Notes
-
[1]
Il existe quelques exceptions à cette observation générale. Prenons, par exemple, les initiatives lancées par la Commission de la Réconciliation Nationale qui compte, parmi ses membres, des leaders musulmans et des moines bouddhistes. Une mention spéciale revient à Phra Paisarn Wisalo. On se reportera également à la recherche menée sur les temples bouddhistes transformés en casernes militaires par Nilsen (2013).
-
[2]
Voir, à ce sujet, l’étude de Duncan McCargo (2008). Voir aussi le rapport de la Commission de Réconciliation Nationale (nrc 2006).
-
[3]
Voir aussi les nombreux exemples explorant le bouddhisme comme une éthique de la paix et de la résolution des conflits dans McConnell 1995.
-
[4]
Pour une discussion de la relation « désirable » entre le bouddhisme et l’État, abordée par un éminent moine chercheur de la Thaïlande contemporaine, voir Phra Dhammapitaka (P. Payutto) (b. e. 2539).
-
[5]
Impossible, bien sûr, de négliger les tentatives réformistes de feu Buddhadasa dont les interprétations du bouddhisme pour la société contemporaine auraient rencontré un bien plus grand écho parmi des chercheurs plus ouverts d’esprit.
-
[6]
Voir l’incontournable ouvrage consacré par Chantornwong et Smutavanich (b. e. 2523) au message politique de l’Agganna-sutta.
-
[7]
Pour une vue d’ensemble du débat, voir Collins (1993).
-
[8]
J’adopte les divisions établies par Steven Collins (1993 : 332-334), mais les brefs résumés de chaque passage pour chacune des trois parties sont de moi. Il sont destinés à offrir une idée générale de l’ensemble du récit qui constitue l’Agganna-sutta sans entrer dans le détail. On se reportera si nécessaire à la traduction intégrale, dans Collins (1993).
-
[9]
J’emploie à dessein le terme « jeu » pour indiquer le débat qui divise les spécialistes quant à savoir si ce conte des origines est un récit sérieux ou une simple satire du mythe hindou de la création. On trouvera un panorama de ce débat dans l’introduction générale de la traduction de Steven Collins.
-
[10]
Lederach (2005) emploie l’expression « imagination morale » dans un autre livre qui plaide en faveur de l’acte créatif de l’imagination morale comme participant à la construction de la paix.
1Philosophiquement et historiquement, le bouddhisme – en tant que démarche spirituelle visant à la cessation de la souffrance, d’une part, force civilisatrice, d’autre part – a largement œuvré pour la paix. Les chercheurs ont proposé différentes explications de ce phénomène. Certains avancent qu’en raison de l’absence de transcendance divine s’exprimant à travers un dieu monothéiste, le bouddhisme est mieux placé pour ne pas imposer aux autres une vérité absolue et, partant, moins enclin à utiliser la violence au nom de « Dieu » comme « Vérité unique ». D’autres soutiennent que, historiquement, les églises bouddhistes ne détiennent pas de pouvoir temporel et sont par conséquent moins portées aux actions violentes. Un « Vatican bouddhiste » n’a jamais existé. Globalement, ces diverses explications ne sont pas dénuées de fondements. Néanmoins, cette vaste question va au-delà de la portée et du but que je me suis assignés ici. Mon propos prend sa source dans une observation particulière, à savoir l’augmentation récente des conflits violents dans les régions bouddhistes de Thaïlande, en particulier les problèmes rencontrés avec les musulmans thaïs d’origine malaise dans l’extrême sud du pays, c’est-à-dire les trois provinces les plus au sud – Yala, Pattani, Narathiwat – et quatre districts de la province de Songkhla. Ces conflits prolongés ont suscité de vives inquiétudes en ce qui concerne la configuration générale de la future stabilité politique de la nation tout entière. En l’espace d’une décennie, la société thaïe a été confrontée à des conflits, facteurs de profondes dissensions, non seulement dans le Sud mais aussi entre les chemises rouges et les chemises jaunes qui s’opposent continuellement. Le coup d’État de septembre 2006 n’a fait qu’attiser la colère et le ressentiment parmi la population.
