Diogène 2006/3 n° 215

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Article de revue

De l'universel au particulier

Pages 90 à 104

Notes

  • [*]
    Michel Maffesoli : Professeur de sociologie à la Sorbonne, Directeur du Centre d’études sur l’actuel et le quotidien et du Centre de recherche sur l’imaginaire de la Maison des sciences de l’homme. Directeur de la revue internationale de sciences sociales et humaines Sociétés et des Cahiers de l’Imaginaire. Il a publié de nombreux ouvrages sur les phénomènes sociaux et culturels.
  • [1]
    Cf. G. Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, puf 1987, p. 567, et sur « l’action réciproque », Sociologie et épistémologie, Paris, puf 1981, p. 93.
  • [2]
    Cf. à cet égard le texte du poète italien G. Pascoli, Le Petit enfant, Paris, éd. Michel de Maule 2004, et les références au naturaliste Ernst Haeckel, disciple de Darwin, que donne B. Levergeois dans la présentation, p. 29.
  • [3]
    Cf. A. Mitscherlich, Vers la société sans pères, Paris, Gallimard 1963. Cf. aussi D. Hurson, Alexander Mitscherlich, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne 2002, pp. 144 sq.
  • [4]
    G. W. F. Hegel, Philosophie de l’Histoire, Paris, Vrin 1970, pp. 289, 308, 331. Cf. aussi P. Tacussel, Charles Fourier. Le Jeu des passions, Desclée de Brouwer 2000. Cf. aussi H. Bey, Taz. Zone d’autonomie temporaire, Paris, L’Éclat 1997.
  • [5]
    Cf. sur ce point G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire (1960), Paris, Bordas 1969, ou encore dans L’Humanisme planétaire. E. Morin en ses 80 ans, dir. Nelson Vallejo-Gómez, unesco 2004, p. 112. Sur « l’ordo amoris », cf. M. Scheler, Six essais de philosophie et de religion, Éd Universitaires Fribourg, Suisse, 1996, p. 54.
  • [6]
    Cf. M. Granet, La Pensée chinoise, Paris, Albin Michel 1968, p. 362 et les références à Karl Jaspers dans J. C. Gens, Karl Jaspers, Paris, Bayard 2003, p. 380.
  • [7]
    Sur un tel « pélagianisme », cf. L. Moulin, La gauche, la droite et le péché originel ?, Paris, Librairie des Méridiens 1984.
  • [8]
    Cf. par exemple D. Janicaud, Heidegger en France, t. ii, Entretien avec J. P. Farge, Paris, Albin Michel 2003, p. 150. Cf. aussi M. Maffesoli, Le Rythme de la vie, Paris, La Table Ronde 2004.
  • [9]
    Cf. M. M. Davy, Bernard de Clairvaux (1945), Paris, Félin 1990, p. 71 et H. Focillon, Art d’Occident, le Moyen-Âge roman et gothique, Paris, Armand Colin 1938, p. 159.
  • [10]
    H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, Alcan 1932, p. 445. Cf. aussi M. Scheler, op. cit. Sur la « reliance », cf. M. Bolle de Bal, Reliance et théorie, Paris, L’Harmattan 1996.
  • [11]
    M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, dans Questions iii, Paris, Gallimard, 1989, p. 151, et M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard 1976, p. 491.
English version

1Il faut toujours, dans les problèmes essentiels, savoir prendre du recul afin de mieux comprendre la réalité empirique. Rechercher les ascendances les plus secrètes, et ce afin que les mots employés puissent devenir des paroles opérantes. À n’en pas douter l’invisible est le noyau central à partir duquel s’organisent les choses humaines. Centralité souterraine, ai-je dit, qu’il faut savoir décrypter dans l’effervescence des phénomènes explosifs, ou dans la banalité de la vie quotidienne.

2En accord avec le sens commun les pensées les plus aiguës savent bien que ce sont les idées qui mènent le monde. Encore faut-il prendre ses distances d’avec le conformisme intellectuel. Voire le mépriser, tant ses évidences aplatissent la richesse du réel en réduisant à l’unité la multiplicité des différences.

3D’où la nécessité de mettre en place une hétérologie, c’est-à-dire un savoir du multiple, seule capable de reconnaître la richesse du vivant. « Le bien connu, disait Hegel, par ceci tout juste qu’il est bien connu, n’est pas vraiment connu ». Et, en effet, ces idées qui gouvernent le monde, l’imaginaire en sa puissance fécondante, restent énigmatiques. Par bien des aspects, nébuleuses et incertaines d’elles-mêmes. Elles n’en constituent pas moins le ciment structurant le sentiment d’appartenance dont on ne peut plus nier l’importance. Stricto sensu des « valeurs esthétiques autour desquelles s’agrègent, d’une manière têtue les diverses tribus post-modernes ».

4Ainsi, l’évidence de la morale universelle, tout comme le moralisme bien-pensant qui en est l’expression, ne résistent plus aux coups de butoir forcenés des éthiques particulières. Cette distinction (Morale-éthiques), s’impose dès lors que l’on constate ce qu’a de désuet, d’incantatoire, la profusion des bon sentiments. Dès lors, aussi, que l’on ne peut plus nier ou dénier la force agrégative de pratiques et de pensées hétérodoxes ; étranges et inquiétantes, mais non moins présentes dans la vie courante. C’est cette (re)émergence du paradoxe qui en appelle à une audacieuse hétérologie.

5Indocilité de la pensée en accord avec un vécu indocile, celui de la vita ipsa, cette vie même, source de toutes les générosités renouvelées qui, aussi étranges ou inquiétantes soient-elles, sont là comme autant « d’éthiques immorales » assurant le fondement d’un être-ensemble en gestation.

