Diogène 2007/1 n° 217

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Article de revue

Science et société : imposer, motiver ou persuader ?

Pages 166 à 177

English version

1Depuis le siècle dernier, la psychologie sociale s’est intéressée au contexte structurel des messages persuasifs, et les chercheurs ont étudié le phénomène de la persuasion en utilisant largement la méthode expérimentale (Hovland et al. 1953). Plus récemment, toutefois, en parallèle aux évolutions survenues dans le monde de la science, ils ont souligné l’importance d’une approche narrative de la persuasion, mettant l’accent sur le pouvoir du langage et de la rhétorique (Billig 1989). Leur d’intérêt s’est tourné vers les faits de communication, sur les pensées socialement partagées, les représentations sociales et les échanges dialogiques.

2La transmission du savoir scientifique vers le public est aujourd’hui au cœur de l’éducation générale. Il faut donc se demander si les découvertes et les progrès des sciences doivent être simplement imposés au public, si ce dernier devrait en revanche être informé et si les membres des différentes communautés ne devraient pas être associés à des programmes de diffusion scientifique. Ces questions ne sont pas superflues si l’on considère qu’un grand nombre de citoyens des pays développés sont toujours exclus du langage de la science, qu’ils n’ont aucun accès ni à la science, ni aux technologies nouvelles ou au monde virtuel.

3La persuasion intervient dans de nombreux thèmes du ressort de la psychologie sociale : la communication, l’influence sociale, la convergence ou la déviance, le respect des normes sociales, les changements d’attitude ou encore la propagande. En dépit de ces liens, elle a surtout été étudiée dans son rapport aux changements d’attitude, alors que l’étude de l’influence sociale ou celle de la communication ont été négligées. J’aimerais montrer ici que l’étude de la communication dans les sociétés complexe exige que l’on reprenne en compte le thème de la persuasion, lequel peut nous permettre, non seulement de comprendre les stratégies subtiles de contrôle et de domination, mais plus encore de nous guider dans la poursuite d’une politique générale en matière d’éducation et dans l’information des citoyens dans les sociétés contemporaines.

4Pendant la Seconde Guerre mondiale et dans la période qui a suivi, la psychologie sociale s’est concentrée sur le thème de la propagande et de la persuasion, poussée en partie par la nécessité de comprendre l’Holocauste et par le souci d’expliquer comment une société aussi développée culturellement que l’Allemagne avait pu créer des conditions ayant permis la discrimination, la ségrégation et finalement l’extermination de millions de vies humaines. En plus, des recherches pratiques furent menées sur les effets de la propagande sur les soldats américains pendant et après le conflit, ainsi que sur les motivations de leur engagement au sein de l’armée (Hovland et al. 1953, Hovland 1954).

5Des chercheurs tels que Lewin, Lasswell ou Hovland se sont attachés à décrire les conditions pour qu’il y ait persuasion, et ont essayé d’expliquer pourquoi un message persuasif réussissait ou non. Les résultats obtenus à partir d’études expérimentales ont conduit les psychologues sociaux à identifier un certain nombre de variables pouvant expliquer la persuasion, et à rechercher des lois générales pour expliquer ses effets. Ils ont cherché à répondre à la question suivante : Qui dit quoi, à qui, et avec quel effet ?

6Même si une telle démarche peut nous aider à identifier les variables impliquées dans un contexte de persuasion, les conclusions de ces études doivent être tenues pour provisoires. Les contextes communicatifs contenant des messages persuasifs ont plusieurs facettes ; les messages peuvent être présentés en d’innombrables manières et sont indéniablement plus complexes que ceux qui furent étudiés au cours de la Seconde Guerre mondiale.

