Notes
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[1]
Il est intéressant de noter que le gouvernement chinois se réfère au stade actuel du développement économique comme ayant tendance à devenir xiaokang shehui (« société à faible prospérité »).
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[2]
Il faut toutefois noter que la Chine est l’un des rares pays possédant des frontières territoriales à l’intérieur de son propre territoire : les frontières de Macao ou de Hong Kong sont par leur fonction équivalentes aux frontières internationales, et le système hukou d’enregistrement domiciliaire impose plus de restrictions sur la mobilité des travailleurs que celle, par exemple, qui existe à l’intérieur de l’Union européenne. Je ne veux pas dire pour autant que de telles restrictions soient nécessairement illégitimes – elles s’expliquent essentiellement du fait de très grandes différences de niveau de vie à l’intérieur même de la Chine, et du fait que les régions les plus riches craignent d’être envahies par la misère des émigrants –, mais l’idéal du tian xia peut nous permettre de garder à l’esprit qu’il existe des solutions temporaires, un peu plus terre-à-terre pour les circonstances difficiles, et que les frontières pourront être supprimées dès que l’occasion s’en présentera.
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[3]
Le penseur confucéen Mou Zongsan (1909-1995) a réagi sur ces questions en rejetant la supériorité de la culture chinoise, mais pour adopter une position extrême dans l’autre sens en affirmant que les diverses cultures méritent un égal respect. D’autres cultures peuvent être dignes de respect, mais il paraît hasardeux d’affirmer qu’elles sont dignes d’un égal respect avant de les avoir soigneusement étudiées et comprises. Et la manière dont Mou Zongsan développe ses études interculturelles semble encore attribuer un rôle central au confucianisme – il déclare que les quatre instincts éthiques fondamentaux de l’homme dégagés par Mencius (le cœur de la compassion, de la honte, de la courtoisie et de la modestie, du juste et de l’injuste) sont les mêmes chez chacun d’entre nous, mais que leurs caractéristiques concrètes et leurs modes d’expression peuvent varier d’une culture à l’autre (Chan 2007 : 79). Il y a fort à parier qu’une musulmane très pieuse, par exemple, aura du mal à concevoir ses obligations morales comme des variations sur des thèmes confucéens.
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[4]
Je ne veux pas dire pour autant que les penseurs confucéens soient les seuls à cet égard. À tout prendre, l’élan messianique – cette conception qui estime que l’État peut et doit incarner des principes universels qui doivent être promus à l’étranger – est bien plus profondément ancré dans le discours politique américain. Et pas seulement chez les fanatiques religieux. Le chroniqueur du libéral New York Times écrit que les Américains « ont besoin de trouver un moyen pour se ressouder entre eux, pour reprendre contact avec l’étranger et rendre à l’Amérique sa place naturelle dans l’ordre mondial – en tant que phare du progrès, de l’espoir et de l’inspiration » (Friedman 2007).
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[5]
Il peut y avoir de brefs moments d’euphorie dans l’histoire (par exemple après une révolution) où de tels sentiments ont pu être largement répandus, mais il est difficile de soutenir qu’il puisse exister des régimes fondés sur la disparition des intérêts personnels et des préoccupations égocentriques.
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[6]
Les intellectuels chinois débattent également pour savoir si le chinois peut et doit devenir une langue internationale et si davantage d’efforts doivent être déployés pour enseigner et promouvoir le chinois durant les Jeux olympiques, plutôt que de s’adresser aux visiteurs en anglais (voir Nanfang Zhoumo du 16 août 2007).
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[7]
Pour être plus précis, il est incompatible avec les valeurs fondamentales défendues par les premiers Confucéens. Les Néo-Confucéens ont été profondément influencés par le Taoïsme et le Bouddhisme, ce qui a altéré et rendu problématiques les valeurs fondatrices du confucianisme (Ivanhoe 1990).
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[8]
Une déclaration fameuse (ou ignominieuse) de Confucius stipule que les soins dus aux parents plus âgés pouvaient justifier que l’on couvre les crimes de son propre père : « Comme le seigneur de She tenait ce discours à Confucius : “Il a chez nous un modèle de droiture : quand son père avait chapardé un mouton, lui, son fils, avait porté témoignage à sa charge. – On se fait une autre idée de la droiture chez nous”, rétorqua Confucius, “le père protège son fils et le fils son père. Tel est le sens de la droiture chez nous” » (Entretiens, 13.18). Le légiste Hanfeizi s’oppose sans surprise à cette conception qui estime que les obligations familiales sont prioritaires sur les autres, argumentant qu’elle est incompatible avec la victoire en temps de guerre (il concocta une histoire qui met en scène Confucius récompensant un homme qui avait fui le champ de bataille pour aller prodiguer ses soins auprès de son père âgé, ajoutant cette morale : « Un homme qui est un bon fils pour son père peut bien être un traître à son seigneur »). Le conflit qui met en concurrence les liens à la famille et les liens à l’État est un thème récurrent dans l’histoire chinoise. Un soir, au moment du dîner, mon fils rapporta aux membres de la famille que j’avais gaspillé de la nourriture. Je répliquai, moitié plaisantant, avec cette citation de Confucius selon laquelle les fils devaient couvrir les fautes de leurs pères. Mon beau-père, un cadre révolutionnaire plutôt âgé, et vétéran de trois guerres, répondit que la position de Confucius était « erronée ». Gardant à l’esprit la valeur de la piété filiale, j’ai résisté à la tentation de prendre la défense de Confucius.
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[9]
L’intérêt pour d’autres peuples est très souvent motivé par des liens de familiarité et des rencontres personnelles, et la mondialisation sous différentes formes a été bénéfique de ce point de vue. Rappelons qu’Adam Smith, en 1759, pouvait écrire qu’« en Europe, un homme doté d’humanité » ne perdrait pas le sommeil s’il apprenait que « le grand empire de la Chine avec ses myriades d’habitants » était « soudain englouti par un tremblement de terre. » En revanche, « l’accident le plus frivole qui puisse lui arriver occasionnerait en lui un trouble plus réel. S’il devait perdre son petit doigt demain, il n’en dormirait pas la nuit ; mais il ronflerait avec le plus profond sentiment de sécurité malgré la ruine de cent millions de ses frères, pourvu qu’il ne les ait jamais vus ; et la destruction de cette foule immense semblerait l’intéresser bien moins que sa dérisoire infortune » (Smith 1999 : 198-199). L’idée générale de Smith, selon laquelle « nous sommes toujours beaucoup plus affectés par tout ce qui nous concerne nous-mêmes » est peut-être juste, mais il serait difficile d’imaginer un penseur occidental contemporain reprendre son exemple, précisément parce que la sensibilité morale « européenne » s’est élargie du fait d’un contact personnel important avec les Chinois. Si Smith pouvait écrire au sujet des Chinois comme s’ils vivaient sur une autre planète, c’est que fort peu d’Européens avaient encore tissé des liens personnels avec eux, ce qui évidemment n’est plus vrai aujourd’hui.
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[10]
Le Syndicat fédéral de la Chine collabore avec un important syndicat ouvrier de Roumanie afin de protéger les droits des ouvriers chinois dans ce pays (Bran 2007).
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[11]
On pourrait soutenir que la rhétorique du cosmopolitisme utopique pourrait être plus attractive pour ces étrangers qui ne sympathisent pas avec l’idée que la Chine a des intérêts nationaux légitimes à défendre sur la scène internationale. Mais les réalités de la concurrence dans les relations internationales montreraient rapidement l’hypocrisie de la Chine si elle justifiait sa politique extérieure par la rhétorique cosmopolite, et le résultat pourrait même être pire que si elle revendiquait de temps en temps le motif de son propre intérêt national. L’une des raisons pour lesquelles les États-Unis sont si mal perçus à l’étranger, c’est qu’ils mettent toujours en avant des valeurs universelles telles que la démocratie et la liberté, sans vouloir admettre publiquement que leurs actions sont bien souvent déterminées par leur propre intérêt national. Et cette critique n’est pas uniquement valable pour l’administration Bush. En 2004, l’ancien vice-président des États-Unis, Al Gore, prononça un discours sur le réchauffement de la planète à Shenzhen. Au moment des questions-réponses, un spécialiste de Confucius, Jiang Qing, lui demanda si selon lui l’intérêt national des États-Unis pouvait être différent des intérêts du reste du monde. Gore sembla pris au dépourvu par cette question, et après un court silence, il affirma que les intérêts des uns et des autres ne pouvaient entrer en conflit dans la mesure où la constitution américaine exprime des principes politiques délivrés par Dieu.
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[12]
Ce paragraphe reprend l’essentiel du chap. ii de Bell (2006).
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[13]
Mencius a dit qu’un Roi sage qui voudrait conquérir le monde par le moyen de la puissance morale serait largement en retard sur son temps, mais il ajouta que les Rois sages viennent selon des cycles de cinq cents ans et durent rarement plus d’une ou deux générations (2b.13, 5a.5). D’après sa théorie, le monde d’États concurrents délimités par des frontières territoriales est une réalité qui occupe près de 90% de l’histoire. Remarquons également la différence entre la conception cyclique de l’histoire chez Mencius et la conception linéaire du progrès avancée par Kang Youwei.
