Diogène 2008/3 n° 223

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Article de revue

Pour une éthique de la force

Pages 19 à 37

Notes

  • [1]
    L’expression « la morale est l’impuissance en action » se trouve dans La Sainte famille. Marx et Engels (1981) se référaient à Charles Fourier. Ce dernier n’utilise pas ces termes, mais il s’y rapproche en évoquant l’hypocrisie de la morale de la civilisation : celle-ci serait incapable de changer les homme car elle professe la modération et la retenue, alors qu’elle pratique l’abondance et le luxe (Fourier 1966a, 1966b) Il est superflu de rappeler que la morale de l’impuissance a été développée par Friedrich Nietzsche.
  • [2]
    Dans sa formule plus universelle, « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse » – « Do as you would be done by » (NdlR).

1L’expression « éthique de la force » peut apparaître comme un oxymore à ceux qui comprennent l’éthique (ou la morale) comme la modération, retenue, douceur ou, s’agissant d’action, comme une action n’impliquant pas d’usage de la force [1]. On peut supposer bien sûr, comme dans l’expression « force de conviction », que l’on parle ici de la force de l’esprit ou d’une force idéale. Mais je voudrais préciser d’emblée que j’entends la force en général et non seulement la force de l’esprit. J’estime en effet qu’il faut utiliser tous les moyens possibles pour prévenir l’agression et la violence. Tant mieux si on y arrive par la force de l’esprit, mais si celle-ci ne suffit pas ou si l’agresseur n’est pas sensible aux sollicitations trop subtiles, il faut utiliser en ordre croissant tous les moyens nécessaires. L’éthique est appelée à établir les limites de l’utilisation des moyens de résistance à la violence.

2C’est une obligation morale de l’homme que de résister à la violence. C’est aussi une obligation de la justice. En tant que principe de conduite individuelle, la justice est appelée à fixer des limites à l’arbitraire individuel. En tant qu’exigence et obligation, elle s’oppose aux motivations égoïstes et empêche l’homme de causer un préjudice ou de la souffrance à autrui. Elle exige le respect des droits d’autrui et qu’on ne porte pas atteinte à la personne et à la propriété d’autrui. Porter atteinte à quelqu’un signifie lui causer aussi bien un préjudice sur le plan physique que du chagrin et des outrages sur le plan moral, que ce soit sous forme de ressentiment, de dérangement, de suspicion, d’offenses ou de calomnie. Il con-vient d’ajouter à cette liste le fait de rejeter sur d’autres, moyennant violence ou ruse, ses propres soucis et obligations. Le principe de la justice se concrétise dans les exigences suivantes : n’offense pas, ne cause pas de préjudice, ne transgresse pas les droits des autres. En forme positive, c’est une exigence de respect. L’appel à ne pas tolérer d’injustice, qui est une manière d’empêcher l’injustice à l’égard des autres, entraîne une conséquence majeure sur le plan éthique : à savoir, ne tolérer aucune injustice à l’égard des autres au même titre qu’à l’égard de soi. La justice autorise la résistance active aux atteintes causées par autrui, y compris, si nécessaire, à l’aide de la force. Il s’agit d’un usage légitime de la force, fondé sur le droit. Tout individu est ainsi sujet du droit – l’objet de ce droit étant sa vie et sa propriété, qu’il peut défendre contre toute atteinte illégitime et par tous les moyens nécessaires.

3Si le respect de la justice à l’égard des autres suppose que l’on remplisse ses obligations, la justice à l’égard de soi exige que l’on défende ses propres droits. La liberté est d’abord une affirmation de sa volonté ; en défendant ses droits, l’individu établit sa liberté de citoyen. Au contraire, le fait de supporter patiemment l’injus-tice, même si elle ne s’accompagne pas d’un d’humiliation, représente une complaisance face au mal – une façon, aussi passive et indirecte fût-elle, de le renforcer, donc une privation de liberté.

4La liberté, prise en un sens large comme absence de pression ou de limitation, est multiforme. Une de ses facettes concerne le mode d’existence de l’homme en société et à travers les rapports qu’il établit avec les autres, autrement dit dans un contexte de volontés et d’intérêts privés qui s’entrechoquent et entrent en conflit. La liberté s’exprime dans l’action accomplie conformément à son choix, en étant capable de distinguer entre les diverses possibilités, sans obéir à la contrainte et même en dépit de la contrainte – mais un choix qui est aussi déterminé en fonction de valeurs, c’est-à-dire en ayant pris conscience de l’alternative entre bien et mal. La liberté se manifeste positivement dans l’effort créateur en direction du bien, dans l’opposition au mal et la victoire sur celui-ci. Dans l’interaction interpersonnelle et sociale, la liberté est affirmée au moyen d’un système de limitations mutuelles égales : « la liberté de chacun est limitée par la liberté d’autrui » ou, selon le proverbe anglais, « la liberté de votre poing est limitée par le bout de mon nez ». En tant que tâche morale, la liberté prend ainsi la forme d’un impératif : il faut limiter sa volonté et la soumettre au respect des droits des autres, ne s’autoriser aucune injustice à l’égard des autres et contribuer au contraire à leur bien-être.

5Ces caractéristiques de la justice ont des conséquences pratiques quelque peu ambiguës. Que faut-il faire lorsqu’on se trouve face à l’injustice et à la contrainte, lorsque l’injustice s’impose par la violence, lorsque la contrainte n’obéit pas au droit et que le responsable de l’injustice se montre insensible aux arguments de justice, ou simplement de sens commun, qui lui sont adressés ? Il est impossible, bien sûr, d’apporter une réponse concrète à cette question. Mais quels peuvent être les principes d’une réponse adéquate face à un mal dépourvu de sensibilité?

6On peut comprendre aisément l’idée selon laquelle opposer la justice à l’injustice, le respect à l’humiliation et le bien au mal, rétablirait l’équilibre et contribuerait au maintien de l’ordre éthique. En pratique, la défense de la justice, de même que celle des autres vertus, prend toujours des formes diverses selon les situations et ne peut être réduite à quelques formules ou algorithmes. Mais il est important de se souvenir que personne ne peut nous enlever la possibilité de préserver notre dignité. Aussi bien sur le plan historique que biographique, les expériences d’individus appartenant à des horizons divers montrent que le comportement exceptionnellement digne d’un être humain et l’impact d’une influence spirituelle sur un être mauvais peuvent parfois suffire pour arrêter celui-ci. Mais a-t-on raison de considérer de tels comportements exemplaires comme une règle générale pouvant s’appliquer à tout être humain en situation de conflit ?

