Diogène 2002/4 n° 200

Couverture de DIO_200

Article de revue

À l'aube du cri :

De l'homme à l'animal avant le partage du monde

Pages 129 à 139

Notes

  • [*]
    Rémy Dor : professeur des Universités à l’INALCO (Paris), directeur de l’Institut français d’études sur l’Asie Centrale (Tashkent), docteur honoris causa de l’Académie des sciences de Bichkek (Kirghizstan), professeur honoraire de l’Université URILM d’Almaty (Qazaqstan). Ethnolinguiste de formation (doctorat en ethnologie de Paris-IV, doctorat d’État en linguistique de Paris-III), enseigne les langues türk à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales ; depuis plus de trente ans, il étudie les langues, les oratures et les littératures de Turquie et d’Asie Centrale. Il leur a consacré de nombreux ouvrages et travaux scientifiques.
  • [1]
    W. C. Lanyon, W. N. Travolga (éds), Animal sound and communication, Washington, 1960 ; H. et M. Frings, Animal communication, New York, 1964.
  • [2]
    J. Corraze, Les communications non verbales, Paris, 1983.
  • [3]
    S. Pinker, L’instinct du langage, Paris, 1999, p. 348-353.
  • [4]
    C. Ramirez de la Lasta, M. Garcia Vives, Les réflexes linguistiques, Paris, 1981, p. 184 sq.
  • [5]
    « Un tableau des produits animaux et deux hypothèses qui en découlent », Production pastorale et société 7, 1980, p. 20-36.
  • [6]
    O. Ferhinger, Encyclopédie des oiseaux, Paris, 1956, p. 396.
  • [7]
    Il n’y a pas contradiction avec ce que je dis plus haut : si, par exemple, je souhaite que mon chien coure à côté de moi pendant que je fais mon jogging, j’ai recours à un huchement somatoneutre ; même chose si je suis sur un cheval (un yak, un chameau) et que je souhaite que nous avancions ensemble dans une même direction…
  • [8]
    Voir R. Dor, « Les huchements du berger turc : Du huchement-aux-morts à l’appel des chevaux », p. 38-55 dans Les Ottomans et la mort, Leyde, 1996.
  • [9]
    A. Hali, Z. Li, K. Luckert, Kazakh tradition of China, University Press of America, 1997, p. 60.
  • [10]
    J. Bynon, « Domestic animal calling in a Berber tribe », dans Language and man, The Hague, 1976, p. 39-61.
  • [11]
    V. Garcia de Diego, Diccionario de voces naturales, Madrid, 1968.
  • [12]
    D. Thomas, Animal call-words, Carmarthen, 1939.
  • [13]
    Voir R. Dor, « Les huchements du berger turc : I. Interpellatifs adressés aux animaux de la cour et de la demeure », Journal Asiatique CCLXXIII (3-4), 1985, p. 371-424
  • [14]
    W. G. Aston, « Japanese onomatopes and the origin of language », Journal of the anthropological society of Great-Britain and Ireland XXIII, 1894, p. 332-362.
  • [15]
    Voir R. Dor, « Les huchements du berger turc : III. Interpellatifs adressés au gros bétail », Turcica XXVII, 1995, p. 199-222.
  • [16]
    Erzählstoffe rezenter Mongolische Heldendichtung, Wiesbaden, 1988, Tome I, p. 296, 301-2 et note 110.
English version
In the beginning was the word
And the word was aardvark
Oulipo, Aux origines du langage. Bibliothèque oulipienne n°121

1Il convient, pensé-je, de mettre d’abord un point sur le « i » du mot cri. Ce cri a résonné pour la première fois à mes oreilles il y a bien longtemps et très loin : sur le Toit du Monde, le Pamir afghan, il y a plus de trois décennies. Il était poussé par un berger kirghiz qui dirigeait un troupeau de moutons. Même s’il n’est pas possible, en vérité, de transcrire précisément un cri – la mise en jeu des paramètres phonétiques qui le déterminent rendrait obligatoire une représentation sous forme de courbes ou de matrices chiffrées – nous tâcherons de lui donner une forme graphique, HAY, en convenant que cette transcription dénote une abstraction subsumant de multiples réalisations possibles. Bref. Quelques années plus tard, installé dans le Haut-Livradois, cœur profond et rural de la France, j’eus la surprise de retrouver ce cri dans la bouche d’un paysan auvergnat qui menait ses ovins au pré. Cette impossible coïncidence me conduisit à m’intéresser de plus près au problème de la communication entre l’homme et l’animal. C’est l’essentiel de cette réflexion que j’aimerais communiquer aujourd’hui au lecteur de Diogène, dans un numéro consacré à une mise en contraste Orient / Occident.

