Notes
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Liubava Moreva est Professeur de philosophie, directrice du département de St Pétersbourg de l’Institut russe pour la recherche culturelle. Ses recherches portent sur la philosophie de la culture, l’herméneutique et la phénoménologie. Elle a travaillé, entre autres, sur l’histoire de la philosophie de la religion en Russie, l’histoire du gnosticisme, et la dynamique des mentalités. Parmi ses ouvrages principaux : Leo Shestov, The Unconquerable Striving, 1991 ; Ontology of Violence and some Strategies of Escaping to Freedom, 1992 ; Reflections on Absurdity, 1997 ; Reflection on the Poetics of History and the Rhetoric of Ending, 1999 ; Symbols, Images and Stereotypes of Contemporary Culture: Reflections on the Roots for the Future, 2000.
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[1]
Léon Tolstoï, Confession, Moscou, 1985, p. 59.
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[2]
Léon Chestov, Athens and Jerusalem, Paris, YMCA-Press 1951, p. 253.
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[3]
Fiodor Dostoïevski, Writers’s Diary, Complete Works, en 30 vol., vol. 25, Leningrad, 1983, p. 201.
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[4]
Ibid.
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[5]
Ibid., vol. 23, Leningrad, 1981, p. 144,145.
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[6]
Fiodor Dostoïevski, Notes from Underground, Complete Works, en 30 vol. Vol. 5, 1973, p. 113.
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[7]
Vissarion Belinski, Complete Works, 13 vol., vol. 11, Moscou, p. 556, 539.
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[8]
Fiodor Dostoïevski, The Adolescent, Complete Works, en 30 vol., vol. 13, Leningrad, 1975, p. 46.
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[9]
Fiodor Dostoïevski, Writer’s Diary, ibid., vol. 21, Leningrad, 1980, p. 10.
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[10]
Apollon Grigoriev, Art and Ethics, Moscou, 1986, p. 54, 57.
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[11]
Fiodor Dostoïevski, Writer’s Diary, ibid., vol. 21, Leningrad, 1980, p. 10.
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[12]
Emmanuel Kant, An Essay Introducing the Philosophy of Negative Values, Œuvres, vol. 2, Moscou, I964, p. 99.
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[13]
André Biely, On the Sense of Cognition, Petersburg, 1922, p. 14, 15.
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[14]
Paul Valéry, An Evening with Mr. Teste, (La Soirée avec M. Teste), Valéry P. On Art, Moscou, 1976, p. 95.
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[15]
Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, Petersburg, 1911, p. 84.
Si la totalité de l’histoire est l’histoire des destinées humaines qui ont tracé leur voie, quel chemin suivons-nous maintenant ?
1Les êtres humains ne se contentent pas de vivre leur vie, de la naissance à la mort, ils cherchent aussi le sens de leur passage ici-bas ; c’est là une définition évidente et quasiment banale de l’espèce humaine. Cette quête de sens ressemble à celle des héros de contes de fées. « Où aller ? je ne sais, qu’apporter ? je ne sais. » L’homme erre dans le champ sémantique des possibilités imprévisibles. Les questionnements qui rythment les choix successifs de directions différentes semblent sortir aussi d’un conte de fées : « Qui sommes-nous ? – D’où venons-nous en ce monde ? – Où allons-nous ? » Ce sont là les variantes des questions classiques de la gnose : « Vers quoi tendons-nous ? À quoi cherchons-nous à échapper ? Qu’est-ce que la naissance ? Qu’est-ce que la renaissance ? » (Valentine, II, Clem. Exc. Theod. 68.2). Ils trouvent leur écho dans les interprétations de Clément d’Alexandrie, gnostique chrétien : « Pour quoi êtes-vous nés ? À l’image de qui ? Quelle est votre essence ? Qui vous dirige ? Quelle est votre relation à Dieu ? » (Clément d’Alexandrie, II Strom. V.23, 1).
2Quand l’homme cherche ce qu’il appelle le « sens », qu’entend-il réellement par là ? Vivre c’est peut-être, selon Camus, rendre l’absurde moins tragique. Affirmer alors l’absurdité du monde serait peut-être atteindre le sommet du bonheur métaphysique. Cependant, pour ceux qui ne croient pas en la métaphysique, l’absurde effraie. Il rend l’homme étranger à lui-même et au monde. Il le conduit sur le chemin sans issue du désespoir et de la faiblesse. L’absurde est aussi la limite sémantique extrême, au delà de laquelle tous les sens que l’homme a pu acquérir, et pour lesquels il a souffert, perdent soudain leur force, se dissipent et tombent en poussière. L’expérience de l’absurde est donc celle de la confrontation à un monde qui instruit l’homme, évalue sa force et sa faiblesse, éprouve son humanité et son anti-humanité ; il forme sa patience ou sa révolte, son amour ou sa haine, sa méchanceté ou sa compassion. À proprement parler, l’absurde provoque (ou met en question) le pouvoir qu’a l’homme de créer du sens dans le monde.
Recherche du sens dans la culture occidentale
3Si le développement de la pensée abstraite s’est réellement produit dans la civilisation occidentale, « où cela a-t-il mené ? » La raison et l’intelligence sont-elles en nous si affaiblies que nous ne pouvons percevoir « l’incohérence » fondamentale qui entraîne l’homme dans un étrange et incompréhensible « déterminisme » ? « Je dois connaître le sens de ma vie. Qu’elle ne soit rien qu’une simple particule de l’infini, non seulement lui enlève tout sens, mais rend aussi improbable qu’elle en ait un » (Léon Tolstoï). Les mots que nous proférons sont-ils vite oubliés, même s’ils sont répétés, encore et encore, à l’infini ?
En cherchant à répondre au problème de la vie, j’ai ressenti tous les sentiments qu’éprouve un homme perdu dans la forêt… J’ai erré dans cette forêt du savoir humain parmi les rayonnantes clartés de la connaissance mathématique et expérimentale. Elles m’ont ouvert de limpides perspectives, mais ne m’ont pas indiqué le chemin de ma maison. À mesure que j’avançais, je pénétrais de plus en plus profondément dans les ténèbres de la connaissance spéculative [1].
5Le génie de Tolstoï éclaire ici la recherche que chacun de nous accomplit par sa pensée, mais aussi par sa vie et même par sa propre mort. L’examen qu’il fait de la connaissance spéculative montre que ce que l’on cherche ne peut être « découvert ». Une vie qui, cependant, n’est pas tendue vers la quête d’un sens en semble dépourvue. Manifestement, ce sont les recherches mêmes de l’homme qui construisent le sens de sa vie.
6La formule célèbre : « Savoir pour pouvoir, pouvoir pour agir, agir pour vivre pleinement » (que l’on peut faire suivre d’un autre conseil tout aussi banal : « plonge toi dans l’action, sinon ton cœur va éclater ») a été reprise par Léon Chestov. Selon lui, savoir signifie réduire, réduire signifie refuser les opportunités, et ainsi tuer sa liberté. « Nous nous lamentons parce que nous ne savons pas d’où nous venons, où nous allons, ce qui était et ce qui sera, ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter, etc., sûrs que nous sommes que si nous savions à l’avance, tout serait meilleur. Pourtant, ce ne serait peut-être pas meilleur, mais pire : la connaissance nous enchaînerait et nous limiterait. Et puisque nous ne savons pas, rien ne nous limite [2]. » Chestov est persuadé que toute épistémologie qui s’enferme dans les seules limites du « naturel » abandonne les domaines supra-rationnels des autres régions de l’Être. Les métaphysiques de la connaissance qui tentent de dépasser ces limitations épistémologiques devraient avant tout reconnaître que le « naturel » n’est que l’aspect superficiel de l’essence de l’homme. L’expérience de l’absurde, reconnue par Camus comme étant avant tout celle de la tragédie, dépasse les limites rigoureuses d’une logique qui généralement s’impose. On ne peut parvenir à une connaissance vraie que si l’on se libère des buts utilitaires et des arrangements que, quotidiennement et volontairement, notre conscience réalise.