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8La réponse la plus connue à cette question, et sans doute plus connue que pratiquée, prétend qu’il ne faut pas résister au mal à l’aide de la violence. Tel est l’un des principaux préceptes du Christ, énoncé dans le Sermon sur la Montagne par opposition à la loi du talion : « ne résiste pas au mal » (Matthieu, v, 39). Ce précepte est à l’origine des commandements d’aimer, de pardonner, d’aimer ses ennemis et de tant d’autres qui y sont liés. Son contenu revient dans certaines épîtres apostoliques : « ne rendez à personne le mal pour le mal » (Rom., xii, 17), un verset que l’on retrouve dans Thess. 1, v, 15 puis dans Pierre 1, iii, 9 sans l’expression « à personne » qui lui confère une portée universelle. On retrouve chez Paul des thèmes connus par les livres de l’Ancien Testament : « …laissez place à la colère de Dieu… » en étant bienveillant envers l’ennemi, car « tu accumuleras sur sa tête des braises brûlantes » (Rom., xii, 19-20). Mais c’est autre chose qui s’avère être le plus important : « ne sois pas vaincu par le mal, vaincs le mal par le bien » (Rom., xii, 21, cf. Thess. 1, v, 15), c’est-à-dire par la bienveillance, la bénédiction, l’humilité.

9Le sens éthique inhérent au commandement « ne résiste pas au mal » et son contexte normatif proximal, aussi bien dans le Sermon sur la Montagne – de façon encore peu explicite – que chez les apôtres (et chez Paul de façon particulièrement claire), révèlent un lien direct avec le commandement d’aimer et sont largement explicités par ce dernier. La formule « ne résiste pas au mal » est sans appel et pourtant elle n’est univoque, universelle et absolue qu’en ce sens déterminé. Elle n’est donc univoque et universelle que de façon limitée, elle n’est donc pas absolue. Les frontières fixées par cette limitation requièrent une explication. On peut la fournir d’abord grâce à une analyse des contextes normatifs les plus proches du commandement, aux références parallèles que l’on trouve dans la Bible et à une reconstruction du fondement méta-normatif du commandement (le contenu normatif de l’éthique chrétienne dans son ensemble), puis à travers une analyse du sens moral, social et philosophique de ce commandement dans un contexte qui ne se borne plus à l’univers chrétien.

10L’éthique de la non-résistance au mal n’a jamais été et ne pouvait être dominante, même dans la culture chrétienne. Elle a toujours eu des partisans, qui se manifestaient activement aussi bien dans la théorie que dans la pratique. À l’époque moderne, cette éthique a été développée de la façon la plus éclatante dans la doctrine de Léon Tolstoij de la non-résistance au mal par la violence. Tolstoij considérait les commandements relatifs à l’amour de ses ennemis et au refus de toute résistance violente au mal comme les plus importants dans le christianisme, ceux qui exprimaient de manière accomplie le commandement fondamental d’aimer. « Tout homme au monde – écrivait-il – lorsqu’il lit l’Évangile sait au fond de son âme que, d’après cette doctrine, on ne peut sous aucun prétexte blesser son prochain : ni pour se venger, ni pour se défendre, ni pour sauver quelqu’un. Pour cette raison, si l’on veut rester chrétien, il faut choisir l’une de deux options : soit changer sa vie lorsque celle-ci repose sur la violence, c’est-à-dire sur le fait de blesser son prochain, soit cacher à soi-même les impératifs de l’enseignement du Christ » (Tolstoij, 1993: 185). Tolstoij est assurément le premier apôtre contemporain de la philosophie de la non-violence. Aussi bien Mahatma Gandhi que Martin Luther King se référaient à lui comme à la source vivifiante de leurs conceptions. La philosophie de la non-violence de Tolstoij, enrichie d’idées philosophiques morales fondamentales, se trouve aussi à la base de la conception de la non-violence d’Abdousalam A. Guseinov, qui a avancé une série d’arguments contre toute tentative de justifier la violence sur le plan moral. Guseinov (1996: 236–264; 1999: 396–418, 475–486; 2004: 19–28) a le mérite d’avoir élaboré la structure théorique de la philosophie de la non-violence dans les sciences sociales russes contemporaines et de lui avoir donné un fondement conceptuel en tant qu’éthique de la non-violence. Cependant, dans sa version plus fidèle à Tolstoij – et nul n’est comparable à lui en ce qui est de la solidité de son édifice – la philosophie de la non-violence se caractérise par un absolutisme normatif en termes de valeurs. La non-violence y est envisagée de façon abstraite, comme un principe moral inconditionnel et universel, détaché des tactiques comportementales et sociopolitiques et, au moins en partie, de la pratique réelle de résolution et de non-résolution des conflits.

11Le christianisme a connu une autre tradition préoccupée par la conduite à adopter face à l’injustice. Cette tradition considérait l’usage de la force face à une action hostile agressive et destructrice comme possible, admissible et même moralement justifiable. Elle remonte à Ambroise de Milan et à Saint Augustin. Elle s’appuyait sur certains auteurs de l’Antiquité, à commencer par Cicéron. Ce courant de pensée a trouvé sa formulation classique chez des scolastiques comme Thomas d’Aquin, Francisco de Vitoria et Francisco Suárez, tandis que sa forme contemporaine remonte à Hugo Grotius, dont le traité Sur les droits de la guerre et de la paix est à l’origine du droit international. Cette tradition a été codifiée à travers la doctrine de la guerre juste ou justifiée, dont les principes sont déduits des normes établissant les conditions d’une défense légitime. En Russie, cette approche a été introduite et généralisée par Ivan Alexandrovitch Il’in (1993) à travers l’idée d’une résistance au mal par la force qui visait la vulgate tolstoijenne. Elle a été aussi développée par d’autres penseurs, par exemple Vladimir Soloviev et Nicolaj Berdjaev (nous faisons l’impasse sur Bakounine, Tkatchev et Trotski car, contrairement aux auteurs que l’on vient de mentionner, leur justification de la force se réduisait finalement à une justification de la violence, foncièrement antihumaniste et fondée sur une division des hommes en « bons » et « méchants »).

