1Dans le monde de l’illustration nous nous sentons tous comme après un grand coup sur la tête, tombés dans le coma afin d’attendre un temps plus propice pour notre réveil. Je ne suis pas sûr que ces temps meilleurs arriveront pendant ma vie et je n’ai que peu d’expérience pour conseiller les autres dans cette carrière.
2Comme nous tous, il m’arrive de penser souvent à ce qui a pu provoquer le déclin de l’usage de l’illustration. Puisque rien n’arrive dans le vide, ceci paraît se référer à une transformation qui s’est produite dans l’éthique américaine. Je crois que ceci a quelque chose à voir avec la force puissante et insidieuse de la publicité et de la télévision. Je sais que la télévision est tenue responsable de tout ce qu’il se passe dans la vie américaine, mais comme on le répète sans cesse au sujet des ordinateurs, la télévision n’est qu’un outil. La télévision est un outil de publicité, la force éducative la plus universelle que le monde ait jamais connue. Malheureusement, au menu des programmes de la télévision il n’y a qu’un seul plat : la consommation sans fin. Si vous allumez votre poste et que vous regardez le mur en face, servant de réflecteur, vous allez découvrir que la lumière émise par le téléviseur change, énormément et tout le temps, de contraste et d’intensité. Ces contrastes sont suivis de près par des sons issus de la même source. Il m’est arrivé de penser que des changements abrupts dans l’intensité de la lumière étaient des indications de danger pour notre système neurologique qui a évolué de manière à y répondre. Quel est l’effet d’une exposition une vie durant à ces stimuli ? Après tout, nos enfants sont soumis à ces excitations dès leurs premiers mois. Lorsqu’une ombre passe au-dessus d’un mulot, elle déclenche une réaction d’alerte. Chaque cellule de notre corps a été programmée pour répondre à la lumière. Il est évident que l’intensité des contrastes vidéo et audio a augmenté pendant des années. Je suppose que la réponse de notre cerveau à cette agression continuelle a été un assourdissement censé protéger nos récepteurs neuronaux. Je suis convaincu que la passivité et l’indifférence du public américain par rapport à leur vie et à leurs intérêts ont quelque rapport avec ce phénomène. Il est difficile de le croire, mais un sondage effectué récemment a indiqué que deux tiers des Américains ne pouvaient pas nommer un seul candidat démocrate à la présidence. Sans parler du fait que les Américains croient trois fois plus en Satan que dans la théorie de l’évolution. Nous avons perdu notre sens de la réalité, remplacée par la drogue de la réalité virtuelle créée par la télévision, les distractions et la publicité. À l’occasion, la constante superposition d’images comme celle de la femme qui hurle à cause de son enfant perdu dans un incendie et de celle, commerciale, en faveur des couches Pampers, ne fait qu’augmenter cette sensation d’absence de sens et d’hébétement quotidien.
3On peut en déduire que nous avons perdu la capacité de la pensée abstraite. Lorsque nous lisons ou nous écoutons la radio, le système mental forme des images en réponse à la suggestion. On peut dire la même chose d’une illustration qui provoque chez celui qui la regarde une relation symbolique avec la réalité. L’abstraction encourage l’intelligence à raccourcir la distance entre suggestion et réalité. Il y a des tribus en Afrique qui ne font pas de distinction entre leur vie rêvée et leur vie quotidienne. Nous nous retrouvons en quelque sorte dans la même situation. Mais nous devons constater que la réalité qui nous est servie par la télévision ne va pas dans le sens de nos besoins profonds.
4Dans notre monde, la réalité a été remplacée par des formes de distraction qui exigent peu d’activité mentale, en encourageant l’apathie et l’indifférence. Comment pouvons-nous expliquer autrement l’incroyable passivité que nous constatons en ce moment dans le peuple américain ? Les représentations mensongères du gouvernement, la scandaleuse malhonnêteté du monde des affaires, les attaques contre nos droits civils, l’écroulement de notre système d’éducation et la faillite de nos réseaux de protection sociale n’ont pratiquement pas produit de réponse, ni d’indignation dans le public américain. Je suis sûr, et ceci devient de plus en plus évident, qu’on nous a délibérément menti pour justifier une guerre contre l’Irak, mais tout sentiment général de trahison est exclu, car nous ne comprenons plus la relation de cause à effet.
5La réalité virtuelle créée par la télévision est exprimée par des moyens à prédominance photographique, le moyen qui domine le plus dans notre culture dans l’expression de la « réalité ». Susan Sontag avait écrit un essai brillant sur la photographie, et c’est en fait le titre de son premier livre.