7On dit et on écrit beaucoup aujourd’hui sur l’originalité de la culture russe, sa richesse spirituelle et son expérience historique inimitable, ses échecs et ses réussites tout autant que sur les aspects complexes du stade actuel de son développement. Cela rappelle inévitablement une autre réflexion célèbre de Dostoïevski, dans laquelle il exprime avec pertinence ce qu’est la conscience nationale russe et sa capacité à « unir l’idée de paix universelle, d’amour fraternel et une sérénité qui pardonne les offenses, reconnaît et absout les différences, efface les contradictions. » Dostoïevski souligne avec force que « seule la concorde universelle peut maintenir la vie, mais qu’elle ne peut se réaliser que si les hommes mettent en valeur leur caractère national. » Appartenir à une nation, c’est avoir une « individualité » qui, grâce à son « don de compréhension » est capable d’aller vers l’universel jusqu’à embrasser l’humanité entière. Cette tension spirituelle vers une harmonie totale a été d’une telle importance qu’elle se trouve à la source des valeurs de la civilisation occidentale, du culte de la raison ainsi que du progrès économique à tout prix.
8Dans notre conscience historique nous ne prenons pas en compte l’idée abstraite de l’humanité, idée qui apparaît concrètement dans l’histoire, permettant de la saisir toute entière. Selon Karl Jaspers, nous prenons la mesure réelle de l’humanité quand nous nous trouvons désemparés devant une catastrophe, quand sont détruites toutes nos défenses intellectuelles habituelles. De ces expériences naît le désir d’une relation totale. Les catastrophes rendent les hommes solidaires. Elles nous montrent ce à quoi doit aboutir notre désir de communication.
9La saisie du présent dépend de notre perception du passé comme de notre prévision du futur. Ce que nous pensons de l’avenir retentit sur notre conception du passé et du présent. Pourquoi alors, depuis les débuts de l’histoire qui transmet les expériences originelles, le genre humain s’est-il caractérisé par le sentiment de sa finitude ? Personne ne sait vraiment ce qui fut dans le passé, ni ce qui sera dans l’avenir. Ne nous comprenant pas nous-mêmes, ni l’ensemble des circonstances, il se peut que nous luttions contre la vérité. L’histoire est toujours assimilation du passé, conscience des origines, conceptualisation des racines et des événements présents. Les inventions historiques sont étroitement liées à la tradition ; elles sont transmises et peuvent donc être perdues. La fin de l’histoire n’est rien d’autre que l’oubli total, la perte de l’expérience accumulée de génération en génération et la perte de la conscience. Dans ses Réflexions sur l’histoire du monde Burckhardt fait part de ses opinions :
La capacité de raisonner sera remplacée par celle d’obéir… Au lieu de la culture, seule comptera la simple existence… L’État retrouvera la domination totale de la culture qui en conséquence sera soumise à ses choix. Il n’est pas à exclure non plus que c’est la culture elle-même qui demandera à l’État comment elle peut satisfaire ses exigences. Le plus strict conformisme sera le mode de vie prévalant. L’idéal de liberté finira par réagir, mais au prix d’efforts et de tensions extrêmes.
Horizons des interrogations historiques
11L’un des « problèmes favoris les plus anciens que se posent les Européens », c’est de châtier leur propres vices. Selon Dostoïevski, les Occidentaux « pour éviter d’être happés par le tourbillon du mensonge », usent de deux stratégies :
12La première est celle de la casuistique et de l’humiliation intérieure. L’Occident vit selon le principe : « Si ce n’était pas comme cela, ce serait pire », et « malgré l’élaboration anormale et absurde de ce que nous appelons notre grande civilisation européenne… nous restons fermement persuadés que notre société tend vers la perfection. L’Occident refuse que le beau et le sublime soient d’obscurs idéaux, que le bien et le mal soient des notions perverses, que le bizarre devienne vite conventionnel, que la simplicité et le naturel succombent sous l’amoncellement croissant du mensonge [3]. »
13L’autre subterfuge est par essence tout à l’opposé : « Puisque tenter d’arranger l’ordre existant des choses est une entreprise difficile et désespérée…, il vaudrait mieux détruire la société toute entière et la nettoyer d’un coup de balai. On pourrait alors tout recommencer sur de nouvelles bases, inconnues parfois, mais qui ne pourraient être pires que l’état présent des choses. Un nouveau départ, au contraire, serait porteur de grandes chances de succès. Le grand espoir vient de la science… Au moment de se livrer à un massacre, on attend une société organisée comme une fourmilière [4]. »
14Le point de vue de Dostoïevski sur le progrès historique nous pousse à scruter avec plus d’attention l’intériorité humaine et ses profondeurs cachées et à arracher à l’âme des possibilités nouvelles et imprévues. C’est alors que l’on découvre que l’artiste est nécessaire non seulement pour créer, mais aussi pour voir ce qui est.
Pour un observateur donné, tous les phénomènes de la vie sont sentimentalement si simples et si compréhensibles qu’il n’y a en eux rien à considérer, ni même à regarder. Un autre observateur peut être si troublé par les mêmes phénomènes (ce qui se produit fréquemment) qu’il est incapable d’aboutir à la simplification ou à la généralisation (ce qui préciserait les phénomènes et les rendrait facilement compréhensibles). Il a recours alors à un autre type de simplification et se tire une balle dans la tête pour calmer sa douleur et se débarrasser en même temps de ses problèmes. Ce sont là deux réactions opposées, mais entre ces extrêmes se rencontrent toutes les réponses que l’homme se donne. Mais il est certain que nous ne parviendrons jamais à tout comprendre de la vie, à atteindre sa fin et son commencement… [5] »
16De quelle épistémologie peut-on parler ici ? Et quelle est cette pensée, mue seulement par une énorme et épuisante tension spirituelle, qui peut nous rendre fous ? Que ce mouvement puisse être appréhendé par une quelconque conceptualisation théorique ou saisi dans un acte de création artistique, on ne peut s’en remettre ici simplement à une science humaine ou naturelle. En se référant à la connaissance généalogique du genre humain, on peut comprendre l’être et sa force vitale créatrice, source de sa propre humanité. Cette compréhension peut-elle être véhiculée par un traité ou un système rationnel parfaitement élaboré, même si on élude la question de savoir pourquoi, en Russie, les recherches philosophiques s’expriment surtout en un langage moral, religieux et artistique ?
17Une lecture contemporaine des « classiques russes » révèle le courage caché, douloureux qu’un personnage de Dostoïevski exprime par moments au sein d’un discours logique. Dostoïevski remarque que « pour un individu, la libre volonté, le caprice peut-être le plus extravagant, la fantaisie poussée jusqu’à la folie, tout cela passe aux pertes et profits, en échappant à toute classification et en détruisant tous les systèmes et toutes les théories [6]. » Par la suite, les personnages de son roman se coupent mutuellement la parole pour discuter du contrôle démoniaque qu’exercent les pouvoirs anonymes des choses, de la tyrannie que les sociétés très développées font peser sur les individus, des preuves systématiques de la multiplication des systèmes de production qui asservissent le peuple.
18Le xxe siècle, on le sait, a banalisé la définition de l’individu comme produit de processus de socialisation de plus en plus complexes. Vissarion Belinski (1811-1848) ne parlait pas de cet individu quand il écrivait : « Pour moi maintenant, la personne humaine est supérieure à l’histoire, supérieure à la société et au genre humain… Ce qui est général tue l’individualité de l’homme [7]. »
19Pour les personnages de Dostoïevski, le plus important est de garder leurs motivations profondes qui leur permettent de proclamer : « J’ai été libre de mon choix ». L’apparition au xxe siècle d’un nouveau type d’homme qui fit de la déduction logique le pivot de sa vie, qui se consacra à cette idée, amalgamant ainsi la logique déductive et les sentiments les plus profonds, et devenant donc aveugle et sourd à toute autre considération, inquiéta Dostoïevski. Il creusa encore et encore les profondeurs secrètes de l’âme humaine pour éclairer une telle perspective. Mais dans le monde que, pour ainsi dire, il crée, un seul axiome devait perdre plus tard de sa validité vitale (en fait, c’est l’absence de vie qui l’a tué). L’essence de cet axiome est que « la pensée surgit du sentiment et qu’à son tour, quand elle est ancrée dans l’homme, elle crée du nouveau [8] ».