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13Dans l’éthique professée par Jésus, le caractère absolu du commandement « ne résiste pas au mal » (« ne rends pas le mal pour le mal ») n’est donc qu’apparent. On ne le voit pas seulement dans le fait que, deux fois sur quatre, il n’est pas énoncé en forme universelle et que Paul évoque même, bien que de façon indirecte, la nature conditionnelle de son application : « si possible, et pour votre part, vivez en paix avec tous » (Rom., xii, 18). Il n’est absolu qu‘à l’intérieur de ce cadre limité qui, dans le christianisme des origines, relève de la responsabilité personnelle de l’homme. Or ce cadre n’épuise la sphère de l’éthique ni dans l’éthique chrétienne, ni, a fortiori, dans la morale contemporaine, celle qui a vu le jour à l’époque moderne et continue d’être admise dans ses lignes principales malgré toutes les critiques d’inspiration nietzschéenne qu’elle subit. La morale chrétienne n’est pas une morale de la responsabilité individuelle et de l’autonomie personnelle, mais une morale du salut individuel. Elle comporte l’obligation de rendre compte de ses actes au divin et conçoit la responsabilité en fonction de ce salut et de cette obligation. C’est une morale différente selon qu’elle s’applique au sort humain ou divin et, même dans ce monde, reste déterminée par l’intermédiaire de Dieu. Une compréhension exacte du contenu normatif de l’éthique chrétienne – comme le savent tous les chrétiens – exige que l’on reconnaisse le caractère strictement religieux de cette éthique, qui émane de la certitude d’une présence divine. L’homme a pour tâche de rechercher son salut et, pour y parvenir, doit poursuivre une pureté intérieure qui ne peut être atteinte sans mettre en pratique les commandements transmis par Dieu. Concevoir l’éthique chrétienne sans tenir compte de la vision du monde qui l’accompagne, axée sur l’existence d’une volonté divine et sur une perspective eschatologique, condamne cette éthique à rester un simple utopisme moralisateur. C’est précisément ce qui est advenu à Tolstoij, qui a séparé le Christ du christianisme et a limité le christianisme à l’Évangile, en corrigeant de surcroît celui-ci dans une perspective synoptique.

14J’ai voulu montrer, à partir de positions éthiques normatives et sans prétendre exprimer le point de vue chrétien (lequel peut différer selon les confessions), que le christianisme ne propose pas une « éthique de la non-violence ». Le commandement « ne résiste pas au mal » représente un côté de la médaille, tandis qu’au revers de celle-ci on trouve inscrit : « à moi la vengeance, à moi la rétribution ».

15Ce ne sont pas l’élévation morale, le perfectionnement de l’homme ou son orgueil, mais les besoins d’une société qui se développe – organisée non plus en communauté ecclésiastique, mais en État chrétien – qui ont conduit à remettre en question le dessaisissement définitif de l’homme, prêché par Jésus et les apôtres, de la responsabilité pour la justice. En tant que religion étatique, politiquement active, le christianisme ne pouvait se permettre l’éthique de la non-violence. De même, les chrétiens vivant dans des sociétés où la responsabilité politique et juridique reposait entièrement sur eux et où l’église se présentait sous les traits d’une institution politique fondamentale, ne pouvaient se permettre d’appliquer le principe de la non-violence, encore moins dans les interprétations proposées par Jésus et ses disciples. Au contraire, Saint François d’Assise et d’autres ermites, y compris lorsqu’ils continuaient à demeurer dans le monde, n’avaient aucune difficulté à accepter ce commandement et même à le prêcher.

16L’absolutisme éthique, réfléchissant en termes de formes morales idéelles, de perfection suprême, d’opposition radicale entre le bien et le mal, interprète cette tradition comme une tentative éthiquement insignifiante de justifier la violence à l’aide d’astuces morales. La théorie de « la guerre juste » insiste, au contraire, sur des restrictions morales contraignantes et qui limitent l’usage de la force, mais reconnaît de façon réaliste la nécessité d’y recourir dans les affaires du monde, qui sont très éloignées de la perfection. En ce qui concerne l’usage de la force armée, les efforts des philosophes depuis Saint Augustin ont visé à limiter la possibilité de son emploi de façon à ce que celui-ci ne puisse être autorisé que par une sanction de l’autorité légale. On attribue ainsi à la force un impact social et politique, dépassant le simple cadre des relations interpersonnelles. Cela s’applique également à l’usage de la force pour préserver l’ordre social. La nécessité de telles restrictions est aussi confortée par le fait que, tout au long de l’histoire de l’humanité, l’utilisation de la force militaire et policière a souvent provoqué des conséquences dramatiques sur le plan humain et social, et a pu conduire aussi bien à des abus politiques qu’à des enrichissements personnels de la part de responsables politiques et de ceux qui avait le contrôle de la force. Pour la pensée éthico-politique démocratique contemporaine, ces restrictions émanent de la société et jamais des hommes politiques ou des généraux. Le refus de reconnaître ce que Berdjaev (1955) appelait des « formes sociales de lutte contre le mal et de création de la vie et de la culture » peut refléter soit un individualisme anarchiste et antisocial (ce dont Berdjaev accusait Tolstoij), soit un étatisme ayant vocation à glisser dans le totalitarisme.