2Observons tout d’abord une chose, l’Orient a toujours eu recours à ce type de protolangage qui s’est intégré sans autre forme de procès à la pratique quotidienne des éleveurs; l’Occident par contre s’est épuisé à tenter sans succès de le codifier : je pense notamment au Projet de langage phonétique universel pour la conduite des animaux (Paris : Société Nationale d’Acclimatation de France, 1898) du vétérinaire-principal aux armées E. Decroix. Le brave homme, parfaitement convaincu de la précellence de son système, confia à la Société d’Acclimatation une médaille de vermeil destinée à récompenser la première personne présentant un animal sensible à ce langage. La médaille, dans son écrin de velours, attend toujours son récipiendaire…

3Mon hypothèse de travail sera la suivante : entre la communication intraspécifique animale et la communication intraspécifique humaine, à un moment probablement ancien de l’évolution des hominidés, s’est élaborée une communication interspécifique entre l’homme et l’animal. La position chomskyenne classique dénie cette possibilité, mais je m’appuie sur les travaux de N. Edelman (Biologie de la conscience, Paris, 1992, pp. 317-331) qui remettent en question l’approche formaliste de N. Chomsky. Je voudrais aussi rappeler, à la suite des remarquables mises au point de S.J. Gould (La vie est belle, Paris, 1991; L’éventail du vivant, Paris, 1997) que l’évolution n’est pas une échelle (dire que l’homme descend du singe est un raccourci trompeur), mais une structure, buissonnante à ses débuts, dont la plupart des potentialités ont été stoppées net par suite du jeu de l’aléatoire.

4Une communication s’effectuant dans le cadre d’une espèce déterminée du règne animal, quel que soit son emplacement dans le phylum, est dite intraspécifique. Cela veut tout simplement dire que les interactants partagent la connaissance du code dans lequel est transmis le message et cela sans relation au fait de savoir si cette connaissance est acquise (homme) ou innée (animal). La communication animale [1] constitue un catalogue fini de vocalisations-appels (approche du danger, marquage du territoire, rut) qui culmine chez le rhésus à 37 possibilités [2]. Attention, ce caractère limité est cependant suffisant pour la survie : le singe vervet (Cercopithecus aethiops), qui a un cerveau plutôt petit, sait cependant parfaitement discriminer 4 types de prédateurs : les aigles, les pythons, les léopards, les babouins, et peut y associer 4 types de vocalisations d’inquiétude. Certaines espèces, comme l’abeille, recourent à des signaux analogiques continus (danse); d’autres, comme plusieurs espèces d’oiseaux (voir les travaux de W.H. Thorpe), peuvent délivrer des messages mensongers, voire comme le hibou protégeant son nid, imiter le cri de petits mammifères. Un système de communication rustique n’est donc pas exempt de raffinement. La communication humaine s’inscrit dans cette continuité, qu’elle prolonge et diversifie.

5Postulons que les premières bribes de protolangage apparaissent en Afrique avec Australopithecus afarensis (la célébrissime Lucy), il y a quatre millions d’années. Ces rudiments de communication humaine ont dû vraisemblablement emprunter le canal visuo-gestuel plutôt qu’audio-vocal (je rappelle que le canal oreille-larynx est ab initio voué à l’équilibration-nutrition; ce n’est que lorsque le larynx descend dans la gorge que le bébé devient un être humain : le prix exorbitant à payer pour la parole, le risque réel d’étouffement, faisait déjà la stupéfaction de Darwin [3]).

6Laissons deux biologistes espagnols nous décrire le processus de communication :

7

La nourriture de l’australopithèque était mobile et audible. La première caractéristique lui a fait acquérir précision visuelle et synchronisation locomotrice, la seconde a activé de nouvelles chaînes neuronales. De sorte que le cri des animaux constituait l’indice auditif qui guidait l’australopithèque dans son approche de la proie. Les premiers réflexes linguistiques apparus il y a environ trois millions d’années devaient être comparables aux écholalies et au babil des nouveaux-nés d’aujourd’hui : d’abord simple expansion pulmonaire par le frottement de l’air entre les cordes vocales, le son gagne en diversification par l’intervention progressive des organes phonatoires. Il est déclenché par la faim, la soif, la peur. Puis, grâce à l’amélioration de la connexion oreille-larynx, l’australopithèque parvient à onomatopéiser les auditions des animaux chassés et des prédateurs [4].

