Notes
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Luca Maria Scarantino : est né à Milan en 1968. Élève de Jean Petitot, ses travaux portent sur la philosophie et l’épistémologie italiennes contemporaines et, plus récemment, sur la structure logique du discours de propagande. Il a publié en 2002 la première édition française des Écrits philosophiques de Giulio Preti. Depuis 1996 il est Secrétaire général adjoint du Conseil international de la philosophie et des sciences humaines.
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[1]
Il faut dire que la même recommandation, au nom de la continuité de l’opposition interne, fut émise par le parti communiste, alors clandestin. Une analyse philosophique du problème de la liberté face à l’imposition se trouve dans l’article d’Imre Toth : « ‘…car comme disait Philolaos le Pythagoricien…’. Philosophie, géométrie, liberté », Diogène n. 182, 1998, qui l’aborde à partir d’une autre affaire fasciste, la dissolution de l’Académie Nationale des Lyncées en 1939.
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[2]
Litt. « âmes noires » (N.d.T.).
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[3]
« qui fait l’éloge du temps passé » (Horace, Art poétique, 173) (N.d.T.).
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[4]
Litt. squadrista, membres d’un groupe de choc fasciste (N.d.T.).
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[5]
« Celui que Dieu veut perdre, il commence par le rendre fou » (origin. attr. à Euripide) (N.d.T.).
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[6]
Fascio, dénomination courante du parti fasciste : « Parti de l’Ordre » (N.d.T.).
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[7]
H. Heine, Allemagne, un conte d’hiver, XVII (traduction libre).
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[8]
Au flair subtil (N.d.T.).
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[9]
Paroles devenues proverbiales qu’aurait prononcé le réformateur tchèque, condamné au bûcher pour hérésie à Constance le 6 juillet 1415, alors qu’une vieille femme s’était approchée pour apporter son fagot en échange d’une indulgence (N.d.T.).
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[10]
Dénomination réservée aux nobles non titulaires d’un titre (N.d.T.).
Présentation de Luca Maria Scarantino [*]
1Islamologue éminent, appartenant à cette tradition de l’orientalisme italien qui conduit d’Ignazio Guidi à Leone Caetani, Carlo Alfonso Nallino et Francesco Gabrieli, Giorgio Levi Della Vida (1886-1967) fut également un homme profondément enraciné dans l’histoire de son temps. Professeur à Naples et à Rome, puis, pendant la décennie 1939-1948, à l’Université de Pennsylvanie aux États-Unis, il fait partie de cette vingtaine d’enseignants universitaires qui en octobre 1931, lors de l’introduction du serment de fidélité au fascisme, choisirent de ne pas accepter cet acte de soumission.
2L’histoire mérite d’être racontée. Introduit par Mussolini pour récupérer ces universitaires encore récalcitrants à l’égard du régime, sa formule imposait fidélité « au Roi, à ses Successeurs et au Régime Fasciste » et exigeait que l’on « exerce la fonction d’enseignant et que l’on remplisse tous les devoirs académiques dans le but de former des citoyens laborieux, probes et attachés à la Patrie et au Régime Fasciste ». Par suite de cette imposition, les professeurs concernés (tous, à l’exception des enseignants de l’Université Catholique) se voyaient confrontés à une alternative déchirante : plier leur carrière à une imposition politique, ou payer sur le plan personnel les conséquences de ce refus.
3Dès le 19 décembre 1931 le ministre de l’Éducation fait état de douze refus. Cependant, ce décompte était loin d’être complet : outre Giorgio Levi Della Vida, on recense le mathématicien Vito Volterra, les philosophes Ernesto Buonaiuti et Piero Martinetti, les économistes Antonio De Viti De Marco et Piero Sraffa, les historiens Gaetano De Sanctis, Lionello Venturi et Agostino Rossi, les juristes Fabio Luzzatto, Francesco et Edoardo Ruffini (père et fils) et Francesco Atzeri Vacca, l’anthropologue Mario Carrara, le chimiste Giorgio Errera, le physicien Giuseppe Vicentini ainsi que le médecin Bartolo Nigrisoli. D’autres, comme l’ancien président du Conseil Vittorio Emanuele Orlando et le juriste Mario Rotondi, parvinrent à se soustraire habilement. Norberto Bobbio, quant à lui, dans son volume Trent’anni di storia della cultura a Torino fait état du refus de Leone Ginzburg, en 1934, au moment où le serment est généralisé aux liberi docenti. En dépit de quelques volumes récents consacrés à cette histoire, celle-ci reste encore à explorer.
4Giorgio Levi Della Vida était, avec Edoardo Ruffini, l’un des plus jeunes de ces insoumis, et il en subit les lourdes conséquences. Employé à la Bibliothèque vaticane grâce à des rapports de longue date avec le monde ecclésiastique (juif, il avait participé au débat sur le modernisme), il présente une demande de poste d’enseignant à l’Université de Pennsylvanie, demande qui sera acceptée en 1939, au moment où l’introduction des lois raciales rendait de plus en plus difficile la situation italienne. Il y restera jusqu’en 1945, puis à nouveau entre 1946 et 1948.
5Rentré en Italie, où il réintègre les rangs de l’Université de Rome, il accepte en 1965, « seul parmi les écrivains sollicités », une proposition de l’éditeur vénitien Neri Pozza l’invitant à rédiger un volume de mémoires. Paru en 1966 sous le titre de Fantasmi ritrovati, ce livre, aujourd’hui introuvable, restitue un tableau vivant d’un demi-siècle de rencontres intellectuelles à travers l’Italie et l’Europe de l’entre-deux-guerres. Parmi les portraits qu’il esquisse, on trouve l’étonnant récit de ces jours décisifs qui, en juin 1924, marquent la transformation du gouvernement fasciste en véritable régime. Nous en présentons ici d’amples extraits.
6Au moment où se situe la narration de Levi Della Vida, la situation politique italienne est très tendue. Le député socialiste Giacomo Matteotti, qui avait dénoncé devant le Parlement les fraudes électorales de mai 1924, avait été enlevé le 10 juin sur les quais du Tibre et retrouvé mort quelques jours plus tard en pleine campagne. Ébranlé par les rumeurs qui commencent à circuler et qui le désignent comme l’instigateur de l’assassinat, Mussolini voit son soutien parlementaire et social s’affaiblir – le bruit circule même que le Roi serait prêt à le limoger. Un fait nouveau se produit alors au sein du Parlement. Le 27 juin, à la Chambre des Députés, la majeure partie de l’opposition décide de s’abstenir des travaux parlementaires tant que Mussolini restera au pouvoir. À l’instar de la plebs romaine, ils déclarent se retirer « sur l’Aventin de leur propre conscience ». Ils y resteront jusqu’en 1926, lorsque, déclarés déchus, les principaux chefs de l’opposition seront arrêtés ou obligés de s’expatrier. En même temps, au Sénat, les groupes d’opposition, essentiellement libéraux, adoptent une attitude légaliste dont les mots de Benedetto Croce recueillis par Levi Della Vida illustrent magistralement l’esprit.
7Ces choix marquent le suicide de la vieille classe politique socialiste et libérale. Aussitôt, le gouvernement prend des allures dictatoriales : en juillet 1924, des lois limitant la liberté de la presse sont promulguées, puis, après un dernier sursaut de l’opposition parlementaire en décembre, le processus se confirme en quelques mois ; à partir de la rentrée 1925, des lois dites « fascistissimes » suppriment toute liberté d’association et de presse, soumettent les fonctionnaires à l’obéissance politique, transforment les syndicats en corporations, abolissent les élections locales, instaurent un Tribunal spécial pour les crimes contre l’État…
8Les quatre personnages que nous présente Levi Della Vida ne se trouvent pas tous dans la même situation. Les deux premiers, le libéral Giovanni Amendola (1886-1926) et le socialiste Claudio Treves (1869-1933) sont alors en passe de se joindre à la sécession de l’Aventin. Amendola en fut l’un des principaux inspirateurs, et le portrait que trace de lui Levi Della Vida contribue à expliquer les racines culturelles d’une attitude qui se révéla être profondément apolitique. Député dès 1919 dans les rangs libéraux, puis ministre, son attitude équilibrée à l’égard des revendications nationales yougoslaves en fit bientôt l’un des principaux adversaires de Mussolini. Victime par deux fois d’agressions fascistes, la seconde entraînant finalement sa mort, peu après s’être réfugié en France, en avril 1926. Son fils Giorgio deviendra par la suite l’un des principaux dirigeants du parti communiste italien.
9Un parcours différent marque la carrière du socialiste Claudio Treves, l’une des figures de proue, avec Filippo Turati et Anna Koulichova, du socialisme réformateur italien. Ancien directeur de l’Avanti, d’où il fut délogé en 1912 par la faction mussolinienne du Parti Socialiste, il s’était fait partisan durant la Grande Guerre d’un neutralisme absolu. En 1926, il s’exila en France, d’où il contribua activement à l’organisation de l’opposition antifasciste gravitant autour du mouvement Justice et liberté des frères Carlo et Nello Rosselli. L’histoire des événements qui suivirent cet exil a été racontée par le fils de Treves, Paolo, dans un volume publié à Londres en 1940 sous le titre éloquent de : What Mussolini did to us.
10Deux sénateurs ferment la série de ces entretiens. Défenseur d’un libéralisme philosophique et politique qui ne l’empêcha pas de voir dans la montée du fascisme le remède rêvé aux troubles sociaux qui agitaient l’Italie à l’issue de la Grande Guerre, le philosophe Benedetto Croce (1866-1952) se fera promoteur en avril 1925 d’une « Réponse d’écrivains, professeurs et publicistes italiens » au Manifeste des intellectuels fascistes diffusé par Giovanni Gentile. Il deviendra dès lors le principal adversaire public du régime. Protégé par sa notoriété internationale, qui le mettait à l’abri d’un régime soucieux d’exhiber une certaine largesse culturelle, Croce devint, avec Luigi Einaudi, le champion de la liberté pour toute une génération de jeunes antifascistes. Mais son attitude au moment du serment de 1931, lorsque au nom de la sauvegarde de la culture italienne il aurait largement conseillé de se plier au régime, rend sa figure plus complexe qu’elle ne l’a paru pendant longtemps [1].