7Dans cet article, nous nous intéresserons en priorité à certains éléments essentiels qui caractérisent les sociétés contemporaines plus complexes et qui doivent être considérés comme fondamentaux pour étudier le rôle de la persuasion dans le cadre d’une participation du public aux programmes de divulgation scientifique. Nous discuterons en particulier :

  • des changements survenus dans l’expérience du grand public et dans la perception du temps ;
  • de l’attitude aujourd’hui adoptée envers la science ;
  • du fait que nos sociétés actuelles sont reliées en permanence grâce au réseau des technologies de l’information.
Depuis la fin du xixe siècle, les innovations en matière de transports et de communication ont radicalement modifié les rapports qui existaient jusque-là entre temps et espace. Comme le suggère Adam (1992) lorsqu’il remarque que les technologies contemporaines ont mis en relief l’existence d’une pluralité temporelle, les changements survenus dans la perception du temps devraient être plus explicitement pris en compte. Les produits de la technologie facilitent l’introduction de nouveaux concepts dans notre vie quotidienne tels que « réseaux », « rétroaction », « relations non-causales », « instantanéité » ou « simultanéité ». Il semble qu’aujourd’hui le public éprouve une sorte de désenchantement au regard de la science et de la recherche scientifique, particulièrement en ce qui concerne les conséquences de celle-ci sur la nature et les effets des applications technologiques. Ainsi que Beck (2003) nous le rappelle, la science est considérée à la fois comme une cause, un instrument d’analyse et une source de solutions des risques qui envahissent la vie moderne. Ainsi, l’une des caractéristiques de ce stade de la modernité peut être définie par la conscience, individuelle autant qu’institutionnelle, des risques et de l’exigence de réflexion liés à la science et à ses limites. Un autre élément qui distingue notre monde d’autres périodes de l’histoire, y compris la période de l’après-guerre, c’est la révolution issue des technologies de l’information. Elle a commencé au siècle dernier et continue à transformer, à une vitesse vertigineuse, l’essence même de nos sociétés. De plus, les économies du monde entier ont adopté un modèle d’interdépendance globale. Ces évolutions à l’échelle planétaire ne sont pas sans provoquer de sérieux bouleversements sur la scène sociale : la redéfinition des rapports entre hommes et femmes, une conscience environnementale présente désormais à tous les niveaux de la société, ou encore la tendance des communautés ethniques, religieuses et politiques à se regrouper autour d’identités premières. L’apparition de ces nouvelles pratiques influence les théories sociales de l’esprit humain, des acteurs sociaux et des systèmes culturels et leurs autonomies. En d’autres termes, comme l’a montré Castells, ce qu’il faut prendre en compte, c’est l’existence d’un public actif, dans lequel le récepteur est actif dans l’interprétation des messages et des codes, et d’une société interactive, représentée par des communautés virtuelles qui s’organisent autour d’intérêts et d’objectifs communs. En ce qui concerne la place de la science, de toute évidence elle a aussi subi une métamorphose. Stengers et Prigogine ont admis que le « savoir » s’est identifié au « savoir-faire ». En revanche, expliquent ces auteurs, les sciences doivent générer un dialogue entre ceux qui produisent la science et la société (Stengers et Prigogine 1991).

Science, technologie et société

8Dans le cadre de ce bouleversement de structures, on constate que différents groupes de savants et d’éducateurs ont fini par s’intéresser à l’éducation scientifique des populations. On considère que les citoyens devront de plus en plus se tenir prêts à affronter des changements au niveau planétaire et que, dans une société démocratique, une population mieux éduquée pourra contribuer positivement à la mise en œuvre des politiques scientifiques. C’est pourquoi l’apprentissage scientifique et technologique est aujourd’hui considéré comme essentiel dans les sociétés industrielles. Il permettra aux citoyens de mieux comprendre leur condition et d’atteindre une certaine autonomie dans le choix et l’utilisation des nouvelles technologies.

9Si l’on s’en tient plus particulièrement à la réalité brésilienne, Moreira et Massarani ont noté que, depuis le xixe siècle, plusieurs tentatives avaient été conduites pour sensibiliser le public à la science (Massarani et al. 2002), d’abord à travers une prolifération de conférences et de magazines, puis grâce à des émissions à la radio et à la télévision. Mais ce n’est que vers la fin du xxe siècle que les musées de la science ont commencé à s’accroître en nombre et en popularité. Il est important de mentionner que depuis lors, et plus encore aujourd’hui, une société ouverte à tous les scientifiques brésiliens, la sbpc (Sociedade Brasileira para o Progresso da Ciência) a entrepris une action importante en faveur de la mise en place d’un programme de diffusion scientifique au Brésil.

