Notes
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[1]
Sur Platon interlocuteur de Badiou et de Rancière, voir Badiou (2006, p. 139).
1S’agissant d’espace public et de langage, un lien indissoluble semble les lier si l’on veut bien les considérer du point de vue de la démocratie. Hannah Arendt nous dit ainsi que les révolutions modernes sont une manière de renouer, après la dévalorisation de l’Antiquité par le Christianisme, avec les Grecs anciens, pour lesquels l’égalité politique est égalité dans la participation et capacité de vivre en commun sans divisions entre gouvernés et gouvernants. Mais ce qui est nouveau, c’est que le domaine public n’est plus réservé à une minorité à l’abri des nécessités de la vie, mais à une majorité, quoique soumise au besoin. « Qu’est-ce que la liberté politique ? » commente à sa suite Martine Leibovici (2000) : c’est le droit de regard sur le monde public et celui de s’y faire voir, d’y parler et d’y être entendu, pour tous et singulièrement, pour « la multitude des pauvres et des humiliés, cachés dans la nuit de la honte » (Arendt 1967). Claude Lefort avait auparavant commenté ces textes en repérant que le fait qu’Hannah Arendt conçoive la politique à la faveur d’un retournement de l’image du totalitarisme lui faisait privilégier des moments où sont rendus manifestes ses enjeux les mieux cachés : le moment de la cité grecque dans l’Antiquité et celui des Révolutions américaine et française (avec peut-être aussi les conseils ouvriers en Russie en 1917 et en Hongrie en 1956). « Dans le cas de la Grèce, le cas le plus pur, on voit, selon Arendt, s’aménager un “espace”, surgir un espace, où, à distance de leurs affaires privées propres à l’enceinte de l’oïkos – l’unité de production domestique dans laquelle règnent les contraintes de la division du travail et des rapports entre dominants et dominés – les hommes se reconnaissent comme égaux, discutent et décident en commun. Dans cet espace, ils peuvent rivaliser et chercher, comme dit Hannah Arendt, par les “belles paroles” et les “exploits”, à imprimer leur image dans la mémoire publique» (Lefort 1986, p. 66). Le rapport qui commande la vie politique démocratique est celui d’un échange de paroles dans un monde commun – et de ce fait humain – qui n’est pas un mais ouvert à la pluralité. On sait que cette opposition unité/pluralité rentre dans une série d’oppositions : public/privé, politique/vie sociale, pouvoir/violence, vie contemplative/vie active, et que cette dernière est à l’origine du refus de Hannah Arendt de se nommer « philosophe » : car de Platon jusqu’à Marx, la liberté qui était au cœur de l’action politique dans la cité démocratique a été confisquée par la philosophie, et le visible de l’espace politique a été invalidé comme prosaïque au profit de l’invisible de la pensée séparée du monde. La philosophie, de Platon à Marx, ne songe à restaurer l’activité politique qu’en voulant réaliser la philosophie, projeter dans l’histoire et l’empirie l’idée d’une logique et d’une vérité séparée de l’action et qui procède d’un oubli de l’action et donc d’une déchéance de la politique.
2Je voudrais partir de là pour questionner le champ agonistique de la philosophie politique en France, qui cristallise centralement ses enjeux, explicitement ou implicitement, dans cette référence à Hannah Arendt et à son refus du nom de philosophe.
I
3Il y aurait tout d’abord les articles anciens et surtout le livre récent de Miguel Abensour (2006). Abensour y cite l’entretien télévisé d’Hannah Arendt avec Günther Grass de 1964, dans lequel elle répond ainsi à la question de savoir où se situe pour elle la différence entre la philosophie politique et son travail de professeur de théorie politique :
La différence tient à la chose même. L’expression « philosophie politique », que j’évite, est déjà extraordinairement chargée par la tradition. Lorsque j’aborde ces problèmes, que ce soit à l’université ou ailleurs, je prends toujours soin de mentionner la tension qui existe entre la philosophie et la politique, autrement dit entre l’homme en tant qu’il philosophe et l’homme en tant qu’il est un être agissant ; une telle tension n’existe pas dans la philosophie de la nature […]. Mais il [le philosophe] ne se tient pas de façon neutre en face de la politique : depuis Platon ce n’est plus possible […]. Et c’est ainsi que la plupart des philosophes éprouvent une sorte d’hostilité à l’égard de toute politique, à quelques très rares expressions près, dont Kant. Hostilité qui est extrêmement importante dans ce contexte, parce qu’il ne s’agit pas d’une question personnelle : c’est dans l’essence de la chose même, c’est-à-dire dans la question politique comme telle que réside l’hostilité […]. Je ne veux en aucune façon participer à cette hostilité […]. Je veux prendre en vue la politique avec des yeux pour ainsi dire purs de toute philosophie (Arendt 1980, cité par Abensour 2006, p. 19 ; cf. Tassin 2001, p. 15).