17L’éthique absolutiste reproduit à sa façon la logique normative de « l’éthique de la non-violence » propre au christianisme des origines. De façon analogue à la manière dont le commandement « ne résiste pas au mal » côtoie dans la Bible les paroles du Seigneur « à moi la vengeance, à moi la rétribution », la détermination des êtres humains à résister au mal coûte que coûte est perçue par la conscience éthique absolutiste comme une expression d’ambitions presque surhumaines, d’autant plus basses cependant qu’elles sont nécessairement liées au désir de recourir à la violence. L’être humain se voit dénier la possibilité de déterminer ce qui est mal et ce qui est bien et la tentative même de les déterminer est déjà considérée comme violente. Tolstoij (1993: 170) évoque cette idée plus d’une fois, en se référant à l’enseignement de Jésus. Guseinov (1999: 401, 413) pose cette question quelque peu différemment, mais dans le même esprit, en indiquant que « la question du fondement éthique de la violence se réduit à la question de savoir s’il est légitime de diviser les hommes en bons et méchants » et précise qu’il ne s’agit pas d’actes ou des lignes de conduite, mais d’« évaluer les hommes dans leur vocation spirituelle originelle » et donc de reconnaître une volonté comme « exceptionnellement (inconditionnellement, absolument) bonne » et une autre comme « exceptionnellement (inconditionnellement, absolument) méchante ». C’est seulement dans le cadre d’une interprétation absolutiste de la morale que naît la conviction que tout jugement moral est un jugement-limite et que l’homme accomplit tout acte comme si l’obtention de son laissez-passer pour le paradis en dépendait entièrement. Mais il ne s’agit pas que de cela. Estimer que l’homme ne peut pas distinguer le bien et le mal et, qui plus est, qu’il n’a pas le droit moral d’exprimer quelque jugement que ce soit à ce sujet, signifie refuser à l’homme le statut de sujet moral. Assurément, la moralité de l’homme se manifeste dans sa capacité à agir moralement. Mais une action morale est-elle possible sans réflexion et sans décision ? Est-elle possible sans opérer un choix entre le bien et le mal, c’est-à-dire un choix fondé sur un jugement moral ?

18Un angle privilégié de l’argumentation absolutiste contre la résistance au mal consiste à envisager toute opposition ferme au mal – de la plus innocente (qui peut néanmoins s’avérer très efficace) aux formes les plus déterminés et résolues – comme contenant en germe une possibilité de meurtre. Il en est ainsi dans l’exemple simpliste et schématique proposé par Tolstoij (1993: 177) : face à un « malfaiteur armé d’un couteau » un homme avec un pistolet a pour seule alternative de protéger l’éventuelle victime par son propre corps ou de tirer pour tuer. Tolstoij est convaincu que « par essence, la violence conduit inévitablement au meurtre ». Il justifie cette thèse par le fait que toute tentative de forcer quelqu’un à effectuer quelque chose sous la menace de la force suppose que l’on soit prêt à utiliser cette force jusque dans ses conséquences ultimes et qu’on ait la possibilité de le faire. Bien que maints tenants de la non-violence semblent comprendre que la résistance par la force ne se réduit pas à l’usage de la force physique, ils mettent l’accent sur cette dernière et sur son expression plus radicale, le meurtre. Ils ne tiennent pas compte des affirmations de principe des partisans de la théorie de « la guerre juste », à savoir que l’usage de la force n’est justifié que dans des cas extrêmes, après des tentatives répétées visant à régler un conflit par des moyens pacifiques et non-violents. Ou peut-être n’accordent-ils aucune foi à cette affirmation.

19Une question qui préoccupe l’absolutisme éthique concerne la manière de concevoir la nature de la violence. Selon Tolstoij (2002: 15), « toute violence tient en ce que certains individus, par des menaces de souffrances ou de mort, obligent d’autres à faire ce que ces derniers ne veulent pas faire ». Une caractérisation plus précise de la violence, en tant qu’opposée à l’amour, se trouve dans l’affirmer selon laquelle « certaines personnes peuvent en contraindre d’autres par la force à vivre selon leur volonté » (Tolstoij 1993: 168). Ces caractérisations de la violence ne fournissent aucun critère rigoureux et universel permettant de qualifier telle ou telle action comme étant violente. Il me semble qu’un critère objectif de la violence consiste plutôt à la concevoir soit comme une action qui, de façon illégitime et contre la volonté d’un être humain, rabaisse le statut moral (spirituel), social (économique, civique, politique) et existentiel de ce dernier, soit comme la simple menace que cela se produise. Ainsi dessinées, les frontières de la violence embrassent peut-être un territoire vaste, mais ont au moins le mérite d’être clairement définies. Il convient d’ailleurs d’attribuer au terme « illégitime » le sens littéral d’écart par rapport au droit. La légitimité n’est pas le point de vue subjectif ou accidentel de quelqu’un, mais le point de vue du droit. Le « rabaissement du statut » de l’être humain coïncide sur le plan objectif avec la privation de la vie et de la propriété, les préjudices portés à la santé, à la propriété, à la position sociale, le fait de bafouer les droits, autrement dit toute rupture du statu quo ; sur le plan subjectif, il s’agit de la violation, voire de la destruction de l’identité d’un individu. La non-violence est l’inverse de la violence au sens où elle confirme le statu quo. C’est par nature une relation à l’autre telle qu’aucun préjudice n’est causé à l’autre, que les droits de celui-ci ne sont pas bafoués et que, de ce fait, un minimum de justice est toujours respecté. La non-violence n’est pas une expression du souci de l’autre, ni un acte de bienfaisance, ni de la charité, ni même une marque de respect. Elle n’est que le fait de ne pas causer de préjudice. En ce sens, la non-violence est l’ahimsa, qui en sanskrit signifie justement « le fait de ne pas causer de préjudice ». Et s’il y a lieu d’évoquer ici une valeur propre à la personne, c’est seulement au sens de son autonomie et de sa souveraineté. Aussi la violence ne s’oppose-t-elle pas à l’amour, comme le pensait Tolstoij, mais à la non-violence. Ce qui s’oppose à l’amour, ce sont l’hostilité et l’indifférence.

