Prémisse
1Je suis honoré, et touché, d’avoir été sélectionné pour recevoir en partage le Prix Giulio Preti 2008. La création de ce prix est aussi l’occasion de se souvenir d’un éminent collègue de l’université de Florence. Je n’avais jamais entendu parler de Preti avant qu’on ne m’informe du prix. C’est une situation répandue parmi les philosophes qui ne sont pas italiens. Google ne mentionne que 1 800 « hits » pour son nom en anglais. Il n’y en a que 440 en français, ce qui est plus surprenant, étant donné l’existence d’un recueil de textes choisis et présentés par Luca Maria Scarantino. Il y a moins de 200 réponses en allemand. Il n’y en a même que 10 000 en italien. Et cela en dépit du volume commémoratif d’essais publiés trente ans après sa mort. Alberto Peruzzi et ses collègues essayent bien sûr de remédier à cette situation.
Preti et Foucault en 1972
2Paolo Parrini connaît bien l’œuvre de Giulio Preti. Je n’ai pas ce privilège. J’ai donc choisi de ne commenter qu’un seul texte court de Preti, un débat avec Michel Foucault. Ce débat eut lieu en 1972, l’année de la mort prématurée de Preti. Celui-ci, de quinze ans plus âgé que Foucault, fut éduqué dans les années quarante ; Foucault, à la fin des années cinquante. La plupart des grands textes de Foucault n’avaient pas encore été publiés. L’œuvre majeure de Preti, Praxis et empirisme, fut publiée en 1957.
3J’ai pourtant choisi la discussion qu’eut Preti avec Foucault car ma propre pensée philosophique a été profondément influencée par Michel Foucault. J’ai rédigé mes premières réflexions explicites sur Foucault, un commentaire de L’Archéologie du Savoir, en cette même année 1972. C’est à cette époque que j’ai commencé à donner des cours sur Foucault à Cambridge. J’étais un jeune homme effronté. Un collègue avait dit à un visiteur, « Si vous vous demandez pourquoi tous les livres de Foucault sont à la devanture des librairies de cette ville, c’est de la faute de Hacking ». C’était il y a si longtemps ! Aujourd’hui, on trouve Foucault partout dans le monde, dans toute librairie digne de ce nom.
4Situons Foucault en 1972. Les Mots et les choses est sorti en 1966. L’Archéologie du savoir en mars 1969. Il a commencé ses cours et séminaires au Collège de France en décembre 1970. Le premier cours, au début de 1971, portait sur « La volonté de savoir » et Aristote y rencontre Nietzsche. Les années menant à 1972 furent des années d’activité politico-intellectuelle intense, marquées par l’activisme de Foucault quant aux conditions d’incarcération et par la rédaction de Surveiller et punir, paru en 1975.
L’entretien-débat
5La discussion entre les deux hommes fut publiée sous le titre « Un débat Foucault-Preti » dans le numéro de septembre-décembre 1972 de la revue Il Bimestre. Il s’agit à la fois d’un débat et d’un entretien. Preti pose une série de questions, exprime ou insinue sa propre opinion, et Foucault répond ou clarifie. Ils sont en désaccord sur un grand nombre de points, dont certains ne me semblent plus intéressants aujourd’hui. D’autres ont toujours de l’importance. Je n’en mentionnerai qu’un ou deux.
6La discussion constitue une excellente introduction à la pensée de Foucault à l’époque. Elle n’est qu’un pâle reflet de celle de Preti. C’est en cela qu’elle tient davantage de l’entretien que du débat. C’est grâce à la manière dont Preti dirige la discussion que j’aurai des choses à dire sur Foucault, mais étant donné la discrétion de Preti, je n’aurai pas grand-chose à dire sur lui.
7Un autre débat eut lieu entre Chomsky et Foucault à la télévision hollandaise, en novembre 1971. Chomsky, généralement considéré comme un démocrate radical, y apparaît comme le défenseur guindé des valeurs républicaines, tandis que Foucault donne l’impression d’être ultramaoïste. Par contraste, la discussion de Preti et Foucault se déroule sur le ton feutré de la théorie philosophique.
