Notes
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[1]
Le concept a aujourd’hui évolué pour désigner le succès dans l’accès aux partenaires reproducteurs.
1Après avoir été longtemps exclues de l’activité scientifique, ou cantonnées à des rôles mineurs de « techniciennes invisibles » (Shapin 1989), victimes de « ségrégation hiérarchique » (Rossiter 1982) dans différents champs de la biologie et en particulier en génétique (Richmond 2007), les femmes ont investi le champ professionnel et culturel de la science : elles ont rivalisé avec leurs collègues masculins ; elles ont analysé l’organisation institutionnelle des laboratoires ; elles ont identifié certains « biais » androcentriques véhiculés par la science à propos des femmes et de la différence des sexes (notamment Bleier 1984 et 1986). Ce fut au point qu’on se demanda si tout l’édifice de la science moderne n’était pas corrompu depuis les fondements, du fait d’une mauvaise conception de la nature et s’il ne fallait pas proposer une science radicalement alternative : une « science féministe », renonçant au désir de contrôle et de domination, estompant la différence entre sujet et objet et troublant toutes les dichotomies (nature/culture, masculin/féminin, humain/animal…) vectrices d’oppression (Merchant 1980 ; Fee 1981). Ces critiques féministes pouvaient parfois (mais pas toujours) être suscitées par la volonté d’améliorer la science en la libérant de ses pires abus. Le Groupe de recherches sur la Biologie et les études de genre déclarait ainsi en 1988 : « La biologie n’est pas simplement un oppresseur privilégié des femmes mais une co-victime de présupposés sociaux masculinistes » (Biology and Gender Study Group 1988 : 61). Ainsi, la critique féministe a pu se présenter comme un mode, parmi d’autres, de « contrôle expérimental » : une pratique conforme à l’esprit scientifique et qui permet à la biologie d’éviter quelques biais dommageables.
2Mais sur quoi se fonde cette prétention du féminisme à lever les « biais » scientifiques ? Il semble paradoxal d’affirmer à la fois la relativité radicale de la science, enracinée dans un point de vue masculin, et d’esquisser la possibilité de sortir de ce relativisme par l’affirmation d’un autre point de vue, rival et peut-être supérieur – féminin. La critique féministe de la science n’implique pas la mise en avant d’un modèle féminin de la science : au mythe de l’Homme-Chasseur, il ne s’agit pas d’opposer l’alternative de la Femme-Collectrice, Man-the-Hunter face à Woman-the-Gatherer, formant le tableau d’une division du travail où chacun jouerait un rôle approprié à sa « nature ». Il n’est pas nécessaire de verser d’un naturalisme à l’autre. Plusieurs philosophes des sciences ont, chacune à sa manière, affronté cette difficulté et tenté de donner sens à cette « science non-biaisée » : Sandra Harding avec son « épisté-mologie située » et le concept d’« objectivité forte », Helen Longino en refusant l’opposition entre science « bonne » ou « mauvaise » et en soulignant la « valeur contextuelle » de toute science, ou Donna Haraway en affrontant quatre tentations (les sirènes constructionnistes, marxistes, scientistes ou celles des études de genres et de races) et en présentant la primatologie comme science-fiction (Harding 1991 ; Longino 1990 ; Haraway 1989).
3Si le féminisme et la biologie peuvent l’un et l’autre tirer profit d’une nouvelle alliance, il faut bien en préciser les termes et les enjeux. Pour Evelyn Fox-Keller, la « science féministe » ne signifie ni le rejet de l’objectivité comme « viscéralement androcentrique » (deep-rooted androcentrism), ni un recommencement radical de la science. Car substituer à une critiquable « science masculine » une hypothétique « science féminine », reviendrait finalement à dissoudre la science dans l’idéologie et les circonstances politiques (Keller 1985 : 178).
Plutôt que de traiter d’entités abstraites – « le féminisme » face à « la biologie » –, nous voudrions observer quelques stratégies employées par des biologistes autour de « l’impossible sociobiologie féministe ». La sociobiologie en effet est souvent soupçonnée de n’être pas une science mais « une théorie politique et un programme », voire « un nouveau sexisme scientifique » (Bleier 1984 : 46, Hubbard 1983 : 57). De nombreuses biologistes féministes darwiniennes se sont trouvées confrontées à cette situation, souffrant d’un double rejet, de la part des sociobiologistes et des féministes.
I – Le cadre théorique de l’écologie comportementale (1871-1972)
4Plutôt que le vocable contesté de « sociobiologie », on parlera plutôt d’écologie comportementale. Le cadre conceptuel de cette discipline s’est construit à partir des travaux de G. C. Williams contre la sélection de groupe (1966) et de William Hamilton sur la sélection de parentèle (kin selection) (1964). Ces contributions centrales conduisirent au « problème de l’altruisme » : si le niveau de sélection est l’individu, comment expliquer les comportements ne conduisant pas à une plus grande fréquence des gènes dudit individu ? Les deux livres de E. O. Wilson (Sociobiologie, 1975) et de Richard Dawkins (Gène égoïste, 1976), amplifièrent cette question. Ils jouèrent, chacun dans son registre propre, un rôle déterminant dans la refonte du cadre de l’ancienne éthologie et dans la structuration de l’étude du comportement animal autour de l’idée des gènes maximisant la production de copies d’eux-mêmes.
