Notes
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[1]
Accessible sur Internet sur le site www.islamophile.org, revue en ligne qui se définit comme « ressources islamiques en langue française ».
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[2]
On distingue de façon commune les versets mecquois, qui auraient trait au rapport au divin, des versets médinois qui concerneraient et organise raient les rapports entre les humains. Par convention, les premiers au raient été révélés avant l’hégire (de 610 à 622) et les seconds après l’hégire (de 622 à 632), en référence aux villes de la Mecque et de Médine. Nous adhérons à l’idée que la référence au lieu et au temps n’est pas que formelle.
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[3]
La plus ancienne biographie du Prophète Mohammed (Que le salut soit sur Lui) est due à Ibn Ishaq (mort vers 768). Elle a été remaniée par Ibn Hichâm (mort en 828 ou 833). La sîra d’Ibn Ishaq a été intégralement éditée en deux volumes, sous le titre La vie du prophète Muhammad (Ibn Ishaq 2001).
1Le sort que connaissent les intellectuels musulmans dans leurs pays a pour effet, sinon pour objectif, de leur obstruer les voies de l’interprétation, de les empêcher de proposer du sens au fonctionnement de leur société. Ils sont en butte à la répression. Dans nombre de ces pays les départements d’enseignement de la philosophie (en Algérie), de la sociologie (au Maroc), des sciences sociales ont été fermés dans les années 1970. Les disciplines de l’ingénieur ont été valorisées mais c’est précisément de là qu’est venue la contestation de ces régimes, le plus souvent sur un mode religieux : les partis islamistes sont partout définis comme le parti des ingénieurs. Car comment découper dans le processus de pensée ? Des dirigeants démiurges et incompétents ont pensé que ces ingénieurs feraient « fonctionner » à leur avantage une société comme une machine sans autre forme d’interrogation. Ce constat fonde la réflexion que nous souhaitons développer dans cet article : il y a une permanence du « politique » depuis l’origine de l’humanité jusqu’à aujourd’hui. Pour Marcel Gauchet, la « condition politique » est ce qui constitue notre humanité. Notre identité est politique. Nous sommes les « acteurs de l’être-ensemble », une « condition » qui se manifeste sous la forme d’un processus impliquant toutes sortes de « mutations ».
2Un second constat concernant les intellectuels des sociétés musulmanes correspond au fait qu’ils sont peu entendus alors que, dans les universités de cette région du monde, résonnent aujourd’hui des noms tel ceux qui suivent.
3Ali Abd al-Razik, dont l’ouvrage L’Islam et les fondements du pouvoir, paru pourtant en 1925, est souvent cité, en particulier pour la phrase suivante :
Rien n’empêche les musulmans d’édifier leur État ou leur système de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison humaine et sur la base de systèmes dont la solidité a été prônée, ceux que l’expérience des nations a désignés comme étant parmi les meilleurs.
5Cet auteur, juge religieux, s’est autorisé dans cet ouvrage à remettre en cause le Califat, en établissant une distinction entre la mission apostolique du Prophète Mohammed et le gouvernement du Califat. Il conclut ainsi à l’inexistence d’une théorie de l’État en droit musulman.
6Khaled Mohamad Khaled, qui se demande (1950 : 135) : « Allons-nous confondre la religion et l’État pour perdre les deux ? Ou bien allons-nous laisser à chacun et à chacune son domaine afin de les gagner nous-mêmes et de gagner notre avenir ? » Son ouvrage fut imprimé par l’auteur en 2 000 exemplaires, qu’il remit au célèbre libraire Hagg Wahba afin de les distribuer.
7Citons également Djamel El Benna (2003) dont l’article « Pas de sanction pour l’apostasie » [1] fait aussi l’objet d’enseignement et de débat. Selon Mouna Akouri (2001), qui a consacré un livre à ce penseur, ce dernier estime que le port du hijab n’est pas une obligation légale. De même, la femme musulmane peut se marier sans témoin ni tuteur légal.
8Un autre nom auquel on peut faire référence est celui de Mohammed Saïd Al-Ashmawi qui, dans l’introduction à son ouvrage (traduit par L’Islamisme contre l’islam, mais dont le titre correspond plus correctement à « l’islam politique »), écrivait : « Dieu a fait de l’Islam une religion, les hommes en ont fait une politique. » Dans cet ouvrage, l’auteur écrit que le gouvernement islamique représente une revendication issue de l’histoire du colonialisme, de la fondation du Pakistan, de la création de l’État d’Israël, des régimes militaires et semi-militaires, de la corruption, du déclin de l’Occident, de la richesse pétrolière, des frustrations dues à la technologie, du désordre croissant du système international, de la morale sexuelle et de l’instauration de l’imamat en Iran. Autant de références à des contextes politiques précis…
9Nous ne saurions oublier Nasr Hamid Abou Zayd qui appelle (1999) à une lecture historique du Coran et qui, après des démêlées avec la justice égyptienne et sous la menace de mort de groupes fondamentalistes, dut partir en Hollande où il vit aujourd’hui.