11Tout autre est le cas du milanais Carlo Sforza (1872-1952). Diplomate et homme politique chevronné, il fait preuve d’un réalisme lucide et désenchanté qui le différencie des autres interlocuteurs de Levi Della Vida. Sa familiarité avec le Roi ne l’empêchera pas, en 1926, de quitter l’Italie pour un long exil en Belgique et en France. En 1940, face à l’avancée de l’armée allemande, il partira pour l’Angleterre puis les États-Unis. Durant tout son exil il mènera une intense activité d’essayiste et de polémiste visant à discréditer le fascisme et Mussolini et préconisant, pour l’Europe à venir, une politique résolument européaniste. Rentré en Italie en octobre 1943, il sera chargé en 1947 du ministère des Affaires étrangères, qu’il occupera jusqu’à sa mort.
12C’est à tout ce mouvement culturel, politique et intellectuel que nous renvoient les pages de Giorgio Levi Della Vida. Par ses études, par le sérieux de sa mission savante, mais aussi par son engagement courageux dans la vie de son temps, par sa fidélité aux principes moraux dictés par son travail, il représente une figure admirable d’intellectuel face à la cité.
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13Un matin, c’était vers la mi-juin de l’année 1924 (le jour précis, je ne parviens pas à m’en souvenir ni à le retrouver en recoupant certains documents), je descendais à pied de chez moi pour prendre la direction de l’université – qui se trouvait encore à l’époque dans le palais de la Sapienza, du xviie siècle, et dans celui, attenant, de Carpegna, du xixe, aujourd’hui démoli et disparu –, empruntant, entre autres, les rues Boncompagni et Ludovisi. Deux mois à peine s’étaient écoulés depuis les élections de la Chambre des Députés, les premières depuis la prise du pouvoir par les fascistes, et l’on n’avait pas encore fait disparaître des murs les affiches de la propagande électorale – toutes fascistes, bien entendu, puisque celles des partis d’opposition, ou bien n’avaient jamais existé ou bien avaient été arrachées avant même que les élections aient eu lieu. Seules étaient restées bien visibles dans les artères principales un certain nombre d’affiches gigantesques, hautes d’au moins trois ou quatre mètres, représentant sur fond noir un énorme profil de Mussolini d’une blancheur si crue qu’elle rappelait plutôt la craie que le marbre, aux traits « romanisés » pour ressembler à Jules César, auquel, on le sait, Mussolini aimait à être comparé – jusqu’à ce que lui reviennent à l’esprit, ou qu’on les lui rappelât, les ides de mars, après quoi César fut remplacé par Auguste, mort dans son lit à soixante-seize ans. Au cours de la nuit précédente, quelqu’un, ou peut-être un groupe de personnes déployées en différents points de la ville, avait, probablement à l’aide d’une petite burette à piston, aspergé ces affiches d’une sorte de bouillie rouge orangée qui, restée collée sur le portrait tant de fois répété, en avait violé la blancheur candide par des sillons de bave sanglante lui donnant l’apparence horrible d’un spectre assassin barbouillé du sang de ses victimes. Au fur et à mesure que, quittant la rue Ludovisi, je m’avançais le long de la rue Francesco Crispi, la rue de la Mercede, la place San Silvestro et la place Colonna, l’atroce spectacle se répétait, toujours le même. Il était tôt, et les rues n’étaient pas encore très animées, mais déjà des groupes de gens commençaient à se former au pied de chacune des affiches pour commenter cet acte symbolique particulièrement explicite. Quelques jours auparavant, le 10, le député socialiste Giacomo Matteotti, qui à l’occasion d’une des premières séances de la nouvelle législature avait dressé un acte d’accusation implacable et irréfutable contre les illégalités, les violences, les abus tolérés ou carrément encouragés et organisés par le gouvernement, avait été enlevé en plein jour et en pleine rue, et l’on ne se faisait plus guère d’illusion sur le sort qui l’attendait. Depuis le début, l’opinion publique, suivie par la presse d’opposition ayant brusquement retrouvé sa liberté d’expression, d’abord en sourdine et ensuite à haute voix, désignèrent comme les donneurs d’ordre des personnes très proches du gouvernement ou faisant carrément partie du gouvernement, et les soupçons, ou plutôt l’accusation remonta de plus en plus haut dans la hiérarchie, jusqu’à finalement pointer du doigt le Chef du gouvernement lui-même.
14Tristement conscient du fait que les intellectuels sont incapables d’être réceptifs à leur environnement si ce n’est à travers le filtre d’une réminiscence littéraire, me revint immédiatement à l’esprit le spectacle qui s’était offert un beau matin du printemps 415 av. J.-C. au regard des Athéniens, celui des hermès mutilés au cours de la nuit. Sauf que dans la Rome de 1924 ap. J.-C., il s’agissait de quelque chose de plus important encore que ne l’avait été l’expédition de Sicile et le sort politique d’Alcibiade : il s’agissait du destin de tout un peuple, mais aussi, cela s’entend, de sauver la peau d’un certain nombre de personnages haut placés. La foule qui de plus en plus affluait et commençait à se diriger vers le centre sans qu’aucun mot d’ordre ne l’y eût incitée ni qu’aucun meneur n’eût ouvert la marche – comme si seule une force instinctive l’eût mise en mouvement – laissait pressentir l’imminence d’événements décisifs. On a pu dire que si, à ce moment-là, l’un des chefs de l’opposition, un Amendola, un Turati, un Modigliani, avait alors entraîné une cinquantaine d’exaltés pour gravir les marches du palais Chigi (qui n’avait pas encore été remplacé par le palais Venezia comme siège de la Présidence du Conseil), et que si, après avoir maîtrisé sans difficulté les quelques miliciens de la Sécurité nationale (encore un gallicisme à mettre au crédit de l’italianité du régime !), il avait défenestré Mussolini et, de ce même balcon, harangué la foule amassée sur la place, le fascisme se serait éliminé de lui-même et aurait disparu sans laisser de traces – on en percevait déjà les signes en province.
15Peut-être, peut-être pas. Quoi qu’il en soit, comme on le sait, rien de tout cela ne s’est passé. Ces jours-là, du reste, j’avais de mon côté un problème personnel à résoudre, et je craignais fort de n’en être pas capable. Luigi Salvatorelli, alors directeur politique de La Stampa de Turin, m’avait écrit que, ne pouvant quitter son poste en un moment aussi délicat, il souhaitait que je lui rende compte du point de vue sur la situation de quelques-uns des hommes politiques éminents, à mon choix, et de leurs prévisions concernant l’avenir immédiat. À l’évidence, ce cher ami surestimait, et de beaucoup, mon expérience et ma perspicacité. J’avais certes, entre 1919 et 1922, fait moi aussi un peu de journalisme politique et écrit un certain nombre d’articles dans Il Paese, un quotidien romain inspiré par Francesco Saverio Nitti et dirigé par Francesco Ciccotti Scozzese, de tendance fortement antifasciste (il fut mis à sac et dut cesser toute publication le jour même de la Marche sur Rome), ainsi que deux ou trois pour La Stampa. Mais je dois avouer, au risque de paraître naïf (mot qui est souvent synonyme de sot), que je ne l’avais pas fait en vertu d’un penchant, quel qu’il soit, pour la politique, mais uniquement par la conviction qu’il était du devoir de tout citoyen, et par conséquent du mien aussi, d’adopter une attitude non équivoque ainsi que des responsabilités précises dans des circonstances aussi graves pour la santé de la patrie (et aussi pour celle du monde entier, vu la situation internationale embrouillée et tendue) que l’étaient celles des premières années d’une paix qui n’était pas une véritable paix – certaines des questions les plus importantes à l’origine de la Grande Guerre n’ayant pas été résolues, et d’autres, non moins importantes et non moins dangereuses, ayant surgi depuis. Ainsi, même si j’exposai toujours avec franchise ma pensée dans les colonnes que les directions des journaux mettaient gracieusement à ma disposition, je ne recherchai de contact suivi d’aucune sorte, ni avec des personnages politiques (entre autres, je ne fis jamais la connaissance de Nitti), ni avec des journalistes. Même avec le directeur ou avec les rédacteurs du Paese, je n’eus que les rapports indispensables à l’exercice régulier de ma collaboration. Je ne saurais dire si, outre ma répugnance instinctive et peut-être non entièrement avouée pour la politique, la timidité, ou l’orgueil, ou la paresse, voire les trois ensemble contribuèrent à me tenir à l’écart. C’est possible, certes, mais si j’avais vraiment eu une passion pour la politique, il ne fait aucun doute que je serais parvenu à surmonter tout cela.
16La demande de Salvatorelli me mit donc dans l’embarras. Je ne voulais pas décevoir la confiance que me témoignait mon vieux compagnon d’études, qui bien des années auparavant avait été mon initiateur – si l’on peut dire – à la réflexion des phénomènes de la politique contemporaine. Mais dans le même temps, je ne savais pas vers qui me tourner pour venir à bout de la tâche qui m’avait été confiée. L’idée de consulter Giovanni Amendola et Benedetto Croce se présenta d’abord ; l’un était député, l’autre sénateur, tous deux anciens ministres que je connaissais de longue date, même si, comme je le raconterai le moment venu, nous fîmes connaissance en des occasions qui n’avaient rien à voir avec la politique. Il était également nécessaire d’entendre l’opinion d’un parlementaire socialiste ; je pensai naturellement, en tout premier lieu, à Turati, mais j’appris qu’il n’était pas à Rome à ce moment-là, et je me repliai par conséquent sur son « brillant numéro deux », Claudio Treves, bien que je ne l’eusse jamais rencontré ni n’eusse eu de lettre de recommandation pour lui. Comment donc a pu surgir ensuite dans mon esprit l’idée d’avoir un entretien avec Carlo Sforza, je ne saurais vraiment pas le dire. Peut-être parce que le nom de son père Giovanni m’était familier, prospecteur éminent des archives, exhumateur avisé et commentateur érudit de documents anciens ? Ou bien (ce qui est plus vraisemblable) en raison de l’admiration qu’avait suscité en moi, presque deux ans auparavant, son geste courageux de refus résolu, alors qu’il était ambassadeur à Paris, de la « révolution par décret royal » qui avait porté Mussolini au pouvoir ?