2En tant que spécialiste du bouddhisme, j’éprouve le besoin de convier ce dernier à la discussion autour des « solutions » à apporter à la crise actuelle. Il me semble que se contenter et être fier de l’héritage bouddhiste en matière de paix dans l’histoire thaïe ne suffit guère. L’approche que je vais développer est une modeste tentative destinée à exhumer les ressources du canon bouddhiste afin de traiter la question du conflit et de sa transformation.
La religion, l’État et le conflit en Thaïlande du Sud
3Environ dix ans avant le déclenchement récent des conflits sanglants en Thaïlande du Sud, l’institution bouddhiste thaïe a montré les signes d’une baisse de la tolérance religieuse, tant dans sa relation avec les autres groupes bouddhistes qu’envers les fidèles d’autres confessions, en particulier les musulmans et les chrétiens. J’ai affirmé ailleurs que le bouddhisme thaï ne pouvait se montrer tolérant vis-à-vis des autres que lorsque l’institution bouddhiste servait de base unique à la définition de l’identité culturelle thaïe (Satha-Anand 1993 : 212). Or, ces dernières décennies, avec l’affaiblissement en son sein de la confiance en soi – qui s’est traduit par une perte de la tolérance religieuse –, l’église bouddhiste en Thaïlande s’est montrée moins efficace dans la recherche de solutions aux violents conflits du sud. Dans de nombreux cas, des temples bouddhistes situés dans la région où les troubles faisaient rage ont eux-mêmes été transformés en casernes militaires [1]. Même s’il faut reconnaître que les luttes armées en Thaïlande du Sud ne peuvent s’expliquer uniquement en termes de différence religieuse, il est difficile de nier que le principal indicateur des deux parties en présence, à savoir l’État bouddhiste et les insurgés musulmans, repose sur une identification religieuse. Selon un rapport capital recensant le nombre de victimes tombées au cours des incidents meurtriers dans l’extrême sud du pays,
durant les 82 mois d’affrontements, entre janvier 2547 (2004) et octobre 2553 (2010), on a recensé 10 386 incidents violents, 4 453 morts, 7 239 blessés, totalisant 11 692 personnes. Parmi elles, 52,02% (2 628) des morts étaient des musulmans contre 38,15% (1 699) de bouddhistes ; 60,13% (4 353) des blessés étaient des bouddhistes contre 32,68% (2 362) de musulmans. Autrement dit, on peut affirmer que la proportion de morts était plus importante dans le camp des musulmans qui, à l’inverse, représentent moins de la moitié des blessés.
5Chercheurs, agences gouvernementales, ong, journalistes et activistes pacifistes ont proposé de multiples études et explications au sujet des événements susmentionnés [2]. Cet article ne vise qu’à traiter un aspect de ce phénomène complexe, à savoir se demander pourquoi le bouddhisme en tant que religion de tolérance et de paix ne s’est pas montré plus actif et plus apte à résoudre le problème de l’augmentation des conflits et de la violence dans la société thaïe. Les plus influents intellectuels thaïlandais ont soulevé une explication cruciale : la relation tenace patron-client entre le bouddhisme et l’État thaï. Selon Sulak Sivaraksa (1993 : 128), « l’institutionnalisation de la Sangha était typiquement liée au contrôle étatique, de sorte qu’au lieu de maintenir l’état dans l’éthique de non-violence, la Sangha a de plus en plus été appelée à rationaliser la violence et l’injustice » [3]. Cette question sur le « maintien de l’état dans l’éthique de non-violence » est extrêmement pertinente car elle implique une relation très constructive et stimulante entre le bouddhisme et l’État. Néanmoins, les sept derniers siècles de cette « relation stimulante » ont été davantage façonnés par le contrôle étatique que par une église farouchement indépendante et dotée d’une autorité morale [4]. La construction d’un bouddhisme thaï centralisé a débouché sur une version du bouddhisme qui a principalement justifié l’idéologie d’État à travers diverses phases du développement historique thaï. Au cours de ce long processus de relation symbiotique entre le bouddhisme et l’État thaï, il semble que l’esprit réformiste originel du Bouddha ait été éclipsé [5]. Cette tendance de l’église institutionnalisée à devenir conservatrice et moins vibrante se reflète également dans d’autres religions. Un écrivain musulman important, Gai Eaton, a soulevé la question : « à quoi sert la religion si elle ne change pas le monde ? » Il semblerait que la religion ait perdu son pouvoir de transformation, son potentiel en tant qu’agent de changement et vecteur de progrès social. Ce faisant, elle a aussi perdu sa revendication transcendantale consistant à mener la société vers un mieux-être. La question à laquelle nous sommes maintenant confrontés est la suivante : comment repêcher ce potentiel de transformation de la religion afin qu’il puisse contribuer au progrès social (Noor 2011) ?