5Dans ce modèle, la sélection naturelle concerne non seulement la survie de l’individu, mais surtout son succès reproducteur, ce qu’indique la « sélection sexuelle [1] ». À partir des travaux de Charles Darwin (1871), deux mécanismes ont été mis en avant sous ce nom : compétition entre mâles et choix opéré par la femelle, c’est-à-dire une composante intrasexuelle et l’autre intersexuelle. Ce cadre renvoie avec insistance au combat des mâles pour « posséder » ou « obtenir » les femelles. La sélection sexuelle paraît résulter de la compétition pour l’accès sexuel aux femelles engendrant un dimorphisme sexuel plus ou moins prononcé et le développement d’armements ou d’ornements chez les mâles. Ceux-ci sont décrits comme entreprenants et peu discriminants, les femelles comme timides ou rétives, « coy ».
6Ces principes expérimentaux ont paru trouver une « confirmation » expérimentale dans les travaux d’Angus Bateman (1948) sur les drosophiles. Bateman établit qu’en termes de succès reproducteur, celui des mâles augmente avec le nombre de partenaires mais pas celui des femelles. Il en déduisit que, dès lors, les femelles n’ont pas « intérêt » à la copulation et que les mâles en revanche sont en compétition pour féconder les femelles, considérées comme une « ressource limitante ». Ces résultats furent exploités par Robert L. Trivers (1972) afin d’expliquer pourquoi certains individus ont davantage de succès reproducteur que d’autres. Pour lui, le sexe qui investit le moins dans l’élevage des petits (le plus souvent : les mâles) montre la plus grande variation dans le succès reproducteur, alors que le sexe qui investit le plus devient limitant pour l’autre sexe. Le faible investissement parental du mâle détermine l’intensité de la sélection sexuelle, comme chez le paon, où le mâle peut inséminer avec un temps de rémission très faible et où les femelles peuvent être sélectives : le mâle le plus agressif ou le plus attirant l’emporte et l’intensité de la sélection engendre un fort dimorphisme de l’espèce. Mais il existe d’autres cas de figures. Chez les pies, le mâle s’investissant dans le nourrissage de la couvée, le succès reproducteur est à peu près identique entre les mâles et il en résulte peu de dimorphisme sexuel dans l’espèce. En revanche, chez les phalaropes, les mâles assurent l’incubation et l’essentiel de l’investissement parental : ils constituent donc les ressources limitantes et ce sont alors les femelles qui sont colorées et agressives et qui défendent un territoire.
7Les travaux de Geoff Parker (1970) sur la compétition spermatique ont également été déterminants dans l’élaboration conceptuelle de l’écologie comportementale. Ils ont montré que la capacité du sperme d’un mâle à fertiliser les œufs d’une femelle peut être réduite par la présence simultanée dans les voies génitales de cette dernière de sperme en provenance d’autres mâles. La compétition spermatique renvoie donc à la compétition entre les éjaculats de différents mâles pour la fertilisation des œufs d’une seule et même femelle. Ce concept attira l’attention sur les « copulations multiples » et les divers mécanismes postcopulatoires : adaptations qui permettent aux mâles d’évacuer le sperme des rivaux, emmagasiné par les femelles, ou qui empêchent les réaccouplements et les futures éjaculations.
8Ce cadre conceptuel, étendu à l’espèce humaine, suscita une abondante critique, qui n’a pas été, loin de là, le seul fait des féministes. Très tôt, Gould et Lewontin ont condamné un adaptationnisme excessif, qu’ils appellent « panglossien » (Gould & Lewontin 1979) ; l’anthropologue M. Sahlins (1976) a discuté les modèles de la compétition et de l’investissement ; d’autres ont accusé la sociobiologie d’un « génocentrisme » réducteur (notamment Jablonka & Lamb 2005). L’apport spécifique du féminisme se serait-il borné à qualifier la science de « sexiste » ? Et si oui, qu’entendre par là ?
L’originalité des travaux que nous voulons présenter ici consiste en ce qu’ils se situent à l’intérieur du paradigme sociobiologique, qu’ils tentent d’amender. Certaines féministes ont effet endossé les critiques générales de la sociobiologie, mais d’autres les ont au contraire trouvé excessives : elles ont jugé que les débats sur l’« adaptationnisme » ou le supposé « déterminisme génétique » de l’écologie comportementale étaient des querelles anciennes et qui méritaient d’être définitivement closes (Waage & Gowaty 1997). Peut-on alors être sociobiologiste et améliorer cette science de l’intérieur en la rendant moins « sexiste » ? Cette épithète permet de réfléchir aux questions que les scientifiques posent et aux sujets qui retiennent leur attention ; ensuite, elle renvoie aux biais qui s’introduisent dans la science par le langage, les métaphores, les analogies, les exemples proposés ; enfin, ces biais peuvent apparaître dans les évaluations morales ou les implications métaphysiques contenues dans les propositions scientifiques (Ruse 1981 : 220-222).
De fait, le cadre théorique simplifié que nous venons de dépeindre manifeste un certain nombre de ces biais liés au genre : les femelles n’y sont pas toujours prises en compte, sinon comme des « ressources » dont les mâles cherchent à s’emparer. De même, la compétition spermatique a lieu entre les gamètes mâles, à l’intérieur de la femelle, considérée comme un substrat passif. Darwin ou Parker s’intéressaient moins à la bataille entre les sexes qu’à la bataille à l’intérieur du sexe mâle. Trivers, tout en s’appuyant sur le concept de « ressources », suggérait d’autres perspectives : le concept d’« investissement parental » permet de comprendre que ce n’est pas le sexe biologique qui détermine l’intensité de la sélection sexuelle et, par conséquent, l’ampleur ou les modalités du dimorphisme sexuel. Pourtant, ses travaux furent abondamment cités à l’appui du « fait » de l’agressivité des mâles et de la passivité des femelles : les espèces à « inversion des rôles sexuels » (sex-role reversal) n’étant ici qu’un cas particulier prévu par la règle.