20L’apparition d’un « homme creux », le héros célèbre (pas seulement littéraire) de la civilisation moderne est encore inconnu de Dostoïevski. Seulement beaucoup plus tard, Andreï Biely (1880-1934) tentera, dans son roman Pétersbourg, de comprendre les paradoxes de la vie inconsciente des « formes mutilées de la pensée ». Certes, Dostoïevski a compris, plus profondément que quiconque, que « la raison, la science, le pragmatisme ne peuvent donner naissance qu’à une fourmilière, et non pas à une société “harmonieuse” dans laquelle l’homme pourrait vivre [9] ». Il était convaincu que « l’éthique est le fondement de toute chose ».
21Il faudrait souligner que les voies explorées par l’âme humaine pour remonter aux sources éthiques sont venues principalement de la possibilité de faire de l’homme un « être intégral ». Dans la réunion totale, devenue possible, du sentiment et de la pensée, celle-ci n’est pas réduite à la force puissante de l’intellect, mais elle pénètre plutôt tout le « corps » spirituel et éthique de l’homme. Apollon Grigoriev (1822-1864) a écrit : « La pensée ne peut accepter le corps de façon artificielle. La pensée doit naître. » Naître, c’est à dire venir au monde par la vie et non pas par une construction logique, ou provoquée par un effort intellectuel. « C’est alors seulement qu’elle peut prendre chair et devenir convaincante. » La vie pourra alors commencer à réagir contre la théorie. Il ne s’agit pas de la poursuite logique d’une théorie qui serait l’alternative à une négation, mais d’un nouveau « principe vital » qui, parce qu’il est né librement, évacue toutes les anciennes constructions. Ce principe est compris comme un mot nouveau dans la vie et dans l’art : le signe premier de cette nouvelle vérité ne vient pas de son seul contenu, mais de ce qu’elle se fonde sur la force vitale du passé : « Il est véritablement apparenté à tout, au passé, au futur, au présent ; mais n’étant détaché de rien, assumant tout, englobant tout dans l’amour, il ne se perd jamais lui-même puisqu’il est quelque chose de supérieurement conscient [10]. » L’important, c’est que « la contemplation n’est pas un état à part, mais est le tout [11] ».
22Une telle confiance dans la plénitude et la richesse de l’union de « la vie-la pensée-la mort » qui n’entraîne pas de constructions spéculatives, mais, au premier chef, la force morale de l’action, est certainement un trait caractéristique de l’héritage spirituel de la Russie, comme un thème commun à tous ses penseurs. Ce thème se retrouve en filigrane dans les œuvres d’auteurs idéologiquement très différents et il peut être résumé comme suit : la pensée, dans sa totalité existentiale-ontologique réunit nécessairement en elle les principes moraux, artistiques et philosophiques ouvrant à une profonde participation personnelle qui permet de comprendre le fondement éthique de la vie.
23Postuler que la raison elle-même est ontologique est une intuition de la philosophie russe. Celle-ci ne part pas de la division purement épistémologique du sujet et de l’objet, mais plutôt de la totalité d’une « pensée vitale » qui trouve sa source dans « l’être-au-monde ». Quand on s’efforce de construire une « représentation totale du monde », grâce à des correspondances et à la façon dont s’éclairent mutuellement les différentes couches de l’être, la raison d’une telle quête se cache derrière le mécanicisme et le panlogisme de la perspective rationaliste, dans laquelle le monde se reflète à travers le prisme de la « choséité » et de l’apparence.
24Ce n’est pas un simple procédé de découverte. L’être crée des possibles pour lui-même et pour un monde qui n’a pas déjà existé, et il affirme la réalité de la valeur significative de sa propre perfection. C’est seulement dans le contexte de cette réalité que peut se comprendre la célèbre phrase de Dostoïevski : « La beauté est une grande force et elle sauvera le monde. »
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26Malgré la forte pression des structures historiques et la tyrannie des événements, l’homme, à la fois en tant qu’individu et membre de la société, est capable d’influencer le cours de l’histoire et de déterminer son propre destin. Les valeurs qu’il construit en devenant conscient de lui-même jouent alors un grand rôle. Développement personnel et faits historiques sont complémentaires. L’homme devient non seulement la cause des événements, mais aussi de plus en plus souvent, celui qui crée et porte la culture et la civilisation. En étudiant en même temps les individus et les groupes, nous pouvons apprendre quelle est la composition interne de telle ou telle société ou culture, c’est à dire apprendre les règles qui permettent de saisir les données culturelles du monde et par conséquent, celles du comportement et de l’activité. Le contexte culturel tout entier d’une époque (langue, coutumes, croyances, rites, morales, etc.) paraît nécessaire pour comprendre la logique historique de l’activité humaine.
27La véritable nature de l’ensemble des valeurs de chaque culture particulière ne vient pas de théories axiologiques, mais plutôt de l’addition de l’expérience vécue et de la mémoire vivante des générations. Le caractère unique des cultures nationales est déterminé par la spécificité de leurs propres expériences historiques. Par conséquent, la vie, la santé, la famille, l’amour, l’amitié, la compréhension mutuelle, la liberté, la dignité, la beauté, la bonté, la vérité, le sens du monde matériel et spirituel, le sens réel et symbolique de la terre et du ciel, le rire d’un enfant, le sourire d’une mère, les leçons d’un père, le don de la mémoire, la pureté de l’air, une gorgée d’eau fraîche, le choix de son propre destin, et beaucoup d’autres choses encore qui unissent les hommes, bien déterminés à être « humains » dans tous les sens du terme, toutes ces valeurs fondamentales et incontestables sont interprétées par chaque culture d’une façon qui lui est propre. De plus, chaque culture (tant qu’elle existe) établit sa propre échelle de valeurs qui permet de faire la distinction entre les valeurs « du haut » et celles « du bas ».
28La civilisation pragmatique fondée sur la technologie est, par sa nature même, orientée vers un développement rapide, la réussite à tout prix, le « clonage » des produits destinés à une diffusion et à une consommation quotidiennes massives. La consommation de n’importe quel produit, y compris le « software », est facilement obtenue par l’exploitation des formes inférieures de la culture qui se donnent pour but le confort physique, le bien-être matériel et les divertissements. Les Nouvelles Technologies de l’Information et les réseaux qui servent à développer la soi-disant mondialisation sont avant tout des moyens efficaces pour atteindre les objectifs-clé de cette civilisation pragmatique fondée sur la technologie : expansion et domination.
29L’idée que le monde est en train de vieillir et que les hommes deviennent insignifiants correspond à cette forme d’économie qui ne fait rien de plus que d’empêcher les gens de mourir de faim, et encore pas toujours. La simple rétention d’un savoir disponible s’accorde aussi à une telle idée.
30Aujourd’hui, alors que la communauté mondiale se fait entendre toujours plus fort par des déclarations et des manifestes sur la nécessité de préserver la diversité culturelle, en insistant sur l’importance de conserver l’héritage matériel des cultures nationales aussi bien que des richesses non-matérielles, comme les métiers et les traditions, nous ne devons pas oublier de sauver la liberté, la dignité, la responsabilité éthique et esthétique, tous ces éléments qui permettent aux hommes de n’être pas seulement des consommateurs et des gardiens de la culture, mais aussi et surtout, des créateurs.
31L’amabilité et la bienveillance semblent être nos qualités les plus riches d’humanité, mais elles ne sont guère prisées dans notre société technologique moderne. « L’humanité » est une donnée morale de l’existence qui est aujourd’hui brutalement reléguée au rang d’anachronisme ontologique et hors de propos. Et cependant, malgré son aspect convenu, la notion de « valeurs humaines universelles » repose sur un « substratum » de culture humaine, quel que soit le lieu où elle a pu naître et se développer, sans lequel cesserait d’exister et de se reproduire cet homme dont Nietzsche a pu dire qu’il est « Humain, trop humain ».