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[14]
Dans le domaine de la politique intérieure, toutefois, le langage des Droits de l’homme est beaucoup mieux accueilli en Chine, tant par les critiques du régime que par les cercles gouvernementaux officiels.
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[15]
Naturellement, le bombardement (accidentel selon le gouvernement américain) de l’ambassade chinoise à Belgrade a définitivement clos la question aux yeux de (la plupart ?) des Chinois. J’ai personnellement vécu cette réaction à Hong Kong. La première fois que je me suis vraiment senti comme un étranger parmi mes amis chinois du continent et parmi les membres de ma famille, ce fut lorsque je déclarai que la guerre contre la Serbie restait néanmoins justifiée, même après le bombardement. J’ai vite appris à garder mes propres opinions pour moi si je voulais maintenir une certaine harmonie avec les gens qui me sont chers !
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[16]
En réponse à ce genre de cas de priorité apparemment malencontreuse, Amnesty International a élargi sa mission pour y inclure les droits économiques et sociaux (cf. Bell 2006 : 94).
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[17]
Vu le risque de victimes civiles, les critiques confucéens encourageraient probablement d’autres moyens d’opposition, tels que des protestations publiques ou l’élimination ciblée des responsables de la famine.
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[18]
Mais serait-il légitime que Taïwan se défende s’il était attaqué par le pouvoir continental ? Pour un confucéen, la réponse dépendrait en partie de la personnalité morale du dirigeant taïwanais, du degré de soutien populaire dont bénéficie ce dirigeant et des conséquences à craindre dans le cas d’options différentes, comme la reddition (ce qui ne serait pas une catastrophe si l’armée chinoise se retirait rapidement après l’invasion et que le gouvernement chinois restaurait le statu quo ante) ou encore l’exil (Mencius prétend que, face à une défaite certaine, un bon gouvernant quitterait son royaume plutôt que d’exposer son peuple à des souffrances, et qu’au bout du compte il finirait peut-être par être suivi par son peuple [1b.15]).
1À la fin de l’année 2006, la chaîne chinoise cctv diffusa un documentaire en douze parties intitulé La Montée des Grands Pouvoirs. La série était réalisée à partir des recherches d’une équipe éminente d’historiens chinois qui tenait également le Politburo au courant de ses recherches. Ce qui pouvait paraître plus surprenant, c’est que la série fut remarquablement équilibrée, d’une qualité comparable à ce que l’on pourrait voir sur le National Geographic Channel. Cette émission montrait pourquoi neuf pays étaient devenus de grandes puissances, et le faisait d’une manière telle qu’on pouvait penser qu’elle adoptait une perspective « pro-occidentale ». L’émission laissait clairement supposer que la Grande-Bretagne et les États-Unis étaient les seules Grandes Nations défendables parmi les neuf nations sur lesquelles l’enquête était menée. L’agression par la force, comme le démontraient les exemples de l’Allemagne et du Japon au cours de la Seconde Guerre mondiale, était à éviter à tout prix. Dans le monde moderne, la concurrence est menée par le commerce et l’innovation, non par la force militaire, et la réussite culturelle se mesure aux différentes contributions apportées à la science et à l’humanité. Un ensemble de produits courants dans une démocratie libérale contribue à la concurrence et à l’épanouissement culturel : l’État de droit (la série montrait comment les États-Unis s’y prenaient pour protéger la propriété intellectuelle), une société ouverte où les idées peuvent être rapidement circuler auprès d’un grand nombre de gens, et un système politique permettant des transitions de pouvoir bien réglées ainsi que des contrôles sur l’abus de pouvoir politique.
2La série eut pour effet d’ouvrir un vaste débat public, et de faire réagir notamment certains intellectuels qui estimèrent que singer les manières occidentales ne suffirait pas à faire que la Chine puisse exercer son soft power – celui des valeurs et pratiques qui peuvent conquérir le cœur et l’esprit des étrangers. Ce pouvoir discret devait, dans une large mesure, reposer sur des ressources culturelles locales. La culture chinoise s’était déjà diffusée, elle avait enrichi d’autres sociétés – par le biais de sa nourriture, de sa peinture, de sa médecine, de ses arts martiaux…–, tout comme des siècles plus tôt la technologie chinoise l’avait déjà fait. En revanche, les valeurs politiques ne se sont pas diffusées avec autant de succès. Dans les années 60, les gouvernants chinois lancèrent le projet d’une révolution paysanne et d’une lutte de classe qui inspira les maoïstes sur l’ensemble de la planète. Mais ce genre d’idées sont aujourd’hui largement discréditées, particulièrement à l’intérieur de la Chine elle-même. Les États-Unis sont devenus synonymes de liberté et de démocratie. On pourra certes toujours trouver, en cherchant bien, la présence de telles valeurs dans la culture chinoise, mais il est difficile de croire que la Chine viendra un jour remplacer les États-Unis au titre de gardienne de ces valeurs (je ne dis pas pour autant que les États-Unis tiennent ce rôle avec toute l’efficacité qu’on leur prête). En bref, quelles sont donc les valeurs que la Chine devrait exporter à l’étranger ? L’intellectuel chinois contemporain Kang Xiaoguang a estimé que le soft power chinois devait être fondé sur la culture confucéenne, la tradition politique chinoise la plus influente. Mais quelles valeurs confucéennes doivent alors former le noyau dur de ce pouvoir ? Kang, sur ce sujet, reste un peu vague, et il vaut la peine d’approfondir un peu cette question.
De l’État souverain à l’harmonie globale
3Le confucianisme est fréquemment critiqué du fait qu’il justifierait le « nationalisme autoritaire », mais la véritable critique semble devoir viser le légisme, une autre tradition politique de la Chine. Des légistes tels que Hanfeizi (v. 280-233 av. j.-c.) affichaient un mépris particulier envers les penseurs confucéens qui prêchaient la tolérance et la moralité. Hanfei ne niait pas qu’une certaine modération avait sa place à l’Âge d’or de l’harmonie sociale et de l’abondance matérielle. Mais à son époque – la période des Royaumes Combattants –, une telle politique aurait conduit au désastre, les Confucéens ayant tiré naïvement des leçons inappropriées à partir d’éléments des sociétés passées. Ce qu’il fallait faire, déclarait Hanfei, c’était renforcer le pouvoir de l’État au moyen de lois et de châtiments sévères. Et il ne cessait d’insister sur le fait que les considérations morales ne devaient pas entrer en ligne de compte.
4On peut bien imaginer que ce genre d’idées avait une particulière emprise aux époques de guerre et de bouleversements. L’impitoyable roi des Qin fit appel aux conseils de Hanfei pour conquérir et régenter toute la Chine sous le titre de Premier Empereur de la dynastie Qin. Après que le Japon fut contraint par les puissances occidentales de s’ouvrir au monde extérieur, les dirigeants de la restauration Meiji (1868-1890) se sont débarrassés des valeurs confucéennes pour mettre en avant les idées légistes, comme par exemple « enrichir l’État, renforcer l’armée », ou encore « donner à chacun sa juste récompense ou son juste châtiment ». Les doctrines légistes ont connu la même ascension dans la Chine du xxe siècle. Après « le siècle de l’humiliation » qui avaient placé la Chine entre les mains de puissances étrangères (grosso modo de la moitié du xixe siècle à la moitié du xxe siècle), les dirigeants chinois firent appel aux idées légistes pour renforcer l’État et lui donner les moyens de se protéger contre les ingérences étrangères et le chaos interne. Mao lui-même justifia ses propres actions en se référant au légisme et en se comparant au premier empereur Qin.
5Ce contexte permet d’expliquer l’insistance chinoise sur la question de la souveraineté de l’État. Lorsque les autorités chinoises répondent aux critiques d’organisations internationales en défense des Droits de l’homme en déclarant que des étrangers n’ont pas à s’ingérer dans les affaires intérieures de la Chine, les observateurs occidentaux ont tendance à rejeter ces réponses comme étant de simples couvertures pour les faire taire. C’est peut-être en partie vrai, mais cela ne résume pas tout. Il y a souvent chez les Chinois une crainte réelle fondée sur la mémoire historique récente – le colonialisme, l’impérialisme –, de voir leur pays, s’il laisse le champ libre aux étrangers, ouvrir une véritable boîte de Pandore qui le plongerait dans la guerre civile, la misère et le chaos. Et ce ne sont pas seulement les dirigeants autoritaires qui affirment cela. Il m’est arrivé d’entendre bon nombre d’intellectuels chinois argumentant sur des positions de ce genre.