6Le « bon gouvernement des esprits » nécessite que l’on soit à l’écoute d’une telle gestation. Sous peine d’être en déphasage par rapport à l’imaginaire collectif. Ce qui risque d’être bien plus inquiétant que les aspects les plus inquiétants de la vie elle-même !

7L’objet d’étude de Michel Foucault, et son aspect prospectif, tiennent justement à ce qu’il sut saisir le « seuil » de la modernité. Comment à partir d’un tel seuil s’opéra, selon ses propres termes, cet « emballement » formidable qui fut l’universalité du discours occidental.

8Peut-être est-ce, justement, l’inverse qu’il faut savoir penser. Un autre « seuil » est atteint qui peut permettre de comprendre que ce qui meut en profondeur les pratiques sociales, est, avant tout, la particularité des valeurs spécifiques, et la force agrégative qu’elles ne manquent pas d’impulser. Voilà bien ce qu’il importe de penser, fût-ce au prix de la destruction de nos théories sécurisantes et quelque peu anesthésiantes.

9Le terme « épistèmê » signifie être à la bonne place afin de voir clair dans ce qui est obscurément vécu. Savoir exprimer cet art de vivre qu’est l’existence commune. Éternel problème du point d’Archimède, levier méthodologique permettant de saisir ce qu’il en est des mœurs à un moment donné, étant entendu que ceux-ci n’ont rien d’éternel, mais obéissent à des spécificités locales aux racines profondes et à l’évolution soudaine. « Vérité au-delà des Pyrénées, fausseté en deçà ! ».

10C’est bien ce qu’avait fait ressortir, en son temps, G. Simmel. Le propre de la labilité vitale est de produire des formes et de les détruire. Ce faisant elle se dépasse elle-même. Paradoxe fécondant s’il en est ! La « forme » se constitue (mœurs, coutumes, organisations, institutions…), mais si elle veut rester vivante, elle doit se développer en détruisant ce qu’elle a constitué. Dialogique de la « pars destruens » et la « pars construens ». Destructions et constructions vont de pair. Et l’art du savoir est bien de s’ajuster à l’art de vivre reposant sur une telle dialogique.

11La morale, telle qu’elle s’est élaborée à partir du xviiie siècle : universelle, applicable en tout lieu, impérative, est bien une « forme » gérant ce que Simmel appelle la coexistence des individus à partir de « l’action réciproque ». Mais celle-ci, dans la suite logique de l’économie du salut judéo-chrétien est devenue, progressivement, purement comptable. C’est ainsi que la vie va être entièrement déterminée à « peser, calculer, réduire les valeurs, qualitatives en quantitatives [1] ».

12C’est cette réduction qui va présider à la domination planétaire de l’Argent-Roi, à la prévalence du productivisme, et au développement de la société de consommation. Toutes choses reposant sur l’impératif catégorique d’une morale de travail permettant la réalisation de l’individu et la domination de la nature dont, selon l’injonction divine, « à force de peine [l’homme] tirera subsistance » (Genèse 3, 17).

13On est là au cœur de la « forme » morale : le rapport de domination que le sujet doit établir sur lui-même, fondement du rapport de maîtrise que ce même sujet doit avoir sur l’objet qu’il a à soumettre. Voilà bien qu’elle est la nappe phréatique qui, invisiblement, a sustenté la vie sociale « moderne ». C’est-à-dire un être-ensemble somme toute rationnel, aux effets prédictibles, en bref orienté vers un salut à acquérir dans le lointain (céleste ou terrestre). C’est en ce sens que l’économie du salut conduit à l’économie stricto sensu.

14Il n’y a pas lieu de revenir là-dessus. Nombreuses sont les analyses, en divers domaines, qui ont montré le lien étroit unissant l’instrument de choix et le salut (Paradis, sécurisation de l’existence, assurance tous risques…) qui en est la résultante. L’on peut, en revanche, se demander si ce cycle n’est pas en train de s’achever. Si à une « forme » fatiguée ou sclérosée ne serait pas en train d’en succéder une autre reposant moins sur le rapport de domination (de soi, du monde) que sur celui d’un ajustement, d’une conciliation. Rapport éthique s’il en est, où le qualitatif reprendrait force et vigueur !

15Pour rendre attentif à une telle inversion et aux « signes » multiples qui la préfigurent il est, de plus en plus, fréquent d’utiliser le terme de « sociétal ». Pour ma part, lorsque j’avais proposé de l’employer (La Violence totalitaire, 1979), c’était pour souligner tout ce qu’avait d’imprévisible l’existence collective. En particulier pour insister sur l’importance de l’imaginaire, du ludique, de l’onirique, toutes choses qui n’étaient pas de l’ordre de la vie privée, mais qui était bien cause et effet de la chose publique.

16Il est, peut-être, possible d’aller plus loin. Et pour faire ressortir la fin d’un cycle, ce que j’ai appelé le dialogique de la destruction et de la construction, s’attacher à ce qui est « épocal ». L’émergence d’une autre époque où la recherche, morale, du salut, en son aspect comptable ou quantitatif, tend à laisser la place à un rapport qualitatif à l’existence où la dépense a sa place.

17Curieux retour à des origines mythiques. Attitude dont le ressort secret, et bien sûr inconscient comme tout phénomène d’importance, peut être considéré, si je le dis en termes heideggériens, comme le « souci de l’être ». Précisions, non pas la recherche d’une substance précise : Dieu, l’État, l’Institution, mais quelque chose de bien plus indéfini, à savoir une adhésion, quelque peu animale, à la vie dans toute son ambivalence, bonheurs et malheurs mêlés.

