Diogène 2010/4 n° 232

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Article de revue

Les « désadaptés » : genèse d'un mythe non darwinien

Pages 105 à 122

Notes

  • [1]
    Nous proposons par convention, dans cet article, de qualifier de « darwiniens » les schémas dérivés de l’œuvre de Darwin, et de « néo-darwiniens » ceux qui se réfèrent aux propositions de Gould & Eldredge (1977) portant sur les « équilibres ponctués » ou celles de Dawkins (1976) sur la sélection mise en œuvre au niveau du génotype ; nous réserverons les qualificatifs de « darwiniste » et « néo-darwiniste » aux extrapolations de la pensée darwinienne à d’autres disciplines, telles l’économie, l’histoire ou la sociologie.
  • [2]
    Bien que cette conférence fût largement improvisée, l’essentiel de l’argumentation se retrouve dans La Lettre du Collège de France n° 27, dans la présentation, par A. Prochiantz, du colloque tenu lors du Bicentenaire de la naissance de Darwin.
  • [3]
    Cet enchaînement d’idées (« nous sommes des animaux, des animaux d’un genre particulier, nous ne sommes pas des animaux ») nous permet d’observer la manière dont Prochiantz, comme le faisait Caillois, mêle inextricablement deux ordres de raisonnement : celui du biologiste et celui de l’humaniste cartésien, posant successivement deux affirmations contradictoires, répondant à deux interrogations différentes. Selon Philippe Descola (2005 : 249), « Comme le note justement Ingold, les philosophes se sont rarement demandé : “Qu’est-ce qui fait de l’homme un animal d’un genre particulier ?”, préférant à cela la question typique du naturalisme : “Quelle est la différence générique entre les humains et les animaux ?”. Dans la première question, l’humanité est une forme particulière d’animalité définie par l’appartenance à l’espèce Homo sapiens, dans la seconde, c’est un état exclusif, un principe autoréférent, une condition morale. »
  • [4]
    Le même argument est employé par Juan (2007 : 6) pour disqualifier les cultures chimpanzés : « La question de la culture des primates est explicitement posée, avec les éternels exemples incongrus consistant à appeler “outillages complexes” des bâtons, pailles ou cailloux ramassés et, dans le meilleur des cas, utilisés comme percuteurs par les grands singes ; l’australopithèque est encore et toujours convoqué au milieu d’arguments sur l’adn des “cousins primates”, si proche du nôtre, ou de leur “conscience de mort”. Bien entendu, aucune réflexion sérieuse sur le symbolique n’étaye ces spéculations à vocation pseudo-anthropologique […]. »
  • [5]
    Jeangène-Vilmer (2008 : 12) parvient à la même conclusion.
  • [6]
    Voir Gould & Eldredge (1977) et Dessalles (2000 : 96-97, 113-116). Il existe deux formes d’évolution : la première, darwinienne au sens propre, consisterait plutôt à maintenir la continuité génétique en dépit des mutations spontanées, et expliquerait la relative stabilité des espèces au long de leur existence (faute de quoi il serait impossible de décrire une espèce, celle-ci s’inscrivant en permanence dans un processus évolutif) – ce serait là une phase d’équilibre. Mais à la suite d’accidents géographiques, géologiques, écologiques ou extraterrestres (séparation en sous-groupes, volcanisme, séparation ou réunion des continents, changements climatiques, irruption d’espèces invasives, météorites), surviendraient des phases « brutales » (relativement aux phases d’équilibre) de spéciation tous azimuts, précédées, suivies ou accompagnées d’extinctions ; c’est la phase de « ponctuation ».
  • [7]
    On notera ici l’inclusion au récit d’un fait avancé au début du xxe siècle, celui de la « néoténie » humaine, (Haeckel repris par Lorenz – voir Gould 1980 : « Un hommage biologique à Mickey ») repris et développé par des philosophes tels Giorgio Agamben (2002) et Elisabeth de Fontenay (2008).
  • [8]
    Homo ergaster, ancêtre présumé de l’erectus asiatique et de l’heidelbergensis européen (Picq & Coppens 2001 ; Picq 2005), ne fait pas l’unanimité dans le monde scientifique. Les auteurs anglo-saxons y voient une forme originelle d’Homo erectus, qui se serait diversifiée ultérieurement (Turner & Antón 2004 ; Agustí & Antón 2002). De même, la position d’Homo habilis dans le genre Homo pose problème, tant les découvertes récentes tendent à indiquer qu’aussi bien habilis qu’erectus seraient apparus en même temps, il y a près de deux millions d’années, partageant l’écosystème durant des centaines de milliers d’années. De ce point de vue, habilis ne serait pas un ancêtre direct, mais un autre embranchement de la famille des hominidés.
  • [9]
    C’est avec ce cliché que s’amusent Ehrlich et Pringle, les auteurs de l’article « Où va la biodiversité ? » : « Le destin de la biodiversité pour les 10 millions d’années à venir sera très certainement déterminé durant le prochain siècle ou demi-siècle par l’activité d’une seule espèce. Cette espèce, Homo sapiens, est âgée de 200 000 ans. Elle a connu, selon les critères écologiques, un succès fabuleux : elle peut se targuer d’une croissance démographique inouïe et d’une répartition planétaire, elle a vaincu ses prédateurs, ses concurrents, et certains de ses parasites. Les archives fossiles indiquent que la durée d’existence moyenne d’une espèce, chez les mammifères, avoisine le million d’années, ce qui placerait Homo sapiens dans la tranche de la mi-adolescence. Voilà une coïncidence frappante, car Homo sapiens se comporte d’une manière qui rappelle celle d’un adolescent gâté. Narcissiques, présumant de notre immortalité, nous maltraitons les écosystèmes qui nous ont produits et qui nous maintiennent en vie, sans nous soucier des conséquences » (2008 : 11579).
  • [10]
    Voir à ce sujet, et sur le solipsisme cartésien, Midgley (1988 : 42).
  • [11]
    À propos de la Théorie de l’identité sociale de Tajfel, Yzerbit et Schadron observent : « […] le jugement social s’inscrit dans un processus de recherche de sens dont la dimension sociale est cruciale : les observateurs confèrent un sens à autrui, souvent à partir d’un comportement observé, afin de pouvoir interagir de manière fonctionnelle avec ce dernier. Dans ce processus, des informations telles que les stéréotypes ont un statut spécial pour plusieurs raisons. D’une part, ils constituent un héritage, une information de base, qui permet aux observateurs d’aborder les situations nouvelles sans être excessivement démunis. Étant donné ce rôle, il n’est pas étonnant qu’ils ne puissent pas facilement être remis en question par des informations nouvelles. Au contraire, ce sont ces schémas anciens qui détermineront souvent la lecture des données nouvelles » (Yzerbit & Schadron 1999 : 159).
  • [12]
    Un exemple simple illustre cette proposition : le choix privilégié par un groupe de félins d’un type de proie et d’un mode de chasse (la poursuite à vive allure sur de courtes distance) a amené l’apparition des genres Acinonyx et Miracinonyx (Turner & Antón 1997 : 171-175). Des facteurs environnementaux (disponibilité d’un type de proie, concurrence d’autres prédateurs) mais aussi culturels (transmission des techniques de chasse par la mère) a entraîné la dérive évolutive vers la forme hautement spécialisée du guépard d’aujourd’hui. De même, c’est la modification culturellement acquise de notre régime alimentaire qui a entraîné une gracilisation de nos mâchoires et la disparition progressive de la molaire dite « de sagesse », et non l’inverse.
English version