6De tels sentiments s’estompent avec le temps. Il est clair que la Chine est plus forte qu’avant, et qu’elle a moins motif à s’inquiéter des incursions étrangères. Les réalités impliquées ou les responsabilités engagées par le fait d’être une grande puissance rendent peu à peu obsolète toute préoccupation relative à la souveraineté de l’État. « À chacun son dû » n’a plus aucune signification dans le domaine des affaires internationales. Du fait de son intégration économique au sein du marché mondial, la Chine a le pouvoir d’influencer les acteurs économiques sur l’ensemble de la planète (et vice versa). Aux États-Unis, le label Made in China est devenu une source d’angoisse : des parents s’inquiètent pour des jouets contenant de la peinture au plomb, les clients de petits restaurants sont obsédés par une éventuelle toxicité de la nourriture, quand ce ne sont pas les propriétaires d’animaux domestiques qui réagissent devant le risque encouru par leurs bêtes de consommer des produits nocifs venus de Chine. L’afflux de produits manufacturés chinois bon marché menace les producteurs du Mexique. En Zambie, ce sont les vendeurs au détail qui s’inquiètent de la concurrence exercée par les petits commerçants chinois. Les conséquences environnementales de la croissance économique de la Chine – émission de gaz à effet de serre, pluies acides et nuages de poussière sur le Japon et sur la Corée du Sud, pollution aux particules fines sur Los Angeles – menacent le reste du monde. La Chine a été critiquée au moment du massacre du Darfour du fait qu’elle avait vendu des armes au Soudan et rempli les coffres de l’État avec les revenus du pétrole. Elle fut également condamnée pour avoir honteusement courtisé des dictateurs brutaux et impopulaires au Zimbabwe et en Birmanie. Si la Chine influe sur le reste du monde, comment peut-elle demander au reste du monde de ne pas s’ingérer dans ses propres affaires internes ?
7Confrontée à ce type de questions, la Chine a commencé à jouer un rôle plus responsable et coopérateur dans les affaires internationales. Elle a montré une certaine bonne volonté pour régler certains conflits territoriaux qui duraient depuis longtemps avec ses voisins. La Chine s’est « fréquemment montrée coopérative, écrit Taylor Fravel (2005 : 46), dans sa manière de résoudre les conflits territoriaux, en montrant un visage bien plus complexe que celui qu’on lui attribue souvent. […] Elle a accepté des compromis importants dans la plupart des solutions proposées, recevant généralement moins de 50% du territoire contesté ». Le gouvernement a publié un projet pour lutter contre la menace due au changement climatique, réalisé en partie pour rassurer les autres pays. Elle a joué un rôle décisif en désamorçant la crise nucléaire déclenchée par la Corée du Nord et réussi à convaincre le gouvernement soudanais d’autoriser les forces du maintien de la paix, sous la bannière mixte de l’Union africaine et des Nations Unies, à se déployer au Darfour (Downs 2007 : 60-61). La Chine a envoyé 4 000 soldats et policiers pour participer à 14 missions des Nations Unies pour le maintien de la paix, c’est-à-dire plus que la plupart des autres membres du Conseil de sécurité des Nations Unies (Gill et Huang 2006 : 22). Elle a envoyé 83 millions de dollars – l’offre d’urgence la plus importante qu’elle ait jamais apportée à un pays étranger – aux populations indonésiennes touchées par le tsunami. Elle propose même une aide financière aux pays riches : après le passage de l’ouragan Katrina dans le sud des États-Unis, le gouvernement chinois a offert 5,1 millions de dollars pour venir en aide aux sinistrés.
8Certes, de tels efforts sont souvent insuffisants en comparaison de ce que le gouvernement chinois devrait faire. Mais qu’est-ce que le gouvernement est supposé faire, exactement ? Quels sont les principes moraux qui devraient guider la politique extérieure de la Chine dans la manière dont elle doit se comporter avec le reste du monde ? Le Légisme ne saurait fournir aucun secours puisqu’il plaide pour un désintérêt amoral envers les autres pays. Le Confucianisme, en revanche, n’est pas sans ressources pour l’aider à s’orienter – ce type de débat est d’ailleurs en train de s’ouvrir parmi les intellectuels chinois. La question n’est pas seulement de fournir un support moral à la politique de l’État, mais aussi d’offrir des arguments moraux à la critique sociale qui dénonce le fossé existant entre l’idéal et la réalité. Au même titre que les critiques américaines de la politique extérieure des États-Unis dénoncent le fossé qui existe entre les idéaux démocratiques des Pères Fondateurs et les actes du gouvernement américain, les critiques chinoises peuvent faire appel aux idéaux confucéens pour juger la manière dont leur gouvernement agit envers les autres pays.
9Loin de se faire l’apôtre d’un nationalisme étriqué, le Confucianisme s’est plutôt orienté vers un autre extrême, le cosmopolitisme utopique. L’un des passages les plus souvent cités dans la littérature confucéenne est le récit du Datong shu (Livre de la Grande Harmonie), extrait du Traité des Rites (Liji), une œuvre compilée à l’époque de la dynastie Han (206 av. j.-c.-220 ap. j.-c.) à partir de documents plus anciens. L’idéal – traditionnellement considéré comme représentant le plus haut idéal d’ordre social pour Confucius – se réfère à un âge d’or dans lequel le monde était partagé en commun par tous (tianxia wei gong) :
Lorsque la Grande Voie était en vigueur, le monde était partagé égalitairement par tous. Le digne et le capable était promu d’office et les hommes pratiquaient la bonne foi et vivaient en harmonie. Ainsi, ils ne considéraient pas seulement leurs propres parents comme leurs parents, ou comme fils leurs propres fils. Les personnes âgées étaient entourées jusqu’au terme de leur existence, les bien-portants s’adonnaient à leur propre activité et les jeunes étaient nourris pour croître. Des provisions étaient prévues à l’attention des veuves, des veufs, des orphelins et des malades. […] Les hommes vaquaient à leurs tâches et les femmes s’occupaient de leurs foyers. Ils détestaient voir leurs biens gaspillés et pourtant n’en faisaient pas provision pour eux-mêmes. Ils méprisaient l’idée de gâcher leurs énergies et pourtant ne les utilisaient pas pour leurs fins privées. Ainsi, toutes sortes de conspirations et de malheur étaient évitées et les gens n’étaient pas contraints de tirer le verrou sur la porte de leur maison. C’était l’âge de la Grande Harmonie.
11Un tel idéal prit une importance particulière au début de la Chine moderne. Le réformateur confucéen Kang Youwei, souvent considéré comme un conservateur à son époque (il fut favorable à la restauration du système impérial), écrivit un livre sur la Grande Harmonie qui ne fut publié qu’en 1935, sept ans après sa mort. Il divisait l’évolution du monde en trois stades : le « stade non civilisé », puis un stade intermédiaire (le xiaokang, ou « petite prospérité », comparable à la démocratie capitaliste [1]), et enfin la Grande Harmonie, également nommée taiping shi (« la paix globale »). Kang y faisait la description d’une société idéale composée d’individus libérés de tout attachement particulier et où tous les biens étaient mis en commun : « Avoir un État, une famille et un “moi”, cela revient à autoriser chaque individu à maintenir une sphère de l’égoïsme […]. Ainsi, ce ne sont pas seulement les États qui devraient être abolis, afin qu’il n’y ait plus de luttes entre les forts et les faibles ; les familles aussi devraient être supprimées, afin qu’il n’y ait plus d’inégalités sur le plan affectif ou sentimental entre les gens ; et enfin l’égoïsme lui-même devrait disparaître afin que les biens et services ne soient pas utilisés à des fins privées […]. La seule solution véritable serait de partager le monde également entre tous [tianxia wei gong] » (cité dans Hua Shiping 2001). Nombre de gouvernants chinois, au tournant du xxe siècle, étaient d’accord avec cet idéal de Kang. Sun Yat-sen, par exemple, avait accepté la suggestion de Kang, que la East-West School soit rebaptisée école Datong (la devise tianxia wei gong est aujourd’hui inscrite sur sa tombe). En 1917, le jeune Mao avait écrit à son ami Li Jinxi : « Le Datong est notre objectif » (comme on pouvait s’y attendre, il abandonna cette idée dès qu’il fut à la tête du gouvernement). Même Liang Qichao (1873-1927), l’étudiant de Kang qui inclinait davantage vers la liberté que vers l’égalité, avait écrit que « les Chinois n’ont jamais considéré le gouvernement national comme étant la plus haute forme d’organisation sociale. Leur pensée politique s’est toujours exprimée en termes d’humanité tout entière, avec la paix mondiale comme objectif final – la famille et la nation n’étant que des phases transitoires dans la marche vers la paix mondiale [tianxia] » (Chan 2007 : 67).
