Diogène 2008/3 n° 223

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Article de revue

Discours théorique et discours idéologique autour du concept de « civilisation »

Pages 91 à 114

Notes

  • [1]
    Sur l’histoire de la « civilisation », voir Arnason (2003 : chap. i-iv), Mazlish (2004 : chap. i-iv), Starobinski (1989), Braudel (1977). Pour la critique des concepts qui composent le « petit discours », voir Said (2000, 2001), Senghaas (2002 : chap. vii), Al-Azmeh (2001), Dallmayr (2002), Mezhuev (2006).
  • [2]
    Le même poblème a surgi en Russie dans le contexte de la crise du marxisme soviétique officiel entre la fin des années 1980 et le début des années 1990. Le monopole de la théorie des « formations socioéconomiques » pour expliquer l’histoire a été contesté à travers la mise en place de la théorie des « civilisations », avec l’intention de saisir ces aspects de l’histoire universelle que la théorie des « formations » ne pouvait pas expliquer. Ainsi, la « civilisation » a été associée au « mode de communication » et à la continuité historique, alors que la « formation » était liée au « mode de production » et aux ruptures historiques. La « civilisation » a fini par devenir plus ou moins l’équivalent de ce que les auteurs occidentaux appellent « culture », et la « formation » a été assimilée à la « civilisation matérielle » (d’une manière qui n’est pas différente du sens que lui attribuait Vere Gordon Childe). Une telle distinction entre « formation » et « civilisation » soulevait inévitablement le problème de leur rapport, poussant les auteurs soviétiques/russes dans la direction dont fait état Eisenstadt. L’obligation de se confronter avec le marxisme officiel poussait toutefois les auteurs soviétiques/russes à mettre l’accent sur les différences entre « formation » et « civilisation » aux dépens du rapport qui les lie, de sorte qu’ils ont souvent abouti à une conception de facto dualiste, et peu prometteuse, de l’histoire (Reisner 1993 ; Yerasov 1994).
  • [3]
    Pour ce qui concerne Samuel Huntington, une telle identification a été critiquée de manière cinglante par Schafer (2001 : 304 s.)
  • [4]
    On le voit bien dans la manière dont Huntington (2003 : 21, 28) minimise systématiquement toutes les distinctions et conflits d’ordre économique, politique ou idéologique qui sont enracinés dans des institutions et ne sont explicables qu’à travers une analyse institutionnelle. Il privilégie les distinctions et les conflits « culturels » (qu’il estime être « les plus envahissants, les plus importants et les plus dangereux », du moins depuis la fin de la Guerre froide), déterminés par notre appartenance à des « civilisations » institutionnellement indéterminées.
  • [5]
    C’est de cette manière que le « dialogue » décrit, par exemple, les conflits qui ont dévasté les Balkans dans les années 1990 (Crossing the Divide, 2001 : 43).
  • [6]
    « Différences » et « contradictions » ne sont évidemment pas la même chose. Les « différences » peuvent impliquer une indifférence réciproque, ce qui n’est pas le cas pour les « contradictions ». Huntington n’a jamais élaboré de dérivation théorique de ses « chocs de civilisations » à partir des « différences culturelles », pas plus qu’il n’a clarifié s’ils opéraient ou non sur le mode des « contradictions ». Ce qui fait apparaître les « chocs » comme fortuits et inexplicables théoriquement. Cette lacune n’a rien d’accidentel. Si les « différences culturelles » sont détachées des institutions, comme c’est le cas chez Huntington, aucune source de leur formation et de leur développement ne peut être montrée et elles ne peuvent être logiquement présentées comme des « contradictions ».
  • [7]
    En établissant cette liste incomplète des problèmes liés à la manière d’être politique des « valeurs », j’avais à l’esprit des approches conceptuelles comme celles qui ont été élaborées par Carl Schmitt (1996), Pierre Bourdieu (1997a, 1997b) et d’autres.
  • [8]
    La critique de la société, depuis Rousseau et Adam Ferguson jusqu’aux premiers romantiques, s’est développée en même temps que la formation de cette conscience « civilisationnelle ». La critique des tensions et des « vices » provoqués par la progression de cette société, cependant, a mis en évidence le caractère unique de celle-ci et ses réalisations sans précédent. Une telle critique, en effet, a renforcé l’autoréflexivité de cette société et, en en faisant l’une des caractéristiques constitutives, a facilité l’auto-affirmation de cette même société. Cela est également vrai pour la distinction entre « civilisation » et « culture » qui fut introduite par Kant (2005) sous la forme d’une opposition entre convenances extérieures et moralité.
  • [9]
    Les Autres qui restent inférieures aux « civilisation(s) » méritant d’être qualifiées ainsi, sont, si l’on se sert de la terminologie de Toynbee (1961 : 551-554), les « civilisations ratées », les « civilisations interrompues », les « civilisations satellites », sans parler des « sociétés précivilisationnelles ».
  • [10]
    Par « étirement », je fais allusion à ce que Toynbee (Toynbee 1957 : 548 s.) considérait comme étant un élément fondamental de sa méthode, c’est-à-dire son emploi de la civilisation héllénique en tant que « modèle » pour ses comparaisons « intercivilisationnelles ».
  • [11]
    Certains colporteurs de la « guerre contre la terreur » ont vite tiré profit de ces conséquences de l’idéologie du « choc des civilisations ». Pour ne citer que Tony Blair : « Ce n’est pas un choc entre les civilisations, mais un choc pour la civilisation. C’est la vieille bataille entre le progrès et la réaction, entre ceux qui acceptent le monde moderne et les opportunités qu’il offre, et ceux qui le rejettent » – et ainsi de suite (cité dans Durodie 2007 : 431).
  • [12]
    La différence entre ces deux conceptions est bien éclairée par Szakolczai (2001 : 369-370 s.).
  • [13]
    Les fondations d’une telle conception ont été posées par Nelson (1981).
  • [14]
    Edward Said (2001 : 12) épingle cette figure du Législateur comme étant celui « qui scrute le monde entier depuis un perchoir en dehors de tout attachement ordinaire et de toute fidélité secrète […], comme si toutes les autres personnes étaient en train de s’affairer pour trouver les réponses qu’il a déjà trouvées ». L’adoption d’une telle conception est la marque de fabrique de l’idéologue.
  • [15]
    Il n’entre pas dans le cadre de cet article de discuter si cette conception antimoderniste de l’ordre n’est qu’une caractéristique transitoire des régimes connaissant un processus de « modernisation » supposé les conduire vers une culture politique moderne (Senghaas 2002 : 94 s.).
  • [16]
    Concernant la question difficile du lien entre liberté positive et liberté négative, je me range du côté de Charles Taylor (1979).
  • [17]
    L’autonomie collective ne saurait s’opposer métaphysiquement à l’hégémonie comme telle. Cette dernière ressemble à un principe général constituant les instances politiques sont constituées. Il est toutefois nécessaire de distinguer entre « pratiques autoritaires » et « pratiques hégémoniques démocratiques » (Laclau et Mouffe 1985 : 58 s.).
  • [18]
    Il est vraisemblable le 11 septembre ait été une provocation immense ayant pour but de déclencher des représailles dans les mêmes proportions de la part de l’Occident, que les fondamentalistes extrémistes auraient pu faire passer comme une nouvelle croisade contre le Ummah musulman. Cela pouvait légitimer – et le fit en partie – leur ambition de se présenter comme les chefs de file « naturels » des fidèles dans leur confrontation avec les « envahisseurs impies ». C’est bien le manque de succès politiques marquants après l’essor de la première vague de fondamentalisme musulman – à la fin des années 1970 et au début des années 1980 – qui a pu rendre cette immense provocation attrayante aux yeux des chefs fondamentalistes (Kepel 2002 : 4 s.).
  • [19]
    Ce qui caractérise le « particulier abstrait », c’est qu’il s’imagine comme absolu et voit ses limites comme naturelles et inchangeables. Cette caractéristique est évoquée par Huntington (1993b : 27) en termes quasi-politiques : « Dans l’ex-Union soviétique, les communistes peuvent devenir démocrates, les riches peuvent devenir pauvres et les pauvres riches, mais les Russes ne peuvent pas devenir Estoniens ni les Azéris devenir Arméniens. Dans les conflits de classe ou idéologiques, la question clé était : “De quel côté êtes-vous ?”. On pouvait choisir son camp et en changer. Dans les conflits entre civilisations, la question est : “Qu’êtes-vous ?”. C’est là une donnée qui ne peut pas être changée ». C’est ainsi que Huntington, non sans une certaine éloquence, exprime l’opposition entre un « particulier concret », tel qu’une « classe » par exemple, et le « particulier abstrait » propre aux « civilisations ». Le premier comprend la tendance universaliste d’autotransformation, qui est politiquement médiée par la liberté de l’autodétermination (« De quel côté êtes-vous ? »), alors que le second asservit à travers l’immutabilité de ses définitions préordonnées. Une telle immutabilité est certainement le produit de projets « civilisationnels » autoritaires. Des projets « civilisationnels » orientés plus démocratiquement, à l’opposé, envisageaient la transformation des identités culturelles des deux côtés du conflit. Le Mahatma Gandhi, par exemple, imaginait la possibilité d’« indianiser » les Anglais autant qu’il rechercher une élévation éthique de ses compatriotes comme condition sine qua non de leur autonomie authentique (Gandhi 1997 : 26-29, 39-41, 73).
  • [20]
    Dans ce qui suit, je m’inspire largement de l’analyse développée par Michaels (1988 : 187-193).
  • [21]
    Je suis d’accord avec Fraser pour dire que les problèmes engendrés par le « défaut de reconnaissance » ne sont pas réductibles à ceux qui émanent de la « mauvaise distribution », et de ce que j’appelle le « décadrage ». Éviter le réductionnisme, toutefois, ne signifie pas ignorer la portée politique de la culture. Cela doit être souligné car la « politique identitaire » conventionnelle semble négliger le fait que (certaines) différences culturelles naissent de la domination et sont au service de celle-ci.
  • [22]
    Sur les catégories de marchandisation et démarchandisation de la force de travail, voir Esping-Andersen (1990, chap. ii). Sur les formes institutionnelles du mécanisme de démarchandisation et ses ramifications démocratiques, voir Castel (2002).
  • [23]
    D’un point de vue théorique différent, le problème de la dé-modernisation de la modernité a été étudié par Offe (1996 : 15-16).