20Une autre thèse propre à l’absolutisme éthique prétend qu’il est impossible de vaincre la violence et d’extirper le mal par la force. Suppose-t-on donc qu’il serait possible de vaincre la violence et le mal par la non-violence et le bien ? Pour répondre à cette question, il nous faudrait élargir le cadre théorique de notre discussion et prendre en compte la nature morale et sociale du mal, ce qui dépasse les limites qui nous sont fixées. Je me contenterai de remarquer que, de toute évidence, les racines du mal sont loin de se réduire au manque d’information, à l’erreur, à l’avidité et à la méchanceté des hommes. Il suffit d’envisager la thèse selon laquelle le mal peut être vaincu par le bien sous le même angle que l’autre thèse que nous avons évoquée, à savoir qu’en se dressant contre le mal, l’homme est obligé d’exprimer un jugement moral au sujet d’autrui alors qu’il n’a pas le droit moral de le faire. Seuls les moralistes, les bigots et les révolutionnaires romantiques estiment qu’en accomplissant des actes concrets, aussi bienfaisants soient-ils, ils agissent contre le mal en tant que tel. Dans les affaires terrestres, l’opposition au mal s’exprime dans des actions de diverses sortes : dans le fait d’empêcher un acte malfaisant, de couper court aux agissements d’un être impudent, de résister à un agresseur, de repousser un voyou ou un violeur, de révéler une escroquerie… Dans le langage de la morale quotidienne, le terme « mal » désigne des phénomènes comme la négligence coupable, la tromperie, la fausseté, l’injustice ou la méchanceté. Les êtres humains s’opposent aux actes concrets d’autres êtres humains, pour défendre des intérêts, des accords qu’on a conclus, des habitudes établies ou des décisions qu’on a prises – ou alors, pour revenir sur ces dernières. Tout observateur peut désigner tout cela par le terme abstrait « mal », mais une analyse philosophique doit être capable de se différencier des idéologues, des hommes politiques ou des intrigants moralisateurs qui manipulent les mots « bien » et « mal » pour inciter les gens à accomplir des actions dont ils peuvent tirer profit.

21Il ne faut certes pas rendre le mal pour le mal. Il ne faut pas causer un préjudice en réponse au préjudice causé, pas plus qu’il ne faut répondre à l’intrigue par l’intrigue, à la perfidie par la perfidie et, encore moins, à l’impudence et au crime par l’impudence et le crime. Mais il est immoral de ne pas résister au mal. Le coupable doit répondre du préjudice causé, conformément aux normes adoptées dans une société donnée et à un moment donné – et ce, d’autant plus lorsque ce préjudice a été causé consciemment, comme dans le cas des crimes et délits. À défaut de résister au mal et à ses multiples expressions concrètes, il deviendra impossible de l’arrêter. Résister signifie mettre en œuvre des efforts actifs – moraux, sociaux, politiques et juridiques, à travers les corps qui contrôlent la force – de façon à créer des conditions pour empêcher toute action dangereuse. La résistance peut prendre la forme d’un appel au sentiment de honte de celui dont les actions portent atteinte de façon injustifiée aux intérêts et aux droits d’autrui ; elle peut se présenter sous forme d’une prière adressée aux Puissances et aux Forces (précisément dans l’acception ésotérique de ces termes) afin qu’elles mettent un terme à ces comportements déviés ; elle peut aussi se présenter sous la forme d’un cri, d’une mise en garde, d’un signal d’alerte, d’obstacles organisationnels et physiques de toutes sortes, d’une répression par la force. En même temps, celui qui résiste au mal doit avoir conscience de la responsabilité qu’il assume et être prêt à répondre devant les autres, la société ou la loi, si la résistance qu’il a opposée s’avère, de façon négative, disproportionnée et excessive.

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23Le mot « violence » a un sens axiologique négatif. On le voit à travers le verbe « violenter ». Bien que la violence renvoie à l’application de la force, à l’exercice d’une action par la force, et bien que dans la littérature, notamment ancienne, on rencontre fréquemment une telle acception axiologiquement neutre, la pratique lexicale et sémantique contemporaine distingue entre l’expression neutre « usage de la force » et le terme « violence » qui dénote un usage illégitime de la force (Berdjaev 1947, Il’in 1993 : 35-36)

24La violence et la non-violence sont des concepts appariés. Par une sorte d’inertie perceptive qui touche ce genre de notions, ils sont parfois considérés comme des concepts symétriques s’opposant aussi bien par leur contenu que par leur statut éthique. Pourtant, ils ne sont pas tout à fait symétriques. Par leur contenu de fait, ils caractérisent des actions, y compris au sens large de succession d’actions voire de politiques menées. Mais, contrairement à la violence, la non-violence est aussi un principe éthique (moral). La violence n’a rien de nécessaire, même pour les consciences les plus méchante. Elle est quotidienne, ordinaire, inertielle. Comme tout ce qui est quotidien et spontané, elle ne requiert aucune formalisation normative, et moins encore d’argumentations éthiques. Le monde est enfoncé dans la violence et requiert un effort pour que l’on prenne conscience de la possibilité et du caractère préférable de la non-violence. La nécessité d’un tel effort transforme la non-violence en un problème de convictions éthiques et de choix moraux. C’est grâce aux sermons prônant la non-violence et aux doctrines qui les ont étayés que l’on a senti le besoin de justifier l’usage de la force face à la non-violence. Cela se comprend : il fallait adapter l’éthique évangélique de la non-résistance au mal par la force à la réalité quotidienne d’un monde violent.

25La non-violence est un principe moral primordial. La moralité, la relation morale à autrui commence par elle. Elle est donc plus fondamentale que la bienfaisance, la charité, le souci de l’autre. Elle est prioritaire par rapport à ces valeurs car la bienfaisance, la charité et le souci de l’autre ont pour objectif de ne pas causer de préjudice, de ne pas porter atteinte à la dignité et aux droits de celui vers lequel ils sont dirigés. La non-violence est également primordiale dans la résistance à ce qui est injuste et mauvais. Ici, on aura d’abord tendance à s’abstenir de tout recours à la force, puis à moduler ce recours à travers une action visant d’abord à contenir, puis à réprimer et enfin à supprimer.

26Affirmer que la non-violence précède la bienfaisance et le souci de l’autre revient donc à attribuer au refus de faire le mal une priorité sur la réalisation du bien. La résistance au mal prime ici sur l’accomplissement du bien. S’il est possible de parler de principes moraux absolus, il n’en existe, au fond, qu’un seul : la résistance au mal. L’exigence d’accomplir le bien lui est soumise : accomplis le bien à condition de ne pas tolérer le mal. Le principe de non-violence est aussi soumis à ce principe de la résistance au mal. Ainsi, quoique la non-violence soit un bien par elle-même, elle n’est pas inconditionnelle car, aussi bien sur le plan des impératifs moraux que sur le plan de la conduite pratique, elle reste redevable de l’opposition ultime entre bien et mal.