18C’est bien cela qui est en jeu dans l’étonnante vitalité des tribus juvéniles, l’intensité de leurs actions, la violence de leurs passions, l’aspect déroutant et imprévisible des investissements successifs qui sont les leurs. L’esthétique est le maître mot permettant de saisir le jeu des affects résumant tout cela. Esthétique allant bien sûr de pair avec ces éthiques plurielles que l’on voit en œuvre dans le fanatisme musical, dans l’addiction face aux réseaux informatiques, dans les adhésions aussi intenses que provisoires à des causes humanitaires ou autres actions compassionnelles ou caritatives, sans oublier les agrégations sexuelles en fonction des « goûts » divers (homosexuel, bisexuel, transsexuel…).

19La morale générale repose sur une conception « ontologique » du monde : phénomènes, situations, identités intangibles et assurés d’eux-mêmes. Ces éthiques plurielles quant à elles sont essentiellement labiles et provisoires. Mais plutôt que se lamenter face à ce côté mouvant, incertain, non-institué des phénomènes en question, ne peut-on pas y voir l’expression d’un humanisme authentique ou intégral, à savoir une conception de la chose humaine dynamique, explosive, précaire mais intense ? En bref, la vie en son aspect constructeur mais aussi destructeur.

20Face à un humanisme muséal et quelque peu sclérosé, celui des « belles âmes », celui de la bonne conscience, celui des dames patronnesses du social, l’humanisme intégral cruel et généreux des groupes contemporains rappelle le côté aventureux, incertain, tragique de toute existence. La vie comportant une bonne part de mort.

21N’en déplaise aux donneurs de leçons et autres notaires du savoir, il y a quelque chose de nietzschéen dans les excès, tout comme dans la ritualité de la banalité quotidienne : « moi, bête à énigme, moi, monstre lumineux, moi, gaspilleur de toute sagesse ». L’audacieux penseur en disant cela se considérait comme un « casse-cou de l’esprit ». Mais c’est bien une telle audace, vécue plus que pensée ou dite, que l’on retrouve dans le mimétisme tribal et dans l’intense circulation d’informations propre aux réseaux informatiques. Les contacts qu’ils induisent sont dangereux, les relations suscitées peuvent être, aussi, « casse-gueule » (écho trivial au « casse-cou » nietzschéen), mais ils expriment bien l’innocente vitalie du « puer aeternus », de cet enfant éternel qui, sans assurances, sans le garde-fou d’une Vérité établie, vit au jour le jour les différentes énigmes de l’existence humaine. Il y a de la pudeur et de la délicatesse dans ce tragique vécu.

22Qualitatifs qui peuvent paraître étonnants mais qui traduisent bien l’abandon de la paranoïa ayant marqué les grandes idéologies politiques propres à la modernité. En effet, ce n’est plus en fonction de tel ou tel système théorique que va s’élaborer la relation à l’autre. D’où, de facto, la tolérance qui prévaut vis-à-vis des mœurs, des manières d’être, des modes d’habillement ou des différents comportements s’exprimant dans les manifestations que l’on qualifie, pudiquement, « d’ethniques ». Celles-ci sont, essentiellement, homosociales, elles reposent sur un sentiment d’appartenance très fort. Mais, en même temps, fût-ce dans l’indifférence ou le conflit, elles acceptent qu’il puisse exister d’autres manières d’être et de paraître.

23Ce n’est plus dans l’ordre du politique que ce conflit ou cette indifférence s’expriment, mais bien d’une manière ludique. Ludique qui, souvenons-nous ici de Caillois ou de Huizinga, peut être aussi agonal ou pris de vertige excessif. On a là, encore, une des marques du mythe de « l’enfant éternel » qui n’a que faire des qualifications morales judicatives ou normatives propres à la logique du politique. Pour reprendre une expression courante, être « cool » vis-à-vis de soi-même, des autres ou de la vie en général semble être la seule injonction qui soit admise dans la structuration collective.

24Être « cool » est une manière de dire le refus de la rigidité « ontologique ». Mais traduit plutôt une sorte « d’autogenèse » : une personne ou une tribu toujours en devenir. Et l’on peut, en s’appuyant sur les thèses de certains naturalistes, rappeler que l’ontogenèse individuelle ou groupale est une récapitulation ou une répétition de la phylogenèse [2]. Je veux dire par là que la désinvolture par rapport aux codes de la morale figée souligne que l’enfance subsiste en chacun d’entre nous. Elle rappelle aussi que subsiste en chaque tribu l’enfance du genre humain.

25Dès lors, l’attitude ou la culture jeune, le « jeunisme » qu’il est fréquent de stigmatiser dans les sociétés contemporaines, n’est pas simplement limité à un problème générationnel, mais a une fonction contaminatrice. « L’enfant éternel » est contemporainement une figure emblématique, comme l’adulte sérieux, rationnel, producteur et reproducteur le fut au xixe siècle. Et c’est cette nouvelle figure emblématique qui va, dès lors, orienter les mœurs vers plus de souplesse dans l’appréciation du bien et du mal. D’où le relativisme galopant dans la manière de vivre la sexualité, l’impératif du travail ou la responsabilité citoyenne. Les « petites bandes », en tous les domaines, ne reconnaissent comme lois que les règles qu’elles se sont elles-mêmes fixées.

26On ne va pas contre l’Esprit du temps et celui qui souffle, tantôt zéphyr, tantôt ouragan, sur les sociétés postmodernes, qui transporte avec lui sinon la contestation, du moins l’indifférence vis-à-vis des maîtres à penser ou à agir, tout comme vis-à-vis de leurs dogmes. Disons-le tout net la loi du père ne fait plus recette. Nombreux sont les indices d’une telle dévalorisation. L’éducation en famille ou à l’école est traversée par cette crise, l’action politique, le magistère intellectuel sont sensiblement déstabilisés, sans parler de soi-disant pouvoir médiatique qui est relégué à son rôle véritable : celui d’une prétentieuse « mouche du coche ».