1L’irruption de la question des « civilisations » au sein des grands débats publics a représenté l’une des principales réorientations culturelles et politiques provoquées par l’effondrement de la structure bipolaire du monde propre à la guerre froide, par la disparition du communisme en Europe centrale et orientale et par l’auto-affirmation du capitalisme comme étant le « seul système socioéconomique viable ». L’année 2001, en particulier, a été marquée à la fois par l’horreur des événements du 11 septembre – qui furent perçus par beaucoup comme la preuve sanglante du « choc des civilisations » – et par le fait d’avoir été déclarée par les Nations Unies comme année du « Dialogue entre les civilisations ».

2La propagation thématique et institutionnelle du terme « civilisation », sa pénétration dans certains domaines de la pensée et de la vie pratique qui jusqu’ici avaient su s’en dispenser, a conduit à l’apparition de deux discours distincts. On peut appeler l’un de ces deux discours « grand discours ». C’est celui que l’on retrouve essentiellement dans le cadre de l’Université, où il conserve toute la richesse des controverses sur les « civilisations » accumulées depuis l’apparition de ce terme à l’époque glorieuse des Lumières. Le second discours semble être plutôt un « petit discours », dans la mesure où il est marqué par un appauvrissement systémique, conceptuel et normatif de l’idée de « civilisations » et qu’il est souvent mis à contribution de ce que Clifford Geertz (1973 : 219) appelait un « modèle culturel distinct de l’action politique ». Ce « petit discours » se structure pour l’essentiel autour de deux thèmes souvent considérés comme une « thèse » et son « antithèse », à savoir le « choc des civilisations » et le « dialogue » entre celles-ci. C’est à travers ces deux thèmes que la notion de « civilisations » a pu faire son entrée dans le vaste monde de la politique et du journalisme contemporains.

3En opposant ainsi un « grand discours » à un « petit discours », on ne prétend pas affirmer que le premier incarnerait la « théorie pure » alors que le second ne serait qu’un ramassis de credo idéologiques. Les théories académiques sur les « civilisations » sont aussi porteuses de jugements de valeur et, en tant que telles, contiennent une composante idéologique. Elles peuvent également être sensibles à certains intérêts d’ordre politique. De la même manière, le « petit discours » n’est pas sans contenir certains éléments de réflexion théorique, utilisant le plus souvent certains éléments de l’appareil conceptuel de son antagoniste. Les différences principales entre ces deux discours pourront être mieux saisies si l’on reprend la notion de « sélectivité ultérieure » (further selectivity) de Talcott Parsons (1967 : 153), selon laquelle l’idéologie (au sens des « idéologies particulières » de Karl Mannheim) surestime, ou au contraire néglige, ces problèmes et phénomènes que les sciences sociales de son époque considèrent comme significatifs. Ainsi l’équilibre entre la fonction explicative et celle de Sinnstiftung – c’est-à-dire cette construction du sens qui permet de comprendre les phénomènes – penche radicalement, dans le « petit discours », en faveur de cette dernière.

4Cela est visible à travers la dé-problématisation de la catégorie « civilisation » : les théories centrées autour de celle-ci font l’impasse sur l’autoréflexivité, évitant de s’interroger sur les limites de leur démarche heuristique, sur la validité de leurs hypothèses fondamentales, sur la cohérence de leur logique, sur l’efficacité de leurs méthodologies et ainsi de suite. Elles ne réfléchissent pas outre mesure sur elles-mêmes parce qu’elles ne sont pas faites pour explorer une terra incognita. Leur mission consiste plutôt à rendre les vérités qu’elles possèdent compréhensibles pour les profanes. L’autoréflexivité et la reconnaissance de la terra incognita sont les critères grâce auxquels la théorie peut être différenciée de l’idéologie, sans même vouloir considérer l’objectivité, la rigueur, la vérifiabilité empirique ou la falsifiabilité comme étant les marques de la première. Ces critères sont déterminants pour pouvoir distinguer entre discours théorique et discours idéologique.

5Le premier objectif de cet article sera de faire apparaître les principales différences dans l’organisation thématique et structurelle de ces deux discours. On ne va pas (ré)examiner l’histoire du concept de « civilisation », dont s’imprègne l’organisation thématique et structurelle du « grand discours », pas plus que l’on se propose de critiquer l’un ou l’autre discours idéologique particulier. Ces deux tâches ont été menées à bien avant moi [1]. Notre intention consiste plutôt à montrer la nature complémentaire des interprétations conflictuelles de la notion de « civilisation » développées par le discours savant : c’est bien cette articulation qui est à l’origine de la richesse conceptuelle et de la dynamique historique de cette catégorie et la constitue comme un concept « essentiellement contesté » (Gallie 1964). En revanche, le « petit discours » tend le plus souvent à investir le terme « civilisation » d’une même signification, même s’il fait appel à des cadres idéologiques différents. À l’intérieur du « petit discours », la catégorie « civilisation » n’est pas contestée et devient par conséquent figée et conceptuellement stérile. C’est ainsi que la « civilisation » acquiert la fonction idéologique propre au « petit discours ».

6Le second objectif de cet article sera de sonder les processus politiques qui se révèlent à travers le « petit discours » sur les civilisations ou, plus précisément, qui en font usage comme faisant partie de leur modus operandi. La mission idéologique de ce discours ne se limite pas à dissimuler certains enjeux. Elle consiste surtout à les promouvoir, même au prix d’en conserver l’apparence trompeuse. La seconde partie de cette étude entend démontrer que le « petit discours » exprime le modèle culturel des projets d’une hégémonie autoritaire, aussi variés soient-ils. Tant ces projets que leurs « modèles culturels » semblent procéder du triomphe mondial d’un capitalisme qui a réussi (temporairement) à « mettre fin à l’histoire ».

Deux discours sur les « civilisations ».