17J’aimerais raconter sans fard mais avec précision les entretiens que j’eus avec ces hommes politiques, et dire l’impression que chacun d’eux me fit à cette occasion. Ici encore, comme je l’ai déjà fait ailleurs, je crois nécessaire d’avertir les lecteurs afin qu’ils n’attendent pas de moi des jugements généraux et catégoriques, que je n’ai ni l’intention ni probablement la capacité de donner ; je ne fais qu’évoquer des souvenirs sans chercher à élaborer je ne sais quels essais critiques. Et je dois en outre les avertir que je n’ai gardé aucune note écrite de ces entretiens ; j’en ai naturellement rendu compte aussitôt, et largement, à Salvatorelli, mais je sais que ces écrits furent détruits par lui à l’époque où la police turinoise avait pris l’habitude d’aller fouiller dans ses papiers. Je suis donc contraint de me fier uniquement à ma mémoire, entreprise quelque peu ardue au regard d’événements qui se sont passés il y a plus de quarante ans, même si, cela va sans dire, ils sont restés solidement imprimés dans mon esprit en raison de leur caractère unique. Il est bien des choses que je crains d’avoir oublié ; mais je suis certain, en revanche, que ce dont je me souviens, je m’en souviens avec exactitude, et que je n’ai pas à déplorer, comme de nombreux mémorialistes, d’avoir perdu la mémoire de ce qui a été et conservé celle de ce qui n’a pas été.
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18Je n’eus aucune difficulté à me faire recevoir par Amendola au journal Il Mondo, quotidien qu’il avait fondé en 1921 et qui lui survécut pendant quelques mois – il ne disparut qu’en novembre 1926, suite à la suppression totale de la presse d’opposition. Du début à la fin, son rédacteur en chef fut Alberto Cianca qui, après s’être exilé en France, devint courageusement, au mépris du danger, l’un des chefs de file les plus actifs et les plus influents de l’antifascisme à l’étranger, avant d’être nommé à la Libération, et pour une brève période, ministre sans portefeuille. Jusqu’à sa disparition récente, il continua d’ailleurs à prendre part à la vie politique, mais beaucoup plus à gauche, plus proche peut-être d’Amendola fils que d’Amendola père. Le siège du journal se trouvait rue de la Mercede. Amendola y avait un bureau convenable, mais dépourvu de tout luxe, reflet fidèle, par la simplicité et l’austérité de l’ameublement, de sa propre personnalité, indifférente aux séductions de la richesse.
19J’ai dit que je le connaissais. Mais je m’empresse d’ajouter que nous n’étions pas liés par une amitié intime et que l’on se vouvoyait, même si nous nous appelions mutuellement par nos prénoms sans y adjoindre pompeusement nos titres. Au cours de nos rencontres, qui ne furent ni longues ni fréquentes, nous ne traitâmes jamais à fond des sujets, qu’ils soient politiques ou d’une autre nature, et nous ne nous retrouvâmes jamais associés (sauf après la période qui nous occupe ici) dans des entreprises communes. Ce qui tout de même nous unissait, outre l’antifascisme, c’était le fait singulier que, parmi toutes ses connaissances et amitiés d’alors, j’étais probablement la plus ancienne, notre premier contact, le plus durable et le plus proche, ayant eu lieu l’hiver 1903-1904, alors qu’il avait à peine vingt et un ans et moi pas encore dix-sept. Je ne peux pas évoquer ces lointains souvenirs sans éprouver un sentiment de tendresse, comme s’ils concernaient, non pas moi, mais un frère plus jeune, n’ayant jamais atteint la maturité, que j’observerais avec une sympathie un brin protectrice et peut-être aussi un tantinet railleuse. J’avais déjà surmonté cette crise religieuse, dont j’ai fait le récit antérieurement au risque d’ennuyer mes lecteurs (et je renouvelle ici mes excuses si je récidive) et je m’intéressais à l’histoire et à la phénoménologie des religions d’un point de vue purement scientifique. Je m’étais ainsi mis à fréquenter la Société théosophique – prêchant pour une sorte de bricolage composé de philosophie spéculative et de yoga indien à usage occidental – qui était alors assez florissante et dont le siège, fort bien situé, se trouvait dans un immeuble du Corso, si je me souviens bien entre la rue Pietra et la place Colonna. Je lisais des livres, qui là-bas ne manquaient pas, assistais aux conférences et je me liai d’amitié avec quelques-uns des membres les plus convaincus et les plus – disons-le ainsi – pratiquants, qui m’invitaient chez eux à l’occasion de réunions plus intimes, où l’on engageait des discussions et racontait ses expériences personnelles. Je me contentais d’écouter attentivement, prenant rarement la parole, sans marquer aucun signe d’assentiment (ce qui aurait été hypocrite) ni de désaccord (ce qui aurait été grossier, et inutile).
20[…]
21La réalité du monde suprasensible et l’autonomie du sentiment religieux ont toujours été deux convictions fortes dans la pensée d’Amendola, et il n’a jamais voulu y renoncer. Sa confiance dans la réponse donnée par la théosophie à ces deux problèmes fondamentaux lui était venue de cette ingénuité juvénile (cela remontait à 1900, il sortait à peine de son adolescence) dont l’influence d’Eva Kühn, adversaire déclarée de l’occultisme, l’aida sans aucun doute à se guérir. Pourtant, même si plus tard sa pensée philosophique avait mûri sous l’impulsion du néo-hégélianisme de Croce et de Gentile – qu’il n’accepta jamais intégralement –, il ne put se résoudre à accepter la réduction du concept de religion à celui de philosophie imparfaite, tout comme il s’opposa vaillamment à la négation du sentiment comme catégorie mentale, que Croce avait théorisé dans sa Logique. […]
22Je me suis souvent interrogé, je m’interroge encore parfois, pour savoir comment il est possible qu’avec une telle forme mentale, avec un tel tempérament Amendola ait pu entrer dans la vie politique et y parcourir tout ce chemin. Je dirais qu’il y est entré par erreur. Il arrive parfois dans la vie qu’une circonstance de hasard nous oriente dans une direction qui n’est pas celle par laquelle nous voudrions ni ne saurions avancer, et qu’une fois empruntée il soit trop tard pour revenir en arrière ; et alors on finit par aller jusqu’au bout, en y prenant éventuellement goût et en finissant par nous convaincre nous-mêmes qu’elle était précisément faite pour nous. À ceci près qu’on rencontre presque toujours, à peine arrivés à mi-chemin, un obstacle, un piège, un guet-apens qui nous avise, à nos dépens évidemment, que ce n’était pas la bonne voie. Celui qui entraîna Amendola à sortir de la voie royale de la philosophie, ce fut Mario Missiroli (précisément lui qui, depuis soixante ans, nourrit en son cœur un amour inassouvi pour la philosophie !) qui à cette époque déjà, prince du journalisme à moins de vingt-cinq ans, s’amusait à découvrir des talents journalistiques qui s’ignoraient (huit ans plus tard, il allait découvrir celui de Buonaiuti). Invité à envoyer des articles de Rome au Resto del Carlino de Bologne, Amendola rencontra le succès : il était perspicace, subtil, il savait tenir une plume. L’exercice raviva son style, atténua quelque peu sa solennité. Il réussit tant et si bien qu’en moins de trois ans le quotidien italien le plus vendu et le plus éminent, Il Corriere della Sera, l’enleva au Carlino et en fit – pratiquement sur le même plan que son titulaire le député Andrea Torre – le véritable responsable du bureau romain du journal milanais. La passion pour la politique lui vint à la suite du succès journalistique – et non l’inverse –, démontrant ainsi qu’il n’était pas né journaliste puisque, contrairement à ce que dit l’aphorisme français (ou plutôt venant le confirmer ?) : « le journalisme mène à tout à condition d’en sortir » –, le journaliste né n’en sortira jamais.
23Lorsque la guerre éclata, au cours des mois dramatiques de la neutralité italienne, Amendola fut interventionniste, non seulement parce que son journal l’était, mais aussi parce que sa conception politique n’était pas alors très éloignée de celle des nationalistes, même s’il n’avait jamais fait partie de l’Association nationaliste et que sa conception éthique du monde ait été inconciliable avec l’amoralité de la Realpolitik. Toutefois, nombre de ses idées changèrent au cours de la guerre, à laquelle il prit une part active, appelé sous les drapeaux en tant qu’officier de réserve dans l’artillerie ; l’uniforme (je le vis dans cette tenue au hasard d’une rencontre) faisait ressortir sa beauté mâle. Simple exécutant, il suivait néanmoins les opérations et les jugeait avec l’œil du critique et, resté en contact étroit avec le Corriere, il ne perdait pas de vue la situation politique générale. Instructive à cet égard se révèle sa correspondance avec Ugo Ojetti, lui aussi de la famille du Corriere, supérieur à Amendola sur le plan stylistique, mais non en tant qu’homme politique ni comme personne humaine. En plein accord avec Ojetti, suivant du reste – mais en partie inspirant la ligne du journal –, il s’éloigna des velléités impérialistes et jugea préférable de soutenir les aspirations nationales des Yougoslaves. Préférable, certes, mais aussi (puisque pour lui la politique ne devait pas être uniquement une activité tournée vers des objectifs utilitaires, mais aussi une volonté et un effort conscient de faire triompher la justice) légitime, reconnaissant le bien-fondé de ces aspirations. Cette prise de position ouverte et résolue détermina, à son avantage comme à son désavantage, le cours ultérieur de sa fortune politique : au cours de la préparation laborieuse des traités de paix, il fut compté parmi les lâcheurs par la meute nationaliste ; mais l’éphémère repentir et le retour temporaire au bon sens qui prévalurent dans l’opinion publique du pays lui ouvrirent aussi la voie de l’élection à la députation : il fut, dans le dernier gouvernement de l’Italie libre, ministre des Colonies. […]
24À la veille de la Marche sur Rome, Amendola eut l’honneur d’être désigné par Mussolini comme l’une des rares anime nere [2] du pâle cabinet Facta. Il ne fait aucun doute qu’il s’opposa résolument aux diverses capitulations face à l’intimidation, à la dissolution progressive de l’autorité de l’État, à la honteuse reddition sans conditions qui fut la conséquence de l’acquiescement royal devant le chantage. Mais il sut perdre avec dignité sans s’abandonner aux récriminations ; les électeurs de sa région d’origine ne l’abandonnèrent pas, eux non plus, au cours des élections truquées du 6 avril 1924 et le réélurent à la Chambre, premier parmi les membres d’une minorité qui compensait leur petit nombre par le prestige de leur chef de file.