1On appelle anthropogenèse – ou hominisation – le processus par lequel l’humain en est venu à se différencier de l’animal jusqu’à occuper et exploiter les principales niches écologiques de la planète. Pour l’anthropologie contemporaine, le sujet est « chargé » : nombre de peuples autochtones ont souffert des dérives évolutionnistes de la science coloniale, et aujourd’hui encore l’hominisation est couramment perçue comme un progrès irréversible vers une certaine forme de société, ce qui est vigoureusement contesté par la profession (Gras 2004 ; Juan 2006, 2007). Les anthropologues s’intéressent donc peu à ce phénomène, préférant se pencher sur les mythes de rupture mettant en scène des cataclysmes par lesquels l’homme émerge d’un monde ancien, accède à la technique, au feu, à l’agriculture, et bien entendu à la vie en société (Albert 1985 ; Carvalho 2002 ; Lévi-Strauss 1964 ; Vilaça 2006). Si le monde amérindien paraît inverser le schéma – proposant une apparition des animaux par différenciation des corps humains – il maintient le principe d’une catastrophe (chute du ciel, effondrement de la croûte terrestre, ou déluge) suivie d’une rupture, qui voit apparaître la société. Mais où s’arrête le mythe, et où commence la reconstitution scientifique des origines, étayée par des éléments archéologiques et écologiques ? La frontière n’est pas si claire, comme l’a montré Wiktor Stoczkowski dans son ouvrage Anthropologie naïve, anthropologie savante (1994). On y découvre ce paradoxe d’une trame immanente traversant les récits savants des origines, depuis l’invention de la préhistoire et la naissance de l’anthropologie comme discipline, au xviiie siècle, jusqu’à nos jours. Notre propos rejoint le sien, mais recouvre une forme d’inquiétude : longtemps après la parution de cet ouvrage, le discours savant contemporain tient pour établi, en dépit d’avancées considérables des paléoanthropologues, un scénario dérivé de l’East Side Story (Coppens 1983), lui-même plongeant ses racines dans des schémas antérieurs. La réflexion scientifique dans des disciplines aussi diverses que la neurobiologie, la linguistique, la philosophie ou l’histoire s’appuient sur un récit vulgarisé dont le déroulement, pour être humaniste, n’en est pas moins situé hors des cadres de l’Évolution. En insistant sur la « désadaptation » de l’humanité commençante, on évacue la question des avantages évolutifs qui ont permis la sélection du langage (Dessalles 2000), de la bipédie, de la chasse, comme si les comportements ne relevaient pas de processus sélectifs, qu’ils soient issus ou non de choix réitérés.

2Nous nous proposons donc d’analyser des discours contemporains concernant l’origine de l’homme, en les étudiant comme tout ethnologue analyse des mythes, par le relevé des constantes, isomorphies, et structures sous-jacentes, afin de souligner qu’ils renvoient à un récit étiologique, un « discours d’auto-fondation » (Schaeffer 2007). Les propos examinés ont pour particularité d’être émis par des scientifiques, le plus souvent sous forme de digression, en marge d’un propos principal tenu dans le cadre de leur spécialité ; mais ces propos incidents éclairent le substrat cosmologique d’où émerge la réflexion, qu’elle porte sur la linguistique, la neurobiologie ou l’histoire. Mettant en œuvre une heuristique des représentations théorisée ailleurs (Kohler 2007), nous rendrons apparent un canevas de représentations cosmologiques relatives à la position de l’homme dans l’univers, canevas activé par une idéologie dont l’enjeu est la mise à l’écart de toute réflexion darwinienne, au nom d’une dénonciation du « darwinisme » ou « néo-darwinisme » [1] auquel Darwin était parfaitement étranger (Gould 1995). Notre hypothèse est que la trame narrative structurant le récit de l’hominisation participe de la construction et du renforcement de notre identité spécifique, les caractéristiques de l’Homme s’opposant point par point à celles d’une entité abstraite dénommée « Animal ».

Épisode 1 : Homo faber, homo liber ?

3En 1965 paraissait l’œuvre maîtresse d’André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, retraçant l’évolution de notre espèce à partir d’un saut technologique fondamental – la maîtrise de la pierre taillée –, cela grâce à la libération de la main par la bipédie, déclencheur de toutes les modifications ultérieures (cerveau, larynx, vie en société). La soudaineté de la transition sera accentuée par Leroi-Gourhan dans un ouvrage ultérieur, Évolution et Techniques (1971 & 1973), où l’homme moderne se profile comme un être culturel, affranchi du milieu grâce à son absence de détermination qui le rend « apte à tout penser » (Groenen 1996 : 98-99). Ce scénario formait une base de réflexion que venait conforter l’interprétation donnée par Coppens des ossements de l’australopithèque nommé Lucy, la fracture du Rift éthiopien formant la scène idéale de « l’aube de l’humanité ». Ainsi, l’histoire de l’homme trouvait à s’enraciner dans un schéma d’évolution darwinien (celle de la bipédie et de la main « habile ») tout en se déployant, à un moment donné, sur un autre plan, qualifié de « philosophique » par le préhistorien Jean Chavaillon (1967) lorsqu’il recensa Le Geste et la Parole.