27En bref, c’est la structure verticale, celle phallique issue du Père tout puissant qui est remise en question. L’ironie grinçante d’émissions humoristiques telles « les Guignols de l’info » ou « le Vrai journal », l’audacieuse désinvolture de magazines tels « Teknikart » témoignent, entre autres, que l’assomption de l’absolu monovalent, propre à la tradition occidentale, n’a plus cours.

28On se souvient des judicieuses et prophétiques analyses d’Alexander Mitscherlich sur la « société sans père » (Auf dem Weg zur vaterlosen Gesellschaft[3]), qui mettent l’accent sur l’évanescence du pouvoir patriarcal traditionnel. Le chemin est maintenant parcouru. Une société de « frères » tend à prévaloir. L’androgynie remarquable telle qu’elle apparaît dans la production du haut stylisme masculin montre bien que le mâle dominant est évincé du centre du monde. L’homme redevient une énigme ayant du mal à se penser, à se vivre et à se montrer dans la « forme » d’une identité stable et un figée. Et c’est bien une telle labilité, un tel relativisme qui fragilise le corpus législatif dont le Père était le garant.

29On est là au cœur d’une véritable transsubstantiation sociétale, changement de fond où le progressif contrôle d’un moi fort et assuré de lui-même, voire l’esprit critique, le pouvoir de la morale lui servent de fondement, en bref ce qui caractérisait le rôle de pater familias est bien malmené. La constatation empirique en donne maints exemples quotidiens.

30D’où l’émergence de ce que j’ai appelé des « sociétés de frères », petites bandes ainsi que le pronostiquait l’utopiste Charles Fourier, ou diverses tribus si on reprend cette métaphore de plus en plus utilisée. En chacun de ces cas, ce qui est en jeu est le glissement de l’impératif catégorique (Kant) vers l’impératif atmosphérique (Ortega y Gasset). Atmosphère quelque peu libertaire, voire carrément anarchisante, où l’idéal de l’imitation horizontale de l’abbaye de Thélème, centré sur un hédonisme du présent, prend le pas sur une pédagogie verticale tournée vers un avenir projectif. La diversité des goûts pluriels succédant, dès lors, à l’unité du pouvoir centralisé.

31Hegel, ici, peut nous éclairer, qui voyait dans la diversité des tribus la caractéristique (pour l’Allemagne) d’une « nation libre ». L’Empire n’ayant pas aboli cela. Car à chaque élection, note-t-il, « les princes introduisaient de nouvelles conditions restrictives à l’exercice du pouvoir impérial de sorte que ce dernier se réduisait à une ombre inconsistante [4] ».

32Judicieuse remarque que cette inconsistance du pouvoir central ! Belle métaphore que l’on peut appliquer à toutes ces « zones d’autonomie temporaires » caractérisant, dans tous les domaines, la vie des tribus postmodernes. La morale surplombante n’est plus qu’une ombre évanescente. Certes elle continue, officiellement, d’exister. Mais elle est muséographiée. On y fait référence, on la visite parfois comme on le fait pour une curiosité fleurant le bon vieux temps. Mais le ciment liant le corps social trouve ailleurs ses ingrédients. Et c’est bien cela qu’il convient de penser.

33En effet, dans un tel contexte la posture moralisatrice n’est plus de mise. Et le plus curieux c’est que, ignorant cette évolution de fond, ils continuent à être légion ces intellectuels avides de jouer le rôle du « praeceptor humanitatis ». le plus souvent d’une manière pédante, toujours avec arrogance. Moins ils comprennent ce qui est en jeu, plus ils prennent position sur tout et n’importe quoi. Suscitant par leurs analyses un prurit législatif débridé.

34Ainsi, en France, ce qui concerne l’habillement, le port du voile « islamique », ou la barbe du même nom et autres couvre-chefs vont être réglementés. À quand l’interdiction du « string » trop voyant, ou celle des pantalons « baggy » rendant par trop visibles les dessous intimes ? Et il est intéressant de noter que tous ces sujets font l’objet d’analyses péremptoires qui, à de rares exceptions près, en appellent au législateur afin de sauver la République Une et Indivisible !

35Analyses sans nuances, en ce qu’elles ne prennent pas en compte la dimension « esthétique » de ces modes vestimentaires. Certes, pour certaines d’entre elles l’aspect religieux ne saurait être négligé. Et même pour quelques cas le reliquat du pouvoir patriarcal s’y exprime avec force. Il n’en reste pas moins que pour une grande majorité ce qui est en jeu est une logique de la séduction. Et le « voile » en question s’allie, dans cette logique, avec le port de jupes largement fendues et celui des bas résilles. Toutes choses relativisant l’injonction religieuse.

36Sans s’étendre, pour l’instant, sur ces exemples, il suffit de noter qu’un tel relativisme devrait inciter à la prudence analytique et au sens de la nuance. Pour reprendre une thématique chère à Edgar Morin dans une société complexe il faut savoir comprendre les phénomènes dans toute leur complexité. En la matière, ainsi que je l’ai déjà indiqué, il y a un rapport tétanique entre le substantialisme et le moralisme. L’ontologie qui leur est commune est toujours à la recherche d’une « cause suprême », première ultime. Or, ce que nous montre l’observation, la présentation phénoménologique, de la vie quotidienne c’est que tout est en mouvance, tout fluctue. Ce qui, stricto sensu, complique la simple causalité.

37La socialité, celle du « monde de la vie » (Lebenswelt) ne se réduit pas à un social se déduisant par simple raisonnement. Elle repose sur le partage des images. Pour reprendre ce terme qui, selon Max Weber, caractérisait la communauté, ce qui est en jeu est de l’ordre de l’émotionnel.