25Je crois qu’il ne se fit guère d’illusions sur une quelconque usure rapide et un effondrement subit du fascisme. Ce fut peut-être la conviction que l’éclipse de la liberté, en Italie, serait longue, qui ramena sa pensée vers la méditation de problèmes autour desquels il avait épuisé sa jeunesse. Peut-être dans son for intérieur s’était-il persuadé (ce n’est que conjecture, et je peux me tromper, mais je me plais à la croire fondée) que la politique n’avait été qu’un épisode temporaire et secondaire de sa vie, qu’autre était la mission que le destin lui avait assignée, une mission tout à fait comparable à un apostolat religieux. Il était dans la politique, et ne pouvait pas ne pas y rester. Mais elle perdait chaque jour un peu plus son caractère d’activité quotidienne empirique et changeante pour opérer un glissement, de la sphère individuelle vers celle de la nation, de ces principes de moralité, de cette attente messianique de renouvellement, de cette aspiration à dépasser par l’intuition les limites de la simple raison. La vague d’indignation populaire soulevée par l’assassinat de Matteotti l’avait ramené à la politique active. Mais après seulement quelques jours, il fallut constater que cette indignation non organisée et non canalisée vers un objectif bien défini n’était pas suffisante à renverser la situation. On a beaucoup discuté, on continue à discuter et on discutera encore de l’opportunité de la sécession de l’opposition parlementaire, que l’on affubla, réminiscence classique oblige, de l’heureux surnom d’« Aventin », et dont Amendola fut l’un des principaux promoteurs et défenseurs. Il me semble qu’elle fut une erreur, mais je ne prétends pas que ce qui n’est qu’une impression puisse constituer un jugement historique fondé. Il est certain que sous cette protestation muette, rendue solennelle par le silence, sous ce refus de toute relation, fût-il d’opposition, avec un adversaire jugé indigne d’être combattu à découvert, sous cet appel implicite au jugement de l’histoire, pointe l’esprit religieux (et aussi, il faut le dire, quelque peu abstrait) du premier Amendola, qui n’était pas encore politisé.
26Au cours des mois qui suivirent, il ne dérogea toutefois pas à sa fonction d’homme politique. Son opposition polémique permanente et cohérente dans Il Mondo ; la fondation et l’organisation, à l’automne 1924, de cette Union nationale qui fut la manifestation, suprême et très noble, de la volonté de résistance légale à la dictature ; son exposé détaillé fait au Roi de la réalité de la situation politique et des dangers qu’elle comportait pour le maintien de la monarchie (les détails de la longue audience et du silence impénétrable du souverain me furent rapportés par Amendola lui-même) sont la preuve de l’engagement scrupuleux avec lequel il exécuta le mandat qui lui avait été conféré en sa qualité de chef de l’opposition libérale. Mais il faut bien dire que tout cela, il l’accomplit davantage par sens du devoir que par impulsion spontanée ; il faut bien dire qu’il était intimement convaincu de représenter la victime toute désignée pour expier les fautes d’une génération entière (et victime, il le fut vraiment, puisque sa mort prématurée sur le sol étranger fut reconnue sans équivoque comme étant due aux conséquences de la bastonnade, d’exquis style fasciste, dont il fut victime pour la seconde fois le jour de la Santo Stefano 1925) ; il faut bien dire que ce qui lui tenait vraiment à cœur, ce n’était pas la victoire du moment présent mais plutôt la rédemption, rendue possible grâce à ses souffrances et à celles de tant d’autres, dans un avenir qu’il n’aurait pas vu de ses yeux de mortel.
27Des quelques phrases échangées entre nous en préambule, de la discussion, qui indéniablement eut lieu autour de la situation concrète du moment, je ne conserve aucun souvenir précis. Mais les mots avec lesquels il conclut l’entretien, je les ai gravés dans ma mémoire tels qu’ils furent prononcés, littéralement, tout comme je garde présente à l’esprit l’expression qui les accompagnait et qui, à travers l’assombrissement de son regard déjà sombre naturellement, semblait chercher la confirmation et le réconfort dans un je-ne-sais-quoi de lointain : « Beaucoup de sang a été versé », fit-il avec la solennité d’un prophète, « et beaucoup encore devra être versé. Nous ne pouvons pas l’empêcher. La seule chose que nous puissions faire, que nous devons faire, que nous ferons, c’est de témoigner de notre foi. »
28Alors je compris pourquoi, quelques jours auparavant, Amendola n’avait pas gravi les marches du palais Chigi pour jeter Mussolini par-dessus le balcon.
3
29Avec Claudio Treves, je n’avais jamais eu de rapports personnels d’aucune sorte. M’était connue naturellement son activité politique, qui avait fait de lui la seconde figure du socialisme italien, arrivant immédiatement derrière l’incontesté numéro un qu’était Filippo Turati. Avocat éminent au barreau de Milan, journaliste au style brillant et vigoureux, orateur efficace, il avait été aux côtés de Turati lors de la tentative de faire abandonner au parti socialiste italien le caractère subversif de ses débuts. L’un et l’autre avaient été durement déroutés, deux ans à peine avant l’éclatement de la Grande Guerre, par l’intransigeance révolutionnaire de Mussolini, encore fort éloigné de son brusque revirement de septembre 1914 lequel avait réussi à arracher à Treves la direction du journal Avanti. Il s’en était suivi entre les deux hommes, déjà profondément divisés sur le plan idéologique, une antipathie réciproque et une aversion personnelle invincibles, et cette division, cette aversion s’étaient ensuite renforcées du fait des positions antagonistes qu’ils avaient prises suite à l’entrée en guerre de l’Italie. La célèbre sentence lancée par Treves à la Chambre, « Pas d’autre hiver dans les tranchées ! », avait été interprétée par beaucoup comme un appel à la désertion ; et l’on voulut carrément voir en celle-ci la cause principale de la défaite de Caporetto (ce qui n’était pas vrai). Aucune figure du socialisme n’était plus détestée que lui, par ceux qui refusaient toute éventualité d’une paix négociée, et qui voulaient que les combats se poursuivent jusqu’à la victoire complète. Et lorsque ce fut le cas, lorsque la victoire fut écrasante comme personne n’avait osé l’espérer, la critique soutenue de Treves sur la façon dont la guerre avait été menée, sa mention des dommages gravissimes qui se faisaient sentir chez les vainqueurs non moins que chez les vaincus, le soutien aux revendications des « masses ouvrières » et l’opposition résolue au fascisme naissant avaient encore exacerbé cette haine. Même après la fracture de l’unité socialiste qui avait préparé le terrain à l’avancée du fascisme, et même après la victoire écrasante de celui-ci, Treves resta l’une des figures les plus éminentes de l’opposition ; sa longue expérience parlementaire conférait en effet une valeur particulière à son jugement sur la situation qui s’était créée après l’assassinat de Matteotti et la scission aventinienne.
30Il accepta aussitôt ma demande d’entretien et me donna rendez-vous à l’hôtel del Genio, rue Zanardelli, où il avait l’habitude de descendre lorsqu’il séjournait à Rome ; un hôtel qui n’était pas de première catégorie mais qui était le signe en tout cas de cette simplicité dont la disparition pourrait bien être déplorée par quelque laudator temporis acti [3] chez nos hommes politiques contemporains. Il me reçut sans cérémonie, dans sa chambre, et se montra tout disposé à m’écouter et à me répondre avec une cordialité spontanée. […] De toute sa personne émanait un charme difficile à définir, mais immédiatement sensible, une sorte de – comment le dire ? – magnétisme qui captivait son interlocuteur et qui pouvait expliquer son succès d’orateur. Peut-être aussi parce que, dépourvu comme il l’était de toute suffisance, de toute condescendance, il attirait la sympathie dès les premières minutes et avait l’art de capter l’attention ; son élocution, dépouillée de toute rhétorique, était claire et précise. Il m’en donna la preuve en répondant à mes questions. Je lui dis que la situation m’apparaissait confuse et chargée d’inconnues. La première réaction de peur suite à la brusque nouvelle du crime atroce, qui surpassait tout ce que le fascisme avait osé jusque-là, était désormais passée. Mais le fascisme, alors que l’opposition semblait encore indécise sur la ligne à suivre, commençait à se remettre de l’échec de la première heure. Mussolini, qui dans un premier temps, avait été pris de panique et aurait facilement cédé face à une attaque résolue (il paraît que les brusques découragements sont fréquents chez les fortes natures des dictateurs : Napoléon en était lui aussi souvent victime – ce que l’on rappelle ici non pour élever Mussolini mais plutôt pour rabaisser Bonaparte au niveau des simples mortels), s’était quelque peu repris ; et sa volonté de ne pas s’engouffrer aveuglément dans la « question morale » s’était trouvée renforcée par le soutien de quelques-uns parmi ses vieux compagnons d’armes les plus téméraires, prêts à risquer le tout pour le tout. À la Chambre, il disposait d’une majorité sûre ; il semblait difficile que le Sénat, qui en lui donnant un vote contraire aurait pu offrir au Roi le prétexte constitutionnel que son formalisme étroit exigeait pour intervenir, eût jamais le courage ni même la volonté de se débarrasser d’un régime qui garantissait aux nantis la jouissance de leurs biens en toute sécurité. D’autre part, la tension était désormais trop forte pour qu’une solution ne fût pas imminente, soit par un relâchement, soit par une rupture. Quels étaient, selon lui, les développements les plus probables ?