32Le dynamisme croissant de la culture contemporaine et la vitesse toujours plus grande à laquelle se développe le milieu technologique (ou virtuel) fabriqué par l’homme et dans lequel les hommes modernes essaient toujours d’être à leur place, nous mettent dans l’obligation de reconsidérer le phénomène du stéréotype. Quelles qualités le stéréotype « humanisme/humanité » renferme-t-il ? les plus évidentes sont d’abord notre aptitude à la compassion, puis notre désir d’entraide. Tous les trésors des cultures passées – l’inimitable originalité de l’information interactive que nous pouvons sauvegarder maintenant à la fois sous forme de vidéo et/ou de texte dans une base de données, d’hypertextes qui contiennent les maximes plus ou moins sages des générations présentes et passées, les archives qui renferment les connaissances et les réalisations concrètes d’aujourd’hui et de jadis, les renseignements sur les écoles et les universités, les services destinés aux cœurs solitaires, les guides appropriés à toutes les situations, les mass media omniprésents, les possibilités d’achats par Internet dans le monde entier, les publicités et les jeux pour tous les goûts, tout cela constitue maintenant les valeurs réelles du « monde virtuel » de la communauté des utilisateurs de l’information.
33Comme toute autre innovation technique, les nouvelles technologies de l’information sont multi-fonctionnelles et ambivalentes. D’une part, la rapidité des flots d’informations et leur nature complexe contribuent à amoindrir le niveau de sensibilité réflexive et font de l’individu un « usager » qui assimile facilement les stéréotypes requis et peut « fonctionner » efficacement dans un milieu « pragmatisé », mais cet individu est privé de sa valeur humaniste, ce « frisson de la vie » comme disait Albert Schweitzer, qui, par la sagesse de l’empathie plutôt que par la maîtrise de l’information, permet de « prendre les bonnes décisions ».
De l’héritage des Lumières
34L’opposition idéologique entre la philosophie des Lumières et le Romantisme dans sa période classique requiert de la culture européenne un examen sur elle-même, et dans cette ère post-classique, à l’aube d’un nouveau millénaire, elle réclame une attention toute particulière.
35De la fin du xviiie au début du xixe siècles, le romantisme prit la forme d’une culture totale, profondément et diversement développée, s’efforçant d’exprimer, non la voix de l’esprit mais d’abord et avant tout celle du « cœur ». Pour contrebalancer le rationalisme et sa prédilection pour le « général », le « typique », le « déterminé », tout ce qui dominait la culture de l’époque, le romantisme mit à jour l’importance de « l’homme subjectif », avec toute sa complexité, ses contradictions, sa force inépuisable, et proclama la souveraineté et la valeur de cet homme là.
36Cependant, il est important de garder à l’esprit que les Lumières ont pris de grandes précautions contre le danger d’uniformisation du rationalisme. Diderot écrit :
Tout au fond de moi, je vois nos descendants avec des tables à calculs dans leurs poches et des papiers d’affaires sous leurs bras. Regardez mieux et vous comprendrez que le courant qui nous entraîne est étranger à tout ce qui porte la marque du génie.
38Le romantisme voyait dans le nivellement dû au rationalisme le trait le plus abominable de cette époque, car il estimait que l’homme avait été déformé et amputé d’une partie de lui-même. Certes, là où prévaut l’esprit pratique, la société ne peut juger un homme que par la fonction qu’il occupe. Le poète Hölderlin a brièvement décrit ce jugement porté sur les individus :
Toutes les choses sacrées sont profanées et réduites au rang de fonctions subalternes ; ces barbares qui calculent minutieusement tout ce qu’ils font sont incapables d’agir autrement. Parmi eux, vous trouverez des artisans mais pas des hommes, des penseurs mais pas des hommes, des maîtres et des esclaves, des jeunes et des vieux, mais pas des hommes.
40Le romantisme rêvait de reconstituer l’homme dans sa totalité. Il aspirait à donner naissance à l’idéal d’un nouvel humanisme et d’une nouvelle culture. Les caractéristiques principales de cet idéal sont : 1) la diversité – (la nouvelle culture absorbe toutes celles qui l’ont précédée et met au jour les trésors spirituels qu’elles contenaient) ; 2) le dynamisme – (la créativité est conçue comme un processus sans fin qui a plus de valeur que l’un quelconque de ses résultats. Toute forme définitivement figée vaut moins que la première occasion venue ou à venir ; 3) L’intégrité et l’harmonie de l’homme sont considérées comme les valeurs culturelles les plus hautes ; 4) La réflexion permanente de la culture sur elle-même et sur ce qu’elle produit, c’est à dire le caractère radicalement philosophique de la culture.
41Mais pour faire naître cet idéal, il faudrait répondre à la question que posèrent effectivement les Lumières et que Schelling formula en ces termes : « De quelle manière peut-on modifier l’objectif en fonction de l’idéal pour qu’à la conclusion, l’un et l’autre concordent parfaitement ? »
42Le romantisme résout ce problème en remplaçant la « prose » des Lumières (séparation de la vérité et de la réflexion) par la poésie romantique qui devint le centre de toutes ses ardentes aspirations. « Plus il y a de la poésie, plus on est proche de la réalité » dit Novalis. Telle est la thèse majeure du romantisme. La poésie devient le symbole de « la vie en création », la « subjectivité » créatrice abolit le prosaïsme du monde. Un des peintres les plus éminents et les plus représentatifs du romantisme, Eugène Delacroix, écrit « … Pourquoi ne suis-je pas poète ?… J’ai besoin de ressentir aussi fortement que possible ce que je veux transmettre à l’âme des hommes ».
43En correspondance avec l’esprit de l’époque, les poètes romantiques étaient maximalistes. Ils estimaient être appelés à donner la plus large expression aux plus nobles énergies de la vie, à sa beauté, à sa poésie. Schiller voyait déjà dans l’artiste l’homme de l’esthétique, de la perfection, l’instrument de l’idéal d’une personnalité harmonieuse dans sa totalité, et il en tirait la conclusion suivante : « Faire passer un homme de la simple intelligence à la raison ne peut se faire que par la démarche esthétique ». Kant qui contribua beaucoup à préparer la voie aux recherches théoriques romantiques voit dans la conscience esthétique la forme spécifique qui surmonte avec bonheur les contradictions entre la pensée et l’expérience, la connaissance et la simple sensibilité.
44Pour les romantiques, l’art parvient à réunir le rationnel et l’émotionnel, le sens et la forme, l’idée et l’image, et il recrée ainsi l’homme dans sa totalité. Dans le romantisme, l’effort pour réunir, fondre, associer l’art et la vie n’était rien de moins que la revendication de tous les droits humains nécessaires au développement global de l’individu.
45Ce discours qui définit la culture comme la vie dans l’amour et la justice, comme la création du monde sous le signe du Vrai, du Bien, du Beau, donc comme le développement de la spiritualité de l’homme, a échoué, contre toute attente, à la fin du millénaire. Conceptualiser la culture sans tenir compte d’une conception alternative, conduit à la confusion quand la pensée romantique se heurte à l’activité réelle de l’homme, ce qui est trop souvent destructeur et peu raisonnable.
46Aujourd’hui, on dit souvent que le « Projet des Lumières » a épuisé ses forces et qu’il faut trouver de nouvelles façons de penser. Mais l’étendue des problèmes qui ont surgi en liaison avec la recherche d’une « conscience nouvelle » et d’un « nouveau mode de penser » nous fait comprendre que pour passer d’une réflexion morne et terne à une sagesse brillante et pénétrante, il ne suffit pas de vouloir penser de façon originale. Le seul désir ne peut transformer un penseur ennuyeux en un analyste du futur clairvoyant. Nous pourrions supposer naïvement que le besoin de concevoir autrement la politique, l’économie, l’idéologie et, bien sûr, la vie toute entière, n’est rien de moins que le désir naturel de faire passer l’homme de « homo faber », sans intelligence et sans cœur à « homo sapiens » avec sa conduite réfléchie et spirituelle. Voilà un autre signe que penser n’est pas si facile, comme l’a dit un sage. Notre époque a, semble-t-il, grand besoin d’une « nouvelle conscience » et d’une « nouvelle pensée » comme en témoignent l’abondante littérature et les réels problèmes globaux qui s’y rapportent. Cette façon nouvelle de réfléchir se révèle être mondiale et globale, et penser globalement exige la dialectique de l’Universel. En fait donc, la nouvelle pensée est essentiellement philosophique.