10Depuis 2001, lorsque le Ministère de la Science et de la Technologie a lancé un débat public sur ce thème, le gouvernement s’est engagé dans une politique visant à accroître l’éducation scientifique de la population. La publication d’un document intitulé O Livro verde (Le Livre vert) a représenté une synthèse de ces discussions et des propositions formulées par plusieurs commissions régionales et nationales, composées par des représentants de la société civile et des pouvoirs publics. Ces commissions ont centré leurs discussions sur le rôle de la connaissance et des découvertes scientifiques dans l’accélération du développement économique du pays. Le Livre vert a préconisé un certain nombre de politiques scientifiques et technologiques, souligné l’importance d’aider les élèves d’aujourd’hui et de demain à maîtriser les avancées scientifiques et technologiques et prôné le développement d’une culture scientifique. Un accent particulier a été mis sur la transmission de la science vers le grand public de manière à ce que l’éducation scientifique puisse se prolonger au-delà des bancs de l’école et devienne même un loisir parmi d’autres. De plus, des éducateurs ont analysé, par le biais de tests d’évaluation, les capacités d’un certain nombre d’enfants et se sont attachés à évaluer leurs aptitudes dans le domaine scientifique et mathématique. Ils en ont tiré la conclusion que le Brésil devrait investir davantage dans la formation scientifique et technologique de ses citoyens, de manière à maintenir son identité culturelle et à survivre dans un monde globalisé (Ivanissevich 2003).

Éducation scientifique de base

11Pour tous ceux qui s’intéressent au rapport qu’entretiennent science, technologie et société, l’étude réalisée par Jon Miller sur l’alphabétisation scientifique aux États-Unis reste une référence. L’auteur y remarque que les citoyens des sociétés industrielles modernes vivent à l’ère de la science et de la technologie et que la plupart des adultes vivent au milieu d’un ensemble de technologies qu’ignorait la génération de leurs parents. De même, les enfants de la prochaine génération vivront dans une culture largement plus scientifique et technologique que celle que nous connaissons aujourd’hui. Nos sociétés valoriseront à l’avenir, plus qu’elles ne le font aujourd’hui, une population capable de maîtriser un savoir scientifique et de relever les défis d’un marché technologique sophistiquée, non seulement en tant que consommateurs, mais aussi en tant qu’utilisateurs de produits de haute technologie. De plus, une éducation scientifique fondamentale peut se révéler d’une grande importance en tout ce qui concerne l’environnement et l’avenir de la planète. Récemment, un programme de recherche a été conçu et développé dans l’État brésilien de Santa Catarina. Son but était de contribuer au diagnostic de ce problème en recueillant des données sur le niveau de connaissance scientifique des élèves et étudiants ainsi que sur le regard que les élèves du secondaire portaient sur certains enjeux scientifiques majeurs des sociétés modernes et de l’État de Santa Catarina en particulier.