31Je fus surpris par la soudaineté et la sûreté de sa réponse, comme s’il l’avait déjà en tête toute préparée et qu’il n’avait plus qu’à la réciter. « Faites bien attention. Nous sommes au seuil de l’été, et en Italie, l’été, rien ne se passe sur le plan politique. Les choses mûrissent, bien sûr. À la rentrée parlementaire, en automne, les deux groupes libéraux de la Chambre, celui de Salandra, plutôt à droite, et celui de Giolitti, plutôt à gauche, qui jusqu’à maintenant avaient soutenu le Gouvernement sans pour autant se déclarer ouvertement fascistes, passeront dans l’opposition. Même si les fascistes déclarés se trouvent eux-mêmes en nombre suffisant pour constituer la majorité, la composition de celle-ci sera modifiée, et le Roi se verra contraint de consulter les différents partis. Mussolini s’en ira sans que les escadrons [4] mettent le pays à feu et à sang, et nous aurons un gouvernement de transition pour préparer les élections. »
32Ces prévisions étaient, certes, d’une parfaite logique et d’une cohérence indiscutable, deux qualités pouvant caractériser Treves. Malgré cela, je n’étais pas convaincu, et je cherchai à faire quelques timides objections. Mussolini se serait laissé congédier si tranquillement ? L’enjeu, pour lui, c’était la perte non seulement de son siège, mais carrément de la vie, ou en tout cas de la liberté. Les escadrons qui, les jours précédents, avaient su montrer qu’ils savaient prendre l’initiative sans même attendre un ordre formel de leur chef, seraient donc restés les bras croisés ? Eux aussi, ou du moins beaucoup d’entre eux, encouraient le risque d’être appelés à répondre de crimes de droit commun. Et face à l’éventualité de débordements sanglants, le Roi, dont on connaissait la phobie pathologique pour la répression armée, n’aurait-il pas préféré laisser les choses dans l’état où elles étaient ? Certes, mais au bout du compte, je n’étais pas venu pour discuter mais pour écouter. Et Treves, qui avait derrière lui une longue série d’expériences politiques, lui dont le réalisme et la mesure étaient bien connus, paraissait tellement sûr de ce qu’il avançait ! Je pris néanmoins congé avec un sentiment de découragement et de vague appréhension : ils étaient ainsi faits, ces hommes auxquels étaient confiés, et à eux uniquement, nos espoirs d’une prochaine reprise en main ?
33Les événements ont largement montré l’immensité de son erreur. Le renvoi de Mussolini, qu’il considérait comme assuré dans un délai de quatre mois, allait bien avoir lieu, certes, mais dix-neuf ans plus tard, et dans des circonstances ô combien différentes ! Et lui-même, Treves, n’était plus très éloigné du jour où, dépouillé illégalement de ses prérogatives parlementaires, cible d’injures et de menaces, proche de l’arrestation et promis à une condamnation certaine, il allait prendre la voie de l’exil, et, après avoir été pendant sept ans chef de file dans les faits – sinon sous son nom – de la lutte antifasciste à l’étranger, il allait terminer à Paris sa vie d’infatigable combattant pour l’idéal. Comment expliquer un tel aveuglement chez un homme d’une intelligence si profonde, d’une expérience politique si accomplie, d’un esprit critique si expérimenté ? Ce même manque de perspicacité, nous le retrouverons bientôt chez Croce, bien que légèrement différent. Croce n’était pas un technicien de la politique, et une telle évaluation fautive de la réalité contingente peut s’expliquer bien plus aisément chez lui que chez Treves. Et il apparaît bien plus étrange encore et plus instructif de retrouver un tel aveuglement jusque chez Giolitti. Lui également (sur cette question, l’enquête historique a désormais fait toute la lumière) sous-évalua le caractère destructeur de l’État libéral (c’est-à-dire celui dont le Risorgimento avait accouché avec peine et qui s’était maintenu pendant soixante ans, quitte à osciller entre la droite et la gauche) propre au fascisme et crut à tort que le fascisme allait s’adapter avec une relative facilité aux pratiques courantes de la politique parlementaire, tout comme les socialistes étaient passés, pour partie déjà et pour partie bientôt, du stade de subversifs à celui de partisans de la légalité. Si l’on veut éviter de recourir à l’intervention de pouvoirs supraterrestres (quos Deus vult perdere dementat prius [5]), il n’y a plus qu’à supposer que la longue pratique du métier de député avait tellement accoutumé Treves à la politique du « jeu de rôles » qu’elle l’avait rendu incapable d’en concevoir une différente, l’avait empêché de comprendre le changement essentiel que la prise du pouvoir par le fascisme avait introduit dans les mœurs politiques. La « Révolution fasciste », ce terme pompeux dont se rengorgèrent le Duce, les dignitaires du régime et la presse pendant plus de vingt ans, n’est qu’une vantardise si elle prétend être comprise comme la destruction violente par un soulèvement armé d’un état de choses consolidé, mais il définit avec exactitude une réalité historique si elle désigne une annulation progressive des principes et des institutions de l’Italie du Risorgimento, et leur remplacement par des principes et des institutions non seulement différents mais antagonistes : annulation et remplacement qui tout d’abord ont concerné le contenu, laissant la forme inchangée, un peu comme un meuble rongé par les termites semble intact alors qu’il est sur le point de tomber en poussière, et puis ont concerné la forme… à la seule exception, peut-être, de l’institution de la monarchie, dont on ne sait pas si celui qui la personnifiait se rendait compte qu’il était désormais réduit à n’être qu’un vain nom.
34De ce changement radical des éléments essentiels de la vie et de la lutte politique en Italie (qui n’est que l’un des aspects de la fracture produite par la guerre de 1914-1918 dans la continuité du processus historique, et qui fait que c’est à partir du 2 août 1914, plus que du 20 septembre 1792, que l’on peut dire qu’« une nouvelle histoire commence »), la plupart des hommes politiques, qui avaient accompli leur carrière dans un environnement complètement différent, ne s’aperçurent aucunement. Giolitti finit par se rendre compte de son erreur et le reconnut publiquement. J’imagine que la même chose a dû arriver à Treves, dont l’intelligence subtile et lucide n’aurait pas pu continuer à méconnaître la réalité. Mais je dois avouer avec regret que, bien que mon admiration n’ait jamais faibli pour sa grandeur d’âme, pour la fermeté de sa foi en l’avenir, pour la cohérence de son action, je n’eus jamais l’occasion de suivre de près l’activité qu’il développa, en Italie jusqu’à la fin octobre 1926, puis à Paris jusqu’à sa mort, le 11 juin 1933. Mes rapports avec lui se limitèrent donc à une conversation d’une heure. Mais le souvenir m’en est resté vivace, et je suis ravi d’avoir pu rencontrer, fût-ce pour si peu de temps, un homme qui mérite que l’on se souvienne de lui.