7Fondamentalement, le « grand discours » est organisé autour de quatre axes. Sa différence principale avec le « petit discours » réside dans l’élimination de ces axes par ce dernier et dans le télescopage des significations opposées du terme « civilisation » qui représentent les pôles de chacun des axes. Les pôles du premier axe (symbolique-matériel) sont fixés par les interprétations de la « civilisation » comme « culture » (symbolique) et, à l’opposé, comme ensemble des techniques matérielles et institutionnelles à travers lesquelles se déploie la vie sociale. Aux pôles du second axe (universel-particulier), nous trouvons la « civilisation » comme plus haut degré ou maturité de l’histoire humaine et les « civilisations » comme phénomènes par essence locaux et pluriels. Les pôles du troisième axe (macro-micro) sont représentés par une conception à grande échelle de la « civilisation », comme unité la plus large de l’histoire (en dehors de l’espèce humaine en tant que telle), et par la vision de celle-ci comme d’un « processus civilisateur » qui opère essentiellement à petite échelle et au niveau des relations interpersonnelles. Finalement, la « civilisation » en tant qu’entité culturellement homogène et structurée par un ensemble déterminé de valeurs, d’une part, et la « civilisation » en tant qu’unité contestable et conflictuelle de la diversité sociale et culturelle, de l’autre, forment les pôles du quatrième axe (unité-diversité). Examinons de plus près chacun de ses axes et ce qui se produit pour chacun d’entre eux au moment où le « grand discours » glisse dans le « petit discours ».

1 – Du symbolique au matériel

8À l’intérieur du « grand discours », la « civilisation » peut tout aussi être identifiée à la « culture » qu’opposée à celle-ci en tant qu’ensemble des techniques institutionnelles et matérielles de la vie sociale. La tension entre ces deux lectures de la « civilisation » rend critique toute question sur la manière dont la « culture » s’incarne dans les institutions ou, à l’inverse, sur la manière dont les institutions exercent une influence sur la culture. La sociologie de la religion de Max Weber et ses nombreuses ramifications tournent autour de cette question. C’est un point essentiel pour comprendre la définition de « civilisation » proposée par Shmuel Eisenstadt (1992 : 13), qui la conçoit comme « l’ensemble de tentatives visant à construire ou reconstruire la vie sociale selon des visions ontologiques associant une conception du cosmos, une réalité mondaine et transmondaine, à la régulation des principaux mécanismes de la vie et de l’interaction sociales – l’arène ou l’autorité politique, l’économie, la vie familiale et ainsi de suite [2].

9Toute tentative sérieuse de se mesurer à cette opposition conduit à historiser les différents aspects de la civilisation et révèle leur ancrage dans ce qui se passe dans le présent, quel que soit le degré de cet ancrage pour chaque élément d’une civilisation donnée. Les images statiques des « civilisations », l’appel à leurs « essences inamovibles » ou aux « lois » métaphysiques de leur marche (comme celles décrites par Oswald Spengler) ne sauraient être acceptées aujourd’hui. De plus, l’exploration des paramètres, des modèles et des vecteurs des transformations historiques des « civilisations » apparaît comme le principal centre d’intérêt de l’« analyse des civilisations » (Kroeber 1963).

10En opposition à cela, le « petit discours » identifie sans le moindre recul civilisation et culture [3]. Il le fait de telle manière que les institutions sont finalement mises hors jeu [4]. Il semble donc que, dans le cadre du « petit discours », une forte poussée du capitalisme en Inde, par exemple, n’ait rien à voir avec la « civilisation hindoue ». De la même manière, les transformations institutionnelles de la politique et de l’économie occidentales apparaissent sans conséquence pour les « valeurs essentielles » de la « civilisation occidentale » et pour la manière dont cette dernière a évolué au cours de son histoire.

11Une telle mise à l’écart des institutions obéit à la logique de further selectivity décrite par Parsons. Certaines institutions mises en avant idéologiquement sont sublimées et élevées au statut de « valeurs ». D’autres, qui ont pourtant joué un rôle historique aussi important que les premières dans le modelage d’une « civilisation » donnée, sont négligées. C’est pourquoi toutes ces listes d’éléments essentiels de la « civilisation occidentale » qui se sont multipliées à travers le « petit discours » font l’apologie de l’État de droit, des droits de l’Homme, du processus de démocratisation et font l’impasse sur le colonialisme, le patriarcat, le militarisme, les inégalités de classes et ainsi de suite.

12Qui serait légitimé à découper l’histoire réelle de cette manière, et à quel titre ? Qui a le pouvoir et l’autorité d’ouvrir l’accès au paradis à certains volets de l’histoire et d’en précipiter d’autres dans l’oubli ? Ces questions touchent le présupposé fondamental du « petit discours », à savoir que les « civilisations » émanent d’un Législateur qu’il faut soigneusement distinguer des exégètes (Bauman 1987). La mission la plus importante de ce Législateur consiste à naturaliser ce qui appartient au domaine de l’histoire et de la politique. À travers une telle naturalisation, les institutions historiquement données (en même temps que la mémoire historique qu’elles génèrent et entretiennent) sont transfigurées en « valeurs » figées et élevées au rang de ce qui façonne une « civilisation ». De la même manière, les sentences idéologiques du Législateur sont « naturalisées » sous forme de Vérités délivrées des hauteurs de ce qui ressemble au point de vue de l’éternité.

13Le « dialogue entre les civilisations », qui revendique d’être la solution alternative au « choc des civilisations », accepte la logique naturalisatrice caractéristique de son adversaire. Ce « dialogue » admet que le « choc des civilisations » est la plus grande menace au bien-être de l’humanité. Un tel « choc » est défini comme porteur d’un caractère « existentiel » plutôt que fonctionnel (n’en déplaise à Huntington et à son rejet des institutions [5]). Or une similitude théorique entre les deux conceptions supposées rivales se trouve dans leur incapacité commune à expliquer la logique du « choc des civilisations ». Huntington ne parvient pas à démontrer pourquoi ni comment des « différences culturelles » devraient se conclure par des « chocs ». Ce qui laisse parfaitement injustifiée sa thèse centrale des « chocs de civilisation » comme élément-clé de la politique internationale [6]. Le « dialogue » donne le change en évoquant des causes aussi mystérieuses que la « peur de la diversité » ou la « perception que la diversité est une menace » comme (seules) explications possibles des conflits culturels. Des contradictions plus tangibles, comme celles qui sont représentées par les clivages entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud, etc., sont présentées au mieux comme des « dichotomies présupposées » (Crossing the Divide 2001 : 31, 51). Les « peurs de la diversité » injustifiées et les perceptions faussées et conçues comme des menaces sont considérées comme guérissables ; le « dialogue » est présenté comme le remède pour traiter ce genre de maladie.

14Ironiquement, ce qui réellement distingue le « dialogue entre les civilisations » du « choc des civilisations » est ancré dans un élément qu’ils partagent. Huntington ne nie pas l’existence de « certaines valeurs fondamentales » partagées par « la plupart des sociétés » et qui pourraient servir, à travers le dialogue, de fondement universel à la compréhension des peuples et d’antidote aux phobies que l’on vient de mentionner (Huntington 2003 : 56 ; Crossing the Divide 2001 : 37). Il maintient toutefois que ces « valeurs partagées » permettent d’expliquer « certaines constantes dans le comportement humain, mais ne peuvent nullement expliquer l’histoire, car celle-ci est faite de comportements humains changeants » – ce qui les rend inutiles pour nos tentatives de comprendre le politique (Huntington 2003 : 56). Le « dialogue » ignore une telle considération et pose ces « valeurs partagées » comme la source d’une politique totalement nouvelle et capable de remplacer la « politique de la domination » en tant que telle [sic !] par une « politique de communication, de mise en réseau, de négociations, d’échanges, de relations et de collaboration » (Crossing the Divide 2001 : 23).