12Ces types d’idéaux ont refait surface dans les débats contemporains. Zhao Tingyang, chercheur à l’Académie chinoise des sciences sociales, a élaboré une défense du tianxia qui a été largement discutée dans les cercles intellectuels. Il estime que la Chine a le potentiel pour devenir « une puissance qui soit responsable devant le monde, une puissance différente de tous les autres empires ayant existé au cours de l’histoire du monde. Être responsable devant le monde, et non pas simplement devant son propre pays : c’est là, du moins en théorie, un objectif de la philosophie chinoise, et plus pratiquement une possibilité entièrement nouvelle, qui consiste à prendre le tianxia comme meilleur critère d’analyse relativement aux intérêts politico-économiques, pour ainsi appréhender le monde dans la perspective du tianxia. [L’idéal étant] d’analyser les problèmes en gardant “le monde” comme critère de réflexion, pour ainsi dépasser le mode de pensée occidental qui raisonne selon les critères nation/État, de prendre la responsabilité devant le monde comme étant sa propre responsabilité, et ainsi de créer une nouvelle idée du monde et une nouvelle institution du monde ».
13Mais aujourd’hui, les choses se sont compliquées. Au tout début du xxe siècle, les rêves d’un monde idéal transcendant le système international centré sur les États étaient attribuables davantage au fait que la Chine était en position de faiblesse par rapport aux puissances occidentales. Maintenant que la Chine semble résolue à devenir une grande puissance, si ce n’est la plus grande, l’État chinois est considéré comme porteur de valeurs cosmopolites qui vont se répandre à travers le reste de la planète. Le monde, certes, pourrait très bien ne pas être si réceptif : dans une institution politique formée à l’échelle planétaire et reposant sur l’idéal confucéen de tianxia, les autres systèmes culturels et moraux seront implicitement ramenés à un statut de seconde classe. On ne saurait nier que la proposition de Zhao possède certaines qualités. Il est bon – et même désirable – pour l’État chinois d’aspirer à la paix dans le monde. Certaines recommandations pratiques de Zhao, comme l’aspiration idéale à une immigration libre, valent également la peine d’être suivies [2]. Mais l’idéal du tianxia doit faire place à la diversité culturelle [3]. À tout le moins, il serait sans doute nuisible de refuser d’admettre que d’autres organisations sociales et politiques peuvent exister, que des manières différentes de protéger et de promouvoir les idéaux culturels peuvent donner naissance à des institutions politiques différentes (et à différentes sortes d’États). Et d’un point de vue pratique, il est difficile d’imaginer qu’un seul dirigeant ou une seule institution politique planétaire puisse être un jour capable d’obtenir la légitimité politique de toutes les cultures et visions du monde différentes. Plutôt que d’argumenter en faveur d’institutions cosmopolites inspirées des principes de Confucius – avec le corollaire assez manifeste d’un État chinois qui prendrait le rôle principal pour promouvoir, si ce n’est se poser en modèle, de telles institutions [4] – ceux qui aimeraient voir augmenter le soft power de la Chine devraient commencer par souligner l’importance donnée par Confucius à la modestie, à la tolérance et à la volonté d’apprendre dont les Confucéens ont souvent fait preuve au contact d’autres systèmes culturels ou moraux, comme le bouddhisme ou le libéralisme.
14Mais le problème le plus grave, lorsque l’on parle d’idéal cosmopolite, c’est l’idéal lui-même. Il repose sur l’idée utopique que les êtres humains peuvent se libérer de la pression de leurs intérêts particuliers, et que les sentiments communautaires peuvent l’emporter sur les préoccupations « égoïstes ». Ce genre d’idées serait plus approprié pour les petites communautés ; mais dans un pays contenant 1,3 milliard d’habitants, avec des cultures différentes et d’un niveau de vie très bas (le revenu par habitant se chiffre à environ 2 000 us$ par an), il est difficile d’imaginer qu’un fort sentiment communautaire puisse se développer [5]. Étendu à l’échelle internationale, l’idéal de Kang de Datong et celui de Zhao du tianxia apparaissent encore plus improbables. « À tous leur dû » n’a pas davantage de sens dans les affaires internationales que « À chacun son dû ». Il existe à l’évidence des intérêts nationaux en compétition. À l’instar d’autres États, la Chine entre dans le processus de concurrence internationale permettant d’accéder aux ressources et aux investissements étrangers. Or, même si la Chine devient riche, il existera toujours une concurrence relativement au prestige de la culture. Il s’agit parfois d’un jeu à somme zéro. Les nouveaux Instituts Confucius ont été créés dans le but de promouvoir l’apprentissage de la langue chinoise à l’étranger, ce qui a eu pour conséquence de susciter une certaine inquiétude chez les responsables politiques français, préoccupés à l’idée de voir leur langue perdre son influence au niveau mondial. Il y aura toujours une compétition pour obtenir une médaille d’or olympique [6]. Tous les objectifs ne sont peut-être pas légitimes, mais tout principe relevant des relations internationales doit laisser une place à un intérêt national légitime.
15Ce qui surprendra peut-être davantage, c’est qu’en réalité l’idéal cosmopolite entre en totale contradiction avec les principales valeurs confucéennes [7]. Cet idéal doit en effet davantage à des traditions importées, comme le christianisme, le bouddhisme ou le marxisme, quelles que soient les interprétations qu’en donnent les partisans « confucéens ». Un autre chapitre du Traité des Rites, intitulé « La Grande Étude » nous aidera à mieux comprendre ce qu’est l’idéal de datong. La Grande Étude – canonisée par la suite par le sage Zhu Xi (Tchou Hi, 1130-1200) de la dynastie Song et ainsi devenu l’un des quatre textes confucéens classiques – s’ouvre sur ce passage célèbre :
C’est en examinant les choses que la connaissance atteint sa plus grande extension. Une fois étendue la connaissance, l’intention devient authentique ; une fois l’intention authentique, le cœur devient droit. C’est en rendant droit le cœur que l’on se perfectionne soi-même. C’est en se perfectionnant soi-même qu’on règle sa maison ; c’est en réglant sa maison qu’on ordonne son pays ; et c’est lorsque les pays sont ordonnés que la Grande Paix s’accomplit par tout l’univers [tianxia].
17En prônant l’idée que l’ordre moral doit d’abord être cultivé chez la personne individuelle et dans la famille, le confucianisme se pose essentiellement l’objectif d’apporter un ordre à l’organisation de l’État et d’étendre de cette manière la paix partout dans le monde. L’objectif idéal est représenté dans ce contexte par un ordre politique harmonieux de paix globale. Mais nulle part dans la Grande Étude n’apparaît l’idée que les liens aux étrangers doivent être aussi forts que le lien entre amoureux (sans parler de l’idée de Kang Youwei préconisant la disparition de la famille). La conception confucéenne suggère plutôt que les liens doivent être étendus à partir du cercle des intimes pour arriver aux autres, mais qu’à ce parcours correspond une intensité décroissante. Et lorsque les liens entre les proches et les étrangers entrent en conflit, ce seront les premiers qui auront la priorité [8]. Le réseau d’obligations qui lie les membres de la famille est plus intense que celui qui lie les citoyens entre eux, le réseau d’obligations qui lie les citoyens entre eux est plus intense que celui qui les lie aux étrangers et ainsi de suite. « La conception confucéenne qui défend l’idée qu’il est naturel et juste pour une personne de témoigner d’un intérêt plus fort envers ses proches plutôt qu’envers les étrangers, écrit Joseph Chan (2007 : 81), devrait nous conduire à accepter au moins une certaine forme de frontières territoriales, grâce auxquelles l’attribution des ressources bénéficierait d’abord aux citoyens d’une communauté plutôt qu’à ceux qui n’en font pas partie ». Or la Grande Étude nous rappelle que cette dynamique ne doit pas s’arrêter là. Il est également naturel et juste de chercher à développer autant que possible l’intérêt pour les autres pays [9]. En pratique, l’idéal confucéen de la Grande Harmonie passerait par une politique étrangère capable de promouvoir la paix internationale tout en reconnaissant la légitimité de l’intérêt national qui peut parfois l’emporter sur les idéaux cosmopolites. Il n’y a aucune raison de critiquer l’État chinois lorsqu’il s’intéresse particulièrement, disons, au sort des travailleurs chinois dans les autres pays [10], même s’il a plus à gagner d’une aide aux travailleurs étrangers immigrés. Mais l’État chinois devrait montrer un peu d’intérêt aussi pour le bien-être des autres pays et participer à l’effort pour trouver une solution commune aux problèmes planétaires chaque fois qu’il est possible. C’est cela, « le juste milieu » (zhongyong zhi dao) entre les extrêmes que sont la souveraineté de l’État et le cosmopolitisme utopique. Une politique extérieure guidée par l’idéal de la Grande Harmonie, qui reconnaît la diversité culturelle autant que l’intérêt national légitime, est bon pour la Chine et peut renforcer son soft power à l’étranger [11].
18Nombre de questions complexes demeurent, concernant la nature et l’extension des obligations dues aux autres pays. Mais j’aimerais m’arrêter un instant sur ce qui est peut-être la question fondamentale en matière de relations internationales : quand, si tant est qu’elle le fasse, la Chine devra-t-elle s’engager dans la guerre ? Aussi étonnant que cela puisse paraître, la tradition confucéenne continue à nourrir la pensée chinoise en ce qui concerne l’usage moralement justifié de la violence d’État. Et une telle pensée pourrait bien détenir des idées valables pour le monde moderne.