10La liste de ces penseurs est considérable mais, malgré l’importance des débats auxquels nous faisons référence, et à l’occasion desquels des intellectuels mettent leur vie en danger, cette partie du monde est souvent présentée comme incapable de se penser. Les intellectuels musulmans interprètent donc, mais « on » ne les entend pas – ou alors, ils sont en butte à la répression. Le fait de ne pas les entendre les enferme davantage. Ils sont d’autant plus fragiles qu’ils sont isolés. Rappelons-le : entre 1993 et 1998, un véritable projet d’extermination des intellectuels algériens a été mis à exécution. Mahfoud Boucebsi, Abdelkader Alloula, Djillali Liabes, Mohamed Boukhobza, Youcef Fathallah, Youcef Sebti, Nabila Djahnine : la liste est longue… Ils ont été tués parce qu’intellectuels et qu’ils se battaient pour la mise en œuvre de principes tels que le progrès social, la démocratie, la rationalité…
11D’autres noms nous viennent encore à l’esprit, comme ceux de Mohamed Tah, rédacteur en chef soudanais de l’hebdomadaire Al-Wifaq, assassiné le 5 septembre 2006. Son journal avait osé critiquer le comportement de groupes islamistes dans la région du Dar-four. Mais aussi, heureusement vivants, Yadh Ben Achour, Mohammad Talbi, Mohamed Arkoun, Mohamed Abd el Jabiri, Abdou Filali-Ansary. Ces auteurs ont assuré et assurent des enseignements, y compris en dirigeant des thèses, dans des universités prestigieuses. Ils ont été membres de comités éditoriaux de revues culturelles et ont engagé des réflexions critiques de l’intérieur même des sociétés musulmanes et des institutions les plus prestigieuses de l’Islam.
Mais nous voudrions faire aussi référence aux travaux des juristes, des politologues, des sociologues, des économistes qui, précisément, n’accordent pas au religieux le monopole du sens. Nombreux à s’exprimer, ils sont pourtant constamment appelés à prendre position, car leurs travaux sont ignorés. Nous découvrons à la lecture de ces auteurs que, pour nombre de penseurs musulmans, le religieux n’a pas le monopole du sens – alors que ceux qui continuent de les ignorer considèrent que tout ce qui se vit dans cette région du monde trouve son explication dans la sphère religieuse.
Notre argument vise à montrer que leurs propos sont assourdis par les manipulations politiques auxquels ils sont confrontés. Pour comprendre cela nous pensons qu’il est urgent de tenter de percevoir en quoi consiste la condition de musulman, et d’intellectuel musulman, dans des contextes sociaux et historiques définis, en considérant que cette condition reste politique.
Des intellectuels maintenus dans l’obscurité des caves
12Cet article souhaite rendre compte, au plus près, d’un « état de siège », c’est-à-dire d’une situation dans laquelle les porteurs de mots, que l’on peut aussi appeler les élites, mais aussi des sociétés entières, sont placés aujourd’hui. Ils sont assiégés et tenus à des débats minés par l’inquiétude et l’insécurité. Ils sont politiquement assiégés.
13Les débats portent en premier lieu sur la légitimité politique de la langue utilisée. Ils sont sommés de se justifier politiquement pour chaque mot dit ou écrit. Ils ne parviennent que difficilement à construire un propos, alors que les conditions politiques sont créées pour qu’il ne soit pas reçu. La langue utilisée est un enjeu central : elle délivre une légitimité à se prononcer sur l’état de la société. En effet, nombre de ces pays sortent d’une condition coloniale et continuent de se définir par rapport à l’ancienne puissance coloniale.
14Dans un tel contexte postcolonial, des intellectuels tentent l’évasion : ils partent vivre et écrire à l’étranger, en Europe le plus souvent. Mais à l’intérieur même du monde musulman l’usage des langues étrangères permet de fuir une situation concrète, car la liberté de penser en arabe reste très mesurée et diminuée par « l’état de siège » dans lequel se trouvent ces sociétés. Dans cette démarche, les intellectuels ne sont pas seuls : les plus jeunes envahissent les centres de langue, les sites Internet et les embarcations de fortune. Les différentes enquêtes sociologiques montrent que la plupart des « harraga », les émigrés clandestins, ont fait des études et qu’ils fuient aussi autre chose que leurs conditions économiques.
15Sur place ces jeunes éduqués sont des réfugiés, des exilés dans différentes langues. Ils sont contraints à interroger le dictionnaire utilisé. C’est cet exercice précisément qui nous permet d’avancer dans notre réflexion sur l’état de siège politique.
16Certains mots ont incarné une libération possible. Nous pensons au terme « sud », tel qu’utilisé dans les années 1960. Il pouvait être traduit en arabe par , el djanoub, et conserver sa force émancipatrice. Il était , le « vent du sud ». Ce terme supposait l’existence, dans le sud, de traducteurs ou de personnes en mesure de rendre compte du réel depuis une position du sud et de la fixer dans toute écriture susceptible d’être reçue.
17Cette capacité d’interpréter est une des richesses dont se prévalent les musulmans, citant le Bagdad des premiers siècles. Alfred-Louis de Prémare (2000 : 312 ; cf. aussi 322, 337) décrit le contexte où le Coran a pris forme comme celui d’une culture de l’écrit : « nous ne sommes pas ici dans un univers de traditions orales, mais dans un univers de scribes compositeurs ». Recevoir ces textes signifiait pouvoir les commenter, certains commentateurs prétendant éclairer les versets à partir du contexte dans lequel ils auraient été révélés (). Comment les populations ont reçu et interprété Le Texte, qu’en ont-elles fait ? Dans nombre de sociétés musulmanes, aucune interrogation de cette nature n’est aujourd’hui possible. Pourtant, constitue un genre de l’exégèse coranique qui vise à établir le(s) contexte(s) de la révélation en tant qu’elle a favorisé la propagation de l’Islam. Aujourd’hui, toute relation entre le contexte socio-historique et le contenu de la révélation est douteuse. Elle exposerait son auteur à des sanctions émanant aussi bien des autorités politiques que de groupes armés, cette position de censeur étant incarnée par les représentants de l’islam d’État comme par les mouvements intégristes : pour tous, Le Texte est immanent, alors que, depuis al-Wahidi, l’exégèse met à l’œuvre la quête des (raisons) (pour la descente) des différents versets. Plusieurs auteurs établissent d’ailleurs une généalogie reliant al-Wahidi (1075), al-Iraqi (1171), al-Jabari (1309) et al-Suyuti (1505).