15Les arguments avancés par les deux camps vont apparemment à l’encontre du but recherché. Si les « valeurs partagées » sont inutiles pour expliquer l’histoire « en marche », comme l’affirme Huntington, qu’est-ce qui permet aux « valeurs » propres aux différentes « civilisations » de rendre compréhensibles l’histoire de celles-ci ? D’autre part, si ces « valeurs partagées » peuvent produire un effet aussi miraculeux sur la politique d’aujourd’hui ou de demain, comme le « dialogue » le prétend, qu’est-ce qui les a empêchés d’agir jusqu’à présent ? On poserait en vain ces questions aux théories du « choc des civilisations » et du « dialogue entre civilisations ». À défaut d’étudier l’action politique des valeurs au niveau des stratégies des acteurs réels, de leurs coordonnées épistémiques, des méthodes d’inclusion et d’exclusion qui « nous » façonnent et « les » façonnent, des institutions de « valorisation » et « dévalorisation » et de leurs effets politiques, nous n’aurons que des sermons métaphysiques sur des « valeurs » conçues pour tuer sous le semblant de « philosophies de l’histoire » [7].

2 – Universel et particulier

16Une difficulté de fond surgissant d’un second axe du « grand discours » ne réside pas simplement dans la différence qui existe entre les représentations de la « civilisation » comme moment de l’histoire universelle et comme diversité diachronique et synchronique de formations « civilisationnelles » locales. Elle réside plutôt dans le fait que ces représentations antithétiques s’interpénètrent les unes les autres, et que cela passe très souvent inaperçu chez ceux qui prennent fait et cause pour l’une ou l’autre version.

17La notion de « civilisation » est apparue en Europe occidentale au siècle des Lumières. Elle a été conçue pour servir deux objectifs fondamentaux : la réflexion de la société bourgeoise naissante sur elle-même et son auto-affirmation. L’une et l’autre cherchaient à distinguer les traits distinctifs de cette nouvelle société par rapport aux formations qui l’avaient précédée ou avaient coexisté avec elle. Mais la logique de l’auto-affirmation conduisait nécessairement à assortir ces traits de significations normatives positives qui consolidaient l’idée d’une suprématie de la « civilisation », identifiée avec la société bourgeoise occidentale, sur tout Autre diachronique et synchronique (Mazlish 2001 : 293-296) [8].

18Si la « civilisation » apparaît comme une étape de l’histoire universelle, qu’elle s’oppose à ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire à l’Autre historique et contemporain. Elle confère à l’Autre une double dimension temporelle : l’Autre partage le présent avec la « civilisation », mais en même temps incarne le passé, ce qui doit encore être maîtrisé et vaincu. Réciproquement, l’Autre restitue cette double temporalité à la « civilisation » : celle-ci réalisera sa vocation universelle dans l’avenir, mais existe dans le présent comme incarnation de ce moment ultérieur. Ainsi, le lien entre la « civilisation » et son Autre devient ambivalent : en tant qu’étape de l’histoire encore à venir, la « civilisation » dépend de l’Autre, car c’est exactement la transformation de ce dernier qui peut réaliser l’aspiration universelle de la « civilisation » magnifiquement décrite, par exemple, dans les pages de Condorcet (2004) sur la « dixième époque ». Toutefois, en tant qu’étape de l’histoire déjà actuelle, la « civilisation » tire l’Autre vers le palier de développement qu’elle incarne.

19Cette double temporalité engendre toute une série de contradictions théoriques dont, sur le plan logique, on ne peut se débarrasser que d’une seule manière, à savoir par le transfert du système de coordonnées temporelles sur le plan de l’éternité. C’est exactement ce qu’a fait François Guizot (1985 : 78) lorsqu’il a proclamé ouvertement que la « civilisation européenne est entrée […] dans l’éternelle vérité, dans le plan de la Providence ; elle marche selon les voies de Dieu. C’est le principe rationnel de sa supériorité ». Cette approche réduit le temps et l’histoire au statut de résidus qui ne font que traîner dans les eaux stagnantes de l’humanité. C’est là une autre version de la « fin de l’histoire », réservée à la cohorte privilégiée de l’humanité qui est la « civilisation ». Les contradictions mentionnées plus haut sont aplanies et la « civilisation » brille simultanément comme moment suprême de l’histoire et comme phénomène local particulier. Huntington (2003 : 69) propose également une « vérité éternelle » à la Guizot – même si sous une forme plus prudente – et fait remonter l’émergence des « traits essentiels de la civilisation occidentale » aux viiie et ixe siècles de l’ère chrétienne, de manière à court-circuiter la modernité : « L’Occident était Occident bien avant que d’être moderne ».

20De nos jours, peu souscriraient à cette méthode pour résoudre les contradictions liées à la double temporalité de la « civilisation ». Le xxe siècle a fait l’impasse sur l’identification de la « civilisation » avec l’étape suprême de l’histoire. La « civilisation » s’est reconnue comme particulière à travers le qualificatif de « civilisation occidentale ». Les Autres ont été admis au statut d’« autres civilisations », même si cela ne fut valable que pour certains d’entre eux et en tout cas uniquement sur le plan moral [9]. La construction de « civilisations non occidentales » a été en partie un produit de l’autocritique occidentale, en partie le résultat de l’étirement de la notion occidentale de « civilisation » dans le but de donner un sens aux nouveaux objets de recherche [10]. Mais, par-dessus tout, ce fut une manière pour les intellectuels non occidentaux de répondre aux implications suprématistes des conceptions eurocentriques de la « civilisation » (Mazlish 2001 : 296 s.). Dans tous ces cas, la construction de « civilisations non occidentales » a conduit à recycler et à remanier des thèmes et idées du discours « civilisationnel » occidental, et notamment de sa composante romantique (Azmeh 2002 : 30-33, 40-41).

21Dans le « petit discours », ces deux représentations de la « civilisation » se rejoignent à travers des formes primaires d’apologie de l’Occident. Chez Huntington (2003 : 68), la « civilisation occidentale » apparaît comme la source de la modernisation globale qui, du point de vue de ses répercussions et conséquences, a marqué le moment historique que nous vivons sur le plan économique, technologique, scientifique et militaire. Les pratiques et les institutions éthiques et politiques qui caractérisent la modernité, comme l’État de droit, le gouvernement représentatif, les Droits de l’Homme, les processus démocratiques… sont conçues comme des valeurs exclusives de la « civilisation occidentale », qui s’approprie de la sorte les contenus éthico-politiques de la modernité. Logiquement, le « choc des civilisations » prend le sens d’une confrontation entre les principes éthiques et politiques de la modernité, pieusement préservés en Occident, et ceux de l’arriération ou « barbarie » [11].

22Une telle usurpation, implicite dans la théorie de Huntington, a été explicitée par des penseurs de sensibilité comparable mais plus radicaux. Chez Lee Harris, par exemple, l’Occident apparaît comme l’incarnation la plus solide de la « civilisation » en tant que norme universelle. Voici pourquoi l’Occident provoque la rage des ennemis de la « civilisation », cette « bande éternelle [sic] d’êtres sans merci » dont les origines « remontent à l’aube de l’histoire », et qui n’a d’autres désirs que le meurtre et la destruction (Harris 2004 : 3, 216). Chez Harris, la « civilisation » dépasse les limites de la « civilisation occidentale » et retrouve son statut de norme universelle et applicable à toute époque historique et à tout espace culturel. Mais cette lutte à la vie à la mort contre la « bande éternelle » des « barbares » perd tout contenu éthico-politique pour devenir un combat quasi biologique pour la survie. Un combat perdu d’avance, dirait-on : ce qui rend « éternelle » la « bande » des ennemis de la « civilisation » est, par définition, leur invincibilité.

23Le « dialogue entre les civilisations » accepte l’idée de Harris qui fait de la « civilisation » une norme universelle, mais l’articule avec une lecture plurielle des « civilisations » conçues comme formations « culturelles » locales (la contradiction qui apparaît ici n’a jamais été abordée à l’intérieur du « petit discours »). Le rôle du « dialogue » émane du fait que la « civilisation » n’a pas ici les ennemis implacables évoqués par Harris, hors contexte dans un univers fait de phobies curables et de malentendus. Au contraire, il enrichit ingénieusement le contenu de la « civilisation » en y injectant des « aspirations universelles » telles que « l’économie de marché, le régime démocratique, la société civile », qui s’ajoutent à la série de « valeurs partagées » propres à la norme universelle (Harris 2004 : 56). Comment de telles « aspirations » ont-elles été trouvées dans les profondeurs de « civilisations » immuables ? C’est une énigme. Demandons-nous plutôt pourquoi ces institutions sont représentées comme des aspirations, qui plus est universelles. Dans quelle culture une telle transmutation est-elle possible ?