47Inutile de dire que les systèmes philosophiques institutionnels ne répondent pas, dans leur fonctionnement réel, aux exigences formulées ci-dessus. Les textes philosophiques sont devenus tels qu’« ils se suffisent à eux-mêmes ». Les problèmes réels du monde franchissent rarement la barrière qui sépare la vie de la philosophie. Certes, cela n’est pas nouveau pour la pensée théorique, mais l’attitude caractéristique de la philosophie consiste à considérer cette situation comme insignifiante. L’insuffisance malheureuse à expliquer par des modèles théoriques reconnus les événements réels du monde peut amener la philosophie à changer son objectivité froide et académique en un effort enthousiaste de « pensée participative ». Le style didactique et explicatif de la pensée théorique persuadée que la logique formelle est une raison suffisante, deviendra le style angoissé d’une pensée qui cherche à saisir le processus de la vie réelle, non seulement dans sa nécessité, mais aussi dans sa potentialité.
48Le caractère insaisissable de la vraie vie, sa résistance aux constructions syllogistiques complexes ont toujours été douloureusement ressentis par la philosophie théorique, ce qui, périodiquement, la pousse à « revenir à la vie ». Le problème atteint des sommets shakespeariens quand le penseur qui a consacré toute sa vie à assurer les fondements apodictiques de ses travaux, dit subitement : « la philosophie, entendue comme un savoir rigoureux, n’existe qu’en rêve » (Husserl). N’est-ce pas par manque de curiosité à ce propos qu’on évite d’examiner les recherches méthodologiques et stylistiques de la « philosophie de la vie » réalisées dans le passé ? Apparemment c’est la polémique rationnel/irrationnel qui souligne particulièrement le contenu culturel et idéologique d’une époque et de quelle façon elle se construit elle-même. Bien qu’elle soit loin d’avoir toujours cherché à être une « science », la philosophie a toujours été liée à la science. L’interprétation philosophique de la science de la pensée dépend de la notion de science telle qu’elle est élaborée dans le contexte général de la culture.
49Il est paradoxal que, alors que dans la société le rôle de la science devient de plus en plus important, certaines philosophies émergentes déclarent ouvertement la guerre au rationalisme scientifique. Pour dépasser ce paradoxe, il nous faut tenir compte de ce que la philosophie n’est pas seulement un savoir, mais qu’elle illustre aussi la structure générale de la pensée d’une époque donnée et qu’elle étudie comment ce mode de raisonnement se reflète dans la personnalité d’une culture. À partir de là, je me propose d’examiner les méthodologies des « philosophes de la vie » dont les recherches ont été essentiellement non-rationnelles.
50On admet généralement que les changements apparus dans les structures de la conscience de soi sont contrôlés principalement par les transformations des formes sociales de l’activité spirituelle. Ces changements, à leur tour, sont influencés par un contrôle toujours croissant, à mesure que la programmation et l’unification de la conscience individuelle devient un élément des mécanismes de régulation de la vie sociale. « L’homme est tout artifice », déclarait Kierkegaard, un de ces philosophes « intempestifs » du début du xixe siècle, « C’est la folie que produit le manque de vie intérieure ». Vers le milieu du xixe siècle, on pensait que le « dessèchement de l’âme humaine » était le résultat de la mise en évidence excessive de la démarche scientifique et à son extension à tous les domaines de la vie. « Pour retrouver notre humanité perdue, nous devons mettre fin à l’hégémonie de la science » – la sincérité du philosophe devient alors naïveté.
51Au xviie siècle, Pascal, un autre de ces philosophes « intempestifs », formule ce qui, on le sait bien, le motive : « toucher le cœur de l’homme ». Il désavoue ce que l’on affirme alors : « Il n’y a en nous rien de naturel, tout ce que nous disons être nôtre, est artificiel ». On doit donc se libérer de « l’indifférence et du respect humain ! ». « Ainsi l’homme, revenant à soi, prendra conscience de ce qu’il est par rapport à la nature, et apprendra à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même à leur juste prix ».
Sens et historicité
52Les romantiques d’Iéna fondèrent leurs travaux sur l’importance et la valeur des affects de « l’état brut » qui ne s’incarne pas objectivement dans des actes culturels créateurs, soit artistiques, soit théoriques. « Que sont donc des vers alignés sur une feuille de papier à côté de la poésie inconsciente qui baigne une fleur, brille dans la lumière, illumine le sourire d’un enfant, luit dans l’éclat de la jeunesse » écrivait Friedrich Schlegel. L’art poétique des romantiques, pour autant qu’ils le restent, est toujours le même : il est la création de la vie dans la nature, l’histoire, la société, la culture, les individus. La poésie romantique supplante la prose des Lumières qui séparait la réalité de la fiction. La « subjectivité » créatrice abolit la banalité de la prose. La poésie devient le symbole de la « vie créée ». Comme le disaient Novalis et ceux qui partageaient ses idées : « Plus il y a de poésie, plus la réalité est proche. »
53La vérité de la conscience poétique se refuse à être réduite à « ce qui ne dépend ni de l’homme, ni de l’humanité ». En fait, cette dépendance qui est, pour ainsi dire, l’interpénétration involontaire de l’objet et du sujet, du monde et du « Je », est le fondement même de l’art poétique. Sincérité et profondeur du sentiment forment le critère spécifique de la vérité et de la valeur spirituelle de la pensée poétique.
54Schiller voyait dans l’artiste l’idéal d’une personnalité totale et harmonieuse. Kant, qui a grandement contribué aux découvertes théoriques des romantiques, pensait que la conscience esthétique intègre la pensée et les sentiments, le savoir et l’affectivité. Pour les romantiques, l’art était le centre de l’ensemble formé par la raison et la méditation, « logos » et « eidos », l’idée et l’image, le rationnel et l’émotionnel, la « tête » et le « cœur », c’est à dire que l’art est le principe de tout ce qui libère l’homme pris dans sa totalité. Il semble évident que pour les romantiques, fondre et « réunifier » l’art et la vie n’était rien de moins que la revendication de ce qui est nécessaire au développement harmonieux et à la réalisation de toutes les potentialités créatrices de l’homme.
55Mais les efforts des romantiques ont été trop longtemps traités avec condescendance comme des rêves impossibles, nés d’une « subjectivité » naïve, par le « rationalisme éclairé » proche d’un positivisme radical (qui affirme la subordination de la raison au monde des objets et des choses). À mesure que la raison devenait rigoureusement réfléchie, un mouvement de contrôle de soi rigoureux pénétra tous les domaines de la vie, de la froide rationalité intérieure au cours régulier et rationnel de la vie extérieure. Et les romantiques, ces éternels enfants, si souvent « deviennent fous alors qu’il faudrait sourire, et tendent leurs poings vers le ciel quand il suffirait de hausser les épaules » (Max Weber).
56Même un esprit aussi clairvoyant et subtil que Hegel qui mit sérieusement en pratique son esprit philosophique méthodique essaya de démontrer le « ridicule » de la « pensée poétique ». « Ils soutiennent que la substance devrait être trouvée, non par l’entendement mais par la contemplation, non par le développement froid de la nécessité mais par une turbulente inspiration. L’art de philosopher qui passe l’entendement et qui, lorsque celui-ci fait défaut, se prend pour une pensée méditative et poétique, débouche sur des combinaisons volontaires de l’imagination qui ne sont que des idées désorganisées : ni chair ni poisson, ni poésie ni philosophie ».