38L’émotionnalité échappe à l’injonction morale. Elle repose sur un « socle anté-prédicatif, pré-catégoriel [5] ». Les théâtralités corporelles se vivant au jour le jour dans les rituels vestimentaires, ou s’exprimant d’une manière paroxystique dans les nombreuses « parades » urbaines soulignent un « ordo amoris » (Max Scheler) où prédomine un fort sentiment d’appartenance. L’idéal communautaire a besoin de symboles extérieurs, d’images partagées pour traduire la force qui, intérieurement, le structure. Mais la vitalité de ces archétypes, pulsion inconsciente s’il en est, s’exprime très souvent d’une manière anomique. Les mythes, contes et légendes sont traversés par l’ombre. Cette part obscure se retrouve dans le « travail » sur le corps contemporain. Et le succès du tatouage, du « piercing », tout comme celui de Harry Potter ou du Seigneur des Anneaux, ne manque pas d’invalider le jugement de valeur et l’analyse moralisatrice.

39Il y a, en effet, quelques difficultés, pour l’intelligentsia moderne à se contenter d’un jugement de fait : dire ce qui est, ce qui se voit, ce qui « s’imagine ». Habituée qu’elle est à apprécier le bien et le mal à partir de ce que l’on appelle le « fantasme de l’Un » : Dieu Un, la Vérité Une, la Finalité, le Sens de l’Histoire, et autres majuscules ignorant la pluralité de la chose humaine et le polythéisme des valeurs. Difficulté à saisir les conséquences d’un « ordo amoris » renaissant, l’impact d’une atmosphère dionysiaque dont l’orée tend à s’étendre de plus en plus.

40Reconnaître qu’il y a dans l’imaginaire et le présentéisme ambiants une impulsion vitaliste alliant le matériel et le spirituel. L’intellectualisme ou le rationalisme, encore, dominant, du moins institutionnellement, s’est toujours employé à séparer les différentes sphères de l’humaine nature. Fidèle à l’injonction biblique (Dieu sépara la Lumière des Ténèbres), la raison a peur de ce holisme où l’envers et l’avens se conjuguent harmonieusement.

41Or, le propre de la vie organique repose sur la richesse d’une telle conjugaison. Ainsi tout comme « l’esprit du vin » est en constante relation avec la matière (terroir, cépage), il existe une subtile alchimie entre le travail sur le corps : habillement, phénomènes de mode, exacerbation des différences, et la constitution d’un esprit commun, d’une reliance imaginale.

42On peut même dire que dans les interstices du paraître s’opère une expérience de l’être collectif. Ce qui affleure à la surface, tel un idéogramme, est un inconscient archétypal auquel tout un chacun communie. Le signe devient symbole, et fait surgir l’autre côté, immatériel, des choses.

43C’est bien cette alchimie on ne peut plus subtile, et combien mystérieuse qui échappe à ce que Paul Valéry nommait la brutalité du concept. Tout à sa recherche « deprofundiste », recherche d’une soi-disant profondeur, d’une essence de la réalité, d’un « noumène » au-delà du phénomène, il ne voit pas dans l’efflorescence de ce qui est la marque d’un plaisir et d’un désir d’être-ensemble au travers de ce qui se donne à voir et, donc, se donne à être.

44Karl Jaspers fait référence, dans nombre de ses analyses, à la « communication existentielle » comme fondement de toute culture. J’ajouterai que celle-ci est toujours, en son moment fondateur, anomique. Elle contrevient aux normes établies, elle renoue souvent avec des valeurs anciennes. Elle est choquante, voire provocatrice en ce qu’elle n’obéit plus aux injonctions, communément admises, de la vie sociale. Mais sans vouloir la canoniser a priori, une telle anomie ne laisse pas d’être instructive pour ceux qui font de la lucidité une marque de la noblesse d’esprit.

45Le retour de l’organique dans la vie de nos sociétés, c’est-à-dire à cette conjonction de ces choses opposées que sont l’âme et la matière, en appelle une pensée organique. Je veux dire par là une attitude phénoménologique qui sache, en prenant en compte les images, qualifier avant de légiférer. Le souci des dénominations exactes étant, on le sait de longue mémoire, le fondement même de la nécessaire organisation sociale. Mais celle-ci ne peut pas se faire à contresens.

46Ainsi que le rapporte la sagesse chinoise, Tseu-lou dit à Confucius « le seigneur de Wei se propose de vous confier le gouvernement. Quelle est à votre avis la première chose à faire ? L’essentiel est de rendre correctes les désignations [6] ». Voilà bien ce qui souligne l’importance du bon usage des mots. Très précisément pour ce qui concerne le gouvernement des esprits, c’est-à-dire cette capacité à s’ajuster à l’état des mœurs. Celle-ci est, toujours, quelque peu magique. Mais elle seule donne sa véritable légitimité, sa valeur spirituelle à quelque pouvoir que ce soit : politique, économique ou symbolique.

47Pour le dire familièrement, « coller » à l’esprit du temps nécessite, dès lors, de prendre ses distances vis-à-vis de la doxa dominante, cette « opinion » plus ou moins docte dont la frilosité ou la lâcheté est le moteur essentiel. « Retourner l’huître » conseillait Platon (République, 521c), révolution du regard qui soit à même de comprendre, sans préjugés, l’importance des effervescences contemporaines, et d’en mesurer les effets.

48Ce qui implique que l’on sache rompre avec ce que l’on pourrait appeler le « pélagianisme » moderne. Le moine Pélage déniant la tache originelle peut-être considéré, qu’on le sache ou non, comme le fondateur de la pédagogie rationaliste qui s’est progressivement imposée dans l’organisation sociale du monde occidental. Fondateur, dès lors, du moralisme et du conformisme social. Pour lesquels la part d’ombre de l’humaine nature, celle qui fait appel au sensible, va être, inéluctablement, dépassée [7]. Moralisme pédagogique faisant de la société, puis de toutes ses instances spirituelles : université, presse, édition, une immense manufacture d’employés au service d’une idéologie entreprenariale dominée par un utilitarisme / ritualisme omniprésent.