24Dans la presque totalité des courants de pensée que l’on peut répertorier comme « socialistes », l’économie de marché n’apparaît pas comme une aspiration, bien qu’elle puisse être acceptée d’un point de vue pratique. Par ailleurs le conservatisme, si on reste en deçà de la rhétorique politique la plus vulgaire, admet la démocratie au titre de « méthode », selon la formule de Joseph Schumpeter (1975 : 242-243), mais certainement pas comme un « idéal » ou une aspiration. Ces institutions ne semblent être des « aspirations » que pour un courant de pensée que, à défaut de mieux, l’on appellera « idéalisme libéral-démocratique ». Or, bien qu’il soit aujourd’hui très à la mode, en partie grâce à la « culture de Davos », il est loin de se confondre avec le credo universaliste et ses « valeurs partagées ». En effet, c’est une démarche apologétique que de l’inscrire au registre d’une norme universelle de la « civilisation ».

3 – Macro/micro

25Les pôles du troisième axe sont occupés par la notion de « civilisation » en tant qu’ensemble culturel à grande échelle et par la conception de la « civilisation » comme processus opérant essentiellement à travers les microstructures représentées par les échanges interpersonnels [12]. À l’intérieur du « grand discours », l’interpénétration de ces deux versions de la « civilisation » est parfaitement visible. Depuis les Lumières, la « civilisation » à grande échelle a été liée au raffinement des manières, à l’inculcation des « vertus », à la promotion de modes pacifiques d’interaction humaine. D’autre part, des auteurs tels que Norbert Elias (1994) ou C. Stephen Jaeger (1985) ont montré à quel point la croissance de la « civilité » interpersonnelle alimente et est alimentée par les transformations de macrostructures comme le pouvoir social et les mécanismes de sa distribution ainsi que par des macroprocessus tels que la « rationalisation » progressive de la vie sociale.

26Le « petit discours » rompt l’articulation entre civilisation et processus civilisateur. Au mieux, il reprend à son compte certains résultats de ce processus et les fige en valeurs immuables telles que la « tolérance », le « respect de la dignité humaine »… La réification de ces valeurs empêche de formuler des questions essentielles : De quelle manière la « civilisation » peut-elle contribuer à développer des relations humaines « civilisées » ? Est-ce qu’elle parvient toujours et nécessairement à remplir cette tâche ? Qu’est-ce qui provoque ses échecs ? Que déduire de ces échecs en ce qui concerne la « civilisation » elle-même ? S’agit-il de preuves de la dégénérescence de la « civilisation », voire de sa « décomposition » (Elias 1996 : chap. iv), ou plus simplement de revers accidentels ?

27L’absence de telles questions à l’intérieur du « petit discours » est révélatrice. Après tout, l’élément central du processus civilisateur se définit par la domestication et la réduction de la violence. S’il en est ainsi, on peut se demander comment ce processus serait compatible avec la guerre permanente contre la « bande éternelle » de barbares à laquelle nous avons fait allusion. Comment la « civilisation », prenant part à cette guerre, échapperait-elle à l’effet « décivilisateur » de celle-ci ?

28On voit mal comment, dans ces conditions, elle pourrait être sauvée. Les conflits transforment toujours ceux qui y participent. On le sait au moins depuis la dialectique hégélienne entre maître et esclave. Mais il y a une différence entre le fait qu’un conflit soit provoqué par l’élévation éthico-politique de l’esclave contre le statu quo ou par des attaques dépourvues de tout contenu éthico-politique, et répétées à l’infini, de la « bande éternelle » contre la « civilisation ». Ces conflits sont régressifs par définition. La « barbarie » y apparaît comme une force active qui pose les règles du jeu. Lee Harris (2004 : xiv-xv) est parfaitement cohérent lorsqu’il écrit que « c’est l’ennemi qui nous définit comme son ennemi, et en donnant cette définition il nous change, que nous le voulions ou pas. Nous ne pouvons plus être les mêmes une fois qu’on nous a qualifiés d’ennemi ». Le changement le plus important est que « nous » sommes contraints de nous comporter de manière illibérale, d’une manière qui est en conflit avec « nos » valeurs, à savoir la tolérance, la liberté individuelle et ainsi de suite.

29Que reste-t-il alors de la « civilisation » en tant que processus civilisateur ? Que défend-elle contre la « barbarie » si elle s’est elle-même « dé-civilisée » à ce point ? De telles questions ne se posent même pas dans le « petit discours », car elles sont un défi à l’image monolithique et statique de la « civilisation » à laquelle il colle. Elles semblent pourtant être soulevées par la logique même du « choc des civilisations » et par ses variantes plus radicales.

30Sourd à de telles questions, le « petit discours » cherche néanmoins à légitimer la « dé-civilisation de la civilisation », dont les effets sont décrits comme une reconquête de la « véritable essence » de la « civilisation occidentale » et ce qui lui permettra de l’emporter dans le « choc des civilisations ». « La suprématie de l’identité libérale n’a existé que pour un bref instant dans la longue histoire de l’Europe. Si elle se poursuit, elle aura pour effet d’empêcher tout avenir pour l’Europe et de la conduire à une mort précoce. La meilleure manière qu’elle a de reconquérir son avenir est de récupérer son histoire, ce qui signifie faire retour à la foi chrétienne, qui a été au service de l’Europe et l’a vivifiée pendant presque deux mille ans » (Kurth 2006 : 70). Ici, la transformation réciproque engendrée par le conflit atteint sa limite : la dérive fondamentaliste de la « civilisation occidentale » apparaît comme une réponse parfaite au fondamentalisme « barbare » de son ennemi.

4 – Unité et diversité

31Les pôles du quatrième axe sont représentés par les « civilisations » monolithiques et culturellement homogènes, d’une part, et par les « civilisations » perçues comme des formations fortement diversifiées à l’intérieur et irréductiblement contradictoires, d’autre part. En outre, la seconde approche définit les « civilisations », pour utiliser les termes de Marcel Mauss (1969 : 244), comme étant « à quelque degré, œuvre de volonté collective » et par conséquent arbitraire comme tout phénomène social.

32L’une des tâches centrales de l’analyse civilisationnelle consistera donc à expliquer la manière dont une volonté collective est modelée et modifiée par les différentes dynamiques sociales. D’où toute une série de questions plus spécifiques : Quels acteurs politico-idéologiques se trouvent à l’origine d’une « civilisation » donnée et quel rôle la compétition entre eux a joué dans l’évolution de celle-ci ? Dans quelles circonstances et selon quels mécanismes a été codifié le noyau normatif d’une « civilisation » ? Comment ses acteurs ont-il ajusté ce noyau aux différentes conditions sociales, économiques, politiques qui se sont suivies au cours de l’histoire ? Comment les interactions entre une « civilisation » et son environnement « civilisé » et « barbare » influencent-elles les métamorphoses de ce noyau (Nielson 1991) [13] ?

33Ces questions échappent au « petit discours » car ce dernier adhère à une image monolithique de la « civilisation ». Les interprétations discordantes du noyau normatif d’une « civilisation » ne peuvent être expliquées par ce discours qu’en projetant le « choc de civilisations » au sein d’une « civilisation » donnée. C’est pourquoi le « multiculturalisme » est si sévèrement censuré par la majorité des tenants du « petits discours » (Huntington 1993b : 190 ; Blankey 2005 : 186). Reste inexpliqué, pourtant, comment et pourquoi une telle « civilisation » monolithique aurait succombé à ce même multiculturalisme. Évidemment, toute explication aboutirait à établir des liens entre identités culturelles et processus socioéconomiques, avec les contradictions qui leur appartiennent. Or c’est précisément le tabou qui a été instauré en minimisant le rôle des institutions dans la formation de l’identité d’une « civilisation ».

34Mais qui, après tout, décrète ce qui constitue le canon, le noyau normatif d’une « civilisation » ? Voilà que la figure du Législateur de la Vérité refait surface, remplissant la seule fonction qui lui est propre, celle de deus ex machina. Dissimulé dans des déclarations impersonnelles sur la nature évidente des « civilisations » et dans les appels à l’unanimité des « valeurs communes » et des « aspirations universelles », c’est le pilier fondamental du « petit discours » [14]. Sans lui, ce discours se désintègre, tout simplement.