La guerre pour la paix [12]
19Pendant les premiers jours de l’invasion en Iraq menée par les États-Unis, le réseau Internet de langue chinoise fut saturé de références à l’ancienne sagesse confucéenne. La contribution de Ming Yongqian en est une bonne illustration :
Mencius a dit : « Un vrai roi use de vertu et d’humanité, un hégémon use de la force sous prétexte d’humanité et de compassion. » Commençons par réfléchir au point de vue de l’hégémon. Si l’on s’en tient à ce que dit Mencius, l’hégémon use de la force pour agresser les autres au nom de la justice bienveillante. Ce type de guerre est une guerre injuste […]. Aux temps anciens comme de nos jours, la plupart des dirigeants sont très clairs en ce qui concerne les réalités politiques, ils n’abandonnent pas facilement le bouclier de la vertu pour déclarer ce genre de guerres […]. Le meilleur exemple contemporain en est la guerre d’invasion lancée par Bush contre l’Iraq ! Il a pris l’excuse des armes de destruction massive et du terrorisme pour obtenir du pétrole et consolider sa position stratégique au Moyen-Orient. C’est là le meilleur exemple d’« utilisation de la force sous prétexte d’humanité et de compassion ». Bush est aujourd’hui un roi hégémonique.
21La distinction entre l’hégémon agressif et le vrai roi « amoureux de la paix » fut pour la première fois énoncée par Mencius il y a plus de deux mille ans. Elle continue à inspirer le langage de la morale que les intellectuels chinois utilisent fréquemment pour évaluer la politique extérieure, particulièrement en ce qui concerne la guerre moralement justifiée (en termes modernes, la « guerre juste »). Mais qu’est-ce que Mencius a réellement énoncé au sujet de la guerre et de la paix ? Y a-t-il un sens à faire appel à ses idées dans le monde politique d’aujourd’hui, si profondément différent ? Pourquoi ne pas s’en tenir, tout simplement, au langage des Droits de l’homme ? Reprenons ces questions.
22Dans le monde idéal du tianxia, période de paix universelle, il n’y a pas de guerres, et le pacifisme est la seule position morale justifiable. Si personne ne cherche à se battre pour un territoire, « à quoi bon la guerre ? » (Mencius, 7b.4). Mais Mencius écrivait à l’époque des Royaumes Combattants (v. 500-221 av. j.-c.), une période de concurrence territoriale impitoyable menée par de petits États fortifiés, et dans ce contexte on ne devra pas trop s’étonner de le voir donner aussi des conseils moraux pratiques [13]. Mencius déclarait que tout dirigeant a le devoir d’agir en faveur de l’unification pacifique du monde (1a.6, 2b.12). Idéalement, le dirigeant doit user de moyens non coercitifs pour agir ainsi : « Jie et Zhou avaient perdu l’empire parce qu’ils avaient perdu le soutien de leur peuple et ils avaient perdu le soutien de leur peuple en perdant son cœur. Il est une voie pour gagner à soi le peuple : obtenir l’adhésion des cœurs. » (4a.9). Par conséquent, il critiquait fortement les dirigeants qui se lançaient dans des guerres de conquêtes sanglantes pour l’unique motif qu’ils voulaient étendre leur territoire et s’adonner au pillage des richesses. Faisant preuve d’un grand courage, Mencius s’en va trouver le roi Hui de Liang pour le réprimander du fait qu’il « aime tant la guerre » (1a.3). Mencius suggère que les guerres de conquête ne sauraient conduire à des victoires, même de courte durée, et qu’elles sont désastreuses pour tous les partis concernés, y compris pour les êtres chers au cœur de l’agresseur :
Comme il est inhumain, le roi Hui de Liang ! s’écria Mencius. Le sentiment d’humanité part de ceux qu’on aime pour s’étendre à ceux qu’on n’aimait pas. L’inhumanité part de ceux qu’on n’aime pas pour atteindre ceux qu’on aime.
– Que voulez-vous dire ? demanda Gongsun Chou.
– Pour une question de territoire le roi Hui de Liang écrase son peuple en l’envoyant à la guerre. Après avoir subi une grande défaite, il se prépare à recommencer, alors qu’il avait poussé son fils bien-aimé à se sacrifier, de peur de ne remporter la victoire. C’est ce que je voulais dire par aller de ceux qu’on aime pas pour atteindre ceux qu’on aime.
24Une guerre injuste, bref, est une guerre qui est lancée pour des motifs autres que la paix et l’humanité. Mais le problème, c’est que le monde est rempli de gens sans scrupules – y compris certains qui se trouvent à la tête des États (7b.13) – qui ne se laissent pas toucher par des considérations morales. Devant ce genre de chefs peu scrupuleux, quelles peuvent êtres les réponses pratiques qui soient en même temps morales ?
25Mencius ne conseille pas la résistance non violente contre les tyrans, qui ne savent réagir qu’au langage de la force. En politique intérieure, Mencius est connu pour approuver l’assassinat des gouvernants despotiques (1b.8). Pour prévenir les agressions de tyrans étrangers et assurer la paix sur le territoire, il suggère que les frontières de l’État soient fortifiées : « Les barrières d’octroi servaient anciennement à se protéger des brigandages ; aujourd’hui ce sont elles qui les pratiquent » (7b.8 ; cf. 6b.9). Autrement dit, la première forme de guerre juste est peu ou prou comparable à l’idée moderne d’autodéfense. Par exemple, si un territoire de faible étendue est gouverné par un homme capable et vertueux cherchant à promouvoir la paix et l’humanité, et si ce territoire est agressé par un être sans scrupules qui rêve de devenir hégémon, alors le gouvernant de ce territoire peut légitimement mobiliser son peuple en vue d’une action militaire :
Comme le duc Wen de Teng lui demandait : « Teng est un petit pays situé entre Qi et Chu. Dois-je me mettre au service de Qi ou de Chu ? »
– Je ne suis pas à la hauteur de ce genre de conseil, répliqua Mencius. Si vous ne pouvez faire autrement, je n’aurais qu’un conseil à vous donner : creusez des douves, élevez des murailles et défendez-les avec votre peuple. Cela peut se faire, s’il est prêt à mourir pour ne pas vous abandonner ».
27Ce passage suggère que le soutien du peuple est déterminant pour gagner une guerre (cf. 2b.1). Il suggère également que le peuple ne peut être mobilisé que s’il en éprouve le désir, ce qui implique que la conscription d’une population réticente ne saurait être efficace (ni moralement désirable).
28Le second type de guerre juste équivaut grosso modo à l’idée moderne d’intervention humanitaire. Mencius qualifie ces guerres « expéditions punitives » (?), supposées apporter la paix dans le monde et un gouvernement humain. Certaines conditions toutefois doivent exister au préalable. Tout d’abord, les « conquérants » doivent tenter de libérer le peuple qui est opprimé par les tyrans : « Yan opprimait son peuple. Quand vous êtes allé combattre son souverain, il a eu le sentiment que vous étiez venu à son secours et avait accueilli votre armée avec des corbeilles de victuailles et des pichets d’ambroisie » (1b.11). Mencius suggère que les gouvernants véreux ne sont pas prêts à abandonner leur trône, et que la libération du peuple peut exiger le meurtre du tyran : « Il châtia leurs souverains et consola les peuples telle une pluie opportune. Les gens en étaient remplis d’une grande joie » (1b.11). D’autre part, le peuple doit démontrer, de manière concrète, le fait que l’intervention du conquérant est la bienvenue (7b.4, 1b.10, 1b.11, 3b.5). Un tel accueil favorable, toutefois, doit être durable, et non l’affaire de quelques instants. Le réel défi consiste à maintenir un soutien favorable aux forces d’invasion, même après l’enthousiasme du début : « comment cela pourrait être encore possible, si vous tuez leurs pères et frères, si vous enchaînez leurs fils, si vous détruisez leurs temples ancestraux et si vous enlevez leurs vases précieux ? » (1b.11). Troisièmement, les expéditions punitives doivent être lancées par des gouvernants qui sont au moins potentiellement vertueux. On peut supposer que Mencius se donnait la peine de s’adresser à des dirigeants imparfaits, tout simplement parce qu’il était convaincu que la vertu était toute prête à se manifester en eux, ou qu’au moins ils avaient suffisamment de bon sens pour réagir aux conseils pratiques et moralement acceptables. Quatrièmement, le chef d’une expédition punitive doit revendiquer une motivation morale pour obtenir le soutien du monde : « Ainsi que le dit le Livre des documents : “À son départ en campagne, Tang commença par Ge.” Comme le monde entier lui faisait confiance, lorsqu’il faisait campagne à l’est, les barbares de l’ouest lui en voulaient, et quand il était au sud, c’étaient ceux du nord qui éprouvaient quelque ressentiment en se demandant pourquoi il allait les libérer en dernier » (Mencius, 1b.11).