8Homo habilis (qui dispose d’outils de pierre pour l’abattage de ses proies) et Homo erectus (qui découvre le feu) mettront un million d’années à dégrossir et polir l’instrument-langage. Quand Homo sapiens commence sa longue marche qui l’entraînera de l’Afrique au monde entier, il y a une centaine de milliers d’années, il parle. Biologiquement la programmations n’a pas changé depuis et le cablage cérébral reste le même. C’est à la suture entre Homo erectus et Homo sapiens que je situerai l’émergence de la communication interspécifique. La capacité de communication archaïque (qui relève du système limbique – le cerveau « reptilien » où sont entreposés les cris, les vagissements, les pleurs) – reste présente sous forme de traces palpables dans la capacité de langue qui relève des centres supérieurs de la conscience évoluée du néo-cortex. Tout langage, si rudimentaire soit-il, je l’ai déjà dit, est un outil de description de la réalité. Il faut nécessairement qu’il soit adapté à son environnement. Je pars donc de cette constatation prosaïque.

9Dans le rapport ontologique qui l’unit au monde, l’hominidé est à la fois preneur et donneur de substance. C’est la brique de l’échange vital qui construit l’évolution. L’homme surveille le monde animal : il est à l’affût, c’est un chasseur; il est à l’écoute, c’est une proie (combien de centaines de milliers d’années ont-elles été nécessaires pour forger cette capacité si précieuse de détecter le simple regard de quelqu’un derrière nous qui nous observe).

10Je pose donc, à l’origine de la communication humaine (et antérieurement au langage proprement dit) un système primaire à deux vocalisations polarisées :

  • *Vocalisation somatotrope (+ +) : faire approcher la proie (+) pour la capturer (+)
  • *Vocalisation somatofuge (– –) : faire fuir le prédateur (–) éviter d’être tué (–).
Des milliers d’années de chasse amènent l’hominidé à constater empiriquement l’effet de ses vocalisations sur les animaux. Le système se développe avec Homo sapiens pour permettre les prémices de la domestication. Celle-ci, je le rappelle après F. Sigaut [5], n’est pas justifiée par des raisons alimentaires (le coût d’élaboration et d’application des techniques pastorales est trop élevé par rapport à la chasse), mais par la volonté d’exploiter les produits de l’animal vif et sa capacité de travail. Pour cela, une observation minutieuse de l’animal est indispensable, afin de le rentabiliser comme moyen de production. De cet effort, qui précède la domestication et s’accompagne de contacts privilégiés avec certaines espèces, date l’apparition d’une vocalisation supplémentaire :
  • *Vocalisation somatoneutre (ØØ) : neutraliser le mouvement de l’animal (Ø) pour qu’il reste à distance constante de son maître (Ø).
Ce système rudimentaire, une fois acquis, a l’avantage de la stabilité : reposant sur la mimogestualité, il ne peut en aucun cas se perdre. Au fil des millénaires, il permet la transition vers le langage, à l’intérieur duquel il reste ensuite enkysté ou sédimentarisé : c’est ce que je vais m’efforcer de développer maintenant.

11Ayant à rendre compte d’un système communicationnel archaïque et pauvre, destiné à extérioriser une excitation sous-corticale basique, mais qui participe quand même désormais des fonctions les plus élémentaires du langage articulé, on est à la recherche d’un verbe entre « crier » et « parler ». Tous les auteurs qui, avant moi, se sont intéressés au sujet, ont recours à la notion d’ « appel » (call, Lockruf, zawolanie, vozglas, ünlem etc.). N’est-il pas cependant contradictoire d’utiliser ce mot pour qualifier notamment l’action de repousser les animaux ? Je préfère pour ma part réactiver un vieux verbe médiéval français hucher « appeler en criant ou en sifflant », dont je tire un dérivé nominal huchement, que je définirai ainsi : son (articulé ou sifflé) adressé par l’homme à l’animal domestique pour influer sur son comportement. Comme je l’ai dit plus haut, une notation précise des huchements est délicate : la variabilité des segments vocoïdes et contoïdes relève de la radiocinéphotographie. L’hétérogénéité de mes sources (orales dans mes enquêtes, écrites dans mes lectures et les informations que des collègues du monde entier ont bien voulu me donner) fait que je reste volontairement dans le système graphique ordinaire et que j’exclus les paramètres supra-segmentaux (intensité, registre) qui sont cependant déterminants.