Le « choc des civilisations » et le « dialogue entre civilisations » dans le monde réel

35Les phénomènes réunis sous la catégorie du « choc de civilisations » sont tellement divers que l’on comprend mal ce qu’ils possèdent en commun, si ce n’est le fait d’être abordés à travers la rhétorique d’une identité « civilisationnelle » unique. Qu’est-ce que le terrorisme d’al-Qaïda ou le fondamentalisme belliqueux des Talibans ont à voir par exemple avec la lutte que Singapour ou la Malaisie mènent au nom des « valeurs asiatiques » pour se tailler une place dans l’économie mondiale (Zakaria 1994 ; bin Mohamad 1998 ; Chua Beng Huat 2003) ? Et qu’est-ce que tout cela a à voir avec cette « civilisation hindoue », tout aussi homogène que mythique, que les forces conservatrices et religieuses de l’Inde tentent de plaquer sur ce pays infiniment diversifié, de manière à imposer un « État-nation » conforme à la conception occidentale de celui-ci (Gupta 1997 : 67) ? Ou avec le désir insatiable de la Russie d’être admise dans le club des « maîtres de la planète », justifié à l’aide d’une idéologie qui insiste sur le caractère « multipolaire » de la politique internationale et sur l’identité unique de la « civilisation russe » (Gromyiko, site visité le 11 octobre 2007) ? Les économies politiques et les stratégies internationales que sous-tendent ces projets ne pourraient être plus différentes. Un examen plus approfondi, toutefois, permet d’y distinguer quelques traits communs.

  1. Normativement, tous ces projets sont légitimés par leur appel aux « valeurs traditionnelles », décrites de manière essentialiste comme les véritables fondations de leurs identités culturelles et « civilisationnelles ». Très souvent ces « valeurs » sont légalement instituées et soutenues par l’appareil politique ou idéologique de l’État. Certains de ces projets, comme ceux qui sont poursuivis par Singapour ou la Malaisie, présentent des visées technico-économiques futuristes. Mais même cela ne saurait dissimuler leur caractère antimoderniste. Si la modernité réside dans l’autoréflexivité et l’autogénération de ses principes ainsi que par la transformation du statut des traditions, contraintes de « s’expliquer » et partant soumises à un examen critique minutieux (Habermas 1988 : 7, 19, 31, 55 ; Giddens 1994 : 5), alors ces phénomènes essentialistes que sont les « civilisations » vont à l’encontre de la modernité.
  2. Le mandat fondateur attribué aux « valeurs » révèle que l’ordre, plutôt que la liberté, est au cœur de ces préoccupations. Ces valeurs véhiculent une conception antimoderne de l’ordre qui ne l’assied pas sur la liberté (distincte de la licence) mais plutôt sur ce qui restreint la liberté [15]. Les critiques des droits de l’homme, ce pour quoi les adeptes des « civilisations non occidentales » sont célèbres, ne sont qu’une expression de cette vaste conception antimoderne de l’ordre, étrangère à l’idée et à la pratique de l’autonomie collective en tant que constitution réflexive du « nous », étrangère donc à la « liberté positive » et cause d’un déficit de « liberté négative » [16]. Cette suppression de l’autonomie collective rend la figure du Législateur de la Vérité (quelles qu’en soient les incarnations institutionnelles) indispensable pour ces projets « civilisationnels » et les caractérise comme formes d’hégémonie autoritaire[17].
  3. Les structures de l’hégémonie autoritaire émanent des conflits politico-idéologiques et restent sensibles à ces derniers. Elles reconnaissent leur vulnérabilité et essaient de prévenir toute attaque éventuelle en engageant périodiquement des réinterprétations des « valeurs traditionnelles » qui, en retour, provoquent des désaccords au sein des élites porteuses de ces projets « civilisationnels ». Le discours sur les « valeurs traditionnelles », et même les exemples présentés comme des cas flagrants de « chocs de civilisations », visent d’abord la consommation interne. Ils servent à avoir le dessus sur les rivaux, à les affaiblir et à renforcer l’hégémonie [18].
  4. Dans la plupart des projets « civilisationnels », la justice socioéconomique est asservie à l’identité culturelle. Dans un contexte idéologique d’hégémonie autoritaire, il est impossible de prendre fait et cause pour les droits de l’homme en tant que droits sans être accusé d’individualisme (occidental) et d’égoïsme collectif ou individuel mettant en danger l’unité et l’intégrité d’un « nous » conçu de manière essentialiste. La politique de redistribution et d’assistanat social repose sur la logique du patronage. En d’autres termes, elle semble répondre à la même stratégie de consolidation de l’hégémonie autoritaire.
  5. Les projets « civilisationnels » peuvent être perçus comme une sous-catégorie de la politique d’identité, ou de reconnaissance, bien présente à l’expérience occidentale contemporaine. Cette politique se distingue de l’autre sorte de politique de la reconnaissance, caractéristique des projets classiques d’émancipation (hégéliano-marxistes) grâce à l’accent qu’elle met sur la défense et l’expansion d’une l’identité déjà existante, au lieu de la nier au nom d’une nouvelle identité, éthiquement plus riche et obtenue à travers une lutte émancipatoire contre l’oppresseur. Puisque les projets « civilisationnels » refusent la perspective d’une Aufhebung de l’identité existante, la quête universaliste qui recherche l’inclusion de(s) Autre(s) à travers de nouvelles modalités de « reconnaissance mutuelle » leur est étrangère. Ils représentent le « particulier abstrait » au sens de Hegel (2003) [19], où l’universel (du capitalisme global) se manifeste comme contrainte qui les oblige à lutter pour la survie alors qu’ils conservent la forme culturelle de « particularités autosubsistantes ». Du point de vue de l’histoire ou de l’éthique, ces luttes sont vaines. Elles ne font que perpétuer le statu quo capitaliste mondial et se reproduisent elles-mêmes sous forme de « particuliers abstraits ».
Comment expliquer la nature réactionnaire des discours qui se développent au nom des « civilisations » ? Qu’est-ce qui a pu inverser la poussée moderniste de ce « siècle court » qui s’étend de 1914 à 1991 (Hobsbawm 1996) ? La réponse probablement la plus simple serait de dire que le « Court Vingtième Siècle » a cédé la place à une « fin de l’histoire » que Goran Therborn (2007 : 65 s.) nomme avec justesse « période de l’après-dialectique ».

36On dit souvent que la « fin de l’histoire » de Fukuyama et le « choc des civilisations » de Huntington sont des conceptions moins antagonistes que complémentaires (Huntington 2003 : 31 s. ; Crossing the Divide, 2001 : 56 s.). La « fin de l’histoire », ou mieux son interruption, a été provoquée par la disparition d’une alternative crédible au statu quo, donc par une fermeture de tout horizon éthico-politique à venir en tant que distinct du présent. À l’évidence, le triomphe planétaire de l’idéologie libérale prévu par Fukuyama ne s’est pas produit. Mais les conflits qui caractérisent la période « de l’après-dialectique » ont perdu leur pouvoir de transformation. Ils se développent conformément à la logique de ce que Hardt et Negri ont appelé une « forme de règle », à savoir la « guerre ». La guerre est devenue une « matrice générale pour toutes les relations de pouvoir et techniques de domination » et garantit la reproduction d’un statu quo impérial (Hardt et Negri 2004 : 13, 30-37). Si la déconstruction de la dialectique historique entre éthique et politique était un préalable à la montée du capitalisme planétaire (ce qui accorde une certaine véridicité à la « fin de l’histoire » de Fukuyama), elle trouvait parmi ses conséquences pratiques la « naturalisation » des formes adoptées par les forces agissant dans l’arène mondiale. La naturalité des formes « civilisationnelles » va de pair avec le caractère inévitable du capitalisme en tant que condition « naturelle » de l’humanité. C’est une vérité pratique de la doctrine de Huntington, aussi pauvre soit son élaboration théorique. Vue sous cet angle, la question qu’adresse Huntington (1993b) à ses détracteurs – « S’il n’y a plus de civilisations, alors quoi ? » est tout à fait justifiée. Dans un monde dépourvu de significations éthico-politiques historiques (Laidi 1994), seules des significations essentialisées – telles qu’en renferment les projets « civilisation-nels » inspirées par une hégémonie autoritaire – deviennent possibles.