12Une version brésilienne d’un test mis au point par R. C. Laugksch et P. E. Spargo (1996) a été utilisée avec des élèves du secondaire de Florianópolis et de Criciúma, dans le Sud du Brésil. Ce test, intitulé « Test d’alphabétisation scientifique » (Test of Basic Scientific Literacy), a été conçu par les deux auteurs sudafricains à partir d’une version plus large élaborée par l’Association américaine pour l’avancement de la science. Il s’agit d’une échelle permettant d’évaluer le niveau d’éducation scientifique, axée sur les trois volets suggérés par Miller : la nature de la science, le contenu épistémique de la science et l’impact social de la science et de la technologie (Miller 1983). Nous avons pu établir que parmi les 754 élèves ayant fourni des réponses à cette version du test, seulement 36,5% pouvaient être considérés comme scientifiquement alphabétisés (Nascimento-Schulze 2006). Les résultats ont également montré que les élèves des écoles privées obtenaient un meilleur indice d’alphabétisation scientifique (69%), par rapport aux élèves des écoles publiques (29,3%). Ces résultats peuvent servir à titre d’argument pour inciter les programmes d’éducation officiels à accorder une attention particulière à l’enseignement des sciences. Mais ils suggèrent également la nécessité d’intégrer les curricula scolaires par des initiatives informelles, telles que des expositions itinérantes, des expositions scientifiques scolaires actualisées ou l’intégration de passe-temps scientifiques au sein des activités récréatives. Une initiative concrète a déjà permis de consulter des enseignants des matières scientifiques au sujet des thèmes qui devraient être intégrés dans des programmes d’éducation informelle à la science (Santos et al. 2005). Les thèmes retenus correspondent à ceux qui ont été – et sont toujours – sources d’inspiration pour les expositions des centres et musées scientifiques en Europe : thèmes relatifs à l’environnement, nouvelles avancées dans le domaine de la génétique ou encore découvertes récentes concernant l’univers. À partir de ces thèmes, une série de projets de recherche a été mise en place, principalement consacrée à l’étude des représentations sociales de la science.

La psychologie sociale et la popularisation scientifique

13La théorie sociale apporte une contribution importante au débat relatif à la popularisation scientifique. Dans le cas particulier de la psychologie sociale, sa contribution semble venir de l’intérêt qu’elle porte aux conditions psychosociales accompagnant la divulgation des connaissances scientifiques. Une série d’études a été réalisée à Santa Catarina afin d’évaluer le degré d’influence des expositions scientifiques sur les représentations du public. Ces études ont utilisé différents supports médiatiques.

14Trois expositions itinérantes liées à des thèmes environnementaux, intitulées Paradigmes environnementaux, ont été conçues dans le but d’informer le grand public, notamment les élèves du secondaire, sur des faits scientifiques : la découverte de l’adn, l’eau sur la planète, la manipulation et la culture de produits transgéniques. La présentation multimédia choisie pour l’exposition comportait une série de graphismes évoquant des problèmes environnementaux régionaux, des photos de paysages vierges prises par des photographes locaux connus, et de films et documentaires liés à ces thèmes. Ces différents types de supports ont généré des discussions en commun. Un site Internet a été créé tout spécialement pour permettre aux élèves et aux autres visiteurs de disposer d’une information adéquate ; il comportait toute une série de liens, par exemple vers la page adn du magazine Nature. Cette page était consacrée au cinquantième anniversaire de la découverte de l’adn, en 2003 ; celle qui était proposée par les Programme « Objectifs du millénaire » des Nations Unies avait pour thème le développement durable ; le site du Programme des Nations Unies pour le Développement (pnud) traitait du problème de la gestion durable de l’eau dans le cadre de l’Année internationale de l’eau douce (2003). Les expositions itinérantes ont servi de cadre pour une étude en psychologie sociale visant à évaluer l’impact de ces initiatives sur la formation de représentations sociales et des comportements des visiteurs. Résumons brièvement les résultats. L’exposition sur l’adn, qui présentait de nouveaux concepts et prônait une approche plus globale et plus systématique de l’environnement, semble avoir influencé les représentations des visiteurs (Mezzomo et Nascimento-Schulze 2004 ; Santos et al. 2005). Les résultats obtenus après l’exposition sur les ressources de la planète ont permis de constater un certain changement dans les conceptions de l’environnement des visiteurs, passant d’une vision naturaliste à une représentation plus globale (Carboni 2005). L’adjonction d’un fond musical pendant l’exposition semble avoir permis une meilleure réception des messages (Nunes 2005). En dépit de la grande quantité d’information diffusée dans les médias au cours des années précédentes, des recherches sur la diffusion du savoir scientifique lié à l’utilisation de produits transgéniques ont montré que les citoyens étaient mal informés sur les politiques adoptées et sur la commercialisation d’aliments conçus à partir de ce type de produits. Toutefois, une analyse des effets produits par les expositions scientifiques sur les représentations sociales des produits transgéniques a mis en évidence un certain nombre de changements dans la structure épistémique des représentations des visiteurs, montrant que ces expositions pouvaient être une source efficace d’information. Enfin, une étude menée sur le même matériel présenté dans les deux premières expositions (photographies, film et sites web) a permis d’évaluer l’influence des différents médias sur les représentations de l’environnement. On a demandé aux participants d’exprimer leurs préférences quant aux trois supports présentés. Les résultats ont montré que le site interactif apparaît comme le support favori et le plus efficace pour faire passer l’information dans le domaine environnemental (Martinelli 2006).