12Le huchement est le croisement dialectique d’une tension du cri vers la parole, mais aussi du relâchement de la parole en cri. Le grammairien ne s’y intéresse pas ou peu. À l’instar de P. A. Lemare dans son Cours de langue française (Tome I, Paris, 1819) :

13« TAC, voilà le premier langage, le langage exclamatif, imitatif, le langage indécomposé. (…) Il n’a point été inventé. Il est l’effet spontané de l’organe vocal. Jusque-là l’homme n’a guère différé de la brebis qui sait dire bé ».

14Je proposerai tout d’abord d’isoler des huchements « expressifs ». L’expressivité ne dénotant pas pêle-mêle l’intensité et l’affectivité, mais indiquant plutôt la volonté d’instaurer la communication, d’extérioriser quelque chose. Ce mouvement s’opère par le biais de l’imitation. La reproduction d’un cri d’animal peut varier considérablement. Le linguiste danois K. Nyrop relevait en se gaussant que le canard français fait « coin-coin » alors que le canard danois fait « rap-rap ». En vérité, monsieur-canard lance des « réb-réb » pour indiquer son désir d’accouplement, à quoi madame-canard répond par des « coin-coin » plus ou moins intéressés [6].

15Les huchements « impressifs » visent à provoquer une réaction de l’animal par l’évocation d’un mouvement. Ils proviennent de l’observation de l’efficacité de certains sons sur les animaux, qui les perçoivent plus clairement et y réagissent mieux.

16Les huchements « descriptifs » font référence au nom de l’espèce ou de l’individu, à un trait physique ou comportemental : très différents des précédents, ils ont un comportement linguistique marqué.

17Les huchements « injonctifs » constituent un ensemble hétérogène (impératifs, adverbes de lieu, syntagmes prépositionnels) dont le passage au huchement oblitère la grammaticalité.

18Je vais maintenant particulariser mon raisonnement en l’appliquant aux langues türk, où il existe trois matrices de huchements impressifs : BA (somatotrope), TCHA (somatofuge), AY (somatoneutre). Choisissons ce dernier, que je mentionne au début de cet article. Il peut être affecté des mécanismes suivants : duplication (ay ay) ou triplication (ay ay ay); inversion (ya); expansion gauche/droite ([h]ay[t]); composition (ayda). Le plus souvent l’interprétation du huchement renvoie à deux sèmes, le premier dénote le mouvement recherché, le second l’espèce visée (réduite à une opposition gros animal/petit animal). La vérité oblige à dire que ce sont les paramètres supra-segmentaux qui sont déterminants dans l’interprétation. À une différence d’intensité du huchement peut correspondre une modification ou une inversion du mouvement demandé à l’animal. Je précise que c’est exactement comme cela que fonctionne la communication animale : « Le zèbre utilise les mêmes ouvertures de la bouche pour indiquer les degrés d’intensité de ses dispositions amicales et de sa menace » (J. Corraze, op. cit., p. 82). Ces réserves faites, je donnerai des exemples concrets de trois huchements, l’un pour appeler (somatotrope), l’autre pour chasser (somatofuge), le dernier pour stimuler (somatoneutre [7]) un animal.

19Je procéderai comme suit : après avoir passé en revue les attestations dans les langues türk, j’examinerai ce que j’ai trouvé dans les autres langues orientales, puis dans les langues romanes et en particulier le français. Je ne peux malheureusement indiquer toutes mes sources, sauf à quadrupler le volume de cet article, je renverrai donc le lecteur à mes publications spécialisées.