5Ce qui signifie 1) d’abord que pour Hannah Arendt il n’y a pas d’homogénéité entre la philosophie et la politique, qui sont selon elle par essence radicalement distinctes. L’expression « philosophie politique » est donc trompeuse, en ce qu’elle masque une tension, voire un antagonisme, entre ces deux formes de vie, la vie contemplative et la vie active ; 2) que c’est de la responsabilité des philosophes en tant qu’ils se constituent depuis Platon comme corporation de distribuer hiérarchiquement la vie contemplative en haut et la vie active en bas, et cette hostilité et ce retrait des philosophes au regard des choses de la cité n’est pas un accident occasionnel, mais tient à l’essence de la chose même ; 3) qu’en conséquence Hannah Arendt ne peut que refuser toute identification au personnage du philosophe politique, pour préserver la pureté de son regard porté sur les choses politiques mêmes, et revendiquer de n’être qu’une théoricienne de la politique sans les lunettes de la philosophie. Et dans cette lecture maximale, voire emphatique, qu’il propose de ce texte et de quelques autres pour mieux les prendre au sérieux, Miguel Abensour pose la question de la complexité de la position arendtienne, de son évolution depuis la proximité d’une critique de la sociologie de la connaissance jusqu’à un anti-platonisme militant, et du sens de l’espace de pensée qu’ouvre l’écart qu’elle veut marquer avec la philosophie. Peut-on faire de Hannah Arendt une philosophe malgré elle, et s’autoriser d’elle pour revendiquer une autre philosophie politique que celle de la tradition ?
6Miguel Abensour travaille en extension et en compréhension cette position d’hostilité à la philosophie politique chez Hannah Arendt. Et d’abord il rapporte comment sa lecture a évolué depuis trente ans. Alors que régnaient le fonctionnalisme et le marxisme, Hannah Arendt pouvait apparaître comme un pôle de résistance à la sociologisation ou à la scientifisation du politique, et donc incarner aux côtés de Leo Strauss la tradition, dans l’effacement de la différence réduite aux choix politiques de celle qui avait consacré un ouvrage à la révolution et de celui qui n’en parlait pas, tandis que la première prend le parti du citoyen quand Leo Strauss est résolument du côté du philosophe.
7Trente ans plus tard, la conjoncture a changé, elle est devenue celle d’une restauration volontariste et obstinée de la philosophie politique, en tant que discipline académique portée par des stratégies de reconnaissance institutionnelle : associations, revues, collections de livres, dictionnaires, colloques. La tradition n’est plus dans l’invention du nouveau mais dans la répétition du même, alors que font retour les choses politiques après la fin des totalitarismes qui prétendaient eux-mêmes en finir avec le politique. Le retour du politique ne requiert pas une restauration de la philosophie politique identique à elle-même depuis le geste platonicien, mais un autre geste, qui permette de redécouvrir la chose politique, une philosophie qui ne soit pas – selon une distinction de Feuerbach que Miguel Abensour se plait souvent à citer – nourrie d’elle-même comme discipline académique, mais soit l’expression d’un besoin de l’humanité. D’un côté, les restaurateurs de la philosophie politique veulent récupérer Hannah Arendt pour en faire une grande figure de la philosophie politique. Contre cette récupération, Hannah Arendt est lue par Abensour comme une figure de résistance : résistance à la sociologisation perdurante de la politique et résistance à la restauration de la philosophie politique en tant qu’elle vise à l’occultation des choses politiques. Une problématique qui fait du renversement du platonisme chez Arendt l’une des clefs de compréhension de sa critique de l’idée de la philosophie politique et son mot d’ordre : rejet du mythe de la caverne, où le philosophe redescend pour communiquer la vérité à ceux qui y sont restés et y gagne de rendre applicables – sous condition de leur transformation et de la substitution de l’Idée de Bien à celle du Beau – les Idées qu’il avait trouvées à l’extérieur de la caverne, légitimant ainsi sa position de philosophe roi. D’où il ressort finalement la substitution du faire à l’agir, de l’œuvre à l’action. La politique en sort réduite à néant, puisqu’il ne s’agit plus de laisser advenir le lien politique dans l’inventivité de la praxis d’hommes libres, mais de supprimer le chaos en imposant un ordre venu de la transcendance du ciel des idées qui viendrait autoriser la bonne administration de la cité. La philosophie politique ne vaut pas une heure de peine si elle consiste à soumettre la liberté et son exercice à l’autorité d’un groupe d’experts en Idées. Mais le mot d’ordre « renverser le platonisme » chez Arendt et selon Abensour n’est que la moitié d’une invitation.