18Cette contextualisation opérée à travers l’analyse du Texte sacré a permis de décomposer ce dernier en 86 sourates mecquoises et 28 sourates médinoises [2]. Les notions mises à l’œuvre montrent qu’un travail de contextualisation a bien été mené. Il prend en charge l’exil et la rencontre avec les autres. , la Sîra ou vie du Prophète Mohammed (Que le salut soit sur Lui), la biographie musulmane officielle [3], nous révèle d’ailleurs que c’est à son arrivée à Médine et jadis à Yathreb (seconde « ville sainte » de l’Islam, où se trouve le tombeau du Prophète) que le Prophète (Que le salut soit sur Lui) prit les décisions fondatrices de l’organisation sociale des musulmans : la construction de la Mosquée, la volonté de créer un esprit de fraternité entre les musulmans () et les Ansars (, les Médinois) et surtout la rédaction d’une constitution permettant de régler la vie des musulmans et de clarifier leurs relations avec les autres communautés, à commencer par les tribus juives.
19Ce sur quoi nous souhaitons mettre l’accent c’est le danger politique actuel auxquels s’exposent les auteurs qui engagent une relecture contextuelle des textes sacrés – parce que, précisément, ils interrogent le contexte.
20Le retour aux textes et leur interprétation ne correspondent pas à une lecture littérale de ces références. Cette exégèse suppose la capacité d’interpréter à l’intérieur comme à l’extérieur de la sphère du sacré. C’est de cette capacité que nous souhaitons faire état dans le contexte algérien. L’Algérie a joué un rôle symbolique majeur dans l’émergence de la notion politique de « sud » entre les années 1950 et 1970. Pris dans des enjeux de décolonisation, ce pays a eu la capacité de mobiliser des populations à partir d’un discours de la libération. Il a fasciné des intellectuels comme Frantz Fanon. Cette rencontre entre une révolution et un porteur de mots, exprimée dans la langue du colon, a donné naissance à une rencontre forte avec le reste de l’Afrique à travers des écrits qui aujourd’hui encore font référence. Des informations, des analyses, des stratégies révolutionnaires ont été associées à cette expérience, donc à cette capacité d’interpréter la notion de sud en interpellant le nord et en récusant les assignations. L’expression « pays du sud » se déclinait alors en « pays non-alignés », « groupe des 77 »… C’était un mot du politique, doté d’une capacité de mobilisation des consciences en vue d’une transformation du réel. Il désignait des populations en alerte et qui étaient en train de se battre. Les mots s’inscrivaient dans une pratique politique et permettaient aux pays de ce sud d’offrir au reste du monde une – leur – représentation du réel. Aujourd’hui, cette capacité et ce capital symbolique se sont épuisés. Les débats sur le terme « sud » renvoient à une assignation identitaire dans et par la langue. Ce terme délivre à présent une identité particulière aux économies du sud, aux sociétés du sud, à des acteurs politiques. Aujourd’hui, il signifie plus directement « économies dominées » ou « pays dominés », qui subissent la réalité et ne parviennent pas à proposer un autre énoncé de cette réalité. Ils ne rendent compte ni d’eux-mêmes ni de leurs projets, mais seulement de leurs ombres projetées.
21Les porteurs de mots sont aujourd’hui dans une caverne. C’est le reflet d’une histoire passée, aujourd’hui désincarnée, qu’ils renvoient avec leurs plaidoyers pour le sud, pour des échanges respectueux « nord-sud ». Peu à peu ce terme s’est d’ailleurs rétréci. Dans un pays comme l’Algérie, il est devenu synonyme de « monde musulman ». Parfois les vieux rêves redressent la tête et prétendent donner corps à des êtres mythologiques comme le nepad. Chez les experts du nord, le « sud » provoque aussi un malaise. Il cède alors la place à la formule « émergente » : économies émergentes, pays émergents… Mais ce dernier terme n’a pas plus de sens. Il vient plutôt nous dire, à propos de l’Afrique et du monde arabe, que ces pays sont dans l’incapacité d’émerger, que leurs élites ne parviennent pas à produire du sens sur le chemin de croix de leur peuple en économie, en culture, en politique. La réalité inversée du terme « sud » est la censure, la répression, la violence et la misère… Il correspond davantage à une vision folklorique, à une attitude démagogique ou humanitaire : deux faces d’une même pièce de monnaie.
22On assiste alors à un aménagement des mots, dans l’obligation de représenter l’environnement tel que leurs locuteurs le vivent, c’est-à-dire sous le mode de la domination. Dans les termes énoncés, les populations dites du sud se sentent aujourd’hui précisément « dites », « agies » : elles ne se disent pas, n’agissent pas, elles sont re-présentées. Elles ne sont pas, par le génie du verbe, constructrices d’un monde nouveau. Elles sont « en état de siège ».
23Elles tentent alors de s’évader à travers ce qui est permis dans la langue : le recours au sacré. Et c’est leur colère qu’elles expriment. Cela parce que jamais il n’a été question d’interroger à travers la langue arabe, mais plutôt « d’arabiser » des populations afin de les algérianiser. Ce processus a été permis par un enlacement de la langue au sacré. L’église algérienne ne peut ainsi dire la messe en arabe (par décision politique : et il s’agit d’une singularité dans le monde arabe) et on a arabisé, pour les réislamiser, des populations dont l’arabe est la langue maternelle depuis leur islamisation. Le temps, l’expérience historique s’en sont trouvés abolis. Mon propos sera accompagné de quelques vers du poète Mahmoud Darwich, car, devant la difficulté à participer aux mouvements scientifiques, la société s’exprime mieux à travers des formes culturelles comme la poésie :
Dans l’état de siège, le temps devient espace
Pétrifié dans son éternité
Dans l’état de siège, l’espace devient temps
Qui a manqué son hier et son lendemain.