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35Aller chez Croce, avoir une conversation avec Croce, c’était pour moi une fête, et j’en savourais le plaisir à l’avance. J’en oubliai presque la mission particulière et bien définie qui m’avait été confiée pendant que je me dirigeais vers le Sénat où il m’avait donné rendez-vous, le matin même du jour où, l’après-midi, on allait voter sur les déclarations de Mussolini : c’était le 25 ou le 26 juin (l’incertitude de la date est due à la paresse qui me retient d’aller consulter les actes du Sénat pour m’assurer que la discussion, commencée le 24, s’est bien prolongée au-delà du lendemain). De ce vote dépendait le sort du Gouvernement, mais aussi, comme une conséquence nécessaire et fatale, le sort de l’Italie. Je nourrissais encore l’espoir que le Sénat aurait voté contre, surtout si la masse des indécis (qui étaient encore plus nombreux qu’ils ne sont d’habitude en des circonstances similaires, dans la mesure où, en raison de sa composition même et de l’origine d’un grand nombre de ses membres, le Sénat était une assemblée typiquement modérée, où se faisaient rares tant les partisans résolus que les adversaires irréductibles du fascisme) s’était laissée remorquer par le groupe qui tenait justement en Croce l’un de ses membres les plus éminents et se distinguait du pâle troupeau par une certaine tendance à raisonner avec sa tête. Je savais, il est vrai, qu’à son début, Croce n’avait pas été contre le mouvement fasciste, qu’il avait approuvé aussi bien l’appel de Mussolini à la tête du gouvernement que les premières mesures de son ministère. Lequel d’ailleurs, il est bon de le rappeler, n’était pas uniquement composé de fascistes et de nationalistes mais avait un vague semblant de coalition, même si elle était majoritairement et surtout par l’esprit inequivocabilmente fasciste (il faut tout de même que j’emploie, pour la première fois dans ma vie, cet adverbe ronflant, tant de fois renvoyé à cette époque à la face des sceptiques, autant que l’adjectif dont il dérive, et dont Panzini-Schiaffini-Migliorini attribue l’invention à Mussolini lui-même, à tort ou à raison). Que cette attente, disons, bienveillante ait été quelque peu bousculée par l’assassinat de Matteotti, apparaissait très vraisemblable, quoique Croce lui-même n’ait fait aucune déclaration publique à propos de l’assassinat (pas plus, d’ailleurs, qu’il ne l’a mentionné, même plus tard, parmi les raisons de son passage dans l’opposition). Bref, ma curiosité – je devrais plutôt dire ma soif de connaître son opinion était grande. […]
36Bien que trois années fussent désormais passées depuis notre dernière rencontre, Croce m’avait gardé, à l’évidence, toute sa bienveillance, car il me reçut avec une affabilité pleine de prévenance. Assis sur le bord d’un divan dans l’un des petits salons de réception du palais Madama, l’une de ses jambes trop courtes et trop fines étendue et l’autre repliée sous elle pour ainsi soutenir son ventre quelque peu proéminent (c’était la posture habituelle de Cavour, mais je suis sûr qu’il n’y avait de la part de Croce aucune intention de l’imiter…), il se préparait à écouter ce que j’avais à lui dire. Mais dès les premières paroles, sa réponse prit les accents d’une déception amère. « Nous avons longuement discuté dans notre groupe pour savoir quelle position adopter face aux déclarations de Mussolini, fit-il, et nous avons décidé de lui assurer notre vote de confiance. Mais, entendons-nous bien, de confiance sous condition. Dans l’ordre du jour que nous avons rédigé, il est dit explicitement que le Sénat attend du Gouvernement qu’il restaure la légalité et la justice, comme du reste Mussolini l’a promis dans son discours. De cette façon, nous le tenons prisonnier, prêts à lui retirer notre confiance s’il ne tient pas sa parole. Vous voyez : le fascisme a d’abord été un bien, il est maintenant devenu un mal et il faut qu’il s’en aille. Mais il doit s’en aller sans secousses, au moment opportun ; et ce moment, nous-mêmes pourrons le choisir, dans la mesure où la présence de Mussolini au pouvoir reste dépendante de notre bon-vouloir. »
37Je ne pouvais en croire mes oreilles. L’indignation fut telle que j’en oubliai toute retenue due au respect et à ma vénération. L’index accusateur tendu vers lui et la voix altérée par l’émotion, je me laissai emporter dans de longues invectives : « Comment est-il possible que vous ne vous rendiez pas compte qu’il n’y a dans votre conduite que sophisme et naïveté ? Le fascisme, un bien ? Un bien la violence, les purges, les bastonnades, les incendies, les assassinats ? Un bien le maintien de l’illégalité protégée, après que l’accession au pouvoir a offert à Mussolini non seulement la possibilité mais le devoir de la faire disparaître ? Et si c’était un bien, pourquoi faudrait-il maintenant que ce soit un mal ? À cause de l’assassinat de Matteotti ? Mais cet acte ne se distingue en rien des assassinats qui ont précédé si ce n’est par la qualité de député de la victime et de la technique du rapt en plein jour : en rien de celui, par exemple, de don Minzoni. La réalité est bien différente. La réalité, c’est que vous, Croce, et que beaucoup d’autres avec vous, avez applaudi avec enthousiasme l’arrivée du fascisme en passant sur ses entorses à la moralité, sous couvert d’un « historicisme » un peu expéditif, parce que vous avez vu en lui un remède au triomphe si craint du communisme, parce qu’il défendait, lui, vu la carence de l’État dont vous invoquiez en vain l’intervention, les intérêts des « bien pensants », c’est-à-dire des nantis. Lorsqu’on écrira l’histoire des années 1919-1921, on s’apercevra qu’en Italie, une véritable période révolutionnaire n’a jamais existé ; on s’apercevra que, hormis l’engouement explicable de quelques exaltés et les épisodes de violence, tout aussi explicables même s’ils ne sont pas justifiables, lesquels ne furent qu’une réaction, inconsidérée, suite à la longue privation des droits des « masses ouvrières » et à la dure discipline militaire , souvent irrationnelle et arbitraire ; hormis cela, les grèves et les agitations ont eu des causes économiques, et la revendication d’une hausse de salaires correspondait – ou plutôt restait très inférieure – à l’augmentation normale des profits patronaux ; sans parler du fait que les grèves et les agitations étaient déjà en voie de diminution et prêtes à cesser entièrement lorsque a surgi la violence fasciste, laquelle put tout à son aise s’enorgueillir de sa propre victoire sur un ennemi qui n’existait plus. Cette peur panique, qui voulait faire croire que l’Italie risquait de devenir à brève échéance un État bolchevique de stricte obédience, je ne l’ai pas ressentie, mais je l’ai vue se répandre autour de moi, jusque dans ma famille. Mon père lui-même, étranger à la politique et la tenant à distance, d’ailleurs passé d’une orientation de droite libérale à celle d’une gauche socialisante, ne combattait pas le fascisme ; il me voyait avec grande tristesse collaborer à un journal franchement antifasciste, et fut profondément affligé lorsque, à l’approche imminente des élections administratives de Rome à l’automne 1921, je lui fis part de mon intention de ne pas voter en faveur de ladite Union, une coalition regroupant tous les partis bourgeois, des clérico-modérés aux radicaux d’inspiration maçonnique.
38[…]
39« Et vous, Croce, grand propriétaire terrien, critique du marxisme et partisan du libéralisme économique, théoricien d’une liberté qui ne se préoccupe pas des moyens de subsistance de ceux qui devraient en bénéficier, défenseur à Naples d’une administration municipale constituée d’une coalition de droite qui se qualifiait prophétiquement « Fascio dell’Ordine [6] », vous avez eu peur vous aussi, et la peur vous a conduit à renoncer à votre habituelle acuité critique et à ajouter foi au mythe de la révolution bolchevique imminente. Vous vous êtes mis à la remorque du profascisme ouvert des nationalistes, avec lesquels vous avez flirté plus d’une fois, et vous n’avez pas pensé au fait qu’une fois ouverte la porte de l’illégalité et de la violence, il ne serait plus possible de la refermer. Et maintenant que la peur est passée et que vous avez pris conscience d’où risquait de venir le véritable danger, maintenant vous venez me dire qu’un vote favorable du Sénat rendra Mussolini dépendant, qu’il le tiendra prisonnier, que ce sera vous, le Sénat, qui choisirez le moment le plus opportun pour le renvoyer chez lui ! Comment peut-on être aussi naïf ? Vous ne vous rendez donc pas compte qu’avec votre vote, vous offrez à Mussolini la pause dont il a besoin pour reprendre le contrôle du pays qui est en passe de lui échapper, pour réorganiser son parti qui est en train de partir en lambeaux ? Au moment des vacances d’été, soustrait à tout contrôle parlementaire, il aura tout le loisir de promulguer tous les décrets qu’il lui plaira pour lier les mains de l’opposition et préparer le terrain pour l’avènement de la dictature légalisée. Tant qu’il aura la crainte que le Roi trouve un appui auprès du Sénat pour se débarrasser de lui sans violer officiellement la constitution, il n’osera pas exercer trop de pressions sur le souverain ; mais le jour où il va pouvoir enfin compter sur votre vote de confiance, qui donc l’empêchera de faire chanter le Roi ? Vous vous imaginez pouvoir le retenir prisonnier, être en mesure de contrôler et de déterminer sa conduite future. Mais comment le ferez-vous ? S’il ne tient pas ses promesses (et il y a fort à parier qu’il ne les tiendra pas), vous pensez vraiment avoir suffisamment d’audace pour le convoquer en session extraordinaire et condamner sa politique ou carrément le mettre en accusation ? Ce serait un acte révolutionnaire – dans les faits sinon dans les mots – auquel j’ignore combien parmi vous se sentiraient prêts ; car les sénateurs, en général, recherchent plutôt la tranquillité. Que vous vous en rendiez compte ou non, avec votre vote de confiance, vous gaspillez la dernière carte qui pourrait être jouée par les organes constitutionnels de l’État, vous perdez la dernière occasion de restaurer, non en paroles mais par des faits, la justice et la liberté que les fascistes ont massacrées et qu’ils continueront à massacrer à l’avenir, grâce à une complicité dont il sera difficile que l’histoire, demain, puisse vous absoudre. »
Je me suis disputé avec l’Empereur :C’était en rêve, en rêve évidemment,Puisqu’éveillés, aux Majestés, malheurÀ qui oserait parler si naïvement.
41Ce délicieux quatrain de Heine, extrait de son poème Allemagne [7], s’applique on ne peut mieux à mon cas, puisque, le lecteur emunctae naris [8] l’aura compris, pas un mot ne fut prononcé de la fière réprimande retranscrite ci-dessus, que je ruminai intérieurement en retournant chez moi – peut-être avec quelques différences dans les mots employés, mais identique pour l’essentiel. Ce fut naturellement l’intimidation de l’admirateur qui en premier lieu m’avait empêché de parler, mais à cela s’était ajouté, je m’en souviens fort bien, ce sentiment précis que j’eus alors, que parler n’aurait absolument servi à rien, et que Croce, esprit sublime dans le domaine de la pensée théorique, valait peu de chose, si ce n’est rien, sur le plan pratique de la politique. Qu’il s’en soit lui-même rendu compte plus tard (il dut se rendre compte presque aussitôt de l’erreur commise, si ce n’est de ses causes profondes), cela fait honneur à son intelligence ; cela fait honneur à son honnêteté qu’il l’ait reconnu avec simplicité, en peu de mots, mais définitifs, lesquels, si je ne me trompe pas, appartiennent à la dernière période de sa vie : « […] le fascisme, que je considérai, pour dire la vérité avec un certain manque de clairvoyance [c’est moi qui souligne] comme un épisode de l’après-guerre, mâtiné de quelques traits de réaction juvénile et patriotique, […] se serait dissipé sans causer de dommage, voire en laissant derrière lui quelques aspects positifs. Je ne pensais pas sérieusement que l’Italie puisse se voir ravir la liberté, qui lui avait coûté tant d’efforts et fait verser tant de sang, et que l’on tenait depuis ma génération pour un acquis définitif. Pourtant l’invraisemblable se produisit… » Si la grandeur de l’homme ne teintait pas d’irrévérence toute comparaison avec la vieille femme du proverbe, j’aurais envie de m’exclamer, comme Jan Hus sur le bûcher : Sancta simplicitas [9] ! J’ignore si l’histoire saura finalement pardonner à Croce la responsabilité qu’il eut indiscutablement, et que l’élévation de son esprit et de sa conscience morale accentuent encore, d’avoir contribué à renforcer la dictature fasciste, précisément au moment où on lui offrait une occasion unique de contribuer à la renverser. Mais s’il est vrai que toute faute, même la plus grave, est rachetée par les bonnes actions accomplies par la suite contre elle, alors il faut dire qu’il n’y eut pas rachat plus grand et plus complet que le sien : régulièrement pendant vingt ans, il revendiqua ces principes que le fascisme avait reniés en théorie comme en pratique ; une voix unique, la sienne, d’opposant « légal », à une époque où, pour d’autres, les seuls chemins ouverts au non-conformisme étaient soit le silence soit la rébellion ; une voix qui demandait d’ailleurs, en plus du courage, une certaine dose d’habileté. Qu’il ait possédé l’une et l’autre qualité, il en donna une preuve magnifique tout au long du combat difficile qu’il mena, et il mérite bien pour cela une reconnaissance éternelle, non seulement des Italiens, mais de tous ceux qui dans le monde croient encore en l’idéal. Me permettra-t-on d’ajouter que l’action politique qu’il développa après la Libération ne me paraît pas – dans son exécution sinon dans son intention – aussi digne d’éloges ? Mais ceci est un autre sujet. Dans les panégyriques officiels sur Croce, on ne parle généralement pas de sa faiblesse initiale, pourtant si largement et si glorieusement rachetée ; un silence, selon moi, non seulement injustifié, mais qui atténue la valeur de celui à qui l’on veut rendre hommage (il est vrai que dans de nombreux panégyriques consacrés à Saint Pierre, on ne parle pas de l’épisode du coq). Parce que se tromper et savoir ou vouloir se corriger est encore plus méritoire que ne pas se tromper du tout.