Huchement somatotrope pour rassembler et appeler à soi les moutons :

20Il a en Turquie la forme « prr(r) » clairement formée d’une occlusion (immobilisation des animaux) suivie d’une trille plus ou moins longue (mouvement en avant). On le trouvera très distinctement réalisé dans le beau film de Yilmaz Güney « Sürü (le Troupeau) », au moment où les bêtes s’égaient dans le village et que le berger les rassemble. En fait, il est déjà mentionné dès la fin du xixe siècle, par l’un des fondateurs de l’anthropologie américaine, H.C. Bolton, dans l’est de la Turquie (région de Van) avec la précision suivante : « the r vibrating with a particular motion of the lips » (American anthropologist X(3), 1897, p.69-90). Si nous poursuivons notre route vers l’Est, nous retrouvons le huchement chez les Turkmènes et les Özbeks sous la forme « k(u)rr(r) » qui est déjà mentionnée dans la grande épopée Alpamïs (« les bergers huchant qur-hayt font avancer les moutons »); je renvoie également à l’émouvant film turkmène de H. Narliev, Nevestka (La Bru), où le lecteur pourra entendre à plusieurs reprises le huchement adressé aux moutons. Sous cette forme avec occlusive vélaire et voyelle labiale, le huchement est mentionné dans le Compendium des langues türk de Mahmoud de Kachgar dès le xie siècle, et ce grammairien (qui est aussi précis et méticuleux que Panini pour le sanskrit) ajoute que le huchement peut être expansé par un [h] final qui n’apparaît pas dans le langage ordinaire, et qu’il est utilisé pour appeler le poulain resté derrière la jument (vraisemblablement au moment de la traite de cette dernière). Neuf siècles plus tard, Ella Maillart le retrouve chez les Uygurs du Xinjiang : « Il est accompagné d’un bonhomme dont la bouche est toute ridée à force d’émettre de sonores krr! krr! pour faire avancer les baudets » (Oasis interdites, Paris, 1937, p. 173). En fait, le déplacement de l’occlusion vers l’arrière de la cavité buccale doit être corrélé à la taille de l’espèce animale considérée : « prrr » pour les ovins, « krrr » pour les équidés : sous cette dernière forme, on a également des variantes pour l’appel des bœufs ou des chameaux à la prise hydrique [8]. En Afghanistan, j’ai recueilli le huchement chez les Özbeks du Badakhchan et chez les Kirghiz du Pamir. Un chant de travail qazaq utilisé pour appeler les moutons (mais aussi – et c’est très significatif – pour rappeler les enfants près de la yourte quand ils se sont trop éloignés) contient ces vers : « Le petit du mouton est mon Tout-Brun,/ Ne te casse pas le cou mon chéri,/ L’ancêtre-protecteur Chopan te bénit et te protège,/ Ô mon agnelet où es-tu ? puchayt puchayt » [9] : la différence de graphie témoigne d’une réalisation non sonore de la trille où la vibrante [r] passe à son correspondant homorganique [ch]. D’autres langues türk du Caucase ou de la Sibérie utilisent le même huchement, comme le karatchay-balkar et le bachkir. Il est également présent dans de nombreuses langues du groupe mongol comme le xalx sous la forme « prr/brrr », ainsi qu’en ordos avec une occlusion dentale « drrr ».

21Quittons la famille altaïque, pour retrouver le huchement en arabe, expansé sous une forme complexe « prr(r)cht », ainsi qu’en berbère, où la trille, notons-le, sert aussi à arrêter le troupeau de moutons [10]. Les langues dardes connaissent également une variante expansée, de même que les langues iraniennes tant occidentales (persan, lori) qu’orientales (dari) où la trille est précédée d’une occlusion tantôt labiale tantôt dentale. En hindi, une voyelle d’appui apparaît après la trille (« Il (le garçon) grimpa derrière son troupeau en faisant entendre des drree drree pour rassembler ses bêtes », C. Petit, Orissa ou les chasseurs de pluie, Paris, 2002, p. 10). C’est assurément dans les langues slaves, grâce au remarquable travail de E. Siatkowska, que nous avons la série la plus complète, puisque pour appeler les moutons on a : la trille seule (rrr), avec occlusion initiale (prr, brr, trr, vrr), déformée par spirantisation (pchch, pss), avec expansion gauche (tprr) ou droite (prrst) et même surexpansion (prrsyo, brrsta). Dans les langues romanes, la documentation est si abondante et diversifiée (recherches patientes des ethnographes du xixe siècle, Atlas linguistiques de la première moitié du xxe siècle), que je me contenterai d’un survol. En France, « prr/brr » est utilisé dans la Marne, la Seine et Marne, le Centre, le Massif Central où la trille se résume à une occlusion bilabiale avec mouvement vibratoire prolongé des lèvres. Le huchement est noté par Blavignac dès 1879, puis par E. Rolland et par Régis de la Colombière en provençal. Dans son passionnant travail sur les conduites pastorales dans les Cévennes, A.M. Brisebarre (Bergers des Cévennes, Paris, 1978, p. 56) remarque : « Pour appeler son troupeau, le berger s’adresse toujours à la meneuse, à la brebis apprivoisée. Le cri d’appel est lancé au singulier : « br br beyci bien », c’est-à-dire “viens ici, viens” (…) ». En béarnais, dans les Pyrénées, en espagnol, italien, roumain la trille à attaque labiale sert à appeler les moutons, parfois à les chasser. Une variante à attaque fricative « xurro » est attestée pour les chèvres et leurs petits : « en algunas zonas franceses es, no solo, voz de llamar al macho cabrio, sino también “macho cabrio”[11]». Pour les langues germaniques, scandinaves, anglo-saxonnes, je renvoie aux centaines d’attestations du monumental ouvrage de D. Thomas [12] qui formule l’hypothèse suivante :