8Faire front contre la tradition platonico-aristotélicienne n’est pas la remplacer par une théorie plus ou moins positiviste de la politique. Il s’agirait plutôt chez Arendt de dépasser le psychologisme, le sociologisme et le philosophisme par « une sorte de phénoménologie » soucieuse de revenir aux choses politiques mêmes. Abensour consacre tout un chapitre à commenter l’exception kantienne, soit le fait que Kant est l’un des rares philosophes à ne pas avoir éprouvé d’hostilité à l’égard de toute politique selon Arendt : 1) Kant fait le choix de l’égalité quand la tradition de la philosophie politique se nourrit du partage sages/insensés, réhabilitant le sens commun désormais dissocié du vulgaire. Le philosophe ne peut donc plus adopter ce ton supérieur qui qualifie le penseur au-dessus du commun, pour lequel la philosophie comme ornementation de l’entendement représentait le dévoilement d’un mystère informulable dans une langue commune, et incommunicable par le langage ; 2) Kant insiste sur la pluralité humaine en tant que penseur du monde, c’est-à-dire d’un espace entre les hommes au pluriel, donc de la politique. Mais il faut aussi être attentif à la séparation acteurs/spectateurs du monde. Seuls ces derniers ont accès au sens de l’histoire, et Arendt crédite Kant de la distinction entre penser et juger, la faculté de juger devenant la faculté politique par excellence, qui ouvrirait la voie d’une autre philosophie politique – ce qui a été longuement commenté par Jean-François Lyotard (1986), Françoise Proust (1991), Amparo Vega (2000), Étienne Tassin (1987) et qui est peut-être le lieu du différent radical de Badiou avec tout héritage arendtien de la philosophie politique ; 3) le sensus communis est une manière de rompre avec le mythe de la caverne et de Platon « père de la philosophie politique de notre temps », une caverne où les hommes sont enchaînés, privés de liberté et de langage, donc apolitiques, tandis que chez Kant il s’agit d’un public de spectateurs qui existent au pluriel, dont la publicité régit toutes les actions. Du coup, la politique n’est plus comme chez Platon l’imposition d’une ordre normatif venu de l’ailleurs du ciel des Idées et importé par la caste des experts en Idées à une multitude déréglée ; elle est devenue, dans le transfert de l’hypothèse du sensus communis de l’esthétique au politique, la manifestation d’un principe a priori qui la fonde et la rend possible, comme le déploiement de l’être en commun au sein d’une communauté historique donnée (Abensour 2006, pp. 221-223). Si dans le domaine esthétique l’on peut se projeter à la place de l’autre pour discuter de ses goûts, voire les partager, dans le domaine politique, si une question est négociable, alors penser depuis la place de l’autre est possible et permet la formulation d’un jugement impartial qui peut aboutir à un accord entre les parties qui tienne la violence à distance.
9On sait qu’Hannah Arendt ne développera pas au-delà cet héritage kantien, mais Abensour peut la créditer à partir de là d’ouvrir la porte à la philosophie politique critique qu’il appelle de ses vœux, même si elle reste sur le seuil : « une philosophie politique non plus asservie au mythe de la caverne, et à sa problématique de la non-communication, mais arrimée au principe a priori du sensus communis, à l’idée, à travers le jugement de goût, d’une communicabilité universelle qui fond l’expérience des hommes et rend possible l’institution de la liberté dans l’historico-politique ». C’est Arendt qui rend possible la question d’une intelligibilité des choses politiques qui ne se transformerait pas en gouvernement des multitudes par les philosophes.
10Il y a chez Miguel Abensour un principe de lecture qui consiste toujours à prendre les textes au pied de leur lettre pour les faire travailler sur eux-mêmes au présent, pour surenchérir en établissant entre leurs auteurs et nous un « milieu » (Merleau-Ponty) où ce qui leur appartient nous devient indiscernable (1991, p. 573), pour faire œuvre (une interrogation réciproque) plutôt que faire somme. C’est ce que Horacio González (2005, p. 29) a nommé le processus de libération des textes. Si la politique chez Arendt est nécessairement un espace où les personnes, libérées de la contrainte et des nécessités matérielles, agissent en commun, et la démocratie, lieu où s’échangent les paroles, est la réalisation de la politique (Hurtado-Beca 2005, p. 238), si elle est questionnement, indétermination, remise en chantier permanente, comme chez Claude Lefort, contre toute réduction libérale de la démocratie ou toute objectivation du politique dans l’État, Miguel Abensour (2004a, 2004b) va y voir une démocratie « insurgeante », lieu de création renouvelée de la communauté politique des « tous uns » – donc un non-lieu, ou un lieu hors-lieu. Si la philosophie politique est soupçonnée chez Hannah Arendt d’occulter la phénoménalité du bios politikos, il revendique comme en écho, non plus tant à la Boétie qu’à Pascal : la vraie philosophie politique se moque de la philosophie politique.
11Pour Miguel Abensour, la démocratie ne peut être donnée une fois pour toutes comme constitution ou institution. Elle est action et volonté. La liberté n’est pas dans la nostalgie de son éphémère inscription dans un corps politique qui n’est qu’un produit de l’histoire, mais dans l’investissement d’une volonté politique dans la critique de la chosification de toute institution. En conséquence de quoi cette première figure de la modernité ne nous engage plus, comme chez Leo Strauss, dans un retour à la philosophie politique des Anciens, mais nous ouvre à une philosophie politique critique ou critico-utopique, c’est-à-dire une philosophie politique susceptible de contribuer à l’émancipation aujourd’hui. Ce qui présuppose qu’on distingue entre un banal retour à ce qui est perçu comme discipline académique, exposée à se transformer en histoire de la philosophie politique, donc – nous dit Abensour – à une occultation des enjeux politiques du temps présent au bénéfice d’une gestion de l’ordre établi, et un retour des « choses politiques ». Et donc se tenant à distance à la fois de la théorie critique et catastrophiste de l’école de Francfort (Adorno, Horkheimer, Marcuse), donnant comme indissociables la politique et la domination, et l’irénisme de la philosophie politique qui efface les traces de la domination pour concevoir l’espace politique comme un pur jeu d’échanges entre participants égaux, ce qu’annonce ce qu’on peut nommer le moment machiavélien de Miguel Abensour serait une philosophie politique qui puisse penser ensemble le principe politique et la critique de la domination, en tenant compte à la suite de La Boétie du fait que toute manifestation du principe politique, démocratie ou république, peut dégénérer en État autoritaire. De là que la scène politique serait le théâtre d’une lutte sans merci entre le fait de la domination et l’institution politique, car la dégénérescence est toujours le possible de cette institution. De là aussi que l’association de l’utopie et du principe politique serait le meilleur rempart pour s’opposer à la dégénérescence des formes politiques (Abensour 2003).