II – Compléter le tableau darwinien en changeant de focale
2.1 – Les femelles ont-elles « évolué » ?
9Sous le titre « la femme qui n’avait jamais évolué », la primatologue Sarah Blaffer Hrdy interrogea ce paradigme (1981). Elle souligna que la division darwinienne de la sélection sexuelle en compétition mâle et choix femelle n’est pas sans entraîner une certaine cécité sur différents phénomènes naturels. D’abord, le concept de « female choice » a été longtemps négligé par la biologie, avant d’être réactivé par les travaux de Trivers ; mais le problème va en réalité au-delà. Comme l’avait noté Antoinette Blackwell dès 1875, les deux facteurs darwiniens ont pour fonction d’évaluer des différences de succès reproducteur parmi les mâles, alors que celui de toutes les femelles est supposé égal : autrement dit, la femelle est supposée n’avoir jamais évolué, ou avoir moins évolué. Selon elle, Darwin explique, « avec un grand luxe de détails », « la manière dont le mâle a probablement acquis plus de caractères masculins ; mais il ne semble jamais avoir pensé à regarder si oui ou non, les femelles avaient développé des caractères féminins équivalents. » Quant à Spencer, il a élaboré une théorie du développement arrêté des femelles. Ainsi, « M. Spencer scientifiquement soustrait à la femelle, et M. Darwin aussi scientifiquement ajoute au mâle » (Blackwell 1875 : 16-19). En voulant fonder en nature l’hypothèse de l’égalité évolutive des sexes, Blackwell commet, aussi bien que ses contemporains machistes, un sophisme naturaliste consistant à déduire des leçons politiques et sociales de ce que nous apprend la biologie. Cette position de principe contestable la conduit en outre à manquer le sens de l’évolutionnisme darwinien et à réintégrer la perspective d’un dessein intelligent. Quoiqu’il en soit, la signification historique de Blackwell est d’avoir observé le regard porté par la biologie sur ses objets, et ainsi dénoncé la mise hors champ des femelles et une focalisation exclusive sur les mâles et leur volonté de monte.
10Telle est la leçon qu’en tira Hrdy (1981 : 13) : « Le désaccord informé de Blackwell fut noyé par la vague d’adhésion populaire au darwinisme social. Sa contribution à la biologie évolutionnaire peut être résumée en une formule : la voie qui ne fut pas suivie ». Après Blackwell, Hrdy s’étonne que, dans la conception évolutionniste classique, seuls les caractères du mâle soient considérés comme ayant « évolué ». Partie observer les entelles ou langurs de Hanuman, Hrdy les décrit à l’intérieur du cadre de la sociobiologie et illustre, dans une scène à l’économie dramatique et pleine d’émotion, l’hypothèse de l’infanticide : comment un mâle a avantage à tuer le rejeton d’un rival de manière à mettre plus rapidement la femelle en œstrus. Admettant la compétition entre individus, Hrdy entend simplement rappeler que les femelles sont aussi des acteurs et décrire les modes de compétition ou de collaboration entre elles. Le travail mené sur les langurs a fait apparaître comment les femelles, loin d’être rétives (coy), recherchaient activement le coït, un comportement qui peut servir à semer le doute quant à l’identité du père et, par là, a pour effet de faire baisser le taux d’infanticide (Hrdy 1977 ; Bleier 1986 : 119-146).
2.2 – Les guerres des sexes
11La compétition entre mâles et le choix de la femelle expliquent comment les mâles ont évolué de manière à prendre le contrôle du potentiel de reproduction des femelles. À l’inverse, les femelles ont multiplié les stratégies pour maintenir leur autonomie reproductive, tandis que les mâles ont développé des comportements de contrainte sexuelle de manière à supprimer le facteur du « choix de la femelle » (forces anti-choix, c’est-à-dire de contrainte sexuelle).
12Une fois le rôle de la femelle réintroduit dans le regard de l’écologie comportementale, s’est posé le problème de la contrainte sexuelle. Différents travaux comme ceux de Barbara Smuts ou ceux de Thornhill et Palmer sur le « viol » ont les premiers portés sur la « guerre des sexes » (battle of the sexes). Une telle conception corrige le biais selon lequel les sexes collaboreraient harmonieusement en vue de la reproduction et que la copulation se produirait en vue du « bien de l’espèce ». Patricia Adair Gowaty a également appelé l’écologie comportementale à prendre en compte la réalité de la guerre des sexes pour le contrôle des ressources, qui sont notamment essentielles à la reproduction des femelles : en particulier, il est possible que « la compétition entre mâles ne soit qu’un processus dérivé, subordonné à la compétition entre les mâles et les femelles ». Le paradigme darwinien de la sélection sexuelle s’est abusivement concentré sur deux facteurs, qu’il faut aujourd’hui compléter :
L’accès des femelles à la reproduction est fondamental, y compris pour la reproduction des mâles. Ce fait implique une série de forces sélectives, y compris la compétition entre femelles pour les ressources ; le choix de partenaires par la femelle ; les comportements des mâles anti-choix de la femelle, telles que la coercition sexuelle ; la résistance des femelles à ce contrôle coercitif : la compétition entre les mâles pour avoir un accès coercitif aux femelles […] ; la compétition entre les mâles et les femelles pour contrôler les ressources essentielles à la reproduction ; la compétition entre mâles pour les ressources.