22« Call-words to animal with pr ou br as the first two letters of the word, in use in Western Asia and in Central and Western Europe, suggest still another westward movement of people which took place in prehistoric times » (p. 68).

23J’ajouterai pour finir qu’une variante à initiale vélarisée « krr/grr » est spécialisée dans l’appel du porc (français goret, esp. gorrin, ital. kirilla) dans le sud de la France, la péninsule ibérique et l’Italie.

Huchement somatofuge pour chasser le chien

24Le huchement a en Turquie la forme OCH(CH), très souvent expansée en ’ocht/ öcht/ ucht’. Il est intéressant de remarquer qu’il a donné naissance à un riche vocabulaire, très instructif pour mesurer la lexicalisation du huchement : ochoch « chien », ochik « chiot », hüchlemek « exciter un chien », hochmak « aboyer », üchmek « se jeter en aboyant sur », h?cht « collier de chien », öchöch/ höch /höst « chut, silence! ». Sautons d’un coup à l’autre extrémité du continent eurasiatique, dans un groupe de langues appartenant à la famille altaïque comme le türk : en orok, chez les Tunguz, le huchement « us » sert à chasser le chien [13]. Franchissons la mer d’Okhotsk pour nous retrouver au Japon : « ochi / wochi » est utilisé conjointement pour faire taire un chien et pour calmer un homme [14].

25Je suis évidemment tenté de voir dans le verbe anglais hush « to repress the agitation or clamor of » (Webster, 1976) une trace lexicalisée du huchement. D’autant que le dictionnaire nous précise que le verbe a été reconstruit sur une onomatopée du moyen-anglais husht « used to enjoin silence ». Précision non négligeable à propos de l’emploi du verbe : « when imperative, sh often prolonged ». Le huchement proprement dit a aujourd’hui la forme d’une duplication hush-hush « chut! ». Autre détail à prendre en compte, le terme hush-puppy désignant une variété de pain qui, autrefois, pouvait être donnée aux chiens. La forme française du huchement qui sert à chasser les chiens est attestée par les dictionnaires dialectologiques sous les variantes « uch, us, ust », et passe ensuite dans la langue commune, d’ailleurs tardivement (xixe siècle, Dauzat), sous la forme « oust, ouste ».

Huchement somatoneutre pour stimuler le cheval

26Nous terminerons notre exposé par un bref catalogue des occurrences de deux huchements très répandus [15]. Le premier a, en Turquie, pays de cavaliers s’il en est, la forme DA(A)H. Il sert à faire partir un cheval sur lequel on est monté. Il connaît de nombreux dérivés parfaitement standardisés : dahlamak, dehlemek « presser un cheval », dihlemek « stimuler un bœuf ». Sous la forme redoublée dada, dahdah, il désigne en baby-talk turc aussi bien le cheval que l’action de monter à cheval. Mon informateur en la matière, Metin Döner, cocher à Büyükada, utilise pour faire partir son attelage l’autre huchement, de forme I(I)H, c’est-à-dire un vocoïde antérieur fermé plutôt non-labial, suivi d’un souffle d’intensité variable.