49Et c’est bien celui-ci qui ne semble plus être une chose admise sans discussions. L’expérience du vivant outrepasse la simple logique marchande et quantitative. Au « pélagianisme » officiel répond, souterrainement mais d’une manière têtue, une sorte de quiétisme insolent. C’est cela même qui s’exprime dans le port du voile ou dans l’exhibition des nombrils et autres hauts de fesses. Il y a dans ces provocations, apparemment contrastées, en fait très semblables, l’expression du refus d’un monde uniquement marchand et rationnel. L’expression d’un non-conformisme, parfait inconscient, parfois, au contraire, bien maîtrisé. Le désir de ne plus se plier à une logique de la séparation, mais au contraire de comprendre la réalité comme un tout. Où l’image a donc sa place.

50Les éthiques particulières induites par un tel non-conformisme relient matérialisme et spiritualisme. Et, comme en d’autres étapes d’effervescence culturelle cela crée une sorte de réalisme magique laissant pantois l’ensemble des observateurs sociaux. « Hommes théoriques » (Nietzsche), ceux-ci ont bien du mal à saisir la fringale de vie en ses aspects incarnés.

51Incarnation que l’on retrouve dans les fanatismes religieux, mais aussi dans le débridement des sens de toutes les occasions festives chères aux diverses tribus postmodernes. Dans chacun de ces cas se trouvent en présence de véritables « parades amoureuses », à forte composante amicale, où la séduction a une large part. C’est presque en termes olfactifs qu’il faudrait poser le problème social, tant la sécrétion est importante. Au travers du voilement du corps ou de son dévoilement on assiste à des danses, plus ou moins frénétiques, par lesquelles tout un chacun s’emploie à communier dans une expérience de l’être-collectif.

52Il faut bien le dire, grâce à l’image partagée, de telles copulations mystiques échappent, largement, au jugement moral. Elles mettent à mal une vision du monde d’essence contractuelle, puisque aussi bien l’individu rationnel et maître de lui, protagoniste du « contrat social » moderne, tend à se perdre, on pourrait dire à se « consumer », dans la communauté dont il est, en tous points, tributaire. L’idéal moral est bien outillé pour gérer l’individu rationnel. Il est impuissant devant le (re)surgissement des imaginaires tribaux.

53C’est bien un tel glissement auquel il convient d’être attentif : l’âme collective tend à prévaloir contre l’esprit individuel. De diverses manières on a pu montrer l’étroite relation existant entre le rationalisme cartésien et le logocentrisme qui en était la conséquence [8]. Ce « je pense » souverain constitutif de soi et du monde et manufacturant la société semble submergé par un « surmoi » de jouissance.

54L’exacerbation du corps individuel dans le cache d’un corps collectif renvoie à une autre forme du lien social à forte composante lococentrique. C’est, en effet, l’espace qui prévaut. Espace du corps propre que l’on travaille à loisir, que l’on habille pour la prière, que l’on pare pour le plaisir, que l’on mutile pour une jouissance douloureuse. Territoire du corps tribal que l’on s’emploie à conquérir et que l’on défend contre toutes formes d’intrusion. Dans tous les cas, espaces symboliques générant et confortant le lieu. C’est cela que l’on peut appeler la « reliance imaginale ».

55J’ai, souvent, signalé ce glissement du logocentrisme vers le lococentrisme en rappelant qu’il est des époques où le lieu fait lien. Glissement qui en appelle à une attitude non judicative. À dépasser notre habituelle tendance à analyser en termes de « bien » ou de « mal ». Qui devrait nous inciter à constater en quoi les phénomènes qui peuvent paraître anomiques, et qui certainement le sont par rapport aux normes établies, peuvent être considérés comme les indices (index) les plus sûrs pointant vers une nouvelle socialité en gestation.

56Ce n’est pas la première fois que de tels indices font signifiance. Parmi la multiplicité des exemples historiques, on peut rappeler lorsque les historiens de l’art ou les philosophes de la vie religieuse analysent la rébellion des moines de Cîteaux contre ce que ceux-ci considéraient être l’attiédissement des règles par l’abbaye de Cluny, ils relèvent que « l’ordre des formes correspond à l’ordre de l’esprit ». Et qu’en appelant à une nouvelle éthique communautaire, les cisterciens vont créer des « formes » nouvelles, où celle-ci puisse s’épanouir [9].

57Éthique plus proche de la nature, de la simplicité des relations, « reliance » renouvelée et épurée par un dépassement des lois artificielles issues de la sclérose et des pesanteurs institutionnelles. Éthique qui avait pour ambition de restaurer la ferveur originelle et l’édification du corps monacal afin de mieux réaliser la vocation monastique. Et, « symbole » important cela va se faire en portant une « vêture » nouvelle signifiant, ainsi, l’union mystique projetée.

58En son sens strict l’art cistercien est une culture nouvelle s’opposant à une civilisation appauvrie. L’architecture, la décoration, l’apparence sont, dès lors, comme autant d’expressions d’un esprit commun et d’un être-ensemble toujours et à nouveau vivant.

59On peut extrapoler les leçons de cet exemple, en montrant que toute instauration nouvelle est une transfiguration. Elle en appelle à d’autres figures en lesquelles l’idéal communautaire se reconnaît et se complaît. Il est aisé de voir en quoi les pratiques contemporaines obéissent à une logique semblable. Les « formes » qu’elles emploient peuvent être, certes, transgressives, elles n’en sont pas moins fondatrices si on sait les apprécier pour ce qu’elles sont et non pas pour ce que l’on aimerait qu’elles soient.