4Le 31 août de cette même année 1965, Roger Caillois prononçait à Genève une conférence intitulée « L’Univers de l’Animal et celui de l’Homme », dont tout porte à croire qu’elle fut inspirée par la lecture de Leroi-Gourhan :

5

L’homme est un animal parmi d’autres. Il est sans doute un animal particulier. Mais il est fondamentalement un animal, c’est-à-dire un être qui vit, respire et meurt, tandis que la machine n’en est pas un. Elle est un objet fabriqué par l’homme. Les choses deviennent alors plus délicates, parce qu’il n’existe aucun autre animal qui ait fabriqué des machines, qui ait même fabriqué le moindre outil. Nous nous trouvons devant une première difficulté : l’homme est décidément animal, mais dans le genre « animal », il se différencie des autres animaux pour être le seul à avoir fabriqué des outils et des machines, c’est-à-dire des engins extérieurs capables de relayer ses sens ou ses muscles.

6Selon cette hypothèse, ce qui fait de l’homme « un animal particulier » est l’usage d’objets fabriqués par lui : les outils. Même si le monopole de la fabrication d’outils par les humains est aujourd’hui aboli, cette hypothèse demeure, parmi d’autres, comme un postulat fondamental, où l’on reconnaît la position de Leroi-Gourhan : l’outil, fruit de l’évolution de la main, a déclenché en la lignée humaine un bouleversement des schèmes évolutifs normaux, puisque l’outil mènera à la « désadaptation », comme l’explique Roger Caillois dans la suite de sa conférence :

7

De nombreux animaux se révèlent extraordinairement adaptés à des actions très précises. Par comparaison, l’homme semble un animal désadapté, mieux, un animal qui s’est désadapté. Mais du fait qu’il n’est plus adapté à rien, il a conquis la possibilité de devenir apte à tout, ou à peu près. Seulement il est apte à tout par intermédiaire, par objet interposé, c’est-à-dire par l’outil, et plus tard, par l’engin et par la machine.
Comment a pu se produire cette désadaptation qui est conquête d’aptitudes virtuelles ? En premier lieu, comme chacun sait, grâce à la station debout. L’homme est un quadrupède qui se tient sur ses pattes de derrière, qui a donc au début accepté à la fois une perte d’équilibre considérable et une perte non moins périlleuse de rapidité à la course. En revanche, il libérait pour d’autres tâches ses membres antérieurs et, dans ce qui allait être une main, le pouce pouvait devenir opposable aux autres doigts. Il acquerrait ainsi la possibilité de prendre un objet, de le regarder et de réfléchir sur lui. Je ne dis pas que cela suffise […], mais un tel ensemble : station debout, vision panoramique, comme dominatrice du paysage, main capable de ramasser, de cueillir, de rassembler, de lancer, démontre les énormes possibilités d’enrichissement que l’homme a pu retirer d’une première désadaptation.

8Toutefois, nous l’avons vu, la découverte relativement récente – ou récemment prise en compte – de l’usage d’outils chez d’autres espèces, toujours plus nombreuses, a fragilisé le point de départ obligé bipédie/libération de la main, et amené à un report de l’hominisation à l’étape suivante, c’est-à-dire l’accroissement de la taille du cerveau et l’irruption de la conscience.

Épisode 2 : L’Accident

9Quarante ans plus tard, en octobre 2006, une conférence proposée par l’Université de Tous les Savoirs opposait, dans le cadre d’une réflexion sur la « barrière » séparant l’homme de l’animal, le neurobiologiste Alain Prochiantz, du Collège de France, à Dominique Lestel, philosophe, professeur d’éthologie cognitive à l’École normale supérieure. Alain Prochiantz s’exprimait alors spontanément, dans un cadre conférant toutefois à ses propos une autorité scientifique [2] :

10

Je ne suis pas aveugle : sapiens est différent des autres primates, je parle des chimpanzés qui sont pourtant très proches de nous. Et quand on dit qu’on s’est séparé entre 7 et 10 millions d’années, ce n’est pas énorme, mais ce n’est pas rien. Il s’est passé quelque chose entre temps, quelque chose s’est accumulé, et soudain il y a un accident qui est arrivé. En fait je pense que sapiens est un accident. […] L’apparition de l’homme reste un mystère, pas un mystère religieux, mais scientifique. Qu’est-ce qui s’est passé, en gros, il y a deux cent mille ans, pour qu’apparaisse une espèce qui a la conscience ? […] C’est un accident, et c’est difficile à penser. Ça aurait pu ne pas arriver, il s’en est fallu d’un poil, et ça ne s’est produit qu’une fois. Puis la conscience est venue : ces 900 cm3 [de cerveau supplémentaire], ils font les poètes, ils font les suicidés, voilà, quoi, c’est nous. Ils font l’angoisse de mourir, ils font Beckett. […] Même si nous sommes des animaux, nous sommes des animaux d’un genre très particulier, c’est-à-dire que nous sommes à la fois des animaux et pas des animaux [3], à cause de cette rupture très violente : nous sommes pour ainsi dire sortis de la nature. […] Si la question est : qu’est-ce que la barrière, eh bien c’est un moment, un moment où il s’est passé quelque chose de catastrophique qui fait que voilà, nous sommes là.

11Le fil le plus évident est celui de l’instantanéité ; dans cette perspective sont privilégiées les formes et expressions verbales inchoatives : « il s’est passé quelque chose », « c’est arrivé », « est venue », « voilà, nous sommes là ». Le lecteur percevra sans doute que ce discours, en plus d’être à tonalité scientifique, intègre une autre dimension, celle d’une narration, qui en fait un matériau ethnographique de premier ordre.

12Le récit s’articule autour de la notion d’accident, sous les formes de 1) l’irruption de la conscience ; 2) la « sortie » de la nature, formes qui peuvent être tenues pour des effets corrélés. Les termes accident/rupture/catastrophe forment système et impliquent la soudaineté, cependant que mystère et barrière viennent compléter la signification dans le sens d’une opacité, d’une clôture du sens. Paradoxalement, l’irruption rapide, violente, de la conscience aurait entraîné une fermeture des accès à un état antérieur : la barrière joue dans les deux sens, et il apparaît que la conscience, en nous équipant de la culture, nous interdit d’appréhender notre nature. Nous sommes « sortis de la nature », « a-natures » par excellence, dira Prochiantz au cours de son exposé, comme Luc Ferry (1992) parlait « d’arrachement à la nature » et « d’être anti-nature », toujours à notre sujet. C’est une façon de suggérer que la conscience est à la fois la cause et l’effet de la rupture : l’accident provoque la conscience qui nous extirpe de la nature, précisément en nous interdisant d’accéder à ce qui fut, en nous, nature. De ce point de vue, Prochiantz suggère qu’il y a une forme d’incompatibilité, plutôt qu’incommensurabilité, entre notre faculté d’entendement et ce monde dont nous sommes « sortis », parce que nous en sommes « sortis » de manière « catastrophique » ; nous avons, et je pèse mes mots, « rompu ». Prochiantz précisera cette pensée un peu plus avant, en se refusant à comparer « culture » chimpanzé et productions humaines, au motif qu’on ne saurait comparer un percuteur avec une cathédrale [4].