27Le premier huchement existe en persan, dari, arabe classique et dialectal (syrien, palestinien, maghrébin). Les cochers grecs de l’île de Spetres, au large du Péloponnèse, le connaissent. Dans les langues slaves, des centaines d’attestations ont été recueillies de « di » d’une part, « hi/hü » de l’autre. Observons que cette dernière forme est une inversion par rapport au huchement turc : le souffle précède le vocoïde. La remarque vaut aussi pour la France ou, à côté de « dia » on trouve « hue » et « hie » (voir le dictionnaire de von Wartburg) pour faire démarrer le cheval; chez nous, ces huchements ont connu de nombreux développements sémantiques : faire tourner à droite, faire arrêter le cheval, chasser chèvres et moutons etc. Le vocabulaire enfantin a également retenu dada pour « cheval » et aller à dada pour « monter à cheval ». Le Glossaire étymologique et historique des patois et parlers de l’Anjou (Angers, 1908, q. v.) indique à propos de hue : « On l’emploie aussi pour faire honte à un enfant de quelque action répréhensible : hue, hue donc, vilain laid! ». Je signale en outre qu’il existait autrefois une technique du labour en à-hue (gauche) qui s’opposait au labour en à-dia (droite).

28Il me faut relever – et cette absence est significative – que dans le monde türk oriental ces huchements sont inconnus. On utilise en effet en Asie Centrale et en Mongolie « tchu » pour faire partir le cheval ou le mettre au galop quand il est monté; le dictionnaire monolingue özbek glose l’article « tchuv » ainsi : « quand tu dis tchouv, ton cheval vole plus vite que l’oiseau ». Pas de différence en kirghiz : « à cheval qui n’avance pas, le mot tchou donne de l’énergie » (Judaxin). Le célèbre écrivain kirghiz Tchingiz Aitmatov dans Adieu Goulsary (Paris, EFR, 1968, p. 47) écrit : « Allons, en route, tchou! tchou! Mais avance donc! ». Plusieurs variantes ont été relevées chez les Mongols, notamment en xalx. Au-delà, par exemple chez les Tunguz, dans la toundra extrême-asiatique où il n’y a plus guère de chevaux, le huchement sert à stimuler le renne attelé.

29Je relèverai pour finir que, si le cheval n’est pas monté, on aura recours de façon quasi-universelle à HAY. C’est vrai en Turquie, comme chez les Kirghiz ou le huchement se renforce en ’hayt/kayt’, ainsi chez Aitmatov : « Il (le poulain) répond à la voix comme un poignard à la main, regarde-le accélérer. Aït, aït aita-a-aï », ou encore : « kaït-kaït-kaït! cria Tanabaï et (…) il expédia son troupeau (de juments) plus loin » (op. cit., p. 28, 98). Et dans une traduction en tadjik de sa plus célèbre nouvelle (« Jamila », Charqi surx n°12, 1960, pp. 77-114) je relève : asphârâ ba xirmanjâi hay karda âvardem, « j’amenai en huchant hay les chevaux sur l’aire à battre ». Le huchement a atteint la plus extrême des langues türk, le yakut (Nord-est de la Sibérie) où il a même donné naissance à un verbe haydag « stimuler les chevaux ». Il peut s’agir, il est vrai, d’un emprunt au mongol où le huchement est attesté dans les épopées des siècles passés nous dit W. Heissig [16] pour rassembler et nourrir les chevaux : zusammentreibt und sie klares Wasser trinken und gutes Gras fressen.

30En russe et dans les langues slaves le huchement sert à mettre au galop un cheval monté, alors que pour les langues latines, Diego de Garcia nous informe qu’il servira indifféremment à stimuler des chevaux ou des bœufs. Dès le moyen-français, ’haïe’ « cri du charretier pour animer son cheval » est étendu aux animaux de labour (voir von Wartburg, s. v. hay).

31Voilà, la boucle est bouclée. Nous sommes revenus à la fin de cet article sur le huchement dont nous étions partis au début Il m’a fallu entraîner le lecteur dans un parcours de jumping assez débridé. Nous avons galopé d’un bord de l’Eurasie à l’autre. Nous avons compulsé une lourde bibliographie, déchiffré d’antiques manuscrits, couru micro en main derrière des bergers de langues, cultures, ethnies diverses, … tout cela avec la volonté d’ébranler cette certitude : la faculté de langage émergerait, telle Minerve, toute armée dans le cerveau de l’homme.