60Si je fais, ici, référence à un exemple religieux, c’est qu’il est, en effet, frappant de voir que ces nouvelles formes de socialité sont d’une part traversées par l’intensité propre à la religiosité, et d’autre part expriment une débordante intensité dans le rapport à l’autre et ce grâce aux images partagées. Intensité et densité qui, présentéisme oblige, tout en étant éphémères n’en sont pas moins réelles.

61L’attitude « contemplative » qui prévaut sur la pulsion politique, propre aux générations précédentes, le fait que l’intuition dans les rapports sociaux prend le pas sur les associations réfléchies (parti, syndicats), le fait de privilégier toutes les occasions de « transport » (transports festifs, effervescences diverses), tout cela crée une atmosphère spécifique où le sujet substantiel qui, dans la tradition occidentale, nous était familière, n’a plus grande importance. Le subjectif tend à céder la place au « trajectif » (G. Durand). C’est-à-dire à la connaissance directe de l’intime liaison de toutes choses.

62Correspondance holistique, intuitive reliance aux autres et à la nature environnante, tout cela se traduit, trivialement parlant, dans le fait « d’être transporté », de « s’éclater » ou d’avoir le « feeling ». La liste est longue de ces expressions exprimant le dépassement d’une logique discursive, et soulignent la calme violence du flux vital. On peut, certes, s’en offusquer. Il n’en reste pas moins que l’impératif catégorique de la morale établie laisse, de plus en plus, la place à la mise en pratique de petites libertés interstitielles où domine une forme de joyeux immoralisme. C’est bien cela « l’ordo amoris » (Max Scheler), cause et effet des multiples extases sociétales.

63On peut rapprocher cela des intuitions de Bergson : le passage du statique au dynamique, du clos à l’ouvert, d’une vie routinière à la vie mystique [10]. Cela éclaire bien, théoriquement, toutes ces situations empiriques où la formule conceptuelle (politique, sociale) cède la place à une forme opératoire. Une forme communautaire où tout un chacun ne cherche plus sa singularité, n’affirme plus sa spécificité, mais s’emploie, concrètement, à ne plus faire qu’un avec l’objet qui lui ou auquel il appartient. Une forme reposant essentiellement sur l’image.

64Voile islamique, kippa juive, foulard Hermès, dessous Calvin Klein, on pourrait à loisir multiplier les signes et les marques, qui peuvent être considérés comme autant de manifestations du sentiment d’appartenance. Stricto sensu, « on en est » de cela même que l’on affiche comme un emblème de reconnaissance. Même, et surtout, si une telle affirmation provoque ou choque ceux qui « n’en sont pas ». Le nombril mis à nu d’une manière « sexy », la circoncision religieuse, tout comme le « piercing » intime favorisent les extases communielles. Ils sont comme autant de rituels anodins ou exacerbés par lesquels les micros tribus contemporaines expriment leurs affinités électives. Par lesquels elles transfigurent un quotidien dominé par une logique marchande, en une réalité spirituelle qui s’abritant, parfois, derrière le masque de la transcendance n’est pas moins, toujours, profondément, humaine : ce que je vis, avec d’autres ici et maintenant.

65Pratiques incarnées, Incarnation qu’il faut comprendre en son sens précis : plaisirs de la chair, mortification de la chair, la différence est de peu d’importance, comme moyens de redire l’importance du corps individuel dans le cadre du corps collectif. Corps mystique ou « corps imaginal » en tout cas qui ne se reconnaît plus par les mécanismes de l’abstraction rationnelle, mais qui tend à s’affirmer dans l’organicité des groupes émotionnels.

66En inversant l’adage populaire, l’habit fait le moine. La « vêture », qu’elle soit sur ou dans le corps, devient ainsi hiéroglyphe. Signe sacré faisant participer à une sorte de transcendance immanente. Pierres vivantes d’un temple immatériel où l’on se « sent » bien. Construction symbolique où tout ensemble fait corps. Demeure réelle ou virtuelle assurant protection et réconfort. Les passionnés des jeux informatiques le savent bien qui recherchent, éperdument, dans les réseaux d’Internet une forme de communion et qui, ainsi, créent des communautés non moins « réelles » que les regroupements sociaux, donc rationnels, proposés par la société. En ce sens, les pseudos utilisés sont comme autant de marques sur le corps propre permettant d’intégrer un corps collectif. Il y a là, souvent, une « addiction » indéniable. Mais celle-ci ne fait que signifier une ivresse collective : laisser sa trace dans la tragique impermanence du donné mondain.

67Cela nous invite à suivre le signe de piste du nomadisme tribal contemporain fait paradoxalement d’enracinement et d’exil. Du désir d’être et vivre ici, tout en ayant la nostalgie de l’ailleurs. Ne faut-il pas voir dans ce paradoxe la faillite d’une morale rationnelle de l’assignation à résidence, d’une existence close sur elle-même et, dans le même temps, l’émergence d’une éthique dynamique alliant les contraires ? C’est bien cela que donne à penser. Le corps et l’aspect, la raison et le pensable, l’intellectuel et l’imaginaire.

68Quand l’école californienne de Palo Alto élabora la notion de « proxémie », elle pensait, dans une sensibilité écologiste, à la prise en compte de ce qui est proche mais en interaction avec l’environnement global. Double nécessité incluant le réel vécu dans le vaste cadre d’une réalité totale. On retrouve là comme un écho de la notion de « domus » propre à la pensée antique. Importance de la « maison » n’étant pas limitée aux quatre murs de l’habitation, mais prenant sens en fonction de la faune, de la flore, voire de la parentèle environnante. Par une sorte de concaténation magique, ou quasiment mystique, le lien social se construit, symboliquement, par une appropriation de lieux successifs.