27Violence et non-violence sont propres aux actions. Celles-ci peuvent surgir de manière autonome ou par réaction. La moralité détermine sans ambiguïtés les premières : elles ne doivent pas causer de préjudice et être bienfaisantes, c’est-à-dire justes et charitables. Dans sa forme générale, le principe de l’action morale se trouve condensé dans la règle d’or[2]. Le christianisme a renforcé ce principe à travers le commandement d’aimer, qui possède un contenu plus précis. Sa forme plus radicale commande d’aimer ses ennemis. Or ce commandement concernait une attitude et des actions autonomes. Comment puis-je aimer mes ennemis quand ils ne sont pas emprisonnés et enchaînés, quand ils ne sont pas en paix et même quand ils ne se limitent pas à proférer des obscénités et des insultes, mais qu’ils se conduisent clairement comme ennemis, qu’ils portent atteinte à ma propriété, la pillent et la saccagent, mettent en danger ma santé et ma vie, la santé et la vie de mes proches, de mes compagnons, et en général de gens innocents ? En d’autres termes, comment aimer mes ennemis lorsque cet amour peut mettre à mal l’amour envers mes proches, mes amis, toutes ces gens qui ne me sont point hostiles ? Maintenir le primat inconditionnel de la non-violence et la défense absolue d’utiliser la force à l’encontre de ce malfaiteur n’est pas seulement une façon d’éluder cette question, mais entraîne aussi une certaine complaisance vis-à-vis du mal.

28Au même titre que les actions surgies de manière autonome, la morale régule aussi les actions réactives à travers le principe de rétribution égale. Elle le fait d’ailleurs d’une double manière. Les réactions aux actions positives et bienfaisantes sont soumises à la loi de la reconnaissance ; les réactions aux actions négatives et nuisibles relèvent de la loi du talion. Ces deux volets du principe de rétribution égale s’équilibrent dans le célèbre précepte de Confucius. À la question : « Maître, répondre à un tort par la vertu, que vous en semble ? », il répond : « Comment répondrez-vous alors à la vertu même ? C’est par la droiture qu’on fait face à un tort, mais c’est à la vertu de répondre à la vertu » (Entretiens xiv, 36: Cheng 1981: 117).

29Contrairement aux actions autonomes donc, un certain nombre de réactions (celles qui réagissent à un préjudice causé) admettent un usage limité de la force, comme l’établit la loi du talion. Le degré de « réactivité » de ces rétorsions peut varier et, par conséquent, la mesure de la force varie aussi. Face à une menace imminente d’action scélérate, tous les efforts nécessaires pour la prévenir sont permis, car chacun a le droit de se défendre et de défendre ses proches contre les atteintes à leur vie, santé et bien-être. D’un point de vue éthique, on attend de chacun qu’il apporte son aide en défense de la vie, la santé et le bien-être de toute autre personne, de la même manière que s’il s’agissait d’un proche. Faire usage de la force en réponse à un préjudice déjà causé est moralement moins admissible et l’est encore moins lorsque ce préjudice a été causé dans le passé, a fortiori dans un passé lointain.

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31L’éthique du christianisme des origines, que l’on trouve dans le Nouveau Testament (malgré une certaine hétérogénéité) occupe une place unique parmi les doctrines morales des grandes religions du monde en ce qu’elle a clairement rejeté la loi du talion et a fait de la non-résistance au mal par la force l’un de ses commandements. Mais l’éthique chrétienne n’est pas de ce monde et, en fin de compte, elle n’est pas pour ce monde. Elle se projette dans une dimension clairement eschatologique et doit être comprise dans la perspective du second avènement du Christ. En ce sens, l’éthique vétérotestamentaire, tout comme celle du Coran, sont davantage d’ordre terrestre. Elles tiennent compte de l’homme réel et de sa condition marquée par la coexistence d’intérêts privés divergents et conflictuels.

32Il convient de distinguer le droit de recourir à la force et le « droit du plus fort ». L’expression équivoque « droit du plus fort » indique une force qui se suffit à soi-même, qui n’est limitée ni conditionnée par rien et qui n’exprime donc aucun droit, mais uniquement un arbitraire. Si l’on prête à la force la qualité de source du droit, il ne reste plus de place pour un droit conçu comme espace de limitation mutuelle de libres volontés. Il ne faut pas l’oublier lorsque on cherche à fonder un usage légitime de la force pour résister à l’injustice. Il est naturel d’avoir recours à la force contre un danger, car on doit se protéger et protéger ceux dont nous avons la responsabilité et la charge.

33Cependant, cette seule reconnaissance ne suffit pas. On a rappelé que les principes de la guerre juste surgissent lorsque des normes d’autodéfense reconnues comme légitimes entrent en conflit. Puisque la théorie normative de la guerre juste a été développée de façon détaillée, on peut procéder à rebours et étudier les modalités d’une résistance par la force face à l’injustice à partir de l’expérience des limitations normatives imposées à la force militaire. Les sources de ces limitations sont diverses. Nous suivrons ici deux d’entre elles, Hugo Grotius et Ivan A. Il’in, auteurs des ouvrages que nous avons déjà cités.

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35Héritant d’une riche tradition, Grotius a introduit un certain nombre de limitations à l’usage de la force.

361) L’usage de la force est justifié « à la condition que le droit d’autrui n’en reçoive aucune atteinte » (Grotius 2005, i, ii.1 : 52). Grotius ne prend en cosidération qu’une force qui soit admise par le droit et mise au service du droit. Les limitations qu’il établit portent en premier lieu sur les buts qui en autorisent l’usage et les raisons qui permettent de l’utiliser. Il distingue trois cas possible : l’autodéfense, la restitution des biens et le châtiment. Les trois sont liés au maintien du statu quo et, en particulier, du statut de l’individu lui-même, lié à l’ordre des choses existant. Du point de vue de la loi naturelle, qui affirme une justice commutative, la présence d’un danger délie par elle-même les mains de l’homme, l’autorisant à accomplir tout acte d’autodéfense. Cette loi naturelle est attestée par la loi hébraïque (Genèse, ix, 6), appelée, selon Grotius, à limiter la liberté de tuer un homme et admettant donc uniquement « que celui-là fût innocent qui aurait tué un assassin » (Grotius 2005, i, ii.5 : 57).