32Il y a des synergies plus profondes : c’est sans doute à travers la capacité de vision et son évolution qu’on pourra un jour expliquer la capacité de parole. Et ceci m’amène à une constatation aporétique : j’ai essayé de montrer que le clivage orient/occident s’efface dans la communication homme-animal, universelle parce qu’archaïque; qu’on peut trouver dans les langues actuelles des traces plus ou moins bien sédimentarisées d’un ancien système de communication et que ces traces sont extraordinairement comparables. Nous ne pourrons cependant pas aller plus loin. Je bute, pour reprendre l’image de S.J. Gould, sur le mur de gauche de l’évolution. Lequel est infranchissable. De même que le physicien remonte à une nanoseconde du Big Bang mais sait qu’il n’ira pas plus loin, je constate avec une certaine consternation que l’outil linguistique me permet de remonter aux sources du développement du langage, mais m’interdit radicalement de m’interroger sur son origine. Par d’autres chemins, j’arrive à la même faille qui avait contraint les fondateurs de la Société de Linguistique de Paris au xixe siècle à proscrire formellement à ses membres, sous peine d’exclusion, de s’intéresser au problème de l’origine des langues.

33Si le linguiste ne peut aller de l’autre côté du mur (ou peut-être minimalement le repousser), souhaitons qu’un jour le neurobiologiste et le physiologiste y parviennent…

Notes

  • [*]
    Rémy Dor : professeur des Universités à l’INALCO (Paris), directeur de l’Institut français d’études sur l’Asie Centrale (Tashkent), docteur honoris causa de l’Académie des sciences de Bichkek (Kirghizstan), professeur honoraire de l’Université URILM d’Almaty (Qazaqstan). Ethnolinguiste de formation (doctorat en ethnologie de Paris-IV, doctorat d’État en linguistique de Paris-III), enseigne les langues türk à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales ; depuis plus de trente ans, il étudie les langues, les oratures et les littératures de Turquie et d’Asie Centrale. Il leur a consacré de nombreux ouvrages et travaux scientifiques.
  • [1]
    W. C. Lanyon, W. N. Travolga (éds), Animal sound and communication, Washington, 1960 ; H. et M. Frings, Animal communication, New York, 1964.
  • [2]
    J. Corraze, Les communications non verbales, Paris, 1983.
  • [3]
    S. Pinker, L’instinct du langage, Paris, 1999, p. 348-353.
  • [4]
    C. Ramirez de la Lasta, M. Garcia Vives, Les réflexes linguistiques, Paris, 1981, p. 184 sq.
  • [5]
    « Un tableau des produits animaux et deux hypothèses qui en découlent », Production pastorale et société 7, 1980, p. 20-36.
  • [6]
    O. Ferhinger, Encyclopédie des oiseaux, Paris, 1956, p. 396.
  • [7]
    Il n’y a pas contradiction avec ce que je dis plus haut : si, par exemple, je souhaite que mon chien coure à côté de moi pendant que je fais mon jogging, j’ai recours à un huchement somatoneutre ; même chose si je suis sur un cheval (un yak, un chameau) et que je souhaite que nous avancions ensemble dans une même direction…
  • [8]
    Voir R. Dor, « Les huchements du berger turc : Du huchement-aux-morts à l’appel des chevaux », p. 38-55 dans Les Ottomans et la mort, Leyde, 1996.
  • [9]
    A. Hali, Z. Li, K. Luckert, Kazakh tradition of China, University Press of America, 1997, p. 60.
  • [10]
    J. Bynon, « Domestic animal calling in a Berber tribe », dans Language and man, The Hague, 1976, p. 39-61.
  • [11]
    V. Garcia de Diego, Diccionario de voces naturales, Madrid, 1968.
  • [12]
    D. Thomas, Animal call-words, Carmarthen, 1939.
  • [13]
    Voir R. Dor, « Les huchements du berger turc : I. Interpellatifs adressés aux animaux de la cour et de la demeure », Journal Asiatique CCLXXIII (3-4), 1985, p. 371-424
  • [14]
    W. G. Aston, « Japanese onomatopes and the origin of language », Journal of the anthropological society of Great-Britain and Ireland XXIII, 1894, p. 332-362.
  • [15]
    Voir R. Dor, « Les huchements du berger turc : III. Interpellatifs adressés au gros bétail », Turcica XXVII, 1995, p. 199-222.
  • [16]
    Erzählstoffe rezenter Mongolische Heldendichtung, Wiesbaden, 1988, Tome I, p. 296, 301-2 et note 110.
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