6Dans les pages qui suivent, je me livrerai à un exercice de relecture d’un récit clé du Tripitaka bouddhiste afin de mettre en lumière le potentiel de « transformation » du « bouddhisme », jadis profondément impliqué et actif dans le contexte socio-culturel de l’époque. Nous espérons que cette relecture servira de source d’inspiration et de possibilité interprétatrice pour revitaliser les messages du Bouddha dans le contexte des conflits violents qui secouent la société thaïe.
Relire la « Genèse » bouddhiste
7En règle générale, l’Agganna-sutta a été un objet d’étude pour les chercheurs thaïs et étrangers ainsi qu’un canevas bouddhiste servant à expliquer l’origine des êtres humains et du développement de l’institution politique. Il parle d’êtres célestes que le désir de goûter aux « essences terrestres » a amenés peu à peu à un processus de dégradation morale, qui a, à son tour, engendré le conflit, le vol, le mensonge et la violence. En proie à un affrontement violent, ces êtres ont décidé de « nommer » ou d’« élire » quelqu’un de juste et de charismatique afin d’intercéder dans les conflits et lui ont conféré l’autorité nécessaire pour infliger des châtiments. Une institution politique vit ainsi le jour [6]. Je laisserai de côté les débats vivaces entre spécialistes pour savoir si l’Agganna-sutta était censé être un conte historique sur les origines de l’humanité ou un conte allégorique satirique critiquant le mythe hindou de la création [7]. Je m’appuierai sur la traduction de Steven Collins pour ma relecture de l’Agganna-sutta comme récit de transformation des conflits.
8Un des éléments-clés de ma relecture porte sur un fait souvent négligé, à savoir que cette fable était insérée dans une conversation entre le Bouddha et deux jeunes brahmanes sur le point de recevoir l’ordination. Le conflit interne qui agite les jeunes brahmanes constitue « l’intrigue » principale. Autrement dit, le long récit sur les êtres célestes convoitant les essences terrestres et victimes d’une lente dégénérescence morale était un acte créateur du Bouddha, consistant à substituer au mythe hindou de la création un autre récit de l’origine humaine. On ne peut identifier cet acte de remplacement qu’en lisant tout le sutta dans le contexte d’un dialogue ou d’une conversation. Le récit consacré aux êtres célestes est censé agir sur le conflit intime des deux jeunes brahmanes. Le « contenu » de l’histoire doit être contextualisé et abordé dans le cadre de la rencontre entre le Bouddha et les deux jeunes brahmanes. Je résumerai rapidement ce long récit.
L’Agganna-sutta en bref
9On peut diviser l’Agganna-sutta en trois parties principales [8].
Première partie : L’histoire du présent (passages 1-9)
10Les passages 1 à 7 commencent par une conversation sur les brahmanes entre le Bouddha et les deux jeunes gens. Ces derniers ont le cœur lourd car ils sont sur le point d’être ordonnés moines. En tant que brahmanes – c’est-à-dire membres de la caste la plus noble et la plus élevée qui soit –, ils ont été critiqués par leurs pairs car ils aspirent à rejoindre une classe « inférieure ». Cette hiérarchie prend sa source dans le mythe hindou selon lequel les brahmanes sont « sortis » de la bouche du Dieu Brahma au moment de la Création. Le Bouddha répondit en disant que les brahmanes avaient « leur passé ». Selon lui, les brahmanes étaient tous nés des entrailles de leurs mères brahmanes. Il faut s’imaginer combien cette affirmation a pu paraître radicale aux brahmanes à l’époque du Bouddha. Le jeu sur la « naissance » et « l’origine », le « primordial » et le « meilleur » se poursuit tout au long du récit [9].
11Le passage 8 rapporte l’épisode où le roi Pasenadi vient présenter ses respects au Bouddha, puisque ce dernier enseigne le Dhamma et que rien ne surpasse le Dhamma.