13Bien entendu, le lecteur perçoit aisément que ce discours est sous-tendu par le mythe biblique de la Genèse et de la Chute, mais il reste à déterminer s’il s’agit là d’une référence consciente et maîtrisée, ou l’expression stéréotypée d’un schéma indépassable en l’état actuel de nos systèmes de représentation. Suggérons, en accord avec Sperber (1996) et Boyer (2001), que ce schéma constitue un attracteur.

La désadaptation

14D’autres exemples nous permettront peut-être d’y voir plus clair. Le premier est tiré d’un ouvrage de Philippe Breton, sociolinguiste, auteur de La Parole Manipulée (1998). Ce livre a reçu le prix de l’Académie des Sciences Morales, en dépit d’un chapitre d’ouverture qui témoigne d’une méconnaissance assumée de la bibliographie récente. Pour distinguer l’homme de l’animal, Philippe Breton (1998 : 28) puise ses références chez Georges Gusdorf, philosophe de tradition catholique et épistémologue, la source remontant à 1952 :

15

Comme le rappelle Georges Gusdorf, « L’animal ne connaît pas le signe, mais le signal seulement, c’est-à-dire la réaction conditionnelle à une situation reconnue dans sa forme globale, mais non analysée dans son détail. Sa conduite vise à l’adaptation à une présence concrète à laquelle il adhère par ses besoins, ses tendances en éveil, seuls chiffres pour lui, seuls éléments d’intelligibilité offerts par un événement qu’il ne domine pas, auquel il participe.

16Cette proposition, aussi profane et inactuelle soit-elle, est congruente avec la définition de l’animal comme « organisme sensori-moteur », voué à la « réaction », à la concrétude, à la « tendance », bref au tropisme. Or cette définition est l’image inversée de la conscience telle que nous la concevons : la conscience nous interdit l’accès au monde de l’animal, y compris à notre nature originelle, pour la raison qui fait que l’animal, par défaut de conscience, demeure cantonné au monde du « stimulus/réaction », dépourvu de signification. En accédant au sens, au « signe », nous sommes devenus le contraire d’un animal, d’où le choix privilégié d’expressions telles que « contrairement à » plutôt que « à la différence de » dans ces discours à prétention scientifique. Il importe peu, dès lors, de distinguer les mammifères des arthropodes, car l’opposition homme/animal ne repose pas sur des différences quantitatives ou qualitatives : elle est tout simplement antinomique, antonymique[5].

17Philippe Breton (1998 : 30-31) remonte aux origines de l’homme pour expliquer, comme Prochiantz, la rupture, et se fonde pour cela tant sur Leroi-Gourhan que sur l’East Side Story proposée par Yves Coppens (1983) à la suite de la découverte de Lucy :

18

Les travaux des préhistoriens, toutes tendances confondues, semblent indiquer que le mouvement de l’hominisation est bien lié au développement d’une forme de communication spécifique, qui distingue radicalement l’humain du reste du règne animal dont il est issu. Mais, contrairement à ce que le sens commun nous indiquerait, cette distinction pourrait bien, avant d’être un progrès, être le fruit, d’abord, d’une régression. Ne serait-ce pas du fait de la dégradation, accidentelle ou non, des formidables capacités de traitement de l’information de l’animal que l’un d’entre eux […] serait devenu humain ?
L’hypothèse d’une désadaptation fondatrice est développée […] par les paléoanthropologues. Pour l’« inventeur » de Lucy, Yves Coppens, l’homme est d’abord le produit de l’évolution d’un singe de forêt confronté, du fait d’un accident géologique à grande échelle, à un nouvel environnement, celui de la savane. Cette déstabilisation initiale, avec la perte de tous les repères qu’elle implique, serait pour lui un possible départ de l’humanité, en Afrique de l’Est. Ainsi l’homme, échouant à traiter l’information avec la stabilité, la rigueur et l’exhaustivité qui conviennent à l’état instinctif, inventerait une parole en perpétuelle recherche de son adéquation avec le réel. Privé d’un rapport informationnel fiable avec le monde, celui qui cesse de ce fait d’être un animal est conduit à reconstruire, en lui donnant du sens, cet écart permanent, cette distance perpétuelle au monde.

19Les termes soulignés situent bien l’arrière-plan des représentations qui structurent ce récit. L’hominisation, selon cette version, fonctionnerait à l’opposé d’un processus darwinien, par « désadaptation », comme le proposait, trente ans auparavant, Roger Caillois. Il ne s’agit pas là d’une réinterprétation de la proposition de Gould à propos des « équilibres ponctués » [6]. Si tel avait été le cas, l’australopithèque n’eût été que l’une parmi les multiples espèces confrontées au problème de la savanisation de l’environnement. L’auteur suggère un processus inverse, celui de « désadaptation », renforcé par des termes tels que « dégradation », « régression », « déstabilisation ». La « perte », « l’échec », la « privation », entraînent la « cessation » de l’animalité, le « départ », la « reconstruction », et finalement la « distance ». Nous nous trouvons dans le même système sémantique que celui de la « rupture » et de la « sortie de la nature » précédemment cités dans les paroles de Prochiantz, équivalent du « départ de l’humanité » évoqué par Breton. La référence à Coppens renvoie en réalité à une hypothèse antérieure, celle d’un affranchissement du milieu provoqué par la libération de la main.

20Le scénario de l’East Side Story était encore dominant en 1998, aussi Breton est-il justifié à le mentionner. Observons toutefois que sa version comporte un versant stylistique fortement empreint, à demi-mot, du catastrophisme que l’on retrouve chez Prochiantz – la figure de l’accident et ses multiples expressions. Breton étant un spécialiste de sciences humaines, on peut comprendre qu’il ait préféré, pour les nécessités de son raisonnement, ne pas mentionner les multiples espèces d’hominidés, australopithèques, paranthropes, et les cinq ou six espèces appartenant en propre au genre Homo découvertes à ce jour, la plus récente étant celle du petit homme de Florès. Étant anthropologue, ce n’est pas l’exactitude de son propos qui m’intéresse, mais bien le fait qu’il s’agit d’une fiction, et ne puisse, en conséquence, être soumis à l’épreuve du vrai ou du faux. Dans une œuvre de fiction, un groupe de personnages est soumis à une série de péripéties menant à un dénouement, l’ensemble intégrant ce que l’on appelle une « intrigue ». La « vérité romanesque » (concept créé par René Girard) désigne, dans la fiction, le fait que les événements, personnages, etc., ne peuvent être soumis à l’évaluation par le vrai ou le faux : peu importe que Julien Sorel ait réellement existé ou non, cela n’entre pas en ligne de compte dans notre lecture, dès lors que Le Rouge et le Noir est un roman, et pas une biographie. De ce fait, ce ne sont pas des événements réels ou des lois physiques qui engendrent la succession des épisodes, mais la dynamique propre au récit : dans ce cas, le narrateur fabrique la cohérence du personnage de Julien Sorel, sa détermination et ses déterminations, et le lecteur n’a pas lieu de la mettre en cause, pas plus qu’il ne peut douter que Mathilde s’en éprenne, etc. L’adoption, par Lucy, de la station debout, est l’épisode initial d’un roman dont le genre Homo est, non l’objet, mais le héros.