57Les actions et les révélations des romantiques semblaient confirmer un dénigrement aussi sévère de leurs efforts. « En général, aucun membre de cette école à laquelle j’ai appartenu, n’était capable de raisonner », écrit Sainte-Beuve, « …J’ai mis ma raison dans ma poche et me suis adonné à la fantaisie ». Dans le monde intérieur, toutes les valeurs semblaient avoir perdu leur place : « Je me sens calme et confiant, ce qui est le déclin ultime », confesse Flaubert. Mais les romantiques soutenaient que les rationalistes « échappent à la réalité par l’imagination, en se réfugiant dans le sanctuaire de leur sensualité personnelle. » Les frères Goncourt parlent de ces « hommes écorchés vifs » et écrivent : « ce qui seulement émeut les autres, du poète tire le sang ». Sans aucun doute, être « tout proche « de la réalité et « se confondre » avec elle (c’est à dire ne pas s’en échapper), sont deux choses tout à fait différentes ici. La « raison poétique » ne peut donc s’exprimer dans des notions conventionnelles et dans de strictes définitions, mais plutôt dans un langage précis et pénétrant qui « resplendit » en d’illusoires associations, en de brillantes métaphores et en des symboles à la polysémie inépuisable.
58La prétention de la « méditation intuitive » à comprendre et à exprimer la « façon consciente de s’adapter au monde » exaspère l’intelligence des rationalistes qui critiquent ainsi les romantiques : « Ils disent que l’Absolu devrait être connu, non par un concept mais par le sentiment et la contemplation. La sensibilité et l’intuition, non l’intelligence, devraient se faire entendre…. L’entendement devrait laisser place aux pressentiments non systématiques, à l’inspiration, à une rhétorique arbitraire prophétique qui méprise l’exactitude scientifique ». Pour l’intellect rationalisant, le romantisme n’est qu’une simple « nébuleuse », une conscience chaotique sans pensée ordonnée, une perception simpliste et superficielle : « Ici on ne saisit que les brumes de l’illusion, non la vérité ». Ainsi Hegel réfute-t-il l’utilisation du langage métaphorique dans le « poétisme » du langage philosophique.
59Il semble que la perspicacité et l’intelligence de Hegel auraient dû, une fois pour toutes, rendre impossible pour la réflexion philosophique « d’en appeler au cœur ». Un tel appel est simplement « le néant didactique d’une rhétorique creuse », et la philosophie doit se garder de toute didactique. Son seul objectif devrait être la compréhension des choses. Le calme olympien de la philosophie hégélienne et la hauteur inaccessible de sa pensée « troubleront » certainement les générations futures qui tenteront de déchiffrer sa réflexion philosophique. Qu’y a-t-il derrière l’apothéose de l’entendement, et n’est-ce pas le même Hegel qui parle de « l’exaltation bacchique de la Vérité ? » Discuter de l’intuition et de l’inspiration avec la gravité tranquille de celui qui, en fin de compte, est pris dans « l’ordre universel » des choses, nécessaire et inéluctable, cela ne revient-il pas à perdre, à dissoudre sa propre subjectivité dans l’universalité de la substance ?
60Beaucoup plus tard, Durkheim écrivit : « Penser logiquement est en fait penser de façon impersonnelle. Être impersonnelle et immuable, telles sont les caractéristiques de la vérité. Toute conversation, toute communication intellectuelle entre les hommes devient simplement un « échange truqué de concepts », et le concept est essentiellement une idée impersonnelle qui se « substitue », pour ainsi dire, à la pensée collective ». Énonçant une évidence, Durkheim écrit encore : « Il y a quelque chose d’impersonnel en nous, parce qu’il y a quelque chose de social en nous ; et l’impersonnel englobe, tout naturellement, tout ce que nous pensons et faisons. » Le même mécanisme de « dépersonnalisation » a été conçu par Hegel à sa façon, comme « l’ordre général des choses, la réalité de l’universel dans l’individuel ». Selon lui « chacun devrait, dans sa conscience, soumettre son individualité à la règle de l’universel, du vrai et du bien en soi ; […] se soumettre ainsi c’est « sacrifier sa personnalité toute entière » (souligné par l’auteur de l’article). Mais comme ils étaient loin de ce modèle de soumission, les romantiques, avec leur esprit maximaliste qui se sentaient voués à laisser, dans la mesure du possible, s’écouler la vie dans toute sa beauté et sa poésie !
61Bien que, d’après Hegel, le romantisme ait simplement représenté la « rébellion de l’individu et la folie de la subjectivité », on ne peut s’empêcher d’admirer son désir de découvrir l’intériorité de la vie humaine, la beauté et la valeur spirituelle de l’individualité.
62Le romantisme a formulé le problème hérité de la philosophie de la vie. Comment pouvons-nous saisir le monde illimité des sentiments avec les formes limitées de la création théorique ou artistique ? « Pour moi, » avouait Nietzsche, « la raison, c’est être soumis aux mouvements de l’âme, me transformer constamment en feu et en flammes, […] être brûlé par mes propres pensées ». Pour Nietzsche, philosopher devient la forme la plus élevée de l’expérience ; dans la philosophie il n’y a rien d’impersonnel. Les philosophes qui, comme Socrate, n’ont pas de système doivent agir sur les hommes par l’intégrité de leur vie spirituelle, leur façon de penser, leur personnalité.
63En découvrant, dans le monde de la subjectivité, de nouveaux domaines, inconnus de la « rationalité classique » et inexplicables par des notions strictes et rigoureuses, la philosophie de la vie s’est intuitivement tournée vers l’art. À partir de là apparut et se développa une façon esthétique de philosopher. L’idéal d’un discours rationnel déductif et la clarté théorique de chaque démarche logique, s’associent à l’idéal d’une union intuitive et pénétrante, d’une conceptualisation métaphorique raffinée et brillante, d’une pensée figurative. Le ton neutre, distancié de la pensée abstraite catégorique qui est caractéristique de la philosophie classique, est remplacé par celui de la confession qui permet ainsi à l’auteur d’exprimer la fluidité, l’aspect illusoire et les significations profondes de la vie qui est, selon Pascal, « la chose du monde la plus fragile », d’appréhender l’aspect inexplicable de sa propre spiritualité, en réalisant la fusion du fond immuable de la vie avec l’expérience de la vie « en action ».
64Manifestement, seul l’art est capable d’approcher un tel objectif. Approcher, mais non pas cependant atteindre. L’art comparé à la vie est banal. La vie est toujours plus profonde qu’aucun mot qui s’y rapporte et plus soudaine que le moindre geste qui la dépeint. L’idée que les romantiques et les philosophes de la vie étaient des confesseurs nous ramène à l’un des éternels problèmes de l’homme : «Trouver la conclusion dernière de la vie en elle-même, connaître l’infini dans des formes finies » (George Simmel). Tenter d’objectiver la plénitude de l’expérience vitale par des formes culturelles multiples, fait naître le besoin d’échapper à l’épuisante objectivité.
65Établir concrètement l’historique des orientations stylistiques dans la pensée philosophique montre d’une part leur relatif désaccord (par exemple Descartes opposé traditionnellement à Pascal, Hegel à Kierkegaard), et d’autre part leur fondamentale et mutuelle attraction, venue du caractère total de la culture et de la nature de la réflexion philosophique.
66La recherche des moyens « d’unir les domaines de la raison et du cœur » (Pascal) pour tenter de dépasser la séparation de l’homme et de la nature, de la société et de lui-même, a commencé au xviie siècle. Depuis, l’intérêt porté à ce sujet n’a cessé de croître dans la culture et la mentalité européennes. De ce point de vue, la grande bataille entre le romantisme et la philosophie des Lumières, comme la querelle de bien peu d’envergure entre le scientisme et l’anti-scientisme, peuvent se comprendre simplement comme des variantes de l’effort fourni par l’humanité pour parvenir à faire de l’homme un être total, puissant et heureux. Par delà le désir des romantiques de faire de la philosophie une philosophie de la vie grâce à l’intuition et aux mouvements spontanés de l’âme vers les causes finales de l’existence humaine, et par delà les efforts du néo-positivisme pour faire tomber le masque de l’authenticité des structures logiques et linguistiques établies, il importe de voir et de reconnaître quelles sont les motivations de l’homme : blessé par l’incomplétude de son existence, il désire rendre sa vie vraiment personnelle. Les hommes ont besoin d’exprimer le sens et la signification de la vie qui remplissent leurs âmes.