29Inutile de préciser que l’ancien monde est bien éloigné du nôtre, et qu’il faut être prudent avant de tirer des conclusions pour nos sociétés contemporaines. Ni Lexiong, toutefois, estime que la période des Royaumes Combattants possède cinq points en commun avec le système international d’aujourd’hui : (a) il n’existe pas de réelle autorité sociale plus élevée que celle de l’État ; (b) les autorités sociales les plus élevées existent davantage formellement que réellement (le Zhou, le Fils du Ciel, à l’époque des Royaumes Combattants ou les Nations Unies aujourd’hui) ; (c) l’intérêt national ou intérêt de l’État est le principe le plus élevé qui l’emporte sur toute autre considération en cas de conflit ; (d) le principe dominant dans les relations internationales, c’est la « loi de la jungle » ; et enfin (e) les principes moraux universels sont invoqués au titre de prétextes pour réaliser les intérêts nationaux (Ni Lexiong 2001). Bref, on ne sera pas surpris qu’au moins quelques-unes des prescriptions confucéennes sur la guerre juste ou injuste puissent être considérées pertinentes pour le monde contemporain, articulé autour d’États souverains et d’un système global « anarchique ».
30Il ne s’agit pas uniquement d’un point théorique. Comme nous l’avons vu, les positions de Mencius servent de références normatives pour ceux qui, en Chine, s’opposent aujourd’hui aux guerres de conquête. Elles servent également à étayer certains jugements concernant les guerres dites justes. Par exemple, Gong Gang (2003) entend faire une distinction entre les guerres de conquête et les expéditions punitives justifiées afin de bien faire la différence entre les guerres qui ont eu lieu dans le golfe Persique :
On peut dire que la Première Guerre du Golfe fut une guerre juste, autorisée par les Nations Unies, comparable à la situation d’« un duc coupable corrigé [puni] par le Fils du Ciel ». […] Dans le cas présent [l’invasion de l’Iraq en 2003], les États-Unis ont déclaré user de la force à des fins humanitaires, par compassion, c’est-à-dire en agissant au titre à la fois d’un Vrai Roi et d’un hégémon. Mais la Seconde Guerre du Golfe n’est pas comparable, du fait qu’elle fut menée sans l’autorisation des Nations Unies. […] Les États-Unis utilisent la force sous prétexte de compassion et d’un sentiment humanitaire tout en défendant leur sécurité nationale et géopolitique ainsi que leurs intérêts économiques au nom d’une démocratie qu’ils chercheraient à promouvoir au Moyen-Orient ; ils agissent à l’évidence à la manière d’un hégémon planétaire.
32Et pourtant, pourquoi ne pas utiliser le langage moderne des Droits de l’homme pour exprimer de tels jugements ? Michel Walzer, le théoricien occidental le plus influent sur la question des guerres justes et injustes, déclare explicitement que les Droits de l’homme sont au fondement de la moralité en temps de guerre : « Les droits individuels [à la vie et à la liberté] sous-tendent les jugements les plus importants que nous portons sur la guerre [14] ». La réponse évidente, c’est que ce « nous » n’englobe pas les intellectuels et les politiciens chinois. De leur point de vue, le langage des Droits de l’homme, à chaque fois qu’il a été brandi pour justifier des interventions militaires à l’étranger, a été profané du fait de l’usage abusif qu’on en a fait sur la scène internationale (Walzer 1992 : 54). Du fait de l’existence de l’oppression coloniale dans l’histoire des puissances occidentales, ou encore des conflits en cours menés pour assurer des ressources économiques ou consolider des intérêts géopolitiques, le langage des Droits de l’homme est souvent perçu comme une idéologie permettant de légitimer la politique d’exploitation et des changements de régime. Même là où l’intervention militaire au nom des Droits de l’homme pourrait être justifiée – comme ce fut le cas sans doute pour ce qui concerne la guerre des Nations Unies dans l’intérêt des Albanais du Kosovo – il est difficile, sinon impossible, de venir à bout du scepticisme chinois concernant les motifs réels ayant conduit à l’intervention [15].
33Tout cela fournit une raison pratique pour faire appel à la théorie de Mencius sur la guerre juste et injuste. Ce qui compte en dernière instance, c’est la pratique plus que la théorie des Droits de l’homme. Tant que les personnes sont à l’abri de la torture, du génocide, de la faim ou d’autres fléaux, il n’y a pas lieu de s’inquiéter de justifications philosophiques ou politiques particulières. Ce qui veut dire que les États et autres organismes collectifs doivent faire de leur mieux pour faire respecter notre humanité fondamentale, mais le fait de savoir si ces pratiques sont inspirées par la morale des Droits de l’homme est secondaire. Et si la théorie de Mencius, en ce qui concerne la justice ou non des guerres particulières, conduit à des conclusions identiques aux principes des Droits de l’homme sur la morale de la guerre, alors pourquoi ne pas se prévaloir de sa théorie dans le contexte chinois ?
34Pourtant, une fois que l’on a dit cela, il faut admettre que la théorie de Mencius ne débouche pas toujours sur les mêmes conclusions que les conceptions s’inspirant des Droits de l’homme – mais cela plaiderait plutôt en faveur de Mencius. Pour lui, le gouvernement ne saurait assurer la paix si son peuple n’est pas bien nourri (1a.7). Autrement dit, le premier devoir d’un gouvernement est d’assurer les moyens de subsistance fondamentaux de son peuple. Ce qui veut dire, à l’inverse, que le pire, pour un gouvernement – ou, avec les mots d’aujourd’hui, la violation des Droits de l’homme qui serait la plus grave – serait de priver volontairement le peuple de ses moyens de subsistance (en les tuant, en ne les nourrissant pas, en négligeant de combattre un fléau, etc.). Un gouvernant qui s’implique dans de tels actes, pour un Confucéen, serait sans conteste considéré comme un oppresseur et un tyran, et des expéditions punitives contre lui seraient justifiées (à supposer que les autres conditions relatives aux expéditions punitives soient remplies). En revanche, les violations de droits politiques ou civils considérées comme oppressives par les défenseurs des Droits de l’homme – telles que les droits systématiquement refusés à la liberté de parole ou encore les traitements indus subis par les dissidents politiques au nom de l’ordre social –, ne seraient pas considérés comme des violations suffisamment graves pour justifier l’intervention humanitaire des puissances étrangères.
35De telles différences d’appréciation peuvent influer sur la qualification de guerre juste ou injuste appliquée aux conflits actuels. Pour les défenseurs occidentaux des Droits de l’homme, Saddam Hussein était sans conteste considéré comme un tyran et un oppresseur dans la mesure où il exerçait une violation systématique des droits civils et politiques : certains libéraux favorables à l’intervention humanitaire, tels que Michael Ignatieff et Thomas Friedman, ont soutenu l’invasion de l’Iraq en grande partie pour ces raisons. L’invasion de l’Iraq, selon eux, pouvait démocratiser ce pays et mettre en place un modèle politique pour le reste du Moyen-Orient (maintenant que l’Iraq est devenu synonyme de l’enfer sur la Terre, ce genre de rêve a été mis de côté). Pour les Confucéens en revanche, tant que le peuple iraquien n’avait pas été privé délibérément de moyens de subsistance, l’intervention ne pouvait pas être justifiée.
36Dans d’autres cas cependant, les Confucéens peuvent être même plus enclins à soutenir les interventions humanitaires que les interventionnistes libéraux. Dans le cas des famines délibérément orchestrées, comme celle qui fut provoquée par le blocus total des routes vers Kaboul par le gouvernement afghan en 1996, le théoricien confucéen de la guerre juste plaiderait pour une intervention étrangère (à supposer, comme toujours, que les autres conditions en faveur d’une intervention étrangère soient remplies). À l’inverse, des organismes libéraux de défense des Droits de l’homme tels qu’Amnesty International ont dénoncé la torture et l’exécution de quelques victimes au titre de violations des Droits de l’homme, mais ont laissé en arrière-plan l’abandon volontaire de milliers de gens affamés [16]. De la même manière, s’il est avéré que le gouvernement nord-coréen a délibérément encouragé une politique débouchant sur la famine pour des millions de gens, un Confucéen insistera sur la nécessité d’une intervention étrangère en Corée du Nord plutôt qu’en Iraq [17].