37En général, la manière dont les identités essentialisées sont construites politiquement est bien connue. De nos jours, cependant, on semble être confronté à une forme de gouvernance plutôt qu’à un détour régressif tel que l’histoire sait parfois en faire.

38L’invention de la notion de « race » aux États-Unis après la guerre civile peut servir d’exemple [20]. Le démantèlement des structures esclavagistes ouvertes et légales instaurées sous l’idéologie patriarcale qui voyait dans l’esclavage une source de bienfait pour les esclaves mêmes, a requis que la domination soit re-naturalisée. La nouveauté de la notion de « race » consistait dans le fait qu’elle faisait appel aux différences physiques en tant qu’indépendantes et antérieures à toute distinction sur le plan politique, économique, régional, idéologique… De telles différences primaires ne sauraient être effacées par aucune pratique politico-historique alors qu’elles restent décisives pour un « Qu’êtes-vous ? » à la Huntington, donc pour la manière dont les gens son traitées. La « naturalité » des différences « raciales » a retiré celles-ci du domaine de la loi et de la politique et les a rendues impropres à toute réglementation juridique. C’est ce qui oppose la « race » à l’esclavage classique, qui appartenait au domaine de la loi. Une telle re-naturalisation de la domination permit à la Cour suprême des États-Unis de justifier et de légaliser la ségrégation des « races » à travers le verdict « Plessy v. Ferguson » (1896) qui avança la formule célèbre « séparés mais égaux » : « L’absence de différence enracinée dans la loi a été un puissant témoignage de l’irréductibilité d’une différence reflétée dans la loi » (1988 : 189 ; Clark 1973 : 159).

39Une telle « re-naturalisation » de la domination confère aux opprimés une forme d’identité qui entrave leur expression. En tant que représentant d’une « race », un opprimé peut exiger que son identité soit reconnue et respectée. Mais cela impliquerait que l’on reconnaisse et respecte le mécanisme symbolique et idéologique de son oppression. À l’inverse, une protestation contre l’oppression ne peut être exprimée par l’opprimé qu’en faisant appel à des déterminations historico-politiques, évolutives et potentiellement universelles, telles que le fait d’être un « ouvrier », un « socialiste », un « fourvoyé » et ainsi de suite. Or ces déterminations sont effacées par l’identité culturelle qui forme le cadre ontologique fondamental au sein duquel est modelée la conscience de l’opprimé. J’appellerai « décadrage » le fait de forcer l’identité de l’opprimé dans un tel cadre ontologique, empruntant ce terme à Nancy Fraser et en l’adaptant à nos besoins, pour ainsi souligner une forme d’injustice spécifiquement politique (Fraser 2005 : 76-77 [21]).

40Un tel décadrage est apparu comme une réaction « naturelle » à l’apogée des luttes démocratiques et émancipatoires qui ont eu lieu dans les années 1960 et 1970. Ces luttes ont conduit à l’effondre-ment des anciens empires coloniaux et créé un ordre du monde démocratique et pluraliste comme il n’en avait jamais existé auparavant. Elles ont commencé à ébranler les structures autoritaires de l’ancien bloc soviétique et introduit d’importants changements dans le modus operandi du capitalisme, provoquant une considérable démarchandisation de la force de travail et une socialisation de l’État [22]. Un mouvement inverse visant à rétablir une hégémonie néoimpérialiste planétaire, une désocialisation de l’État et une re-marchandisation de la force de travail a impliqué, entre autres choses, une déconstruction des identités politiques à l’origine des actions d’émancipation. C’est là qu’identités culturelles essentialisées et projets civilisationnels investissent la vie politique.

41Ces identités essentialisées ont détruit les modèles de solidarité des dominés, qu’ils soient de type anticapitaliste ou anti-impéria-liste. L’impuissance du mouvement pacifiste contemporain en est un exemple – peu importe à quelle proportion en est arrivé le mécontentement face à la guerre en Irak (Cockburn 2007). Dans une proportion comparable, la dissolution des solidarités démocratiques et de classe explique pourquoi l’assaut capitaliste auquel on assiste aujourd’hui n’est pas accompagné par une montée de la résistance de la part des classes laborieuses. C’est la faiblesse d’une telle résistance qui a rendu possible des prouesses capitalistes tels que la restauration du modèle du laissez-faire, jadis considéré comme désuet, et la croissance concomitante et immaîtrisable d’inégalités socioéconomiques depuis les années 1980 (Silver 2003 : 176 s. ; Therborn 2007 : 65 ; Giraud 2007 : 33-38).

42Cela justifie le doute de Fredric Jameson (2002 : 214-215) concernant l’opportunité de continuer à appliquer le terme de « modernité » au monde dans lequel nous vivons. N’est-il pas plus approprié de le remplacer par celui de « capitalisme » ? La modernité, malgré ses diverses interprétations, a toujours évoqué une ouverture sur l’avenir, une conception « ouverte » de l’histoire. Elle désignait une formation irréductible au capitalisme, aussi importante qu’ait été la causalité « capitaliste » pour la vie sociale. Si cette histoire ouverte n’existe plus, du moins aussi longtemps que durera la période de « l’après-dialectique », si le capitalisme a colonisé des espaces socioculturels qui avaient été jusque-là préservés et créé des pratiques « civilisationnelles » essentialisées et réactionnaires, alors les raisons pour maintenir une distinction entre modernité et capitalisme semblent avoir disparu [23].

43Quelles implications pour nos discours sur les « civilisations » ? Ce terme tel qu’il existe au sein du « grand discours » a été un produit de la modernité autant qu’un instrument de sa réflexion sur elle-même. Sa version conceptuellement appauvrie et normativement émasculée, typique du « petit discours », est tout aussi propre à une modernité démodernisée. Cette version de la « civilisation » doit être critiquée exactement pour cette raison, afin d’expliquer pourquoi des conceptions intellectuellement sans consistance peuvent se développer dans le milieu intellectuel contemporain.

44(Traduit de l’anglais par Thierry Loisel.)