12Il y a donc déplacement de la philosophie, puisque celle-ci ne saurait être au fondement de la politique, sauf à demeurer légitimation d’un ordre politique placé sous la figure de la domination. Ce déplacement de la philosophie politique chez Miguel Abensour, en tant qu’elle revendique de devenir une philosophie politique critico-utopique, va de pair avec une conception de la citoyenneté dans laquelle celle-ci ne serait plus installée dans un corps constitutionnel ou institutionnel une fois pour toutes, dans un lieu assigné, mais se tiendrait dans un non-lieu ou un hors lieu dans un déplacement perpétuel, puisque pour Abensour la démocratie est action ou volonté, c’est-à-dire sous condition de l’action qui est cette prise de parole qui subjective le citoyen et rouvre l’espace public de la démocratie, c’est-à-dire sous condition de la langue de l’émancipation. Dit autrement : la philosophie politique sera donc critique ou ne sera pas.
II
13Revendiquer une philosophie politique qui soit autre chose que ce que Hannah Arendt et Miguel Abensour nomment la tradition est pour Alain Badiou un leurre. Badiou appelle philosophie politique tout autre chose qu’un lien entre philosophie et politique. Pour lui, la philosophie politique est ce qui considère que l’intelligibilité du politique, son caractère pensable et sa soumission à des normes éthiques relèvent de la philosophie : « c’est le programme qui, tenant la politique – ou mieux encore le politique pour une donnée objective, voire invariante de l’expérience universelle, se propose d’en délivrer la pensée dans le registre de la philosophie » (Badiou 1998, p. 19, Badiou 2002, 2001). Pourquoi la philosophie politique a-t-elle pris une telle place dans notre contemporanéité ? Selon Badiou, cela tient au déclin des politiques révolutionnaires et à la conviction dominante qu’il n’y a qu’une seule forme politique rationnelle, la démocratie représentative sous toutes ses formes. Hier, avec Sartre, on était encore dans l’idée que le marxisme est le paradigme indépassable de notre temps ; aujourd’hui c’est le paradigme de la démocratie qui est indépassable. Hier on était encore dans l’héritage de la thèse de Marx sur Feuerbach selon laquelle il ne s’agit plus d’interpréter le monde mais de le transformer ; aujourd’hui la politique n’est plus le réel de la philosophie, c’est au contraire la philosophie qui définit, dans les catégories éthiques, le réel de la politique. Donc pour Badiou nous sommes devant une alternative claire entre deux voies. Ou bien l’on assume ce renversement et on donne la démocratie représentative comme le seul paradigme possible pour notre temps. La philosophie politique est alors l’idéologie du démocratisme contemporain, à travers laquelle se fait le deuil de toute politique d’émancipation et de toute révolution (Badiou 2004, p. 25). Ou bien avec Badiou on établit que l’intelligibilité de la politique est à trouver dans l’intériorité de la politique elle-même, dans ce qu’elle dit et dans ce qu’elle prononce. Autrement dit, la politique se pense elle-même en même temps qu’elle est une pensée. Sil y a un lien entre philosophie et politique, ce lien est soumis à la condition qu’il y ait de la politique. Il n’y a pas de forme générale du lien entre philosophie et politique, il n’y a que des singularités et la singularité première est toujours la singularité de la politique.
14Le point nodal de la démonstration de Badiou est ici encore la référence à Hannah Arendt, mais une Hannah Arendt qui serait ici, à distance de la figure décrite par Miguel Abensour, celle que récupère la philosophie politique académique, de Myriam Revault d’Allonnes à Ferry et Renaut : quoiqu’il en soit des mérites de Hannah Arendt (et Badiou la crédite singulièrement de son analyse de l’impérialisme), elle est tenue pour responsable de tous les dispositifs nommés « philosophie politique » et qui pullulent et s’ornent d’une éthique des droits. Une lecture de Hannah Arendt qui passe aussi par son usage de Kant. Badiou pointe dans la lecture par Arendt de Kant toute l’indétermination du mot « politique » quant à n’être ni le nom d’une pensée (ce n’est pas une procédure de vérité) ni celui d’une action (ce n’est pas la construction et l’animation d’un collectif singulier et nouveau, visant la gestion ou la transformation de ce qui est). Il repère le privilège accordé par Kant au spectateur (Kant lui-même comme spectateur de la Révolution française), en conséquence de quoi le sujet politique est au spectacle du monde et la politique n’est que l’exercice public d’un jugement. Donc la politique n’est pas ici le principe, la maxime ou la prescription d’une action collective, visant à transformer la situation plurielle (ou espace public) elle-même – et alors la politique est renvoyée du côté de l’opinion publique. Hannah Arendt, Kant : il ne manquait que Platon. Badiou le convoque aussi, mais si l’anti-platonisme est en cause, c’est parce que Badiou (1992, p. 220) revendique le platonisme, parce que Platon affirme, contre les sophistes, que la politique n’est pas éternellement vouée à l’opinion et disjointe de la vérité. Le sophiste est selon Platon celui qui « est incapable de voir à quel point diffèrent selon l’être la nature du bien et celle du nécessaire », ce qui légitime l’idée que la politique est gestion du nécessaire et qu’il n’y a pas de politique d’émancipation.