42Je pourrais m’arrêter là. Mais je ne peux pas résister à la tentation de m’offrir à moi-même, peut-être en négligeant égoïstement l’intérêt des lecteurs, le plaisir d’évoquer de nouveau la conversation captivante qui suivit, pour compenser la déception que j’avais durement ressentie sur le terrain de la politique. Car, lorsque je me fus rendu compte que sur ce plan il n’y avait rien à espérer, je fis dévier notre conversation, non sans une certaine adresse, sur des sujets culturels : je savais bien que Croce ne serait pas resté sourd à ce genre d’appel. Et de fait, nous parlâmes un peu sur tous les sujets ; ou plus exactement, c’est lui qui parla, tandis que je tenais le rôle du personnage qui, dans le drame classique, n’est là qu’au titre de faire-valoir du premier rôle. Là était le vrai Croce. Quel feu d’artifice ininterrompu de savoureuses gloses explicatives, d’observations originales et perspicaces, de citations recherchées, de formules hilarantes et en même temps profondes ! On avait l’impression d’assister à la naissance d’une série d’Apostilles dans la Critique ; et d’ailleurs, c’est bien à cela que l’on assistait en réalité, puisque parler ou écrire, pour Croce, n’étaient jamais que deux aspects d’une seule et même activité. Je pourrais raconter les unes après les autres les choses qui furent dites alors, que plus de quarante et une années – certes non dépourvues d’événements – n’ont effacé de ma mémoire. Et j’ai l’impression de voir encore son visage, si peu expressif à l’état de repos, s’illuminer en un large éclat de rire qui s’étendait des yeux jusqu’à sa bouche, ses joues, son front en un jaillissement plein de santé et de vigueur intellectuelle inépuisables. Je me permis même de le taquiner un peu en lui disant qu’au fond c’était de sa faute si les jeunes dédaignaient les études pour ne se consacrer qu’aux problèmes généraux, puisque c’était lui qui avait commencé à se moquer des grands maîtres d’érudition de la période positiviste, les D’Ancona, les Rajna, les D’Ovidio. « Mais moi, répliqua-t-il (réponse qu’il avait d’ailleurs déjà faite en d’autres occasions), je disais cela pour que l’on étudie davantage, pas pour qu’on étudie moins. » – « C’est certain, fis-je ; mais cela, c’était possible pour vous qui êtes aussi à votre aise dans le métier de savant que dans celui de théoricien, mais cela n’autorisait pas ces jeunes à proclamer, en votre nom, qu’il n’y a plus besoin désormais d’étudier… » Qui sait comment, à ce stade, la conversation glissa sur Gentile ? Le désaccord était déjà ouvert (sur ses motifs, on a d’ailleurs beaucoup médit) entre les deux penseurs qui, pendant tant d’années, avaient été unis par une « amitié nibelunghienne », désaccord non encore exacerbé par la politique comme il le fut ensuite (mais Croce, scandalisé, reprochait déjà à Gentile son adhésion formelle au parti fasciste sous prétexte que lui seul pouvait représenter le véritable libéralisme) ; et les allusions blessantes contre ce qu’il qualifiait de « mentalité de théologien dominicain » suscitaient en même temps l’hilarité et la mélancolie. Et finalement, en dessert à ce savoureux banquet spirituel, nous parlâmes de religion et de mortalité (rien de moins !). Il me cita le mot de Heine (que je ne connaissais pas et que je n’ai pas retrouvé, mais il y a fort à parier que Croce l’a intégré dans l’un de ses écrits) sur la « belle surprise » que, nul doute, le Seigneur nous réserve à notre mort. C’est ainsi que je repartis, pénétré d’un mélange de déception et de satisfaction, mais aussi d’édification.
43Je peux dire que ce fut là le dernier contact que j’ai eu avec Croce. Mes études étaient trop éloignées des siennes pour pouvoir l’intéresser. Si j’avais résidé dans la même ville que lui, nos relations personnelles se seraient sans doute poursuivies ; mais après 1917, j’ai toujours vécu ailleurs qu’à Naples, et en dépit de son accessibilité bienveillante aux grands comme aux petits, je ne me sentis pas autorisé à lui voler son temps par une correspondance épistolaire. Des nombreuses années qui suivirent notre entrevue de juin, il ne me reste de lui, je crois, que deux ou trois cartes postales et le souvenir d’une rencontre inopinée, en février 1933, à la bibliothèque Vaticane, d’où s’ensuivit une conversation à quatre, avec Alcide De Gasperi, alors préposé à l’enregistrement des livres sur fiches, et avec la docte et énergique bibliothécaire Maria Ortiz, directrice de la Bibliothèque nationale de Naples puis de la bibliothèque universitaire de Rome, fidèle parmi les fidèles de Croce. Tout cela, je l’ai raconté dans un quotidien à l’occasion de la mort de De Gasperi. J’ai eu grand tort, sans doute, de ne donner aucun signe de vie à Croce, après la Libération, d’autant que je crois savoir que je n’avais aucunement quitté sa mémoire infaillible.
44Il est de bon ton aujourd’hui dire du mal de Croce, et considérer qu’il a désormais vieilli et qu’il est dépassé par les plus récents développements de la pensée philosophique, historique ou esthétique. Concernant cette réaction de rejet dont il est aujourd’hui l’objet, je suis très mal informé, et quand bien même je le serais mieux, je n’oserais pas donner un jugement sur des choses que je ne connais pas ou que je connais mal. Mais je ne peux pas oublier, et personne ne devrait oublier, que pendant cinquante ans il fut le pivot autour duquel gravita tout le firmament intellectuel italien, et que sa disparition laissa un grand vide derrière lui. Le tapage que continuent à faire autour de son nom ses détracteurs comme ses admirateurs montre bien que ce vide n’a pas encore été comblé par un continuateur de son œuvre ou par un successeur qui le remplace. Et c’est vraiment un signe. Bien plus que de savoir que mon expérience du Croce politicien m’a donné bien moins de satisfaction que celle de l’autre, du grand Croce.