12Le passage 9 stipule que les ascètes sont supérieurs aux rois et aux brahmanes.
Deuxième partie : L’histoire du passé (passages 10 à 26)
13Les passages 10 à 17 portent sur les êtres célestes qui à l’origine étaient fluorescents. Après avoir goûté aux essences terrestres, leurs corps perdirent leur luminosité. Après la disparition des essences terrestres, ils commencèrent à goûter à la terre parfumée, puis aux lianes, ensuite au riz sauvage. Leur peau se mit à changer ; la « beauté » et la « laideur » apparurent. La fierté et l’arrogance firent aussi leur apparition à ce moment-là. « Les organes féminins se formèrent chez la femme et les organes masculins chez l’homme ; la femme regarda l’homme avec un désir intense et excessif et l’homme fit de même ». Ensuite, ils couchèrent ensemble et furent d’abord chassés par d’autres gens qui leur lancèrent de la terre, de la cendre et de la bouse de vache en disant : « hors d’ici, vous et votre impureté, hors d’ici, vous et votre impureté ! » Plus tard, les gens commencèrent à construire des maisons pour avoir des rapports sexuels à l’abri des regards. Ensuite, quelqu’un de paresseux se mit à accumuler du riz au lieu d’aller simplement en ramasser dans la nature deux fois par jour. D’autres l’imitèrent. Peu après, le riz sauvage avait disparu. « Ces êtres s’étant mis à manger le riz qu’ils avaient entreposé, une cosse apparut sur le grain, on introduisit l’arrachage et la récolte des épis, et le riz se mit à pousser en bouquets de tiges. »
14Le passage 18 relate les débuts de la propriété privée quand les êtres décidèrent de se partager les parcelles de riz et les délimitèrent.
15Les passages 19 et 20 parlent du vol, de l’incrimination, du mensonge et du châtiment corporel. Les conflits se multiplièrent au point que les êtres « se réunirent pour déplorer » l’apparition de tous ces maux qui s’étaient abattus sur eux. Ils proposèrent une solution : « “Et si nous désignions un être pour critiquer qui devrait être critiqué, accuser qui devrait être accusé, bannir qui devrait être banni ? Chacun de nous lui remettra une poignée de riz.” Et alors, moines, ces êtres allèrent voir celui qui parmi eux était le plus beau et le plus séduisant, le plus charismatique et le plus doué d’autorité et lui dirent : “Viens, être, critique qui devrait être critiqué, accuse qui devrait être accusé, bannis qui devrait être banni. Chacun (de nous) te remettra une portion de riz.” Il accepta (et fit ce qu’ils lui demandèrent) ; chacun (d’eux) lui donna une portion de riz. »
16Les passages 21 à 26 racontent l’émergence des quatre classes.
Troisième partie : Conclusion (passages 27-32)
17Les passages 27 à 30 évoquent le message selon lequel la moralité, la renaissance et la libération sont communes à toutes les catégories sociales.
18Le passage 31 indique que l’Arahant est primordial.
19Le passage 32 reproduit le poème du Brahma Sanamkumar faisant l’éloge de la personne dotée de sagesse et de droiture comme ce qu’il y a de mieux dans l’univers, et se clôt sur la façon dont les deux jeunes brahmanes se réjouirent aux paroles du Bouddha.