15Le kantisme de Arendt revisité par la philosophie politique vient légitimer la pluralité des opinions articulée à l’État par la forme de la démocratie représentative parlementaire et la pluralité des partis politiques. Il est clair que Badiou récuse la thèse de Hannah Arendt en tant que celle-ci place au cœur de son dispositif l’opinion philosophique : « l’essence de la politique n’est pas la pluralité des opinions, mais la prescription d’une possibilité de rupture avec ce qu’il y a », écrit-il. Arendt peut être créditée d’être une philosophie qui légitime une politique de la pluralité, de la résistance au mal et du courage du jugement. Mais elle demeure prisonnière d’un horizon qui est celui de la démocratie parlementaire, elle accepte les règles du jeu de la gestion des affaires de l’État démocratique, ce qui contredit aux yeux de Badiou toute politique d’émancipation et la reconnaissance que la politique est elle-même, dans son être, une pensée.
16Badiou prend position contre la philosophie politique et contre Hannah Arendt, ou à tout le moins ce qu’en font les philosophes de la restauration de la philosophie politique, parce qu’au lieu de définir la politique comme procédure de vérité et prescription d’une transformation de l’espace public, elle la définit comme exercice public du jugement d’où le thème de la vérité est exclu. Pour Badiou, la philosophie n’a pas comme rapport à la politique d’être la représentation ou la saisie des fins dernières de la politique. Elle n’a pas à évaluer, à faire comparaître devant un tribunal critique, à légitimer les fins dernières de la politique. S’ouvre alors une alternative : ou bien la démocratie est aux yeux de la philosophie une forme d’État comme chez Aristote ou Montesquieu la tyrannie, l’aristocratie, etc. La question est alors celle du bon gouvernement, du bon État, ou du refus de la souveraineté démocratique comme chez Lénine. Ou bien la démocratie n’est pas une catégorie philosophique et la politique est une pensée, et il est impossible que la démocratie soit (sub)ordonnée à l’État.
III
17Miguel Abensour en appelait à une philosophie politique critique qui vienne prolonger le geste de Hannah Arendt de rejet d’une tradition d’une philosophie politique séparée de l’action qui viendrait de l’extérieur lui donner sens. Alain Badiou prend nettement et centralement position contre la philosophie politique, quelle qu’en soit la présupposition, parce que toute philosophie politique a pour prétention de dire la norme éthique pour guider l’action du lieu du spectateur (celui qui regarde, observe sans agir, selon le dictionnaire Littré). Jacques Rancière quant à lui pose une autre question : la philosophie politique existe-t-elle ? Question d’arbre de la philosophie, dit Rancière : ce n’est pas parce qu’il y a (ou il y a eu) de la politique dans la philosophie que la philosophie politique serait une branche de l’arbre : elle ne l’est pas chez Descartes, et chez Platon Socrate n’est en rien un philosophe qui prendrait pour objet la politique d’Athènes, mais un Athénien et le seul qui « fait les choses de la politique » (Gorgias, 521 d), qui fait de la politique en vérité, inscrivant une séparation radicale entre la politique des politiques et la politique des philosophes. « Il n’y a pas d’évidence », écrit Rancière (1995, p. 10), « à ce que la philosophie politique soit une division naturelle de la philosophie qui accompagne la politique de sa réflexion, fût-elle critique ». Rancière propose lui aussi de redéfinir la politique. La politique n’est pas l’ensemble des processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, ni l’organisation des pouvoirs, ni la distribution des places et des fonctions et les systèmes de légitimation de cette distribution. Cela, c’est pour Rancière la police (Pasquier 2004). Au contraire, la politique est ce qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination d’un lieu. Il y a politique lorsque se rencontrent la logique policière et la logique égalitaire, qui présuppose quant à elle l’égalité des êtres parlants (Rancière 1995, p. 99). L’idée régulatrice de Jacques Rancière passe par la prise en compte de ceux qui ne sont pas comptés dans l’inventaire de ceux qui sont partie prenante du peuple, du demos de la démocratie, et réclament d’y être comptés avec et à égalité avec les autres, et il y a politique lorsqu’il y a interruption de l’ordre donné comme naturel du partage du sensible entre les dominants et les dominés, et revendication de l’égalité. Il n’y a pas de fondement propre de la politique, et c’est pourquoi la philosophie politique n’existe pas, car la politique n’existe que par la preuve de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui. De là que la philosophie se trouve déplacée si elle veut penser la relation de la politique avec la philosophie et être donnée comme un non-lieu qui adviendrait sous condition de la langue de l’émancipation. Et c’est ici qu’intervient une troisième référence à Platon, qui, dans sa haine de la démocratie, voit plus juste sur les fondements de la politique que les laudateurs modernes et pondérés qui nous disent qu’il faut avouer modérément la démocratie. Platon selon Rancière (1983) est celui qui a vu que le fait que certains soient non-comptés dans le demos est au fondement la démocratie. Commentant longuement un passage de la République (ii, 369c-370c), il y repère l’origine de l’opposition entre la république et la démocratie. Yves Duroux (2006) rend compte ainsi de l’usage rancièrien de Platon : « Tous les philosophes français contemporains se sont fabriqué un Platon. Deleuze a privilégié la sélection des rivaux et l’indiscernabilité des simulacres. Derrida a traqué la lettre errante ; Foucault y a découvert une première occurrence du “souci se soi” et du courage du dire vrai ; Lyotard même, discrètement, a réactivé les Sophistes dont d’autres allaient magnifier l’effet. Badiou enfin l’a réinstallé sur son trône, moyennant