37L’autodéfense n’autorise pas l’arbitraire. Mais il faut tenir compte du fait que Grotius évoque les conflits humains qui ont lieu dans des conditions particulières, là où « il n’y a point de tribunaux » ou de « juge commun » (Grotius 2005, ii, xx.8 : 461). C’est le cas des situations de guerre, lorsque l’on est en contact direct avec ceux qui, logiquement, représentent l’ennemi et qui sont la cause du danger. Ici agissent des lois naturelles en vertu desquelles le souci de sa sécurité est nettement plus important que le respect du bien commun. Grotius reconnaît que, dans ce cas, au droit naturel s’oppose la loi de l’amour qui ne tolère pas que l’on cause un préjudice à d’autres au nom de sa propre sécurité.

38Cependant, l’usage de la force varie en fonction des buts de cet usage. S’il faut défendre sa propriété, cet usage sera plus limité qu’en cas de nécessité d’autodéfense. Et encore plus dans le cas d’un châtiment.

392) L’usage de la force peut être justifié pour écarter un danger, selon la logique de la prévention. Or la justification d’une frappe préventive doit être soigneusement fondée : il ne suffit pas d’être confronté à « une menace », il faut vraiment qu’il y ait « un danger immédiat et instantané ». En d’autres termes, la menace doit être manifeste, imminente et confirmée par plusieurs signes.

403) Ce qui vaut pour l’usage de la force vaut aussi pour la défense des droits d’autrui : en premier lieu les droits de ceux qui sont à notre charge, dont nous sommes responsables, à qui nous lient des obligations communes ou avec lesquels nous ressentons une certaine communauté d’esprit – donc, à la limite, de tout être humain.

414) L’usage de la force est justifié si le bien dont elle vise l’obtention dépasse substantiellement le mal subi ou potentiel. Au fondement de ce critère, on trouve la formule bien connue selon laquelle « la fin justifie les moyens ». Seule une vision superficielle de cette sentence la transforme en justification de tout moyen utilisé pour atteindre un but moral donné. De fait, elle est strictement contextualisée : lorsqu’on a recours à un moyen déterminé, ou qu’on entreprend des actions déterminées, il faut tenir compte à la fois l’urgence d’écarter le danger et les conséquences que produisent nos actes. Le critère proposé par Grotius est assurément à la fois prudentiel et pragmatique. Cependant, il insiste pour qu’en cas de doute, le choix penche toujours du côté qui est plus avantageux pour autrui que pour soi. Cette préférence accordée au bien d’autrui plutôt qu’à son propre bien révèle une intention clairement inspirée par l’éthique de la charité. En même temps, même dans le cadre du droit naturel il existe des limitations univoques de la force. Un usage mortel de la force n’est permis que dans une situation où il est autrement impossible de « défendre notre vie et nos biens » ; de plus, « le fait même de tuer un homme pour des choses périssables, bien qu’il ne soit pas contraire à la justice strictement dite, s’écarte cependant de la loi de charité » (Grotius 2005, iii, xi.2: 702-703).

425) L’usage de la force se justifie moralement non seulement en vertu du but que l’on veut atteindre, mais aussi des intentions réelles qui nous amènent à l’utiliser. Cet usage n’est pas permis si la nécessité de se défendre, de compenser un préjudice subi ou de châtier sert de prétexte pour recourir à la force, alors que les intentions réelles qui motivent ce recours sont de nature égoïste.

436) La force doit être utilisée en tant que moyen ultime, lorsque aucune négociation ou médiation n’est plus possible. Et l’usage de la force, comme on l’a vu, doit être progressif : la force n’est pas toujours radicale, loin de là. Avant de devenir destructrice, elle se limitera à réprimer, à contenir, ou simplement à menacer.

447) Les actions de rétorsion par rapport à des méfaits déjà commis ou qui sont perçus comme tel par celui qui aurait subi un préjudice constituent un chapitre à part. Elles relèvent du dédommagement et du châtiment.

45Le préjudice causé doit faire l’objet d’un dédommagement. Cette règle s’applique en égale mesure aux biens dont on a été illégalement dépossédé et aux avantages que l’on pouvait attendre de la possession de ces biens. Le dédommagement ne porte pas uniquement sur les biens dont on a été privé, qui ont été abîmés ou détruits de façon inique et criminelle. Il concerne également le mal infligé aux personnes : lorsque des blessures ont été infligées, la compensation est attribuée à la victime elle-même, alors que dans les cas de meurtre la compensation revient à ceux que la personne tuée devait entretenir. La charge des dédommagements pèse sur les personnes directement responsables d’avoir causé le préjudice ainsi que sur ceux qui y ont contribué d’une façon ou d’une autre. Grotius (2005, ii, xvii.22 : 422) traite séparément de la question du « dommage causé contre la réputation et l’honneur » ; dans ces cas, le dédommagement s’opère « par l’aveu de la faute, les marques données de considération, le témoignage rendu de l’innocence, et autres satisfactions semblables ». Enfin, lorsqu’un préjudice est commis, il faut distinguer entre l’acte et les conséquences qu’il entraîne. Le préjudice provoqué par un délit ou un méfait doit faire l’objet d’un dédommagement. La punition s’applique au délit et au méfait en tant que tels.

46Grotius élargit l’espace potentiel de la punition au-delà du cadre exclusif de la loi publique en reconnaissant aux particuliers le droit de punir là où le pouvoir judiciaire n’est pas en mesure de faire sentir son emprise. Le châtiment comme rétribution du mal commis et moyen d’assurer la justice possède une utilité générale pour tous les membres de la communauté : l’inéluctable réponse de la loi empêche le malfaiteur de commettre de nouveaux méfaits. Il apparaît de ce fait comme un exemple dissuasif pour ceux qui, pour une raison ou une autre, pourraient commettre un crime ou sont prêts à le faire. Le châtiment lui-même doit être une incarnation de la justice. Pour cela, il doit être proportionnel à la faute.

