui fleure le familier plus que la scène officielle, l’expression d’une musique connue dont le partage ne divise pas l’espace entre scène, proscenium et espace du public, mais démocratise le jeu musical et sa représentation en une performance collective joyeuse et conviviale.
27Enfin, El Gusto (le plaisir, le fun en argot algérien) propose une exploration de la musique chaâbi comme parallèle, elle aussi, aux autres formes musicales, et se jouant dans des espaces périphériques ou interstitiels. Ainsi, l’occupant français avait accepté qu’elle entre au conservatoire, mais dans une petite salle en sous-sol. Le chaâbi connaît ses heures de gloire : en 1957, se souvient Ferkioui, les musiciens s’étaient produits à l’Opéra d’Alger. À la libération, le fln réhabilite le chaâbi comme patrimoine culturel ; El Hadj Mohammed el Anka (grand maître de chaâbi) passe à la radio. Mais cette gloire nationale fut de courte durée, comme nous le montre la caméra qui suit les déambulations des musiciens pointant les anciens lieux du chaâbi : des cafés populaires de la médina et des bordels dans le port d’Alger, tous fermés. Il s’agissait d’une musique de fête, aux lettres de noblesse andalouses certes, mais qui se partageait, se chantait, se dansait par et pour plusieurs communautés.
Dimensions politiques postcoloniales et transnationales
28Un documentaire postcolonial sur une musique en voie possible de disparition – ou tout au moins en marge des circuits officiels de la musique – qui s’attache à redonner paroles et musique à des musiciens vieillis, hors des circuits commerciaux, ressemble au projet des féministes postcoloniales. Celles-ci, en effet, réarticulent le corps féminin longtemps enfermé dans la sphère privée dans une sphère publique. Le film documentaire le transpose de la sphère privée (Fatna et ses consœurs autour de la table familiale dans Voix du Maroc) au grand écran, à l’exposition publique d’une musique collective de femmes. De même, filmer les quartiers populaires dans L’Art du mezoued ou les effacements des lieux où circulait le chaâbi algérois dans El Gusto, ou encore les instruments artisanaux des Gnaouas dans Voix du Maroc, ordonne le récit musical d’une solidarité huma-féministe qui déclare que l’on ne saurait être femme sans solidarité avec les autres humains dont la voix n’a pas été prise en compte dans l’histoire de la musique : les pauvres, les opprimés, les autres silencieux du monde.
29Ces trois films documentaires sur la musique projettent sur grand écran des musiques en passe d’être oubliées, enregistrent et diffusent la voix de la base musicale et non celle du musicologue reconnu. Donner littéralement voix au chapitre à cette base est un geste démocratique qui s’inscrit dans le projet postcolonial mondial, puisque cela (re)donne voix aux subalternes et non plus aux dirigeants, prête l’oreille et le micro aux femmes et aux humbles et non plus seulement aux patriarches au pouvoir – du nord comme du sud. Ce premier geste politique du documentaire qui enregistre la musique dans une apparente urgence (et si cette musique disparaissait ? et si ces musiciens ne pouvaient plus en former d’autres ?) signale un autre geste politique tout aussi important : celui d’une écoute démocratique qui ne privilégie pas forcément la musique cautionnée par l’État en Algérie ou par le Roi au Maroc, et préfère se concentrer sur une musique inentendue par le pouvoir en Tunisie, par exemple. Ainsi en va-t-il du mezoued qui a mauvaise réputation, avec ses paroles parfois grivoises, amoureuses (« Aouicha, je ne renoncerai jamais à toi ! ») et ses commentaires sociaux sur, par exemple, l’accueil réservé aux immigrants en France (« Étranger ! Ils m’ont dit : casse-toi, l’étranger ! »). Ce double geste qui fait place à l’autre dans le film et défait les clichés dont il est sujet est le même que celui de Farida Benlyazid dans son cinéma :
La perspective à travers laquelle je fais des films révèle une autre forme de pensée qui n’est ni meilleure ni pire mais qui nous fait réfléchir à un autre devenir possible pour l’être humain – hors des stéréotypes et des idées préconçues (Bâ & Higbee 2012 : 223).
31Le film huma-féministe postcolonial relève d’une telle perspective et change la focale connue : le temps d’un documentaire, le musicien mésestimé devient vedette, occupe l’écran et le champ sonore, hors de toute catégorisation sociale de classe, d’éducation classique.
32Mais il y a mieux encore : ces trois documentaires rétablissent la généalogie des trois traditions musicales filmées. Dans chaque cas, après avoir investigué le local – voir le très local – le film entraîne le spectateur-auditeur dans l’histoire de cette musique qui dépasse le local, la nation, la région et exprime une double appartenance à la communauté musulmane et à la communauté juive méditerranéenne. Une telle perspective va à l’encontre de la politique locale, voire nationale. Elle réaffirme la multiplicité culturelle du Maghreb dans les accords de ses musiques, elle remet à l’ordre certains préjugés séparatistes vivaces dans la région, qui veulent scinder culture juive et culture musulmane, alors que toutes deux ont vécu le même arrachement diasporique à l’Espagne du xve siècle et que toutes deux partagent le même bagage culturel andalou. Finalement, à partir d’investigations fouillées de musiques locales, financées de façon idiosyncratique, filmées et structurées de façon distinctes, les trois documentaires pointent dans la même direction : un monde maghrébin culturel créole aux racines judéo-musulmanes entremêlées.