Les trois dimensions d’un conflit
20Selon John Paul Lederach (2003 : 11), un célèbre pionnier dans le domaine de la transformation du conflit et de la construction de la paix, il faut, pour aborder un épisode conflictuel, prendre en compte trois dimensions : la situation immédiate, la configuration sous-jacente des relations et le contexte, enfin le cadre conceptuel qui lie les problèmes visibles avec les schémas relationnels plus profonds. On pourrait prendre pour exemple banal celui d’une famille dont les membres s’affrontent au sujet des tâches ménagères telles que la vaisselle. Le conflit tourne autour de quelque chose de très concret et précis : les piles d’assiettes sales. En réalité, ce qui est en jeu dans cette dispute va bien au-delà de savoir qui va laver la vaisselle. Selon Lederach, il s’agit de « négocier la nature et la qualité de notre relation, nos attentes respectives, la façon dont nous interprétons notre identité en tant qu’individus et en tant que famille, le sens de notre propre valeur et l’attention que l’on se porte mutuellement, enfin la nature du pouvoir décisionnaire au sein de la relation » (ibid.). En élargissant, dans cet exemple, le territoire du conflit, on remarque qu’au-delà de la « résolution du conflit » se situe une question distincte et bien plus vaste qui concerne la « transformation du conflit ». Autrement dit, il se peut que la résolution du conflit porte principalement sur la situation présente. Une fois que la négociation aboutit à un compromis (qui fera la vaisselle ce soir ou comment la faire à tour de rôle dans l’avenir) le conflit est « réglé ». La transformation du conflit porte sur des schémas relationnels plus profonds, sur des significations – ou une culture – sous-jacentes qui dessinent la relation en délégant à chaque membre des rôles spécifiques. Prenons, dans de nombreuses cultures asiatiques, le cas des filles qui dans la famille se voient « normalement » assigner la vaisselle s’il n’y a pas de domestique. Si l’on se plie à la normalité des relations de genres, aucun risque de conflit n’est à craindre. Cependant, dans certaines sociétés occidentales où les tâches ménagères sont partagées entre les membres – masculins et féminins – du foyer, la négociation est généralement de rigueur. De ce point de vue, il faut appréhender la situation conflictuelle concrète et spécifique à travers des schémas de relation plus profonds qui ont été « écrits » par une culture préexistante. Il arrive souvent qu’un sous-texte posant la différenciation des rôles genrés imprègne la culture. On a donc là un parallélisme entre la situation concrète, le schéma relationnel plus profond, et le « métarécit » qui fournit à cette relation son cadre conceptuel.
21Revenons à l’Agganna-sutta. Au début de l’histoire, le moment d’inquiétude des jeunes brahmanes signale le conflit entre la force de la tradition, incarnée par leurs familles, et leur choix qui consiste en une aspiration à prononcer leurs vœux perpétuels. Le conflit est très concret et très précis. Cependant, l’intervention du Bouddha replace ce conflit à l’intérieur de la relation familiale plus large de ces deux brahmanes avec d’autres brahmanes. Le Bouddha dit : « Les brahmanes doivent certainement vous vilipender et vous maltraiter ». Leur réponse confirme l’affirmation du Bouddha. Les brahmanes invoquent alors le « cadre conceptuel » de ce conflit en rapportant les « raisons » données par les autres brahmanes au sujet du mythe hindou de la création : « les brahmanes sont les propres fils de Brahma, nés de sa bouche, nés de Brahma, issus de Brahma, héritiers de Brahma » (Collins 1993 : 339). En conformité avec ce mythe, les jeunes brahmanes ont alors « quitté la classe supérieure à laquelle ils appartenaient et ont adhéré à une classe inférieure, étant devenus de misérables (pseudo) ascètes au crâne rasé, les membres d’une secte, ne valant pas mieux que la progéniture issue des pieds de notre Kinsman [c’est-à-dire Brahma]. Ce n’est pas bien, c’est inconvenant d’avoir abandonné la classe sociale la plus haute pour devenir la progéniture des pieds de notre Kinsman ».
22On voit que le conflit très intime qui ébranle les jeunes brahmanes est en réalité étroitement lié aux schémas plus profonds de la relation avec leurs familles comme avec les autres brahmanes au sein de la société. Le Bouddha ne leur a pas simplement dit de camper sur leur désir de recevoir l’ordination ; il aurait pu alors se polariser sur leur conflit intime. Il a plongé dans leur passé et les a laissés exprimer à la fois le schéma plus profond de la relation et le cadre conceptuel qui imprégnait la relation. L’auto-identification des brahmanes comme appartenant à la catégorie sociale la plus noble se justifiait et s’expliquait par leur « origine » (nés de la bouche du Dieu Brahma). Le conflit personnel était par conséquent lié à la relation familiale, et la relation familiale élucidée par la légende cosmologique de la naissance des brahmanes, ainsi qu’aux autres catégories sociales non explicitement mentionnées ici.