14Par ses travaux, Gowaty « espère encourager plus de féministes à s’intéresser aux apports de la biologie évolutionnaire et plus de biologistes à reconnaître et à respecter les apports du féminisme ». Force est de constater que ce message œcuménique invite à œuvrer dans deux directions. D’une part, il faut poursuivre la critique féministe de la biologie androcentrée, travailler, dans la communauté biologique, à montrer la pertinence de cette critique et demander par exemple : « pourquoi les batailles co-évolutionnaires entre les sexes ont-elle reçu notablement moins d’emphase dans la biologie évolutionnaire que les batailles co-évolutionnaires à l’intérieur de chaque sexe ? » Mais d’autre part, l’heure serait également venue pour le féminisme d’intégrer à son tour les leçons de la biologie et de les exploiter. Ayant défini le féminisme comme « le mouvement qui veut en finir avec l’oppression sexiste », Gowaty indique comment l’esprit du darwinisme peut nourrir les luttes féministes, par sa critique de l’essentialisme et l’insistance mise sur la variation. Le féminisme comme la biologie évolutionnaire ont l’un et l’autre souligné l’importance du contrôle de la reproduction des femelles et gagnent donc à réfléchir ensemble. C’est ce type d’exploitation féministe que tentent par exemple les recherches de Priscille Touraille (2008) sur le dimorphisme de taille dans l’espèce humaine. Analysant certains mythes de la paléoanthropologie comme celui d’une « division du travail originaire » aboutissant à la formule « sexe contre nourriture (sex for food) », elle veut montrer comment des structures de genre et des modes d’organisation sociale, notamment autour de la distribution des protéines, ont pu fonctionner comme une sélection et s’inscrire dans les corps de manière à créer des « hommes grands » et des « femmes petites ».
III – Biologie amendée ou biologie exploitée ?
3.1 – Le privilège d’une perspective féminine ?
15Les femelles, préalablement réduites à leur matrice et considérées comme des ressources ou des réceptacles, sont devenues des acteurs propres que la biologie devait prendre en compte. Le travail de correction des biais est ainsi passé par la proposition de nouveaux objets théoriques : les biologistes féministes ont contribué à compléter le tableau appauvri des deux principes (compétition mâle, choix femelle) en considérant d’autres phénomènes : compétition entre femelles, choix du mâle, contrainte sexuelle et réponse à cette contrainte sexuelle. Mais s’agit-il là d’une « perspective féminine » ?
16Beaucoup de biologistes mâles s’indignent de la manière dont les féministes racontent l’histoire des différentes disciplines. Tout se passe comme si l’on pouvait, par exemple, découper l’histoire de la primatologie en deux périodes : une période « pré-femmes », où la science était encore tenaillée par les forces obscures du racisme, du sexisme et du colonialisme et une période « postfemmes », où la science, s’émancipant, avancerait vers la lumière (Rodman 1990). Comme le notait Tim Birkhead (2000 : 20) avec agacement : « il est important de reconnaître que corriger le biais de genre n’a pas été qu’une prérogative femelle ; plusieurs écologistes comportementaux mâles ont activement mis en avant la perspective femelle ».
17Les travaux de William Eberhard (1996) sur le choix cryptique de la femelle ont contribué à réformer les visions trop simplificatrices de l’activité du mâle et de la passivité de la femelle, en attirant l’attention sur les phénomènes qui se produisent après l’accouplement. À la différence de Parker qui soulignait la variété des modes d’intromission mâle, Eberhard insiste sur le versant femelle de ces processus postcopulatoires et son ouvrage passe en revue un ensemble de biais d’observation ou de phénomènes auxquels l’écologie comportementale est peu attentive : outre le « provincialisme de genre » (le biais « mâle »), il souligne les copulations sans succès, l’échec à la fertilisation, les femelles non réceptives, le rejet du sperme… Il pouvait ainsi reprendre ses collègues et leur reprocher de donner dans le « machisme par inadvertance » (Eberhard 1990). De tels travaux peuvent-ils être qualifiés de féministes à défaut d’être féminins ? Eberhard en tout cas n’affiche aucun engagement théorique dans ce sens.
Cela nous renvoie à certains propos de Hrdy, dans une préface ajoutée à son Woman That Never Evolved (1999), où elle soutient que la plus grande force de la science est de pouvoir s’amender. Si les femmes y ont contribué, inutile de convoquer pour cela les tendances naturalisantes de l’écoféminisme. Hrdy estime que, si les femmes ont modifié le champ conceptuel de la biologie, ce n’est pas en raison de leur sensibilité différente ou de leur « vision du monde » propre, mais parce qu’elles étaient disposées à prêter attention à l’inattendu : leur engagement féministe qui les rendait rétives à l’autorité et leur position institutionnelle marginale jouèrent sans doute ici un rôle. Ainsi, la thèse que les femelles sont actives dans l’évolution n’est pas un triomphe « pour la science » ou « pour le féminisme ». Une telle question est mal posée : la science gagne dès lors que l’on réfute l’erreur (Birkhead & Cunningham 1997).