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45Il me restait à effectuer l’ultime station de mon pèlerinage politique en ayant un entretien avec Sforza. Pour lui aussi, comme pour Treves, j’avais négligé de me munir d’une introduction, mais il accepta aussitôt de me recevoir, même si j’étais à peu près sûr que mon nom lui était parfaitement inconnu. La rencontre eut lieu au Sénat, faisant immédiatement suite à ma visite chez Croce. Sforza était dans la force de l’âge, cinquante-deux ans, et celui qui le voyait pour la première fois était immédiatement frappé par l’aisance et la prestance de sa silhouette, par l’élégance sobre et distinguée de sa tenue vestimentaire, par la courtoisie de ses manières où condescendance et détachement étaient savamment dosés. En lui étaient présentes, l’une à côté de l’autre sans être entièrement confondues, deux personnalités distinctes, voire carrément opposées : d’une part celle du diplomate paré de son immanquable titre nobiliaire, avec les qualités nombreuses et les défauts plus nombreux encore propres à cette catégorie sociale et professionnelle, qui finissent par se rassembler dans ce que l’on a coutume d’appeler le snobisme ; et d’autre part celle de l’homme d’esprit et d’étude, sérieux et énergique, courageux et tenace, parfaitement préparé aux postes de haute responsabilité qu’il occupa, et aussi à d’autres plus élevés encore qu’il n’occupa pas. Ses origines nobles étaient authentiques, même si elles n’étaient pas aussi hautes qu’on le croyait souvent et qu’il le laissa croire, sans néanmoins donner de confirmation explicite. À ceux qui le pressaient pour savoir s’il descendait vraiment des ducs de Milan, il répondait d’un air indifférent : « Oh, non… nous ne descendons que d’un bâtard de Francesco, le premier duc » (ce qui était absolument exact : ce bâtard, Sforza Secondo, était souche de la branche des Sforza di Borgonovo). La coutume « courtoise », en Italie, d’étendre aux cadets les titres qui n’auraient dû revenir qu’aux aînés a peuplé notre pays d’une multitude de barons, comtes, marquis, ducs ou princes, à la stupeur des Anglo-Saxons, et au désarroi des Américains. Ces derniers, en tant qu’anciens colons, ne connaissent en effet de réputation que l’aristocratie de la mère-patrie, sans pouvoir imaginer un comte ou un marquis sans sa couronne ou son manteau d’hermine, sans qu’il soit le seigneur d’un vaste domaine, et sans qu’il siège de droit dans les conseils suprêmes de son pays ; si bien qu’ils ne s’y retrouvent plus dès qu’ils constatent que ceux qui débarquent en grand nombre de l’Italie présentent un peu moins bien. J’ignore si Giovanni Sforza pouvait authentiquement prétendre au titre de comte (le fief avait disparu depuis longtemps et la famille était aisée, mais non riche), mais celui-ci, comme on l’a vu, fit honneur à son blason, non dans les armes ni dans la politique, mais par d’éminents travaux d’érudition ; toujours est-il que son fils, Carlo, était son deuxième enfant. On raconte que Nitti, qui dès que l’occasion se présentait de contrarier quelqu’un ne la laissait jamais échapper, l’ayant eu comme sous-secrétaire dans son ministère, fit disparaître de la liste officielle des membres du gouvernement le titre de comte apposé devant son nom, en le substituant par la mention dei conti [Sforza] [10]. De cet aspect pour ainsi dire poseur de sa personnalité faisait aussi partie cette irrépressible et, je crois, inconsciente vanité qui le conduisait à rappeler continuellement, non sans contraindre parfois son interlocuteur à détourner la tête pour cacher un irrésistible sourire, ses succès d’un passé proche ou lointain, attribuant à tous, cela va sans dire, une importance égale, qu’ils aient été obtenus dans des réunions internationales, des salons ou des alcôves. Mais tout cela était présenté avec une telle candeur, avec une telle aimable spontanéité, que seul pouvait s’en trouver choqué celui qui aurait ignoré que sous cette frivolité se cachait l’un des esprits les plus aigus et les plus puissants que la politique internationale de notre temps ait jamais connu. Ce qui n’est pas sans rappeler un autre grand homme d’État, Luigi Luzzatti, souffrant du même travers infantile (différent néanmoins dans le style), à propos de qui quelqu’un a dit (mais j’ai le souvenir vague d’avoir aussi lu le même commentaire à propos d’autres personnes) qu’il aurait pu être orgueilleux, mais qu’il se contentait de n’être que vaniteux. […]
46À quel point le sens politique de Sforza pouvait être vif, sûr et réaliste, je m’en aperçus aussitôt par le jugement rapide qu’il donna de la situation, et par les prévisions qu’il formula sur le futur immédiat ; l’un et les autres sont d’ailleurs consignés dans un livre de mémoires écrit quelque vingt ans plus tard, et le fait que celles-ci coïncident pour l’essentiel avec mes propres souvenirs est une garantie – dans les deux sens – de leur exactitude et de leur authenticité. Le moment favorable pour faire tomber le gouvernement sous le coup de l’indignation populaire était désormais passé sans retour possible ; le vote du Sénat, qu’il prévoyait favorable, de même que l’inertie du Roi, renforçait la position de Mussolini et lui laissait tout le temps nécessaire pour désarmer le peu d’opposition qui résistait encore et liquider la « question morale » sans dommage pour lui. On allait revenir au point de départ, avec cet avantage pour Mussolini d’avoir appris jusqu’où il pouvait aller sans prendre de risque, et ce désavantage pour l’opposition parlementaire d’être immobilisée par la question préalable de l’Aventin. Ce n’était pas pour autant qu’il fallait renoncer à combattre, mais la lutte allait être longue et difficile. Ensuite fut évoqué le vote du Sénat, imminent. Quelques orateurs étaient encore sur la liste pour prendre la parole, dont lui-même : « On m’a averti, fit-il, que je courais un risque si je parlais. Et c’est pourquoi je parlerai. » Dans cette emphase un peu méprisante de la phrase visant à produire son effet, il y avait quelque chose qui sonnait presque comme de la vantardise. Mais ce n’était pas le cas, et il le prouva par le fait qu’il parla, et que son discours fut l’accusation la plus dure qui ait jamais été adressée à Mussolini au Parlement. Des menaces pour le faire taire lui furent bel et bien lancées, comme il le répéta avec force détails dans son livre de mémoires. Sforza ne manquait pas de courage, c’est un fait, et il en donna la preuve en plus d’une circonstance. […]
47Entre la fin de l’année 1924 et l’année suivante, j’eus différentes occasions de m’entretenir avec Sforza à l’Union nationale. Après la dissolution de cette dernière, je le perdis de vue. Peu de temps après, l’arrivée de la dictature incontrôlée lui conseilla d’aller chercher refuge à l’étranger, et il vécut quelques années en Belgique, pays de son épouse, jusqu’à ce que l’invasion nazie en mai 1940 le contraignît à franchir l’Océan. Au cours de ce long et douloureux exil, il ne cessa jamais de combattre pour la bonne cause, sans se laisser décourager par la perspective que la lutte serait sans espoir de succès à court terme. L’efficacité de sa campagne s’explique essentiellement par l’originalité avec laquelle il la mena : plutôt que d’insister sur la culpabilité du fascisme et de son chef, culpabilité trop évidente, il chercha à ridiculiser l’un et l’autre auprès de l’opinion publique mondiale, en mettant en relief, par une satire railleuse, la balourdise, l’ignorance présomptueuse, l’exhibitionnisme comique, la vulgarité foncière qui faisaient que le Duce et sa horde, avant même d’être cause d’indignation, devenaient objets de risée. L’arme du ridicule, on le sait, est terriblement efficace si elle est maniée d’une main experte, et Sforza était passé maître en la matière. Je suis convaincu que la bile de Mussolini était plus excitée par ses railleries blessantes que par les violentes invectives lancées contre lui par les autres exilés. Et il est même vraisemblable que sur cette attitude précise, la suffisance de l’aristocrate daignant descendre se quereller en tête-à-tête avec le parvenu, exerça discrètement une certaine influence. Mais il faut également reconnaître que c’était là une bonne occasion – si elle existe – de voir ce reste d’arrogance nobiliaire utilisé avec autant d’à propos.
48J’ai encore rendu visite ou rencontré plusieurs fois Sforza aux États-Unis pendant la guerre, lorsque le souvenir de Matteotti, toujours présent malgré tout, s’était éloigné, et que d’autres soucis nous pressaient. Il n’avait pas changé : ses petits travers étaient restés les mêmes, ses immenses qualités, et en premier lieu son courage, semblaient exaltées et intensifiées par la longue lutte. J’aurais tellement aimé être à ses côtés lorsque, après que les Alliés eurent investi l’Italie continentale, il eut la permission de rentrer au pays. Et je crois qu’il m’aurait volontiers pris avec lui si cela avait été possible.
49Après la Libération, au cours des années où, en tant que ministre des Affaires étrangères, il s’attacha avec une énergie toute juvénile à restaurer le prestige italien à l’étranger, à rendre à notre pays la considération qu’on lui avait retirée – pour les vingt années de malgoverno, encore plus que pour la défaite militaire –, à promouvoir, avec une clairvoyance admirable, une transformation complète des relations internationales et à poser les bases d’une fédération des nations européennes, au cours de ces années-là je ne l’ai vu, je crois, qu’une seule fois, et en coup de vent. J’ai ce défaut, parmi d’autres, d’abandonner les amis lorsqu’ils sont sur la pente ascendante. Mais j’aurais dû, et je m’en veux de ne pas l’avoir fait, aller vers lui durant sa dernière longue maladie. Ce n’est que par pur égoïsme si, parfois, je me réjouis que le dernier souvenir que je garde de lui ne soit pas celui d’un malade qui est en train de s’éteindre doucement, mais celui d’un homme engagé avec fougue dans la lutte pour la patrie et pour les idéaux de justice et de liberté.
50Une justice et une liberté que deux de mes interlocuteurs eurent la chance de voir triompher avant de fermer les yeux, chargés d’années, dans la patrie qui sut les honorer au cours de leur vie et après la mort. Les deux autres se sont éteints dans l’ombre et en exil, Amendola à quarante-quatre ans, Treves à soixante-quatre ans, aux heures les plus sombres, sans avoir la certitude que leur sacrifice n’eût pas été accompli en vain. Tout aussi méritants les uns et les autres ; peut-être plus chers à notre souvenir affectueux sont ceux pour lesquels l’admiration et la reconnaissance se teintent de mélancolie.
51Traduit de l’italien par Thierry Loisel.
Notes
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Luca Maria Scarantino : est né à Milan en 1968. Élève de Jean Petitot, ses travaux portent sur la philosophie et l’épistémologie italiennes contemporaines et, plus récemment, sur la structure logique du discours de propagande. Il a publié en 2002 la première édition française des Écrits philosophiques de Giulio Preti. Depuis 1996 il est Secrétaire général adjoint du Conseil international de la philosophie et des sciences humaines.
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[1]
Il faut dire que la même recommandation, au nom de la continuité de l’opposition interne, fut émise par le parti communiste, alors clandestin. Une analyse philosophique du problème de la liberté face à l’imposition se trouve dans l’article d’Imre Toth : « ‘…car comme disait Philolaos le Pythagoricien…’. Philosophie, géométrie, liberté », Diogène n. 182, 1998, qui l’aborde à partir d’une autre affaire fasciste, la dissolution de l’Académie Nationale des Lyncées en 1939.
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[2]
Litt. « âmes noires » (N.d.T.).
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[3]
« qui fait l’éloge du temps passé » (Horace, Art poétique, 173) (N.d.T.).
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[4]
Litt. squadrista, membres d’un groupe de choc fasciste (N.d.T.).
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[5]
« Celui que Dieu veut perdre, il commence par le rendre fou » (origin. attr. à Euripide) (N.d.T.).
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[6]
Fascio, dénomination courante du parti fasciste : « Parti de l’Ordre » (N.d.T.).
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[7]
H. Heine, Allemagne, un conte d’hiver, XVII (traduction libre).
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[8]
Au flair subtil (N.d.T.).
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[9]
Paroles devenues proverbiales qu’aurait prononcé le réformateur tchèque, condamné au bûcher pour hérésie à Constance le 6 juillet 1415, alors qu’une vieille femme s’était approchée pour apporter son fagot en échange d’une indulgence (N.d.T.).
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[10]
Dénomination réservée aux nobles non titulaires d’un titre (N.d.T.).