25Les mécanismes mis en place pour cette assignation identitaire véhiculée par la langue furent paradoxalement autant de promesses de victoire. Cette reconquête d’une langue pratiquée pourtant au quotidien (mais désormais mieux maîtrisée et plus proche du sacré, l’arabe du Texte), devait permettre un accès aux hauteurs propre à l’Occident chrétien et arrogant. Et pourtant, dépossédées de la victoire promise, enchaînées et immobilisées dans des caves qui sont autant de cavernes, on entrevoit des générations de musulmans que n’atteignent d’autres lumières que les leurres allumés par leurs ennemis. Quelles sont ces caves, quels ces ennemis qui contrôlent les feux et la lumière ? Pourquoi nombre d’intellectuels se réfugient dans une caverne ? Ils y sont certes maintenus par l’attitude du monde extérieur vis-à-vis de leur culture, mais celle-ci ne vient que conforter des comportements autoritaires et répressifs des pouvoirs en place.
Malgré nos efforts, nous regardons le monde se faire à travers des écrans de télévision. Les mots nous manquent, restent ceux des autres : démocratie, droits de l’homme, société civile… Et si, selon la formule de Schopenhauer « le monde est ma représentation », nous peinons à reconnaître aux mots une compétence à rendre compte de notre réel, car une telle compétence passe par la capacité à habiter une langue, à en jouer, mais surtout à interpeller le monde à partir des enjeux d’aujourd’hui. Or, dans un pays comme l’Algérie, l’usage qui est permis de l’arabe aujourd’hui pose un certain nombre d’obstacles au passage de la réalité à l’expérience perçue puis à son expression dans le langage. Les intellectuels qui connaissent l’Algérie actuelle, comme d’autres pays arabophones, constatent que la langue peine à traduire la singularité de l’expérience. Elle bute contre la censure, la répression, les manipulations. Ceci vaut en particulier pour les manipulations des références religieuses, qui sont à la fois le socle de l’altérité face à l’Occident devenu judéo-chrétien et une contrainte, lorsqu’elles représentent d’abord un enjeu de pouvoir. Peu à peu, qu’il s’agisse du français ou de l’arabe, les Algériens ne peuvent habiter une langue qui leur permettrait d’élaborer le réel depuis leur expérience. Il ne s’agit plus, à propos de langue, que de l’islam dans son caractère légal, et non plus de l’expérience humaine vécue depuis un ici-bas enfin assumé. Nous retrouvons ces liens entre identité et langue dans le cas français, notre interlocuteur privilégié, qui dans le débat en cours noue fortement l’identité nationale à la langue française. Il n’est pas possible de s’adosser au seul message coranique pour justifier la situation intellectuelle et l’absence de liberté de penser que l’on observe dans les pays musulmans.
De la liberté de penser ne demeure que la nostalgie. Alors on se souvient… de Grenade et Ibn Rochd, ou d’Iqbal, en omettant le sort qui fut réservé aux premiers et le contenu de la pensée du second. Sur le terrain du politique, sur lequel se situent aussi les prêcheurs, on se remémore Bejaïa, Tlemcen, Tahert… Mais il ne s’agit plus de ces villes, ni des débats qui retentissaient entre leurs murs, il ne s’agit que de leurs images. Des parts du réel sont occultées à travers les mots et il faut un retour critique et un peu de mémoire pour comprendre par exemple que le terme « sud » exprime un recul, signifiant « pays de sous-développés » économiques et culturels.
Parmi les liens qui maintiennent les intellectuels arabes dans la caverne, il y a donc d’abord le rapport des régimes arabes à l’idée même d’élite. Pour eux, l’enlacement de la langue au religieux a fait de l’Islam un moyen d’action.Un pays qui s’apprête à l’aube. Nous devenons moins intelligents
Car nous épions l’heure de la victoire :
Pas de nuit dans notre nuit illuminée par le pilonnage.
Nos ennemis veillent et nos ennemis allument pour nous la lumière
Dans l’obscurité des caves.
Nos ennemis allument pour nous la lumière
26Allumer la lumière pour toutes les sociétés, y compris musulmanes puisque Le Livre saint débute par l’emblématique injonction « » (« lis! »), c’est alphabétiser les peuples. Nous allons donc tenter une déconstruction, axée sur l’Algérie, de la manière dont on se sert de la politique dite « d’arabisation ». On montrera de la sorte que ce qui fut souvent qualifié de « mauvaise arabisation » revenait en réalité à remettre en cause l’existence d’une élite intellectuelle sur place, au bénéfice d’une élite aux ordres d’un islam d’État décrétant ce qui est juste, bon, vrai, ou possible. Il ne s’est pas agi de transmettre le message coranique mais de cloîtrer le champ intellectuel.
27En Algérie deux formules – autant de promesses – ont rendu possible cet usage du religieux : démocratisation de l’enseignement et politique d’arabisation. Il s’agissait, nous l’entendons dans les termes, de redéfinir ce qui « relie » les êtres et leur confère un caractère national.