3.2 – Critique du lexique
18L’amendement de la biologie est passé par un élargissement du cadre conceptuel darwinien simplifié mais aussi par une critique du lexique des sociobiologistes. Si l’espèce humaine doit être, à de nombreux égards et peut-être même de part en part, considérée comme une espèce biologique, on peut néanmoins s’interroger sur l’unité des catégories humaines de « viol », de « harem », de « monogamie », ou d’« homosexualité » quand elles sont appliquées indifféremment à tous les animaux (y compris humains). Ruth Bleier parlait à ce propos « d’ethnocentrisme qui engendre des présupposés non examinés, des questions biaisées, un usage sélectif des modèles animaux, un anthropomorphisme des concepts et du langage (machisme des insectes, prostitution chez les grands singes ou les oiseaux, homosexualité des vers de terre), ainsi que des distorsions et des représentations fautives dans l’usage des données » (Bleier 1984 : 4-5). On gagnerait donc à remplacer le jargon anthropomorphique, « émotionnellement suggestif » et susceptible d’engendrer des glissements sémantiques, par un vocabulaire strictement descriptif : par exemple, « cleptogamie » au lieu de « cocufiage » ; ou « copulation forcée » au lieu de « viol » (Estep & Bruce 1981 ; Gowaty 1982). À travers cette question, c’est le statut métaphorique des concepts scientifiques qui est interrogé : faut-il à tout prix exclure tout terme « bigarré (colourful) », sous prétexte qu’il est peut-être associé à des émotions (Stuart 1983) ?
19Le problème lexical figurait déjà dans le titre de Richard Dawkins : en quel sens peut-on dire d’une entité qu’elle est « égoïste » (selfish, self-interested) ? Darwin avait lui-même rencontré cette difficulté en parlant de « sélection naturelle » : certains l’accusaient de diviniser la nature. Darwin s’en est constamment étonné : on ne devrait pas, écrivit-il à plusieurs reprises, faire plus de difficultés à la sélection naturelle qu’on n’en fait aux « affinités électives » des chimistes. Mais certains termes, semble-t-il, ont une implication émotionnelle plus forte que d’autres.
20L’anthropomorphisme prétend proposer un raccourci logique pour donner l’intuition de certains phénomènes ; mais le danger existe toujours que nos représentations sociales se voient transposées dans la nature et ainsi « naturalisées », qu’elles trouvent une sorte de justification naturelle à nos comportements (normes ou déviance) (Maynard Smith 1997 ; Cézilly 2006 : 37-40).
De plus, le problème n’est pas seulement là. Parler de « cocufiage (cuckoldry) » par exemple pour désigner les femelles qui recherchent des « copulations hors couple (extra-pair copulation) », est non seulement anthropomorphique mais a surtout pour défaut d’approcher cette tactique reproductive du point de vue de la compétition entre mâles : en parlant de « cocufiage », on fait l’impasse sur la complexité des interactions mâle-femelle, la capacité qu’a la femelle de stocker du sperme ou de produire des couvées à pères multiples. On a donc bien un cas où le « raccourci pratique » constitue en réalité un masque aveuglant (Lawton et al. 1997 : 80).
3.3 – Le féminisme peut-il exploiter la biologie ?
21Qu’est-ce qu’un usage féministe de la biologie ? La biologie s’est abusivement focalisée sur les mâles comme étant les seuls organismes intéressants à étudier et il importait de corriger cela ; mais chercher à utiliser la science pour nourrir un « programme politique féministe » ne sert ni l’un ni l’autre. Par exemple, pourquoi chercher des exemples de femelles animales « libérées » comme les phalaropes, dont les mâles se chargent des soins aux petits, ou celles des hippocampes, où ils assurent la gestation ? Comme le note Marlene Zuk, ce serait encore une manière de « tordre le monde naturel pour lui faire dire un ordre qu’il ne montre pourtant pas ». L’écologie comportementale nous invite à nous intéresser à la pluralité des formes d’organisation sociale et sexuelle. La quête d’un bestiaire féministe qui établirait des cas de matriarcat dans la nature serait encore une manière de se rendre aveugle au comportement animal dans sa diversité, ne serait-ce qu’en se focalisant abusivement sur l’opposition entre mâles et femelles. Nous sommes ici aux antipodes de l’écoféminisme, et de sa croyance en une mythique « relation spéciale des femmes à la nature ». Pour Zuk :
Le féminisme a plus à offrir à la biologie que celle-ci n’a à lui offrir. Le féminisme nous procure des outils pour étudier nous-mêmes et les autres espèces, des outils qui peuvent nous permettre, si nous en usons avec prudence, de nous retirer du centre des choses et de lutter pour voir ce que les animaux font, par-delà nos propres biais.
23Le féminisme, par son regard alternatif et critique, serait capable de mettre au jour certains biais, mais n’aurait rien à obtenir de la biologie.