Filmographie
331. Bousbia, Safinez [Algérie].El Gusto, 2011. Prix du meilleur réalisateur d’un premier documentaire, Festival d’Abu Dhabi, 2012 ; prix du public, Arabian Sights Festival, Washington dc, 2012.
342. Chamkhi, Sonia [Tunisie].
35Aziz Rouhou (projet en cours, fiction, 2014)
36Militantes (documentaire, 52’, 2012)
37L’Art du mezoued (documentaire, 2010)
38Making of de « La Vie est un songe » de Hacen Mouathan (52’, 2009)
39Borderline/Wara al blayek (fiction, 21’, 2005)
40Douz, la porte du Sahara (documentaire, 35’, 2004)
41Chambres sans vues (fiction, 23’, 2000)
423. Génini, Izza [Maroc].
43Documentaires :
44Maroc Tambours Battant (1998)
45Pour le plaisir des yeux (1997)
46La Route du cédrat, le fruit de la splendeur (1997)
47Voix du Maroc: remontage de la série Maroc : Corps et Ame (60’, 1995)
48Concerto pour 13 voix (90’, 1995)
49Retrouver Ouled Moumen (50’, 1994). Prix du Festival International du Film d’Histoire, Pessac.
50Série Maroc : Corps et Âme (1987-1992 ; Prix Jules Vernes en 1991) :
51 Aïta (26’)
52Louanges (26’)
53Des luths et délices (26’)
54Gnaouas (26’)
55Malhoune (26’)
56Rythmes de Marrakech (26’)
57Chants pour un Chabbat (26’)
58Cantiques Brodés (26’)
59Vibrations en Haut Atlas (26’)
60Nuptiales en Moyen Atlas (26’)
61Moussem (26’)
Bibliographie
Références
- Armes, R. (2006) African Filmmaking. North and South of the Sahara. Bloomington : Indiana up.
- Bâ, S. M. & Higbee, W. (2012) De-Westernizing Film Studies. London & New York : Routledge.
- Boym, S. (2002) The Future of Nostalgia. New York : Basic Books.
- Chamkhi, S. (2009) Le Cinéma tunisien à la lumière de la modernité. Tunis : Centre de Publication Universitaire.
- Chamkhi, S. (2002) Cinéma Tunisien Nouveau. Parcours autres. Tunis : Sud Éditions.
- Chion, M. (1995) La Musique au cinéma. Paris : Fayard.
- Deleuze, G. (1985) Cinéma 2 : l’image-temps. Paris : Minuit.
- Dönmez-Colin, G. (2007) The Cinema of North Africa and the Middle East. London : Wallflower Press.
- Gugler J., éd. (2011) Film in the Middle East and North Africa: Creative Dissidence. Austin : University of Texas Press.
- Martin, F. (2007) « Tunisia », in D. Petrie et M. Hjort (éds) The Cinema of Small Nations, pp. 213-228. Edinburgh : Edinburgh University Press.
- Martin, F. (2011) Screens and Veils: Maghrebi Women’s Cinema. Bloomington & Indianapolis : Indiana University Press.
- Martin, F., Ben Ouanès, K et Caillé, P. éds (2012) Les Cinémas du Maghreb et leurs publics, Dossier Africultures, 89-90.
- Petrie, D. et Hjort, M., éds (2007) The Cinema of Small Nations. Edinburgh : Edinburgh University Press.
- Ponzanesi, S. et Waller M., éds (2012) Postcolonial Cinema Studies. London & New York : Routledge.
- Sail, N.-E. (2012) « Journées cinématographiques de Carthage 2010 », Africultures, 89-90 : 18-27.
- Zhang, Y. (2010) « Transnationalism and Translocality in Chinese Cinema », Cinema Journal, 49(3) : 135-139.
Notes
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[1]
Voir, à ce sujet, Martin 2011, Gugler 2011, Dönmez-Colin 2007, Armes 2006, ainsi que les articles publiés dans Études Maghrébines, Journal of North African Studies et récemment Journal of African Cinema.
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[2]
On lui rend hommage un peu partout : au festival de Tétouan de 2013, par exemple. Ses documentaires ont été primés au festival de Valladolid (Espagne) en 1988, de Montecatini (Italie) en 1989 et de Pessac (France) en 1995, et ont été diffusés sur plusieurs chaines de télévision.
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[3]
Pour une description plus précise du rôle de l’État tunisien dans la production cinématographique nationale, voir Martin 2007.
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[4]
Sonia Chamkhi, email adressé à l’auteure en mars 2014.
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[5]
Pour une exploration plus approfondie de cette structure, voir le chapitre « Assia Jebar’s Transvergent Nuba: The Nuba of the Women of Mount Chenoua (Algeria, 1978) », in Martin 2011 : 43-62.
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[6]
En cela, ce film ressemble à deux autres documentaires musicaux : le célèbre Buena Vista Social Club sur la musique afro-cubaine de Wim Wenders (1999) et Kinshasa Symphony (Martin Baer, 2010).