L’Enfance de l’Humanité

21La méconnaissance de la portée exacte d’un accident géologique tel que la formation du Rift et sa profondeur temporelle serait donc un choix narratif permettant à l’intrigue de se déployer dans toutes ses virtualités, comme le montre, dans le récit des origines tel que l’expose Alain Prochiantz, l’épisode de la naissance du héros :

22

Il faut réaliser qu’il y a environ 150 000 ans, nous étions environ 10 000 en Afrique centrale, on était tout nu, on n’avait pas de griffes, très peu de dents, dans un état démuni incroyable. Le petit de sapiens, vous le connaissez, il faut vraiment une organisation très importante pour permettre la survie de cette espèce. Je ne sais si vous imaginez ce que représentent 10 000 personnes dans un environnement totalement hostile, avec des animaux qui n’étaient pas d’une très grande tendresse envers cet animal qui était nous. Et malgré ça, ça a obligé l’organisation sociale autour de la protection du petit, des rapports individuels ayant poussé à la socialisation, avec les inventions du feu, des armes, de la technique. S’il y avait un propre de l’homme ce serait quand même ça : l’homme est un animal technique, c’est la technique qui nous a permis de tenir. On est passé peut-être à mille, puis ça a rebondi, et quand même, cent mille ans plus tard, eh bien on est six milliards, et puis on est sur la lune. Donc il y a bien quelque chose de continu, mais aussi d’extraordinairement discontinu qui a à voir avec cet organe, ces 900 cm3 de trop qui nous a permis d’inventer des outils ayant permis notre survie dans un environnement qui ne faisait pas de sentiments.

23On constatera que l’arrière-plan de ce récit est peu ou prou le même que celui de Philippe Breton. Prochiantz complète ainsi sa pensée au sujet de la « rupture », de « l’accident » qu’ont constitué la conscience et la sortie de la nature. Ici encore, nous ne nous situons pas dans un schéma darwinien : « nus, pas de griffes, très peu de dents », description adéquate d’un animal « inadapté ». Le récit débute ex abrupto, il y a « environ 150 000 ans », et ce n’est pas la science qui nous indique ce que font là ces « dix mille hommes » désarmés, mais une « condensation mythique », pour reprendre les termes de Carlos Fausto (2002), restreignant aux dimensions temporelles d’un « accident » l’invention « du feu, des armes, des techniques ». C’est par un dévoiement du schéma évolutif que l’homme se trouve en position de subir un « environnement hostile », peuplé de créatures « qui n’étaient pas d’une grande tendresse », dans une nature qui ne « faisait pas de sentiments », une nature bien sévère si l’on considère que le récit met en scène un homme en situation d’infans. Par un étrange effet de focale, le portrait de l’homme infantilisé [7] se cristallise en la figure du « petit sapiens », et l’organisation sociale se base dorénavant sur « la protection du petit ».

24Alain Prochiantz s’exprime en 2006. Pourtant, Orrorin tugenensis fut découvert en 2000, et Toumaï (Sahelanthropus tchadensis) en 2001, remettant en cause le lien australopithèque/ fracture du Rift, et confortant la forme buissonnante de la lignée humaine. Confondre l’émergence d’une espèce d’hominidé, Homo sapiens, avec celle d’une lignée qui en l’état actuel des connaissances remonte à Homo ergaster (2 millions d’années) [8], est donc bien une condensation adaptée aux besoins de la narration. De même, l’invention de la pierre taillée ne revient pas à notre espèce, puisque les paranthropes (ou australopithèques robustes) en faisaient également usage, sans parler, en des temps plus récents, des néandertaliens totalement passés sous silence ici. Quant au feu, sa maîtrise indiscutable (le simple usage étant beaucoup plus ancien) semble être le fait d’Homo erectus, il y a cinq cent mille ans environ.

25En clair, Homo sapiens était de par sa phylogenèse un primate extrêmement robuste, plus grand que la moyenne des humains actuels, pourvu d’outils efficaces, s’étant spécialisé dans la chasse au gros gibier, se déplaçant en groupes de plusieurs dizaines d’individus, et qui ne devait pas non plus se montrer « d’une très grande tendresse » envers ses proies. Il est tout à fait remarquable de constater que le portrait qu’en font nombre de vulgarisateurs est à l’opposé de ce qu’était réellement notre ancêtre. La raison – mais elle n’est probablement pas formulable – est que la description d’un primate ayant évolué au point d’occuper une niche de super-prédateur est incompatible avec la vision d’un homme inadapté ou « désadapté », nu et démuni, ayant « perdu ses repères », victime, en somme, d’une régression catastrophique à l’état infantile [9].

26Or le lecteur attentif aura remarqué ce fait étrange : si les scénarios proposés par Prochiantz et Breton sont identiques, ils s’appliquent en réalité à deux espèces différentes : Homo sapiens pour le premier, Australopithecus pour le second. Le premier décrit un événement situé approximativement vers -200 000 ans ; l’autre récit est situé à trois millions d’années de distance. La seule explication possible est qu’il s’agit bien d’un mythe applicable à tout ce qui relève de l’humain, l’émergence brutale, la rupture et la désadaptation devenant dès lors des caractéristiques essentielles, réitérables à l’infini. Ce mythe n’est pas dû à l’ignorance, à la « superstition ». Il s’agit d’un mythe fondateur de notre culture, qui intègre par la marge des éléments de la théorie de l’évolution mais qui est fondamentalement non-darwinien ; et nous nous trouvons devant cet étrange cas de figure : les Yanomami de la frontière entre Brésil et Venezuela (Albert 1985), les Palikur du bassin de l’Oyapock (Kohler, données de terrain) et bien d’autres populations amérindiennes, qui possèdent des mythes similaires (catastrophe, départs et recommencements, migrations, reconstruction, perte de communication avec le reste des vivants) semblent davantage conscients du caractère mythique de leurs récits que des scientifiques occidentaux qui entreprennent de relater nos origines.