28Le choix politique de l’arabisation a marqué, dans un premier temps, un moment de déplacement. D’un pays africain confronté à l’oppression coloniale française, l’Algérie s’est trouvée déplacée dans l’aire idéologique et politique du monde arabe, devenu peu à peu arabo-musulman. Les contenus du processus de décolonisation, que ce pays devait vivre avec le reste du Maghreb, s’en trouvaient modifiés. Il ne s’agissait plus de transformer la nature des liens qui l’unissaient à l’ancienne puissance coloniale, mais de repenser son identité propre. Le mal était dans le fruit et non dans l’expérience coloniale. Nous étions coupables de nous être éloignés de nous-mêmes. Pourtant, c’est ce souvenir de Soi qui nous avait permis de résister à l’humiliation coloniale. Peu à peu, la manipulation de la langue arabe fut seule investie de la capacité de produire un être nouveau, arabe, que l’on prétendait lié à une langue marquée du sceau du sacré par la référence à un Livre saint. On niait ainsi d’autres couches de l’identité des berbères africains islamisés, frottés à la culture française durant plus d’un siècle. Cet être historique et complexe devait céder la place à un arabo-musulman désaliéné, enfin libéré du regard de l’Autre par la seule force du passage de langue. Ce nouvel homme arabo-musulman, adossé pourtant à une grande civilisation, ne parvient pas à naître dans des sociétés où les pouvoirs politiques empêchent les élites intellectuelles d’émerger et entretiennent l’ignorance et la coercition ; il souffre aussi de l’usage immodéré qui est fait de la langue arabe comme vecteur d’une idéologie de la clôture. L’illusion d’une spécificité culturelle et sociale inscrit les sociétés dans un temps vécu comme immuable. C’est ainsi que des pouvoirs autoritaires, confrontés à une forte demande d’éducation, répondent par une approche quantitative, aucune interrogation n’étant permise à propos des contenus.
29Le pouvoir algérien, comme nombre de régimes arabes, nourrit cette langue arabe et croit fonder sa légitimité sur de grands récits nationalistes où la résistance à la domination étrangère rejoint la défense de la foi musulmane. Il continue de refuser le débat sur les sociétés présentes et leur fonctionnement. Il se heurte alors à une autre épopée, tout aussi légitimée par le passage de langue : celle du retour par une langue plus pure à des temps plus sacrés, à savoir l’État musulman. Confronté à une grave crise interne, ce régime continue de négocier un statu quo à travers la manipulation quotidienne de thèmes éculés et en opposant laïcs et islamistes, nationalistes et alliés de l’étranger. La langue est un enjeu autour duquel s’articulent des divisions en termes de francophones et arabophones, d’alliés de la France et de mains de l’étranger… Les affrontements les plus radicaux se vivent pourtant dans la langue arabe même, et opposent les nationalistes aux islamistes. Aucune opposition extérieure à ce binôme ne parvient à produire un récit à usage externe ou interne susceptible d’entraîner les populations. Une industrie des mots comme société civile, démocratisation, corps électoral, citoyenneté, existe mais ne parvient pas à masquer que le vent du sud ne souffle plus. Comment des acteurs de la moitié du XXe siècle sont-ils devenus des hordes que seul le Sacré parvient à mobiliser ? Pourquoi aucun autre discours n’a pu mobiliser les populations ? Répondre à cette question signifie aussi réfléchir sur ce que le recours au Sacré suppose aussi de désenchantement :
Un désenchantement qui nourrit aujourd’hui la langue arabe et nous conduit à nous interroger sur ce que ces sociétés savent d’elles-mêmes et sur la manière dont elles l’expriment. Mais existe-t-il, dans ces sociétés, des conditions pour un autre mode de représentation susceptible d’intégrer un pays comme l’Algérie dans l’évolution d’un monde extérieur qui a toujours fait partie de l’univers musulman ? Est-il encore utile de rappeler que l’islam est la seule religion monothéiste qui ait accordé le statut de , protégés, aux autres croyants ? D’ailleurs la reconnaissance explicite de la validité des messages prophétiques antérieurs confère à la tradition islamique une portée universelle qui devrait faire barrage aux antagonismes qui traversent aujourd’hui le rapport aux autres. De plus, l’islam assure également une fonction revivificatrice des traditions s’inscrivant dans l’héritage abrahamique.Ici, nul « moi ».
Ici, Adam se souvient de la poussière de son argile.
Comment se transmet la défaite : le système éducatif
30Mahmoud Darwich (2007) se définissait dans un entretien avec le quotidien Il Manifesto comme le poète des vaincus, un « poète troyen », l’un de ceux « à qui on a enlevé jusqu’au droit de transmettre leur défaite ». Mais cette incapacité se construit. Voici comment ce processus opère en Algérie.
31Encore lors de cette rentrée, l’Université algérienne considère les étudiants comme des poussières d’argile, des chiffres dont le nombre est en plein essor. En termes d’effectifs scolaires, l’explosion a été constante depuis l’indépendance (1962). Il s’agit, de manière parfois dramatique, de la « démocratisation de l’enseignement ».
32Si les taux de scolarisation ont fortement crû, les objectifs de l’enseignement en Algérie n’ont jamais été pédagogiques. Aussi se sont-ils trouvés résumés par la gestion de flux démographiques toujours pensées en termes économiques et financiers, là où une formule générale tenait lieu de programme : le « développement national économique, social et culturel ». Dans ce contexte, on a observé un développement étonnant des infrastructures. En 1963, on comptait une ville universitaire ; aujourd’hui, il existe cinquante-huit centres universitaires à travers le territoire national.
33Les algériens sont donc scolarisés et alphabétisés en nombre. Les conditions dans lesquelles se transmettent les savoirs créent pour autant une réelle difficulté pour être universitaire en Algérie et se considérer comme tel. Le plus souvent les enseignants s’appréhendent comme « enseignants du supérieur », et ce, en ce qui concerne en particulier les sciences humaines et sociales. Un grand nombre de ces enseignants a émigré vers d’autres cieux ou changé de secteur d’activité. Selon le quotidien El Watan du 21 avril 2004, 80 000 diplômés de l’enseignement supérieur ont quitté l’Algérie depuis la fin des années 70. Il existe aujourd’hui, selon les données fournies par le Ministère de l’enseignement supérieur, seulement 3 442 professeurs et maîtres de conférences parmi les 23 205 enseignants du supérieur.