la défection de l’Un. Le Platon de Rancière est singulier. Je serai bref, trop bref. Je dirai juste que le premier texte sur Platon, celui de 1983, est presque un exemple pur de ce que j’appelle une querelle. Ce n’est pas le Platon des hellénistes (la distinction des esprits doux et des esprits rudes qui fait l’honneur de la corporation est vite congédiée). Ce n’est pas non plus le Platon des interprètes de Platon. C’est, comme il le dit et comme je le crois, l’institution même de la philosophie, et donc l’“élément” de la querelle. C’est pourquoi chez Rancière Platon est proprement interminable. Je ne ferai qu’une remarque : à côté du texte de Rancière sur Platon, comme à côté du texte de Platon, il y a un troisième texte, mais qui ne dit rien. C’est celui du Demos athénien. Or Rancière le fait parler et pour ce faire il lui prête la voix des ouvriers parisiens. Ainsi l’étonnante mise en scène du Phèdre sur le chant des Cigales : pendant que les artisans dorment repus, les philosophes dialoguent sans trêve. “Il est honteux pour un maître d’être réveillé par son serviteur. Or le grand livre de Rancière s’appelle La nuit des prolétaires. La querelle, c’est de réveiller le maître qui dort” [1] ».
18Référence est aussi faite (Tassin 2003, p. 265 s.) à Hannah Arendt, et l’une des questions pourrait être de savoir quelle proximité il y aurait entre la singularisation chez Arendt et d’autre part la subjectivation chez Jacques Rancière. Mais pour ce dernier, bien loin de l’« interêtre » de Arendt et de toute pensée de la politique en terme de communauté et de la politique à partir d’une disposition originelle au commun ou d’une propriété, la politique vient en second lieu, invente une forme de communauté qui institue des relations inédites entre les significations, entre les significations et les corps, entre les corps et leurs modes d’identification, places et destinations, et non pas d’abord entre des sujets (Rancière 2003, p. 88). La relation de Rancière avec Arendt passe d’abord par l’usage qu’en font les tenants du retour à une politique pure et la fin de l’illusion du social, dans la conjonction des lectures d’Aristote par Leo Strauss et Hannah Arendt, identifiant l’ordre politique propre à celui du « eu-zen » (vivre en vue d’un bien) contre le « zen », ordre de la simple vie, où il faut reconnaître le cercle vicieux fondamental qui caractérise la philosophie politique, présupposant un mode de vie propre à l’existence politique (Rancière 1998, p. 225). Une interprétation qu’il répète deux ans plus tard en disant qu’il n’est revenu sur la définition aristotélicienne de l’animal politique que pour mieux s’attaquer à la fondation anthropologique de la politique dans un mode de vie, et l’idée de bios politicos refleurissant à l’ombre des lecteurs les plus contemporains de Leo Strauss et de Hannah Arendt (Rancière 2000b).
19Quant à Kant, Rancière (2006b ; cf. Rancière 1965) répond à Yves Duroux que pour n’avoir pas fait une philosophie critique, il n’a pas pour autant cessé de mesurer les implications de la critique dans ses deux significations : la critique comme intervention et la philosophie critique comme substituant la question des conditions de possibilité à celle des fondements. Rancière situe Kant comme premier moment des trois figures de l’idée critique qu’il repérait d’abord dans l’évolution du jeune Marx : 1) un moment kantien : dans l’article de Marx « Débats sur la loi relative au vol de bois mort » (Rheinische Zeitung, octobre-novembre 1842), Marx met en valeur que la Diète prussienne oublie que la loi s’intéresse à un objet universel et s’adresse à un homme universel pour ne se rapporter qu’aux intérêts privés des riches propriétaires, et la critique ici dénonce la confusion des plans entre l’universel et le particulier ; 2) un moment feuerbachien : l’homme universel se rend compte qu’il n’est qu’une particularité, une essence de l’homme placée par lui-même en dehors de sa réalité concrète dans le ciel des idées et qu’il lui faut récupérer ; 3) un moment marxiste : l’identification entre critique et science, la distinction du mouvement réel de la production et de l’histoire avec le mouvement apparent où les hommes croient être sujets d’un échange de marchandises et libres. Ces trois moments seraient comme les clefs de compréhension possible des enjeux des interrogations de Rancière lui-même : 1) le moment kantien serait chez lui le déplacement de la simple dénonciation de la confusion entre l’universel et le particulier vers une pensée de l’intervention politique où se nouent l’universel et le particulier, l’humanité et l’inhumanité, l’égalité et l’inégalité, ce qu’il nomme le syllogisme égalitaire ; 2) le moment feuerbachien prendrait pour cible le paradigme de l’incarnation et de la présence, en littérature comme en politique ; 3) le moment marxiste serait celui de la mise en cause radicale de l’idée de la science comme ce qui manquerait aux ouvriers pour s’émanciper de leur domination. De sorte que le déplacement de la philosophie engendrerait ici une définition de la démocratie, sinon comme non-lieu, du moins comme tout autre chose qu’un régime politique parmi d’autres, plutôt comme l’institution même de la politique, de son sujet et de sa forme de relation. Contre Lefort et l’idée qu’une désincorporation du double corps, humain et divin, du roi, présiderait au commencement de la démocratie, le peuple venant occuper le lieu laissé vide par le meurtre du roi (Molina 2005), Rancière soutient que c’est d’abord le peuple qui a un double corps, et que cette dualité est toute entière dans le supplément vide par lequel la politique existe, « en supplément à tout compte social et en exception à toutes les logiques de domination », dans une logique de l’être-ensemble humain qui « suspend l’harmonie du consensus par le simple fait d’actualiser la contingence de l’égalité – ni arithmétique ni géométrique – des êtres parlants quelconques » (Rancière 1997).