L’Hominisation à rebours de l’Évolution

27Il est donc aisé de déduire que les éléments de récit que nous relevons ici ne constituent pas une théorie scientifique appuyée par les découvertes récentes des paléoanthropologues et des éthologues, mais un mythe largement partagé d’un bout à l’autre de la chaîne de production académique. Ce mythe est celui de l’hominisation, c’est-à-dire la construction d’une espèce à rebours de l’Évolution, confrontée à l’échec, à l’hostilité, à la perte de « l’instinct », y compris, on le suppose, « l’instinct de survie » et devant donc trouver, pour survivre, une « conscience de survie ».

28Ce mythe est construit sur un canevas immuable. Étant de culture occidentale, il va de soi que ceux qui le véhiculent le construisent sur la base d’un scénario préexistant à la théorie darwinienne, qui n’est intégrée que très marginalement puisque ce scénario affirme, en quelque sorte, que l’homme fut miraculeusement (ou « accidentellement », ou « brusquement ») créé en dépit de l’Évolution : « soudain, il s’est passé quelque chose » – nous étions incapables de lutter, mais notre ingéniosité – ou notre culture – nous a sauvés. Le seul déplacement observable est celui de l’agent, qui de divin devient cérébral. Ni Dieu, ni Prométhée, ni sélection naturelle : la parole d’autorité scientifique, dans ce cas, affirme que l’homme doit tout à lui-même, s’est fait lui-même, à la suite d’un « accident » entraînant perte des repères, des défenses naturelles, prise de « distance », « départ », « sortie ». Il s’agit là, dit Schaeffer (2007 : 45), d’une « autofondation ». L’insistance sur le singulier, la solitude, ou sur le faible nombre (« 10 000, 1000, et nous voilà six milliards »), renforce bien entendu le caractère unique de l’homme de l’origine, singulier de distinction par opposition au singulier d’indétermination voué à « l’animal ». Comme l’observent Yzerbit et Schadron (1999 : 93) :

29

Les concepts de groupes-collections (groupe au prestige élevé) et groupes-agrégats (groupe au faible prestige), s’insèrent précisément dans un modèle de l’identité qui appréhende l’impact du statut social sur l’identité individuelle. […] Une position favorisée dans le rapport intergroupe stimule l’élaboration d’une représentation de l’appartenance en termes d’une collection d’individualités distinctes et bien séparées. Une position défavorisée amène à l’opposé les individus à se définir, et à être définis par les membres d’autres groupes, à travers les caractéristiques qui différencient leur propre groupe de l’exogroupe.

30Il est vain de remonter à Descartes pour retracer l’origine de ce mythe, aussi bien qu’à la Bible, ou à Aristote, ou Platon. Si l’on trouve des structures correspondantes chez ces auteurs ou dans ce Livre, tout comme dans des mythes tel celui de Prométhée, c’est qu’il correspond probablement à l’un des « universaux » de notre esprit, et que son surgissement précède les temps historiques. Il doit, et c’est notre hypothèse, remonter aux origines mêmes du langage articulé, et ne serait que la reformulation permanente, plus ou moins rationalisée, de la « barrière de l’espèce » [10], question qui mériterait que l’on s’y arrête ultérieurement. On peut suggérer que Descartes construit sa méthode en se fondant sur cette représentation qui est ancrée en lui comme en tout homme ; le scénario de la Genèse est lui-même, vraisemblablement, construit sur ce schéma, et ne le crée pas. Enfin, c’est sur la foi de cette conviction préalable que nous sommes radicalement différents des autres espèces vivantes qu’Aristote pose le logos et la politique comme caractérisant l’humain (Fontenay 2008 : 72) : l’important se trouve dans la réaffirmation du principe d’individuation de l’homme, qui fait la distinction du moi et du non-moi, du Nous et des Autres. Dans le miroir de l’animal, l’homme percevra toujours de lui-même une figure inversée.

31Être conscient, c’est être sans défense ; si la conscience produit les armes, elle est en soi vulnérabilité, désadaptation : elle « fait les suicidés, [elle] fait les poètes » dit Prochiantz – ces deux offices étant ici synonymes. L’image inversée se retrouve dans l’insistance de Descartes à promouvoir l’incapacité constitutionnelle de « l’animal » à éprouver la douleur, reflet de l’incapacité constitutionnelle de notre conscience à intégrer le non-humain. La conscience de l’homme est un rempart contre la nature, une barrière donc, comme en témoigne aussi bien l’aventure de Kurtz s’abandonnant à la volonté de puissance (Conrad 1900, Au cœur des ténèbres) que le naufragé de l’Île mystérieuse (1875) qui ne sait plus parler ni a fortiori faire de feu (Kohler 2001). On ne saurait mieux expliciter l’incompatibilité de la conscience et de la nature, de l’homme et de l’animal. C’est dans la conscience, et non dans la nature, que se trouve la rupture : le mythe des origines n’affirme rien d’autre sinon que la conscience est la rupture.

32Or on observe une constance remarquable dans le désir scientifique d’assumer comme étant sien, dérivé d’un savoir construit, un réseau stéréotypé si profondément ancré en nous qu’il ressurgit au détour de chaque page, avec ou hors de tout propos. Stoczkowski (1994 : 62) observe que, sur 24 scénarios évolutifs portant sur les hominidés, 20 comportent ces épisodes de rupture et de « désadaptation » dues à un changement d’environnement. La localisation de l’origine de l’homme en Afrique a d’ailleurs mécaniquement entraîné une réallocation des mythèmes contenus dans la Genèse, qui fait que les auteurs d’un ouvrage portant sur l’évolution de la faune mammalienne en Afrique, du paléocène à l’holocène, intitulent naturellement leur ouvrage Evolving Eden (Turner & Antón 2004), et cela va de soi pour tout lecteur occidental, y compris vous et moi [11]. Ce faisant, ils illustrent le propos de Schaeffer (2007 : 218) décrivant non seulement l’intrication, mais aussi l’harmonie régnant entre naturalisme chrétien et naturalisme biologique. Il s’agit bien là de mythèmes constamment réagencés, dont une analyse structurale permet de rendre raison.