34Cette situation est le fruit d’une redéfinition des compétences de l’institution universitaire qui à sa création, durant la période coloniale, devait produire une élite capable d’encadrer les populations autochtones et de leur servir d’interface. Les enseignants algériens formés en français dans les restes de cette université coloniale, durant les années 60, se sont trouvés idéologiquement disqualifiés comme « intellectuels » dans la nouvelle société que le pouvoir politique appelait de ses vœux. Leurs collègues arabisants se sont vus, eux, disqualifiés sur le terrain de la science, les filières scientifiques d’excellence étant enseignées en français. L’université a donc été le lieu d’enjeux et de conflits autour des valeurs de l’enseignement, entre normes légitimes et normes dominantes. S’effondrant sous le nombre, elle a cessé d’être un espace de mobilisation scientifique pour se trouver soumise à des objectifs idéologiques et politiques. L’université s’est peu à peu désinstitutionnalisée et a été envahie par les rapports et les problèmes de la société : recul de l’âge au mariage, chômage… Il n’est pas exagéré d’affirmer que certains établissements universitaires sont devenus moins des lieux d’enseignement que de vastes salles d’attente, des espaces d’accueil, sinon même de stockage.
35La démocratisation de l’enseignement n’a pas davantage signifié la démocratisation par l’enseignement. La scolarisation massive et l’accroissement rapide du secteur de l’enseignement supérieur n’ont pas réduit les inégalités devant le savoir. Les étudiants qui réussissent dans les filières les plus recherchées, celles soumises au régime du numerus clausus et dans lesquelles l’enseignement est en français, sont issus de milieux relativement aisés. Leurs parents sont le plus souvent des cadres supérieurs et possèdent une formation de niveau supérieur. Ceux qui « échouent » dans les filières arabisées sont plus souvent issus de milieux démunis, leurs parents étant pour la plupart ouvriers ou sans emploi, avec une formation inexistante ou de faible niveau. Or l’environnement culturel dans lequel baigne l’enfant est corrélé avec ses performances scolaires. Le fait de posséder une chambre dans un pays où sévit une dure crise du logement, un bureau pour s’isoler et travailler dans le calme, le fait de disposer de livres, de revues, d’un dictionnaire, mais aussi le fait de parler français à la maison sont autant de facteurs favorisant le bon déroulement de la scolarité, les « bonnes » orientations.
36On s’aperçoit que, comme partout ailleurs, plus le capital scolaire des parents est élevé, plus ils investissent dans le domaine culturel en mettant à la disposition de leurs enfants non seulement les manuels scolaires, mais également d’autres biens de consommation culturelle non moins importants, favorisant par exemple la lecture ou la fréquentation d’un club sportif ou culturel. Des établissements privés laïcs à but lucratif ont ouvert leurs portes. Depuis quelques années, des parents de milieu aisé (souvent de professions libérales ou enseignants d’université – tenant donc un discours sur leur pratique) ont créé des établissements privés bilingues, français-arabe, afin que leurs enfants puissent poursuivre leurs études supérieures à l’étranger ou dans les Écoles supérieures algériennes et suivre des formations, comme la médecine et la pharmacie, en régime de numerus clausus. Ces parents sont plus proches de l’institution universitaire, en termes de connaissance des cursus et des débouchés, que ne le sont les parents de milieu modeste. Les réponses qu’ils offrent à travers la scolarisation de leurs enfants constituent un diagnostic sur les chances de promotion sociale que l’université algérienne massivement arabisée peut apporter aux enfants de cette catégorie sociale.
37Un certain nombre de caractéristiques propres aux diverses zones géographiques permettent d’expliquer en particulier le contraste entre zones urbaines et zones rurales. La zone rurale est moins équipée en infrastructures scolaires et culturelles (bibliothèques, librairies) et souffre particulièrement de l’absence de structures d’enseignement préscolaire, diminuant ainsi les chances des élèves de cette zone d’effectuer une scolarité normale. De même, les conditions de scolarisation des élèves ruraux sont différentes de celles des élèves en zone urbaine. Ils rencontrent en particulier des problèmes de transport, ce qui explique que nombre de filles dans ces zones ne soient pas même inscrites. Ils n’ont pas bénéficié d’un enseignement précoce comme ceux de la zone urbaine, mais ont été également touchés par le redoublement. Issus le plus souvent d’un milieu populaire, ils sont moins favorisés d’un point de vue documentaire, ont tendance à lire nettement moins et de surcroît effectuent des travaux divers pour aider financièrement leurs familles, pendant que les élèves urbains mieux nantis s’adonnent à des activités sportives ou culturelles et ont accès aux langues étrangères par leur milieu ou grâce aux différents centres culturels étrangers.
38Au-delà des conditions d’accès, la problématique de la langue d’enseignement a aussi empêché tout débat sur les contenus de la formation. Le recours à la « langue nationale » devait régler les problèmes de formation et de pédagogie. Une opposition s’est organisée idéologiquement entre les tenants de l’arabisation et ceux qui, en réalité, pratiquaient la seule langue française. La question de la connaissance de langues étrangères pour un développement scientifique a été réduite à cet affrontement.
39La réalité linguistique aujourd’hui est que l’arabisation, dans bien des cas, n’a pas été assimilée. Ce n’est pas seulement une question de terminologie mais de rôle alloué à cette langue, de processus de construction conceptuelle : « Malgré l’arabisation quasigénéralisée de l’enseignement des sciences sociales au Maghreb, l’organisation de l’enseignement et de la recherche de ces disciplines continue à reproduire le modèle français des années 1970 et n’a pas donné lieu à une amélioration de la maîtrise des langues » (Kaci 2003 : 55).
40Il y a eu d’abord la sacralisation de la langue, qui a été dotée d’une force idéologique. Ce processus a fait éclater la langue arabe, car il a eu pour effet de fixer des vérités définitives et des positions acquises au lieu de mobiliser des ressources intellectuelles.