Modifier la hiérarchie des valeurs
23Il est intéressant de remarquer que pour traiter le conflit spécifique et effectif des deux brahmanes, le Bouddha a remis en question le récit du mythe hindou de la création en attirant leur attention sur le présent (ou le passé récent) empirique des brahmanes en tant que groupe humain. Tous les brahmanes (y compris ces deux-là qui conversent avec le Bouddha) sont sortis des entrailles de leurs mères brahmanes. Voilà comment les brahmanes « avaient oublié » leur passé (empirique). Le présent empirique a ensuite été élaboré en racontant l’épisode du roi Pasedani venu rendre hommage au Bouddha. Le présent empirique a alors été juxtaposé à un passé primordial quand les cycles du changement ont donné naissance aux êtres célestes fluorescents mais que le désir de goûter aux essences terrestres a amenés au bord du désarroi collectif, avant qu’ils décident de désigner un chef qui pourrait évaluer le châtiment requis pour les malfaiteurs.
24On pourrait identifier ici trois situations conflictuelles liées les unes aux autres. Tout d’abord, le conflit au tréfonds du cœur des jeunes brahmanes. Ensuite, le conflit de ces derniers avec leurs familles et les autres brahmanes. Troisièmement, les conflits dans les récits primordiaux racontant la lente dégradation des êtres célestes, peu à peu gagnés par la fierté, l’arrogance, les désirs sexuels, le vol, l’incrimination, le mensonge et la violence. La désignation d’un leader politique au passage 20 ne doit pas être vue comme le seul endroit où le conflit est résolu dans le récit. En effet, il faudrait regarder plus attentivement le moment où vers la fin, au passage 32, la joie s’empare des deux brahmanes, impliquant que leur conflit intime a été transformé. Dans d’autres textes du Tripitaka (la Bible bouddhiste), on apprenait que les deux jeunes brahmanes recevaient finalement l’ordination et atteignaient la libération (ibid. : 319).
25À la lumière de notre analyse de l’Agganna-sutta dans son intégralité, on peut avancer que l’approche privilégiée par le Bouddha pour résoudre un conflit embrasse les dimensions soulignées par Lederach. Le Bouddha aborde le conflit personnel des deux brahmanes dans le contexte des schémas socio-culturels des relations tant au sein de la famille que des classes sociales. Ensuite et surtout, son imagination créative convoque un monde d’« imagination morale » [10] qui réorganise la valeur des choses en proposant un argument allégorique pour déterminer ce qui est primordial et par conséquent ce qui est le plus important et le meilleur, à savoir le Dhamma. La nouvelle hiérarchie de valeurs propre à dessiner les schémas de relation que suggère le Bouddha peut alors s’ancrer dans l’esprit des deux brahmanes. C’est seulement après avoir souscrit de leur plein gré à cette nouvelle imagination morale que ceux-ci voient leur conflit intime s’évaporer réellement.
Relire un texte et reconsidérer une situation de conflit
26Notre tentative de relecture de la « Genèse » bouddhiste ne prétend pas que le contenu de cette sutta soit en mesure de résoudre la situation de conflit en Thaïlande du Sud. Il s’agit plutôt d’un exercice d’imagination et de compréhension destiné à revitaliser, dans la société thaïe, une institution bouddhiste trop confiante en soi. Il apparaît que le récit lui-même relate une situation de conflit révélatrice d’une structure signifiante très profonde qui constitue le tissu entier de la société. Le fait que les jeunes brahmanes soient en proie à une grande inquiétude et qu’ils se trouvent dans une situation de conflit avec leurs proches indique que le message du Bouddha a été un agent puissant de transformation sociale à l’époque. La possibilité pour ces deux jeunes gens de prendre librement la décision de devenir moines sans y être obligés par leur tradition révèle le potentiel du bouddhisme comme religion favorable au progrès social. Le conflit des jeunes brahmanes était indicateur d’un possible changement personnel et social. Cette lecture de la situation conflictuelle du récit permet de mettre en lumière les potentialités souvent éclipsées du bouddhisme comme mouvement originellement réformateur et visant à faire avancer la société vers un « mieux ». Ce mieux ne tend pas seulement à un éclaircissement, à une libération ou à la disparition totale de la souffrance ; il désigne aussi une critique, un commentaire moral sur le système hindou de classes ou de castes tel qu’il existait alors. Visant dans ce sens à l’émancipation spirituelle, le bouddhisme offrait également une possibilité d’évolution sociale. L’approche de la transformation du conflit dans l’Agganna-sutta n’est, de la part du Bouddha, qu’un exercice crucial de créativité morale, qui pourrait servir d’inspiration pour regarder et voir le bouddhisme non pas comme religion de contrôle d’État, mais comme une religion riche en potentialités pour le progrès social. Cet aspect souvent négligé doit être remis au cœur des discussions afin que le bouddhisme dans la société thaïe soit davantage investi dans la mise en avant des problèmes sociaux, y compris la question urgente des conflits violents qui font rage au sud du pays.