24Le point de vue de l’exploitation fut néanmoins proposé, notamment par Griet Vandermassen (2004 et 2005) qui soutient la possibilité d’un féminisme darwinien. Son but est de montrer que « le féminisme refuse un outil précieux pour comprendre le sexisme, en dénonçant l’approche évolutionnaire de l’esprit humain ». Si elle reconnaît sans peine qu’un « biais mâle » a pendant longtemps déformé l’écologie comportementale, elle considère qu’il a pu être largement corrigé, notamment grâce au rôle joué par les biologistes féminines (et féministes). Vandermassen renouvelle l’opposition entre les causes prochaines du sexisme et du patriarcat, que fournit par exemple la sociologie, et les causes ultimes qu’étudie la sociobiologie, qui seules peuvent « expliquer pourquoi les mêmes différences de genre se retrouvent, de manière fiable, à travers le monde ». La biologie évolutionnaire propose au féminisme « un cadre unificateur ». Elle est, pour sa part, disposée à admettre la pertinence de certaines idées anciennes de l’homme et de la femme, qu’elle considère suffisamment renouvelées et appuyées par le paradigme darwinien, telles que : le fait que les hommes soient, en moyenne, attirés par la jeunesse et la beauté qui sont des marqueurs importants de fécondité ; aisément excités sexuellement par les signaux visuels ; plus prompts à inférer des intentions sexuelles et plus rapides à passer à l’acte (sexuel) ; plus en demande de partenaires sexuels de courte durée, etc. ; alors que les femmes sont plus nourrissantes, plus dévouées aux soins de leurs enfants ; plus attirées vers les hommes légèrement plus âgés et qui ont un haut statut social ou des ressources économiques suffisantes, mais aussi qui sont disposés à s’investir auprès de leur progéniture… (Vandermassen 2004 : 20)
Ce point de vue est largement contesté, tant à l’intérieur de la sociobiologie qu’à l’extérieur. Nombre de spécialistes d’écologie comportementale estiment que les qualités « naturelles » admises par Vandermassen sont des contingences culturelles. Pourquoi dès lors le féminisme devrait-il intégrer ces thèses encore mal dégrossies (Ah-King 2007) ? Vandermassen se trompe sur les modalités de l’alliance entre biologie et féminisme quand elle propose d’exploiter la biologie pour fonder un nouveau naturalisme. La critique se poursuit, tant à l’extérieur de l’écologie comportementale qu’à l’intérieur.
IV – L’écologie comportementale est-elle amendable ?
4.1 – Un cadre libéral ?
25L’écologie comportementale a modifié certains concepts et est devenue plus égalitaire dans son traitement du genre (gender-balanced) : le choix actif de la femelle est une hypothèse admise, la compétition entre mâles n’est plus le seul facteur qui détermine le succès reproducteur ; les écologistes étudient également le choix exercé par les mâles et la compétition entre les femelles pour accéder aux mâles. De même que la coopération a été prise en compte autant que la compétition, la copulation forcée est entrée dans le champ de vision de cette discipline, ainsi que les agressions initiées par des femelles (Lawton et al. 1997). Mais est-ce suffisant ? Pour certaines critiques, ce sont les bases mêmes de cette discipline qu’il faut réélaborer.
26Finalement, la question est de savoir si les concepts de l’écologie comportementale ne sont pas intrinsèquement faussés, quelles que soient les corrections ou compléments apportés. De nombreuses critiques suggèrent qu’elle constitue un cadre conceptuel hyper-libéral, où la biopolitique de la reproduction se réduit finalement à une compétition, presque une guerre, où les gènes qui produisent plus de copies d’eux-mêmes finiront par s’imposer et par remplacer les autres. À ce titre, ces critiques considèrent qu’il faut rester à l’extérieur de l’écologie comportementale : une « sociobiologie féministe » ou une « darwinienne féministe » seraient des figures impossibles car aucune réforme ne résoudrait ce problème : le récit structurant cette discipline serait patriarcal, compétitif et économique – donc idéologiquement orienté. Le concept même de « ressource » a pu ainsi être accusé de rabattre l’accouplement sur le succès reproducteur, de négliger le plaisir lié à l’activité sexuelle et de ne pas prendre en compte le champ de l’homosexualité dans le règne animal (Bagemihl 1999). Un article de Snyder & Gowaty (2007) qui réexamine les travaux fondateurs de Bateman semble autoriser la contestation de ces résultats.
27Finalement, les objections du génocentrisme ou de l’adapta-tionnisme sont toujours renouvelées et partagent tant les féministes que l’ensemble des éthologues. En se focalisant sur le niveau génétique, supposé « ultime », au détriment des causes « pro-chaines », le modèle théorique de l’écologie comportementale est accusé de se complaire dans le rêve d’un déterminisme écologique simpliste et, à terme, dommageable. Des éthologues contestent que les principes de reconnaissance des apparentés (kin recognition) et les hypothèses subséquentes de l’altruisme ou de l’infanticide soient bien établis. Bernard Thierry par exemple souligne que des comportements comme la copulation contrainte, rares dans la nature, se produisent plus fréquemment en captivité, lorsque les conditions physiques (dimorphisme de taille) et sociales (isolement relatif) le permettent, sans qu’il soit ici utile ou pertinent de convoquer des hypothèses génétiques ou adaptationnistes (Thierry 1997, 2007, 2008).
28Les biologistes féministes reflètent ces lignes de partage. Le volume de 1997 dirigé par Gowaty sur « Féminisme et biologie évolutionnaire » témoigne de la résistance persistante à admettre la possibilité d’une sociobiologie féministe ou d’un « féminisme darwinien » : si les contributions de Zuleyma Tang-Martinez ou Caitilyn Allen suggèrent une contradiction radicale, l’éditrice du volume prend ouvertement ses distances avec elles et affirme quant à elle que le « dragon du déterminisme » a été abattu : l’écologie comportementale vise précisément à observer la relation entre la variation environnementale et la variation phénotypique ; en parlant de « gène » des comportements, on ne fait finalement que pointer leur « héritabilité » (Gowaty 1997), c’est-à-dire « la part des différences entre les individus qui est transmise aux descendants » (Danchin et al. 2005 : 34).