20Au point nodal du champ agonistique duquel procèdent les questionnements au présent de la philosophie politique – que ce soit pour lui substituer une philosophie critico-utopiste (Abensour), pour en finir avec toute philosophie politique (Badiou) ou en nier l’existence parce que ce serait l’idée même de philosophie politique qui serait à rejeter sans concession, et non pas seulement telle ou telle manifestation historique de la philosophie politique (Rancière, selon Abensour) – opère la figure conceptuelle paradoxale de Hannah Arendt, que chacun dessine au regard de son rapport singulier à Platon et à Kant.
IV
21Comment à partir de là travailler le sujet de ce séminaire des « Chemins de la pensée » de l’unesco, ayant pour titre « La réinvention de la démocratie : diversité culturelle et cohésion sociale » ? Il faudrait d’abord souligner le paradoxe de sa formulation – au sens propre du terme : qui va contre la doxa. S’il faut réinventer la démocratie, serait-ce parce que les démocraties existantes, ou qui se sont prétendues telles ou se donnent pour telles, ou qui seraient l’enjeu des combats pour l’émancipation, ne seraient pas (ou plus) adéquates au concept de démocratie, et qu’il y aurait lieu de leur substituer une vraie démocratie, réinventer la démocratie au nom de la démocratie, ou contre elle ? On retrouverait alors l’archétype de toute philosophie politique, tel qu’il se formule depuis une certaine lecture d’Aristote, celle qu’en fait par exemple un Jules Barthélemy Saint-Hilaire (1848, 1849) au xixe siècle. Mais les organisateurs complètent ainsi le titre du séminaire : « diversité culturelle et cohésion sociale ». Ils donnent donc une dimension actuelle à la question posée, qui requiert de penser les transformations de l’articulation du culturel au politique et de construire au regard du multiple induit par ces transformations l’un de la cohésion sociale. Redoublement du paradoxe, puisque l’exigence de réinventer la démocratie venant à l’heure de la reconnaissance de la diversité culturelle, toujours menacée de générer des conflits qui s’originent dans la perception des différences identitaires, devrait co-exister avec une cohésion sociale, en réalité plus que jamais déniée par les violences produites par la situation présente de la démocratie et l’état du droit. L’une des manières de porter attention au sujet de ce séminaire serait d’interroger les présupposés de la formulation de sa question, et de montrer avec Jacques Rancière (2000a, p. 54) comment « en politique tout se joue dans la description de ce qui est désigné comme situation à analyser ou problème à résoudre ». Si l’on définit la scène de la mondialisation comme dépendance toujours plus forte des économies avec le marché mondial et déclin de la puissance des États nationaux, alors la sortie de la crise de la citoyenneté (définie non plus seulement comme relation de l’individualité pure avec un État de droit, mais avec un État-nation) se tiendrait dans une alternative entre deux modes d’articulation de la culture et de la politique. L’un de ces modes valoriserait les cultures comme communautés d’appartenance. Ces communautés (de langue, d’histoire, de mœurs, de croyances) viendraient préserver le lien entre les individus et le système, introduisant des médiations entre un pouvoir mondial anonyme et des individus dépossédés de toute proximité vis-à-vis de l’État et des institutions collectives, et de quelque possibilité que ce soit d’une participation qui leur donnerait capacité à agir politiquement en qualité de citoyens. L’autre mode serait, à l’opposé de ces médiations reconnues aux communautés culturelles, une séparation radicale du sujet en tant qu’il agit politiquement et de ses appartenances identitaires : le seul lien communautaire étant alors celui qui unit les individus à la volonté commune d’appartenance, rejetant tous les autres liens culturels dans la sphère du privé. Rancière montre à partir de là comment cette position, inverse de la précédente, se rapproche d’elle en tant qu’elle pose aussi la question en terme d’appartenance. D’un côté on énonce que, pour être citoyen, il faut appartenir à un espace communautaire restreint, un régime de filiation, un système de valeurs et de croyances partagées ; dans l’autre, qu’il y aurait citoyenneté à raison de l’appartenance volontaire à une collectivité nationale, au-delà des différences d’origine, de sexe, de langue, de religion. Dans les deux cas, c’est l’universalisme citoyen qui fait défaut. Et le second cas réduit l’universel à n’être plus qu’une valeur culturelle, car c’est l’appartenance à un État national qui fonde la citoyenneté. La position qui se réfère à l’« universalisme républicain » repose ainsi tout autant, selon Rancière, sur une méconnaissance de la subjectivation politique au profit d’un schéma d’appartenance du particulier à l’universel. Il en résulte une connivence pour réduire la vie politique à la logique d’un consensus où les sujets sont reconnus comme sujets économiques et comme sujets de droit, possesseurs de leurs droits et de leurs valeurs, et la politique démocratique se réduit à son contraire : ne s’occuper que de ses affaires propres. « La mondialisation », écrit Rancière, « serait non pas tant la perte du pouvoir des États que la logique de la dépolitisation par les États ». Quant à la recherche de la cohésion sociale, on ne voit pas comment les paradigmes philosophiques circulants de la démocratie pourraient sinon les combattre, du moins les expliquer.