37Il est utile de se demander quelle est l’importance que cela peut avoir en pratique. Même si l’influence de la pensée confucéenne est bien présente dans les prises de positions critiques des intellectuels chinois, ces positions ont-elle un réel effet sur les pratiques politiques de l’État chinois ? Les théoriciens confucéens de la guerre juste se révèlent souvent tout aussi impuissants que les théoriciens américains des Droits de l’homme (peut-être plus encore, puisque la société ne connaît pas de liberté de presse ni d’autres forums publics permettant aux critiques de circuler ; les opposants confucéens ont tendance à réserver leurs critiques pour les hégémons étrangers). Il est évident, par exemple, qu’une guerre contre Taïwan – dans l’hypothèse où Taïwan déclarerait officiellement son indépendance – ne remplirait pas les critères confucéens pouvant justifier une expédition punitive : tant que le gouvernement taïwanais ne tue pas et ne plonge pas son peuple dans la famine, seul un pouvoir moral pourrait être utilisé légitimement pour ramener Taïwan dans le giron de la Chine [18]. Mais il semble tout aussi évident que les objections confucéennes ne feront probablement pas reculer d’un pas le gouvernement chinois dans cette éventualité. Mais alors, cette théorisation confucéenne de la guerre juste, de quoi parle-t-elle au juste ?
38Un point de vue historique pourra peut-être nous permettre de comprendre. L’une des caractéristiques de la Chine impériale, c’est qu’elle ne connut pas une expansion comparable à celle des puissances impériales occidentales, même lorsqu’elle aurait pu en avoir les capacités techniques. Au lieu de cela, l’empire institua le système tributaire, avec l’« Empire du Milieu » au centre et les États « périphériques » à l’extérieur. Dans un tel système, le gouvernant tributaire ou son représentant devait se rendre en Chine pour payer son tribut en signe rituel de reconnaissance de son statut de vassal. En retour, la Chine garantissait la sécurité et fournissait certains privilèges économiques tout en usant d’un pouvoir moral pour divulguer les valeurs confucéennes et en permettant aux modes de vie traditionnels de s’épanouir. Inutile de préciser que la pratique s’éloignait fréquemment de l’idéal. Mais tout de même, le discours confucéo-mencien contribua à stabiliser le système tributaire et à contenir les excès des guerriers assoiffés de sang et des marchands avides. Un enseignement pourrait bien en être tiré pour l’avenir. Au moment où la Chine, avec ses moyens économiques et militaires, s’inscrit à nouveau dans le monde comme une grande puissance prête à devenir un hégémon régional (voire global), les contraintes qu’elle devra assumer dépasseront les contraintes de la seule realpolitik. Plus que tout autre discours, la théorisation confucéenne sur la guerre juste ou injuste possède suffisamment d’influence pour infléchir les projets impérialistes de la Chine à l’étranger, exactement comme elle l’a fait dans le passé. La morale de Confucius peut inciter les responsables à bien réfléchir avant de collaborer avec des gouvernements impliqués dans l’assassinat en masse de civils, comme au Soudan. Exprimée de manière plus positive, cette morale peut donner à la Chine une légitimité pour mener à bon terme des expéditions punitives dans les États voisins (si par exemple un État d’Asie orientale commençait à réaliser un massacre de sa population, comme cela a pu se passer au Rwanda). Le discours confucéen pourrait tenir le rôle de guide moral dans des cas semblables et le gouvernement chinois ne se limiterait pas à réagir à la pression internationale.
39La théorisation confucéenne peut aussi exercer une influence à des niveaux inférieurs aux plus hautes sphères de l’État, en particulier une fois les hostilités déclenchées. La torture de prisonniers à Abu Ghraib en Iraq est là pour nous rappeler que des actes indignes sont commis « non officiellement » en période de guerre, par des soldats qui agissent sans l’autorisation explicite de leurs supérieurs. Mais ces soldats avaient tout de même reçu d’eux certains signes implicites, qui donnaient le ton relativement aux manières à adopter pour assurer le bien-être des prisonniers. Dans un tel cas, l’accent mis par le confucianisme sur la moralité et les qualités politico-militaires des responsables vient particulièrement à propos. Dans la Chine impériale, l’idée que ceux qui menaient la guerre devaient posséder des qualités humaines et de compassion orientait la pratique des généraux désignés, qui étaient considérés comme des personnes exemplaires possédant des compétences militaires, mais aussi des qualités morales. L’une des raisons importantes d’insister sur la qualité morale des commandants tient au fait qu’ils devaient servir d’exemple pour les soldats, et que leur force morale devait rayonner jusqu’aux niveaux les plus subalternes. « Là où passe le vent, dit Confucius, l’herbe ne peut que se coucher » (Entretiens, 12.19). Si l’objectif consiste bien à sensibiliser les soldats sur des questions morales, les responsables ne doivent donc pas se concentrer uniquement sur les compétences pratiques exigées pour parvenir à la victoire, selon l’idée que se faisait Clausewitz d’un général.
40En résumé, il existe donc deux raisons principales de recourir à la théorie de Mencius sur la guerre juste. La première est psychologique. S’il existe grosso modo un consensus sur les objectifs d’une théorie de la guerre juste – qu’elle doive interdire toute guerre de conquête et justifier certains types de guerre d’autodéfense ou l’intervention humanitaire –, alors on doit faire appel à la théorie psychologiquement la plus contraignante pour ceux à qui l’on s’adresse. Dans le contexte chinois, c’est la théorie de Mencius qui possède ce pouvoir déclenchant. La comparaison ne concerne d’ailleurs pas uniquement les théories des Droits de l’homme, mais aussi d’autres penseurs, comme Mozi, qui ont eux aussi élaboré des théories comparables, sur le plan pratique, aux théories modernes de la guerre juste. Mais Mencius est généralement considéré comme « quelqu’un de bien » par les Chinois contemporains, et il est donc inutile d’émettre des réserves ou de chercher à justifier certains aspects de sa théorie.
41La seconde raison est philosophique et concerne la valeur intrinsèque de la théorie de Mencius. Comparée à d’autres conceptions, celle de Mencius comporte plusieurs avantages, notamment par l’accent qu’elle met sur le bien-être matériel ainsi que par sa relative discrétion sur l’argument religieux ou ethnique pour justifier les guerres. La théorie de Mencius pourrait et devrait être enseignée dans les écoles militaires, en Chine comme ailleurs. Et les intellectuels critiques devraient s’inspirer des conceptions de Mencius pour évaluer le degré de justice d’une guerre dans le monde contemporain. Certes, il n’y a aucune raison de prétendre que la théorie de Mencius sur la guerre juste (pas plus qu’aucune autre théorie) doit avoir le dernier mot sur le sujet. Elle comporte certaines lacunes telles que l’absence, par exemple, de préceptes détaillés relatifs au jus in bello. Au-delà de son argumentation sur les massacres de civils à grande échelle (7b.3), Mencius n’a pas tiré explicitement les conséquences de ses positions sur la guerre juste pour expliquer quelle devait être la conduite juste à tenir pendant les conflits. Sur cette dernière question, les idées de Xunzi, ou encore celles de théoriciens contemporains, pourront venir compléter sa théorie.
42(Traduit de l’anglais par Thierry Loisel.)
Bibliographie
Références
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- Walzer, Michael (1992) Just and Unjust War. New York : Basic Book.
Notes
-
[1]
Il est intéressant de noter que le gouvernement chinois se réfère au stade actuel du développement économique comme ayant tendance à devenir xiaokang shehui (« société à faible prospérité »).
-
[2]
Il faut toutefois noter que la Chine est l’un des rares pays possédant des frontières territoriales à l’intérieur de son propre territoire : les frontières de Macao ou de Hong Kong sont par leur fonction équivalentes aux frontières internationales, et le système hukou d’enregistrement domiciliaire impose plus de restrictions sur la mobilité des travailleurs que celle, par exemple, qui existe à l’intérieur de l’Union européenne. Je ne veux pas dire pour autant que de telles restrictions soient nécessairement illégitimes – elles s’expliquent essentiellement du fait de très grandes différences de niveau de vie à l’intérieur même de la Chine, et du fait que les régions les plus riches craignent d’être envahies par la misère des émigrants –, mais l’idéal du tian xia peut nous permettre de garder à l’esprit qu’il existe des solutions temporaires, un peu plus terre-à-terre pour les circonstances difficiles, et que les frontières pourront être supprimées dès que l’occasion s’en présentera.
-
[3]
Le penseur confucéen Mou Zongsan (1909-1995) a réagi sur ces questions en rejetant la supériorité de la culture chinoise, mais pour adopter une position extrême dans l’autre sens en affirmant que les diverses cultures méritent un égal respect. D’autres cultures peuvent être dignes de respect, mais il paraît hasardeux d’affirmer qu’elles sont dignes d’un égal respect avant de les avoir soigneusement étudiées et comprises. Et la manière dont Mou Zongsan développe ses études interculturelles semble encore attribuer un rôle central au confucianisme – il déclare que les quatre instincts éthiques fondamentaux de l’homme dégagés par Mencius (le cœur de la compassion, de la honte, de la courtoisie et de la modestie, du juste et de l’injuste) sont les mêmes chez chacun d’entre nous, mais que leurs caractéristiques concrètes et leurs modes d’expression peuvent varier d’une culture à l’autre (Chan 2007 : 79). Il y a fort à parier qu’une musulmane très pieuse, par exemple, aura du mal à concevoir ses obligations morales comme des variations sur des thèmes confucéens.