33Il suffit que le lecteur s’interroge sur la manière dont il a complété de lui-même les lignes qui précèdent : sans doute a-t-il spontanément visualisé cet enfant abandonné par la nature. Parlant de la Genèse, Leach (1980 : 158) émet la conclusion suivante : « Quand un corpus de mythes est énoncé publiquement dans son cadre religieux, ces modèles structuraux sont “ressentis” comme présents, ils sont porteurs de sens un peu comme la poésie est porteuse de sens. » Bien qu’évoquée dans un cadre scientifique, cette histoire nous parle, elle est ancrée en nous bien plus profondément que celle du Petit Poucet, nous l’avons rencontrée sous mille formes, racontée mille fois à nous-mêmes. Cette histoire est la nôtre, mais ce n’est pas notre Histoire.

Conclusion

34Notre analyse, fondée sur les systèmes de stéréotypes, fut ici appliquée non à des propos de chamans amazoniens mais aux discours tenus, hors du cadre strict de leurs spécialités, par des scientifiques français. Nous avons mis en évidence, au sein de ces discours, certains éléments qui trahissent, par leur articulation même, l’existence de mythèmes : la vulnérabilité, la déréliction, la rupture, la dignité, la sacralité… constitutifs de l’identité de l’Homme. Ces éléments suggèrent que nous ne sommes pas dans le domaine scientifique proprement dit, quelle que soit la science considérée, mais dans une démarche intime d’identification et de construction de frontière, l’endogroupe étant ici l’humanité, et l’exogroupe le reste du vivant. Jusqu’ici, rien de choquant pour un ethnologue qui a lu Barth (1969). Comme le souligne Stoczkowski (1994 : 149-150), « la schématisation logiciste à laquelle tous les scénarios [de l’hominisation] ont été soumis permet de distinguer au total 216 séquences explicatives, exprimées par une ou plusieurs opérations d’inférence. Les auteurs considérés […] déclarent leur attachement à la théorie darwinienne ou néo-darwinienne de l’évolution ; il est donc surprenant de constater que près de 74% des séquences causales ne font aucune référence aux mécanismes darwiniens. Ceux-ci n’apparaissent que dans 20,4% des cas […]. Comme presque la moitié des scénarios construisent leur explication de l’anthropogenèse sans recourir au darwinisme, force est de constater que l’argumentation de ces textes n’aurait pas trop souffert si la théorie de l’évolution n’avait pas existé ! »

35Notre hypothèse est la suivante : il existe une identité humaine, construction mentale relevant d’une histoire phylogénétique, qui a accompagné la formation de notre espèce. Comme toute identité, la nôtre s’est constituée par ses frontières : l’homme est construit, pensé, en opposition avec une abstraction nommée « animal ». C’est le fait de perdre de vue qu’un animal est une abstraction, une créature chimérique, qui constitue le problème scientifique à résoudre : il s’agit là de ce qu’on appelle un « verrou épistémologique ».

36Cette hypothèse véhicule une autre idée : celle qu’il existe des identités constitutives de chaque espèce et à chacune des populations qui la composent, partie intégrante du processus de spéciation, identités plus ou moins élaborées dans la différenciation d’avec d’autres populations ou espèces, et plus ou moins liées à une construction sociale ou à un apprentissage, selon le degré de complexité cérébrale de l’espèce considérée. De même que « l’on ne naît pas femme, mais qu’on le devient », on naît avec une propension à devenir lion, carnivore, à vivre en groupe d’un nombre x d’individus, mais encore faut-il effectivement accomplir ce qu’un lion est appelé à être, à s’accoupler avec des lionnes, à opter préférentiellement pour les proies que sont les gnous, les zèbres ou les buffles, à rendre les chasses efficaces, à apprendre à tuer, à organiser les déplacements territoriaux, la protection des petits, à passer des alliances, à conquérir des harems, etc. Cela ne se réinvente pas à chaque naissance, mais s’inscrit dans une continuité évolutive qui est enseignée, c’est-à-dire culturellement transmise.

37Comment, donc, réintégrer l’histoire de l’homme dans les cadres de l’évolution ? À l’inverse de la démarche prônée par la sociobiologie, je propose d’élargir le champ d’application des sciences humaines et sociales à d’autres espèces que la nôtre, et de faire nôtre la proposition d’Ingold (1988 : xxiv), remarquant que les espèces sont à la fois cause et conséquence de leur évolution : « En prenant pour point de départ l’animal-dans-son-environnement, on peut s’épargner les dichotomies entre biologie et culture, entre évolution et histoire, qui ont jusqu’à présent causé tant de tracas à la pensée anthropologique. Nous pourrions même commencer à ébranler les barrières intellectuelles qui séparent aujourd’hui l’anthropologie biologique des branches sociale et culturelle de la discipline. […] Plutôt que d’avoir une théorie pour les humains et une autre pour le reste des êtres vivants, mieux vaut privilégier l’alternative : une théorie de l’évolution qui intègre les changements génotypiques au sein d’une explication plus globale de la transformation des organismes, dans le contexte de leurs relations mutuelles, de leurs conditions respectives de développement. Tout comme les humains, en tant qu’espèce, forgent leur propre histoire, de même les animaux en général sont à la fois causes et conséquences de leur évolution. » [12]

38Les discours que nous tenons à notre sujet n’ont ni plus ni moins de valeur que les représentations que se font d’eux-mêmes les éléphants, les gorilles, les baleines ou les geais. Ils structurent notre identité d’espèce et de ce fait jouent un rôle majeur dans notre évolution. Il serait déplorable toutefois qu’un tel discours aboutisse, dans la réalité, à mettre en péril l’existence d’autres espèces. Aussi croyons-nous bon de plaider, comme le fit Lévi-Strauss (1971), en faveur d’un « un humanisme sagement conçu qui ne commence pas par soi-même mais fait à l’homme une place raisonnable dans la nature au lieu qu’il s’en institue le maître et la saccage sans même avoir égard aux besoins et aux intérêts les plus évidents de ceux qui viendront après lui. »