27Il faut régler la situation actuelle dans cette région en soulevant diverses questions plus profondes telles que : quels rôles un état bouddhiste joue-t-il pour sa minorité religieuse ? Que signifie être thaï par rapport au fait d’être bouddhiste ? Quels domaines du méta-récit de la société thaïe faut-il repenser afin de rendre réalisable, pour ce pays bouddhiste, un processus de transformation du conflit ? Ces interrogations parmi tant d’autres aideraient à construire une ressource spirituelle et intellectuelle grâce à laquelle une résolution plus durable des conflits violents dans le sud de la Thaïlande pourrait être envisagée de façon adéquate.
Références
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- Collins, Steven (1993) « The Discourse on What is Primary (Agganna-sutta) : An Annotated Translation », Journal of Indian Philosophy 21(4) : 301-393.
- Lederach, John Paul (2003) The Little Book of Conflict Transformation. Intercourse, pa : Good Books.
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- Phra Dhammapitaka (P. Payutto) (b. e. 2539) ?????????????????? ?????????????????????? ? Bangkok : ???????????????.
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- Sivaraksa, Sulak (1993) « Buddhism and Contemporary International Trends », dans Kenneth Kraft (éd.) Inner Peace, World Peace : Essays on Buddhism and Nonviolence, p. 127-137 Albany, ny : State University of New York Press.
Notes
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[1]
Il existe quelques exceptions à cette observation générale. Prenons, par exemple, les initiatives lancées par la Commission de la Réconciliation Nationale qui compte, parmi ses membres, des leaders musulmans et des moines bouddhistes. Une mention spéciale revient à Phra Paisarn Wisalo. On se reportera également à la recherche menée sur les temples bouddhistes transformés en casernes militaires par Nilsen (2013).
-
[2]
Voir, à ce sujet, l’étude de Duncan McCargo (2008). Voir aussi le rapport de la Commission de Réconciliation Nationale (nrc 2006).
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[3]
Voir aussi les nombreux exemples explorant le bouddhisme comme une éthique de la paix et de la résolution des conflits dans McConnell 1995.
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[4]
Pour une discussion de la relation « désirable » entre le bouddhisme et l’État, abordée par un éminent moine chercheur de la Thaïlande contemporaine, voir Phra Dhammapitaka (P. Payutto) (b. e. 2539).
-
[5]
Impossible, bien sûr, de négliger les tentatives réformistes de feu Buddhadasa dont les interprétations du bouddhisme pour la société contemporaine auraient rencontré un bien plus grand écho parmi des chercheurs plus ouverts d’esprit.
-
[6]
Voir l’incontournable ouvrage consacré par Chantornwong et Smutavanich (b. e. 2523) au message politique de l’Agganna-sutta.
-
[7]
Pour une vue d’ensemble du débat, voir Collins (1993).
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[8]
J’adopte les divisions établies par Steven Collins (1993 : 332-334), mais les brefs résumés de chaque passage pour chacune des trois parties sont de moi. Il sont destinés à offrir une idée générale de l’ensemble du récit qui constitue l’Agganna-sutta sans entrer dans le détail. On se reportera si nécessaire à la traduction intégrale, dans Collins (1993).
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[9]
J’emploie à dessein le terme « jeu » pour indiquer le débat qui divise les spécialistes quant à savoir si ce conte des origines est un récit sérieux ou une simple satire du mythe hindou de la création. On trouvera un panorama de ce débat dans l’introduction générale de la traduction de Steven Collins.
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[10]
Lederach (2005) emploie l’expression « imagination morale » dans un autre livre qui plaide en faveur de l’acte créatif de l’imagination morale comme participant à la construction de la paix.