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[4]
Je ne veux pas dire pour autant que les penseurs confucéens soient les seuls à cet égard. À tout prendre, l’élan messianique – cette conception qui estime que l’État peut et doit incarner des principes universels qui doivent être promus à l’étranger – est bien plus profondément ancré dans le discours politique américain. Et pas seulement chez les fanatiques religieux. Le chroniqueur du libéral New York Times écrit que les Américains « ont besoin de trouver un moyen pour se ressouder entre eux, pour reprendre contact avec l’étranger et rendre à l’Amérique sa place naturelle dans l’ordre mondial – en tant que phare du progrès, de l’espoir et de l’inspiration » (Friedman 2007).
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[5]
Il peut y avoir de brefs moments d’euphorie dans l’histoire (par exemple après une révolution) où de tels sentiments ont pu être largement répandus, mais il est difficile de soutenir qu’il puisse exister des régimes fondés sur la disparition des intérêts personnels et des préoccupations égocentriques.
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[6]
Les intellectuels chinois débattent également pour savoir si le chinois peut et doit devenir une langue internationale et si davantage d’efforts doivent être déployés pour enseigner et promouvoir le chinois durant les Jeux olympiques, plutôt que de s’adresser aux visiteurs en anglais (voir Nanfang Zhoumo du 16 août 2007).
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[7]
Pour être plus précis, il est incompatible avec les valeurs fondamentales défendues par les premiers Confucéens. Les Néo-Confucéens ont été profondément influencés par le Taoïsme et le Bouddhisme, ce qui a altéré et rendu problématiques les valeurs fondatrices du confucianisme (Ivanhoe 1990).
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[8]
Une déclaration fameuse (ou ignominieuse) de Confucius stipule que les soins dus aux parents plus âgés pouvaient justifier que l’on couvre les crimes de son propre père : « Comme le seigneur de She tenait ce discours à Confucius : “Il a chez nous un modèle de droiture : quand son père avait chapardé un mouton, lui, son fils, avait porté témoignage à sa charge. – On se fait une autre idée de la droiture chez nous”, rétorqua Confucius, “le père protège son fils et le fils son père. Tel est le sens de la droiture chez nous” » (Entretiens, 13.18). Le légiste Hanfeizi s’oppose sans surprise à cette conception qui estime que les obligations familiales sont prioritaires sur les autres, argumentant qu’elle est incompatible avec la victoire en temps de guerre (il concocta une histoire qui met en scène Confucius récompensant un homme qui avait fui le champ de bataille pour aller prodiguer ses soins auprès de son père âgé, ajoutant cette morale : « Un homme qui est un bon fils pour son père peut bien être un traître à son seigneur »). Le conflit qui met en concurrence les liens à la famille et les liens à l’État est un thème récurrent dans l’histoire chinoise. Un soir, au moment du dîner, mon fils rapporta aux membres de la famille que j’avais gaspillé de la nourriture. Je répliquai, moitié plaisantant, avec cette citation de Confucius selon laquelle les fils devaient couvrir les fautes de leurs pères. Mon beau-père, un cadre révolutionnaire plutôt âgé, et vétéran de trois guerres, répondit que la position de Confucius était « erronée ». Gardant à l’esprit la valeur de la piété filiale, j’ai résisté à la tentation de prendre la défense de Confucius.
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[9]
L’intérêt pour d’autres peuples est très souvent motivé par des liens de familiarité et des rencontres personnelles, et la mondialisation sous différentes formes a été bénéfique de ce point de vue. Rappelons qu’Adam Smith, en 1759, pouvait écrire qu’« en Europe, un homme doté d’humanité » ne perdrait pas le sommeil s’il apprenait que « le grand empire de la Chine avec ses myriades d’habitants » était « soudain englouti par un tremblement de terre. » En revanche, « l’accident le plus frivole qui puisse lui arriver occasionnerait en lui un trouble plus réel. S’il devait perdre son petit doigt demain, il n’en dormirait pas la nuit ; mais il ronflerait avec le plus profond sentiment de sécurité malgré la ruine de cent millions de ses frères, pourvu qu’il ne les ait jamais vus ; et la destruction de cette foule immense semblerait l’intéresser bien moins que sa dérisoire infortune » (Smith 1999 : 198-199). L’idée générale de Smith, selon laquelle « nous sommes toujours beaucoup plus affectés par tout ce qui nous concerne nous-mêmes » est peut-être juste, mais il serait difficile d’imaginer un penseur occidental contemporain reprendre son exemple, précisément parce que la sensibilité morale « européenne » s’est élargie du fait d’un contact personnel important avec les Chinois. Si Smith pouvait écrire au sujet des Chinois comme s’ils vivaient sur une autre planète, c’est que fort peu d’Européens avaient encore tissé des liens personnels avec eux, ce qui évidemment n’est plus vrai aujourd’hui.
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[10]
Le Syndicat fédéral de la Chine collabore avec un important syndicat ouvrier de Roumanie afin de protéger les droits des ouvriers chinois dans ce pays (Bran 2007).
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[11]
On pourrait soutenir que la rhétorique du cosmopolitisme utopique pourrait être plus attractive pour ces étrangers qui ne sympathisent pas avec l’idée que la Chine a des intérêts nationaux légitimes à défendre sur la scène internationale. Mais les réalités de la concurrence dans les relations internationales montreraient rapidement l’hypocrisie de la Chine si elle justifiait sa politique extérieure par la rhétorique cosmopolite, et le résultat pourrait même être pire que si elle revendiquait de temps en temps le motif de son propre intérêt national. L’une des raisons pour lesquelles les États-Unis sont si mal perçus à l’étranger, c’est qu’ils mettent toujours en avant des valeurs universelles telles que la démocratie et la liberté, sans vouloir admettre publiquement que leurs actions sont bien souvent déterminées par leur propre intérêt national. Et cette critique n’est pas uniquement valable pour l’administration Bush. En 2004, l’ancien vice-président des États-Unis, Al Gore, prononça un discours sur le réchauffement de la planète à Shenzhen. Au moment des questions-réponses, un spécialiste de Confucius, Jiang Qing, lui demanda si selon lui l’intérêt national des États-Unis pouvait être différent des intérêts du reste du monde. Gore sembla pris au dépourvu par cette question, et après un court silence, il affirma que les intérêts des uns et des autres ne pouvaient entrer en conflit dans la mesure où la constitution américaine exprime des principes politiques délivrés par Dieu.
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[12]
Ce paragraphe reprend l’essentiel du chap. ii de Bell (2006).
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[13]
Mencius a dit qu’un Roi sage qui voudrait conquérir le monde par le moyen de la puissance morale serait largement en retard sur son temps, mais il ajouta que les Rois sages viennent selon des cycles de cinq cents ans et durent rarement plus d’une ou deux générations (2b.13, 5a.5). D’après sa théorie, le monde d’États concurrents délimités par des frontières territoriales est une réalité qui occupe près de 90% de l’histoire. Remarquons également la différence entre la conception cyclique de l’histoire chez Mencius et la conception linéaire du progrès avancée par Kang Youwei.
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[14]
Dans le domaine de la politique intérieure, toutefois, le langage des Droits de l’homme est beaucoup mieux accueilli en Chine, tant par les critiques du régime que par les cercles gouvernementaux officiels.
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[15]
Naturellement, le bombardement (accidentel selon le gouvernement américain) de l’ambassade chinoise à Belgrade a définitivement clos la question aux yeux de (la plupart ?) des Chinois. J’ai personnellement vécu cette réaction à Hong Kong. La première fois que je me suis vraiment senti comme un étranger parmi mes amis chinois du continent et parmi les membres de ma famille, ce fut lorsque je déclarai que la guerre contre la Serbie restait néanmoins justifiée, même après le bombardement. J’ai vite appris à garder mes propres opinions pour moi si je voulais maintenir une certaine harmonie avec les gens qui me sont chers !
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[16]
En réponse à ce genre de cas de priorité apparemment malencontreuse, Amnesty International a élargi sa mission pour y inclure les droits économiques et sociaux (cf. Bell 2006 : 94).
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[17]
Vu le risque de victimes civiles, les critiques confucéens encourageraient probablement d’autres moyens d’opposition, tels que des protestations publiques ou l’élimination ciblée des responsables de la famine.
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[18]
Mais serait-il légitime que Taïwan se défende s’il était attaqué par le pouvoir continental ? Pour un confucéen, la réponse dépendrait en partie de la personnalité morale du dirigeant taïwanais, du degré de soutien populaire dont bénéficie ce dirigeant et des conséquences à craindre dans le cas d’options différentes, comme la reddition (ce qui ne serait pas une catastrophe si l’armée chinoise se retirait rapidement après l’invasion et que le gouvernement chinois restaurait le statu quo ante) ou encore l’exil (Mencius prétend que, face à une défaite certaine, un bon gouvernant quitterait son royaume plutôt que d’exposer son peuple à des souffrances, et qu’au bout du compte il finirait peut-être par être suivi par son peuple [1b.15]).