Le tragique de l’existence
67Qu’est-ce que la tragédie, non sur scène, mais dans la vie, sinon un désespoir généralisé ? La tragédie surgit brusquement et envahit l’homme, et toute possibilité d’espoir est irrémédiablement détruite. Et qu’est-ce que la compréhension, sinon la capacité unique d’« éprouver de la sympathie et de la compassion plutôt que d’avoir une perception intellectuelle, épistémologique et cognitive ?
68Mais comment la compréhension peut-elle exister là où la souffrance, le désespoir, la déréliction dominent la vie et mettent constamment à l’épreuve toutes les qualités humaines, et même la possibilité, non seulement d’être, mais de rester malgré tout humain, c’est à dire de garder sa dignité ontologique ?
69Chacun peut affronter son propre sacrifice d’Abraham et nul n’échappe à la possibilité de subir les épreuves de Job. La Bible est simplement la quintessence de l’expérience universelle et, au delà de sa signification purement religieuse, elle renferme les sens et les désirs existentiels, culturels, éthiques.
70Pour poursuivre l’histoire sans fin, je vous demande d’ouvrir mentalement le Livre de Job et d’y introduire quelques nouveaux personnages. Au lieu des trois amis bibliques de Job, mettez en sa présence Spinoza, Kant et Nietzsche, philosophes célèbres dont les œuvres sont consacrées à la compréhension des morales de la tradition européenne. Puis, faites prononcer à Shakespeare, Dostoïevski, Kierkegaard et Chestov quelques mots sur l’éthique de l’entendement : après tout, chacun d’entre eux a plongé profondément dans l’âme humaine.
71Dans la Bible, les amis de Job « décidèrent ensemble d’aller le plaindre et le consoler » (Job 2 : 11). Cet acte même est une décision morale, une démarche réelle, c’est à dire une façon personnelle de partager le sort d’un autre, ce qui montre qu’ils ne sont pas indifférents à Autrui. Dans notre expérience métaphysique du Livre de Job, nous introduisons, en la personne du philosophe, « le pathétique de la distance », et ainsi est exclue la relation immédiate, la soi-disant « conscience malheureuse ». À certaines conditions, en partant virtuellement des textes comportant les conceptions morales de Spinoza, Kant et Nietzsche, nous pouvons découvrir comment chacun d’eux, d’une manière spécifique, « garde ses distances ». La « distanciation spinoziste » s’exprime « more geometrico » avec une netteté quasiment graphique. La faiblesse de la pensée de Spinoza vient de ce qu’il ne révèle pas, avec des arguments fiables et indiscutables, comment répondre, de la façon la plus appropriée, aux problèmes de la vie pratique qui proviennent de la nature humaine elle-même. Pour Spinoza, le problème de l’éthique se pose de façon quasi arithmétique. Ainsi s’explique sa tendance à aborder avec un esprit libre les questions humaines. En réduisant celles-ci à des objets mathématiques, son but est « de ne pas tourner en dérision les actions de l’homme, de ne pas se laisser importuner par elles, de ne pas les maudire – mais de les comprendre. ». Cependant, que peut comprendre un tel esprit mathématique, avec l’éthique qui l’accompagne, quand il entend les paroles et les plaintes de Job (des paroles qui, soit dit en passant, relèvent aussi de la métaphore mathématique) : « Oh ! si l’on pouvait peser mon affliction, mettre sur une balance tous mes maux ensemble. Mais c’est plus lourd que le sable des mers » (Job 6 : 2-3) ?
72Probablement, « la distanciation spinoziste » est telle que son caractère spécifique est précisément de passer à côté, sans entrer en contact avec « l’humain, trop humain ». Il a si bien poli ses lentilles qu’elles lui permettent de garder une distance maximum par rapport à l’homme, de sorte que les êtres humains ne se distinguent plus des parallélogrammes et des triangles. Incontestablement, Spinoza (pour les besoins de la cause, il n’est ici qu’une figure de rhétorique) ne comprendra rien à la tragédie. Il remarquera froidement pour lui-même : « tout ce qui est contre nature ou surnaturel est un pur non-sens ».
73La « distanciation kantienne », l’impératif catégorique, rendra un temps le philosophe silencieux, parce qu’il a fait l’expérience de la tragédie, tout comme ce fut le cas des amis de Job quand « s’asseyant à terre près de lui, ils restèrent ainsi durant sept jours et sept nuits. Aucun ne lui adressa la parole, au spectacle d’une si grande douleur » (Job 2 : 13). « Si on t’adresse la parole, le supporteras tu ? » Ce fut pour eux le début de la sagesse inhérente à l’empathie. « Mais comment garder le silence ? » (Job 4 : 2). En n’attendant pas la réponse et en se plongeant dans leurs propres pensées, ils prouvèrent, sans le vouloir, que « le jugement et la justice s’emparent de toi » (Job 36 : 17). Mais il n’y a pas, il ne peut y avoir ici de compréhension. Le pauvre Job ne pouvait que dire à ses amis « Tels vous êtes pour moi à cette heure : à ma vue, saisis d’effroi, vous vous dérobez » (Job 6 : 21). « Prétendez- vous censurer des paroles, propos de désespoir qu’emporte le vent ? » (Job 6 : 26). « Qui donc vous apprendra le silence, la seule sagesse qui vous convienne ! » (Job 13 : 5).
74Kant traversera-t-il, en silence, le champ de la tragédie, l’épreuve de la souffrance humaine, et sauvera-t-il ainsi sa sagesse ? Ou bien, parlera-t-il et nous accablera-t-il de l’impératif de la justice ? La « distanciation kantienne » n’est pas faite de silence. Avec une absolue certitude mathématique, il soutient que « c’est seulement par la quantité et non par la qualité qu’il faudrait définir le péché moral d’omission [12] ». Quelques ambiguïtés apparaissent plus tard. La position de Kant changea quand il s’attaqua aux notions de jugement et de justice. On a dit que « Kant est le symptôme de la mort de la pensée… le kantisme est l’intronisation de l’abstraction, son couronnement. [13] ». Peu à peu, il s’est avéré que l’homme à « l’esprit mathématique » est allé progressivement jusqu’au sacrifice total d’être n’importe quoi. Ce sacrifice s’accomplit quand il fait de sa pensée « qui est la plus universelle et la plus abstraite », une pensée capable, dans son domaine, de tout savoir et de tout faire, mais qui ne peut ni rien savoir, ni rien faire dans le concret. L’évidente conclusion d’une telle forme de pensée est saisie par M. Teste, le héros de Paul Valéry dont on pourrait dire qu’il résume toute une tradition philosophique, quand il avoue : « Je rature le vif … je retiens ce que je veux. Mais le difficile n’est pas là. Il est de retenir ce que je voudrais demain [14] ». L’Éthique tragique de l’Impératif révèle ainsi son impuissance ontologique. Ici des techniques de plus en plus raffinées expliquent la tragédie, mais il n’y a aucun effort pour la comprendre, pour être capable d’en prendre possession et de dépasser ainsi une situation terrible dans la vie réelle et pratique.
75La philosophie de la connaissance, fidèle à la maxime cartésienne « cogito ergo sum », cache dans ses profondeurs la croyance que « la vie est simple » et qu’il suffit que l’homme médite pour résoudre ses problèmes. Le fondement éthique particulier qui oriente cette philosophie est essentiel : c’est l’esprit qui montre à la volonté quels doivent être ses choix dans la vie. C’est l’esprit qui distingue le vrai du faux et c’est lui qui définit ce que nous devons savoir pour agir et vivre avec confiance. Ce qui est prescrit ici est non seulement une façon de se comporter, mais aussi une certaine façon de vivre sa vie intérieure. Rigueur et fermeté sont les qualités idéales de cette position philosophique. Une fois qu’après avoir été réfléchie, une décision est prise, il n’y a place ni pour des regrets, ni pour des remords. L’algorithme de l’esprit réfléchi devient l’idéal de l’éthique. Cependant, le xviie siècle a produit non seulement Descartes, mais aussi le « phénomène » qu’est Pascal, incarnation tragique du philosophe « intempestif ». D’un côté, on a eu la « pure et simple reconnaissance des faits », basée sur les règles cartésiennes « strictes et simples », et de l’autre, la souffrance intime de voir réunis « l’indifférence et le respect humain qui ont cours dans le monde » avec l’effort tendu pour « émouvoir le cœur ».