Bibliographie

Références

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Notes

  • [1]
    Sur l’histoire de la « civilisation », voir Arnason (2003 : chap. i-iv), Mazlish (2004 : chap. i-iv), Starobinski (1989), Braudel (1977). Pour la critique des concepts qui composent le « petit discours », voir Said (2000, 2001), Senghaas (2002 : chap. vii), Al-Azmeh (2001), Dallmayr (2002), Mezhuev (2006).
  • [2]
    Le même poblème a surgi en Russie dans le contexte de la crise du marxisme soviétique officiel entre la fin des années 1980 et le début des années 1990. Le monopole de la théorie des « formations socioéconomiques » pour expliquer l’histoire a été contesté à travers la mise en place de la théorie des « civilisations », avec l’intention de saisir ces aspects de l’histoire universelle que la théorie des « formations » ne pouvait pas expliquer. Ainsi, la « civilisation » a été associée au « mode de communication » et à la continuité historique, alors que la « formation » était liée au « mode de production » et aux ruptures historiques. La « civilisation » a fini par devenir plus ou moins l’équivalent de ce que les auteurs occidentaux appellent « culture », et la « formation » a été assimilée à la « civilisation matérielle » (d’une manière qui n’est pas différente du sens que lui attribuait Vere Gordon Childe). Une telle distinction entre « formation » et « civilisation » soulevait inévitablement le problème de leur rapport, poussant les auteurs soviétiques/russes dans la direction dont fait état Eisenstadt. L’obligation de se confronter avec le marxisme officiel poussait toutefois les auteurs soviétiques/russes à mettre l’accent sur les différences entre « formation » et « civilisation » aux dépens du rapport qui les lie, de sorte qu’ils ont souvent abouti à une conception de facto dualiste, et peu prometteuse, de l’histoire (Reisner 1993 ; Yerasov 1994).
  • [3]
    Pour ce qui concerne Samuel Huntington, une telle identification a été critiquée de manière cinglante par Schafer (2001 : 304 s.)
  • [4]
    On le voit bien dans la manière dont Huntington (2003 : 21, 28) minimise systématiquement toutes les distinctions et conflits d’ordre économique, politique ou idéologique qui sont enracinés dans des institutions et ne sont explicables qu’à travers une analyse institutionnelle. Il privilégie les distinctions et les conflits « culturels » (qu’il estime être « les plus envahissants, les plus importants et les plus dangereux », du moins depuis la fin de la Guerre froide), déterminés par notre appartenance à des « civilisations » institutionnellement indéterminées.
  • [5]
    C’est de cette manière que le « dialogue » décrit, par exemple, les conflits qui ont dévasté les Balkans dans les années 1990 (Crossing the Divide, 2001 : 43).
  • [6]
    « Différences » et « contradictions » ne sont évidemment pas la même chose. Les « différences » peuvent impliquer une indifférence réciproque, ce qui n’est pas le cas pour les « contradictions ». Huntington n’a jamais élaboré de dérivation théorique de ses « chocs de civilisations » à partir des « différences culturelles », pas plus qu’il n’a clarifié s’ils opéraient ou non sur le mode des « contradictions ». Ce qui fait apparaître les « chocs » comme fortuits et inexplicables théoriquement. Cette lacune n’a rien d’accidentel. Si les « différences culturelles » sont détachées des institutions, comme c’est le cas chez Huntington, aucune source de leur formation et de leur développement ne peut être montrée et elles ne peuvent être logiquement présentées comme des « contradictions ».
  • [7]
    En établissant cette liste incomplète des problèmes liés à la manière d’être politique des « valeurs », j’avais à l’esprit des approches conceptuelles comme celles qui ont été élaborées par Carl Schmitt (1996), Pierre Bourdieu (1997a, 1997b) et d’autres.
  • [8]
    La critique de la société, depuis Rousseau et Adam Ferguson jusqu’aux premiers romantiques, s’est développée en même temps que la formation de cette conscience « civilisationnelle ». La critique des tensions et des « vices » provoqués par la progression de cette société, cependant, a mis en évidence le caractère unique de celle-ci et ses réalisations sans précédent. Une telle critique, en effet, a renforcé l’autoréflexivité de cette société et, en en faisant l’une des caractéristiques constitutives, a facilité l’auto-affirmation de cette même société. Cela est également vrai pour la distinction entre « civilisation » et « culture » qui fut introduite par Kant (2005) sous la forme d’une opposition entre convenances extérieures et moralité.
  • [9]
    Les Autres qui restent inférieures aux « civilisation(s) » méritant d’être qualifiées ainsi, sont, si l’on se sert de la terminologie de Toynbee (1961 : 551-554), les « civilisations ratées », les « civilisations interrompues », les « civilisations satellites », sans parler des « sociétés précivilisationnelles ».
  • [10]
    Par « étirement », je fais allusion à ce que Toynbee (Toynbee 1957 : 548 s.) considérait comme étant un élément fondamental de sa méthode, c’est-à-dire son emploi de la civilisation héllénique en tant que « modèle » pour ses comparaisons « intercivilisationnelles ».
  • [11]
    Certains colporteurs de la « guerre contre la terreur » ont vite tiré profit de ces conséquences de l’idéologie du « choc des civilisations ». Pour ne citer que Tony Blair : « Ce n’est pas un choc entre les civilisations, mais un choc pour la civilisation. C’est la vieille bataille entre le progrès et la réaction, entre ceux qui acceptent le monde moderne et les opportunités qu’il offre, et ceux qui le rejettent » – et ainsi de suite (cité dans Durodie 2007 : 431).
  • [12]
    La différence entre ces deux conceptions est bien éclairée par Szakolczai (2001 : 369-370 s.).
  • [13]
    Les fondations d’une telle conception ont été posées par Nelson (1981).
  • [14]
    Edward Said (2001 : 12) épingle cette figure du Législateur comme étant celui « qui scrute le monde entier depuis un perchoir en dehors de tout attachement ordinaire et de toute fidélité secrète […], comme si toutes les autres personnes étaient en train de s’affairer pour trouver les réponses qu’il a déjà trouvées ». L’adoption d’une telle conception est la marque de fabrique de l’idéologue.
  • [15]
    Il n’entre pas dans le cadre de cet article de discuter si cette conception antimoderniste de l’ordre n’est qu’une caractéristique transitoire des régimes connaissant un processus de « modernisation » supposé les conduire vers une culture politique moderne (Senghaas 2002 : 94 s.).
  • [16]
    Concernant la question difficile du lien entre liberté positive et liberté négative, je me range du côté de Charles Taylor (1979).
  • [17]
    L’autonomie collective ne saurait s’opposer métaphysiquement à l’hégémonie comme telle. Cette dernière ressemble à un principe général constituant les instances politiques sont constituées. Il est toutefois nécessaire de distinguer entre « pratiques autoritaires » et « pratiques hégémoniques démocratiques » (Laclau et Mouffe 1985 : 58 s.).
  • [18]
    Il est vraisemblable le 11 septembre ait été une provocation immense ayant pour but de déclencher des représailles dans les mêmes proportions de la part de l’Occident, que les fondamentalistes extrémistes auraient pu faire passer comme une nouvelle croisade contre le Ummah musulman. Cela pouvait légitimer – et le fit en partie – leur ambition de se présenter comme les chefs de file « naturels » des fidèles dans leur confrontation avec les « envahisseurs impies ». C’est bien le manque de succès politiques marquants après l’essor de la première vague de fondamentalisme musulman – à la fin des années 1970 et au début des années 1980 – qui a pu rendre cette immense provocation attrayante aux yeux des chefs fondamentalistes (Kepel 2002 : 4 s.).
  • [19]
    Ce qui caractérise le « particulier abstrait », c’est qu’il s’imagine comme absolu et voit ses limites comme naturelles et inchangeables. Cette caractéristique est évoquée par Huntington (1993b : 27) en termes quasi-politiques : « Dans l’ex-Union soviétique, les communistes peuvent devenir démocrates, les riches peuvent devenir pauvres et les pauvres riches, mais les Russes ne peuvent pas devenir Estoniens ni les Azéris devenir Arméniens. Dans les conflits de classe ou idéologiques, la question clé était : “De quel côté êtes-vous ?”. On pouvait choisir son camp et en changer. Dans les conflits entre civilisations, la question est : “Qu’êtes-vous ?”. C’est là une donnée qui ne peut pas être changée ». C’est ainsi que Huntington, non sans une certaine éloquence, exprime l’opposition entre un « particulier concret », tel qu’une « classe » par exemple, et le « particulier abstrait » propre aux « civilisations ». Le premier comprend la tendance universaliste d’autotransformation, qui est politiquement médiée par la liberté de l’autodétermination (« De quel côté êtes-vous ? »), alors que le second asservit à travers l’immutabilité de ses définitions préordonnées. Une telle immutabilité est certainement le produit de projets « civilisationnels » autoritaires. Des projets « civilisationnels » orientés plus démocratiquement, à l’opposé, envisageaient la transformation des identités culturelles des deux côtés du conflit. Le Mahatma Gandhi, par exemple, imaginait la possibilité d’« indianiser » les Anglais autant qu’il rechercher une élévation éthique de ses compatriotes comme condition sine qua non de leur autonomie authentique (Gandhi 1997 : 26-29, 39-41, 73).
  • [20]
    Dans ce qui suit, je m’inspire largement de l’analyse développée par Michaels (1988 : 187-193).
  • [21]
    Je suis d’accord avec Fraser pour dire que les problèmes engendrés par le « défaut de reconnaissance » ne sont pas réductibles à ceux qui émanent de la « mauvaise distribution », et de ce que j’appelle le « décadrage ». Éviter le réductionnisme, toutefois, ne signifie pas ignorer la portée politique de la culture. Cela doit être souligné car la « politique identitaire » conventionnelle semble négliger le fait que (certaines) différences culturelles naissent de la domination et sont au service de celle-ci.
  • [22]
    Sur les catégories de marchandisation et démarchandisation de la force de travail, voir Esping-Andersen (1990, chap. ii). Sur les formes institutionnelles du mécanisme de démarchandisation et ses ramifications démocratiques, voir Castel (2002).
  • [23]
    D’un point de vue théorique différent, le problème de la dé-modernisation de la modernité a été étudié par Offe (1996 : 15-16).
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