Ainsi, il est intéressant qu’une critique interne à l’écologie comportementale tente de développer des modèles libérés de la bicatégorisation sexuelle (two-sex systems) : ces critiques reprochent au paradigme de la sélection sexuelle de ne pas prendre en compte la diversité des genres dans la nature (notamment le rôle des hermaphrodites) et également de toujours s’appuyer uniquement sur une dichotomie figée des rôles mâles/femelles. Gowaty et Hubbell (2005) développent un modèle de flexibilité des rôles sexuels, qui soit neutre à l’égard du genre (gender-neutral flexible sex roles) et refusent d’assigner a priori aux mâles ou aux femelles un rôle déterminé (« choosy », « competitive », « indiscriminate »). Roughgarden et al. (2006) proposèrent de remplacer le concept de « sélection sexuelle » par une « sélection sociale » et des modèles de théorie des jeux coopératifs plutôt que compétitifs : la question se pose alors de savoir si une telle proposition élargit le cadre théorique de l’écologie comportementale, le renouvelle complètement ou bien au contraire ne fait que souligner certaines possibilités déjà présentes implicitement à l’intérieur de ce cadre (cf. les lettres à l’éditeur publiées le 5 mai 2006 sous le titre « Debating Sexual Selection and Mating Strategies », Science, 312 : 689-697 et Clutton-Brock 2007).
4.2 – Que faire de l’anisogamie ?
29Un autre concept central contesté est celui d’anisogamie. Cette différence de taille entre les cellules reproductrices mâles et femelles a suscité de nombreux commentaires qui s’apparentent aux implications métaphysiques des théories scientifiques. Dans leur ouvrage classique, Patrick Geddes et Arthur J. Thomson (1889) y ont vu l’expression même d’une « mâlité » (maleness) et d’une « femellité » (femaleness). Par là, dans une perspective critique contre le concept darwinien de sélection sexuelle, ils désignaient une opposition fondamentale entre deux types de métabolismes : l’anabolisme, état conservatif qui consiste à emmagasiner de l’énergie, et le catabolisme, état dissipatif et irruptif qui utilise cette énergie. Pour ces auteurs, la détermination du sexe dépend du type de métabolisme qui a prévalu lors de la formation de l’individu : le catabolisme tend à entraîner la production de mâles (vie plus courte, plus grande activité, taille plus petite), l’anabolisme celle de femelles (jugées plus conservatives en énergie, plus passives, végétatives). La même opposition entre deux métabolismes se retrouve au niveau des gamètes, entre les œufs nutritifs et les spermatozoïdes actifs, et au niveau des comportements des individus de différentes espèces : cette correspondance entre microcosme et macrocosme pose la question de savoir auquel de ces niveaux s’appliquent véritablement les termes « mâles » et « femelles ».
30Longtemps abusivement utilisée pour naturaliser la différence des sexes et en faire une destinée inscrite dans nos cellules reproductrices, l’anisogamie intervient aujourd’hui dans l’écologie comportementale comme la raison d’être des deux stratégies comportementales des mâles et des femelles. Deux stratégies ont été retenues comme avantageuses : les gros gamètes rares mais avec ressources nutritives ; les petits gamètes parasites mais nombreux (Birkhead 2000 : 112). Ici encore, les féministes hésitent quant à la stratégie à adopter. Certaines, comme Ruth Hubbard, demandent s’il faut véritablement plus d’énergie pour générer un (ou quelques) œuf(s), ou une grande quantité de spermatozoïdes. D’autres maintiennent l’approche en termes de coût à la condition qu’elle soit suffisamment affinée et complexifiée : S. B. Hrdy (1981 : 205) a dénoncé la « mentalité américaine du supermarché » qui néglige la difficulté que les organismes ont parfois à mobiliser les ressources nécessaires à la production des gamètes. Et de fait, de nombreux travaux se sont opposés à l’idée selon laquelle le sperme serait « en quantité illimitée » (limitless) et « bon marché » (cheap) (Birkhead 2000 : 74-75).
31Certaines féministes ont donc accepté l’anisogamie élargie, incluant le coût de production des gamètes et l’ensemble des soins parentaux. Donna Haraway (1989 : 349) ironise sur ces tentatives d’amender la sociobiologie : de tels efforts illustrent bien l’enchevêtrement de la biologie et du féminisme, et dans une certaine mesure, par delà les oppositions, les postures de « complicités avec les structures qu’il cherche à déconstruire, et les langages incommensurables, aussi bien que les conversations partagées, les alliances inattendues et les convergences transformatrices ». On aura beau faire, l’édifice de l’écologie comportementale demeure étranger au féminisme dans le même temps qu’il se conjugue à lui : on peut jouer avec le grand mythe de « Woman the Gatherer », à condition de ne pas en faire la base d’un nouveau « naturalisme ».