41Nous pensons que le caractère unilatéral de la relation pédagogique et cette manière de se rapporter au savoir procèdent peut-être de la confusion, diffuse au sein du système éducatif et de la société, entre la science comme objet de « révélation », au sens presque religieux du terme, et la science comme processus de construction des concepts et des objets, c’est-à-dire des phénomènes.
Cette force immanente que l’on a attribuée à la langue explique en partie que, durant ces années, on ait observé une faiblesse dans les conditions didactiques et pédagogiques accordées à l’enseignement de l’arabe. Cette faiblesse est visible dans l’édition et la traduction en arabe. Il faut insister sur cette indigence en matière de traduction, à laquelle s’ajoute la faible maîtrise des langues étrangères : il n’existe aujourd’hui en Algérie que des restes de français, qui prennent la forme de quelques cours de terminologie en licence.
L’ensemble de ces éléments, unis au fait que les universités algériennes ne sont pas classées dans les grandes enquêtes sur l’enseignement supérieur comme celle réalisée par l’université de Shanghai, expliquent la faible valeur sociale des études en Algérie. Ceci, associé au désir d’aller ailleurs, de partir, qui traverse la jeunesse et plus en général la société algérienne, permet de comprendre pourquoi l’utilisation de la langue française marque les contours de ce qui pourrait être une élite algérienne. Ce qui peut choquer au première abord apparaît toutefois comme légitime dans un contexte plus général, où les jeunes entendent sans arrêt parler de mondialisation : ils veulent appartenir au monde et refusent l’idée de rester au bord du trottoir. Il y a à peine une année, le gouvernement a renoncé à envoyer les meilleurs bacheliers étudier à l’étranger. Mais si l’État vient d’interrompre ces envois, les enfants de la nomenklatura et de la maigre bourgeoisie intellectuelle continuent d’être envoyés à l’étranger par leurs parents, après avoir suivi un cursus scolaire soit dans ces écoles privées et bilingues que leurs parents ont créées sur le mode militant, soit dans le nouveau « Lycée International Alexandre Dumas » créé à Alger par les services culturels français. Les frais de scolarisation de ce dernier sont importants, eu égard au pouvoir d’achat en Algérie, mais les parents trouvent dans cette filière la possibilité d’envoyer leurs enfants étudier en France sans rencontrer aucune difficulté pour obtenir le visa nécessaire. Il est important de souligner que, lorsqu’ils en ont les moyens, ces parents ne s’appuient plus sur l’école publique. Ces filières d’exfiltration des enfants permettent par ailleurs d’expliquer, du moins en partie, l’intérêt des parents aisés pour la scolarité de leurs enfants : ils mobilisent à cette fin un certain nombre de ressources matérielles et pédagogiques et cherchent ainsi à accroître les chances de réussite de leurs enfants, c’est-à-dire leurs chances de suivre une formation supérieure à l’étranger.
La formation est donc validée par l’extérieur, à travers les universités étrangères et surtout françaises, celles-ci s’inscrivant dans un système d’enseignement bien connu par les Algériens. Aussi la promotion de l’excellence est-elle redevable d’une formation à l’étranger, ce qui illustre la marginalisation et la déperdition d’un potentiel scientifique et culturel précieux. Peu de ces jeunes rentrent en Algérie. Le pays s’interdit d’avoir une élite en mesure d’interpréter le réel depuis une identité algérienne.
Un général fouille à la recherche d’un État endormi
Rien ici n’a d’écho homérique.
Les mythes frappent à nos portes, au besoin.
Rien n’a d’écho homérique. Ici, un général
Fouille à la recherche d’un État endormi
Sous les ruines d’une Troie à venir.
43L’ensemble des acteurs du système scolaire évoquent désormais cet excès de politisation dont souffre le système de formation et d’enseignement de la langue. Remettre en cause une telle situation devrait représenter un objectif central des réformes proposées mais toujours repoussées. Car le constat du faible rapport à la science renvoie toujours à l’abandon de la défense de la personnalité arabo-musulmane des Algériens. C’est ainsi que les politiques se posent, à chaque fois, en chevaliers du religieux.
44Pourtant, précisément à cause de la langue, les inégalités n’ont pas été résorbées. Les couches moyennes et supérieures de la société continuent de former leurs enfants pour et par l’extérieur. Leur objectif ultime consiste à contourner l’université algérienne et à éviter les universités de masse. La spécificité du cas algérien vient du fait que l’accès à l’emploi et la promotion sociale ne passent pas par la langue arabe. C’est la connaissance des langues étrangères, du français et de l’anglais en particulier, qui rend possible une qualification validée à l’intérieur même du pays par l’encadrement au sein de sociétés privées qui prolifèrent dans le pays aux côtés des sociétés publiques. De même, la connaissance du français permet aux étudiants d’intégrer les nouvelles écoles supérieures : écoles des banques, des affaires, des assurances… Toutes les opportunités d’emploi leur sont réservées.
45On peut donc dire que l’enseignement supérieur étranger ou à l’étranger est d’autant plus attractif en situation de faiblesse des échanges inter-universitaires, de rareté du livre scientifique et de bas niveau du fonctionnement des bibliothèques. La quête d’une formation supérieure à l’étranger correspond aussi au désir de s’intégrer et de fonctionner dans un contexte intellectuel de qualité.
46Face à ces problèmes, la réflexion ne peut porter sur la seule architecture du système. Elle devrait faire une part plus importante à l’évaluation des contenus et aux conditions de leur transmission. L’arabisation, portée par des catégories sociales qui cherchaient à se repositionner au sein de la société et qui s’est depuis généralisée dans les universités, ne permet qu’une intégration très faible de ces dernières dans l’environnement social.