47L’intention de comprendre les modalités d’assurer la justice lorsque des intérêts entrent en conflit et que la malveillance et l’hostilité se manifestent, a conduit Grotius à élaborer une pensée normative dans le cadre du droit naturel. Celui-ci représente le socle de tout ordre social et international : son action continue de s’exercer même en absence de toute coïncidence de points de vue, ne serait-ce que minimale, entre les parties qui s’opposent. Selon Grotius, le droit naturel est « hors de toute idéologie » et peut donc permettre d’asseoir un système judiciaire partagé par tous ceux que ne réunit rien d’autre que le fait d’appartenir au genre humain. Grotius s’empresse d’expliciter les conditions et les formes de cet ordre, ne serait-ce que pour en montrer le cadre normatif et idéel. Sur le plan normatif, ce cadre relève aussi d’institutions humaines auxquelles il assigne d’ailleurs une importance réduite, tandis que, sur le plan plus général, il procède d’une autre loi, divine et évangélique, définie par l’enseignement du Christ.

48***

49Les arguments d’Ivan A. Il’in visant à justifier l’admissibilité de la force contre une agression sont moins élaborés, mais tout aussi pénétrants.

50Il’in comprend que l’usage de la force devient nécessaire dès lors que le mal se présente sous une forme agressive et qu’il s’exprime à travers des actes concrets. La force est un moindre mal. Elle ne saura pas éliminer la violence et vaincre le mal en tant que tel, car pour cela il faudrait plutôt « une éducation spirituelle intérieure dans l’amour » : « par cette voie, on ne peut éteindre le mal qui vit dans l’âme, on ne peut rééduquer l’homme ou anoblir son sentiment et sa volonté » (Il’in, 1993: 98). La contrainte extérieure et la répression « n’accroissent pas le bien, mais permettent uniquement de limiter le nombre de méfaits ».

51L’usage de la force se justifie, selon Il’in, en fonction de trois objectifs. D’abord, il s’agit d’empêcher quelqu’un de commettre un méfait. En deuxième lieu, il faut « protéger les autres et les mettre à l’abri des conséquences d’une conduite fautive » (Il’in, 1993: 99). Ceci concerne avant tout les enfants, les faibles, les personnes seules et fragiles et les malades, puis tous les autres. Troisièmement, on doit barrer la voie de la malfaisance à ceux qui, par leur faiblesse, pourraient être séduits par elle. Un argument moral que l’on utilise parfois pour critiquer la fonction sociale et culturelle du châtiment prétend que le fait d’utiliser le châtiment comme un moyen de dissuasion contredit le critère kantien selon lequel on doit considérer les êtres humains comme des fins, plutôt que comme des moyens. Comme s’il répondait à cet argument, Il’in observe : « la menace que fait planer le droit sous forme de rétribution ou de lourdes conséquences ne constitue pas par elle-même, bien sûr, un facteur d’unité entre les hommes (…) Le maintien d’un ordre social extérieur conforme au droit n’a pas vocation à éveiller dans les cœurs un sentiment d’amour chrétien dans les âmes, mais il établit dans les rapports humains ce rythme extérieur d’entente pacifique, de tolérance et d’attitude respectueuse qui pénètre inévitablement, bien qu’imperceptiblement, dans les âmes des hommes » (ibid.). Ce sont des tâches négatives, mais qui sont indispensables pour atteindre une véritable unité du genre humain.

52Les raisonnements d’Il’in s’enchaînent sur un ton passionné. C’est peut-être pourquoi il leur manque la finesse d’un examen différentiel des conditions d’un usage préventif, répressif ou punitif de la force. Cependant sa fondation d’un usage moralement admissible de la force présente un intérêt éthique certain. Contrairement à Grotius et à d’autres penseurs européens, elle s’appuie intégralement sur la doctrine chrétienne et n’est pas obligée de faire appel au droit naturel comme moyen de régler les conflits. En ce sens, sa conception est plus cohérente du point de vue d’une éthique normative.

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54L’analyse théorique et éthique des différents arguments en faveur d’un usage moralement justifié de la force comporte une vérification de conceptions comme celles qui ont été avancées par Grotius et Il’in. Il faut à cette fin bien cerner le contexte axiologique et normatif qui, notamment à travers les idées de liberté et de justice, sert d’arrière-fond aussi bien à leur concept de non-violence qu’à la justification d’un usage de la force.

55Une tâche de cette analyse consiste à ancrer tout discours éthique et philosophique sur la non-violence et la force dans la pratique communicationnelle et sociopolitique réelle, donc à le modeler sur ces stratégies empiriques qui sont à l’origine des actions concrètes. Il doit être raisonnable et appropriée, il doit permettre de bloquer un malfaiteur avec le moindre préjudice possible pour celui qui s’oppose au mal, défendre la justice et apprendre à affirmer sa liberté à travers sa capacité à être juste. Aussi l’éthique de la non-violence (expression sociale de l’éthique de la charité) doit-elle être complétée, donc limitée par une éthique de la justice qui, elle, ne tolère aucune injustice et, plus largement, par une éthique du bien actif qui prône une résistance méthodique au mal.

56(Traduit du russe par Dave Dewnarain.)

Bibliographie

Références

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  • Cheng, A. (1981) Les Entretiens de Confucius. Paris : Seuil.
  • Grotius H. (2005) Le droit de la guerre et de la paix. Traduit par P. Pradier-Fodéré. Édité par D. Alland et S. Goyard-Fabre. Paris: puf.
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Date de mise en ligne : 29/06/2009.

https://doi.org/10.3917/dio.223.0019

Notes

  • [1]
    L’expression « la morale est l’impuissance en action » se trouve dans La Sainte famille. Marx et Engels (1981) se référaient à Charles Fourier. Ce dernier n’utilise pas ces termes, mais il s’y rapproche en évoquant l’hypocrisie de la morale de la civilisation : celle-ci serait incapable de changer les homme car elle professe la modération et la retenue, alors qu’elle pratique l’abondance et le luxe (Fourier 1966a, 1966b) Il est superflu de rappeler que la morale de l’impuissance a été développée par Friedrich Nietzsche.
  • [2]
    Dans sa formule plus universelle, « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse » – « Do as you would be done by » (NdlR).
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