76Quand Nietzsche a étudié l’attitude fondamentale des Grecs de L’Antiquité à l’égard de la souffrance ainsi que leur sensibilité, il a trouvé une autre question de fond : « Que signifie la morale quant à la vision de la vie ? » Sa réponse était quasiment préméditée. La morale, la vertu, la sainteté ne sont que des tares. Nietzsche est arrivé à la conclusion que l’état le plus dangereux, le plus malsain et qui est même contraire à la vie, c’est la compassion : « Vous devez devenir indifférents ». La « métaphysique artistique » de Nietzsche, n’accepte pas celle de « la consolation ».
77La « distanciation nietzschéenne » est un tourbillon d’énergie dans lequel se fondent l’extrême souffrance et l’extase suprême, et ainsi disparaît la capacité même de compatir (qui est la base première du monde « trop humain »). Philosopher devient la forme la plus haute de l’expérience. Pour Nietzsche, réfléchir signifie subir l’influence des mouvements de l’âme ; c’est « être brûlé par ses propres pensées [15] ».
78Ainsi que le dit Job : « C’est l’homme qui engendre la peine, comme le vol des aigles recherche l’altitude » (Job 5 : 7). Ces mots, leur esprit, leur rythme, leur ton auraient pu être ceux de Nietzsche. La « distanciation nietzschéenne » ne peut se réaliser qu’à certaines conditions, car pour philosopher ainsi au sein du royaume de la tragédie, il faut comprendre que celle-ci est inévitable. Avant d’entrer dans ce royaume, (et nul n’est volontaire pour le faire, ceux qui y tombent, y tombent à contre-cœur) il faut savoir que l’âme peut plonger dans la tragédie et en sortir vivante grâce au seul pouvoir de l’incompatibilité La philosophie de la tragédie, pour Nietzsche, Kierkegaard, Chestov ou Unamuno, n’est pas la philosophie du désespoir ou de la folie, mais plutôt celle qui les combat au nom des grandes espérances dans un monde de souffrance, de peine et de tristesse.
79« Il peut me tuer ; je n’ai d’autre espoir que de me justifier devant lui de ma conduite » (Job 13 : 15). Le destin biblique qui a fait subir à Job des épreuves extrêmes, l’a conduit « au bout de l’improbable », et alors, ce qui est arrivé semble ne l’avoir jamais été. Dans l’histoire réelle, où notre esprit a tendance à chercher les témoins de nos réussites, il est possible d’apprendre facilement que chacun des moments de cette histoire (et même son illusion) s’est accompagné d’hécatombes et de tortures. Cela est si évident que nous préférons presque ne pas attirer l’attention sur ces moments là. Ceci fait écho au credo de Nietzsche : ne rien écrire qui réduirait les gens pressés au désespoir. Laissons-les vivre bienheureux dans leur médiocre compassion, plutôt que de les rendre totalement impuissants et désespérés devant les profondeurs béantes de la souffrance.
80Dans ces profondeurs, la tragédie n’est pas une partie de l’expérience humaine universelle ; état omniprésent, elle est la forme même de la rencontre de l’homme et du monde et elle naît de notre ardeur à préserver une coexistence incertaine. Ceci n’est pas, ne peut pas être le lieu du bien-être et de ce qu’il convient de faire pour faire naître les espoirs de chaque jour. L’ardeur de l’homme à affronter l’abîme du non-être exige la force de supporter « l’inconciliable » et la capacité de résister à la tentation du « pessimisme de la fatigue de la vie » et l’ardeur à devenir un conquérant dans un combat inégal.
81Shakespeare et Dostoïevski, Nietzsche et Chestov : quiconque a quelque expérience de la tragédie est inévitablement condamné à comprendre que le mal est dans cette vie, qu’il y a des destins effroyables et corrompus. Qui en doute ? Protester avec indignation, exiger de l’univers entier qu’il rende compte de tous les êtres humains torturés est manifestement absurde. Cependant, c’est aussi un non-sens de tenter de bâtir sur cela le syllogisme habituel : « Donc il faut s’aimer les uns les autres ». Il n’est pas possible de se dissimuler en jouant le rôle séduisant du procureur qui juge du haut de sa morale, ou de se protéger en affirmant bruyamment qu’on aime celui que le destin écrase. Rien ne peut réconcilier l’homme avec le malheur et l’absurdité de son existence, ni la connaissance et sa force, ni le « Surhomme » (Übermensch) et les grands mots exaltés que l’on prononce sur « la grande douleur ».
82Il est probable que notre seule chance de saisir et de préserver le continuum charnel et moral des vies et des destins soit le « non-alibi de l’être » (M. Bakhtine), qu’apporte le pouvoir de notre pensée qui y est impliquée. Pour terminer en jouant sur les mots, je voudrais dire qu’éthique et entendement attendent aujourd’hui qu’émerge une compréhension profonde de l’éthique, et que celle-ci soit d’abord une éthique de la sympathie, de la compassion et de la miséricorde. Sinon nous serions obligés d’admettre que : « Nous, nés d’hier, nous ne savons rien, notre vie sur terre passe comme une ombre » (Job 8 : 9).
83Traduit de l’anglais par Jean Pascaud.
Notes
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[*]
Liubava Moreva est Professeur de philosophie, directrice du département de St Pétersbourg de l’Institut russe pour la recherche culturelle. Ses recherches portent sur la philosophie de la culture, l’herméneutique et la phénoménologie. Elle a travaillé, entre autres, sur l’histoire de la philosophie de la religion en Russie, l’histoire du gnosticisme, et la dynamique des mentalités. Parmi ses ouvrages principaux : Leo Shestov, The Unconquerable Striving, 1991 ; Ontology of Violence and some Strategies of Escaping to Freedom, 1992 ; Reflections on Absurdity, 1997 ; Reflection on the Poetics of History and the Rhetoric of Ending, 1999 ; Symbols, Images and Stereotypes of Contemporary Culture: Reflections on the Roots for the Future, 2000.
-
[1]
Léon Tolstoï, Confession, Moscou, 1985, p. 59.
-
[2]
Léon Chestov, Athens and Jerusalem, Paris, YMCA-Press 1951, p. 253.
-
[3]
Fiodor Dostoïevski, Writers’s Diary, Complete Works, en 30 vol., vol. 25, Leningrad, 1983, p. 201.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
Ibid., vol. 23, Leningrad, 1981, p. 144,145.
-
[6]
Fiodor Dostoïevski, Notes from Underground, Complete Works, en 30 vol. Vol. 5, 1973, p. 113.
-
[7]
Vissarion Belinski, Complete Works, 13 vol., vol. 11, Moscou, p. 556, 539.
-
[8]
Fiodor Dostoïevski, The Adolescent, Complete Works, en 30 vol., vol. 13, Leningrad, 1975, p. 46.
-
[9]
Fiodor Dostoïevski, Writer’s Diary, ibid., vol. 21, Leningrad, 1980, p. 10.
-
[10]
Apollon Grigoriev, Art and Ethics, Moscou, 1986, p. 54, 57.
-
[11]
Fiodor Dostoïevski, Writer’s Diary, ibid., vol. 21, Leningrad, 1980, p. 10.
-
[12]
Emmanuel Kant, An Essay Introducing the Philosophy of Negative Values, Œuvres, vol. 2, Moscou, I964, p. 99.
-
[13]
André Biely, On the Sense of Cognition, Petersburg, 1922, p. 14, 15.
-
[14]
Paul Valéry, An Evening with Mr. Teste, (La Soirée avec M. Teste), Valéry P. On Art, Moscou, 1976, p. 95.
-
[15]
Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, Petersburg, 1911, p. 84.