47On perçoit bien la difficulté à maintenir sur place une élite intellectuelle algérienne capable de produire un projet de société. Dans la scolarisation de ses enfants, cette élite poursuit aujourd’hui une stratégie du « sauve qui peut ». L’analyse que nous avons esquissée pose le problème de la capacité des autorités algériennes de créer les conditions permettant de maintenir sur place une élite susceptible de conduire, en quelque langue que ce soit, une réflexion sur la société. La réponse ne saurait se réduire au « caractère sacré » de la langue arabe. Les manipulations qui affectent la langue arabe et l’islam trouvent leur source ailleurs : dans la gestion politique de ce pays. Le choix de réfléchir au rôle de l’université et de la langue dans la production des savoirs reviendrait à vouloir susciter une société fondée sur la production plutôt que sur la rente. Ce choix permettrait d’envisager le maintien sur place d’une élite dont l’existence suppose certes des conditions économiques, mais aussi des conditions politiques, parmi lesquelles l’exercice de la démocratie et l’accès aux droits humains. La faiblesse de l’environnement culturel et les rendements du système éducatif expliquent le poids des structures familiales dans la société algérienne. Les systèmes autoritaires n’en sont que plus confortés, car les individus demeurent englués dans cette catégorie au détriment de l’appropriation d’un rôle social dans la sphère publique.
48Loin de produire un homme nouveau et libéré du regard infériorisant de l’Autre, la politique d’arabisation, réduite à un simple passage de langue au service d’un pouvoir autoritaire, a surtout produit un être aliéné, produit par un système de formation des élites qui puise sa légitimation dans le rapport à l’Autre plutôt que dans la science. Il faut rappeler que les élites qui avaient été formées en langue arabe, y compris les oulama ou le poète national Moufdi Zakarya, furent autant contraintes à l’exil que les élites francophones. Il faut évoquer la suppression des medersa et des lycées franco-musulmans qui assuraient de façon efficace un enseignement bilingue. Le passage de langue fut d’abord l’occasion de domestiquer la société à travers la réduction de la langue arabe à une catégorie du sacré. Ceci est vrai d’ailleurs pour d’autres pays, comme l’Égypte ou la Syrie, où une large partie des élites pouvant s’exprimer aussi bien en arabe qu’en français et en anglais se trouvent également à l’extérieur.
49Au-delà des explications hâtives qui pontifient sur les modes de commandement autoritaire qui seraient propres aux sociétés arabes, il faut en référer à l’origine sociale des dirigeants algériens qui, peu scolarisés pour la majorité, semblent craindre le maintien ou l’émergence d’une élite, qu’elle soit arabophone ou francophone. Toutes les mesures prises sur le plan pédagogique, comme la suppression de l’enseignement de la philosophie intervenue à un moment donné ou la transformation en sens réducteur de l’enseignement de l’histoire, ont eu pour objectif d’enfermer les élèves dans une pensée circulaire, peu dialectique, sans mémoire ni esprit critique. Le dictionnaire du peuple a changé à cette occasion. Pour un régime autoritaire et dénué de toute légitimité fondée sur le savoir, la tentation de brider les capacités de cette langue était irrésistible. Ces dirigeants sont incapables d’organiser une reproduction et s’éloignent du message coranique sur la science en même temps qu’il s’en réclament. Rappelons comment Moussa, à l’occasion de sa rencontre dans la caverne avec un personnage doté de savoir, demandait à bénéficier de l’enseignement de ce dernier : « Puis-je te suivre afin que tu m’enseignes ce qui t’a été enseigné concernant la direction juste ? » (xviii, 66-68.)
50Ainsi, d’une l’explosion des effectifs scolaires accompagnée de l’implosion des systèmes d’éducation, et d’autre part les liens de soumission entre les institutions et l’environnement social et culturel immédiat, ont donné naissance et entretenu une clôture dogmatique au service de pouvoirs autoritaires et fondés sur des manipulations du sacré. La science nous apparaît donc comme une valeur qui peine à se frayer un chemin dans cette société. Il faut certes la promouvoir, mais ses implications sociales et politiques – à commencer par l’émergence d’individus dotés d’un savoir sur leur réalité et aspirant à un mieux-être qu’ils sont désormais en mesure de penser – empêchent un pouvoir épuisé, gérant son seul maintien, de la développer. Les détenteurs actuels du pouvoir, bien qu’informés des dérives du système éducatif, continuent de tenir un discours quantitativiste qui bouche toute réflexion pédagogique axée sur l’absence d’une langue savante et d’instruments scientifiques. La dernière rentrée universitaire se déroule de façon chaotique et ce n’est plus une affaire de langue…
Le poète, lui, bien qu’acculé, est parti sur une note d’espoir :
Au bord de la mort, il dit :
Il ne me reste plus de trace à perdre :
Libre je suis tout près de ma liberté. Mon futur est dans ma main.
Bientôt je pénètrerai ma vie.
Je naîtrai libre, sans parents,
Et je choisirai pour mon nom des lettres d’azur…
Bibliographie
Références
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Notes
-
[1]
Accessible sur Internet sur le site www.islamophile.org, revue en ligne qui se définit comme « ressources islamiques en langue française ».
-
[2]
On distingue de façon commune les versets mecquois, qui auraient trait au rapport au divin, des versets médinois qui concerneraient et organise raient les rapports entre les humains. Par convention, les premiers au raient été révélés avant l’hégire (de 610 à 622) et les seconds après l’hégire (de 622 à 632), en référence aux villes de la Mecque et de Médine. Nous adhérons à l’idée que la référence au lieu et au temps n’est pas que formelle.
-
[3]
La plus ancienne biographie du Prophète Mohammed (Que le salut soit sur Lui) est due à Ibn Ishaq (mort vers 768). Elle a été remaniée par Ibn Hichâm (mort en 828 ou 833). La sîra d’Ibn Ishaq a été intégralement éditée en deux volumes, sous le titre La vie du prophète Muhammad (Ibn Ishaq 2001).