8J’aimerais commencer par une remarque concernant les réponses de Foucault. Il a la réputation, parmi ceux qui ne s’intéressent pas à son œuvre, d’être à la fois intempestif et inattentif. Un excellent sens de la formule, mais négligent du détail. L’entretien prouve remarquablement bien à quel point il s’agit d’une idée fausse. Il répète constamment « ce que je veux dire par ce terme ou cette phrase, c’est ceci ou cela. Au sens exact du terme, je ne peux pas être d’accord avec ce que vous venez de dire. Bien sûr, si vous utilisez le terme au sens large (donc, de manière irréfléchie) alors ce que vous avez dit est vrai. Mais (donc), qu’est-ce que cela prouve ? »
9Laissez-moi prendre un exemple. Preti commence en remarquant que Foucault a déclaré que la philosophie relevait du « diagnostic ». S’ensuit une brève discussion, puis Preti déclare qu’un médecin s’exprime sur une maladie hors de la maladie ; il ne la subit pas. Cela l’amène à dire qu’il utilise un métalangage pour décrire un langage. Pourquoi ? Les symptômes d’une maladie constituent des signes et sont à ce titre sémiotiques ; le médecin a donc recours à son propre langage pour parler d’un langage de signes. Un métalangage n’est qu’un discours sur le discours. Foucault estime qu’il s’agit d’une définition bien trop lâche du métalangage. Le terme est devenu à la mode, et l’on parle de métalangages à propos de la critique littéraire, de l’histoire scientifique, de l’histoire de la philosophie. Nous devrions, dit-il, revenir à sa première définition. Un métalangage « est un discours grâce auxquels les éléments et règles d’un langage sont définis ». C’est exactement ce qu’un logicien de l’école analytique dirait – ce que j’aurais dit à l’époque où je faisais de la logique formelle.
10Le même scénario se produit avec la question suivante de Preti : quand je réfléchis à la culture, mon discours s’inscrit-il à l’intérieur ou à l’extérieur d’un épistémè ? (Il ne lui est plus possible de demander si son discours est un métalangage sur un épistémè ou non). Foucault demande alors ce qu’il veut dire par épistémè : « Que voulez-vous dire au juste par épistémè ? J’aimerais le savoir ». Ce à quoi Preti répond : « d’après moi, en bon néo-kantien que je suis, je me réfère aux catégories ».
11Foucault réplique que, dans Les mots et les choses, il a bien insisté sur le fait que l’épistémè n’a rien à voir avec les catégories kantiennes. Preti rétorque qu’il serait prêt à considérer l’historicité comme un exemple de catégorie de la culture du dix-neuvième siècle. Foucault répond, « D’accord, si c’est comme cela que vous voulez utiliser le terme, mais c’est totalement différent du concept kantien de catégorie ». Donc : si vous allez utiliser le terme « catégorie », faisons-le dans l’esprit le plus rigoureusement kantien qui soit.
12Doit-on en déduire que je prends le parti de Foucault ? Jusque-là, uniquement pour son insistance quant à un emploi rigoureux de la terminologie. Soyons rigoureux lorsque nous employons des termes abstraits, tels que « catégorie » ou « métalangage ». Nombreux sont ceux qui diraient que tout au long de sa carrière, Preti a prôné l’analyse rigoureuse et même une forme de positivisme scientifique, tandis que Foucault péchait par les soi-disant excès français d’obscurantisme et de langage alambiqué. Dans le cas présent, la situation est presque totalement inversée.
Aspects de la pensée de Preti et de Foucault
13Un point plus général est évoqué par une autre question de Preti, sur un sujet très différent : « Quel Nietzsche aimez-vous ? » Réponse : « Pas Zarathoustra, mais plutôt La Naissance de la tragédie et Généalogie de la morale ». Preti : « Le Nietzsche des origines ? ».
14À ce moment-là, Foucault établit un contraste absolu entre Nietzsche et d’autres grands penseurs occidentaux tels Husserl et Heidegger. Dans la quête des fondations, ils en reviennent aux origines historiques. Nietzsche a essayé de « mettre en question les concepts fondamentaux de connaissance, de moralité et de métaphysique en ayant recours à un discours de type positiviste, sans jamais renvoyer aux origines ». Le Nietzsche de Foucault était le Nietzsche positiviste, ce que semble confirmer parfaitement une observation apparaissant dans Foucault, sa pensée, sa personne, le récent ouvrage de Paul Veyne. Celui-ci était un jeune collègue de Foucault au Collège de France, un historien spécialiste de la Rome antique. Ils se connaissaient bien. Foucault lui avait décerné le titre d’« homosexuel honoraire ». Veyne affirme que, contrairement à ce que Foucault lui-même a parfois dit, il avait à peine lu Heidegger, à l’exception de son essai sur l’Essence de la vérité. Pendant des années, Nietzsche a dominé le mode de philosophie de Foucault, alors que Heidegger n’y a eu quasiment aucun impact. Veyne force un peu le trait, mais le Foucault de Veyne est mon Foucault. Mais il y avait tant de Foucault !