22Le modèle juridico-étatique de l’État de droit, de Kant à Habermas, est mis en cause par la prévalence croissante des intérêts particuliers à l’heure de la mondialisation. L’instance chargée de faire respecter le droit – l’État rationnel – s’oppose à l’irrationnel de la violence, mais il se réduit à n’être plus qu’un mainteneur de l’ordre sans la préservation de l’équilibre raison/violence qui faisait sa fonction.
23Le modèle révolutionnaire, qui justifiait une contre-violence à la violence légitime de l’État supposé être au service d’une classe sociale particulière, est aujourd’hui incapable de canaliser les mécontentements en leur donnant une forme d’expression politique.
24Le modèle néolibéral, qui considère avec Hayek que les justes règles doivent gouverner en quelque sorte implicitement et selon une logique darwinienne, génère de la violence qui demeure sans responsable, car elle est due seulement à la logique rationnelle des choses et à l’incapacité des victimes à s’adapter (Navet et Vermeren 2004).
25Ces trois paradigmes explicatifs conduisent à trois apories, et sont impuissants à proposer des solutions pour résoudre la déliaison sociale. On pourrait repérer au moins quatre formes nouvelles de violence, à l’œuvre dans la démocratie contemporaine. D’abord la peur généralisée de l’autre, crainte anticipée d’un danger potentiel. Si cette peur est liée à la prévalence croissante de l’individualisme concurrentiel qui fonde le modèle néolibéral, on aboutit alors à ce paradoxe qu’elle finit par engendrer un appel à un État sécuritaire en lieu et place de la confiance nécessaire à la relation citoyenne dans l’espace démocratique (Cornu 2007, p. 121 s.). La seconde forme serait l’exclusion, théorisée par Bertrand Ogilvie comme production de l’homme jetable : il ne s’agit plus comme l’estimait Marx d’une population de sans-travail utilisée comme volant de sécurité pour faire baisser les salaires, mais de la production d’hommes surnuméraires à jamais inutilisables, exclus définitivement de la société de marché et de ses jouissances affichées. Une troisième forme de violence contemporaine serait la violence suicidaire, hétéro et auto-destructrice, qui semble échapper à toutes formes de rationalité, comme les émeutes urbaines de Los Angeles en 1993. Enfin force est de constater la recrudescence des violences ethniques, avec leur cortège de tortures, de viols et de mutilations qui vont à l’opposé du modèle juridico-étatique et signent son échec à se débarrasser de son lien avec le nationalisme.
26Réinventer alors la démocratie ? Jacques Rancière dirait que nous ne vivons pas dans des démocraties, mais plutôt dans des États de droit oligarchiques où le pouvoir de l’oligarchie est limité par la double reconnaissance de la souveraineté populaire et des libertés individuelles. Pour ces États, l’économie est la seule réalité, et la tâche des gouvernements est de permettre le libre développement du mouvement de la richesse, de le limiter et de le soumettre à l’intérêt des populations (Rancière 2006a). Il faudrait alors considérer que la démocratie n’est pas une forme particulière de régime politique, mais le mode même de la politique ; qu’elle n’est pas la forme de gouvernement qui permet aux oligarchies de régner en lieu et place, et au nom du peuple, ni cette forme de société que règle le pouvoir de la marchandise. Mais qu’elle est bien plutôt l’égalité, non pas en se donnant comme fin à atteindre la communauté des égaux, mais en posant l’égalité comme présupposé de départ, impossible à figer dans des institutions sociales, mais toujours soumise à l’acte de sa vérification. Il faudrait alors dire que le dissensus est au fondement de la rationalité démocratique, séparer la citoyenneté et l’appartenance culturelle, l’universel politique et l’universel étatique : la démocratie serait alors sans cesse à réinventer. Ce que déclinent, sous des registres différents, nos trois auteurs : Miguel Abensour avec son concept de la démocratie sinon sauvage, du moins insurgeante ; Alain Badiou avec celui d’une citoyenneté qui serait subjectivation politique sous condition de l’événement et d’une démocratie qui, en tant que catégorie philosophique, serait ce qui présente l’égalité ou interdit la circulation de prédicata en contradiction avec l’idée égalitaire ; Jacques Rancière en théorisant l’acte politique comme venant interrompre l’ordre de la domination, la parole politique comme revendication d’être compté à égalité dans le compte des non-comptés du demos de la démocratie, la démocratie comme vérification de l’égalité.
Bibliographie
Références
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Notes
-
[1]
Sur Platon interlocuteur de Badiou et de Rancière, voir Badiou (2006, p. 139).