6« Les photos sont peut-être les plus mystérieux de tous les objets qui forment et épaississent l’environnement que nous reconnaissons comme moderne. Les photos viennent de la capture d’une expérience réelle, et la caméra est l’arme idéale des consciences dans ces modes d’acquisition. » La photographie possède une autre caractéristique intrinsèque, qui manque à l’illustration. Le sens inné de capturer un moment « réel » du temps, prouvant que le sujet a effectivement existé. Ceci sépare la photo des autres arts de l’imagination et la transforme en véhicule parfait pour la publicité. Notre société exige une culture basée sur les images pour offrir des distractions et stimuler l’achat. Par-dessus tout, les photos semblent valider et protéger les conditions sociales existantes. À cause de sa crédibilité, la photo est difficile à surpasser en tant qu’outil qui génère le désir, ce qui explique en partie le rôle déclinant du dessin dans la publicité. Dans une culture qui prise le commerce plus que tout autre chose, le potentiel imaginatif de l’illustration a perdu sa pertinence. Pour ceux qui contrôlent le récit standard de la vie américaine, l’illustration est maintenant trop particulière, plus difficile à contrôler et moins rassurante que les photos qui nous ont vu grandir. Ceci ne veut pas dire que les illustrateurs se situent en dehors du monde du commerce. Au contraire, nous sommes tous incorporés à ce monde. Mais la nécessité d’exprimer un certain aspect de notre vision personnelle nous rend suspects, au moment où seule la ligne d’addition compte.
7En effet, la plus grande ironie est de voir émerger la réalité dite télévisuelle. De quelle réalité parlons-nous ? Les producteurs ont découvert qu’ils pouvaient éliminer la dernière impulsion de concevoir la télévision comme moyen de création (même à l’état de vestige), éliminer également les écrivains qui demandaient une augmentation de salaire, pour créer un spectacle uniquement contrôlé par le marketing. Le résultat avilit et infantilise encore plus le spectateur américain.
8Un mythe grec nous raconte que le premier dessin est apparu lorsqu’une femme a tracé l’ombre de son amant sur le sable au moment où, partant à la guerre, il pouvait y être tué et perdu de vue à jamais. L’intention du dessin était de maintenir vivante cette présence. Le mythe, bien sûr, n’est littéralement pas vrai puisque nous connaissons tous les remarquables images des grottes qui n’ont jamais été surpassées dans toute l’histoire de l’humanité. Dessiner des ombres, d’autre part, est une façon élégante de décrire l’acte de l’illustration. Si l’illustration suggère l’illumination, alors l’ombre a une position centrale dans sa signification. Nous tous qui créons des images nous savons que la relation de l’obscurité à la lumière est inévitable. Même si Freud, comme tous les vrais artistes, ne nous offre qu’une seule manière de voir le monde, j’ai toujours été attiré par sa notion de combat entre Eros et Thanatos, l’impulsion de vie contre l’impulsion de mort, qui semble occuper autant l’âme humaine que le monde lui-même. Eros est la mère du sexe, de l’amour, de la sensation et du désir de faire des choses. Les mots, la génération, le génie, la génialité et la génitalité, comme la générosité, se trouvent tous dans son discours. Thanatos, lui, préside à l’obscurité, au mal et à l’entropie. Même si le dialogue entre ces deux forces précède l’histoire, l’anxiété que nous éprouvons en ce moment vient du fait que l’équilibre est parti de travers.
9À l’âge de huit ans, j’ai eu une crise de rhumatisme articulaire aigu qui m’a cloué au lit pendant presque une année. Je me suis amusé pendant tout ce temps en créant des armées, des cités, des animaux et des machines en argile sur une planche en bois d’environ un mètre, avec une rainure profonde aboutissant à un trou laissé par un nœud. Ceci créait un paysage avec des possibilités infinies. À la fin de chaque journée, j’allais détruire tout ce que j’avais fait et rêver durant la nuit de recommencer le lendemain. Ma chère mère m’ apportait chaque jour sur la planche un verre de jus d’orange et un œuf à la coque. Après le déjeuner, je me remettais au travail ; je me suis rendu compte là, et encore plus aujourd’hui, que faire des choses m’a sauvé la vie. Je sais que chaque artiste a connu ce genre d’expérience.
10Il y a une raison pour ceux qui pratiquent l’illustration de continuer à faire des choses, même si, du point de vue de sa vocation, c’est la plus difficile des époques. Le rôle le plus profond de l’art est de créer une réalité alternative, ce dont le monde a le plus désespérément besoin aujourd’hui. Les artistes ont choisi le côté d’Eros, puisqu’ils consacrent leur vie à faire des choses, et non pas à les contrôler. J’avais l’habitude de penser que l’auto-consécration des artistes était étrange. Maintenant, je me rends compte qu’il ne pourrait pas en être autrement, car, par dessus tout, l’art est une vision de la vie elle-même. Ceci ne peut pas être accordé par les autres ou retiré par les trafiquants ou les gens du marketing. Les vrais artistes sont toujours en train de travailler pour rien car ils ne voient pas leur rôle essentiel dans la société comme celui d’un simple échangeur de biens. Ce sont les premiers à participer aux démonstrations contre la guerre, non par manque de patriotisme, mais parce qu’ils révèrent la vie.
11L’art est la manière la plus innocente et la plus fondamentale de créer une communauté, parmi celles découvertes par notre espèce. Mozart et Matisse, fils d’Eros, nous rendent plus humains et plus généreux les uns envers les autres.
12Traduit de l’anglais (États-Unis) par Daniel Arapu.