15Luca Maria Scarantino rattache les quatre grands axes de la pensée de Preti au néo-kantisme, à la phénoménologie husserlienne, à l’empirisme logique et au pragmatisme américain. Foucault rejetait complètement l’une des caractéristiques du projet husserlien, à savoir la quête des Ursprüngen. Preti pensait qu’il s’agissait d’une proposition viable. Permettez-moi une comparaison inattendue. Rudolf Carnap et les autres adeptes de l’empirisme logique cherchaient partout des fondations, alors que Karl Popper rejetait totalement toute forme de fondationnalisme. Il ne s’agit pas de justifier ici ces points de vue, mais je dois reconnaître que je partage l’avis de Popper et de Foucault et me distancie donc de Carnap et de Preti.
16La discussion s’attarde sur le thème foucaldien de la mort du sujet et sur l’importance de Sade. Il s’agit bien de préoccupations des années 70. Le divin Marquis était à la mode et Foucault avait raison d’affirmer qu’il avait couronné le siècle des Lumières plutôt que d’avoir initié l’âge moderne. Foucault pensait encore, en 1972, que l’Occident passait par une mutation radicale, la fin du sujet. Preti n’était pas de son avis. Je pense que l’Histoire donne raison à Preti. Un changement a bien eu lieu. On ne conceptualise plus le sujet en terme d’existence propre, d’essence ou comme un agent indépendant. Mais ce changement s’est avéré infiniment moins radical que ne le pensait Foucault. Il avait peut-être lui-même sous-estimé tout ce qu’il avait hérité de Sartre et de son collègue Merleau-Ponty.
Un point pour Preti
17Il conviendra de conclure ces observations par un point sur lequel je suis entièrement de l’avis de Preti et contre Foucault. Les problèmes sont infiniment complexes. Ils sont toujours autant d’actualité qu’en 1972. Foucault pensait que ce qui est de l’ordre de l’éthique à notre époque tenait à des questions de politique et de sexualité, et que le sexuel était ce qu’il y avait de plus fondamental. En 1972, cette notion était absolument cruciale pour lui, mais il ne m’est pas possible de l’aborder ici. Tournons-nous vers quelque chose d’un peu moins complexe.
18Preti distingue des normes qui relèvent de simples questions de mœurs et qui varient d’un endroit à l’autre. Il les appelle tout simplement « l’éthique ». Ensuite, il considère des normes fondamentales, qui forment « l’expérience morale ». Elles sont transcendantales et affectent tous les êtres humains.
19Foucault rejette totalement toute discussion du transcendantal et toute suggestion selon laquelle les valeurs pourraient être ahistoriques et hors du temps.
20Preti : « La moralité constitue une catégorie de l’esprit objectif ». L’éthique est locale, « voire instrumentale ». « On en revient toujours au même problème », répond Foucault, « vous croyez au transcendantal, moi pas ».
21Je subodore que nous n’avons pas besoin du transcendantal au sens strictement kantien ou néo-kantien du terme. Preti insiste sur le fait que même si la moralité porte en dernière instance sur des relations entre individus, elle ne dépend pas logiquement de la société.
22« Robinson Crusoë, sur son île déserte, n’éprouve aucun problème éthique ». En d’autres termes, il n’a pas à se soucier des coutumes et des normes sociales. Mais, poursuit Preti, « il reste confronté à une moralité et, au bout du compte, à des problèmes moraux ». Il a, pourrait-on dire, des obligations envers lui-même. Kant aurait dit qu’il a le devoir de ne pas se suicider par désespoir. Il a promis d’enterrer deux de ses compagnons de bord morts noyés. Il lui faut le faire, quoiqu’il serait plus facile de les abandonner aux poissons. Supposons que son bateau se soit échoué avec des milliers de barils de rhum. Il pourrait se contenter de se soûler jusqu’à la fin de ses jours, ce qui pourrait être très tentant. Mais il ne doit pas le faire. Il pourrait s’amuser à mettre le feu sur tout ce qui se trouve sur l’île, uniquement pour contempler les feux d’artifice. Ce serait mal et pas seulement pour des raisons instrumentales.
23Je pense que Giulio Preti avait raison d’insister sur une moralité qui devance et surpasse le social, le politique et le sexuel. De ce point de vue-là, il s’est montré un penseur bien plus profond que Michel Foucault. Je me sens donc particulièrement honoré aujourd’hui de recevoir un prix en son nom.