32Marlene Zuk (1993) se réjouissait ainsi d’un sujet d’examen soumis par Robert Trivers à ses étudiant(e)s : Trivers y proposait un récit de la Genèse inspiré des leçons de la théorie de l’évolution. La création du monde consistait à poser d’abord le principe de sélection naturelle puis à donner l’être à une première créature nommée « Ève ». Dans cette histoire, c’est Adam qui était créé à partir de la côte d’Ève : la femelle était la catégorie primitive et le mâle n’était qu’un parasite apparu pour des raisons obscures. Zuk commente : « La question posée illustre comment les principes féministes peuvent étendre les possibilités conceptuelles des étudiants en biologie. »
Mais Trivers, bien loin de saluer une possible nouvelle alliance entre ses travaux et la cause des femmes, se fendit d’une sévère mise en garde, qui revenait à mettre fermement à l’écart la « science » biologique et l’« idéologie » féministe. Trivers (1994) déclarait en substance : « Je préfère dériver mes principes féministes de la biologie, que ma biologie évolutionnaire des principes féministes. » Son texte assimilait le féminisme aux différentes idéologies politiques qui veulent dicter à la science son programme de recherche, rendant manifeste que pour de nombreux biologistes, le féminisme et son corollaire, le « politiquement correct », ne sont qu’une idéologie, aussi néfaste à la science qu’a pu l’être le marxisme quand il prit la forme de la biologie prolétarienne de Lyssenko. « Idéologie » féministe contre « idéologie » sociobiologique, marxisme contre libéralisme ? Le débat serait clos, bloc contre bloc.
Conclusion
33La figure de la « sociobiologie féministe » tente d’amender le paradigme de l’écologie comportementale de l’intérieur de cette science et de l’intérieur du féminisme – ce qui lui assure une double expertise susceptible de nourrir un nouveau regard. Les « féministes darwiniennes » tentent de contourner une double impasse : un paradigme peut constituer des œillères mais l’absence de tout paradigme rend aveugle. Force est de constater que l’union n’est pas encore de mise et que le féminisme n’en a pas fini avec la critique de la (socio)biologie, quand bien même grand nombre de biologistes (souvent des femmes) font ce va-et-vient entre la communauté scientifique et la réception de ce discours dans la sphère publique. Bien sûr, le féminisme n’a pas le privilège de la critique de l’écologie comportementale et de ses concepts : la contestation émane aussi bien du champ de l’éthologie en général que de l’intérieur même de l’écologie comportementale. Quant à l’exploitation de la biologie par le féminisme, elle nous semble être une stratégie extrêmement sujette à caution : depuis A. Blackwell (1875), l’idée de fonder le féminisme en nature, ou une exploitation naturaliste d’un « bestiaire féministe » est une impasse, symétrique à celle de la biologie machiste. En revanche, il est clair que le féminisme, mais aussi bien la théorie queer (Roughgarden 2004), dans leur rencontre avec la biologie, permettent de prendre conscience que certains biais de genre handicapent la science dans sa recherche de modèles et de principes expliquant les phénomènes naturels. Elles contribuent à faire de la science un projet « humain », et non pas seulement « masculin » (Keller 1985 : 178).
34Ces analyses proposent deux ancrages différents pour nos pensées, et donc deux manières de les relativiser ou de les inscrire dans des situations.
35D’une part, toute connaissance est située, historiquement. Mais cela ne signifie pas qu’elle se réduit à la traduction des préjugés de son auteur(e), ou de son temps. On peut légitimement espérer qu’il n’y ait pas que des points de vue contingents et qui n’engagent que celui qui les énonce. Autrement dit, une connaissance commune demeure possible, qui ne soit pas simplement l’expression émergente des rapports de forces sociopolitiques qui en constituent le soubassement ou l’infrastructure. Dire que la sélection naturelle de Darwin n’explique rien parce qu’elle fait écho, déplace et dans une certaine mesure reconduit des concepts empruntés à l’économie politique classique, c’est ne rien comprendre aux fonctionnements fondamentaux de la science. Tous les concepts scientifiques sont d’abord des métaphores : Darwin lui-même l’avait reconnu. Cela signifie que les concepts doivent être manipulés avec prudence, mais cela ne leur ôte nullement leur pertinence comme processus explicatifs ou comme manière d’exhiber des phénomènes. La biologie évolutionnaire est une discipline scientifique, c’est-à-dire une pratique culturelle humaine. L’analyse des métaphores qui sous-tendent le discours scientifique est devenue aujourd’hui l’objet d’une importante production de la part des sciences humaines : en soulignant une métaphore, on entend en montrer les présupposés idéologiques et mieux en comprendre les conséquences sociopolitiques.
36D’autre part, toute pensée est ancrée biologiquement. Toutes les idées que nous formons sont permises par notre corps en qui elles ont une base organique, de même qu’elles sont compatibles avec les lois fondamentales de la physique et s’inscrivent dans la nature. On peut légitimement espérer toutefois que toute pensée ne soit pas nécessairement codée comme telle dans nos gènes, dont elle ne serait que la pure expression ou transcription. Autrement dit, une idée, quoiqu’élaborée dans un corps, ne doit pas pour autant répondre à un préformationnisme biologique. Nous écrivons parce que nous avons, entre autres choses, des mains, nous parlons parce que nous avons, entre autres choses, une langue, mais ni les mains ni la langue ne sont à proprement parler des organes dont la fonction serait l’écriture ou le langage. De même, l’orgasme féminin a pu apparaître comme un simple by-product, un produit dérivé accessoire de l’évolution : quoiqu’il n’exerce pas nécessairement une fonction dans le succès reproductif d’un individu, c’est-à-dire qu’il n’augmente pas notablement la chance pour les gènes d’un individu de produire des copies d’eux-mêmes, l’orgasme n’en demeure pas moins une composante essentielle de la vie de certains primates, humains ou bonobos (Lloyd 2005).
37Thierry Hoquet.
(Université Paris-Ouest, Nanterre-La Défense.)
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Notes
-
[1]
Le concept a aujourd’hui évolué pour désigner le succès dans l’accès aux partenaires reproducteurs.