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Notes

  • [1]
    Nous proposons par convention, dans cet article, de qualifier de « darwiniens » les schémas dérivés de l’œuvre de Darwin, et de « néo-darwiniens » ceux qui se réfèrent aux propositions de Gould & Eldredge (1977) portant sur les « équilibres ponctués » ou celles de Dawkins (1976) sur la sélection mise en œuvre au niveau du génotype ; nous réserverons les qualificatifs de « darwiniste » et « néo-darwiniste » aux extrapolations de la pensée darwinienne à d’autres disciplines, telles l’économie, l’histoire ou la sociologie.
  • [2]
    Bien que cette conférence fût largement improvisée, l’essentiel de l’argumentation se retrouve dans La Lettre du Collège de France n° 27, dans la présentation, par A. Prochiantz, du colloque tenu lors du Bicentenaire de la naissance de Darwin.
  • [3]
    Cet enchaînement d’idées (« nous sommes des animaux, des animaux d’un genre particulier, nous ne sommes pas des animaux ») nous permet d’observer la manière dont Prochiantz, comme le faisait Caillois, mêle inextricablement deux ordres de raisonnement : celui du biologiste et celui de l’humaniste cartésien, posant successivement deux affirmations contradictoires, répondant à deux interrogations différentes. Selon Philippe Descola (2005 : 249), « Comme le note justement Ingold, les philosophes se sont rarement demandé : “Qu’est-ce qui fait de l’homme un animal d’un genre particulier ?”, préférant à cela la question typique du naturalisme : “Quelle est la différence générique entre les humains et les animaux ?”. Dans la première question, l’humanité est une forme particulière d’animalité définie par l’appartenance à l’espèce Homo sapiens, dans la seconde, c’est un état exclusif, un principe autoréférent, une condition morale. »
  • [4]
    Le même argument est employé par Juan (2007 : 6) pour disqualifier les cultures chimpanzés : « La question de la culture des primates est explicitement posée, avec les éternels exemples incongrus consistant à appeler “outillages complexes” des bâtons, pailles ou cailloux ramassés et, dans le meilleur des cas, utilisés comme percuteurs par les grands singes ; l’australopithèque est encore et toujours convoqué au milieu d’arguments sur l’adn des “cousins primates”, si proche du nôtre, ou de leur “conscience de mort”. Bien entendu, aucune réflexion sérieuse sur le symbolique n’étaye ces spéculations à vocation pseudo-anthropologique […]. »
  • [5]
    Jeangène-Vilmer (2008 : 12) parvient à la même conclusion.
  • [6]
    Voir Gould & Eldredge (1977) et Dessalles (2000 : 96-97, 113-116). Il existe deux formes d’évolution : la première, darwinienne au sens propre, consisterait plutôt à maintenir la continuité génétique en dépit des mutations spontanées, et expliquerait la relative stabilité des espèces au long de leur existence (faute de quoi il serait impossible de décrire une espèce, celle-ci s’inscrivant en permanence dans un processus évolutif) – ce serait là une phase d’équilibre. Mais à la suite d’accidents géographiques, géologiques, écologiques ou extraterrestres (séparation en sous-groupes, volcanisme, séparation ou réunion des continents, changements climatiques, irruption d’espèces invasives, météorites), surviendraient des phases « brutales » (relativement aux phases d’équilibre) de spéciation tous azimuts, précédées, suivies ou accompagnées d’extinctions ; c’est la phase de « ponctuation ».
  • [7]
    On notera ici l’inclusion au récit d’un fait avancé au début du xxe siècle, celui de la « néoténie » humaine, (Haeckel repris par Lorenz – voir Gould 1980 : « Un hommage biologique à Mickey ») repris et développé par des philosophes tels Giorgio Agamben (2002) et Elisabeth de Fontenay (2008).
  • [8]
    Homo ergaster, ancêtre présumé de l’erectus asiatique et de l’heidelbergensis européen (Picq & Coppens 2001 ; Picq 2005), ne fait pas l’unanimité dans le monde scientifique. Les auteurs anglo-saxons y voient une forme originelle d’Homo erectus, qui se serait diversifiée ultérieurement (Turner & Antón 2004 ; Agustí & Antón 2002). De même, la position d’Homo habilis dans le genre Homo pose problème, tant les découvertes récentes tendent à indiquer qu’aussi bien habilis qu’erectus seraient apparus en même temps, il y a près de deux millions d’années, partageant l’écosystème durant des centaines de milliers d’années. De ce point de vue, habilis ne serait pas un ancêtre direct, mais un autre embranchement de la famille des hominidés.
  • [9]
    C’est avec ce cliché que s’amusent Ehrlich et Pringle, les auteurs de l’article « Où va la biodiversité ? » : « Le destin de la biodiversité pour les 10 millions d’années à venir sera très certainement déterminé durant le prochain siècle ou demi-siècle par l’activité d’une seule espèce. Cette espèce, Homo sapiens, est âgée de 200 000 ans. Elle a connu, selon les critères écologiques, un succès fabuleux : elle peut se targuer d’une croissance démographique inouïe et d’une répartition planétaire, elle a vaincu ses prédateurs, ses concurrents, et certains de ses parasites. Les archives fossiles indiquent que la durée d’existence moyenne d’une espèce, chez les mammifères, avoisine le million d’années, ce qui placerait Homo sapiens dans la tranche de la mi-adolescence. Voilà une coïncidence frappante, car Homo sapiens se comporte d’une manière qui rappelle celle d’un adolescent gâté. Narcissiques, présumant de notre immortalité, nous maltraitons les écosystèmes qui nous ont produits et qui nous maintiennent en vie, sans nous soucier des conséquences » (2008 : 11579).
  • [10]
    Voir à ce sujet, et sur le solipsisme cartésien, Midgley (1988 : 42).
  • [11]
    À propos de la Théorie de l’identité sociale de Tajfel, Yzerbit et Schadron observent : « […] le jugement social s’inscrit dans un processus de recherche de sens dont la dimension sociale est cruciale : les observateurs confèrent un sens à autrui, souvent à partir d’un comportement observé, afin de pouvoir interagir de manière fonctionnelle avec ce dernier. Dans ce processus, des informations telles que les stéréotypes ont un statut spécial pour plusieurs raisons. D’une part, ils constituent un héritage, une information de base, qui permet aux observateurs d’aborder les situations nouvelles sans être excessivement démunis. Étant donné ce rôle, il n’est pas étonnant qu’ils ne puissent pas facilement être remis en question par des informations nouvelles. Au contraire, ce sont ces schémas anciens qui détermineront souvent la lecture des données nouvelles » (Yzerbit & Schadron 1999 : 159).
  • [12]
    Un exemple simple illustre cette proposition : le choix privilégié par un groupe de félins d’un type de proie et d’un mode de chasse (la poursuite à vive allure sur de courtes distance) a amené l’apparition des genres Acinonyx et Miracinonyx (Turner & Antón 1997 : 171-175). Des facteurs environnementaux (disponibilité d’un type de proie, concurrence d’autres prédateurs) mais aussi culturels (transmission des techniques de chasse par la mère) a entraîné la dérive évolutive vers la forme hautement spécialisée du guépard d’aujourd’hui. De même, c’est la modification culturellement acquise de notre régime alimentaire qui a entraîné une gracilisation de nos mâchoires et la disparition progressive de la molaire dite « de sagesse », et non l’inverse.
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