15Si l’on compare ces enquêtes fondées sur les représentations sociales aux enquêtes plus traditionnelles sur l’éducation scientifique de base, nous notons les points suivants. Les enquêtes traditionnelles postulent un déficit de connaissance chez les élèves, alors que celles que nous venons de citer cherchent à repérer l’existence d’un savoir partagé par le groupe. Les unes comme les autres peuvent contribuer au débat relatif à la « citoyenneté scientifique » puisque, dans les deux cas, les résultats peuvent suggérer la nécessité d’adopter certaines mesures dans le cadre des programmes officiels d’éducation à la science. Toutefois, les résultats fondés sur les représentations sociales peuvent être aussi l’occasion de tirer des conclusions annexes en identifiant certains facteurs qui compliquent la popularisation scientifique – par exemple, les résistances aux changements. Les représentations sociales de thèmes scientifiques couvrent différentes questions, allant des représentations communes à différents groupes relativement à un objet ou à un phénomène, jusqu’aux modalités de la communication scientifique. Cela peut même impliquer l’acceptation ou le rejet du contenu scientifique communiqué. Moscovici (1993) remarque qu’au cours de la divulgation scientifique les concepts acquièrent une certaine autonomie. Pour l’auteur, ceux qui popularisent la science, et en général les médiateurs scientifiques, participent à la formation des représentations sociales liées aux questions scientifiques. Les nouvelles découvertes et idées scientifiques doivent être nommées et classées par les différents groupes sociaux avant d’être reliées à des théories déjà connues, donnant naissance à des représentations sociales. Si elles se révèlent trop éloignées des faits connus et trop peu familières aux personnes à qui l’on s’adresse, elles peuvent être rejetées, voire ignorées. Ainsi, les initiatives prises en faveur d’une popularisation scientifique exigent que les médiateurs s’approprient les nouvelles idées scientifiques et les transforment de manière à ce qu’elles puissent s’intégrer dans la sphère publique.

16Lorsque les communautés se trouvent confrontées à de nouvelles découvertes ou théories scientifiques qui menacent leur vision de la réalité ou leur identité, leurs réactions peuvent prendre la forme d’un rejet total. Ou alors, elles peuvent opposer à ces théories d’autres phénomènes ou idées. De plus, au cours de la transmission du savoir scientifique au public, le médiateur cherche à rendre le contenu plus familier aux destinataires. Deux sortes de mécanismes interviennent : d’une part, des idées inconnues sont intégrées dans un univers de notions familières, et d’autre part le nouveau savoir est objectivé et transformé en un objet d’apparence concrète appartenant au monde des objets familiers. Du même coup, ces nouveaux concepts peuvent être décrits dans un langage commun et être comparés à d’autres objets familiers. Schiele, après avoir analysé le phénomène de la popularisation scientifique dans les centres et musées scientifiques, parvient à la conclusion que, même si l’on cherche à élever le niveau d’information du public et à promouvoir le partage du savoir scientifique, cette tâche ne peut être pleinement réalisée en raison des inégalités qui existent dans le public (Schiele et Koster 2000). Il considère que les expositions contribuent davantage à la réorganisation des représentations sociales des visiteurs, plutôt qu’à une réelle transformation des processus cognitifs. De fait, certains résultats auxquels sont parvenues les études mentionnées plus haut sont venus confirmer les affirmations de Schiele, dans la mesure où les visiteurs n’ont présenté, sitôt après la visite, que des changements périphériques dans la structure de leurs représentations sociales (Mezzomo et Nascimento-Schulze 2004 ; Allain et Nascimento-Schulze 2006).