69Le terme espagnol : « immedinciones », décrivant l’alentour d’un point central, d’une ville importante, est, en la matière, éclairant. En ce qu’il montre bien que ce qui est proche, vit en osmose, sans médiations, par contiguïté avec la ville qui lui donne sens. Il y a comme une immédiadeté absolue entre les divers éléments d’un tout. Une co-présence rendant chaque élément indispensable, et l’ensemble spécifique ou original.

70C’est ce « domestique » et cette « immédiadeté », c’est-à-dire une manière d’interagir par contaminations successives, par irradiations, qui peuvent nous aider à comprendre le glissement de la morale à l’éthique. Alors que celle-là est quelque peu abstraite, déracinée, celle-ci est avant tout incarnée, proxémique.

71Si on se réfère à l’étymologie du terme, elle est avant tout concrète (cum – crescere) : elle croît avec ce qui l’entoure. L’environnement social ne prenant dès lors sens qu’en fonction de l’environnement naturel. Elle accentue l’espace, le territoire, le terroir… lui permettant d’être. L’éthique comme mode de vie, comme manière d’exister à partir d’un lieu que l’on partage avec d’autres. La culture, dès lors, devient particulière et n’a plus la prétention universelle de la civilisation.

72Dans cette perspective, l’espace est en quelque sorte un temps vécu. Celui des petites histoires, celui des moments (bons ou mauvais) qui par sédimentations successives font, justement, la culture concrète : une mémoire partagée, lien charnel. En ce sens l’éthique domestique, on pourrait dire tribale, est une éthique de la situation. Liée à un séjour, à un site particulier.

73De diverses manières, Heidegger a rendu attentif à un tel « Ethos » comme manière d’habiter : « éthique doit dire qu’elle pense le séjour de l’être humain [11] ». On est bien loin de l’affectation morale des belles âmes responsables de l’humanité en son ensemble, et tourmentées dans les malheurs du genre humain.

74L’éthique de situation est, plus modestement, plus humainement donc avec plus d’humilité, une juxtaposition de rituels quotidiens, créant un état d’âme collectif. Elle est tributaire d’un lieu, qu’il soit réel ou symbolique, et est taraudée par le souci de ce lieu.

75Dès lors ce sol, cette terre, ce monde deviennent par cercles successifs importants. Ils « intéressent » parce que l’on y est dedans (inter esse). Ainsi que le dit Merleau-Ponty, c’est « parce que je l’habite » ce monde, que je peux le prendre au sérieux. En ce sens, dans l’éthique qui se dessine on est loin de l’intemporel et de l’universel, mais bien au cœur même d’un humanisme présent.

Notes

  • [*]
    Michel Maffesoli : Professeur de sociologie à la Sorbonne, Directeur du Centre d’études sur l’actuel et le quotidien et du Centre de recherche sur l’imaginaire de la Maison des sciences de l’homme. Directeur de la revue internationale de sciences sociales et humaines Sociétés et des Cahiers de l’Imaginaire. Il a publié de nombreux ouvrages sur les phénomènes sociaux et culturels.
  • [1]
    Cf. G. Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, puf 1987, p. 567, et sur « l’action réciproque », Sociologie et épistémologie, Paris, puf 1981, p. 93.
  • [2]
    Cf. à cet égard le texte du poète italien G. Pascoli, Le Petit enfant, Paris, éd. Michel de Maule 2004, et les références au naturaliste Ernst Haeckel, disciple de Darwin, que donne B. Levergeois dans la présentation, p. 29.
  • [3]
    Cf. A. Mitscherlich, Vers la société sans pères, Paris, Gallimard 1963. Cf. aussi D. Hurson, Alexander Mitscherlich, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne 2002, pp. 144 sq.
  • [4]
    G. W. F. Hegel, Philosophie de l’Histoire, Paris, Vrin 1970, pp. 289, 308, 331. Cf. aussi P. Tacussel, Charles Fourier. Le Jeu des passions, Desclée de Brouwer 2000. Cf. aussi H. Bey, Taz. Zone d’autonomie temporaire, Paris, L’Éclat 1997.
  • [5]
    Cf. sur ce point G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire (1960), Paris, Bordas 1969, ou encore dans L’Humanisme planétaire. E. Morin en ses 80 ans, dir. Nelson Vallejo-Gómez, unesco 2004, p. 112. Sur « l’ordo amoris », cf. M. Scheler, Six essais de philosophie et de religion, Éd Universitaires Fribourg, Suisse, 1996, p. 54.
  • [6]
    Cf. M. Granet, La Pensée chinoise, Paris, Albin Michel 1968, p. 362 et les références à Karl Jaspers dans J. C. Gens, Karl Jaspers, Paris, Bayard 2003, p. 380.
  • [7]
    Sur un tel « pélagianisme », cf. L. Moulin, La gauche, la droite et le péché originel ?, Paris, Librairie des Méridiens 1984.
  • [8]
    Cf. par exemple D. Janicaud, Heidegger en France, t. ii, Entretien avec J. P. Farge, Paris, Albin Michel 2003, p. 150. Cf. aussi M. Maffesoli, Le Rythme de la vie, Paris, La Table Ronde 2004.
  • [9]
    Cf. M. M. Davy, Bernard de Clairvaux (1945), Paris, Félin 1990, p. 71 et H. Focillon, Art d’Occident, le Moyen-Âge roman et gothique, Paris, Armand Colin 1938, p. 159.
  • [10]
    H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, Alcan 1932, p. 445. Cf. aussi M. Scheler, op. cit. Sur la « reliance », cf. M. Bolle de Bal, Reliance et théorie, Paris, L’Harmattan 1996.
  • [11]
    M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, dans Questions iii, Paris, Gallimard, 1989, p. 151, et M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard 1976, p. 491.
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