17La théorie des représentations sociales et les résultats de ses recherches peuvent être considérés dans ce contexte de divulgation scientifique comme une sorte de « technologie sociale ». Celle-ci peut contribuer à l’élaboration de stratégies de popularisation scientifique qui ont pour objectif d’anticiper les effets d’un contenu scientifique particulier sur les pratiques d’une collectivité. De plus, l’étude des représentations sociales dans le cadre de la divulgation scientifique peut jouer un rôle d’intermédiaire dans le débat entre les différentes tendances de l’éducation scientifique. Elle peut par exemple reprendre les théories du sens commun et les rapprocher de la science moderne, de manière à harmoniser science et société. Elle peut également contribuer au développement d’initiatives telles que des expositions itinérantes au sein des collectivités locales, en les responsabilisant et en leur donnant la possibilité de s’exprimer sur les thèmes de ces expositions. Cet intérêt pour les opinions du public semble compatible avec l’analyse de Bradburne (2000) de la redéfinition des musées de la science. Il insiste sur l’importance de créer des environnements informels pour le public, encourageant chacun, quel que soit son niveau d’étude, à participer à des séances de sensibilisation auprès d’institutions scientifiques. En outre, il plaide en faveur d’une démarche « de la base au sommet » qui prête au public une compétence suffisante non seulement pour assimiler un savoir, mais aussi pour apporter de l’information ou suggérer de nouvelles approches.

18Les programmes d’éducation scientifique populaire sont aujourd’hui considérés comme une priorité dans la plupart des sociétés démocratiques. Au Brésil, les expositions itinérantes semblent en mesure de compléter les initiatives institutionnelles formelles. Définir quelles sont les représentations sociales des membres d’une communauté locale avant la visite d’une exposition peut permettre d’articuler les idées partagés par ces communautés et la détermination de politiques à l’échelle nationale et internationale, comme celles de l’oms et de l’unesco.

Politiques locales et globales de divulgation scientifique

19Dans un tel contexte, il apparaît qu’une action convergente au niveau local et global pour l’élaboration de programmes d’éducation scientifique, soit une manière appropriée d’envisager la popularisation scientifique. Cela peut passer par l’utilisation d’ordinateurs dans les expositions itinérantes, de manière à inclure les participants dans l’univers informatique, par une approche à la fois artistique et scientifique ou par une articulation des différents niveaux de connaissance scientifique. L’exposition itinérante peut être considérée à la fois comme un support typique de la popularisation scientifique et comme un cadre favorable où pourront se retrouver un grand nombre de publics différents. L’accès à ce support est une occasion, ouverte à tous, d’accéder à Internet et de consulter des sites spécialisés spécialement conçus. On crée ainsi une situation particulière permettant d’aller au-delà des inégalités existantes sur le plan social, ethnique, sexuel ou générationnel. Comme le remarque Castells (2002), en Amérique latine, quatre-vingt-dix pour cent des utilisateurs d’Internet sont issus des couches supérieures de la population. L’exclusion ou les inégalités en ce qui concerne l’accès aux technologies de l’information, tout comme l’incapacité d’utiliser un ordinateur, représentent autant de handicaps pour la citoyenneté scientifique. L’exclusion numérique rend impossible l’accès aux nouvelles orientations et découvertes scientifiques et l’échange avec d’autres communautés virtuelles.

20Les sites Internet conduisent fréquemment l’art et la science à se rencontrer. À titre d’exemple, nous pouvons citer à nouveau le site créé par Nature en 2003 pour commémorer le 50e anniversaire de la découverte de l’adn. Des citoyens du monde entier ont pu ainsi avoir accès à la découverte et à l’histoire des événements liés à la double hélice, qui fut abordée comme la Joconde de la science moderne. Les images diffusées sur le site ont rapproché le public des découvertes et discussions scientifiques. La stimulation visuelle de l’art moderne a servi de motivation à l’apprentissage.

21Le savoir, dans le cadre d’un projet d’exposition itinérante, peut être classé selon plusieurs niveaux : les connaissances personnelles des visiteurs, qui interagissent avec le talent communicatif du créateur du projet et avec les connaissances personnelles du représentant de la communauté ; le savoir local des membres des communautés et groupes sociaux, représentant l’arrière-plan de la pensée sociale locale ; enfin, les connaissances générales véhiculées et organisées par les spécialistes. Pour que ces savoirs interagissent, les organisateurs devront consulter et s’associer les porteparole de la communauté. En outre, ils devront avoir connaissance des représentations sociales du groupe en question afin de les harmoniser avec les différents aspects du savoir scientifique.

22Si nous considérons la persuasion comme étant l’art de gagner l’esprit d’autrui, nous pouvons estimer inopportun de vouloir adopter une politique de persuasion du public. Étant donnée la nature même des sociétés démocratiques contemporaines, l’installation d’une tribune ouverte sur le savoir et les technologies scientifiques semble plus appropriée, et permettra aux citoyens d’avoir leur mot à dire sur ces sujets. L’exposition itinérante pourrait contribuer au succès d’une telle tribune. L’exposition itinérante consacrée au développement et à la diffusion des plantes transgéniques au Brésil et dans le reste du monde peut à ce titre servir d’exemple à suivre. Elle a été réalisée à l’occasion de la semaine « Science et technologie » organisée en 2005 à Florianópolis. Le public a reçu une information relative aux techniques scientifiques permettant de créer des plants transgéniques, mais également aux différents points de vue politiques concernant cette question. Elle comportait des explications sur le principe de précaution et sur les prochaines initiatives de la Commission mondiale pour l’éthique des sciences et des technologies (comest). Celle-ci s’est employée à clarifier la notion de principe de précaution, considérant qu’on ne saurait attendre de la science qu’elle donne la seule et unique version de la vérité sur les questions d’environnement. La société doit prendre part à ces questions. Elle suggère que d’autres sources de sagesse, comme le savoir indigène, le savoir populaire ou autres, doivent être prises en compte, de concert avec le savoir scientifique.

23La contribution apportée par les sciences sociales, et plus particulièrement par la psychologie sociale, semble être précieuse à un stade où l’on attend de ces sciences qu’elles participent dans la pratique à la divulgation scientifique. Les transformations sociales survenues au cours des dernières décennies, avec les conséquences sur la théorie sociale qui s’ensuivent, s’accompagnent d’autres changements. Parmi ceux-ci, le statut attribué à l’être humain dans le contexte de la popularisation scientifique. Alors qu’il était uniquement considéré jusque-là comme un sujet susceptible de réagir, il est désormais considéré comme un acteur et un agent qui évolue dans un contexte social. On ne peut pas s’attendre à ce que le public accepte les nouvelles découvertes de la science d’emblée, sans se poser de questions. Nous devons plutôt accepter que la divulgation scientifique provoque chez le public quelques résistances face à certaines idées scientifiques nouvelles, et que ces idées créeront des incompatibilités entre les conceptions du public et les contenus scientifiques. Il est important que le divulgateur garde deux éléments à l’esprit. Il lui faudra convaincre le public de prendre en compte les arguments, orientations et programmes prônés par des institutions locales et internationales. D’autre part, il ou elle devra indiquer la manière dont ces orientations et programmes peuvent contribuer à la croissance personnelle et collective des citoyens. Semblables tentatives paraissent incompatibles avec toute manipulation et toute persuasion, même si l’art d’argumenter joue un rôle important dans ce processus.

24(Traduit de l’anglais par Thierry Loisel.)

Références

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Date de mise en ligne : 10/09/2007

https://doi.org/10.3917/dio.217.0166

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